Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
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SignetAnalyse des illustrations
du roman

[L'œil] repaist notre esprit aussi tost
de vanitez que de veritez.

Honoré d'Urfé,
Les Epistres morales, I, 7, p. 58.

« Comprendre ou rêver ? »

1 SignetCette question que pose Michel Pastoureau dans le sous-titre du bel article qu'il consacre à « L'Illustration du livre » juxtapose deux verbes qui ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Les illustrations de L'Astrée, dans un premier temps, font rêver, mais vite appellent l'analyse. Elles démontrent, d'abord et avant tout, le statut extraordinaire du roman.

Durant les quarante premières années du XVIIe siècle, environ 10 % seulement des ouvrages publiés sont des livres à figures, et les trois quarts de ces livres à figures sont des ouvrages religieux (Pastoureau, pp. 603, 606). Le roman d'Honoré d'Urfé fait donc partie des happy few. Un seul autre roman semble mieux traité par les graveurs du temps. Il s'agit du Pelerin de Lorette du Père Louis Richeome paru en 1604 avec sept illustrations (Nancy Oddo, Fictions, pp. 637-644). Cette histoire dévote est l'œuvre d'un amateur d'art, le Jésuite auquel on doit les Tableaux sacrez des figures mystiques (1609) qui montrent et commentent l'illustration de textes sacrés. Parmi les livres profanes, L'Astrée demeure une exception.

Michel Pastoureau signale aussi que les illustrations apparaissent généralement dans les « deuxièmes éditions d'ouvrages d'abord publiés sans images et ayant déjà rencontré un succès certain » (p. 604). À partir de 1610, les éditions de L'Astrée ont un frontispice, et à partir de 1619 deux portraits s'y joignent. Deux autres œuvres d'Honoré d'Urfé rééditées de son vivant, Le Sireine et Les Epistres morales, n'ont pas eu l'honneur d'être décorées (Les Epistres auront un frontispice seulement en 1627, exemplaire numérisé, Google, 10 avril 2014). Il n'y a pas non plus de gravures dans les quatre éditions successives de L'Enfer d'amour, roman que j'étudie dans les Variantes pour comparer ses corrections avec celles de L'Astrée. Les illustrations du roman de d'Urfé η confirment un succès prodigieux et durable.

2 SignetLes trois parties de L'Astrée de 1621 qui constituent l'édition de référence offrent des images qui ont donc paru pour la première fois en 1619, grâce à Olivier de Varennes. Peu après, Toussaint Du Bray s'associe avec Olivier de Varennes pour présenter de nouveau ces Astrées, comme on disait alors. Roméo Arbour souligne que Toussaint « est à l'origine d'une floraison de gravures dans la poésie et le roman. Surtout de frontispices et de titres gravés » (p. 125). La plupart des livres qu'il édite « sont abondamment pourvus de bandeaux. J'en ai dénombré plus de cent dix différents », écrit R. Arbour. Les éditions de L'Astrée jouissaient déjà de bandeaux avant l'édition complète, mais, dans l'édition de 1621, ils semblent encore plus variés, et ils renferment une étonnante profusion d'oiseaux η !

SignetLes illustrations les plus célèbres de L'Astrée sont les planches de Daniel Rabel (1578 - 1637) gravées par Michel Lasne en 1633 pour l'edition d'Augustin Courbé. Elles montrent des scènes probablement choisies par les graveurs. Curieusement, aucun artiste n'a voulu (osé ?) exposer les détails de l'une ou l'autre des nombreuses peintures décrites par le romancier lui-même. Aucun n'a offert un portrait en pied de l'un des héros. Aucun n'a tenté de montrer un paysage spécifiquement forézien (autant que l'on en puisse juger). Ces images de 1633, réunies dans l'édition de Vaganay en 1925 et dans le site de Delphine Denis et de son équipe en 2010 (30 septembre 2010), ont été souvent décrites et étudiées (par exemple Pastoureau, p. 626). D'autres gravures, celles de l'édition de 1647 (Paris, Antoine de Sommaville), se trouvent dans un volume édité par la Communauté de Communes du Pays d'Astrée, avec une précieuse carte du pays de L'Astrée (p. 131). Les illustrations de l'édition « abrégée » de 1733 ne sont pas dénuées d'intérêt. Elles sont signées par Guélard (Jean-Baptiste ? 1698 - 1767) et Gravelot (Hubert-François Bourguignon, 1699 - 1773). Aucune n'a reçu l'aval d'Honoré d'Urfé, mort en 1625, bien avant leur publication.

Hugues Vaganay** juxtapose les gravures de 1633 et celles de 1733 (V, p. 561). Bien que l'alternance ne soit pas toujours respectée (Voir par exemple IV, 4 et 7), cette série d'images attrayantes qui précèdent le texte jouit d'une fonction précise : intriguer le lecteur et lui annoncer les moments forts. Il faut y revenir après avoir lu le roman pour en apprécier le bien-fondé. J'ajoute ces illustrations à la version fonctionnelle du roman non seulement parce qu'elles apportent un curieux point de vue de lecteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, mais encore parce qu'elles constituent un précieux outil pédagogique η.

 

1-1-1-40 1-1-2-40
L'Astrée I, 1. Édition Vaganay**, 1925
1633
L'Astrée I, 1. Édition Vaganay**, 1925
1733

SignetRabel, en 1633, inscrit consciencieusement noms de personnages et noms de lieux. Il se trompe pourtant quelquefois η. Il montre son habileté (et son âge !) en représentant la vision d'Alcidon (III, 3). En adoptant le système des scènes en perspective (I, 2), il illustre une remarque que fait Adamas devant les tableaux de la fontaine de la Vérité d'amour :

La perspective y est si bien observée, que vous diriez que cet autre accident, qu'il veut representer de deça, est hors de ce Tableau et bien esloigné d'icy (I, 11, 374 verso).

Le graveur multiplie les images de larges groupes (II, 4), mais il y introduit parfois des figures anonymes auxquelles le roman ne fait pas référence (I, 11). Les nymphes ne sont pas habillées comme les dames décrites par d'Urfé (I, 1, 6 recto), toutefois, elles restent reconnaissables grâce à des détails (leur collier par exemple, I, 7). Le décor, chez Rabel, est soigné, méticuleusement dessiné. Murailles et façades remplacent souvent les arbres. Si les troupeaux de moutons sont rares, les chevaux bénéficient d'un traitement de faveur (II, 6). Les accessoires introduisent une touche presque réaliste (Voir le chariot des nymphes, I, 1, ou le tableau des deux Amours, II, 5, ou le bouclier au tigre, III, 1). On comprend pourquoi les auteurs de ballets à entrées confiaient à Rabel le dessin des costumes à identifier (Béhar et Watanabe-O'Kelly, p. 496). C'est à Rabel d'ailleurs que Peiresc a demandé de dessiner certaines de ses « curiosités » (Meyer, p. 8).

Guélard et Gravelot, en 1733, proposent des images délibérément floues. Ils se plaisent à mêler arbres et ombres dans une atmosphère mystérieuse, parfois voluptueuse (Gravelot a travaillé avec François Boucher. Bruand, p. 36). Ils invitent à supposer des formes cachées sur terre et dans les branches (I, 10) en comptant sur l'imagination ou le savoir des lecteurs. Au lieu de peindre le viol comme le fait Rabel, ils montrent l'inquiétante scène de séduction (II, 12). Ces artistes ne mettent aucun nom propre dans leurs dessins ; l'interprétation est donc parfois douteuse η. Pourquoi ont-ils voulu que Céladon et Adraste se ressemblent (II, 10 et III, 1), ou que nymphes et bergères ne se distinguent que par une houlette présente ou absente (I, 7) ? Les robes sont plus décolletées que dans les gravures de 1633, les armes et armures plus rares. Fait notable : les pieds et les souliers surprennent par la diversité des formes (I, 2, I, 4, II, 12, IV, 4, IV, 5). L'animal favori, en 1733, n'est pas le cheval ou le mouton, mais le chien η. Quand les graveurs montrent le meilleur ami de l'homme près de Célidée (II, 1) ou d'Alexis (III, 2 et III, 10), il faut se garder de le confondre avec les deux chiens que d'Urfé nomme, Mélampe, chien d'Astrée, ou Driopé, chien de Diane.

Les artistes, en 1633 et en 1733, choisissent quelquefois de présenter le même épisode η. Les sujets similaires font ressortir les différences d'approche. Tout est mouvement en 1633 (par exemple II, 11 ou II, 12). En revanche, 1733 favorise l'image statique (par exemple I, 1 ou I, 6) au point de multiplier la représentation de lits et de statues (par exemple I, 4) ! Rabel cherche à informer, Gravelot et Guélard espèrent séduire. Ce sont des hommes de leur temps : Rabel partage la curiosité de Tallemant des Réaux pour qui le roman pourrait servir de guide du Forez. Gravelot et Guélard partagent plutôt les rêves de l'abbé de Choisy qui prétend rajeunir le roman dans une Astrée mise à la mode.

Un jour peut-être un amateur entreprenant nous proposera un jeu de cartes qui réunira toutes ces gravures. Comme dans le « jeu des blasons », les joueurs seront appelés à situer et raconter les épisodes. Connaissez-vous L'Astrée ? Identifiez donc ses personnages !

Les images qui décorent les folios liminaires appartiennent à une catégorie différente d'illustration ; elles recèlent, de prime abord, moins de surprises. Celles de 1619 et de 1621 ne peuvent pas avoir paru à l'insu du romancier η. Il s'agit du frontispice qui ouvre la première et la deuxième partie, du frontispice de la troisième partie, ainsi que de deux portraits dans des écussons similaires, celui d'Honoré d'Urfé et celui d'une Dame. Pour analyser ces quatre gravures, j'ai bénéficié de l'aide et du généreux soutien de Sue Reed, Conservateur au Museum of Fine Arts de Boston. Qu'elle trouve ici ma plus profonde gratitude.

SignetLes images des folios préliminaires sont dues à trois artistes qui ont travaillé pour la Cour de France, Gaultier, Beaubrun et Briot. Les frontispices sont l'œuvre de Léonard Gaultier. Dans la première et la deuxième partie, le titre est dans un savant portique décoré de fleurs. Les héros sont des deux côtés d'un paysage forézien. Le frontispice de la troisième partie, plus chargé, montre les héros dans de nouveaux costumes. Entre eux se trouvent plusieurs silhouettes auprès du Lignon. Au début de la quatrième partie de 1624, on trouve une mauvaise copie du frontispice de la première partie. L'Astrée acquiert un frontispice passe-partout après la mort d'Honoré d'Urfé.

Le portrait féminin et le portrait masculin, entourés de devises grecques et suivis de vers français, sont signés « Ludovic Bobrun delin. » (Louis Beaubrun) et « J. Briot fecit » (Isaac Briot). Au fil des éditions, les portraits et les cadres des frontispices η connaissent quelques modifications.

3 SignetSources

La fidélité a cédé le pas à l'intérêt de l'analyse. Pour obtenir des images d'une grande netteté, j'ai recopié dans Deux visages de L'Astrée les gravures qui se trouvent dans l'édition Vaganay et non celles des éditions anciennes. Pour mon propos, ces reproductions suffisent amplement. Les spécialistes d'histoire de l'art consulteront les originaux en bibliothèque η. Hugues Vaganay indique l'origine η des illustrations qu'il présente (V, p. 558 sq.).

