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Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
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Biographie d'Honoré d'Urfé


SignetParallèles suggérés

Toute écriture est d'abord une lecture.

Jean-Noël Marie,
« Pourquoi Homère est-il aveugle ? », p. 241.

1 SignetL'Astrée est une œuvre encyclopédique omnivore qui mérite bien mieux que Les Amadis d'être traitée de « roman des romans » : toute la littérature de l'Occident semble y avoir trouvé place, note Louise Horowitz (p. 13) qui relève ailleurs « the porous infiltration » du passé dans le présent (Horowitz, p. 65). Rares sont les critiques du roman qui n'ont pas découvert ou signalé des modèles pour tel ou tel épisode, telle ou telle image. Maurice Magendie consacre 239 pages aux « origines livresques » de L'Astrée (pp. 92-231). Maxime Gaume donne 28 pages à ses « sources littéraires » (pp. 507-535). Maurice Laugaa va plus loin en analysant les peintures dans L'Astrée. Il note que la « répétition de thèmes antiques » se double d'un extraordinaire « pouvoir de métamorphose », et conclut que ce « voisinage d'une identité et d'une différence » devrait être démontré et expliqué (p. 75). Nommer les sources ne suffit pas ; il est nécessaire d'étudier leur transformation, d'entendre la nouvelle musique qui jaillit de leur assemblage.

C'est parce que le romancier est passé maître dans l'art de déguiser ce qu'il a lu que j'ai intitulé mon premier livre sur L'Astrée, « Protée » romancier. Le traitement des sources dans L'Astrée jouit de deux traits particuliers et notables. D'une part, Honoré d'Urfé introduit des allusions souvent transparentes à ses propres lectures ; d'autre part, il réussit fréquemment à nous faire entendre le contraire de ce que disait le modèle qui l'a inspiré. Le lecteur, par conséquent, doit rester sensible aux ressemblances comme aux différences, remarquer le parallèle, en se gardant de traiter la comparaison de similitude ou de répétition (Henein, pp. 31-32). Lourdement peut-être, les Epistres morales le rappellent :

Ce qui est different de quelque chose,
n'est point le mesme de ce qu'elle differe (II, 12, p. 333).

Parallèles audacieux et surprenants ne devraient pas être réservés à un cercle de connaisseurs pour qui lire c'est se souvenir. Cette édition critique de L'Astrée multiplie les rappels de sources pour aider tout lecteur à mesurer et les dettes et le travail de son auteur. Avant de tirer les déductions qui s'imposent, il faut formuler avec soin l'équation qui résulte de cette étude. Il ne faut pas conclure :

Épisode – Source  = originalité de L'Astrée
mais Sources + Déformations  = originalité de L'Astrée

Le roman renferme des indices de subversion au niveau d'aventures évidemment déformées, au niveau de noms significatifs bien ou mal choisis, et au niveau de sentences audacieusement détournées de leur sens. Les rapports de L'Astrée avec Les Amadis et avec La Diana confirmeront ma thèse : le parallèle avec les sources met en valeur les caractéristiques d'Honoré d'Urfé narrateur et moraliste qui s'adresse, de toute évidence, à un lectorat cultivé.

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Indices

2 SignetLa Première partie (1607 et 1621)

D'entrée de jeu, quatre fois Honoré d'Urfé conseille un certain mode de lecture.
• Dans la préface, L'Autheur à la Bergere Astrée, il renvoie les chercheurs de clés aux Vies parallèles η de Plutarque. Plutarque, lui, met en garde ses lecteurs : « La différence n'est pas facile à saisir, effacée qu'elle est par une foule de traits de ressemblance » (Comparaison d'Aristide et de Marcus Caton).
• Dans le livre 2, une nymphe déclare que Céladon et Pâris, le berger du roman et le berger de la mythologie, viennent d'une même origine η (I, 2, 24 verso).
• Dans le livre 7, une bergère dit qu'elle n'est pas la première femme qui serve d'intermédiaire entre l'homme qu'elle aime et sa rivale η (I, 7, 207 recto).
• Dans le livre 8, un enfant trouvé pense « que jamais ce malheur n'estoit advenu à nul autre η » (I, 8, 227 recto), ce qui doit faire sourire qui se souvient des nombreux précédents. Chez Sophocle et chez Guarini, dans Les Amadis et dans les romans de chevalerie, dans les romans grecs et dans les romans latins, partout, on rencontre des enfants trouvés.

Dans cette première partie en particulier, d'Urfé η subvertit les Amadis et la Diane de Montemayor, j'y reviendrai plus bas. Il construit des épisodes sur des similarités qu'il dénonce. Il raille aussi Pétrarque par personne interposée lorsque Ligdamon se plaint de la froideur de Silvie. Le chevalier déclare qu'il brûle et gèle en même temps ; il le répète sous diverses formes η. Silvie - comme d'autres personnages féminins de L'Astrée - n'est pas sensible à la rhétorique. Le bon sens parle quand elle s'étonne

qu'un homme puisse avoir de semblables imaginations [...] car elles conçoivent des choses tant impossibles, que celuy qui les croiroit, pourroit estre autant taxé de peu de jugement, que vous en les disant de peu de verité (I, 3, 74 verso).

D'Urfé romancier rit de d'Urfé poète. Quand le maniérisme se regarde dans un miroir, l'ironie règne !

3 SignetDeuxième partie (1610 et 1621)

La deuxième partie offre une référence livresque à deux volets, essentielle et ambigüe. Dans la préface, L'Autheur au Berger Celadon, le romancier écrit à son héros :

Car on dit maintenant qu'aymer comme toy, c'est aimer à la vieille Gauloise η, et comme faisoient les Chevaliers de la Table-ronde, ou le beau tenebreux η. Qu'il n'y a plus d'Arc des loyaux Amants η, ny de chambre deffenduë η pour recevoir quelque fruict de ceste inutile loyauté ?

Honoré d'Urfé amalgame les romans du Moyen Âge et Les Amadis η, c'est-à-dire, en gros, Lancelot et Amadis de Gaule, les prototypes de la chevalerie. La préface-épître annonce un parallèle construit sur des figures de style insidieuses : une négation, une question et une citation.
Le romancier oppose sentiment et dénouement : Bien que Céladon aime de la même manière que les chevaliers (« à la vieille gauloise »), il ne reçoit pas les mêmes récompenses (« fruict »). Les récompenses des chevaliers ont suivi des épreuves, et ces épreuves ont leurs homologues dans L'Astrée. La fontaine η de la Vérité d'amour ne démontre-t-elle pas la loyauté η ? La chambre d'Astrée où le héros travesti passe quelques nuits, une chambre virginale qui risque de devenir une chambre nuptiale, ne rappelle-t-elle pas la « chambre défendue η » ? Comme ses modèles, Céladon travesti pourra, « par quelque miracle d'Amour », trouver le bonheur, affirmera son créateur plus tard (III, 10, 426 verso).

Un épisode tout à fait secondaire montre d'Urfé à l'œuvre. Il s'agit de la célèbre piqûre d'abeille (II, 12, 781) qui a des sources multiples η. Honoré d'Urfé, plus que ses modèles, se soucie de bienséance en tentant de ménager l'innocence de la jeune fille. En même temps, il rend le futur mari ridicule puisque c'est lui qui suggère qu'un autre homme donne le baiser guérisseur. Le romancier favorise ainsi l'amoureux enchanté par l'enchantement.

4 SignetTroisième partie (1619 et 1621)

Dans la troisième partie, les références aux sources se multiplient et se font plus explicites. Les parallèles s'aiguisent. C'est alors qu'on assiste à un phénomène que je considère comme une mise en abyme ironique, quasiment systématique dans ce volume aux nombreuses interventions d'auteur η. La préface, épître au Lignon cette fois, en proclamant que la fiction est née de « ressouvenirs » encourage la recherche de clés que la première partie interdisait. Au cœur du roman, une autre rivière sert de cadre à une vision η de Pétrarque η : hommages explicites aux sources inspiratrices, aux réminiscences.

Deux personnages de cette troisième partie illustrent les implications de parallèles qui ne sont jamais innocents, Délie et Damon.

Délie porte le nom qu'on donne à Diane pour rappeler le lieu de sa naissance, l'île de Délos. Tout, dans la conduite de la jeune femme, va désigner l'origine et le modèle. Dame d'Aquitaine, Délie choisit de se déguiser en nymphe pour danser. Elle est assez cultivée pour commenter les amours que les poètes prêtent à la déesse Diane. Délie est même assez délurée - si je peux me permettre ce jeu de mots - pour s'en moquer. Spirituelle et gaie, la jeune femme demande à Alcidon de se conduire en chevalier en lui proposant l'« aventure de la parfaite amour », dans la plus pure tradition des romans courtois (III, 3, 78 verso). Dépeinte « avec un livre en la main » (III, 3, 84 recto), Délie est un hiéroglyphe qui indique les gestes du créateur. Son livre η met le lecteur sur la piste de sources qui sont irrécusables - mais pas toujours livresques. Délie figure en effet dans l'Histoire d'Euric, Daphnide, et Alcidon, récit qui suit de près des événements presque contemporains η, les amours d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrée, récit qui annonce l'avènement de Pétrarque en donnant au passé le statut du futur. À travers Délie, d'Urfé maîtrise l'art d'épicer les sources, et de nous l'indiquer.

Damon d'Aquitaine, comme son homonyme, le berger Damon de la première partie, se tue. Il croit qu'on l'a trompé comme on a trompé le Damon de Virgile η. La ressemblance des noms attire l'attention sur les similitudes. Qui plus est, Honoré d'Urfé veut que Damon d'Aquitaine, « Chevalier du Tygre η », soit le jouet de toutes les illusions, tandis que le berger Damon est victime d'une magicienne. Le suicide du chevalier est moins tragique que celui du berger. C'est une version à la fois réaliste et sarcastique du célèbre suicide de Céladon : deux hommes malheureux en amour se jettent dans un cours d'eau, mais n'en meurent pas. Alors que le romanesque caractérise le destin du berger, le réalisme s'interpose dans l'aventure du chevalier. Des pêcheurs retirent Damon de la Garonne et un druide le ramène à la vie. Étonné par ce qui l'entoure - une cave rocheuse -, le chevalier s'interroge de telle manière que le lecteur saisit d'abord que Damon se prend pour Céladon, et ensuite que l'aventure de Céladon est invraisemblable. Le créateur permet à sa créature de questionner l'intrigue. Damon raconte :

Alors ne pouvant m'imaginer comme toutes ces choses m'estoient advenuës, je m'allois ressouvenant des choses que les estrangers η nous racontent des Nimphes des eaux, et des Deesses qui demeurent dans les fleuves, me condamnant presque d'incredulité, de ce qu'autrefois je m'en estois mocqué, et qu'il estoit impossible que cette habitation ne fust une des leurs (III, 6, 239 verso).

