Remarques sur Malherbe
À les protéger tous se croit intéressé,
Et d'abord prend en main le droit de l'offensé.
Boileau,
L'Art poétique, Chant I, vers 208-210.
1 Fort peu de documents éclairent les relations d'Honoré d'Urfé avec ses contemporains, et plus particulièrement avec ses rivaux dans la République des Lettres. Selon toute probabilité, les rapports du romancier avec Malherbe, son aîné (1555 - 1628), n'ont pas toujours été cordiaux. En 1625, dans ses lettres, Malherbe mentionne trois fois la bataille de la Valteline à laquelle participe d'Urfé η (pp. 255, 258, 261) : il ne nomme pas le romancier, et il ne signale pas son décès, le 1e juin de cette année. L'Astrée elle-même ne semble pas avoir intéressé ce poète qui n'est pas un amateur de romans. Dans ses lettres à Peiresc, il donne deux titres de romans seulement : L'Argenis de Barclay - qu'il ne veut pas traduire (Malherbe, p. 724), et le Roman des chevaliers de la Gloire de Rosset - dont le succès l'étonne (Malherbe, p. 534). Malherbe aurait été jaloux de d'Urfé (Macé, p. 76). Est-ce seulement parce que le marquis de Châteaumorand est un homme riche alors que Malherbe dépend de ses protecteurs ? D'Urfé a-t-il envié Malherbe ? Ce n'est pas du tout impossible.
Malherbe et d'Urfé servent à la Cour à la même époque : Malherbe - et non d'Urfé - reçoit les commandes de poèmes, de ballets et de vers pour carrousels. Malherbe et d'Urfé se distinguent par l'originalité de leurs écrits : Malherbe - et non d'Urfé - est salué dans l'Art poétique de Boileau, « le régent du Parnasse ». Depuis que l'âge baroque français a gagné ses lettres de noblesse, Malherbe et d'Urfé honorent également la littérature du XVIIe siècle : Malherbe - et non d'Urfé - est édité par « la Pléiade ». Et cependant, Honoré d'Urfé, a eu bien plus d'influence que Malherbe sur la littérature, reconnaît Antoine Adam, éditeur de Malherbe (I, p. 133) ; il a apporté « a far more sweeping contribution to the national identity » (p. 16), remarque K. Wine ; il a également contribué plus que Malherbe à l'évolution de la langue, selon A. Sancier-Chateau (p. 412). Il a aussi profondément et définitivement modifié l'histoire de la pastorale (Lavocat, p. 322) et celle du roman français (Coulet, p. 136). Le seul écrivain de l'âge baroque qui mériterait d'être comparé à Honoré d'Urfé pour son souffle, son originalité et l'élévation de sa pensée est Agrippa d'Aubigné (lui aussi édité dans La Pléiade).
2 Malherbe n'avait pas que des admirateurs au XVIIe siècle. En 1647, Patru déclare : « Dans sa prose il use de beaucoup de mots et de phrases qui ne sont pas à imiter » (II, p. 623). Le témoignage de Tallemant des Réaux démontre que l'auteur de L'Astrée n'avait rien en commun avec celui qui se vantait de donner des entraves aux Muses, celui qu'on a appelé le « Père Luxure » (I, p. 119). Malherbe, que Ménage a couronné « Prince de nos Poëtes » (Épître non paginée), affirmait que « la religion du prince estoit la religion des honnestes gens » (Tallemant, I, p. 131). Tout poète, disait-il, n'était « pas plus utile à l'Estat qu'un bon joüeur de quilles » (Ibid., I, p. 115). Aux dires de Racan, Malherbe dédaignait peinture, musique et même poésie, des sciences « qui ne servent que pour le plaisir des yeux et des oreilles » (p. 14). Malherbe se vantait de mépriser également les vers des Grecs et ceux des Latins (Tallemant, I, p. 110). « Il avoit effacé plus de la moitié de son Ronsard η » (Ibid., I, p. 119). Il avait ajouté deux cents pages de commentaires désobligeants aux poèmes de Desportes (Note d'A. Adam, Tallemant, I, p. 800).
