Le Film d'Éric Rohmer
which ignores my stage directions
is completely unacceptable to me.
[Je juge inacceptable
toute mise en scène de Fin de Partie
qui ignore mes indications scéniques.]
Samuel Beckett,
cité par McCarthy, p. 102.
Éric Rohmer η est décédé le 11 janvier 2010 à 89 ans. Sa notoriété prestigieuse contraste avec les secrets dont il s'est entouré.
1 Son vrai nom était Jean Marie Maurice Schérer ou Maurice Henri Joseph Schérer. Il est né le 4 avril 1920 à Nancy, ou le 21 mars 1920 à Tulle (ville où est né son jeune frère, le philosophe René Schérer). Le pseudonyme qu'il a rendu célèbre serait un hommage au cinéaste allemand, Erich von Stroheim, et au romancier anglais, Sax Rohmer (Voir ce site, 30 septembre 2010). Lui-même aurait vu dans « Rohmer » l'anagramme (?) de « Maurice Schérer » (article du Monde du 13 janvier 2010 aujourd'hui réservé aux abonnés, consulté le 15 décembre 2012).
Éric Rohmer a reçu en 2001 un Lion d'or à la Mostra de Venise pour l'ensemble d'une œuvre abondante qui comprend une cinquantaine de films et de nombreux courts métrages.
La Carrière
À la demande de Rohmer, en 2010, après sa mort, ses archives ont été déposées à l'Institut Mémoire de l'Édition Contemporaine. En 2014, Antoine de Baecque et Noël Herpe publient une substantielle biographie du cinéaste accompagnée de photos et de documents inédits η. Cette étude qui rétablit les faits dans plusieurs domaines a permis la mise à jour de ce fichier.
De prime abord, ce qui frappe dans l'examen de la vie d'Éric Rohmer, c'est le nombre étonnant de pseudonymes qu'il s'est donnés, et sa passion pour le secret. Sous le pseudonyme de Gilbert Cordier parut, en 1946, Élisabeth, son premier roman (Le Monde du 11 janvier 2010). Sa mère, morte en 1970, a ignoré sa vie de cinéaste. Il est resté pour elle le professeur de lettres classiques, alors qu'il avait produit Ma nuit chez Maud en 1969 (Baecque et Herpe, p. 237). En 1972, Rohmer n'invite ni famille ni amis quand il soutient sa thèse de doctorat sur Friedrich Wilhelm Murnau (Nosferatu, L'Aurore) (Ibid., p. 242). En 2003, « Éric Rohmer » envoie à la BnF une lettre d'introduction pour « Maurice Schérer », qui désire lire L'Astrée (Ibid., p. 461) ! C'est en 2010 seulement, au chevet de l'agonisant, que la famille Schérer et la « famille Rohmer », c'est-à-dire les collaborateurs du cinéaste, se voient pour la toute première fois (Ibid., p. 488).
Maurice Henri Joseph Schérer est né à Tulle le 21 mars 1920 dans une famille catholique d'origine alsacienne (Baecque et Herpe, p. 11). Maurice Schérer fait des études de lettres classiques. Il est en khâgne au Lycée Henri-IV avec Henri Coulet (Ibid., p. 20). Deux fois admissible à l'écrit de l'agrégation, il rate l'oral. Il est mobilisé en 1940. La première publication signée par Maurice Schérer, « La Demande en mariage », paraît à Clermont-Ferrand, dans Espale η, en 1945 (Ibid., p. 29). Armé d'un CAPES, il enseigne le grec et le latin à partir de 1946. Claude Lelouch est l'un de ses élèves (Ibid., p. 34).
Schérer rencontre véritablement le cinéma en 1947. Il anime alors un ciné-club gratuit (Ibid., p. 47). En 1950, il lance La Gazette du cinéma (qui doit son nom à la Gazette de Théophraste Renaudot, Ibid., p. 55), et adopte le pseudonyme d'Éric Rohmer. En 1955, dans Les Cahiers du Cinéma, paraît le premier article signé Éric Rohmer, « Le Celluloïd et le marbre » (Ibid., p. 81). Selon Nadim Audi, dans le New York Times (11 janvier 2010), le premier long-métrage, Le Signe du lion, est de 1959, mais le premier succès date de 1962, avec La Boulangère de Monceau.
C'est la comtesse de Ségur qui semble inspirer à Schérer-Rohmer la plus longue fidélité : Les Petites filles modèles η de la Comtesse sont sur le chantier en 1952, c'est « le tout premier film de la Nouvelle Vague » (Baecque et Herpe, p. 10). Le projet est abandonné lorsque le producteur se retire. Rohmer n'oublie pas. Il reste charmé par celles qu'on a appelées les Rohmérettes, les Lolitas de la droite française. Il commence en 2007 un essai intitulé « La Grande Comtesse modèle », un texte de près de cent pages qui est à la fois une étude autobiographique et une étude comparée, mais qui reste inachevé (Ibid., p. 486).
Homme de lettres, Schérer s'occupe de la télévision scolaire. Il consacre un documentaire aux Caractères de La Bruyère (1965), un autre aux Contemplations de Victor Hugo (1966) et un autre encore à la langue, Français, langue vivante ? (1969). Il adapte des œuvres littéraires, notamment La Sonate à Kreutzer (1956), La Marquise d'O (1976), Perceval le Gallois (1978), et enfin Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007) qui restera son dernier film, mais qui a déçu nombre de spécialistes de L'Astrée.
En 2010, l'annonce du décès d'Éric Rohmer inspire plusieurs articles de fond. Le concert d'éloges est accompagné parfois de fines analyses. Didier Pobel par exemple écrit dans le Dauphiné :
Si Marivaux avait eu une caméra, il se serait appelé Éric Rohmer. Comme son grand aîné, le très atypique réalisateur [...] n'aura cessé, tout au long de sa vie, de capter le vertige des sentiments [...] Son univers avait la mystérieuse beauté de ce phénomène optique rare auquel il avait consacré l'une de ses œuvres fétiches. Oui, Éric Rohmer, c'était ça : l'ultime "rayon vert" de nos salles obscures (30 septembre 2010).