SignetJe me dois de signaler que, pour des raisons que j'ignore, les images du Reprints de 1966 ne correspondent pas à celles de l'édition originale de 1925. Je l'ai remarqué il y a quelques années quand j'ai pu admirer une copie numérotée (N° 283) de la première partie qui appartient à la bibliothèque de Wellesley Collège (MA, USA). J'ai eu ensuite la chance d'acquérir les cinq volumes de cette belle édition (N° 133, ex-libris Maurice Patel η). La qualité des gravures est bien supérieure aux illustrations des Slatkine Reprints. Sauf indication contraire, les illustrations analysées dans Deux visages de L'Astrée proviennent donc de cet exemplaire numéroté intitulé « Vaganay** ». Les légendes indiquent le nom des bibliothèques qui ont autorisé la copie des gravures qui viennent d'éditions anciennes.

Il y a quelques divergences entre les gravures de Vaganay** et celles qui décorent certains exemplaires des trois parties de 1621, car les images restent rarement tout à fait identiques. Les signatures de Beaubrun et Briot quelquefois manquent. Les cadres η modifiés sont parfois signés par leurs auteurs (Bonser et Firens). Dans les éditions qui paraissent après 1621, de nouveaux artistes introduisent des changements regrettables, comme le frontispice publié par la Société des Imprimeurs η (ci-dessous).
Voir aussi par exemple le portrait d'Honoré d'Urfé en 1633 (voir ce site, 6 mai 2014), ou encore la gravure signée par Crispin de Passe η (voir ce site, 6 mai 2014) :
crispin_gallica

4 SignetDisposition des gravures

Hugues Vaganay** place les gravures liminaires dans un ordre qui n'est pas du tout celui des éditions d'époque (Voir Présentation des textes), et il n'explique pas ses initiatives. Le frontispice même n'est pas là où il faudrait. Le portrait de l'auteur et celui de la dame soulèvent un curieux problème, car ils ne sont pas toujours rapprochés comme dans l'édition de 1925. Leur emplacement est-il le fruit du hasard ?
L'éditeur introduit dans la première partie des images qui ne figurent pas dans les Astrées originales (Voir Présentation des textes). Dans la liste qui suit, seules les entrĂ©es en caractères gras renvoient à des gravures effectivement parues du vivant d'Honoré d'Urfé.

SignetDisposition des gravures dans Vaganay**

Première partie :
Portrait officiel d'Honoré d'Urfé, Van Schuppen, 1699 (p. II)
Page de titre de l'édition de 1925 (p. III)
Préface de Louis Mercier η (pp. V-XXVIII)
Page blanche
Portrait d'Honoré d'Urfé en Hercule (verso), Bonser fecit (n. p.)
Portrait de Dame (recto), Bonser fecit. Les portraits se font face (n.p.)
Page blanche
Frontispice de la première partie de 1612 (recto), Firens fecit. (p. 1)
Henri IV à cheval, Gaultier sculp. (p. 2)
Dédicace à Henri IV, p. 3.
L'Autheur à la Bergère Astrée (p. 5).

Deuxième partie :
Frontispice de 1610 signé par Firens (p. 1)
L'Autheur au Berger Céladon ( p. 3)

Troisième partie :
Frontispice de la troisième partie de 1619 sans date ni signature (p. 1)
Dédicace à Louis XIII (p. 3)
L'Autheur à la Rivière de Lignon (p. 5).

Quatrième partie :
Vaganay** reproduit l'édition que Balthazar Baro a intitulée en 1627 La Vraye Astree.
Frontispice de la troisième partie de 1619 signé Gaultier 1627 (ou 28 ?). La mention du privilège est dans le coin du cadre. Un cartouche (armes de Marie η de Médicis) remplace le nom et l'adresse de l'éditeur.
Dédicace de Baro à Marie η de Médicis (p. 3)
Avertissement au Lecteur signé Baro (p. 5).

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5 Les Frontispices

Les gravures sont en taille-douce, car L'Astrée bénéficie des techniques les plus modernes, expliquent Jeanne Duportal (p. 73) et Roméo Arbour. « La gravure sur cuivre, aux contours nets, rivalis[e] avec l'art du dessin et même de la peinture » (Arbour, p. 120). C'est un gros investissement pour les éditeurs : Du Bray, autour de 1630, pour une édition d'Ésope, paie jusqu'à onze livres par planche à Briot, alors que le traducteur, Jean Baudoin, reçoit seulement trois livres quatre sols par feuille (Martin, pp. 384 et 428), probablement parce que les fables qu'il a traduites sont brèves (Voir une édition illustrée de 1689 dans ce site, 22 septembre 2018).

6 SignetFrontispice la première et de la deuxième partie (1612)

frontispice
L'Astrée, I,
Édition Vaganay**, 1925, p. 1.

Le frontispice révèle « une élégance remarquable dans le geste des personnages et une organisation très étudiée de cet espace restreint qu'est un frontispice », note Roméo Arbour (p. 121) décrivant l'œuvre de Gaultier, qui décore l'édition de 1621 de la première et de la deuxième partie. Le frontispice de 1612 que Vaganay reproduit ne manque pas de charme, même si la gravure signée par Firens ne copie pas parfaitement le dessin de Gaultier : les noms des héros ne sont pas inscrits de la même manière, le corps de la bergère est moins bien dessiné, les fleurs, dans les coins supérieurs, ne sont pas identiques. Une version de ce frontispice se trouve dans un exemplaire de l'édition de 1610 de la Deuxième partie de la Bayerische Staatsbibliothek de Münich. Signée aussi Firens, cette image est similaire à celle que je reproduis, sauf qu'elle est datée de 1610 et que le support du vase qui est au haut de l'image porte des bandes de couleur.

Les thèmes évoqués par le dessin sont originaux. Pour comprendre les symboles, nous devons recourir aux mêmes guides que les artistes, c'est-à-dire consulter les dictionnaires η iconographiques de Cartari, Conti, Pierius et Ripa, quatre traités italiens, traduits en français au XVIe siècle, qui ont meublé l'imaginaire des écrivains et des artistes.

Flammes et cœurs qui se déversent sur le couple figuraient, dans la même position, dans le frontispice que Léonard Gaultier a conçu en 1605 pour les Changemens de la bergère Iris de Jean de Lingendes η, un ami d'Honoré d'Urfé (Inventaire [...] Graveurs du XVIIe siècle, II, p. 415). La répartition des flammes et des cœurs se comprend : le berger brûle et la bergère le ressent. Le fait que sept flammes correspondent à sept cœurs signifie peut-être l'achèvement ou le cycle complet d'une histoire d'amour. Cartari explique que « le nombre impair fut creu estre agreable aux Dieux du Ciel, autheur de paix, et de repos » (p. 245). Pierius précise que sept signifie un grand nombre, puis ajoute que « le nombre de sept en la saincte escriture est le signe d'un nombre infiny » ; il cite alors Virgile η (II, p. 107) !

Pourquoi le chien d'Astrée, Mélampe, se trouve-t-il aux pieds de Céladon ? Dans le roman, l'animal accourt vers le berger avant la scène de rupture (I, 1, 2 verso), puis disparaît pour ne revenir que dans une peinture (II, 5, 291). Le chien η, le meilleur ami de l'homme, figure la parfaite fidélité du héros. Si cette bête couchée était plutôt un mouton ou une brebis avec un collier, son image représenterait la condition pastorale et resterait surprenante : c'est Astrée qui possède une brebis η favorite (I, 1, 2 verso), non Céladon. Durant tout le temps du roman, le jeune homme reste le berger sans troupeau. « Berger » est un statut, un titre presque, non une occupation. Il n'empêche que, dans le frontispice, l'image du héros réunit trois emblèmes de la pastorale (la houlette, l'animal et aussi la panetière), alors que l'héroïne se contente de la houlette. Cette houlette est décrite dans le roman avec un grand luxe de détails ... qui ne paraissent pas dans la gravure (II, 6, 291).

Céladon demeure le parangon du berger. Cesare Ripa, auteur d'un recueil d'images allégoriques, déclare d'ailleurs que l'emblème du poème pastoral est « un jeune Berger, d'une beauté naturelle et sans fard, tenant d'une main une Fluste à sept Tuyaux, et de l'autre une houlette » (II, p. 79). C'est ainsi que Pierius montre le dieu Pan, patron des bergers. Il explique alors que la houlette, « baston recourbé, représente l'an retournant » (II, p. 563), la longue durée. Les deux personnages vêtus d'habits rustiques dans le frontispice du roman tiennent bien d'une main la houlette conventionnelle, mais l'autre main fait un geste singulier.

Astrée tient-elle sa ceinture ? Pierius affirme que Grecs, Latins et Hébreux veulent « signifier par la ceinture la virginité » (p. 207). Le geste de la bergère, pour Cesare Ripa, appartient à la Virginité même (Emblème CLXXII, I, p. 202-203). Or la déesse Astrée est, au moins depuis la quatrième Bucolique de Virgile η, la Vierge par excellence. L'héroïne nommée Astrée (nom inscrit aux pieds du personnage dans le frontispice) se dit vierge et bergère, c'est-à-dire une jeune fille qui s'occupe de troupeaux. Rien ne renvoie à une quelconque déesse de la Justice ou même à la Vierge annoncée par Virgile (IV, 5).

Alors que le bras d'Astrée est replié, celui de Céladon est tendu vers le haut. L'index du Berger (excessivement long dans la gravure de Firens) désigne le Ciel. « Monstrer le lieu avec le doigt », c'est la charge du maître, dit Pierius (II, p. 520). Le héros indique où chercher le sens allégorique ou moral et du frontispice et du roman annoncé par ce frontispice. En effet, chez Cesare Ripa, Polymnie, la muse de la Rhétorique, tend un doigt vers le Ciel,

 faisant voir, comme dit Virgile,
     Ou par son action, ou mesme par son geste
     Ce qu'elle veut monstrer et rendre manifeste
 (II, p. 75).

Raphaël, dans l'École d'Athènes (1510), « construction imaginaire » d'un « modèle idéal et mythique » (Zerner, p. 11), attribue ce même geste à Platon, le maître par excellence (voir ce site, 30 septembre 2010, et la Galerie de portraits).

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7 SignetIl est intéressant de comparer la représentation des bergers astréens avec la représentation des bergers de théâtre de l'époque. Ceux que je recopie ici, « Sylves et Sylvie », ont été dessinés par le poète Loys Papon η autour de 1588. À l'origine, ils décoraient un beau manuscrit autographe, relié et orné d'or, qui a appartenu à N. Yemeniz, « savant helléniste, bibliophile plein de goût » et généreux mécène lyonnais (Papon, p. VIII). Cette œuvre illustrée est la Pastorelle, une pièce de théâtre représentée à Montbrison.
Les jeunes gens de Papon semblent moins stylisés et, peut-être, moins chargés de sens. Ils jouissent de la liberté de ressembler à une réalité ... mise en scène. On notera toutefois que la bergère est plus grande de taille que son partenaire légèrement bossu, peut-être pour souligner la perspective.

bergers de papon
Loys Papon, Œuvres, « Pastorelle », p. XIII. Google.