La réflexion de Damon souligne que tout l'épisode est un topos et que le chevalier se trompe d'échelle. Plus encore, d'Urfé nargue les lecteurs qui se rendent compte que ce Damon, personnage dont les aventures viennent du Tasse et de l'Arioste (Henein, p. 223), évoque ici L'Odyssée. Ulysse, échoué sur un rivage, croit voir des nymphes (Homère, p. 115). Aujourd'hui, certains lecteurs penseront au Prince sauvé par la Petite sirène d'Andersen, d'autres encore à Boudu sauvé des eaux, puisque Renoir montre au naufragé ses sauveteurs sous la forme d'une nymphe et d'un satyre. Tel est l'effet de L'Astrée : raviver les clichés avec le sourire.

5 SignetQuatrième partie de 1624

Les brouillons que d'Urfé a laissés sont moins riches en surprises, mais les références culturelles restent vivaces et leurs distorsions éloquentes. Les références les plus frappantes viennent de l'histoire. Les premiers lecteurs de L'Astrée ont sans doute sursauté en rencontrant dans un roman frivole sainte Clotilde, saint Sigismond et saint Avit. Autour de quelques mots d'un historien (Fauchet, p. 147), Honoré d'Urfé brode des aventures qu'il attribue à Dorinde, l'une des anciennes maîtresses lyonnaises d'Hylas.

« Avez vous point veu mes compagnes comme l'on peint Harpalyce ? » (IV, 4, 714). C'est ainsi que Dorinde introduit la description des robes de fête dans la cour du roi Gondebaud. La déesse Diane servait de modèle en Forez et en Aquitaine ; son pendant négatif surgit en Bourgogne. La jeune femme qui évoque la chasseresse Harpalyce s'avère une proie facile et consentante. Chez Virgile, Harpalyce semait la mort parmi les bergers. Dorinde - et c'est Hylas qui le remarque - « à son abord vient soüiller la pureté de nos rivages avec ces sacrifices sanglants » (IV, 3, 395) ; dans son sillage, des chevaliers et des solduriers de Gondebaud pénètrent en Forez et parviennent dans les hameaux des héros.

6 SignetIndices onomastiques

Le nom propre est souvent topos dans les romans ; ceux de l'ère baroque, je l'ai montré ailleurs, ne font pas exception (Henein). L'onomastique dissimule la référence à une source et suggère un parallèle, l'exemple le plus clair étant celui de Damon d'Aquitaine et de son homonyme η. Dans L'Astrée, d'Urfé ajoute une touche malicieuse à ce cratylisme que Socrate lui-même n'a pas dédaigné. On comprend pourquoi un jardinier se nomme Fleurial, un écuyer Égide et un chevalier Andrimarte ou Bellimart. A-t-on le droit de ne tirer aucune conséquence du fait qu'Amasis porte le nom d'un pharaon ? Et pourquoi cette profusion de noms en ide ? Ce suffixe indique soit la forme, soit la descendance. Au lecteur de décider si ide signifie une ressemblance, une différence ou une parenté. J'ai indiqué les significations cachées de Filidas, Daphnide, Criséide et Zeuxide. J'espère qu'un amateur de rébus saura un jour deviner le sens d'Azahide (du verbe sécher en grec ?), et surtout de Léonide (de léonin η ?).

7 SignetIndices mythologiques

Les mythes en général - et les Métamorphoses d'Ovide η en particulier - ont inspiré de multiples épisodes romanesques. L'Astrée présente une distorsion presque systématique des mythes gréco-romains parce que son auteur attribue à plusieurs personnages un nom mythologique. L'arrière-pensée du romancier est parfois flagrante. Le nom d'Orithie fait une savante allusion à l'invraisemblance assumée des mythes. Le nom de Circène se prête explicitement à des distorsions. Le nom de « Paris » renvoie à un mythe qui est mis en scène, c'est-à-dire interprété, et à un personnage qui ne mérite pas son nom. Astrée, Diane et Phillis doivent certains traits seulement à leurs modèles mythiques. L'arme d'Achille n'a plus rien d'homérique. Pourquoi donner à Céladon et Lycidas les noms que portent un Lapithe et un Centaure chez Ovide η ? Honoré d'Urfé joue aussi de l'antiphrase.

La mythologie est longuement et foncièrement déformée dans l'histoire de Filidas puisque L'Astrée supprime le dénouement miraculeux du mythe d'Iphis. Dans ces conditions, on est en droit de se demander si Honoré d'Urfé ne comptait pas aussi contredire le mythe d'Œdipe. Il a prêté à Silvandre les premières aventures du héros infortuné, celles qui précèdent les crimes. Peut-être que la réponse à l'énigme du sphinx devait avoir pour pendant l'explication du secret de la fontaine de la Vérité d'amour (Henein, pp. 178-179).

8 SignetLes déviations du platonisme

La volonté de modifier ce qu'on emprunte est un procédé, ou, plus exactement, un mode de pensée qu'on retrouve dans les réflexions fondées sur la philosophie de Platon. Les devises grecques des portraits liminaires de L'Astrée sont là pour démontrer, d'entrée de jeu, combien les maximes astréennes ont plus d'un sens (Voir Illustrations). Dans les Epistres morales, se trouve une des plus fascinantes distorsions d'un modèle prestigieux. L'adage socratique, « Connais-toi toi-même », est si célèbre qu'il est devenu banal. Pour Montaigne (I, ch. 3, p. 47), comme pour la plupart des moralistes, se connaître, c'est connaître l'Homme. D'Urfé, lui, considère qu'on doit se connaître, car nul « ne se vante de sonder les pensees d'autruy » (I, 7, p. 56). Le moraliste greffe une réflexion originale et personnelle sur la maxime : Connais-toi toi-même, car tu ne peux pas connaître l'autre (Henein, p. 136). N'est-ce pas la raison d'être de la fontaine de la Vérité d'amour η ?

Le déguisement, dans le roman et le théâtre du XVIIe siècle, est une aventure courante, voire banale. Parce qu'il a médité sur la pensée de Platon, Honoré d'Urfé va plus loin que ses contemporains dans le traitement des travestissements η - multipliés et scrutés. Les Epistres rapportent l'arrière-plan philosophique de cette aventure romanesque, une formule fondamentale :

Que si l'amant, comme dit Platon, se transforme en la chose aymee, qui peut estre taxé de se changer trop en Dieu ?
(II, 4, p. 240).

Equicola le répète : « On voit l'amant se transformer en l'Aymée » (Livre I, f° 13 recto). « Saint Augustin nous enseigne que celuy qui aime Dieu devient un Dieu luy-mesme », renchérit Jean-Pierre Camus dans sa très savante Conference academique (p. 243). Ce thème devient presque un refrain dans L'Astrée (Henein, pp. 344-345). Comme Silvandre l'exploite, Hylas demande pourquoi son compagnon ne s'est pas transformé en bergère : « Et vostre chapeau aussi n'est-il point changé en sa coiffure, et vostre juppe en sa robe ? » (II, 6, 416-417). Amicus Plato sed ... Ami de Platon, mais aussi ami de la plaisanterie. En multipliant les déformations de l'un des piliers de la théorie mystique de l'amour (Antoine Adam, p. 194 sq.), d'Urfé se souvient des disputes du collège (Maxime Gaume, p. 90). Il se souvient aussi de l'Aristophane du Banquet (Antonioli, p. 71). La conséquence qu'il faut souligner, c'est que les réactions du potache restent ancrées dans la mémoire des lecteurs de L'Astrée. Perversion du platonisme, conclut Mme Aragon avec une raisonnable sévérité (p. 21).

9 SignetPlaton est contourné - voire contredit - d'une manière tout à fait inattendue dans la représentation de Ganymède, berger dépeint aux côtés de Jupiter dans les « peintures esclatantes » (I, 2, 27 recto). Dans les Lois et dans le Phèdre, Platon fait de l'enfant tantôt le représentant de l'âme aimée des Dieux, tantôt le représentant de l'amour homosexuel (Saslow). Honoré d'Urfé prend ses distances. Son Ganymède, dans les Epistres morales, est celui que la Fortune fait monter puis descendre (I, 2, p. 11) : il partage le sort de l'humanité. Le Ganymède de L'Astrée, lui, intercède pour les hommes auprès des dieux (Henein, pp. 133-135).

Les « peintures esclatantes » annoncent et illustrent l'intention de déformer la mythologie. D'Urfé, comme les peintres de la Renaissance, désire « traduire par une suite d'images une série de concepts » (Seznec, p. 337). Pour analyser ces transpositions dans L'Astrée, le concept de source me paraît insuffisant. Honoré d'Urfé prend ses distances et s'écarte délibérément de son point de départ ; c'est le résultat de cette démarche que je considère comme un parallèle.

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Déformations des sources

Si, par la lecture des bons livres,
je me suis imprimé quelques traits en la fantaisie,
qui, après [...] me coulent beaucoup plus facilement
  en la plume qu'ils ne me reviennent en la mémoire,
doit-on pour cette raison les appeler pièces rapportées ?

Du Bellay,
Seconde préface de l'Olive, 1550.
In Weinberg, p. 157.

10 SignetLes Amadis

Amadis fut le nord, l'étoile, le soleil
des vaillants et amoureux chevaliers.

Cervantes,
Don Quichotte, p. 220.

