Biographes et critiques
tenaient L'Astrée en singulière estime. Deux
juges comme ceux-là, quand ils votent
ensemble, font un arrêt sans appel !
René Bazin,
« Discours », Journal des Débats, p. 3.
Nul ne peut s'étonner que les lecteurs de L'Astrée - hier et aujourd'hui - soient tentés de traiter le romancier comme un personnage de son roman ou comme un personnage de roman. Honoré d'Urfé paie la rançon de ses semi-confidences. D'une part, l'extraordinaire succès de L'Astrée obnubile les biographes qui ne voient que le roman. D'autre part, les préfaces η - qu'elles soient subtiles, comme celle de la première partie, ou sincères, comme celle de la troisième partie - imposent à L'Astrée le halo du roman autobiographique. Les aventures ne se déroulent-elles pas dans le pays de l'auteur, en Forez ? L'une des héroïnes, Diane, ne porte-t-elle pas le nom de son épouse η ? Le héros le plus éloquent ne s'appelle-t-il pas « homme du Forez », Silvandre (Henein, p. 178) ? Dans L'Astrée comme dans Le Sireine, Honoré d'Urfé a sciemment refusé de suivre une recommandation donnée par Ronsard η :
Le poete ne doit jamais prendre l'argument de son œuvre que trois ou quatre cens ans ne soient passez pour le moins, afin que personne ne vive plus de son temps qui le puisse de ses fictions et vrayes semblances convaincre
(Préface de la Franciade, in Weinberg, p. 263).
Tallemant des Réaux, comme on l'a vu, proclame que « le moyen de sçavoir bien son Astrée », c'est de visiter le Forez le livre à la main (II, p. 305). À ce compte, le moyen de bien connaître la vie d'Honoré d'Urfé, serait de chercher des indices dans le roman ! C'est ce qu'ont fait, avec plus ou moins de bonheur, les premiers biographes du romancier. Ils y étaient bien obligés, vu la rareté des témoignages fiables. Comme le portrait original du romancier η, comme sa bibliothèque et ses manuscrits personnels, comme son château à Virieu η, comme son buste η, sa correspondance n'est pas parvenue jusqu'à nous (Voir Inventaire). « Le marquis d'Urfé » qui apparaît dans le Mercure françois ou dans tel ou tel document de l'époque, ce n'est pas l'auteur de L'Astrée, c'est l'un de ses frères, Anne η ou Jacques II η. Qui plus est, le nom d'Honoré d'Urfé ne figure ni dans le catalogue des chevaliers de Malte (Reure, p. 20), ni dans le catalogue de la maison du Roi entre 1601 et 1665 (Griselle). Ancien Ligueur tenace, d'Urfé aurait-il subi un ostracisme discret et intermittent ? Les études de MM. Descimon et Ibanez sur les difficultés rencontrées par « les Ligueurs de l'exil » ne traitent pas du cas particulier du romancier. Toutefois, elles nous forcent à considérer cette éventualité, tout en admettant ne pas être en mesure de démontrer la chose pour le moment.
Contre vents et marées, avec des hauts et des bas, la fortune η de L'Astrée ne s'est pas démentie, Maurice Magendie le premier l'a abondamment prouvé (pp. 424-463). Je passerai en revue ici ce que les contemporains d'Honoré d'Urfé savaient de lui, et ce que les critiques ont pu ajouter.
Le XVIIe siècle
1 Mademoiselle de Gournay et Jean-Pierre Camus η, les deux premiers écrivains qui aient publié leur admiration pour L'Astrée, ont dit peu de choses de son auteur : Honoré d'Urfé a manié la plume et l'épée, et il a séjourné à Paris, en Provence et en Savoie. Les choses changent autour de 1665, quand Boileau (1636 - 1711) compose un « Dialogue des héros de roman ». Dans l'introduction, il nomme en premier Honoré d'Urfé, un grand seigneur originaire du Forez. « Très-enclin à l'amour », il aurait composé L'Astrée pour « faire valoir un grand nombre de vers qu'il avoit composez pour ses maitresses, et rassembler en un corps plusieurs aventures amoureuses qui lui étoient arrivées » (p. 283). Boileau signale la conclusion apportée par Baro, « ami » ou « domestique » de l'auteur (p. 284).