« Un exemple parfait du cinéma d'auteur à la française »
(Voir ce site, 30 septembre 2010)
Bande annonce du film
https://www.youtube.com/watch ?v=Ei9ad2P8-Nk
2 L'annonce du film
Article (février 2007) de Fabien Lemercier, 20 juin 2006.
Production – France.
« Rohmer tourne Les Amours d'Astrée et de Céladon.
À 86 ans, le cinéaste français Éric Rohmer s'est lancé depuis le 15 mai dans le tournage de son nouveau long métrage, Les Amours d'Astrée et de Céladon, une coproduction européenne associant la France, l'Espagne et l'Italie. Interprété par la débutante Stéphanie de Crayencour, par Andy Gillet (remarqué dans Nouvelle chance d'Anne Fontaine), Cécile Cassel et Serge Renko, le film est une adaptation d'un roman du XVIIe siècle signé par Honoré d'Urfé. Se déroulant dans une forêt merveilleuse, dans la Gaule des druides du Ve siècle, l'intrigue retrace les amours du berger Céladon (Andy Gillet) et de la belle Astrée (Stéphanie de Crayencour). Trompée par un prétendant et convaincue de l'infidélité de Céladon, Astrée rompt avec le jeune homme qui tente de se suicider par la noyade. Elle le croit mort, mais il est en réalité secrètement sauvé par des nymphes. Faisant le serment de ne pas réapparaître devant Astrée, Céladon tentera par tous les moyens de se faire reconnaître sans briser cette promesse, allant jusqu'à se déguiser en femme pour approcher celle qu'il aime éperdument, luttant contre ses rivaux et résistant à l'attraction des nymphes.
Produit par Jean-Michel Rey et Philippe Liégeois pour Rezo Films et la Compagnie Éric Rohmer, Les Amours d'Astrée et de Céladon bénéficie d'une coproduction des Espagnols d'Alta Films Producción et des Italiens de BIM Distribuzione à hauteur de 15 % chacun. Le long métrage a également obtenu 330 000 euros du Fonds Eurimages et 350 000 euros d'avance sur recettes du Centre National de la Cinématographie (CNC). Démarré en Auvergne dans les gorges de la Sioule, le tournage se poursuit actuellement près de Blois, dans le Val de Loire, et devrait se terminer mi-juillet. Rezo Films qui pilote les ventes internationales distribuera le film dans les salles françaises en 2007, à une date de sortie qui dépendra de l'éventuelle sélection de l'œuvre dans les grands festivals internationaux, une course contre la montre étant d'ores et déjà engagée pour la Mostra de Venise 2006 ».
La sortie du film est annoncée pour juin 2007 par Allocine.fr en mai 2007. Budget : 2 500 000 euros. Titre anglais : « Romance of Astrea and Celadon ».
Le film ne passera pas au festival de Cannes (mai 2007) : « Two venerable figures from the French New Wave, Éric Rohmer, with Les Amours d'Astrée et de Céladon, and Claude Chabrol, with the Ludivine Sagnier starrer La Fille coupée en deux, are similarly conspicuous by their absence » (Alison James, « Cannes Lines up American feast », Variety, Apr. 20, 2007).
Le film dure 107 minutes (108 mn d'après le DVD) et sortira en salle en France le 5 septembre 2007. L'information se trouve dans le site du Figaro (30 septembre 2010).
3 Les Amours d'Astrée et de Céladon
Baecque et Herpe relèvent dans la genèse des Amours d'Astrée et de Céladon des « maladresses » si regrettables et si superflues qu'elles « confinent au masochisme » (p. 466). Elles expliquent peut-être les faiblesses du film.
Rohmer, qui se dit défenseur des « valeurs de conservation » (Ibid., p. 47) et « conservateur du patrimoine » (Ibid., p. 464), refuse de respecter ses sources en arguant qu'il traite d'un « sujet qui n'appartient à personne ».
Pour L'Astrée, j'ai pris le sujet de quelqu'un - le cinéaste Pierre Zucca - qui n'est jamais arrivé à le monter, puis qui est mort. Je n'avais pas lu L'Astrée, sauf dans des morceaux choisis η. Je me suis aperçu que ce roman était très différent du scénario de Zucca. Honoré d'Urfé est un dialoguiste fantastique. Je me suis approprié ce sujet qui n'appartient à personne.
Propos tenus par Éric Rohmer dans un entretien accordé à Samuel Blumenfeld, publié dans le Monde des Livres du 18 mai 2007, et rapporté par Nicolas Brulebois dans ce site (30 septembre 2010) qui n'est plus consultable.
Première maladresse :
Pierre Zucca a été emporté par un cancer en 1995, à 51 ans. Le scénario qu'il avait écrit (et montré à Rohmer) mettait la fontaine de la Vérité d'amour au cœur de l'intrigue. Grâce à la fontaine, Astrée pouvait
voir par magie l'élu de son cœur. Par une métaphore merveilleuse qui semble annoncer le cinéma, en tout cas un cinéma onirique où s'inscrit délibérément Zucca dans l'héritage de Jean Cocteau (Baecque et Herpe, p. 400).
Le 2 octobre 2007, la veuve de Pierre Zucca, Sylvie, envoie à Rohmer une lettre de reproches : il a trahi l'œuvre de son époux (Ibid., p. 466).
4 Deuxième maladresse :
Rohmer situe son film sur les rives de la Sioule, en Auvergne. Cependant, le roman d'Honoré d'Urfé se déroule en Forez, et l'auteur le souligne en déclarant dans sa première préface :
J'ay jugé qu'il valoit mieux que j'honorasse ce pays où ceux dont je suis descendu, qui depuis leur sortie de Suobe, ont vescu si honorablement par tant de siècles, que non point une Arcadie comme le Sannazare (I, L'Autheur à la Bergere Astrée).
La troisième partie de L'Astrée débute par une épître adressée au Lignon, la rivière qui arrose le Forez. Le romancier confie au cours d'eau ses amours passées.