Honoré d'Urfé, né en 1567, a dû apprendre à lire à une époque où « la disgrâce des Amadis » pouvait sembler évidente (Simonin, Fumaroli). En réalité pourtant, le romancier ne s'est jamais lassé de ce roman-fleuve que les Thresors des Amadis η ont longtemps gardé vivace. Il s'en souvient même dans ses Epistres morales. Il a pris dans Les Amadis des graines pour s'amuser à pratiquer une hybridation savante dans son propre roman.

11Signet Personnages

Les trois héros de L'Astrée ne se ressemblent pas. « Céladon raisonne comme Silvandre - sans avoir son éloquence - et il a les instincts d'Hylas - sans avoir son inconstance » (Henein, p. 345). Les jeunes gens ont plus d'un point commun avec le monde des Amadis.

12 SignetL'inconstant

Hylas appartient incontestablement à la cohorte des hommes volages que conduit Galaor, le frère d'Amadis de Gaule. Ce « gentil chevalier » (Amadis, I, ch. 25) aux sept maitresses (Giraud, p. 97) est l'inconstance personnifiée. « De conter fleurette à toutes celles qui lui venaient à gré, c'était sa complexion naturelle, de quoi il ne pouvoit chevir η », explique un Don Quichotte bien informé (Cervantes, p. 107). Le Chevalier à la triste figure reprend une réflexion que fait dom Rogel de Grèce lui-même quand il écrit à l'une des dames abandonnées enceintes : « Je me sens vray homme et subjet aux passions humaines, principalement à celle d'amour » (Amadis, XIII, ch. 55). Celui qui se vante d'être « le chevalier des pucelles » (Ibid., XIII, ch. 12) aime toutes sortes de femmes (Ibid., XIII, ch. 55). Beau parleur, ses « amourettes [restent] gayes et variables » (Ibid., XI, ch. 3). Il méprise la loyauté : « Laisson ces vertus là à nos vieils peres » (Ibid., XIII, ch. 52). Rogel ment sans vergogne, en particulier quand il se prétend « bridé par fiançailles » (ses parents espéraient le forcer à épouser Léonide) (Ibid., XIII, ch. 53). Son père, Amadis de Grèce, lui a tracé le chemin : trop sensible à la beauté féminine, ce chevalier plaint son « triste cœur my party » (Ibid., VIII, ch. 19 et ch. 31) tout en revendiquant la « pure liberté » qui le donne à une autre femme, « étant homme comme les autres » (Ibid., VIII, ch. 93). Il ne fait que rire lorsqu'on lui rappelle que « qui trop embrasse peu estraint, et qui trop embrase feu estaint » (Ibid., XI, ch. 43).

Comme l'a relevé Yves Giraud, la plupart de ces chevaliers aux multiples conquêtes sont habitués à recevoir un prix pour service rendu. De plus, ils répondent souvent à d'irrésistibles et audacieuses invitations féminines. Le passage à l'acte est décrit avec une complaisance certaine (mais d'intensité variable) et de nombreux bâtards voient le jour - parfois en même temps (Amadis, XIV, ch. 65). Rares sont les dames ou damoiselles inflexibles, plus rares encore sont les sérieuses condamnations de l'infidélité masculine ou même de « l'excellent en desloyauté », Rogel de Grèce (Ibid., XIII, ch. 40).

Dans le cas d'Hylas en revanche, le récit de ses amours n'inclut ni exploits méritoires, ni scènes érotiques, ni progéniture intempestive. Ses partenaires successives le jugent sincère. Son inconstance donne matière à une profusion de raisonnements et de débats dont les points forts sont des figures de style inattendues et cocasses. L'inconstance se pare d'un arrière-plan métaphysique : Honoré d'Urfé traite le changement comme une tendance naturelle qui caractérise l'univers entier, parce

Que sous le Ciel on ne voit rien
Que le changement ne menace (Le Sireine, p. 69).

13 SignetLe savant

Le parallèle entre Hylas et les chevaliers des Amadis ne surprend pas outre mesure parce que le héros d'Honoré d'Urfé a des traits de chevalier qui erre à l'aventure. Il n'en va pas de même de son rival, Silvandre. Celui-ci glisse du statut de berger à celui de fils de druide. Il s'avère pourtant le personnage de L'Astrée qui ressemble le plus et le plus longtemps à un chevalier des Amadis.

Ce bien-nommé Silvandre doit plus que son nom à Silves η de la Selve, descendant d'Amadis de Gaule. Silves η, comme Silvandre, a pour antithèse un inconstant qui a presque le même âge que lui : Rogel et Silves η, des demi-frères, naissent dans le livre XI (Amadis, ch. 3 et 77). Leurs destins se mêlent aux livres XIII et XIV ; ils croisent le fer (littéralement pour les chevaliers, Ibid., XIV, ch. 7) puis deviennent bons amis. Silves η, comme Silvandre, est instruit par les meilleurs maîtres (Ibid., XIII, 9). Les jeunes gens apprennent à nager, information inusitée donnée explicitement dans les deux cas (Ibid., XIII, ch. 8 ; II, 12, 767). Silves η, comme Silvandre, soigne un animal en détresse (le cerf du chevalier et la brebis du berger guérissent). Silves η, comme Silvandre, se distingue par une chasteté exceptionnelle (Ibid., XV, ch. 43 par exemple). Silves η, comme Silvandre, aime une femme remarquablement belle (Ibid., XIII, ch. 56). Silves η, comme Silvandre, nommé « erecteur de la justice » (Ibid., XIV, ch. 23), a l'opportunité de louer la justice miséricordieuse (Ibid., XIV, ch. 32).

Honoré d'Urfé substitue aux maîtres modernes et notoires de Silves η, les célèbres et anonymes Massiliens de l'Antiquité. Il transpose le prestige des Amazones aux femmes druides : Silves η aime Pentasilée, la fille de la reine des Amazones, alors que Silvandre aime Diane, la fille de Bellinde, « maistresse des Vestalles et Druydes d'Eviens » (I, 6, 159 verso). Honoré d'Urfé, enfin et surtout, attribue à Silvandre une fonction qui n'a pas d'équivalent dans Les Amadis, celle d'instruire ses compagnons et même de les guider concrètement et moralement.

Silves η, comme Silvandre, porte une marque de naissance η qui indique la profession de son père. Le chevalier soupçonne qu'il est le fils d'Amadis de Grèce (Amadis, IX, ch. 44), chose que les traducteurs ne nous laissent pas oublier (Ibid., XV, ch. 23) puisqu'ils soulignent aussi la ressemblance du jeune homme avec Amadis de Grèce (Ibid., XIV, ch. 28). Le berger de L'Astrée en revanche ignore tout de ses origines et ne ressemble à personne. Étant donné qu'Honoré d'Urfé n'a pas terminé l'histoire de son héros, est-on en droit de s'inspirer des Amadis pour prêter à L'Astrée une reconnaissance vraisemblable et satisfaisante ? Exhiber une marque de naissance suffit pour que les chevaliers se reconnaissent publiquement. C'est la formule choisie par Balthazar Baro dans sa décevante Conclusion : Adamas aperçoit le rameau de gui η sur le bras de Silvandre (éd. Vaganay, V, 12, p. 522). Ce dénouement me paraît inacceptable parce qu'il ne tient aucun compte des circonstances particulières de l'enlèvement de Silvandre enfant ainsi que de l'enlèvement de Paris. L'histoire d'Adamas manque cruellement.

Selon toute probabilité, la reconnaissance de Silvandre ne ressemblera pas à celle de Silves η, car Honoré d'Urfé, au dénouement, doit s'écarter des Amadis pour se tourner vers le Pastor Fido de Guarini ; c'est ce qu'annoncent les oracles qui concernent Silvandre (Henein, p. 110). C'est ce que Balthazar Baro, le continuateur de L'Astrée, n'a pas compris.

14 SignetL'amoureux

Le romancier, explicitement, fait peser l'ombre des romans de chevalerie sur Céladon dans la préface de la deuxième partie. Les lecteurs sont donc invités à s'interroger sur la portée et la validité des indices semés. Qu'est-ce qui relie le héros avec le Beau Ténébreux η, l'Arc des Loyaux amants η et la Chambre défendue η (II, L'Autheur au Berger Celadon) ? Qui se souvient des déboires d'Amadis de Gaule conclut que le Berger, comme le Chevalier, a été condamné par une maîtresse jalouse η, trompée par un faux rapport :

- Va t'en déloyal, et garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande (I, 1, 4 recto).
- Je vous defends de vous trouver jamais devant moy, n'en part ou je reside (Amadis, II, ch. 2).

Amadis « se print si fort à pleurer qu'il sembloit fondre en larmes » (Ibid., II, ch. 3). L'ermite qui vient ensuite en aide au chevalier a pour homologue le druide qui va plus tard secourir Céladon.

Tout de suite après la rupture des héros, Honoré d'Urfé s'éloigne d'Amadis et d'Oriane ; il change de cap. Céladon, désespéré par le commandement d'Astrée, se jette dans le Lignon. On se souvient que la princesse Galathée et ses nymphes le secourent. Le romancier s'inspire alors des aventures scabreuses d'un chevalier moins renommé qu'Amadis, « Fortunian le beau ». Ce personnage introduit par Gabriel Chappuys η en 1578 apparaît dans un Amadis d'origine italienne. Il est le fils de Fortune qui est elle-même la fille d'Amadis de Grèce, et donc la demi-sœur de Silves de la Selve η.

Nul besoin de commentaires pour reconnaître diverses aventures du héros de L'Astrée derrière ces péripéties que je résume : Fortunian le beau, dans le château des Belles Dames, est aux prises avec de « lascives damoiselles » qui retiennent les beaux jeunes gens « par douceur » ou « par force ». Fortunian résiste aux offres érotiques des « gaillardes sœurs » et réussit même à les ramener dans le chemin de la vertu. Elles abandonnent « une vie si infame » afin de ne pas être « notees aux histoires à venir pour les plus meschantes et deshonnestes femmes qui furent onques » (Amadis, XVI, ch. 8). Fortunian se laisse ensuite conduire au hasard par son cheval. Il parvient dans un lieu « delectable » où l'eau enchantée de la Fontaine de Plaisance l'endort. Il est sauvé par des nymphes de la déesse Diane. Vêtues comme les dames du Forez, ces jeunes femmes recherchent tous les soirs les victimes des eaux magiques (Ibid., XVI, ch. 9). Fortunian le (trop) beau, au fil de ses errances, rejette les avances de deux Infantes (Ibid., XVI, ch. 30), tombe malade (Ibid., XVI, ch. 34), et enfin rencontre la Princesse Claire-Estoille, la femme de ses rêves - littéralement.