Houlettes croisées et mains sur l'épaule indiquent la bonne entente du couple qui semble prêt à danser, et qui n'est pas figé pour l'éternité comme des colonnes de frontispice. Le costume masculin, chez Papon, ressemble au costume que d'Urfé attribue à Céladon. En revanche, les jeunes filles diffèrent. Astrée porte, dans le premier frontispice, une robe plus sobre que celle de son homologue ; son collier, plus discret, remplace l'épingle ou cocarde. Au lieu d'avoir un chapeau pour s'abriter du soleil, l'héroïne d'Honoré d'Urfé semble retenir ses cheveux à l'aide d'un ruban flottant bien plus coquet, et certainement moins efficace en plein air.

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8 SignetFrontispice de la troisième partie (éd. de 1619)

frontispice_3
L'Astrée, III, 1619, n. p.
Bibliothèque Mazarine, 8° 63931-3

Le frontispice est toujours un chapiteau et les deux héros demeurent parallèles aux colonnes, mais tout le reste change ; l'interprétation devient moins simple. Le niveau supérieur et allégorique présente un dieu Amour ailé, armé de son carquois, à la virilité agressive. Ses bras écartés rappellent ceux du Seigneur qui bénit. Ses ailes peuvent figurer « la bonté divine [qui] est très prompte et soigneuse de l'administration et gouvernement des choses naturelles » (Conti, p. 320).

Devant ses pieds passe une guirlande faite de fleurs. Pourquoi ?

guirlande
Détail du chapiteau du frontispice.

Plus éloquent que Ripa, plus observateur aussi, Cartari η, mythographe et diplomate de carrière, s'attache à expliquer les détails les plus infimes dans son livre souvent raisonneur. Cartari explique que le dieu Amour a des ailes parce que les amants « tendent au ciel » (p. 612). Cartari s'inspire peut-être de la longue description que donnent des humanistes comme Equicola (Livre 2, f° 119 recto-122 verso). Il affirme que le dieu Amour, jeune et bien fait, capable de voler, a les pieds « tendres et mols » (Cartari, p. 627) et qu'il vit entre les fleurs (Ibid., p. 627). Or « toute fleur signifie notamment l'esperance » (Pierius, II, p. 500). Cartari renchérit : les fleurs sont « un vray symbole de l'Esperance ; pource qu'elles ne paroissent jamais sur l'arbre, qu'en mesme temps elles ne nous facent esperer du fruict » (p. 62). Silvandre le rappellera lors du procès de la gageure (III, 10, 414 verso). La curieuse forme sphérique des fleurs du frontispice appartient-elle à des pivoines ? Au Moyen Âge, la pivoine a des pouvoirs magiques. Elle doit « assurer la réussite dans les affaires » et provoquer admiration ou amour (Ducourthial, p. 1169). C'est « la fleur de la sincérité, des révélations les plus franches, voire les plus intimes », d'après l'éditrice de La Guirlande de Julie (Frain, p. 170 ).

Des cœurs et de la fumée jaillissent des « vases » qui encadrent Amour dans ce frontispice surchargé.

On appelle en Architecture des vases, certains ornements qu'on met au dessus des corniches, qui representent les vases dont les Anciens se servoient, particulierement aux sacrifices, qui portent des fleurs, ou qui exhalent de l'encens (Furetière).

Les flammes de la passion sortent du côté du héros et, du côté de l'héroïne, apparaît cet encens qui « principallement signifie oblation et action de graces » (Pierius, II, p. 342). Les cœurs qui s'élancent vers le ciel (signes de joie ?) descendaient vers la terre dans le frontispice des premières parties. Leur nombre cette fois est inégal. Cinq est le symbole de l'homme au Moyen Âge, alors que six, plus complexe, serait « le nombre des dons réciproques et des antagonismes », d'après le Dictionnaire des symboles (Chevalier).

Au centre de l'image, au fond du paysage rustique se détache une vaste demeure, celle d'Adamas sans doute. On se souvient que la muraille extérieure était ornée de statues (III, 2, 44 recto). Comme dans le frontispice de la première partie, « la riviere de Lignon » coule au centre. La troisième partie lui est dédiée. Sur la rive droite, une jeune fille et un berger (chapeau, houlette et chien) devisent avec animation à l'abri des arbres. S'agit-il de Léonide et de Paris déguisé en berger ? Sur la rive opposée, devant les deux bergères qui conduisent leurs moutons, la figure assise, représente probablement un chevalier qui porte heaume et haut de chausses, peut-être Damon en train de contempler la plaine du Forez.

Les héros sur les piédestaux au premier plan ont changé de vêtement et de pose. Toutefois, Astrée reste à gauche - le côté du cœur - et Céladon travesti en Alexis à droite - la place des élus. Les deux visages sont sereins, Alexis sourit plus franchement.

Les quatre moutons groupés aux pieds d'Astrée, la panetière et la houlette, la désignent comme bergère. Sa coiffe est une guirlande de feuilles semblable à celle de sa compagne. Ses cheveux ne volent plus sur ses épaules. Le corsage en pointe fermé par des lacets suggestifs et le col plus élaboré indiquent que la jeune fille a vieilli depuis l'époque du premier frontispice. Bien que la robe ressemble à celle de la bergère de Papon, le port de tête, le cou long, le visage fin, tout cela rend la jeune fille plus élégante. La main droite gracieusement levée semble se préparer à prêter serment.

astree
« Vous, à qui de nouveau je me redonne, et me consacre pour toute ma vie »
(III, 5, 174 recto).

Encore une fois, la figure de Céladon accumule les signes qu'on peut à bon droit appeler « hiéroglyphiques ». La feinte druide, Alexis, est affublée d'une robe ample, avec le col plissé et la longue ceinture d'une religieuse ou d'une novice. Cependant, le long voile attaché au milieu de la tête est plutôt celui d'une dame, ou d'une des nymphes dessinées par Rabel. Il rappelle les belles Italiennes que Hylas admire : « Au haut de la coiffure, par le derriere estoit attachée une gaze qui alloit accompagnant le corps aussi bas que la robe » (III, 7, 272 verso). D'Urfé et le graveur oublient une information donnée dans la deuxième partie : Alexis-Céladon est « revestu en Nimphe, (c'est ainsi qu'en ceste contree s'habilloient les filles des Druydes, quand elles revenoient de leurs Antres) » (II, 10, 626).

À la main gauche, Alexis tient un rameau de chêne tendu vers le ciel, car le chêne est l'emblème des druides. Comme les feuilles semblent petites et dentelées, il peut s'agir, plus précisément, de feuilles d'yeuse (Voir ce site, 5 mai 2014) - le seul arbre doté d'un nom féminin. La main droite est ouverte et tendue en signe d'offrande, voire de reddition ; Alexis demande la paix ou la trêve.

alexis
Je « vous donne ceste main pour gage de la foy, avec laquelle je me lie à vous d'une perpetuelle amitié »
(III, 5, 174 verso).

La robe de la druidesse virevolte de manière à mettre le pied droit en valeur. Ce pied qui dépasse de la robe indique le travestissement (Desprechins, p. 363) : il est long et presque nu, chaussé d'une sandale qui écarte les orteils plus qu'elle ne les couvre - il rappelle les pieds du dieu Amour du chapiteau.

Debout à l'intérieur d'une roue brisée, Alexis est devant des ailes coupées. Ces deux symboles du mouvement - sur terre et dans les airs - ne peuvent plus avancer ; ils sont cassés et étendus à l'horizontale. Comme Alexis foule aux pieds ces deux signes tragiques, c'est qu'elle surmonte ce qu'ils représentent.

pieds

Cartari attribue roue brisée et ailes coupées à trois divinités bénéfiques qui peuvent être synonymes de succès, l'Occasion (p. 556), la Faveur (p. 557), et leur patronne, la Fortune (p. 557). Fortune jouit de ces mêmes emblèmes dans les Commentaires Hieroglyphiques. Pierius explique alors le symbolisme des objets brisés en renvoyant à Plutarque (II, p. 515). En effet, l'auteur de la Fortune des Romains exploite l'image de la roue et de l'aile quand il décrit un débat entre Fortune et Vertu. Comme ces deux figures féminines désirent s'attribuer l'honneur d'avoir rendu Rome victorieuse, Plutarque imite Platon en inventant un mythe allégorique. Il raconte que Fortune

arriva près du mont Palatin, traversa le Tibre ; et ce fut là que, déposant ses ailes, quittant ses talonnières, elle renonça selon toute apparence, à cette roue infidèle et mobiles [sic]
(De Fortuna Romanorum, #4).

Ce thème est cher au néo-platonisme.

De tout temps la Vertu et la Fortune ont guerre declaree l’vne contre l’autre: et ont sous leurs enseignes tout ce qui est au monde (Les Epistres morales, I, 2, p. 12).

Ainsi, l'association d'une roue brisée et d'ailes coupées signifie-t-elle une victoire de la Vertu sur une Fortune qui rend les armes. Le frontispice, par conséquent, propose une leçon optimiste. Il annonce que L'Astrée aura un dénouement qui ne peut pas être tragique.

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9 SignetFrontispice passe-partout

Il suffit de comparer le frontispice qui décore un exemplaire de la troisième partie à ceux qui l'ont précédé pour reconnaître que l'inspiration a changé du tout au tout.

frontispice_3_21
L'Astrée, III, n. p.
Watkinson Library, PQ 1707.U7.

Ce frontispice dénué de chapiteau paraît pour la première fois après le décès du romancier. Il est dû à des artistes anonymes engagés par la Société des Imprimeurs η. L'arc de triomphe cède sa place à une scène plus théâtrale - peut-être parce que Balthazar Baro, le secrétaire η qui s'occupe de l'héritage littéraire de d'Urfé pendant quelques années, est un dramaturge. Peut-être aussi parce que des épisodes de L'Astrée ont très tôt inspiré des tragi-comédies (Magendie, p. 430). Deux angelots sur des nuages tiennent un écusson qui renferme le titre du roman. Le numéro de la partie est ajouté à la main.

Les héros sont immobiles pour l'éternité dans la pose qu'ils avaient à leurs débuts. La tradition n'aime pas l'évolution. Céladon a repris son costume de berger - ce qui ne correspond pas du tout à ce qui se passe dans le roman. Son chien s'est redressé - pour mieux dominer le mouton qui est aux pieds d'Astrée ? Le héros désigne de la main le Lignon qui coule entre des rives irrégulières. Des couples hantent les bords de la rivière, et des constructions s'élèvent dans le fond, devant des montagnes lointaines. Astrée est vêtue avec recherche : manches étroites, corsage en double V, large ourlet brodé. Sa main gauche est posée sur son cœur, signe de promesse sincère. Sa chaussure dépasse légèrement, ce qui donne l'impression que la bergère va avancer, aller vers son compagnon. Les houlettes des jeunes gens ne se ressemblent pas : celle d'Astrée se termine, comme le veut la convention, par une sorte de cuillère pour lancer de la terre aux moutons, celle de Céladon, nettement plus longue, se termine par une pointe. S'agit-il d'un épieu ? Les héros, curieusement, ne se regardent plus.

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10 SignetLes Deux portraits

Les portraits qui décorent L'Astrée sont encore plus originaux et beaucoup plus surprenants que ses frontispices. Ils apportent une note personnelle et ils recèlent d'étranges messages qui n'ont pas été décodés.