Je te les remets, ô mon cher et bien aymé LIGNON, afin que les conservant et les publiant, tu leur donnes une seconde vie, qui puisse continuer autant que la source eternelle te produit, et que par ainsi elles demeurent à la posterité aussi longuement que dans la France l'on parlera François (III, l'Autheur à la Riviere de Lignon).
Éric Rohmer a choisi de contrevenir aux volontés de l'auteur. Le tournage a eu lieu en « Auvergne, Château de Chaumont-sur-Loire et Château de Fougères-sur-Bièvre (Loir-et-Cher) ». Le Génie des lieux venge le Forez et le Lignon : Rohmer se voit contraint de truquer le décor qu'il a choisi ! Non seulement le torrent de la Sioule est trop violent pour que l'acteur qui joue Céladon s'y jette, mais encore, pour les besoins de la mise en scène, le corps du héros échoue au bord d'une autre rivière, le Beuvron (Baecque et Herpe, p. 463).
Troisième maladresse :
Éric Rohmer - pour se disculper ? - juge nécessaire d'inclure un préambule où il dénigre le Forez :
Malheureusement nous n'avons pu situer cette histoire dans la région où l'avait placée l'auteur ; la plaine du Forez étant maintenant défigurée par l'urbanisation, l'élargissement des routes, le rétrécissement des rivières, la plantation de résineux ... Nous avons donc dû choisir, ailleurs en France, comme cadres de cette histoire, des paysages ayant conservé, l'essentiel de leur poésie sauvage et de leur charme bucolique.
Comment ne pas déplorer cette critique déplacée et partiale du Forez ? Baecque et Herpe rapportent les faits et analysent la notice venimeuse. Ils s'étonnent des « malicieux sophismes » de ce cinéaste qui répète à qui veut l'entendre « des argumentaires qui sont de petits chefs-d'œuvre de mauvaise foi », jouant sur la « connotation » et la « dénotation » des termes injurieux qu'il a utilisés (pp. 466-467).
Quels que soient les effets dévastateurs du temps (et surtout du film), les rives du Lignon restent et resteront intimement liées au roman. Un cinéaste aussi expérimenté que Rohmer n'aurait-il pas été capable de rendre au pays de L'Astrée les charmes que lui a prêtés Honoré d'Urfé ? Où est-ce que Rohmer aurait situé les romans de Barrès ? Est-ce qu'il aurait remplacé la cathédrale en filmant Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ? Comment aurait-il mis en scène les pièces de Beckett ? Certes, Hollywood a tourné Le Dernier Samouraï en Nouvelle Zélande plutôt qu'au Japon, mais on se serait attendu à plus de scrupules de la part d'un Éric Rohmer, de la part de l'auteur de L'Organisation de l'espace dans le 'Faust' de Murnau (10-18, 1977). Le cinéaste qui a superposé sa propre Arcadie au pays de L'Astrée avait déclaré pourtant :
Le récit est au service même du lieu, il est fait pour mettre en valeur le lieu. Cʼest ce que jʼappelle la recherche de la vérité
(PDF. Le site de Michel Balmont consulté le 16 juin 2019 n'est plus disponible en septembre 2019).
Pour ceux qui seraient choqués par mes remarques ou par la réaction du Conseil général de la Loire (voir ci-dessous), j'ajoute qu'Éric Rohmer était parfaitement libre de faire ce qu'il voulait comme il l'entendait, mais qu'il n'avait aucun besoin d'insulter le Forez, et qu'il aurait pu du moins accepter de retirer le préambule offensant. En fin de carrière, « Rohmer ne semble plus écrire que pour lui-même » (Baecque et Herpe, p. 468).
« Le Conseil général de la Loire attaque le cinéaste Éric Rohmer ».
Pour lire l'article du Monde, daté du 22 septembre 2007, cliquez ici (30 octobre 2014). Réservé aux abonnés (20 décembre 2018).
Merci à Christine de Buzon et à Christian Allègre.
Merci à Marie-Claude Mioche qui m'a communiqué la correspondance échangée entre les responsables du Centre de Goutelas et Éric Rohmer.
Extraits de la lettre envoyée le 12 septembre par le président et la vice-présidente du Centre de Goutelas :
« Foréziens du Pays d'Astrée, nous avons pu, grâce au cinéma associatif de Boën-sur-Lignon, voir en sortie nationale le film de Éric Rohmer « Les Amours d'Astrée et de Céladon ». Nous avons apprécié le ton juste, la langue magnifiquement restituée, l'interprétation, fidèle au sens du roman.
Nous voulons cependant formuler deux critiques sur le choix affirmé du cinéaste de ne pas utiliser le Forez comme cadre du film.
D'abord en faisant des « Amours d'Astrée et de Céladon » une fable de nulle part et en évinçant délibérément le pays qui inspira L'Astrée, Rohmer a trahi d'Urfé.
Le roman multiplie en effet les précisons géographiques. Bien des lecteurs en connaissent la première phrase : « Auprès de l'ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il est un pays nommé Forez … ». Et c'est précisément ce que l'œuvre d'Honoré d'Urfé a de remarquable et d'innovant : en citant et décrivant cette contrée très identifiable où il vécut une partie de son enfance, il rompt explicitement avec la tradition pastorale de l'Arcadie imaginaire. Il installe son Arcadie dans une contrée réelle, le Forez. Le Lignon, rivière mille fois citée, devient même un véritable personnage.
On objectera à cette première critique que toute adaptation est une réécriture et laisse libre son auteur. A quoi bon alors justifier le choix du lieu du tournage par un argument polémique et excessif : La plaine du Forez défigurée par l'urbanisation, le rétrécissement des rivières, l'élargissement des routes et la plantation de résineux ? Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau faisaient déjà de ce pays une contrée sacrifiée aux exigences du développement économique… Or le Forez actuel ne mérite pas le jugement dont l'accable le début du film. Même si l'urbanisation anarchique des communes rurales doit être maîtrisée, en Forez comme ailleurs, il faut largement nuancer le propos. [...]