Dans la suite du récit, la conduite du Chevalier de L'Estoile et la conduite de l'amant d'Astrée vont s'opposer parce que le chevalier, victime d'un enchantement, trompera sa Princesse (Ibid., XVIII, ch. 93). Mis à part Silves η, il me semble qu'aucun chevalier des Amadis ne peut surmonter une quelconque épreuve d'ordre sexuel. Honoré d'Urfé dote Céladon d'une fidélité inébranlable et d'une chasteté qui résiste à toutes sortes de tentations.

Soulignons pourtant que le romancier, en un sens, ménage son héros. En atténuant considérablement les élans sexuels féminins dans les hameaux et dans les châteaux, d'Urfé se distingue des auteurs/traducteurs des Amadis. Chez lui, les descriptions érotiques de la troisième et de la quatrième partie n'impliquent que le couple principal, Céladon et Astrée. Elles ont une solide raison d'être puisqu'il s'agit d'un asag (Pleins feux) qui devrait transformer Alexis en Céladon pour le réunir à Astrée.

En donnant la vie à ces trois personnages masculins qui ont des homologues dans Les Amadis, Honoré d'Urfé innove dans le domaine des actions et surtout dans le domaine de l'expression. Les paroles que prononcent, chantent ou écrivent l'inconstant, le savant et l'amoureux n'ont pas vraiment de pendant dans Les Amadis. Hylas, Silvandre et Céladon, comme leur créateur, composent beaucoup plus que des lettres d'amour. Ce sont des poètes et des narrateurs passés maîtres dans l'art d'analyser des sentiments et de les exprimer.

Quand Honoré d'Urfé réduit la chevalerie au niveau de la pastorale, les jeux de société et les concours remplacent les combats. On le constate dans deux instances en particulier, le traitement du duel pour la beauté et la caractérisation du lieu enchanté. En développant ces épisodes que l'on pourrait croire copiés des Amadis, d'Urfé s'éloigne délibérément de l'esthétique et de l'éthique du roman de chevalerie.

15 SignetLe Duel pour la beauté

Les chevaliers qui se battent pour défendre la suprématie de beauté de leur maîtresse sont légion dans Les Amadis, où il arrive même que l'on détourne ce combat de son but η. Les portraits de dames η sont alors gravés sur les écus (Amadis, XI, ch. 15), ou attachés au sommet des heaumes des combattants (Ibid., VII, ch. 59).

Trois fois L'Astrée évoque le traditionnel duel pour la beauté, mais sans décrire les armures, sans montrer le portrait de la dame et sans donner sa fin logique à la lutte. Comme la scène se passe toujours en Forez, elle semble particulièrement incongrue. Le premier combattant est un Chevalier barbare qui a quitté son pays pour démontrer à l'univers la beauté suprême de sa maîtresse (I, 6, 188 verso). Cet étranger n'a de chevalier que le nom et les armes. Attiré par les charmes d'une bergère du Lignon endormie, il oubliera sa mission et sera tué par un berger armé d'une simple fronde η - ici s'arrête la brève évocation de l'histoire de David et Goliath.

Le deuxième duel pour la beauté se déroule à Marcilly, pendant une période consacrée aux désordres les plus variés, les Bacchanales :

Le jeune Clidaman fit un tournoy, pour soustenir la beauté de Silvie, Guiemants et Lindamor firent tout ce que des hommes pouvoient faire, mais entre tous, Lindamor y eut tant de grace, et tant de bonheur, que quand Galathée n'en eust point esté le juge, Amour toutefois eust donné l'arrest contre Polemas
(I, 9, 269 recto).

Pour qui se bat Guyemant qui est également amoureux de Silvie ? Qui gagne ? Qui est la plus belle ? Nous ne le saurons jamais. Concession et négation déforment cette longue phrase à la forme affirmative. De toute manière, puisque Galathée sert d'arbitre et qu'elle privilégie l'amant de l'heure, l'issue du duel ne signifie pas grand-chose.

Lors de la troisième instance, le duel s'amorce tout près de la demeure d'Adamas. Le combattant potentiel est Alcidon, chevalier déguisé en berger qui prétend défendre par les armes la prééminence de la beauté de sa maîtresse. Il défie le spirituel et sympathique Hylas, alors amoureux d'un berger travesti. Hylas répond qu'il se bat avec les mots seulement. Les auditeurs éclatent de rire (III, 2, 42 recto). Alcidon est déconfit. Jeu de main, jeu de vilain ... et le vilain n'est pas celui qu'on croit. La pastorale ridiculise le roman de chevalerie.

16 SignetL'Enchantement

Les Amadis mettent en scène plusieurs magiciens que les Epistres morales rappellent : la déesse Fortune est comparée à Urgande, Alquife et Zirphée parce que tous déforment ce que nous voyons (I, 4, p. 26). Dans L'Astrée, Mandrague reste la seule magicienne nommée ; c'est un personnage de légende peint sur la paroi d'une grotte. Les responsables de la construction de la fontaine de la Vérité d'amour et de la présence opportune de ses gardiens sont dits « druides » - c'est-à-dire en langue astréenne, des sages dont les actions ne s'expliquent pas aisément, mais s'avèrent toujours bénéfiques. Il serait pourtant maladroit d'affirmer que « d'Urfé manifeste son mépris ou son indignation » vis-à-vis de la magie, comme l'a fait Maxime Gaume (p. 376). En étudiant le Jugemant sur l'Amedeide, j'ai relevé le rôle circonscrit mais flagrant que le romancier assigne au surnaturel η. L'Astrée est l'œuvre d'un moraliste qui croit aux dangers de la magie. L'originalité d'Honoré d'Urfé n'est pas d'écarter la magie ou de la condamner, mais de l'afficher délibérément d'une manière assez ambiguë pour arrêter les lecteurs et les inviter à en tirer la leçon qu'ils sont capables de comprendre.

Dans Les Amadis, la magie joue un rôle structurant puisqu'elle peut agir au début d'une aventure (mise à l'épreuve) ou à la fin (reconnaissance). Chevaliers et dames affrontent en effet de multiples monuments enchantés (O'Connor, pp. 93-95). Faut-il y voir une des sources de la célèbre fontaine de la Vérité d'Amour η ?

Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau, et comme elle declare par force les pensées plus secrettes des Amants ; car celuy qui y regarde dedans y voit sa maistresse, et s'il est aimé, il se voit aupres, et si elle en aime quelqu'autre, c'est la figure de celuy-là qui s'y voit (I, 3, 70 recto et verso).

La fontaine astréenne s'inspire d'objets magiques qui jouent un rôle plutôt négligeable dans Les Amadis. Il s'agit d'appareils offerts par une autorité compatissante, presque de gadgets. Voyons par exemple ce qui se passe lorsqu'un chevalier et sa maîtresse, séparés par des circonstances infortunées, disposent de miroirs offerts par une magicienne.

Il tira dehors le miroir, auquel il vid (chose merveilleuse) la propre effigie d'icelle [...] non seulement il voyait remuer les levres, mais aussi entendoit la voix qui estoit proferee
(Amadis, XV, ch. 1).

Silves η de la Selve, choyé par les magiciens, possède un miroir,

si merveilleux, que quelque aventure à laquelle l'homme s'eust voulu hazarder, il la veoit la dedans, avec la maniere par laquelle elle se devoit mettre à fin (Amadis, XIV, ch. 19).

Ces deux miroirs ensorcelés pour offrir l'image de l'autre copient des miroirs tout aussi étonnants que l'on rencontre dans le Lanzelet d'Ulrich van Zatsikhoven (Giorgi, p. 31, note 7 ; Henein, pp. 129-132).

Honoré d'Urfé complique les miroirs magiques et superpose les difficultés. Il fait garder l'« œuvre d'un Magicien tres sçavant » (I, 11, 374 verso) par des animaux qui semblent sortis de tapisseries. Ils ont pourtant été enchantés par un autre magicien pour choisir qui ils attaquent. Dans un roman de chevalerie, il faudrait trucider ou dompter ces fauves. Dans L'Astrée, il faut les éviter ou mériter d'être épargné. Du vivant d'Honoré d'Urfé, on ne consulte la fontaine que dans des histoires intercalées. Jamais elle n'apporte un quelconque soulagement. Le traitement du lieu enchanté porte la griffe d'un romancier qui trie attentivement les aventures que lui soufflent Les Amadis. Les souvenirs de lecture passent par le tamis de la raison pour qu'ils illustrent une leçon. Disparus sont géants, nains et modes de transport extraordinaires, tout le fatras qui encadre la chevalerie. Le surnaturel change de face.

Les rapports sociaux entre chevaliers et non-chevaliers changent du tout au tout dans le roman pastoral. Honoré d'Urfé interdit aux chevaliers et aux bergers de se fréquenter aussi souvent que dans le roman de chevalerie ou dans la pastourelle médiévale. Le chevalier portant en croupe une bergère n'appartient pas au personnel de L'Astrée. Déjà dans le Traité d'amour d'André le Chapelain, une roturière recommande au chevalier de chercher l'amour dans la classe à laquelle il appartient (p. 77). Mis à part Hylas au cœur d'artichaut et Alcippe aux tribulations exemplaires, il n'y a ni berger-chevalier, ni chevalier-berger chez d'Urfé. Ainsi, le célèbre Chevalier de la Bergère des Amadis (IX, ch. 3) n'a-t-il pas d'homologue. Dans L'Astrée, les deux chevaliers qui se déguisent en bergers sont à proprement parler des suiveurs : un prince consort qui ne joue pas toujours le beau rôle, Alcidon, et un comparse, qui est dans la suite de cet Alcidon, Hermante. Aucun des deux ne tient une houlette, ne conduit un troupeau, ou surtout ne recherche une bergère. Le prince Sigismond se déguisera-t-il en berger comme l'annonce Dorinde dans la quatrième partie incomplète (IV, 4, 880) ? Le projet ne sera pas mis à exécution dans les brouillons laissés par Honoré d'Urfé. Ce dessein non-réalisé indique combien il faut se garder d'amalgamer l'œuvre d'Honoré d'Urfé (y compris les brouillons) avec les textes apocryphes. C'est justement en se servant d'emprunts quasi textuels aux Amadis (Magendie, p. 135 ; Gaume, p. 610) que Balthazar Baro s'est permis de fabriquer le dénouement imposé à L'Astrée (Henein, p. 143).