Le témoignage de Jean de La Fontaine (1621 - 1695) ne nous apprend rien sur la vie ou l'œuvre du romancier. La tragédie lyrique que lui a inspirée L'Astrée en 1691 est « détestable », il le reconnaît lui-même (Voir le site de l'Opéra baroque, 10 août 2014). Le poète pourtant décrit l'état d'esprit des lecteurs et des lectrices d'Honoré d'Urfé dans sa « Ballade sur la lecture des romans et des livres d'amour » (1663).
Étant petit garçon je lisais son roman
Et je le lis encore ayant la barbe grise [...]
Du surplus (honni soit celui qui mal y pense !)
Je me plais aux livres d'amour (La Fontaine, pp. 90-91).
Si les Scudéry proclament leur admiration pour Honoré d'Urfé, surtout dans la préface d'Ibrahim ou l'Illustre Bassa, si Charles Sorel ne perd jamais de vue L'Astrée - qu'il parodie le roman ou qu'il l'analyse -, si Ménage loue la « divine Astrée » (p. 338), si Mlle de Montpensier rêve de pastorale, si Mme de Sévigné nomme souvent Adamas dans ses Lettres, si Perrot d'Ablancourt célèbre une Madonthe qu'il revoit en imagination (Patru, II, p. 615), si Corneille, Molière et Racine font des emprunts à d'Urfé, si les Précieuses - ridicules ou non - recourent à L'Astrée,
si Tallemant, amoureux, peut se prendre pour « Périandre ou Mérindor » (II, p. 819), c'est que l'œuvre d'Honoré d'Urfé n'a pas cessé de charmer.
Écoutons les auteurs de l'Histoire de l'Académie française - qui s'y connaissent : Honoré d'Urfé fut « l'un des plus rares et des plus merveilleux esprits que la France ait jamais portés » (Pellisson, I, p. 237). Il n'empêche que, autour de 1680, le Père Bouhours, dans son « Éloge de feu Monsieur Patru », peut se permettre ce compliment perfide : Honoré d'Urfé « passait [...] pour l'Auteur François le plus spirituel et le plus poli » (Patru, I, n. p. Je souligne).
Il faut attendre les toutes dernières années du XVIIe siècle, pour rencontrer des informations nouvelles sur la vie de l'auteur de L'Astrée. En 1700, Charles Perrault (1628 - 1703), dans Les Hommes illustres, donne une biographie un peu plus étoffée que celle de Boileau. Le romancier a deux frères et il épouse la femme de son aîné à la suite de l'annulation du mariage. Perrault ne rappelle ni l'engagement du Ligueur, ni ses fonctions auprès d'Henri IV, ni son rôle auprès du duc de Savoie η. D'Urfé n'aurait écrit que L'Astrée. Perrault traite ce roman comme « un tissu énigmatique des principales Aventures de son Auteur » (II, p. 39). La description de l'amour « y est dégagée de toutes sortes d'impuretez » (II, p. 40). Partisan des modernes, Perrault recourt néanmoins à une curieuse formule :
Ç'a efté principalement par la beauté et la fecondité de son genie, qui paroist avec tant d'eclat dans le Roman qu'il nous a laissé, que nous avons esté forcé à luy rendre cette justice (Perrault, II, p. 39).
Pourquoi ce « forcé » que je souligne ? Ces minces remarques accompagnent un portrait η gravé par P. Van Schuppen d'après le tableau perdu de Van Dyck. Perrault ne se donne même pas la peine de corriger la légende de la gravure : il répète que d'Urfé est chevalier de Malte !
Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce Siècle : Avec leurs Portraits au naturel. Paris, Antoine de Zallier, 1700, Tome 2.
Toujours en 1700 (et de nouveau en 1702), Catherine Durand Bédacier (1670 - 1736) publie un récit romancé du mariage d'Honoré d'Urfé, l'Histoire des amours de Grégoire VII, du Cardinal de Richelieu, de la Princesse de Condé et de la Marquise d'Urfé. L'auteur promet « de dévoiler des événemens peu connus, et marquez dans de bons Memoires » (p. 194). Elle s'est probablement inspirée des Mémoires de Bassompierre. Malgré les libertés qu'elle s'arroge, elle ne propose que de décevantes images d'Épinal pour décrire l'« admirable genie » de l'auteur de cet « inimitable roman » (p. 193). Chez elle, Honoré d'Urfé n'a toujours que deux frères, il n'a pas participé à la Ligue, et il a écrit uniquement un roman où il se sert « de fictions ingénieuses, pour déguiser la verité de ses avantures » (p. 194). Catherine Durand prétend pourtant que Diane η aurait dit à Honoré : « Ne fournissez point au public la matiere de quelque Roman qui nous seroit également desavantageux » (p. 226) !