Et pourtant, Malherbe lui-même ne reculait pas devant les clichés les plus éculés. S'il faut parler d'amour dans un carrousel, il suffit de consulter les tables de Pline et de Pierius, déclare-t-il dans une de ses lettres en 1606 (Malherbe, p. 361) ! Malherbe sait prendre son bien où il le désire : En 1615, pour composer un ballet de cour, il imagine un décor pastoral où apparaît une Astrée (Mercure françois, 1615, pp. 15-17).
Malherbe méprisait les poètes italiens et leurs admirateurs. « Sottise », écrit-il rageusement en annotant ce vers de Desportes :
« Je sais brûler de loin et geler auprès d'elle » (cité par Carmona, p. 203).
Cette antithèse, commune dans la littérature française au moins depuis Pétrarque η, revient souvent sous la plume d'Honoré d'Urfé (par exemple L'Astrée, III, 1, 9 verso, et Epistres morales, I, 21, p. 303). D'Urfé va plus loin encore η : il imagine un dialogue où le poète qui recourt à cette image est moqué par l'objet de son amour (I, 3, 73 verso) ; la femme insensible tient le rôle de Malherbe (Parallèles).
L'auteur de L'Astrée est infiniment plus proche des anciens - qu'ils soient grecs, latins, italiens ou français - que de Malherbe. Comment un admirateur de Pindare et d'Ovide η pourrait-il apprécier l'influence de Malherbe et de sa « doctrine » bâtie sur des corrections et des interdictions ? Fixer l'ordre des mots dans une phrase, rejeter les termes trop vieux ou trop nouveaux, condamner les métaphores trop recherchées et les rimes trop faciles ... tout cela est étranger à d'Urfé. Mlle de Gournay rapporte une confrontation entre Malherbe (qu'elle n'aimait pas) et Honoré d'Urfé :
Quel rude assaut, juste Dieu ! livra-t'il (d'Urfé) un jour vers la Provence en pleine et grande table, à l'un des principaux Autheurs de ces nouveaux mysteres, et les soustenant !
(I, p. 1128).
Gilles Ménage (1613 - 1692), dans l'étude qu'il consacre à Malherbe en 1666, inclut des remarques qui ont été faites oralement par Honoré d'Urfé. Elles ont sans doute été rapportées par Racan (1589 - 1670), « l'ami particulier et le disciple favori de Malherbe » (Ménage, p. 8). On constate qu'Honoré d'Urfé critique littéraire est un lecteur consciencieux, voire pointilleux. Malherbe n'a pas été son unique cible. D'Urfé a aussi corrigé Chiabrera (Voir Jugemant) et même un vers du Tasse (Ducimetière, p. 768).
3 Les Poesies de M. de Malherbe
avec les Observations de Monsieur Ménage.
Paris, Louis Billaine, 1666.
• Sur l'Ode à la Reine Mere du Roi, sur sa bienvenue en France (1600).
PEUPLES, QU'ON METTE SUR LA TESTE TOUT CE QUE LA TERRE A DE FLEURS.
La Reine Marie de Médicis arriva en France dans une saison où il n'y avoit point de fleurs sur la terre, car elle y arriva au commancement du mois de Novembre. C'est pourquoi Messire Honoré d'Urfé, Auteur de l'Astrée, reprenoit ces vers de Malherbe. Mais en cela il étoit trop Critique, ou plutost il n'estoit point du tout Critique, étant permis aux Poëtes de changer ces sortes de circonstances, pourvu qu'en les changeant, ils soient d'accort avec eux-mesmes, et qu'ils ne disent rien de contraire (Ménage, p. 142).
Sept mille personnes ont réservé un accueil triomphal à la Reine à Marseille le 9 novembre 1600 (Carmona, p. 33). L'ode, offerte à Aix le 16 novembre, compte 230 vers (elle a connu des variantes) et elle hisse le poète vers la gloire. Elle fait appel à plusieurs mythes classiques (le Roi est un « Alcide [...] amolli »). Elle présente des images baroques (personnification de la fleur de lis) et des inversions audacieuses qu'on ne retrouvera plus dans les œuvres postérieures de Malherbe. Ménage nous montre d'Urfé critiquant le vers 2. À nous d'imaginer ce qu'il a pu penser de la suite de l'Ode, comme par exemple de la déesse Fortune à révérer, ou encore du marquisat de Saluces η appelé la « Carmagnole » d'Henri IV ; Carmagnola, en Savoie, appartient aux marquis de Saluces.