En somme, le parallèle avec Les Amadis fait ressortir les caractéristiques de l'inventio du roman moderne : une stricte sélection est suivie par d'habiles distorsions. L'érotisme s'est muselé, car la bienséance est respectée (au détriment parfois de la vraisemblance). L'hyperbole reste toujours de mise, mais elle ne porte plus sur les mêmes éléments. Les personnages de L'Astrée authentique seraient en droit de dire comme Don Quichotte :

Toutes ou la plupart des choses qui m'arrivent vont en dehors des termes ordinaires de celles qui arrivent aux autres chevaliers errants (Cervantes, p. 761).

Dans ses relations avec Les Amadis, Honoré d'Urfé évoque son contemporain, Cervantes, mais ne lui ressemble pas du tout (Henein, p. 10). Le romancier espagnol fait brûler les romans de chevalerie dès le chapitre VI. Don Quichotte conserve ses souvenirs de lecture et il imite mal ce qu'il admire. Lorsque, « ébahi et étonné », il accepte de se battre pour défendre la beauté de Dulcinée, il se voit contraint de mettre fin à son aventure avant même d'avoir passé ce test si banal en pays de chevaliers (Cervantes, p. 994). Il sombre dans la folie et meurt (dans son lit). D'Urfé, infiniment plus perspicace, grâce aux détours qu'autorise la pastorale, métamorphose les aventures. Son roman est un hymne à la lucidité souriante et indulgente des amateurs de romans de tous bords.

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17 SignetLa Diane

Je voudrais que nous prissions l'habit de bergers [...]
Et nous irons par ces montagnes, ces forêts
et ces prairies, ici chantant, là gémissant,
buvant le liquide cristal des fontaines.

Cervantes,
Don Quichotte, p. 1009.

L'Astrée a du sang espagnol : si elle est en un sens la fille des Amadis, elle est également la sœur de La Diane de Montemayor. Maurice Magendie va jusqu'à déclarer que « d'Urfé, sans elle, n'aurait pas écrit son roman » (p. 145). Montemayor (1520 ? – 1561) publie sa pastorale autour de 1559. Ce texte connaît une vingtaine d'éditions rien qu'au XVIe siècle (Wentzlaff-Eggebert, p. 69). Il est traduit en français en 1578 par N. Colin η. Honoré d'Urfé peut avoir lu l'original, puisque, dans ses Epistres morales, il cite en espagnol la suite donnée par Gil Polo (I, 9, p. 101).

Sans La Diane, Honoré d'Urfé n'aurait sûrement pas écrit son Sireine, poème conçu comme une suite du roman espagnol, et qui met en scène un Sireno amoureux éconduit par une Diana. Le Sireine est une parodie, dans le sens que le XVIIe et l'étymologie donnaient au mot. C'est « un chant qui imite », c'est-à-dire qui prend ses distances pour se distinguer sans copier. « L'imagination de l'auteur agit comme un miroir grossissant », déformant. (Henein, pp. 103-104). Dans L'Astrée, les épisodes de La Diane se réfractent d'une manière plus savante que dans Le Sireine, mais la déformation reste de règle.

La première partie de L'Astrée se termine sur une scène qui rappelle la scène d'ouverture de La Diane, alors que Le Sireine débute exactement là où la première partie de La Diane s'achève. Honoré d'Urfé joue de ces reflets trompeurs. Son imagination se sert de tremplins que son esprit culbute pour provoquer le lecteur. Le mythe astréen par excellence, la fontaine de la Vérité d'amour η, doit ses propriétés à des sources multiples, on l'a vu plus haut. Il pourrait bien devoir sa conception au renversement habile d'un segment de La Diane : la sépulture d'une dame espagnole morte parce qu'elle est restée insensible à l'amour se métamorphose dans L'Astrée en tombe d'une bergère forézienne qui se tue parce qu'elle n'est pas aimée (Henein, pp. 108-109). Encore une fois, Honoré d'Urfé transforme l'échelle des valeurs de ses devanciers. Pour décrire cette technique, Jean-Noël Marie recourt à une image frappante : « Dis-moi qui tu entes, je te dirai qui tu n'es pas » (p. 238).

Françoise Lavocat voit dans L'Astrée maintes reliques de la tradition pastorale espagnole. Elle qui connaît si bien le roman pastoral européen écrit : « Honoré d'Urfé a exploité et subverti, autant qu'il a éliminé, le code bucolique traditionnel » (p. 310). Il a pris ses distances avec la tradition pastorale classique de Virgile η ou de Théocrite, avec celle des modernes (Sannazar ou le Ronsard η du Bocage royal), et surtout avec celle des ses compatriotes (Du Crozet ou Loys Papon η).

18 SignetRapprochements avec La Diane

Quoique les ressemblances indiquent la subversion de La Diane de Montemayor (que je cite dans la traduction d'Anne Cayuela), les différences vont exposer plus clairement encore la manière de penser d'Honoré d'Urfé. Le plus intéressant, c'est ce qui sépare radicalement les deux œuvres, un domaine où le romancier prend sciemment le contre-pied de Montemayor : le traitement du personnel du roman pastoral.

Signet L'ASTRÉE LA DIANE
L'Autheur à la Bergere Astrée, n.p.  Argument, p. 31.

Aux lecteurs qui « asseurent que Celadon est un tel homme, et Astree une telle femme ; ne leur responds rien car ils sçavent assez qu'ils ne sçavent pas ce qu'ils disent ; mais supplie ceux qui pourroient estre abusez de leurs fictions ... ».

« ... des histoires fort diverses, lesquelles sont véritablement advenues, encore qu'elles soient déguisées sous des noms et des styles pastoraux ».

Livre 1  
I, 1, 2 verso La Diane, Livre 6, p. 235-236.

Céladon voit de loin le troupeau d'Astrée.

« Melampe, chien tant aimé de sa Bergere, aussi tost qu'il le vit, le vint follastrement caresser, encore remarqua t'il la brebis plus cherie de sa maistresse ».

Sirène, qui a bu de l'eau d'oubli et qui n'aime plus Diane, voit de loin le troupeau de la bergère.
« Les mâtins vinrent à lui avec une grande furie, mais lorsqu'ils furent arrivés près de lui et qu'ils le reconnurent, certains se couchèrent à ses pieds [...] l'agnelle qui conduisait le troupeau avec sa rustique clarine η vint vers le berger ».

I, 1, 4 verso La Diane, Livre 2, p. 99.

En tombant dans le Lignon, Céladon arrache un ruban auquel Astrée a attaché une bague,

« symbole d'une entiere et parfaite amitié ».

Diane a offert à Sirène une bague en lui disant :


« Et cette bague tu dois porter, /
sur lequel [sic] deux mains enlacées /
disent que bien que s'achèvent les vies, /
deux âmes qui sont unies /
ne peuvent être séparées ».

I, 1, 3 recto La Diane, Livre 1, p. 56.

« Il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bonheur, comme il l'estoit de l'Amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu'au reste des hommes ».

Selvagie dit à Sylvain :
« Je m'imaginais, quand je t'entendais parler de tes amours, que tu étais un Phénix, et que personne parmi tous ceux qui ont aimé jusqu'alors, n'avait pu arriver à l'extrémité où tu es arrivé ».

I, 1, 6 recto et verso. La Diane, Livre 2, p. 86.

Céladon est évanoui sur la rive du Lignon « entre quelques arbres, où difficilement pouvoit-il estre veu ».
« Il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyans sur les espaules, couverts d'une guirlande de diverses perles : elles avoient le sein découvert, et les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d'où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. Chacune avoit au costé le carquois remply de flesches, et portoit en la main un arc d'yvoire ; le bas de leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à my jambe ».

Sirène, Sylvain et Selvagie entendent chanter ;
« se cachant entre des arbres proches du ruisseau, ils virent trois nymphes assises parmi les fleurs dorées, si belles qu'il semblait que nature avait donné en elles une claire démonstration de son pouvoir. Elles étaient vêtues de robes blanches, brodées de feuillages d'or, et leurs cheveux, qui obscurcissaient les rayons du soleil, étaient relevés autour de leur tête et attachés par deux colliers de perles orientales se venant joindre au milieu de leur front cristallin par le moyen d'un aigle d'or qui tenait entre ses serres un fort beau diamant. Toutes trois jouaient de leur instrument [...] ».

Livre 2  
I, 2, 26 verso La Diane, Livre 4, p. 174.

Céladon revient à lui dans le palais de Galathée :

« Il ne vid autour de luy, que des enrichisseures d'or, et des peintures esclatantes, dont la chambre estoit toute paree, et que son œil foible encore ne pouvoit recognoistre pour contrefaites ».
(description de fresques mythologiques où ne figure pas la déesse Diane).

Les bergers visitent le palais de Félicie :

« Leurs murs étaient d'albâtre et de nombreuses histoires antiques y étaient sculptées avec tant de naturel qu'il semblait que Lucrèce venait de se donner la mort [...] »
(suit la description d'une galerie de femmes illustres).
« Au-dessus des autres la statue grandeur nature en bronze de corinthe de la déesse Diane en habits de chasseresse incrustés de nombreuses pierres et perles précieuses d'une extrême valeur, l'arc à la main et le carquois au cou » (p. 175).

I, 2, 22 verso La Diane, Livre 4, p. 186.

Céladon visite le palais de Galathée.

« Avec un pont-levis on entroit dans le jardin agencé de toutes les raretez que le lieu pouvoit permettre, fut en fontaines, et en parterres, fut en allées ou en ombrages [...] ».

Les bergers visitent le palais de la magicienne Félicie. Ils entrent

« dans un beau jardin [...]. Parmi les arbres et les belles fleurs il y avait de nombreux sépulcres [...] plusieurs fontaines d'albâtre [...] ».