11 SignetPortraits d'un couple

Ces gravures ont des points communs parce qu'elles sont destinées à se compléter η. Elle sont juxtaposées dans le roman quand elles sont imprimées sur deux pages opposées. Une fois le livre fermé, l'auteur et la dame, à l'abri des yeux indiscrets du lecteur, s'accolent - ou du moins pourraient s'accoler s'ils tournaient la tête. C'est le cas dans l'exemplaire numéroté de l'édition Vaganay**. Les portraits du couple avec la dame tournée vers l'auteur viennent d'une édition de 1631 (V, p. 558). Dans les Reprints de 1966 η, ces images sont séparées puisqu'elles entourent la préface de Louis Mercier η (éd. Vaganay, I, pp. 6-7).

Les portraits ne sont juxtaposés dans aucune des éditions anciennes du roman que j'ai pu examiner. Mme Wine aussi s'est penchée sur ces images liminaires ; elle n'a pas rencontré de portraits rapprochés dans les exemplaires qu'elle a consultés (p. 105, note 80). En fait, dans la plupart des éditions de L'Astrée, la gravure qui représente une fort jolie femme n'est pas à côté de l'image d'Honoré d'Urfé.
On trouvera l'ordre original des liminaires dans Présentation des textes.

Portrait d'Honoré d'Urfé dans un écusson ovale

Honoré d'Urfé
L'Astrée, I, n. p,
Édition Vaganay**, 1925.

Transcription :

Pour tirer au vray ce visage
Un scavant peintre l'entreprit
Mais nul que toy n'eust le courage
Urfé de peindre ton Esprit.

La devise grecque signifie : La bonne réputation vient des Muses.

Portrait de dame dans un écusson ovale

Dame
L'Astrée, I, n. p,
Édition Vaganay**, 1925.

Transcription

Duquel prends tu plus d'avantage
ASTREE, ou d'estre de ton âge
Toute la gloire et l'ornement,
Ou d'avoir l'Amour meritee
D'un berger si fidelle amant,
Ou qu'URFÉ ta gloire ait chantee.

La devise grecque signifie : La bonne réputation vient de la vertu.

La position que Vaganay donne aux portraits n'est pas reproduite dans les versions fonctionnelles de Deux visages de L'Astrée, puisqu'elle n'apparaît pas dans l'édition de 1621. Ces pages superposées représentent d'ailleurs une situation que l'ordinateur n'est pas en mesure de montrer. Je rapproche quand même les portraits pour souligner ici les faits les plus inattendus.Signet

Urfé  Astrée

• Le romancier ne regarde pas sa partenaire, mais le lecteur.
• La Dame - même tournée à gauche comme le veut Vaganay (V, p. 558) - ne regarde pas dans une direction qui lui permettrait de « voir » le romancier.
• Les dimensions des deux portraits sont différentes.
• Le romancier est nettement plus âgé que la Dame, et son image semble moins réaliste.

Il n'en reste pas moins que les portraits ont été conçus comme un assortiment - écusson ovale, devise grecque, légende en vers. Ruth Mortimer explique que placer des médaillons symétriques à la tête d'un livre est un procédé qui remonte aux éditions du Chansonnier de Pétrarque η. Le poète et sa muse, Laure de Noves, sont souvent étroitement rapprochés, démontre Angelica Rieger quand elle réunit et analyse les gravures qui figurent dans plusieurs éditions françaises et italiennes (Voir ce site, 13 mai 2014). Les plus beaux exemplaires sortent de l'atelier de Jean de Tournes, célèbre éditeur lyonnais au XVIe siècle. Il est possible d'admirer une image frappante due à cet éditeur en 1550 (Voir ce site, 13 mai 2014), car en 2004, l'Université de Pennsylvanie a dédié au poète une magnifique exposition virtuelle, « Petrarch at 700 ».

petrarque_pen_fin
Il Pettrarca. Lyons: per Gioanni de Tournes, 1550.
University of Pennsylvania Library

Angelica Rieger note qu'au fil des ans les portraits de Pétrarque η et de Laure ont tant et si bien évolué que, dans une édition de 1958, la jeune femme a pris toute la place ! Ce n'est pas du tout le cas dans L'Astrée. Non seulement la Dame s'est éloignée, mais encore, il faut le souligner, les deux personnages n'ont jamais été resserrés dans un cœur. Chacun d'entre eux jouit de son propre espace. Le décorum règne sans doute, mais aussi peut-être la désunion : le romancier est marié depuis dix-neuf ans lorsqu'il fait illustrer son roman.

Les portraits de L'Astrée ont eu un autre modèle prestigieux, des illustrations choisies par un poète français. En 1552, Ronsard η a présenté son portrait et celui de Cassandre Salviati se faisant face dans la première édition de ses Amours. Les personnages cernés par des écussons symétriques se fixent. Les objets qui entourent le poète, couronne de laurier, cuirasse et toge, figurent tous les domaines où Ronsard excelle (Mortimer, p. 42). Ces gravures se trouvent au début du tome IV des Œuvres complètes de Ronsard éditées par Paul Laumonier.

Ronsard Cassandre
Ronsard, Œuvres complètes. IV,
éd. Laumonier. Paris, Marcel Didier, 1958-1975.

SignetQuand les Amours de Ronsard reparaissent en 1623, les portraits et leurs légendes conservent leur place mais se métamorphosent (cadre somptueux, légendes en français). Se conforment-ils à la nouvelle mode établie par l'illustration de l'édition de 1619 de L'Astrée η ?

ronsard_grand Ronsard, Pierre de. Les Œuvres t. I.
Privilège du 22 avril 1617 à Philippe Galandius, transmis à Nicolas Buon le 9 août 1622.
Bibliothèques Virtuelles Humanistes
Centre d'Études supérieures de la Renaissance
http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp ?numfiche=160.
La bibliothèque offre en 2019 une édition de 1623 à cette adresse (22 mars 2019).

Cette présentation plaît au public. En 1624 encore, les portraits de Sidney et de la comtesse de Pembroke (signés « de Courbes fecit ») sont enfermés dans des écussons suivis de quatrains, mais aussi séparés par des textes liminaires. Ils trônent au début de la traduction française de L'Arcadie que publie Toussaint Du Bray (Arbour, p. 247 ; Gallica). L'enchaînement de sources est une nouvelle preuve du succès de cette Astrée qui fait la mode !

Pétrarque fleche Ronsard fleche D'Urfé fleche Sidney

En élaborant l'iconographie de son roman, Honoré d'Urfé s'est mis dans l'ombre d'un écrivain qu'il connaît fort bien et qu'il admire. Ronsard η et lui n'ont pas seulement le même statut de gentilhomme, de poète et de catholique militant, ils ont encore été en butte au même ennemi, Florent Chrétien η. Tous deux ont chanté des Astrées et tous deux se sont penchés sur l'histoire des temps mérovingiens. Tous deux ont fait l'éloge de leur pays natal et tous deux ont rehaussé le genre pastoral. Tous deux surtout ont voulu enrichir la langue et la littérature françaises.

Les portraits d'Honoré d'Urfé et de la Dame se distinguent sensiblement de ceux de Ronsard η et de Cassandre. Ils ne sont pas à la tête d'un recueil de poèmes inspirés par la maîtresse de l'auteur, mais au début d'un roman en plusieurs volumes dédié non seulement à deux rois, mais encore à deux personnages et à une rivière. La muse du romancier n'est jamais nommée dans les textes liminaires.

Dans les gravures de L'Astrée :
• Les deux personnages semblent appartenir à des mondes différents.
• Des vers en français remplacent les vers en grec du XVIe siècle.
• Des devises grecques entourent les portraits.
• L'âge des modèles n'est pas indiqué au-dessus des écussons.
• La Dame de L'Astrée a un décolleté peu profond.
• Le romancier a le visage plus serein que le poète.
• Il porte, en plus de la traditionnelle couronne de laurier, signe d'immortalité, la peau de lion qui est l'un des attributs d'Hercule, et qui prend la place de la cuirasse de Ronsard η.

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12 SignetPortrait de Dame

La question souvent posée par les critiques porte sur l'identité du personnage féminin. S'agit-il d'une bergère qui figurerait la déesse Astrée, comme le pense Frances Yates (p. 132) ? S'agit-il de Diane de Châteaumorand η, l'épouse d'Honoré d'Urfé, comme l'affirment le chanoine Reure (p. 209) et Jeanne Duportal (p. 299) ? S'agit-il plutôt d'une Diane de fantaisie fabriquée par Briot, comme le chanoine le dit dans l'Histoire [...] de Châteaumorand (Reure, p. 52, note 2) ?

Avant de proposer une réponse, examinons les images de plus près. Nous avons noté plus haut que, dans l'édition de Vaganay**, le portrait de la Dame était orienté vers l'auteur.

Dame

Regardons un portrait tiré d'une édition de 1620 : La gravure n'a pas simplement perdu la coquille (emblème de Vénus) qui surmontait l'écusson. Elle a aussi changé d'orientation ! Ici comme partout ailleurs la Dame du portrait donne le dos au romancier.

dame_droite
Astrée, III, 1620,
BMVR Alcazar. Cote 80173 (réserve).

Autre incongruité : Il faut chercher le portrait de Dame lorsqu'on ouvre un exemplaire d'une édition ancienne du roman. Aurait-il été arraché pour servir de décoration murale ou pour rapporter quelques sous ? En fait, sans quitter le volume, la Dame s'est éloignée du romancier. Dans la deuxième partie de 1621 par exemple, le portrait féminin vient après le portrait de l'auteur, après l'épître, après les tables et même après le privilège ! Dans la troisième partie de 1619 et dans tous les exemplaires des éditions de 1620 et de 1621 que j'ai eus entre les mains, la Dame est cantonnée à la fin des liminaires (Voir Présentation des textes). Elle ne pouvait matériellement pas se trouver plus loin de l'auteur. S'agit-il d'une maladresse de relieur(s) ? J'en doute, car ce déplacement est quasiment systématique.

Deux hypothèses se présentent ; l'une est banale et l'autre piquante. Le romancier et ses représentants, par négligence, ont pu cesser de surveiller le travail des ateliers en général et la disposition des images en particulier. Mais alors pourquoi le portrait féminin est-il la seule gravure qui souffre de cette indifférence ? La deuxième hypothèse, la plus intéressante, la plus probable à mon avis, suppose une intervention directe d'Honoré d'Urfé.

Les portraits ont été effectivement conçus comme des gravures qui peuvent se faire pendant. Cependant le romancier, en 1619, choisit de révéler grâce aux illustrations la distance qui sépare le temps du roman du temps de ses jeunes amours, le temps des portraits juxtaposés des Amours de Ronsard du temps moins idyllique de la narration de souvenirs. N'est-ce pas justement ce qu'il avoue dans sa préface ? D'Urfé s'est détaché de la Dame, et il nous le montre. Cette belle femme, suggère-t-il, fait partie des « ressouvenirs » évoqués dans l'épître au Lignon. Diane de Châteaumorand η - car c'est d'elle qu'il s'agit - regarde ailleurs, elle est reléguée à la frontière des liminaires ou, plus exactement, à la porte de la fiction. Je pense que Vaganay**, respectueux des traditions, a douté de la qualité des éditions qu'il avait entre les mains. Il a préféré rétablir l'ordre conventionnel, celui des recueils de Pétrarque η et de Ronsard η. Il a montré les images du couple comme elles auraient dû être, non comme elles étaient η. Ses lecteurs se sont heurtés donc à une sorte de satyre qui se désintéresserait d'un tendron. On sait qu'en réalité Honoré d'Urfé avait cinq ou six ans de moins que Diane.