2 Olivier Patru η (1604 - 1681) est le premier biographe d'Honoré d'Urfé qui ait connu personnellement le romancier et qui cherche à informer des lecteurs curieux. Il a rencontré d'Urfé pendant les trois semaines qu'il a passées à Turin en 1623, en allant en Italie. Son frère aîné aussi a connu le romancier (Patru, II, p. 558). Patru a mis ses souvenirs par écrit à la requête de Daniel Huet (Huet, p. 852), donc vers la fin de sa vie. Dans ses « Éclaircissemens », Honoré d'Urfé - que Patru appelle « Notre illustre » - reste l'auteur d'une seule œuvre. Toutefois, il participe à la Ligue, séjourne à Usson, et fait un mariage d'amour. La caractéristique de Patru, c'est de confondre résolument la vie et la fiction qu'il traite de vérité romancée. Il découvre alors des correspondances contradictoires : l'ordre de Malte est représenté soit par le séjour chez les Carnutes, soit par la chute dans le Lignon (Ibid., II, p. 561), soit encore par le statut d'enfant trouvé de Silvandre (Ibid., II, p. 562). Patru accepte aveuglément la suite et le dénouement de Baro, mais sans se soucier de nommer cet homme qui est pourtant son collègue : Baro est entré à l'Académie française en 1636, et Patru en 1640. Hélas, les « Éclaircissemens » sont incomplets, car leur premier éditeur n'a pas réussi à déchiffrer la fin du manuscrit (Ibid., II, p. 567).
3 Enfin Huet η vint (merci à Boileau !) ...
Daniel Huet (1630 - 1721) offre une biographie plus complète que celles qui l'ont précédée dans la « Lettre » qu'il adresse à Mlle de Scudéry, et qui est aussi sa douzième
« Dissertation ». Il la publie en 1700, après le Traité de l'origine des romans (elle a connu plusieurs versions). Il a dû commencer ses recherches une vingtaine d'années plus tôt. En effet, les personnes qui lui ont parlé d'Honoré sont toutes mortes dans les années 80. Il s'agit du fils de Jacques II η d'Urfé, Charles-Emmanuel η (1604 - 1685), de son épouse, Marguerite d'Alègre (1620 - 1683), et de M. de Charleval (1612 - 1688), un poète qui a fréquenté Ninon de Lenclos. Daniel Huet nous apprend que M. de Pont-de-Vaux η, gentilhomme de Bresse, possédait des papiers d'Honoré d'Urfé qui sont restés inaccessibles (p. 851). On ne peut que regretter que Daniel Huet n'ait pas cherché d'autres sources d'information.
Huet nomme toutes les œuvres d'Honoré d'Urfé, et ne cache ni l'engagement dans la Ligue η, ni la prison, ni les rapports difficiles avec Henri IV (p. 856). Il raconte confusément les déboires des suites de L'Astrée et apprécie la bénéfique collaboration de Baro (p. 857). Honoré d'Urfé, écrit Huet citant Patru, ressemblait au portrait qui figure dans les éditions de son roman : « de moyenne taille, propre et aiguilletté η à la manière de ce temps-là » (p. 856). Pour Huet, le roman « confirme » certains aspects de la biographie (p. 852). Cependant, lorsque le critique va jusqu'à faire descendre les d'Urfé de la Maison de « Laigneu » (p. 849), on constate que ses informations ne sont même pas de deuxième main ! Huet a lu une édition de L'Astrée où le nom de « Laignieu η » (ou Laigneu pour Leigneux) avait pris la place de celui de
« Lavieu » !