Histoire d'Alcippe
2, 45 recto
La Diane, Livre 1, p. 55.

Céladon raconte une méditation d'Alcippe :

« Plante un clou de diamant à la rouë de ceste fortune, que tu as si souvent trouvée si muable ».

Selvagie chante pour expliquer ce qui n'arrivera plus jamais :

« En espérance alors on me verra fier, /
quand je tiendrai du sort la puissance abaissée, /
et qu'un clou gardera la roue de tourner ».

Livre 3  
Histoire de Sylvie
I, 3, 70 verso
La Diane, Livre 5, p. 199.

L'eau, dans une fontaine construite par un magicien,

« declare par force les pensées plus secrettes des Amants ».

L'eau dont dispose la magicienne Félicie

« sait bien délier les nœuds que ce pervers d'amour a faits ».

Livre 4  
Histoire d'Astree et Phillis
4, 89 recto
La Diane, Livre 1, p. 59.

Dans le temple de Vénus,

« Et par ce que autrefois il y a eu de l'abus, et que quelques Bergeres [sic] se sont meslez parmy les Bergeres, il fut ordonné par edict public, que celuy qui commettroit semblable faute, seroit sans remission lapidé par les filles à la porte du Temple ».

Dans le temple de Minerve,

« La coutume de cette province était qu'aucun berger ne pût entrer dans le temple sinon pour y prêter obéissance et qu'il en ressortît jusqu'au jour suivant ».

Histoire d'Astree et Phillis
I, 4, 91 recto
La Diane, Livre 2, p. 109.

Astrée raconte à ses compagnes : Les bergères représentent le Jugement de Pâris. Céladon travesti donne la pomme à Astrée.

« Incontinent la foule, et l'applaudissement de la trouppe nous separa, par ce que le Druide m'ayant couronnée, me fit porter dans une chaire jusques où estoit l'assemblée, avec tant d'honneur, que chacun s'estonnoit, que je ne m'en resjouyssois d'avantage ».

Les parents de Félismène lisent le récit du Jugement de Pâris et en discutent. Le père pense que « Pâris avait fort bien donné la sentence si toutefois il ne lui était pas arrivé malheur ensuite ». Parce que la mère blâme le choix du berger, Vénus punira ses enfants, mais Pallas les protégera (p. 110). Comme la mère meurt en donnant le jour à des jumeaux, on peut penser que Junon, protectrice des enfantements, la châtie.

Histoire d'Astree et Phillis
I, 4, 89 recto
La Diane, Livre 1, p. 61.

Pour l'amour d'Astrée, Céladon pénètre travesti dans un temple et contemple la bergère à moitié nue.

Dans le temple de Minerve, Selvagie admire Ysménie et en tombe amoureuse. Ysménie prétend qu'elle est un berger qui s'est travesti pour s'amuser.

Histoire d'Astree et Phillis
4, 90 verso
La Diane, Livre 1, p. 62.

Astrée raconte : Quand Céladon se nomme

« il me fut impossible de consentir à moy-mesme de le faire mourir, puis que l'offence qu'il m'avoit faite n'estoit procedée que de m'aymer trop. Toutefois le cognoissant estre Berger, je ne peux plus longuement demeurer nuë devant ses yeux, et sans luy faire autre response, je m'en courus vers mes compagnes ».

Ysménie prétend qu'elle est son cousin Alanie, travesti pour s'amuser. Selvagie lui dit :

« Je me fusse considérée heureuse si tu eusses fait délibérément ce que tu as fait fortuitement ».

Histoire d'Astree et Phillis
I, 4, 90 recto et verso
La Diane, Livre 2, p. 99.

Astrée raconte à ses compagnes que Céladon travesti lui demande une mèche de ses cheveux.

« Il me demanda de mes cheveux pour faire un bracelet, ce que je fis, et apres les avoir serrez dedans un papier, il me dit : - Or Astrée je retiendray ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la Deesse Venus, et luy en demander vengeance ».

La nymphe Doride chante la chanson de Diane. La bergère a dit à Sirène :


« Prends berger, ce cordon /
fait avec mes cheveux /
afin que tu te souviennes /
que tu as pris possession /
de mon cœur et d'eux ».

Histoire d'Astree et Phillis
I, 4, 105 verso
La Diane, Livre 2, p. 87.

Astrée raconte à ses compagnes que Céladon doit quitter le hameau.

« Les paroles qui furent dittes entre nous à son départ n'ont esté que trop divulguees par une des Nymphes de Bellinde ; car je ne sçay comment ce jour la Lycidas qui estoit au pied du Rocher s'endormit, et ceste Nymphe en passant nous oüyt, et escrivit dans des tablettes tous nos discours. - Et quoy, interrompit Diane, sont-ce les vers que j'ay oüy chanter à une des Nymphes de ma mere, sur le depart d'un Berger ? - Ce les sont, respondit Astree, et par ce que je n'ay jamais voulu faire semblant qu'il y eust quelque chose qui me touchast, je ne les ay osé demander. - Ne vous en mettez point en peine, repliqua Diane, car demain je vous en donneray une coppie ».

(Nous n'entendrons pas ces vers.)

La nymphe Cinthia parle à ses compagnes de la séparation de Sirène et de Diane :

« On m'a dit que leurs adieux ont eu lieu près d'une fontaine qui est proche de ce pré, adieux dignes d'être à jamais célébrés pour les propos amoureux qu'ils échangèrent. Lorsque Sirène entendit ceci, il demeura interdit de voir que les trois nymphes avaient connaissance de ses malheurs » [...]
« Célio, qui était perché sur un rocher et qui les épiait, les entendit et mit tout en vers au pied de la lettre exactement comme cela s'était passé ».

(La nymphe Doride chante ces vers.)
Livre 5  
I, 5, 140 recto à 143 verso La Diane, Livre 7, p. 234-235.

Corilas et Stelle se disputent en chantant leurs répliques.

Selvagie et Sylvain disent leur amour en chantant leurs répliques.

Livre 6  
Histoire de Diane
I, 6, 160 verso
La Diane, Livre 1, p. 63.

Diane raconte : Filandre et Callirée, des jumeaux, se ressemblent et surviennent dans le hameau.

« La premiere fois que je le vy, ce fut le jour que nous chommons à Appollon, et à Diane, qu'il vint aux jeux en compagnie d'une sœur, qui luy ressembloit si fort, qu'ils retenoyent sur eux les yeux de la plus grande partie de l'assemblee ».

Selvagie raconte que le jour de la fête de Minerve, elle rencontre Ysménie qui se fait passer pour son cousin, Alanie. Les jeunes gens se ressemblent.

Histoire de Diane
I, 6, 169 recto
La Diane, Livre 1, p. 63.

Diane raconte : Callirée dit à Filandre :

« Vous sçavez la ressemblance de nos visages, de nostre hauteur, et de nostre parole, et que si ce n'estoit l'habit, ceux mesmes qui sont d'ordinaire avec nous, nous prendroient l'un pour l'autre ».

Selvagie parle d'Ysménie et de son cousin :

« Leur visage, leurs yeux et tout le reste étaient tellement semblables que s'ils n'eussent été de sexes différents, personne n'eût pu les distinguer l'un de l'autre ».

Histoire de Diane
I, 6, 168 recto
La Diane, Livre 1, p. 63.

Callirée « n'avoit autre contentement que celuy que l'amitié qu'elle portoit à ce frere, luy pouvoit donner ».
Lorsqu'elle apprend que Filandre aime Diane, elle lui dit : « J'ay peur, mon frere, que vous l'aimiez plus que moy ».

« Ysménie avait un cousin qui s'appelait Alanie, qu'elle aimait plus qu'elle-même ».

Lorsqu'elle apprend qu'Alanie aime Selvagie, son chagrin est tel « qu'elle pensa perdre la vie en pleurant » (p. 66).

Histoire de Diane
6, 162 verso
La Diane, Livre 1, p. 60.

Daphnis dit à son amie, Diane :

« Que si l'amour le plus parfait, / Comme on dit, de semblance naist, /
Le nostre sera bien extreme, /
Puis que de vous et moy ce n'est /
Qu'un sexe mesme ».

Ysménie dit à Selvagie de l'amour entre deux femmes :

« Cet amour-là est celui qui dure le plus longtemps et c'est également celui que le destin accepte le plus car ni les revers de Fortune ni les mutations du Temps ne viennent le troubler ».

Histoire de Diane
(I, 6, 180 recto)
 
Honoré d'Urfé développe le thème :
Filandre travesti dit la même chose à Diane : « Puis qu'il n'y a rien qui diminuë tant l'ardeur du desir, que la jouissance de ce qu'on desire, et cela ne pouvant estre entre nous, vous serez jusques à mon cercueil tousjours aymée, et moy tousjours Amante ».
 
Histoire de Diane
I, 6, 163 verso
La Diane, Livre 5, p. 212.

Filandre, amoureux de Diane, chante :

« Ainsi sur mon berceau de la Parque ordonnée, /
Neuf fois se prononça la dure destinée, /
Qui devoit infallible accompagner mes jours
 ».

Diane, qui regrette d'avoir abandonné Sirène, chante :

« Ne fus-je pas sitôt née /
que déjà malheureuse je naquis, /
et aussitôt mes cruelles destinées /
me soumirent à une fâcheuse vie ».

Histoire de Diane
I, 6, 171 recto
La Diane, livre 1, p. 62.

Diane décrit ses actions avec Filandre travesti :

« Quand à nous lors que nous fusmes retirées seules, Daphnis et moy, fismes à Filandre les caresses, qu'entre femmes on a de coustume, je veux dire entre celles, où il y a de l'amitié et de la privauté, que ce Berger recevoit et rendoit avec tant de transport, qu'il m'a depuis juré, qu'il estoit hors de soy mesme ».

Selvagie a rencontré Ysménie dans le temple de Minerve. Elle en est tombée amoureuse. Ysménie prétend être Ardilan travesti. Selvagie dit :

« Les embrassades furent telles, ainsi que les paroles d'amour que nous nous disions l'une à l'autre [...] »

Histoire de Diane
I, 6, 171 recto
La Diane, Livre 1, p. 62.