Les portraits, comme l'ensemble du roman, sortent de l'imagination d'un auteur qui multiplie les paradoxes et qui privilégie la subversion des usages (Voir Parallèles). L'orientation et l'emplacement des gravures révèlent que le modèle féminin a perdu de son prestige, que d'Urfé n'a pas oublié sa compagne, et qu'il veut qu'on le sache.

Dis-moi où tu es, je te dirai qui tu es.

Seule l'image de Diane de Châteaumorand pouvait subir ce sort. La déesse Astrée ou la bergère Astrée n'auraient-elles pas eu droit à plus d'égards ? Elles auraient joui d'une position plus honorable. Qui plus est, cette Dame aux cheveux savamment frisés, au collier de perles et aux boucles d'oreilles en poires pour se conformer à la mode, ne ressemble en rien à une gardeuse de troupeaux. Elle évoque plutôt une des maîtresses royales, Louise de Lorraine par exemple, mais avec un décolleté plus modeste (voir ce site, 15 mars 2015). Notons surtout que la Dame n'essaie pas de passer pour une bergère. Le contour du visage et la forme des yeux ne rappellent pas les traits de la jeune fille du frontispice.

Serions-nous en présence de l'une des très rares images de la déesse Astrée ? Les divinités féminines, quand elles ne sont pas dépeintes nues, sont habillées avec plus de modestie que la Dame du roman. De plus, elles portent toujours un emblème qui indique leur domaine de compétence. Ce n'est pas du tout le cas ici. La couronne renvoie aux plantations non aux pâturages.

Le portrait féminin de L'Astrée se sépare aussi de celui de son modèle humain, le portrait de Cassandre. D'humbles épis de blés se substituent aux bijoux pour orner la coiffure de la jeune femme. La Dame que nous rencontrons à l'orée du roman est Diane de Châteaumorand η jeune, une femme élégante, au regard lointain, à qui on a décerné une auréole rustique. Les couvre-chefs végétaux, couronne d'épis et couronne de laurier, relient les deux personnages dépeints. Le romancier a offert à sa Dame un diadème qui symbolise la vie champêtre - dans une sorte de dédicace en image.

Le sixain qui suit cette gravure entretient la confusion entre deux modèles possibles, l'héroïne éponyme du roman (non la bergère Diane) et l'épouse du romancier :

Duquel prends tu plus d'avantage
ASTREE, ou d'estre de ton âge
Toute la gloire et l'ornement,
Ou d'avoir l'Amour meritee
D'un berger si fidelle amant,
Ou qu'URFÉ ta gloire ait chantee.

Comme Astrée, Diane de Châteaumorand η a été célèbre pour sa beauté. Comme Astrée, elle a mérité l'amour d'un fidèle amant. Son nom, comme celui d'Astrée, appartient à l'une des bergères, mais les vers l'occultent. De la déesse Astrée, soulignons-le, il n'est pas plus question que de la véritable Diane.

13 Diane de Châteaumorand

Le chanoine Reure offre un portrait de Diane η qui se trouvait à Châteaumorand (p. 356) d'après une gravure qu'il a fait faire. Cette gravure que je reproduis plus bas se trouve également dans le site de la Bibliothèque médiatique de Roanne. La qualité de l'image est décevante, mais il s'agit bien de l'épouse du romancier, assise dans ses plus beaux atours. En principe, le portrait aurait été fait en 1625, car on peut lire après le nom de Diane « en son an 64 ». Le chanoine Reure, dans son Histoire [...] de Châteaumorand, suggère que l'image daterait plutôt de 1622 et que le peintre aurait été complaisant (p. 52). Si le tableau montrait une femme dans la soixantaine, Diane de Châteaumorand η, comme Diane de Poitiers, aurait joui d'un teint miraculeux, et le peintre aurait fait des prouesses ! Mais pourquoi Diane aurait-elle choisi de se faire représenter à un âge avancé, à l'époque des noces d'argent de son second mariage, à l'époque où son époux, à Virieu η, se prépare pour la guerre de la Valteline η ?
Signet

diane
Reure, La Vie et les oeuvres d'Honoré d'Urfé, p. 356.

Les vêtements vont nous permettre de donner une date plus vraisemblable au portrait. La gravure présente une dame habillée selon la mode du début du XVIIe siècle : sa robe est ornée d'une superbe fraise bien que l'échancrure soit étroite. Cette vaste collerette en dentelle qui découvre le cou n'était plus du tout à la mode en 1625 (Voir ce site, 23 octobre 2013). Une femme aussi riche et aussi fière de l'être que Mme de Châteaumorand η n'aurait pas choisi, en 1625, de laisser à la postérité l'image d'une provinciale qui ignore les façons de la Cour. Il me semble que la robe qu'elle porte représente le dernier cri des années 1600. La fraise figure dans des portraits de 1602 (Marie de Médicis), de 1605 (Marguerite de Valois) et dans des tableaux de Pourbus, c'est-à-dire dans des peintures toutes antérieures à 1625 (Voir aussi le site Joconde, 26 octobre 2013). Par conséquent, Diane, qui est née en 1561 et qui est en robe de cour, a probablement une quarantaine d'années au moment où elle fait éterniser « sa ressemblance », comme on disait alors. Elle vient d'épouser Honoré d'Urfé.

La position des mains de Diane étonne (Voir plus haut). Pourquoi ajouter un renflement à la robe en tirant vers l'avant la croix et les magnifiques broderies du corsage ? Est-ce pour mettre en valeur le somptueux collier incrusté ? Les mains tiennent-elles une Bible comme on l'a suggéré ? Pourquoi recouvrir d'un voile le livre sacré ?

Diane pourrait tendre sa robe pour souligner un début de grossesse. Une statue représentant sainte Anne enceinte de la Vierge semble faire ce mouvement au Musée des Beaux-Arts de Rouen (dans ce site, 10 octobre 2013) et dans une église de Montpellier η (24 octobre 2014). Dans la Visitation de la Vierge et de sainte Élisabeth, chacune des femmes désigne le ventre de sa compagne (voir ce site, 10 juillet 2014, ou même ce site, 18 août 2014). Dans ce site consacré aux images des Vierges enceintes, la Vierge elle-même a les deux mains sur le ventre pour annoncer l'enfantement miraculeux (9 septembre 2014). Sylvie Béguin, spécialiste des peintres de l'École de Fontainebleau, explique que les mains de femme dessinées dans cette position soulignent « l'idée de fécondité » (p. 194, note 58). Par pudeur peut-être, dans le portrait de Diane, les mains ne sont pas montrées sur le ventre, elles soulèvent le voile qui dissimule une promesse de fécondité.

Diane de Châteaumorand η a longtemps espéré avoir des enfants. Pour vaincre sa stérilité de nouvelle mariée de quarante ans, elle s'est rendue à N.-D. de Lorette au début de 1605 (Reure, p. 121). Jean Aubery η, médecin qui se spécialisait dans toutes les eaux curatives, traitait la stérilité. Il a fréquenté la maison d'Urfé au moment où il a dérobé Le Sireine, avant 1604. Diane a probablement souffert des grossesses malheureuses au début de son second mariage. Selon le témoignage malveillant de Charles-Emmanuel η d'Urfé, elle ne mettait au monde que des « môles », des enfants morts-nés (Huet, p. 855). Cette information improuvable a fait d'une pierre deux coups puisqu'elle a appris à la postérité que Diane était malade et qu'Honoré d'Urfé n'était pas impuissant comme son frère aîné.

Plusieurs décennies η semblent séparer le portrait officiel de la marquise de Châteaumorand η du portrait de jeune femme qui se trouve dans L'Astrée. Le front, les sourcils, les paupières, la forme du nez, le contour de la bouche, et même les boucles d'oreilles pendantes rappellent-ils la Dame qui orne le roman ? Si la beauté est dans l'œil de celui qui la regarde, la ressemblance est dans l'œil de celui qui la cherche !

On trouve à la Bastie d'Urfé une gravure sans signature η représentant une ravissante Diane de Châteaumorand jeune. Elle ressemble peut-être davantage à la muse d'Honoré d'Urfé.

dianebastie
Bastie d'Urfé.

Nous ne pourrons sans doute jamais affirmer avec assurance que les traits de l'épouse d'Honoré d'Urfé apparaissent dans L'Astrée. En revanche, nous avons toutes les raisons de croire que la gravure du roman désigne la muse de L'Astrée et non la bergère éponyme, l'inspiratrice d'Honoré d'Urfé et non sa créature.

Le portrait féminin de L'Astrée présente un seul objet symbolique, la couronne d'épis. Les symboles s'accumulent en revanche dans le portrait d'Honoré d'Urfé, qu'il faut « mythologiquement interpreter », comme dirait Cartari (p. 292).

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14 SignetPortrait de l'auteur

Honoré d'Urfé dans un écusson ovale

Honoré d'Urfé
L'Astrée, I, n. p., Édition Vaganay**, 1925.

Ce portrait d'Honoré d'Urfé est ressemblant, si on accepte de se fier aux souvenirs de Patru. Après 1680, Daniel Huet écrit :

M. Patru dit qu'il ressemblait assez aux portraits que l'on voit de lui à la tête de son Astrée, qu'il était de moyenne taille, propre et aiguilleté η à la manière de ce temps-là (p. 856).

La gravure de Beaubrun qui se trouve dans les éditions anciennes du roman montre seulement le visage et l'épaule du modèle. On admettra pourtant la ressemblance en comparant cette gravure avec le portrait fait par Van Dyck η (voir ci-dessous).

Le portrait astréen du romancier est d'abord et avant tout hautement allégorique. Curieusement, ni Patru η, ni Huet η ne le relèvent. La couronne de laurier - commune à Pétrarque η, Ronsard η et d'Urfé - n'est « pas moins convenable aux sçavans hommes qu'aux grands et signalez Capitaines », explique Cesare Ripa (I, p. 115). La peau du lion est un attribut d'Hercule. « Par Hercule, avec sa massuë et sa peau de Lyon se doit entendre l'idée de toutes les Vertus », précise Ripa (II, p. 85). Chez Apollodore, la victoire sur le lion de Némée η, le premier des douze travaux d'Hercule, marque l'accession au titre de héros, de demi-dieu.

Une observation s'impose ici : ce portrait paru du vivant du modèle a dû étonner sinon scandaliser les contemporains d'Honoré d'Urfé.

« Jusqu'en 1643, les représentations mythologiques, en dehors du roi et de la famille royale, sont réservées aux “Grands” : les Condé, les Montmorency, les Rohan », affirme Mme Bardon dans son étude du Portrait mythologique (p. 284). Si l'on ajoute que le portrait placé en tête d'un livre représente parfois la personne que l'on veut honorer (Bardon, p. 186), on est obligé de conclure que la gravure de L'Astrée, parue pour la première fois en 1619, commet quatre infractions à l'étiquette du temps :
• le roman illustré et dédié successivement à Henri IV puis à Louis XIII n'est pas orné d'une effigie royale ;
• l'auteur - ni décédé, ni membre du clergé - s'arroge la place qu'aurait dû avoir le roi ;
• l'auteur s'attribue un patron mythologique alors qu'il n'appartient pas à la très grande noblesse ;
• enfin et surtout, l'auteur s'adjuge l'image d'un héros étroitement associé à Henri IV.