Le Forez charme encore les visiteurs qui le découvrent par la qualité de son accueil et la poésie des sites préservés. Il revendique hautement son titre de « terre de L'Astrée ». Depuis 3 ans, les « Chemins de L'Astrée », tracés en boucle autour des sites réels du roman, offrent une lecture des paysages, des épisodes narratifs et de la portée symbolique de l'œuvre. Grâce à L'Astrée, œuvre clé de la littérature européenne, le Forez compte aujourd'hui parmi les « Arcadies d'Europe » [...]
Réponse d'Éric Rohmer, le 20 septembre :
« Mesdames, Messieurs,
Je comprends votre déception. Moi aussi je fus déçu. J'aurais aimé tourner le film sur les bords de « ces délectables rivières » dont parle Honoré d'Urfé. Mais le Lignon du XXIème siècle n'est plus celui du XVIIème, qui n'était peut-être pas exactement celui autour duquel Honoré d'Urfé a construit son histoire.
Ce petit affluent de la Loire est actuellement d'une largeur, d'une profondeur et d'un débit trop faibles pour qu'un être humain puisse s'y noyer et être emporté par le courant à une distance notable.
Nous avons pendant plus de trois ans cherché une rivière possible dans le Massif Central, du Morvan jusqu'aux Cévennes. La Sioule aux confins de l'Allier et du Puy de Dôme m'a non seulement semblé convenir mais m'a inspiré des idées de mise en scène qui donnent au début du film la tension dramatique qu'il requiert.
Mais au cours de la recherche de cette rivière qui ne préjugeait pas au début de l'abandon du Forez pour le reste du film, nous avons trouvé des paysages d'une beauté plus franchement pastorale que votre région.
Dans mes tournages, je suis très attentif en général à la vérité des lieux mais s'il faut choisir entre celle-ci et la Beauté, naturellement, en tant qu'artiste, c'est pour cette dernière que je dois opter. Le cinéma est un art et c'est moi seul qui juge des choses que je dois filmer.
Si j'ai écrit ce préambule qui vous choque, c'est par souci d'honnêteté à l'égard des spectateurs locaux et des touristes qui pourraient être étonnés de trouver dans ce film des lieux différents de ceux qui sont mentionnés dans le roman. Je ne vois pas en quoi ils pourraient éloigner les visiteurs auxquels importent peu la largeur du Lignon ou la présence d'éléments modernes au milieu des vestiges de l'ancien temps.
Éric ROHMER »
Le Monde, 28 septembre 2007
« Le tribunal de grande instance de Montbrison (Loire) a débouté vendredi le conseil général de la Loire de ses assignations en référé déposées pour "dénigrement" contre les sociétés productrices et distributrices du dernier film d'Éric Rohmer, "Les amours d'Astrée et de Céladon".
Dans son jugement, la présidente du tribunal déclare "nulles et de nul effet" les assignations délivrées par le conseil général de la Loire à l'encontre des SARL Rezo Films et Rezo Productions, et estime ne pas avoir été valablement saisie, sans examiner l'affaire sur le fond. Reprenant les arguments de Me Juliette Simoni, avocate des sociétés productrices et distributrices, la juridiction explique dans ses attendus que "les passages dont le caractère erroné et péjoratif est allégué relèvent des seules dispositions de la loi du 29 juillet 1881, relative à la diffamation par voie de presse, qui obéit à un régime procédural spécifique et impératif", qui n'a pas été respecté ».
« C'est d'ailleurs pour des vices de forme (l'oubli entre autres d'avoir assigné la CER, coproductrice du film avec Rezo) que les plaignants seront déboutés à deux reprises » (Baecque et Herpe, p. 467).
« Éric Rohmer aurait sans doute aimé [...] rencontrer d'Urfé,
lui demander quelques indications sur les lieux et les gens.
Mais cela n'est pas permis. Son navet est un petit rêve impossible, un produit de substitution »
(Philippe Lançon, Charlie-Hebdo, 19 septembre 2007,
cité par Baecque et Herpe, p. 467).
• Compte rendu de Julie de la Patellière le 2 Juillet 2007, (Evene, août 2007)
« D'abord il faut accepter. Les bergers gaulois qui gambadent dans la campagne vert (Céladon). Les nymphes aux robes antiques qui dévoilent leurs seins. Les cours d'eau, les flûtes, les temples bucoliques. Accepter que des druides s'expriment comme la Princesse de Clèves, et on s'aperçoit alors que ce n'est pas Rohmer qui adapte Honoré d'Urfé mais Honoré d'Urfé qui s'adapte à Rohmer. Mêmes marivaudages que dans les Contes d'été, de printemps, d'automne et d'hiver, mêmes discussions existentielles mêlées de jeux d'amour et de hasard, mêmes poursuites sentimentales au gré de promenades changeantes. Pauline à la plage, Astrée dans les prés : même combat. Au Moyen Âge avec Perceval, chez des Romains teintés de Grand Siècle comme ici, on badine, on se cache, on se retrouve. Céladon et sa Bergère sont des adolescents qui ont peur de la concrétisation de leur amour. Alors ils se déguisent, ils fuient, ils parlent à n'en plus pouvoir et s'inventent des obstacles. Pourtant Rohmer ne simplifie pas les problématiques liées aux époques en mettant tout dans le même sac. Il met en valeur au contraire ce français classique qui fait de l'amour un parcours géographique dans la carte du Tendre, et glisse habilement une réflexion sur le polythéisme face à la Sainte-Trinité. On comprend aussi la richesse du texte d'Urfé contenant tous les prémices du XVIIIe ; à la fois le romantisme rousseauiste, sa campagne idyllique et ses amours contrariées, mais aussi les déguisements et les changements de sexe du théâtre de Marivaux. Car surtout, ce film est drôle. Sous les dehors de l'intellectualisme, il ne se prend pas au sérieux. Les scènes où Céladon travesti en vestale drapée de blanc parvient à séduire Astrée sont d'une grande liberté de ton et pleines d'humour. Rohmer est léger, spirituel. D'un vert tendre, un vert… céladon ».