Diane explique :

« Si je n'eusse esté bien enfant peut-estre que ses actions me l'eussent fait reconnoistre ».

Ysménie prétend être Ardilan travesti. Selvagie dit :

« Et étant donné que je n'avais jusqu'alors aucune expérience de ce genre de passion [...] ».

I, 6, 189 verso La Diane, Livre 2, p. 103.

Le Chevalier barbare s'approche de Diane :
« Filandre mettant une pierre dans sa fronde, la luy jetta d'une si grande impetuosité, que le frappant à la teste, sans les armes qu'il y portoit, il n'y a point de doute qu'il l'eust tué de ce coup ».

Trois sauvages s'en prennent aux trois nymphes. Les bergers cherchent à protéger leurs amies,

« sortant tous trois leur fronde, et utilisant les pierres dont leur panetière était remplie [...] ».

Livre 7  
Histoire de Tircis et de Laonice
I, 7, 207 recto sq.
La Diane, Livre 2, p. 115 sq.

Laonice, par amour pour Tircis, sert de messagère entre le jeune homme et Cléon. Elle croit que Tircis fait semblant d'aimer Cléon, en réalité, c'est Laonice que Tircis feint d'aimer. Cléon meurt de la peste et Tircis s'en va.

Félismène, bergère et amazone, travestie en page pour l'amour de Don Felix, remet les lettres du jeune homme à Célie. Célie, amoureuse du page, meurt de tristesse quand elle constate que le messager ne parle que pour Don Felix. Après le décès de Célie, Don Felix part à l'aventure. Félismène se met à sa recherche. Shakespeare raconte une aventure similaire dans Les Deux gentilshommes de Vérone (1594). Merci à John Fyler pour son aide.

Livre 8  
I, 8, 263 verso La Diane, Livre 1, p. 37.

Phillis dit à Lycidas :

« Il peut bien estre que vous me trompiez en ce qui est de vous comme il semble que vous vous deceviez en ce qui est de moy. Ou que comme vous pensez n'estre point aymé, l'estant plus que tout le reste du monde, de mesme vous pensiez de m'aymer en ne m'aymant pas ».

Diane écrit à Sirène :

« Comme tu penses que je ne t'aime point, alors que je t'aime plus que moi-même, ainsi dois-tu penser que tu m'aimes, bien que tu me haïsses ».

Livre 10  
Histoire de Celion et Belinde
I, 10, 314 recto
La Diane, Livre 3, p. 147-148.

Adamas met en garde Silvie qui n'a pas connu l'amour :

« Quand il y a moins d'apparence qu'il doive faire un effect, c'est lors qu'il se plaist de faire connoistre sa puissance. Ne vivez point vous mesme si asseurée ».

Lettre en vers écrite à une bergère qui ne connaît pas l'amour :

« Garde-toi et ne te hasarde /
car rien n'est moins assuré /
que le cœur qui ne prend garde /
à l'amour et à la destinée ».

Livre 11  
I, 11, 368 recto La Diane, Livre 4, p. 165.

Céladon est devant la fontaine de la Vérité d'amour dont la description est escamotée.

« Au milieu de la grotte on voyoit le tombeau eslevé de la hauteur de dix ou douze pieds, qui par le haut se fermoit en couronne, et tout à l'entour estoit garny de tableaux, dont les peintures estoient si bien faittes que la veuë en decevoit le jugement ».


(C'est la tombe d'une bergère amoureuse que le désespoir a tuée).

Les bergers visitent le palais de Félicie.


« Au milieu était une fontaine de marbre jaspé sur quatre fort grands lions de bronze ».
« Les images représentées semblaient davantage œuvre de la nature, que de l'art ou de l'industrie humaine ».
« Au milieu du jardin était [...] un sépulcre de jaspe » (p. 187).

(C'est la tombe de doña Catalina, une nymphe qui n'a jamais aimé).

Histoire de Damon et de Fortune
I, 11, 375 recto
La Diane, Livre 5, p. 199.

Mandrague utilise l'eau magique de la fontaine de la Vérité d'amour pour séparer deux bergers qui s'aiment.

Félicie fait boire une eau magique aux bergers malheureux pour leur donner l'oubli.

Livre 12  
Histoire de Lydias et de Mellandre
I, 12, 384 recto
La Diane, Livre 2, p. 115.

Mélandre raconte ses amours à Clidaman, qui répète l'aventure à un envoyé, qui la rapporte à Amasis, qui la dit à Galathée et Adamas :
Abandonnée par Lydias, Mélandre apprend qu'il a été fait prisonnier. Elle quitte son pays.
« Cet accoustrement que vous me voyez n'est pas le mien propre, mais Amour qui autresfois vestu des hommes en femmes, se joüe de moy de ceste sorte et m'ayant fait oublier en partie ce que j'estois, m'a revestu d'un habit contraire au mien, car je ne suis pas homme, mais fille d'une des bonnes maisons de Bretaigne, et me nomme Mellandre ».

Félismène raconte ses amours aux nymphes :

 

Abandonnée par Felix,
« Je résolus de m'aventurer à faire ce que femme jamais n'a pensé faire. Ce fut de me vêtir en habits d'homme et m'en aller [...] »

Histoire de Lydias et de Mellandre
I, 12, 387 verso
La Diane, Livre 2, p. 103-104.

Lydias, chevalier Neustrien, est prisonnier de Lypandas, gouverneur de Calais. Mélandre raconte :

« transportée du desir de mourir avant que Lydias, je me resolus d'entrer au combat contre Lypandas. Quelle resolution, ou plutost quel desespoir ! car je n'avois de ma vie tenu espée en la main, et ne sçavois bonnement de laquelle il falloit prendre le poignard ou l'espée, et toutefois me voila resoluë d'entrer au combat contre un Chevalier qui toute sa vie avoit fait ce mestier, et qui avoit tousjours acquis le tiltre de brave, et vaillant ».

Trois sauvages grands et laids attaquent les nymphes. Bergers et bergères essaient en vain de les secourir. Survient Félismène vêtue en bergère. C'est une amazone redoutable, don que la déesse Pallas lui a fait à sa naissance (p. 110).










Histoire de Lydias et de Mellandre
I, 12, 388 recto et verso
La Diane, Livre 2, p. 103-104.

Mélandre se bat comme elle peut contre Lypandas. Elle raconte :

« J'estois si empeschée en mes armes, que je ne sçavois comme me remuer ».
Lypandas est vaincu, « par ma bonne fortune ».

Félismène tue deux sauvages avec ses flèches et assène un coup violent sur la tête du troisième.
La victoire est due aux actions de la jeune fille : adresse, « grande force et dextérité », « extraordinaire courage de cette bergère », écrit le romancier.

I, 12, 398 recto La Diane, Livre 1, p. 33 (première phrase du roman).

Céladon est « sur une coste un peu relevée, et de laquelle il pouvoit reconnoistre et remarquer de l'œil la plus part des lieux où il avoit accoustumé de mener paistre ses trouppeaux de l'autre costé de Lignon, où Astrée le venoit treuver »

« Des montagnes de Léon descendait le disgracié Sirène [...] lui vint en mémoire le grand contentement dont il avait autrefois joui en ce lieu [...]. Il considérait ce temps heureux où il faisait paître son troupeau par ces prés et ce beau rivage, s'intéressant au seul profit de ramener son troupeau bien repu ».

I, 12, 398 recto La Diane, Livre 1, p. 35

Céladon médite.

« s'estant assis au pied d'un arbre, il souspira tels vers ».

Le berger récite les « Ressouvenirs » en rappelant des sites, la fontaine des sycomores et le vieux saule.

Sirène médite.

« Il sortit son rebec, qui n'était pas aussi lustré que lorsqu'il était aimé de Diane, et commença à chanter de la sorte ».

Sirène pleure le changement de Diane en s'adressant aux cheveux et aux yeux de la bergère.

I, 12, 400 recto La Diane, Livre 1, p. 38.

Céladon se cache en voyant arriver Tircis, un berger qu'il ne connaît pas.

« Celadon qui ne vouloit point estre veu de personne qui le pûst connoistre, d'aussi loing qu'il vid ce Berger, commença peu à peu de se retirer dans l'espaisseur de quelques arbres ».

Sirène voit arriver Sylvain, aussi malheureux que lui.


« Sirène le reconnut et dit en tournant son visage vers l'endroit d'où il venait ... ».
Les deux bergers s'embrassent (p. 40).

I, 12, 402 recto La Diane, Livre 1, p. 38.

Celadon se dit « le plus miserable et plus affligé Berger de l'univers. - Cela, dit Tircis, ne vous advoüeray-je jamais, si vous ne m'ostez de ce nombre ».

(La contestation se poursuit).

Sirène dit à Sylvain :

« Ah ! malheureux berger ! Encore que tu ne le sois pas tant que moi ».

(Il n'y a pas de contestation).

I, 12, 402 recto La Diane, Livre 5, p. 217.

Céladon se juge plus malheureux que Tircis qui, lui, pleure la mort de Cléon.

« Dire que ceux qui sont sans espoir soyent les plus douloureux, tant s'en faut que mesme ne meritent ils point d'estre ressentis, car c'est acte de folie de pleurer une chose à quoy l'on ne peut remedier ».

Une nymphe déclare :

 

« La mort n'est pas un aussi grand malheur que celui que doit endurer la personne qui aime quelqu'un dont il [sic] ne peut être aimé ».

I, 12, 405 verso La Diane, Livre 2, p. 81.

Céladon verse
« tant de larmes que ses yeux sembloient deux sources de fontaine ».

D'Urfé fait bien d'autres rapprochements entre l'eau et les larmes η :

I, 1, 13 recto
Astrée pleure :
« Elle donna commencement à ses regrets, avec un ruisseau de pleurs ».

I, 4, 115 verso
Céladon écrit qu'il pleure :
« pleurs dont je vais grossissant ceste riviere ».

I, 10, 341 recto
Celion compose un poème : « COMPARAISON D'UNE FONTAINE A SON DESPLAISIR ».

I, 10, 345 verso
Bellinde pleure près de la fontaine des sycomores :
« ses pleurs comme deux sources coule[nt] dans la fontaine ».

L'hyperbole devient originale dans un poème d'Alcippe η et un poème de Céladon η.