Daniel Huet ne le reconnaît pas formellement, mais quelquefois il le laisse entendre : Charles-Emmanuel d'Urfé η a pu se tromper. De toute évidence, ce vieillard se souvenait peu de son oncle et tenait seulement à glorifier η la Maison d'Urfé. Il connaissait à peine L'Astrée et admirait surtout les critiques que son fils adressait au roman η. De plus, il éprouvait une haine profonde pour sa tante. Selon lui, Diane η n'appartiendrait pas à la maison de Châteaumorand (p. 852), elle aurait promis à Anne η d'Urfé d'entrer au couvent après leur séparation (p. 853), elle aurait séduit quatre des cinq frères d'Urfé (p. 859), Honoré l'aurait épousée par intérêt (p. 855). Un mensonge éhonté aurait pu et dû alerter Huet : d'après les d'Urfé, Diane η aurait « survéc[u] longtemps à son mari » (p. 859). En réalité, elle est morte quelques mois après lui (Reure, p. 356).
Le XVIIIe siècle
4 L'amateur de L'Astrée ne rencontre que déceptions au XVIIIe siècle ! Le roman influence surtout des divertissements mondains. Le silence de Marivaux, grand amateur de déguisements et de romans baroques, surprend. Voltaire, évidemment, laisse les charmes rustiques de L'Astrée à Rousseau. En 1736, il déclare dès les premiers vers du Mondain :
Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'Âge d'or et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers Parens (Voltaire, p. 133).
L'année précédente, Voltaire a nommé le Lignon dans sa Correspondance (cité par Reure, p. 318), mais il ne semble pas avoir jamais mentionné Honoré d'Urfé. S'il connaissait L'Astrée (Wine, p. 311), il aurait probablement mis ce roman passéiste entre les mains de son Ingénu ! Le Bon sauvage ignore ce qu'il doit aux Bergers.
On ne connaît que trop le récit du désappointement de Rousseau en Forez (Lardet, p. 40). Il a eu la faiblesse de chercher la fiction dans la réalité. On rencontre les noms des héros d'Honoré d'Urfé galvaudés dans un pauvre opéra comique de Louis Fuzelier. Les vingt-cinq scènes de Pierrot Celadon, ou la nouvelle Astrée, représentées en 1729, ne seront, heureusement, jamais publiées. C'est grâce à Barry Russell (ancien site CESAR) que j'ai découvert ce manuscrit (B.N.F. FR. 9336). Une seule et unique phrase présente un certain intérêt. L'héroïne, une baronne de province veuve et coquette qui s'habille η en Astrée, déclare :
C'est une maladie contagieuse qui me vient de Paris. On m'écrit que la Bergerie y est fort a la mode ; car sans compter les Paisans de qualité de la Comedie italienne, on y trouve pastorale a l'opera, pastorale a la foire, et qui mieux est pastorale a la Comedie francoise (Feuillet 330).
L'ultime déception vient de L'Encyclopédie de Diderot. Non seulement les quelques lignes qui résument L'Astrée sont empruntées à Boileau, mais encore les renseignements que le chevalier de Jaucourt ajoute sont tous erronés : « Le premier volume parut en 1610, le second dix ans après, le troisieme cinq ans après le second, et le quatrieme en 1625 », lit-on (Article Roman). Le comble de l'infamie survient quand Jaucourt oublie complètement d'Urfé à l'article Forez:
Ce pays a produit des gens de lettres de mérite, comme Jean Papon, Papyre Masson, Antoine du Verdier, Jaques-Joseph Duguet, etc.
Je signale à ceux qui partagent mon ignorance que ce Jacques-Joseph Duguet qui serait plus célèbre que d'Urfé est un oratorien janséniste de Montbrison qui a laissé des traités de piété dont l'un est encore réédité en 2010 (Voir ce site, 2 mai 2014).
XIXe siècle
5 Contre vents et marées, au fil des années, des commentateurs zélés amplifient, déforment et colportent une masse de renseignements hétéroclites. En 1805, une brise d'air frais passe quand paraît un ouvrage en deux volumes au titre prometteur : La Nouvelle Astrée, ou les Aventures romantiques du temps passé, « traditions recueillies et publiées » par Ch. Fr. Ph. Masson. La banalité des aventures pastorales et chevaleresques, et surtout la longueur des descriptions de la région de Montbéliard et de la ville de Bâle sont lassantes. Seules les notes substantielles qui commentent épisodes et noms propres, informatives et originales, récompensent le lecteur. La préface aussi est curieuse : L'auteur, s'adressant aux « âmes sensibles et pures » (p. XI), fait l'éloge d'Honoré d'Urfé, « le premier romancier françois qui sut donner quelques charmes et quelqu'intérêt aux détails romanesques » (p. III). La conclusion n'est pas éloignée de la pensée de l'auteur de L'Astrée :
Puisque l'avenir nous est fermé, retournons quelquefois sur un passé qui amuse l'imagination, pour nous désennuyer d'un présent, qui l'éteint (p. VI), [dans ce] siècle financier, politique, désenchanté (p. VIII).