Merci à Cécile Créhange.
6 • Le Figaro, article publié le 31 août 2007 et mis à jour le 14 octobre 2007. Claude Duneton, « La Bombe de L'Astrée ».
« Une bombe littéraire à retardement fut lancée à Paris en 1607, il y a pile quatre cents ans. C'était une pastorale étonnante, la première du genre, qui peignait les tourments amoureux de bergers et de bergères habitant sur les bords du Lignon, dans les collines du Forez. Pour avoir déplu à Astrée, sa bergère, le berger Céladon, sans égard pour ses brebis, se jetait dans la rivière afin de se noyer avec son chagrin. Ce roman sentimental était écrit par un Savoyard de 40 ans, né à Marseille, qui s'appelait Honoré d'Urfé et qui connaissait peu la langue française réellement parlée dans la zone « francillienne », mais fort bien le latin de Virgile qu'il savait par cœur.
Il écrivait donc dans un langage calqué sur celui des Bucoliques, un français transposé, merveilleusement épuré, idéal, symbolique, totalement étranger aux écrits verts et vigoureux de l'époque. Il ne s'agissait plus, par exemple, des invectives et du rythme haché d'une comédie de Larivey dans le parler de la cour d'Henri IV : « Voici donc, vilaines putains, le fruit que je recueille de vous ! Voici donc, mâtines, le paiement de vos obligations et la récompense de mes mérites ! Est-ce ainsi, sales gopes, que l'on ferme l'huis à celui qui vous a rachetées de misère, retirées du caignard et levées de dessus le fumier où les poux vous mangeaient ? » - Oh non ! Par la barbe de Virgile, dans L'Astrée, on s'exprime dans un langage autrement huilé : « Ce ne vous est donc pas assez - dit la bergère en colère - perfide et déloyal berger, d'être trompeur et méchant envers la personne qui le méritait le moins ?
Donc vous avez bien la hardiesse de soutenir ma vue après m'avoir tant offensée ? », etc.
Nous n'avons plus idée du fantastique engouement que produisit cette pastorale à rallonges, et le profond changement qu'elle provoqua dans les goûts et dans les moeurs du temps. L'Astrée devint la bible mondaine de la jeune aristocratie, son modèle langagier jusqu'à la fin de ce siècle classique.
Il en naquit le mouvement de préciosité qui envahit tout et décrocha durablement la langue française du peuple de France, la confinant dans les cercles de l'élite où elle évolua coupée de ses racines populaires. Une extraordinaire réussite qui s'explique probablement par le fait que la jeunesse noble, qui apprit ce texte par cœur, voulait fuir le souvenir de cinquante années de guerre civile, dite « de religion », qui avait pourri la vie de leurs parents. Elle aspirait à l'évasion, au sentiment, au rêve, à l'irréel : la bergerie tombait à pic avec ses mignardises et sa langue sans odeur. Notre idiome en fut marqué pour toujours.
Soit coïncidence, soit afin de célébrer le quadri-centenaire de cette oeuvre charnière de notre culture, un film vient d'être tiré de L'Astrée par Éric Rohmer, avec un scénario fidèle et des dialogues largement empruntés au livre dans sa version originale. Ce film audacieux sera, je crois, diversement commenté ; il y aura ceux qui détestent et ceux qui adorent, mais il ne faut pas perdre de vue que cette promenade au bord du ridicule, sur de très belles images de Diane Baratier, fournit un éclairage fabuleux sur les sources de notre littérature classique et contemporaine. En fait, il s'agit d'un livre d'images dont les pages se tournent toutes seules, et c'est bien ce qui séduisit durablement ces jeunes énamourés du Grand Siècle.
Mon seul regret est que Rohmer n'ait pas fait jouer tout ça par des gens entre 14 en 16 ans : certes les comédiens sont excellents, mais ils ne font pas oublier que les personnages de L'Astrée sont, en vrai, des adolescents en proie à leurs démons. Le film en eût été plus « réaliste », ce que Rohmer fuit, je suppose ! Céladon et Astrée, et Galatée, qui conquirent les cœurs bien nés du royaume de France, avaient l'âge de leurs contemporains en littérature, Roméo et Juliette, l'âge aussi de cette jeune fille tragique de Londres, Lady Jane Grey, qui, cinquante ans auparavant, fut reine pendant neuf jours puis posa sa tête sur le billot à tout juste 16 ans.
Pour le reste, je signale que le titre inclut un bel archaïsme, avec l'article défini devant le prénom η. Étienne Jodelles [sic], en 1552, appelait aussi sa première pièce L'Ugène, c'est-à-dire L'Eugène à l'ancienne. Il est drôle de penser que dans tout ce raffinement, L'Astrée c'est, comme on dit encore parfois à la campagne, la Julie, le Glaude, et la Suzon ! »
7 • Le Monde du 4 septembre 2007. Réservé aux abonnés (20 décembre 2018) :
« [...] Ce qui intéresse Rohmer dans le texte d'Urfé a à voir avec la permutation, la démultiplication des reflets, l'inadéquation des points de vue. Il en joue ici avec une jubilation communicative qui induit, chez le spectateur, un délicieux vertige. Entrelaçant les mots d'Urfé avec les corps de ses acteurs, il fait vibrer les uns et les autres, d'une sensualité d'autant plus troublante qu'elle s'éveille sous les auspices du travestissement. Le motif en effet court tout au long du film, en scelle aussi bien l'origine que le dénouement, lui donnant ainsi une tonalité queer aussi réjouissante qu'inattendue. [...] Dans ce jeu de miroirs et d'illusions, où les frontières se brouillent entre les genres (au sens anglo-saxon de gender) et les époques (costumes, musique, architecture, mythologie, sont autant de sources d'anachronismes volontaires), l'art est le seul étalon de la vérité : ici un poème gravé dans un arbre, là un médaillon enfermant un portrait d'Astrée, interviennent successivement comme uniques éléments de preuves - de l'innocence de Céladon dans le premier cas, du fait qu'il n'est pas mort dans le second - dans un champ de perception faussé par les passions. A 87 ans, Rohmer prouve qu'il n'a rien cédé de son amour pour l'idéal et signe un film inattendu, mais plein d'échos de son œuvre passée, et tout entier vibrant d'un érotisme troublant. Une ode à l'art, et à la vie ».