• Sur le Sonnet Beaux et grands Batimens (1609).
ET DES OMBRAGES VERDS.
J'ay oui dire à Mr de Racan, que Mr d'Urfé reprenoit ces ombrages verds. Il avoit tort. Ronsard s'est servi de la mesme façon de parler [...] Et Voiture [...] Et Mr de Marolles [...] (Ménage, pp. 277-278).
En blâmant Honoré d'Urfé, Racan et Ménage négligent un conseil donné par Ronsard η lui-même :
Je te veux advertir de fuir les epithetes naturelz, qu'ils ne servent de rien à la sentence de ce que tu veux dire, comme la riviere coulante, la verde ramée. Tes epithetes seront recherchez pour signifier, et non pour remplir ton carme ou pour estre oyseux en ton vers
(« Abrégé de l'Art Poëtique François », 1555. In Weinberg, p. 202).
• p. 366-367. Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille (1598).
LE PAUVRE EN SA CABANE, OU LE CHAUME LE COUVRE,
EST SUJET À SES LOIX :
ET LA GARDE QUI VEILLE AUX BARRIERES DU LOUVRE,
N'EN DEFANT POINT NOS ROIS.
Et cependant Mr d'Urfé ; tant les jugemens des hommes sont différans ; reprenoit cette Stance de Malherbe ; disant que l'opposition du Pauvre aux Rois n'y estoit pas juste ; et qu'après avoir dit, que le Pauvre dans sa cabane estoit sujet à la mort, il falloit dire, que les Rois dans leur Louvre y estoient aussi sujets. Mr d'Urfé n'avoit pas raison. Les grans Poëtes, non-seulement n'affectent point, mais évitent ces petites antithéses, qui tiennent plus de l'artifice étudié que du naturel libre
(Ménage, pp. 366-367).
Honoré d'Urfé avait plusieurs raisons de s'arrêter sur ces vers. Malherbe adapte une image d'Horace :
Pallida Mors æquo pulsat pede pauperum tabernas regumque turris.
La pâle mort heurte d'un pied égal aux chaumières du pauvre, et aux tours des rois.
(Ode 1, 4, à Sestius, traduction de D. Eissart dans le site Espace Horace, 20 octobre 2013).
D'Urfé lui-même, en 1598 aussi, avait fait la même chose que Malherbe dans le premier livre de ses Epistres morales :
La mort n'a point d'esgard à la grandeur Royalle.
Au sceptre le plus grand la houlette ell'egale
(I, 13, p. 117).
Il avait aussi repris ce parallèle - un truisme - dans la première partie de L'Astrée, en 1607, mais en remplaçant la mort par l'amour :
Amour n'a point d'egard à la grandeur Royalle,
Au Sceptre le plus grand la houlette il égale
(I, 9, 272 verso).
La réflexion reviendra, mais diluée, dans la quatrième partie en 1624 (IV, 3, 439).
En somme, les remarques d'Honoré d'Urfé sur les vers de Malherbe sont d'un connaisseur et d'un érudit, mais aussi d'un rival. L'envie, « c'est une maladie commune à toute personne de même profession », reconnaît Malherbe (Lettre à Peiresc du 10 juin 1614, p. 647).
• Ménage lui-même porte un jugement sur Honoré d'Urfé à propos du nom d'Alcippe η.
Un de nos plus savans Critiques, reprenoit icy notre Poëte pour avoir donné le nom d'Alcippe à un homme ; soutenant que c'est constamment η un nom de femme parmi les Grecs et les Latins [...] Mais il se trouve aussi pour celuy d'un homme chez les anciens Auteurs [...]. Et quand il ne se trouveroit parmi eux que pour le nom d'une femme, Malherbe auroit pu l'employer pour celui d'un homme après Messire Honoré d'Urfé, qui l'a employé de mesme dans sa divine Astrée. [...] Honoré d'Urfé a fémenisé au contraire le nom d'Amynte, ceux de Daphnis et d'Alexis comme je l'ay remarqué dans mes Observations sur l'Amynte du Tasse. (Ménage, pp. 338-339).
De ces échanges plutôt acerbes entre hommes de métier, retenons quand même une expression que l'on doit à Ménage, « la divine Astrée ». On la retrouvera sous la plume de connaisseurs comme Jean de La Fontaine et l'Abbé de Choisy.