L'esprit de la pastorale est aussi mis en avant par deux autres romanciers plus talentueux que l'obscur Masson, George Sand et Alfred de Vigny. Tous deux parlent de L'Astrée dans des récits dont l'intrigue se déroule durant la première moitié du XVIIe siècle.
Vigny η, qui est, comme d'Urfé, aristocrate et poète, connaît mal le roman. Dans Cinq-Mars, en 1826, l'héroïne, assise près d'Anne d'Autriche, s'endort en lisant L'Astrée (p. 292). Mais quelle édition ou quelle version avait-elle sous les yeux ? Chacune des phrases prétendument citées renferme une erreur ! Vigny déclare qu'Amasis est un grand prêtre, que Galathée est une bergère, que Pimandre aime Silvie, qu'Amidor est farouche ...
Le roman de George Sand η est d'un autre calibre. Amateur de littérature champêtre, Sand connaît fort bien le roman d'Honoré d'Urfé. En 1848, elle a songé composer une Histoire des Bergeries quand elle écrivait François le Champi. Dans Les Beaux Messieurs de Bois-Doré, en 1857, Sylvain de Bois-Doré, un vieillard qui admire Céladon, qui se prend pour le modèle d'Hylas, et qui est servi par un Adamas, maître ès teintures de cheveux, a « pour code religieux les faits et gestes des héros de L'Astrée » (I, p. 222). J'ai analysé ailleurs cette œuvre qui démontre - non sans humour et longueurs - que la morale de la Contre-réforme sert de soubassement à la morale romantique (Henein, pp. 77-85).
Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Saint-Marc Girardin, Victor Cherbuliez, Émile Montégut, Mario Proth et quelques autres reconnaissent, chacun à sa manière, les qualités particulières d'Honoré d'Urfé et de son œuvre. Celui qui signe Auguste Bernard « (de Montbrison) », en 1835, s'avère le plus rigoureux des lecteurs de L'Astrée, le plus prolixe, et le plus attachant. « Reçois ici l'encens d'un fils dévoué, qui réclame la gloire de t'avoir deviné », déclare-t-il dans son Histoire du Forez (I, p. 2). Avec une naïveté désarmante, il écrit en 1838 : « Donner les noms des auteurs qui ont parlé de L'Astrée avec éloge, ce serait citer tous ceux qui se sont occupés de peindre les passions humaines » (Bernard, p. 162, note 1).
La première thèse sur L'Astrée est soutenue en 1846 par Norbert Bonafous. L'auteur réunit les jugements que le XVIIe siècle porte sur cette œuvre et compare le style du roman et celui des Epistres morales (p. 215). À la même époque, Pierre Larousse, dans le Dictionnaire du XIXe siècle, se montre à la fois bien informé, relativement précis et étrangement sévère. Il consacre des rubriques à plusieurs personnages du roman, au Lignon ainsi qu'au château d'Urfé, mais c'est un article fort peu élogieux qui définit le romancier et l'« insupportable fadeur » de son Astrée. Comment Pierre Larousse explique-t-il le succès extraordinaire du roman ? par ce goût des clés qu'Honoré d'Urfé lui-même trouve si réducteur (L'Autheur à la Bergere Astrée).
Les singulières bucoliques de d'Urfé, pleines d'allusions aux personnages et aux événements contemporains, purent passer pour une création originale et hardie (Article Honoré d'Urfé).
XXe siècle
6 Si dictionnaires et encyclopédies renferment ce que tout honnête homme peut savoir ou chercher à savoir, force est de reconnaître que L'Astrée et son auteur sont moins bien traités au XXe siècle qu'au XIXe ! Les sources du savoir ont considérablement changé. Les sites Web prennent la relève des ouvrages de référence sur papier, comblent leurs lacunes et reconnaissent l'importance d'Honoré d'Urfé.