Merci à Christine de Buzon.
8 • Le Figaro du 4 septembre 2007 Réservé aux abonnés (20 décembre 2018). Entrevue avec Éric Rohmer. Propos recueillis par Marie-Noëlle TRANCHANT.
« [...] Je suis revenu au roman, où il y a clairement cette opposition entre inconstance et fidélité, et je me suis rendu compte que l'amour fidèle était un thème majeur de mes films. Il est aussi au cœur de mon unique pièce de théâtre, où le héros n'aurait qu'un mot à dire pour dissiper un malentendu amoureux, mais ne le dit pas parce qu'il pense que la vérité doit venir non de lui mais de celle qu'il aime. Or le sujet traité par Honoré d'Urfé est très semblable. Céladon est fidèle non seulement à Astrée mais à l'ordre qu'elle lui a donné de disparaître. Il ne pourra l'aimer que lorsqu'elle le lui permettra. C'est la fidélité dans sa forme la plus radicale. Une exigence que le héros s'impose autant qu'elle lui est imposée. La littérature a longtemps traité de la fidélité, à l'autre ou à soi-même : Balzac, Stendhal, peignent des personnages qui se tiennent à une certaine ligne. Je n'ai évidemment pas inventé cette idée, mais disons que j'essaie de la perpétuer, à une époque où elle n'a plus cours. [...]
Mettre en scène L'Astrée m'a permis de montrer certains aspects de la beauté que je n'avais pas encore eu l'occasion de développer. Le vent, par exemple. Là, le hasard, un complice qui m'est cher, m'a favorisé : au moment du tournage, le vent soufflait beaucoup, faisant voler les vêtements. Or cela rejoignait sans que je l'aie voulu certaines gravures de l'époque où j'avais remarqué des écharpes flottant presque à l'horizontale, qui donnaient une légèreté aérienne. [...]
L'Astrée est un roman pastoral, par conséquent situé dans la nature, mais il ne comporte aucune description de paysage [Note de l'éditeur : !!!]. A cette époque, la littérature ne parlait pas de la nature, comme si elle laissait ce sujet aux peintres. C'est une chance pour moi, car cela permet d'ajouter au roman une dimension qu'il n'a pas. Je n'aurais jamais pu filmer un roman de Balzac parce que ses descriptions sont déjà une mise en scène extrêmement précise. Alors que L'Astrée laisse un espace à inventer. Le roman est beau par ses dialogues, mais on peut l'enrichir en filmant. La difficulté a été de trouver une nature qui ne soit pas abîmée par la civilisation. [...]
Je parlerais plutôt de sensualité. Honoré d'Urfé est un catholique de la Contre-réforme, nullement puritain, et un baroque qui a des thèmes communs avec Shakespeare, comme le travestissement. Mais il ne faut pas le voir avec les yeux d'aujourd'hui, où on a tendance à interpréter les relations de façon trouble et équivoque. Il y avait beaucoup de caresses entre filles, ou même entre hommes, sans qu'il s'agisse forcément d'homosexualité. Et le public envisageait L'Astrée ou d'autres œuvres de ce genre avec une innocence qui nous fait peut-être défaut. Je m'en suis tenu à ce qu'il décrit, et à ses propres dialogues, sans rien ajouter de mon cru. Si cela semble moderne, il y a un autre aspect de l'ouvrage qui ne l'est pas moins, c'est son féminisme. Les femmes y jouent un rôle prépondérant ».
Merci à Christine de Buzon.
9 • Libération du 5 septembre 2007. Article d'Olivier SEGURET.
« La folie bergère d'Éric Rohmer.
Le réalisateur adapte le roman pastoral d'Honoré d'Urfé et signe un film d'amour exceptionnel, au suspense haletant.
Une amusante rumeur rapporte qu'avec les Amours d'Astrée et de Céladon, Éric Rohmer aurait réalisé son film le plus queer. C'est la dernière séquence qui explique ce blasphème bienveillant : Céladon y découvre, avec pertes et profits, la délicate condition de travesti, matière à quiproquos et effets de mise en scène où le cinéaste puise, manifestement, une intense jubilation ... Mais tous les futurs spectateurs du film, que l'on souhaite immensément nombreux, nous sauront gré de ne pas en dévoiler davantage ...
Cette tangente subite de la fiction n'est de toute façon pas le choix de Rohmer, mais celui d'Honoré d'Urfé (1567-1625), dont il a adapté l'incroyable texte L'Astrée, ou la plus folle histoire d'amour de la littérature baroque. Elle nous raconte comment, à l'époque gauloise, la bergère Astrée et le pâtre Céladon verront leur pur amour menacé par un malentendu qui manque d'être tragique, la première s'étant persuadée de la mort par noyade du second, qui se cache en réalité au fond d'une forêt pour respecter un absurde serment exigé, croit-il, par sa dulcinée.
Anachronismes. C'est au délicat et trop méconnu cinéaste Pierre Zucca que Rohmer a emprunté l'idée d'une telle adaptation et c'est à lui qu'il a souhaité, en conséquence, dédier ce film en tous points exceptionnel. Pour une bonne part, la grande beauté à la fois merveilleuse et cocasse du projet tient aux surprenantes concrétions spatio-temporelles qui l'habitent. Ecrit au début du XVIIe siècle, L'Astrée exprime une vision de la Gaule repeinte aux couleurs du baroque littéraire, anachronismes compris et assumés comme tels par Rohmer. Dans cette reconstitution gigogne d'un lointain passé très largement imaginaire, le coup de génie du cinéaste est de s'inspirer d'un autre grand maître en visions antiques revisitées par le baroque : le peintre Nicolas Poussin (1594-1665), contemporain presque exact d'Urfé, dont Éric Rohmer semble citer à plus d'un tour les renversantes pastorales bucoliques, parmi lesquelles l'extraordinaire Et in Arcadia Ego ... Dans le même ordre d'idées, les Quatre saisons, du même Poussin, semblent habiter plus d'un plan de ces Amours d'Astrée, film volé à la nature au milieu de laquelle il ne cesse de s'ébattre, en son direct, dans la plus vraie simplicité, sous l'amicale caresse du vent.