Dès 1592, des panégyristes prêtent les douze travaux d'Hercule à Henri IV (Vivanti, p. 183). « L'image préférée d'Henri IV », note Mme Yates, « était celle de l'Hercule gaulois η » (p. 400). Madame Bardon démontre par de multiples preuves que le roi Henri IV, comme disait un de ses admirateurs, « se plaist singulierement à tout ce qui tient de l'Hercules » (p. 117). La maison de Navarre descendrait même « de Hercules fils d'Osyris », selon l'historiographe royal (Matthieu, p. 28). Un tableau de l'École de Fontainebleau montre Henri IV en Hercule, avec massue et peau de lion écrasant l'hydre de la Ligue η (dans ce site, 30 septembre 2010). En février 1594, pour son couronnement, le Roi fait graver une monnaie le représentant la massue sur l'épaule avec la devise : « Il n'est pas de chemin impossible à l'homme vertueux » (Babelon, p. 580). En 1595, à Lyon, une statue de douze pieds figure Henri IV vêtu de la peau de lion (Bardon, p. 95). En 1600, une médaille le dépeint de nouveau en vainqueur du lion de Némée (Vivanti, p. 184). En 1601, les jetons η montrent le Roi toujours en Hercule vêtu de la peau du lion (Bardon, p. 163).

Pour contempler le témoignage le plus remarquable de cette vogue, il suffit de feuilleter η Le Labyrinthe royal de l'Hercule gaulois η triomphant, œuvre d'un jésuite d'Avignon. En l'honneur de l'entrée de Marie de Médicis η, nouvellement mariée, André Valladier η présente en 1600 cette éblouissante série d'images qui développent toutes la même métaphore : Henri est Hercule. En 1606 encore, un poète marseillais, Balthazar de Vias compose une Henriade latine qu'il fait illustrer η avec un Henri IV en Hercule. Les connotations changent : au début du XVIIe siècle, comme le remarque Denis Crouzet, il y a eu un vacillement entre l'Hercule gaulois de la première Renaissance et « l'Hercule de nos malheurs », figure christique qui souffre et agit pour tous (p. 456).

Nul ne peut ignorer que le modèle mythologique choisi par Honoré d'Urfé est tout à fait polysémique. Reconnaissons pourtant que le portrait de l'ancien Ligueur est bien plus original que l'image du vainqueur de la Ligue η (Voir Notes en images η).

Comme le rappellent Vivanti (p. 184) et Babelon (p. 855), certaines médailles à thème herculéen correspondent à une querelle politique entre la France et la Savoie. Quand le duc de Savoie η a pris le marquisat de Saluces η en 1588, il a fait frapper une médaille où un centaure foulait aux pieds une couronne royale avec le mot Opportune (Guichenon, I, p. 440). Le centaure ou Sagittaire pourrait être l'emblème de celui qui a sorti Saluces η des griffes des Huguenots (S. Gal, pp. 302-303). Cette médaille se trouve aujourd'hui au Musée Savoisien. En 1601, Henri, victorieux, lors du Traité de Lyon, oblige le Duc à payer une indemnité et à donner à la France des terres frontalières qui se trouvent appartenir à Honoré d'Urfé. Le Roi se fait alors représenter sur une médaille en Hercule assénant un coup de massue au centaure ou Duc de Savoie η. La légende dit Opportunious (à meilleur escient). Cette médaille, peut-être conçue par Sully (Gal, p. 213), se trouve au Département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France (Voir ce site, 6e médaille, 3 juin 2014. Ce site n'est plus consultable, 15 juin 2019).

La bataille d'images a sans aucun doute marqué les esprits puisque le Mercure françois écrit en 1618 - dix-sept ans après - au moment du Traité de Pavie :

On disoit de ceste guerre [contre le duc de Mantoue], que les François avoient donné secours Opportunè au Duc de Savoye, Que les Roys Tres-Chretiens estoient parfaictement bons voisins : et qu'il ne falloit plus souvenir des Ducatons de Savoye, où on avoit mis Opportunè mal apropos apres l'envahissement du Marquisat de Saluces (p. 43).

Honoré d'Urfé n'a sûrement pas ignoré la rivalité iconographique de ses deux maîtres. J'ajouterai pour les amateurs de numismatique qu'en 1628 le duc de Savoie η se venge du mépris de Richelieu en faisant battre monnaie avec « au revers la figure d'Hercule avec sa massue » (Guichenon, I, p. 440).

En somme, en 1619, lorsqu'Honoré d'Urfé se fait représenter en Hercule, Henri IV est mort, mais le duc de Savoie η est bien vivant. Il vient même de décerner aux frères d'Urfé le prestigieux collier de l'Annonciade η en février 1618. Retrouver un Hercule français dans une Astrée dédiée à Louis XIII a pu le décevoir. C'était d'ailleurs l'époque des déceptions pour la maison de Savoie. Parce que Marie de Médicis η n'avait pas la même politique matrimoniale qu'Henri IV, le fils aîné du Duc a dû renoncer à épouser la fille aînée du Roi de France ; il a dû se contenter d'une de ses sœurs. Quant aux lecteurs français de L'Astrée, s'ils ont été choqués par l'orgueil et l'audace d'Honoré d'Urfé représenté en Hercule, ils ne l'ont pas écrit. Comme certains critiques modernes, ils ont peut-être considéré que ce portrait en Hercule mis à côté de celui d'une Dame (qui serait la déesse Astrée) figurait un hommage tardif à Henri IV !

15 SignetPourquoi Hercule ?
Les implications.

Pour choisir un tel modèle dans de telles circonstances, Honoré d'Urfé avait de puissants motifs. S'afficher en Hercule, c'est faire fi des traditions, c'est écarter (exorciser ?) le souvenir d'Henri IV, c'est aussi modifier audacieusement la symbolique conventionnelle. L'Hercule de L'Astrée et ses luttes légendaires, comme les divinités représentées à l'entrée du roman dans les « peintures esclatantes » (I, 2, 27 verso), renvoient à l'échelle des valeurs d'un moraliste astucieux. Pour illustrer une thèse, le romancier ne raconte pas les prouesses légendaires, il affiche leurs résultats (Henein, p. 132). Les « peintures esclatantes » représentaient le thème du regard châtié, non les exploits des dieux ; le romancier peint en Hercule n'illustre pas la force ou la bravoure, mais la valeur et le mérite.

Le combat d'Hercule contre le lion de Némée est un violent corps à corps η. Une pièce de monnaie ancienne (dans ce site, 30 septembre 2010) montre l'assaut d'un homme et d'un animal qui se ressemblent presque. Le demi-dieu est aux prises avec le monstrueux rejeton de la Chimère et d'un chien, qui faisait régner la terreur à Némée, dans le Péloponnèse. Sa victoire lui donne les traits qui vont le distinguer.

Cartari décrit ainsi un « simulachre » d'Hercule :

[Il] fut d'un homme fort et robuste, et fut pareillement tout nud, horsmis qu'il avoit une peau de Lyon à l'entour, et la teste avec la bouche ouverte de ce Lyon, luy servoit d'heaume, ou salade, et tenoit la massue en une main, et l'arc en l'autre, le carquois luy pendoit des espaules (p. 401).

La gravure de L'Astrée, infiniment plus paisible, affiche la conséquence d'une lutte mythique et lointaine en attribuant au vainqueur uniquement la peau du lion. La tête de la bête, minuscule, est dans l'ombre. L'arme, la célèbre massue η, a disparu. Selon les mythologues, cet instrument primitif a permis à Hercule de terrasser le lion. Pour le dépouiller et s'approprier l'inestimable peau qu'aucune flèche ne peut percer, le héros, inspiré par Minerve (appelée d'abord Pallas dans L'Astrée), s'est servi des griffes mêmes du lion qu'il a tué, rappelle Théocrite (Idylle XXV). Ces griffes η sont au premier plan, dans la gravure. Elles reposent sur l'épaule du romancier comme la main d'un ami, mais aussi elles désignent une bête redoutable : « Des ongles on peut cognoistre quel est le Lyon », rappelle d'Urfé dans Les Epistres (I, 17, p. 154). Le lion de Némée figure l'ennemi du sage. Fils de Chimère, il « se paist et nourrit en la forest de l'ignorance de nostre entendement » (Conti, p. 732). Honoré d'Urfé, le vainqueur du lion, préfère la raison à la force, la science à l'inculture ; il est dompteur de chimères.

Dans cette gravure si pittoresque, la couronne de laurier que porte d'Urfé évoque ses vertus de poète, et la peau du lion de Némée ses vertus de romancier, maître ès illusions. Les contemporains d'Honoré d'Urfé l'ont surnommé Nouveau Sénèque (Favre η, Epistres, n. p.), Orphée (Bournier, p. 63) et Apollon (Lingendes η, p. 203). Le romancier préfère ici s'afficher en Hercule guidé par la déesse de la Sagesse.

Dans L'Astrée, Hercule apparaît pour la première fois au cœur du récit des origines du Forez, dans un texte ajouté en 1610 (du vivant d'Henri IV) lors du remaniement de la première partie. « Son courage et sa vertu le portoient contre les monstres, et contre les Géants » (I, 2, 30 verso). Cet Hercule est un homme d'action totalement muet. Il ne parle pas davantage dans La Sylvanire η où le seul vêtement de ce « dompteur des monstres de la terre » (p. 77) est la chemise empoisonnée qui doit le tuer (p. 86). Et pourtant, dans une œuvre de jeunesse, La Triomphante entrée, Honoré d'Urfé mentionne l'éloquence comme une des caractéristiques de l'Hercule gaulois η (p. 54), ce dieu spécialement révéré par les Gaulois et par les poètes de la Renaissance (Henein, p. 40). Dans la deuxième partie de L'Astrée, une bergère qui doit défendre sa cause et convaincre ses juges fait appel à l'Hercule gaulois η (II, 2, 82 et 83). Dans la troisième partie, Adamas possède le portrait du « grand Hercule gaulois » (III, 3, 58 verso). C'est donc tout à fait sciemment que, dans son portrait, Honoré d'Urfé écarte le modèle de l'Hercule gaulois η séducteur persuasif. Il préfère un Hercule plus habile que bavard, le vainqueur du lion de Némée.

Hercule « servit de modèle privilégié à la morale héroïque de la première Renaissance », rappelle Mme Bardon (p. 42), non seulement pour sa bravoure, mais encore pour sa vertu. En décrivant des médailles antiques, Du Choul, dans un ouvrage dédié à Claude d'Urfé, grand-père du romancier, décrit une médaille qui montre Hercule avec sa massue et sa peau de Lion « et telle se lit l'inscription, VIRTUTI AUGUSTI : signifiant par le simulacre d'Hercules la vertu » (les majuscules sont dans le texte, p. 38). « Jamais aucun aage ne pourra, sinon par la demolition de l'Univers, effacer la memoire de son nom », déclare Conti (p. 545). 

Dans ses Epistres morales, Honoré d'Urfé célèbre Hercule en même temps que Bellérophon, c'est-à-dire qu'il loue alors des héros qui surmontent les enchantements (I, 4, p. 27). Bellérophon vainquit la Chimère avec l'aide de Pallas, quant à Hercule, aidé par Minerve, il vainc un enchanteur puisqu'il est le rival d'Achéloos, le fleuve qui se métamorphose. Les détours des allégories et les dessous des mythes indiquent que le moraliste admire ceux qui se montrent plus forts que la magie η. Pourquoi ? parce que la plus sorcière des sorcières et la plus redoutable est la Fortune (Epistres, I, 4, p. 27).