Selvagie pleure près de la fontaine des aulnes :
« Elle faisait croître les eaux avec celles de ses yeux ».

I, 12, 406 verso (dernière phrase) La Diane, Livre 6, p. 244.

La tristesse accable Céladon.
« Ah ! si Astrée l'eust veu en tel estat, que de joye et de contentement luy eust donné la peine de son fidelle Berger connoissant par un si asseuré tesmoignage, combien elle estoit vrayement aymée du plus fidelle, et du plus parfait Berger de Lignon ».

Diane, voyant que Sirène et Sylvain ne l'aiment plus, s'éloigne :

« Ses yeux fichés en terre versaient de grosses larmes [...]. Et si les bergers n'eussent tempéré la grande compassion qu'ils eurent pour elle par le peu de pitié que Diane avait eue pour eux, aucun de leurs deux cœurs ne l'eût pu endurer ».

19 SignetDivergences

Les différences les plus notoires entre les deux pastorales affectent les gens du château, le clergé et surtout les gens du hameau.

20 SignetDoride, Polydore et Cinthia, les trois nymphes de Montemayor, habitent la forêt de la déesse Diane. Elles se promènent et font de la musique, mais elles semblent interchangeables. Elles ne connaissent pas l'amour. Ce sont des sauvages, et non des chevaliers, qui recherchent leurs faveurs, pour les posséder, non pour les aimer ou les épouser. Ces nymphes ont beaucoup de familiarité avec les bergers. Elles chantent avec eux, et s'inspirent de mésaventures pastorales pour composer des mélodies (Montemayor, p. 87).

Galathée, Léonide et Silvie vivent dans un Forez qui a jadis abrité la déesse Diane. Toutes les trois ne connaissent que trop l'amour. Elles ont des rapports intermittents avec les bergers. Galathée et Léonide, attirées par Céladon, n'apportent pas le bonheur dans les hameaux. Les actions de Léonide pourraient sembler admirables. En fait, la nymphe, sciemment, ne seconde pas les amours que le lecteur suit avec le plus d'intérêt - voire d'anxiété (Pleins feux). Grâce aux faiblesses des dames du Forez, le personnage de nymphe s'humanise.

21 Signet« La Sabia Felicia », la sage magicienne espagnole, est l'homologue d'Adamas et d'Amasis, les deux têtes du Forez. Elle apparaît dans le quatrième des sept livres du roman de Montemayor. Son nom indique sa fonction. La bienveillante Félicie se soucie du bonheur de tous ceux qui la consultent. Elle rend à Félismène déguisée en bergère des vêtements de dame (Montemayor, p. 170). « Mon désir est que le vôtre s'accomplisse », dit-elle généreusement aux bergers (Montemayor, p. 195). Amasis a peu de rapports avec les bergers foréziens. Quant à Adamas, s'il œuvre à sa manière pour le bonheur de Céladon, il fait du tort à Silvandre et ne se préoccupe guère des hameaux.

La Félicie de Montemayor est aussi, mais plus discrètement, l'antithèse de Mandrague, la dangereuse magicienne de l'Histoire de Damon et Fortune : toutes deux contrôlent des eaux ensorcelées. Félicie fait boire aux malheureux des eaux parfaitement programmées puisqu'elles apportent soit l'oubli soit l'amour - selon les desiderata de la bonne magicienne. En revanche, Mandrague subvertit la fontaine en influençant ceux qui la consultent. Les eaux enchantées reflètent les soucis de ceux qui les regardent (Henein, p. 459). Redoutable, la fontaine de L'Astrée pourrait donc apporter l'espoir ou le désespoir - selon l'état d'esprit de celui qui la consulte.

L'abîme qui sépare Mandrague de Félicie figure l'abîme qui sépare L'Astrée de La Diane. La magie, sous la plume d'Honoré d'Urfé, repose sur un soubassement philosophique η. Ce n'est certainement pas un simple souci de vraisemblance qui anime le romancier quand il fait de sa fontaine η un lieu inaccessible durant le temps du roman. Ce n'est certes pas un hasard si la fontaine est mise sous la tutelle de trois vieux sages  : un père magicien construit ce monument funéraire, un druide magicien lui impose des gardiens terrifiants, un autre druide encore raconte son histoire et interprète sa signification - la magie de l'action est devenue la magie de la narration.

22 SignetBergers et bergères sont tout au bas de l'échelle sociale chez Montemayor. Ils savent néanmoins que la conversation doit s'adapter au temps, au lieu et à l'interlocuteur (Montemayor, p. 189). L'un d'entre eux a le courage de déclarer que « celui qui va chercher des biens de nature en ses ancêtres en est bien dépourvu » (Ibid., p. 170). Tous s'occupent évidemment de troupeaux. Ils ont des soucis bien plus terre-à-terre que les héros d'Honoré d'Urfé (Ibid., p. 152).

Depuis la toute première édition de L'Astrée, les bergers du Forez ne sont pas de vrais bergers puisque Céladon est fils de Pan (I, 9, 305 recto), et puisqu'ils sont vêtus comme des acteurs (I, L'Autheur à la Bergere Astree, n.p.). À partir de 1610, Honoré d'Urfé modifie notre perception de la pastorale, mais sans aller jusqu'à se rapprocher de Montemayor. Il fait descendre Céladon d'une lignée de chevaliers (II, 8, 491). Il répète que les ancêtres du héros ont choisi de renoncer au monde pour trouver le repos η, ce qui sonne alors comme la résignation de guerriers défaits (Voir Pleins feux). On chercherait en vain sur les rives du Lignon une scène aussi rustique que cette description tirée de La Diane :

Nous soulions mener noz vaches, tant afin qu'elles y prissent pasture, que aussi venant la fresche & plaisante vesprée nous peussions traire le laict, dont nous avions besoin le jour suivant, pour faire noz jonchées & frommages, dont nous avions affaire. Estant doncques en ce lieu auec mes compaignes assises entour ceste fontaine, et noz vaches couchées à l'ombre des sauvaiges & ombrageux arbres de ce bois, leschans leurs petitz veaux qui estoient estenduz au plus pres d'elles ...
(Je cite cette fois la traduction savoureuse que N. Colin donne à Montemayor, livre 3, 114 recto et verso).

On aurait tout à fait tort de croire que les bergers du Lignon sont, comme l'affirme Maxime Gaume, « en tous points conformes à la tradition pastorale établie par [...] la Diana de Montemayor » (p. 68). Honoré d'Urfé déforme en faisant semblant de se conformer. Montemayor, pour lui, est un garde-fou beaucoup plus qu'un guide. D'ailleurs, la rhétorique du romancier espagnol a dû souvent faire sourire ce grand seigneur néo-platonicien η que la sculpture, le minéral et le prix des objets indiffèrent. Il y a peu de couleurs η et encore moins d'odeurs η dans L'Astrée. L'Or et l'Argent sont des rivières ! Un personnage d'Honoré d'Urfé, même aveuglé par l'amour, pourrait-il chanter à la femme qu'il aime et qui ne l'aime pas :

« Mangez-moi à votre repas à la sauce η de celui que vous aimez »
(Montemayor, p. 73) ?

Les héros de L'Astrée se désolidarisent des héros de La Diane.

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23 SignetLa fiction narrative se nourrit de rapprochements, rencontres, déformations et imitations. L'épopée elle-même ne s'est-elle pas vulgarisée grâce aux romans à matière antique ? L'existence d'une source ne met pas d'entraves à l'invention d'un écrivain ; elle entraîne un jaillissement d'images. Le genre romanesque se prête si bien à des recherches de sourcier que, depuis 1986, il existe une Société d'Analyse de la Topique dans les Œuvres Romanesques avant la Révolution. J'ai eu l'honneur et le plaisir de la fonder avec Nicole Boursier (Université de Toronto) sous l'égide d'Henri Coulet (Université d'Aix-en-Provence). La SATOR montre encore dans ses colloques annuels les fruits de l'intertextualité.

[Son] point de départ fut le souhait de rendre compte de la spécificité du roman avant la révolution, notamment de son caractère de jeu sur la récurrence de topoï narratifs, la plupart repris aux époques précédentes (Historique de la Sator).

Le roman, comme l'a rappelé Henri Coulet, lors d'un colloque de la SATOR justement, est « l'art de composer des récits en combinant et en transformant des unités narratives déjà connues » (p. 98). La pastorale, à la croisée du roman, du théâtre et de la poésie, se construit à l'aide d'« infiltrations d'images », comme l'a montré Madame Anacleto. L'Astrée, roman pastoral et historique, n'est pas unique en son genre. Ce qui fait sa spécificité c'est la multiplicité et la variété de ses points de départ.

Le livre essentiel de Kathleen Wine, en rattachant Honoré d'Urfé et Virgile η, suggère que le commencement du Forez marquerait une sorte de fin de L'Énéide (p. 101). Il faut lire d'Urfé comme on lit Ovide η, c'est-à-dire en se souvenant de ce qui l'a précédé, et en restant sensible à ce qui distingue Ovide η de Virgile η, son prestigieux devancier. Comparé à ses multiples sources livresques, le roman d'Honoré d'Urfé « manifeste sa supériorité surtout par la finesse des analyses psychologiques et le respect du vraisemblable » (Gaume, p. 374), ainsi que « par sa prédilection pour les choses de l'esprit et l'analyse morale » (Magendie, p. 463). Allons plus loin : « Le bon usage des topoi consiste à les dénaturer, pour le plaisir et avec la connivence du lecteur qui les reconnaît dans leur métamorphose  » (Coulet, p. 7).

Les parallèles méticuleux que j'ai décrits démontrent l'habileté du romancier, attentif aux plus petits détails. Les rapprochements décelés font ressortir tout ce qui, dans L'Astrée, indique le début d'une nouvelle ère. Avec une habileté éminemment baroque, le roman dément ses sources, le portrait désavoue le modèle. Mieux on connaît les points de départ de L'Astrée, plus on reconnaît la singularité de L'Astrée. Mieux on connaît les sources de L'Astrée, plus on estime le sens moral optimiste surimposé aux aventures empruntées. Mieux on connaît les sources de L'Astrée, plus on admire le goût de la mesure de son auteur.