Trouble. Une autre grande force du film tient à son insoutenable suspense amoureux. L'habileté avec laquelle est tricoté le récit rend cette histoire, aux enjeux pourtant nécessairement limités, proprement haletante. A la Mostra de Venise, où le film représentait dimanche les couleurs de la France, son dénouement a provoqué des acclamations libératoires qui disaient assez bien le type de tension sentimentale où le duo Rohmer-Urfé nous cadenasse avec brio. Un sentiment que l'on doit aussi beaucoup à la qualité des interprétations et à un casting à peu près sans faute, du juvénile Andy Gillet en Céladon [...] jusqu'à la laiteuse Stéphanie Crayencour en Astrée, en passant par un inouï Serge Renko en druide entremetteur ou un stupéfiant Rodolphe Pauly en euphorique barde Hylas. Plusieurs signaux envoyés dernièrement par le cinéaste laissent néanmoins planer sur les Amours d'Astrée et de Céladon une note de trouble et d'inquiétude. Sans jamais le dire directement, Rohmer laisse en effet entendre que ce film si jeune, si beau, si frais, pourrait bien être l'un de ses tout derniers. S'expliquant, dans le dossier de presse, sur ce que son cinéma doit à Hitchcock et à Fritz Lang, Rohmer écrit notamment : « Et je veux bien que l'on dise que ce film est mon Tombeau hindou ! » Alors, toute réserve bue mais avec une profonde émotion : disons-le. Mais refusons de le souhaiter ».
10 • Les Échos du 5 septembre 2007. Article d'Annie COPPERMANN.
« Si vous préférez James Bond à Marivaux, fuyez : la désuétude de l'histoire, des décors, du langage, risque de vous faire trouver le temps très long. Mais si vous voulez « découvrir la profondité de nos anciens mystères » ( !) à travers la (fausse ?) naïveté d'un classique rompu à l'art de l'anachronisme, et, surtout, si vous aimez la rigueur et le raffinement, la préciosité et la malice d'un de nos plus grands cinéastes, qui semble, dans ce film gageure, résumer un peu toute son œuvre, sensualité (légèrement grivoise) en sus, courez voir le dernier Rohmer, en lice pour le lion d'or, qui sera attribué dimanche à Venise ».
Merci à Cécile Créhange.
11 • Figaroscope du 5 septembre 2007. Article de Marie-Noëlle TRANCHANT.
« D'un roman baroque d'Honoré d'Urfé que peu de gens songent encore à lire, Éric Rohmer tire un film éblouissant de grâce et de fraîcheur, de sensualité joueuse et d'élégance morale. Il y a quelque chose d'une féerie shakespearienne dans ce monde enchanté, peuplé de bergers, de nymphes et de druides, où les amants se disputent, se fuient et se travestissent. Mais Rohmer le filme avec une rigueur et une limpidité toutes classiques. Une nature doucement sauvage sert d'écrin aux groupes très composés des personnages, tous d'une grande beauté et parlant une langue extrêmement châtiée qui, étrangement, semble couler de source. Car cette œuvre très civilisée est d'un naturel confondant. On est aussi à l'aise au milieu de ces bergers idylliques qu'avec des jeunes gens d'aujourd'hui, on passe familièrement d'une bouderie amoureuse à une leçon de théologie druidique et à des jeux érotiques à l'ambiguïté très moderne. Tout est improbable et évident comme la grâce. Rohmer nous offre un petit miracle de beauté intemporelle mais pleine d'humour et de joie de vivre ».
Merci à Cécile Créhange.
12 • Télérama n° 3008 - 8 Septembre 2007
« POUR
[...] le film est un concentré de « rohmérismes » : un scénario à base de méprises et de foi endurante qui pourrait avoir été écrit ex nihilo par l'auteur des Six Contes moraux ; une réalisation qui semble se jouer discrètement, et délicieusement, de ce scénario, selon l'inimitable touche du maître.
[…] Face aux Amours d'Astrée et de Céladon, un maniaque de l'étiquetage aura le réflexe d'invoquer ses précédentes adaptations littéraires comme, jadis, Perceval le Gallois ou, naguère, L'Anglaise et le Duc. Mais ces films-là créaient un monde sous cloche, ultra stylisé. Ils évitaient la pleine nature qui, cette fois-ci, donne la note, peut-être la clé. Au début, c'est presque incongru, ces forêts et collines sans apprêt, semblables à celles de nos randonnées, mais peuplées de druides et de bardes en robe légère. Comme un spectacle de fin d'année au grand air. C'est sérieux ou non ? En vérité, et par chance, on sait moins que jamais sur quel pied danser avec Rohmer. Mais on danse.