Comme Minerve, « la deesse de prudence, et l'inventrice de tous les arts » (Cartari, p. 457), a donné à Hercule le moyen de s'emparer de la peau du lion de Némée, elle a donné à Honoré le pouvoir (et le désir ?) de composer un roman. La gloire et la vertu du romancier restent inséparables. L'Hercule des Epistres s'avère, comme l'Hercule de la gravure, celui qui maîtrise la magie, excellente définition d'un romancier, surtout à l'âge baroque.

En une même image, convergent allégorie mythologique et ressemblance. Cette fois, une identité précise porte sa propre allusion, ce n'est plus l'allusion qui soutend [sic] une identité à préciser (Bardon, p. 185).

Ces quelques mots marquent « la naissance du portrait allégorique en Diane ». Ils décrivent parfaitement le portrait mythologique d'Honoré d'Urfé. L'image du romancier et de la Dame qui l'accompagne sont des œuvres savantes, éminemment subtiles, qui demandent à être interprétées. Elles doivent susciter des discussions.

Pour représenter un écrivain guerrier, il n'était pas nécessaire d'évoquer tant de mythes ; l'artiste aurait pu se contenter de donner à son modèle des objets plus banals, à la fois concrets et significatifs, une plume et une épée. C'est le cas dans un portrait d'Honoré d'Urfé décrit dans le Cabinet de M. de Scudéry η en 1646 (Reure, p. 369). Ce tableau, disparu aujourd'hui, est l'œuvre d'Ambrogio Giovanni Figino (1553 – 1608), peintre qui a vécu à Turin autour de 1605 (Torrini), et qui s'intéressait beaucoup aux allégories et signes symboliques (Voir son Saint Ambroise dans ce site, 30 août 2018).

Pour représenter la muse, l'artiste aurait pu dépeindre une femme vêtue d'une toge vaguement antique, tenant un insigne significatif. Ce sont les dessins que propose Ripa dans son Iconologie (II, p. 179 sq.). La Dame de L'Astrée, bien plus raffinée, vit dans le monde et s'habille à la mode (les boucles d'oreilles en poires). Elle abandonne à son compagnon les ornements mythologiques. N'est-ce pas lui qui compose un roman avec des « ressouvenirs » de tout ordre ? Infiniment complexes, les gravures qui décorent L'Astrée, à la fois portraits et allégories, parlent aux yeux de l'esprit, exigent un effort mental.

Malheureusement, ces gravures, dès 1626, ont été mal recopiées η. Certains artistes semblent avoir eu pour but de ridiculiser Honoré d'Urfé en lui donnant une moustache et des sourcils hirsutes. Voici ce qu'écrit Gustave Charlier en 1920 après avoir consulté une édition qu'il ne décrit pas.

On ouvre un tome de l'Astrée, et l'on a un haut-le-corps devant le frontispice, où l'effigie de l'écrivain surmonte le quatrain de rigueur. Car, sous le laurier symbolique, c'est une face de reître qui apparaît : traits ravinés, front volontaire, regard hardi, moue impérieuse, moustache violente ... Quoi ! est-ce donc là le père de la divine Astrée ? (p. 11).

Pas du tout. C'est plutôt la vision d'un des imitateurs de Crispin de Passe (2 septembre 2014). Les amateurs de romans connaissent Crispin pour son portrait de la Charite de Sorel dans Le Berger extravagant (voir ce site, 30 octobre 2014). Dans L'Astrée, il n'a pas eu la main heureuse. Il a présenté une caricature - volontairement ou non.

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16 SignetLes Devises

La Peinture est depuis long temps l'Ecole
des sages, et l'estude des souverains.

Menestrier,
L'Art des emblèmes, p. 1.

Des maximes entourent le portrait du romancier et celui de sa Dame. Écrites en grec, incongrues au début d'un roman, elles éveillent la curiosité. Ces devises sont en langue étrangère pour se conformer à une convention. Dans une belle devise, il faut « que le mot soit le plus souvent d'une langue diverse de la maternelle de celui qui la porte, afin d'y faire deviner plus longtemps », recommande le sieur d'Amboise (p. 21). Le recours au grec rappelle que les trois premiers modèles que se reconnaisse Honoré d'Urfé dans la préface de L'Astrée appartiennent à la littérature grecque : Homère, Hésiode et Pindare (L'Autheur à la Bergere Astrée) (Voir Pleins feux). En se mettant sous la bannière du grec, d'Urfé rejette ce Malherbe qui affichait son mépris pour les vers « à la grecque » (Tallemant, I, p. 110).

Deux proverbes que donne Richelet dans son Dictionnaire rappellent les connotations de cette langue morte :

C'est du Grec pour vous; C'est à dire, cela vous passe, vous n'y entendez rien.
Il est Grec là dessus, c'est à dire, il est adroit là dessus
(Article Grec).

Nombre de lecteurs se sont heurtés d'entrée de jeu à des lettres dessinées autour de portraits. Seuls les lecteurs du XVIIe siècle ont pu les rapprocher de cette expression inconnue aujourd'hui : « On dit proverbialement, qu'un homme est Grec dans une affaire, dans une science, quand il en connoist tout le fonds » (Richelet, Article Grec). Les gravures à devises grecques dégagent de toute évidence un parfum prétentieux. Signe de culture, voire d'érudition, le grec indique un auteur orgueilleux qui veut se distinguer des vulgaires « faiseurs de romans ». Pour Honoré d'Urfé, les gravures doivent indiquer que le roman pastoral assume les mêmes fonctions que l'épopée dont il est l'héritier (Giorgi, p. 19), et que l'auteur en est parfaitement conscient.

Qui comprend le grec peut apprécier le savant agencement des devises, grâce à la répétition d'agathon kleos.

Portrait d'Honoré d'Urfé : agathon kleos ek Moisan
« La bonne réputation vient des Muses »
ou « La gloire qui vient des Muses est bonne ».

Portrait de sa muse : agathon kleos ek aretes
« La bonne réputation vient de la vertu »
ou « La gloire qui vient de la vertu est bonne ».

Les formules se complètent en opposant, apparemment, ce qui fait la gloire de l'homme et ce qui fait la gloire de la femme. Je remercie le professeur Joanne Philipps ainsi que David Proctor (aujourd'hui professeur, Classics Department, Tufts University) qui, en 2007, m'ont aidée à démêler ces devises succinctes. Les deux maximes se répondent : l'auteur doit sa réputation et son statut d'auteur à la muse représentée en face de lui, alors que la muse doit sa réputation et son statut de muse à l'auteur qui l'a chantée. On constate, encore une fois, que la Dame de la gravure ne pouvait représenter ni une déesse, ni une bergère !

SignetDans des messages du 19 mai 2012, Pierre Wechter m'apprend que les devises astréennes déforment un vers de Théocrite et que Bonser connaissait mal le grec. Voir le Scribd #17 de M. Wechter (24 mai 2014), que je remercie encore une fois.

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Voici encore une preuve de la négligence des divers correcteurs des épreuves du roman, et du romancier lui-même.

La réflexion qui est à la base des devises grecques est courante chez les néo-platoniciens η, et particulièrement chez Pétrarque η.

La renommée suit la vertu comme l'ombre le corps solide (Pétrarque, I, p. 46, I, 2).
La gloire [...] n'est que l'ombre portée de la vertu
(Pétrarque, p. 178).

Ce thème s'étale dans Les Epistres morales. La bonne réputation est un bien fragile qui dépend de l'entourage (Chamard-Bergeron, p. 186). Elle est tellement importante que d'Urfé lui consacre une de ses plus longues épîtres : « Qu'il ne faut seulement estre vertueux, mais qu'il est necessaire d'estre tenu pour tel. Et que c'est que nous rapporte la bonne ou mauvaise reputation entre les hommes » (Les Epistres, I, 22, p. 187). Honoré d'Urfé donne des exemples tirés de l'histoire ancienne et moderne, pose des questions à son interlocuteur, propose des comparaisons inattendues (le trésor, la rose, le pestiféré, l'oiseau de nuit, le rempart, etc.), et rejette le proverbe Cache ta vie. L'opposition de l'être et du paraître n'est plus de mise. « Si tu as de la vertu, tu la dois faire paroistre », recommandait déjà Plutarque (cité par La Nouë, p. 509). Il faut paraître ce que l'on désire être : morale de l'ostentation et ostentation morale se mêlent (Henein, p. 413). Corneille n'est pas loin.

Honoré d'Urfé ne sépare pas la vertu de la réputation de vertueux. L'idée n'est pas neuve, mais elle lui est chère. « L'Honneur est le vray loyer de Vertu » chez Cartari (p. 472). D'Urfé précise que « l'homme de bien achete sa gloire avec le mesme argent dont il paye le tribut d'homme de bien » (Les Epistres, II, 2, p. 219-220). Si « la gloire est renommée », comme l'affirme saint Augustin (Pétrarque, p. 167), la bonne réputation s'avère essentiellement une émanation de la vertu.

Que si le vray honneur est seulement en la vertu, celuy qui cherche l'honneur, ne cherche-il la vertu sans y penser ? (Les Epistres, II, 10, p 308).

Par conséquent, celui qui connaît le vrai honneur est nécessairement vertueux. Somme toute, les devises qui pouvaient sembler banales ou orgueilleuses renferment en réalité une leçon à laquelle Honoré d'Urfé tient fermement. Le romancier est un moraliste. Qui l'oublie se condamne à ne jamais comprendre L'Astrée.

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17 SignetLe portrait d'Honoré d'Urfé a toutes les caractéristiques de l'emblème. Le père Menestrier, en commentant la célèbre formule d'Alciat, Verba significant, res significantur, explique :

Les Emblèmes sont des discours muets, une Eloquence des yeux, une Morale en couleurs, et des choses qui signifient, et qui expriment nos pensées (p. 15).

Le corps de la devise, l'image, et l'âme de la devise, la maxime grecque, se combinent. La maxime explique l'image et l'image exprime la maxime. Comme la leçon qu'on en tire est un « enseignement universel », il s'agit bien dans L'Astrée d'un emblème, et même d'un emblème « exemplaire », selon les subdivisions décrites par Menestrier (p. 64). Un dernier élément est pourtant confié aux bons soins du lecteur, l'explication ou commentaire (Compagnon, p. 262, note 2).

N'est-ce pas pour engager le lecteur à s'arrêter que les yeux d'Honoré d'Urfé le fixent ? N'est-ce pas pour le surprendre que le romancier se déguise en Hercule ? N'est-ce pas pour l'inciter à s'interroger que le maître ès énigmes s'adjoint une Dame mystérieuse ? « La viande de l'allégorie », comme dit Antoine du Verdier (Préface de Cartari, n. p.), repaît ceux qui déchiffrent les images.

Toujours est-il certain qu'on découvre plus volontiers la vérité sous les figures qui la voilent, et qu'on trouve avec une satisfaction plus vive ce qu'on a cherché avec quelque peine (Augustin, De la Doctrine chrétienne, II, 7).

Rien n'interdisait à d'Urfé, en 1619, parvenu à son apogée, de faire illustrer son œuvre autrement. Sans aller jusqu'aux gravures du très allégoriques du Songe de Poliphile (voir Gallica, 4 mai 2014), considérons le cas plus vulgaire des Amadis, étudié par Jean-Marc Chatelain. Dans certaines éditions numérisées par Gallica (4 mai 2014, Vincent Sertenas, 1548, Réserve), au début des chapitres, on admire des vignettes sans doute prévues par les auteurs-traducteurs (par exemple IV, ch. 2 ; VI, ch. 54 ; XI, ch. 1 ; voir aussi le site de la Bibliothèque Numérique Mondiale, 4 mai 2014). On ne trouve en revanche aucun portrait d'auteur, de traducteur ou de dédicataire.

Honoré d'Urfé - pleinement responsable de l'édition complète de 1619 - aurait pu demander à Léonard Gaultier de représenter des scènes du roman, des peintures astréennes ou un décor forézien. Le Lignon seul figure au cœur de tous les frontispices, serpentant entre les deux héros. Le romancier préfère emprisonner les aventures et les objets d'art dans les mots, et multiplier les symboles dans quatre gravures apéritives (deux frontispices et deux portraits), en guise d'entrée en matière. « Tel, qui ne voit ici qu'une serrure, verrait le monde entier au travers s'íl savait seulement se pencher » (Gide, Paludes, p. 118), semble-t-il nous dire.

Rares sont les images aussi captivantes et aussi riches que celles qui décorent L'Astrée du vivant d'Honoré d'Urfé. Selon toute probabilité, l'auteur a conçu les grands traits des frontispices et des portraits. Le quatrain qui suit son portrait le sous-entend :

Pour tirer au vray ce visage
Un scavant peintre l'entreprit
Mais nul que toy n'eust le courage
Urfé de peindre ton Esprit.

C'est l'esprit de ce romancier si souvent qualifié d'ingénieux qui a donné des instructions aux graveurs, des artistes qu'il connaissait probablement fort bien. C'est l'esprit d'Honoré d'Urfé qui a combiné les éléments jugés importants dans les illustrations parues de son vivant. C'est l'esprit d'un écrivain qui pousse son lecteur à réfléchir, et qui se plaît à pratiquer l'ironie (Voir Pleins feux).

pointironie

Ce point d'ironie inventé au XIXe siècle par Alcanter de Brahm vient de ce site (30 septembre 2010). C'est le signe que j'aimerais utiliser pour conclure (par un dessin !) l'analyse des gravures de L'Astrée de 1621.

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18 SignetAutres portraits

de l'édition Vaganay

À côté du portrait « grec » d'Honoré d'Urfé, Hugues Vaganay propose deux autres portraits masculins dans la première partie de L'Astrée. Je remercie encore une fois Sue Reed dont le coup d'œil vigilant a immédiatement nommé Henri IV, grâce à l'écharpe de l'Ordre du Saint-Esprit, et grâce à la forme du nez et de la barbe.

Le responsable des Reprints de 1966 place le portrait équestre d'Henri IV au dos du frontispice, comme une figure de proue, avant le portrait officiel du romancier. L'épître qui dédie une partie du roman à ce Roi manque pourtant. L'édition numérotée de 1925 met le portrait d'Honoré d'Urfé avant la page de titre, et le portrait d'Henri IV plus loin, avant l'épître qui lui est destinée (accompagnée d'une note, Vaganay**, I, p. 3). Ces illustrations, je le souligne encore une fois, ne figurent pas dans l'édition de référence, celle de 1621.

L'image du Roi chevauchant allègrement est due à Léonard Gaultier ; elle ne porte ni le nom du modèle, ni l'origine de la gravure. Honoré d'Urfé se serait-il réjoui de l'emplacement de cette illustration ? J'en doute fort. N'oublions pas qu'il a choisi de ne pas nommer ce Roi dans la dédicace étrangement anonyme qu'il lui a adressée en 1610. De plus, en 1619, au moment où les portraits de la Dame et du romancier sont introduits dans le roman, le Roi Euric donne une piètre image d'« Henry le Grand » (III, Au Roy).

Henri IV

Honoré d'Urfé
L'Astrée, I, p. 2. Édition Vaganay**, 1925.

Le deuxième portrait qui décore l'édition Vaganay est la plus célèbre des images d'Honoré d'Urfé. On voit un gentilhomme distingué à la perruque η abondante, à la moustache soignée. La fraise en dentelle et le pourpoint aux plis savants se passent de tout commentaire : d'Urfé est un seigneur élégant, peut-être coquet.

Portrait officiel d'Honoré d'Urfé

Honoré d'Urfé
L'Astrée, I, n. p. Édition Vaganay**, 1925.

Dans ce portrait solennel, souvent copié, le modèle est quelquefois tourné vers la droite et quelquefois vers la gauche. L'original, œuvre de Van Dyck η, est perdu. Le sévère Gustave Charlier voit dans ce tableau « un blondin bouclé, un peu fade et un peu mièvre » (p. 11). Alfred Michiels voit plutôt un homme d'une trentaine d'années entouré de « détails pris sur nature » ; selon lui, le peintre aurait représenté le fils d'Honoré d'Urfé, car le romancier lui-même serait le personnage vêtu d'une peau de lion (p. 310) !

La copie de Van Dyck que reproduit Vaganay**, datée de 1699, porte la signature de P. van Schuppen (1627 - 1702). Comme le signale le chanoine Reure, cette image se trouve dans l'édition de 1699 des Hommes illustres de Perrault η (p. 370). La légende qui accompagne ce portrait est étrangement trompeuse : le romancier est dit « Chevalier de Malthe », alors que, depuis 1599, Honoré d'Urfé n'est plus membre de cet ordre mi-religieux mi-militaire, puisqu'il a été relevé de ses vœux avant d'épouser Diane de Châteaumorand η. Le blason qui accompagne la légende est bien celui de la famille d'Urfé, « De Vair au chef de Gueules » (on peut en voir les couleurs dans ce site, 30 septembre 2010). Les armes d'Honoré d'Urfé lui-même sont différentes (voir Biographie).

La reproduction η que propose le chanoine Reure au début de son livre est bien supérieure à celle que donne Vaganay. Qu'on en juge :

Honoré d'Urfé
Reure, La Vie et les œuvres d'Honoré d'Urfé, n. p.

La gravure rectangulaire de Pieter Baillue ou Baillu (1613 - 1660) est plus précise et plus intéressante que la gravure ovale de P. van Schuppen. Elle est aussi plus fidèle au fac-similé de l'original (Mauquoy-Hendrickx, II, planche 73). On notera la beauté des mains, les gants, la bague au petit doigt, et surtout ce mouvement de la cape qui rappelle le modèle d'élégance masculine proposé par Abraham Bosse dans une gravure intitulée « le Veuf amoureux » (Voir ce site, 30 avril 2014). Cette fois, la légende du portrait d'Honoré d'Urfé est relativement correcte. Voici la transcription telle que la donne E. Chapoy (p. 21) :

legende_portrait

Le romancier porte un titre décerné par Henri IV en 1602 - « gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, capitaine de cinquante hommes d'armes, comte de Châteauneuf et baron de Châteaumorand » -, titre qu'il a abandonné soit en 1612 (Reure, p. 140, note 2), soit en 1613 (après l'affaire Saint-Géran), en tout cas, avant 1619. Le peintre est nommé, Antoine Van Dyck η ; Pierre Baillu est graveur et Jean Meyssens imprimeur (nom effacé). Mme Mauquoy-Hendrickx donne les dimensions de l'original, le n° 122 dans le recueil de portraits : « 248 x 191, m(arge). i(nférieure). 10 mm » (I, p. 174). Elle nous apprend également que « les inscriptions en plusieurs lignes » accompagnent seulement les images des princes et généraux (p. 31), mais aussi (hélas !), que Van Dyck η faisait poser des modèles pour dessiner les mains.

Puisque l'auteur du portrait est le célèbre Van Dyck η (1599 - 1641), faut-il penser que l'artiste exerçait son art à Paris autour de 1610, du temps où Honoré d'Urfé était à la Cour ? Cela est hautement improbable. Le portrait serait-il plus tardif ? Van Dyck était en Italie dans les années 20 et le duc de Savoie η l'a invité à Turin en 1624 (Michael Jaffé, 2 mars 2007). D'Urfé, qui est toujours resté très proche de la Cour de Savoie, aurait pu se faire peindre à cette époque.

Il me semble pourtant que s'il avait posé pour ce portrait ou s'il avait passé une commande au peintre, le romancier aurait arboré fièrement le superbe collier de l'Ordre de l'Annonciade η, décoration qu'il a reçue en Savoie en 1618 (Voir Biographie). Arnaud Bunel, l'auteur du site Héraldique européenne, que je remercie ici, m'a confirmé que rien n'indiquait l'Ordre de l'Annonciade sur la gravure (30 septembre 2010). Si Honoré d'Urfé avait voulu éviter d'afficher ses liens avec la Savoie, il aurait insisté pour que les titres qu'il portait à cette date figurent près de son nom. Ce n'est pas le cas puisqu'en 1619 il signait « Marquis de Verromé, Comte de Chasteauneuf, Baron de Chasteau-morand, Chevalier de l'Ordre de Savoye ». Par conséquent, étant donné l'absence du collier de l'Annonciade η et l'inexactitude des titres, il est permis de conclure que Van Dyck η a peint ce beau portrait à l'insu du modèle ; il l'a fait de mémoire, peut-être après le décès d'Honoré d'Urfé, en 1625. Sue Reed m'a appris que Van Dyck, en 1626, en rentrant à Antwerp, avait entrepris de peindre plusieurs écrivains et artistes célèbres.

La réputation d'Honoré d'Urfé ne connaît pas de frontières, les images le prouvent ... même si les légendes des portraits peints et recopiés ne mentionnent jamais L'Astrée, le principal titre de gloire du modèle !

En 1908, dans le discours qu'il prononce à Virieu-le-Grand η lors de l'inauguration du buste d'Honoré d'Urfé, René Bazin décrit les deux portraits du romancier η que j'ai analysés. Ils diffèrent, note-t-il, « par l'expression, par le poil et l'habit ». Bazin voit dans l'un « un jeune visage fier » avec une collerette de dentelles, et dans l'autre un homme plus âgé, couronné de lauriers, aux « traits amaigris » et aux grands yeux (p. 3). Ce ne sont pas les ravages de l'âge que l'on doit remarquer sur les images si dissemblables que proposent Beaubrun et Van Dyck η. On l'a vu d'ailleurs, le portrait aux lauriers (1619) est antérieur au portrait aux dentelles (1624 ou 1625). On doit plutôt déceler deux habiles représentations de ce qui fait la renommée d'Honoré d'Urfé et deux facettes de sa personnalité. Le gentilhomme mélancolique du portrait officiel ébauche un sourire lorsqu'il emprunte, avec un seul des attributs d'Hercule, une devise spirituelle.

Les images,

si la disposition en est bonne, et la maniere ingenieuse, ont je ne sçay quoy de si agreable, qu'elles arrestent la veuë, et font aussi-tost desirer à l'esprit de sçavoir ce qu'elles signifient,

écrit Cesare Ripa dans son Iconologie (Préface non-paginée). En mettant côte à côte le portrait dessiné par Beaubrun et le portrait conçu par Van Dyck η, je souligne combien le romancier et son image ont évolué avec le temps. C'est aussi le cas de son œuvre. Voilà pourquoi ces portraits sont l'emblème de cette édition critique,

Deux visages de L'Astrée.