Tout est à la fois fluide, transparent et, en même temps, affecté d'un drôle de coefficient d'ironie et de perversité. La grande affaire des deux personnages principaux, c'est leur fidélité mutuelle. Leur amour exclusif, indéfectible, hétérosexuel et sacré. Or le film ne cesse de fendiller discrètement cet idéal. […]
L'équivoque grandit dans les interlignes de l'histoire, à coups de scènes en décalage léger avec le dessein et le point de vue du valeureux Céladon. Il y a ces grandes joutes verbales dans la prairie entre les tenants des amours multiples et ceux de l'amour unique, entre les amateurs de corps et les défenseurs de l'âme. Toute la séduction de l'inconstance y éclate, les libertins se révélant bien meilleurs rhétoriciens que leurs prudes adversaires. Même impression lors d'une grande discussion théologique sur l'un et le multiple, le Dieu chrétien et les dieux grecs, d'où il ressort qu'aimer au pluriel ou au singulier revient un peu au même…
L'ambiguïté culmine avec le stratagème auquel Céladon a recours pour se présenter à nouveau devant celle qu'il aime – il se déguise en fille. Déjà, la beauté et la finesse de traits du comédien (Andy Gillet) font de ce procédé vieux comme le théâtre une expérience troublante : travesti, Céladon ressemble sans forcer à une blonde nièce de Carole Bouquet. Surtout, cette fille qu'il devient exerce une attraction irrépressible et très charnelle sur Astrée. De quoi interroger, cette fois, la fidélité de la petite bergère. Le film regorge ainsi de désirs sensuels, provoqués tant par le sein d'Astrée que par la poitrine de Céladon. Il faut remonter à La Collectionneuse (1967) pour trouver chez Rohmer un tel rayonnement du corps. Et c'est la première fois dans son œuvre que la sensualité déborde à ce point le verbe et la volonté, selon un crescendo épidermique qui dit à la fois le triomphe des sentiments et leur défaite ».
Louis Guichard
« CONTRE
Comme tous les vieux profs de lettres classiques, Éric Rohmer a des marottes : celle, par exemple, de réunir chaque année les plus jolis élèves d'hypokhâgne pour une représentation dans le préau, immortalisée sur film. Cette fois, le proviseur a un peu tiqué quand il a vu les costumes réunis pour l'entreprise : des chemises de nuit très échancrées, des imitations de braies gauloises achetées au marché Saint-Pierre. Beaucoup de peau dénudée, non ? Ce qui lui plaisait jusque-là – comme aux élèves, d'ailleurs, qui faisaient fête à la cérémonie annuelle –, c'est la façon dont l'enseignant transposait, avec audace et maîtrise, langage et sentiments classiques dans le monde moderne. Marivaux en costume-cravate, Blaise Pascal à la plage. Singulier et pertinent.
Mais là, L'Astrée, vraiment… ? Une gauloiserie ? Le proviseur piqua un Lagarde et Michard au CDI. Il s'inquiéta en y lisant que « le roman a de graves défauts : sa longueur, ses lenteurs, ses digressions superflues, ses conversations interminables, ses subtilités ». Tiens, la subtilité est un défaut, pensa-t-il, je n'ai pas dû faire attention aux nouveaux programmes… Il comprit à demi-mot que L'Astrée, c'était un peu la collection Harlequin du XVIIe siècle – mais, euh, toute la collection : 5 000 pages et 45 histoires entrecroisées. Il lut que le bouquin avait façonné pratiques amoureuses et jeux de rôle des précieux et des précieuses, au point qu'on finît par s'en moquer [...]
Le proviseur demanda à visionner l'enregistrement des répétitions générales […] Il regarda Astrée répudier Céladon, s'endormit, fut réveillé par le barde, chercha à se rendormir, regarda fixement sa montre en espérant voir l'aiguille des minutes bouger, mit ses jambes sur l'accoudoir de gauche, puis sur l'accoudoir de droite, se gratta la tête en entendant un prêtre dire que le polythéisme n'était qu'un monothéisme qui s'ignore. Sachant qu'il n'y avait pas de problème qu'une absence de décision ne puisse résoudre, il rentra chez lui, mais fit un détour par le loueur de DVD : Ma nuit chez Maud, ça lui changerait les idées, non ? »
Aurélien Ferenczi
12' 2010-2018. The Globe and Mail.
Consulté le 27 août 2019.
Rohmer's last movie, made in 2007, was so abstract and contrived it was like watching a lecture. [...] The acting is almost non-existent, the staging stiff, and there is no attempt at verisimilitude of any kind. All there is to concentrate on is the thoughtful complexity of the arguments, and the slowly developing, and rather strange, asexual morality that emerges. It is a kind of anti-film, by today's standards, and made by someone who, with his degree of fame and influence, could have made a wildly successful commercial movie. To do something like this was to take a defiant stand, and it displayed a fearsome artistic integrity.
Russell Smith Special to The Globe and Mail Published January 20, 2010 Updated May 3, 2018.
13 2014. Voici d'autres jugements intéressants glanés en septembre 2014 par Christian Allègre, que je remercie de nouveau.
Tout est à la fois fluide, transparent et, en même temps, affecté d'un drôle de coefficient d'ironie
et de perversité. La grande affaire des deux personnages principaux, c'est leur fidélité mutuelle.
Leur amour exclusif, indéfectible, hétérosexuel et sacré. Or le film ne cesse de fendiller
discrètement cet idéal. D'abord, évidemment, par les voies du récit. Manipulée par un soupirant,
Astrée conclut à l'infidélité de Céladon et lui ordonne de ne plus paraître à ses yeux. Au désespoir,
il se jette dans un torrent. Porté disparu, sauvé en secret par des nymphes dragueuses, il n'aura de
cesse de faire triompher la vérité et l'amour, mais incognito : sans désobéir à l'ordre d'Astrée.
Source : Louis Guichard sur telerama.fr
D’antiques bergers, vêtus de tuniques et de rubans, dans les pâtures, sur les berges de la rivière ;
le flux de l’eau, le vent dans les arbres, l’ombre et le soleil qui jouent dans les sous-bois
- la libre coexistence de ces éléments à la caméra d'Éric Rohmer, pour une adaptation de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, est une surprise inouïe.
Source : Arnaud Macé sur cahiersducinema.com
Le Pour / Contre
Il faut remonter à La Collectionneuse (1967) pour trouver chez Rohmer un tel rayonnement du corps.
Et c'est la première fois dans son œuvre que la sensualité déborde à ce point le verbe et la volonté,
selon un crescendo épidermique qui dit à la fois le triomphe des sentiments et leur défaite.
Pour Source : telerama.fr
Si Lagarde et Michard figurent parmi vos auteurs favoris, vous avez une chance de vous sentir concerné. Dans le cas contraire, cette œuvre précieuse et bavarde, à l'interprétation incertaine risque de vous soûler jusqu'à ce qu'ennui s'ensuive.
Contre Source : leparisien.fr.