Au XXe siècle, le traitement romanesque de l'auteur de L'Astrée conserve des adeptes. Il inspire en 1983 un long récit intitulé Diane de Châteaumorand, et dédié à Guy Breton. La beauté de Diane η, son amour malsain pour les lévriers et sa recette de civet de lièvre η restent les principales caractéristiques de l'épouse d'Honoré d'Urfé. L'auteur, Evelyne Deher, affirme que d'Urfé était blond (p. 14), qu'il a séjourné à Malte (p. 95) et qu'il a lu Shakespeare (p. 259).
Depuis le début du siècle cependant, la critique littéraire accorde enfin au romancier le traitement qu'il mérite. Il n'y a pas vraiment eu un miracle, mais une lente progression. En 1901, Louis Massignon, sous la direction de Ferdinand Brunot, étudie « L'Expression des passions de l'amour dans la première partie de L'Astrée d'Honoré d'Urfé » (Site consacré à Massignon, 10 juillet 2018). En 1908, Gustave Reynier reconnaît à L'Astrée une fonction de charnière quand il intitule son travail Le Roman sentimental avant L'Astrée. « D'Urfé a été le premier à composer réellement des caractères » (p. 347), et il a eu une influence bénéfique sur la langue. Pourtant, en 1920, Émile Magne peut écrire avec mépris : « L'Astrée, c'est un moment douloureux de notre littérature » (p. 189). Lanson, à la même époque, se montre à peine plus équitable en classant Honoré d'Urfé parmi les « Attardés et égarés » : ce romancier « veut du réel, et il épaissit, alourdit le rêve » (p. 374).
Les dédaigneuses généralités ne sont plus de mise dans Du nouveau sur L'Astrée, en 1927. Maurice Magendie prouve que ce roman mérite une analyse de 465 pages. Malgré tout, Fernand Desonay, dans le compte rendu fort élogieux du livre de Magendie, avoue sans vergogne : « Je n'ai pas lu L'Astrée. L'ouvrage de M. Magendie ne m'invite pas à faire plus ample connaissance avec les bergers du Lignon » (p. 628). On se demande, dans ces conditions, pourquoi Desonay admire tant Magendie ! À la même époque, comme je l'explique ailleurs, Vaganay peine à faire paraître son édition de L'Astrée. Le XXe siècle tire le roman d'Honoré d'Urfé des limbes où l'enfonçaient les préjugés grâce à la ténacité et au dévouement d'Hugues Vaganay, Stéphanois, bibliothécaire des Facultés catholiques de Lyon et courageux éditeur moderne du roman.
7 C'est du côté du Forez qu'on doit se tourner pour rencontrer les premiers incontournables de la critique astréenne. Si Honoré d'Urfé a fait la célébrité de cette ancienne province, les Foréziens le lui ont rendu au centuple. Bien avant Auguste Bernard et Vaganay, deux historiens du pays, Anne d'Urfé η, le frère aîné du romancier, et Jean-Marie de La Mure η, natif de Roanne, ont consigné de précieuses informations sur les d'Urfé du XVIIe siècle, leurs ancêtres, leurs demeures et leurs pérégrinations. Il serait vain et injuste de reprocher leur régionalisme aux « pères fondateurs » de L'Astrée (Craim, p. 71). Les piliers des études astréennes restent Auguste Bernard, le Chanoine Reure η, Hugues Vaganay, Claude Longeon et Maxime Gaume. Ils ont tous été membres de « La Diana », société savante forézienne. Depuis 1862, « La Diana » (dont le nom vient de doyennné, explique ce site, 30 avril 2014) soutient activement les enfants du pays et leurs œuvres en pierre ou en papier (Voir le site de « La Diana », 15 juin 2019). « La Diana » achète la Bastie d'Urfé en 1909, et, pour marquer l'anniversaire de la mort d'Honoré d'Urfé, elle subventionne la publication de L'Astrée de Vaganay en 1925.
L'analyse du roman prend le pas sur l'histoire du roman grâce aux nouvelles orientations des études littéraires durant la seconde moitié du XXe siècle ; elles encouragent la lecture de L'Astrée. Jean Rousset, en 1953, bouleverse le préclassicisme en introduisant la notion de baroque littéraire - il cite seulement les poèmes d'Honoré d'Urfé, mais il étudie des mythes et des manières de penser qu'on rencontre dans L'Astrée. Henri Coulet, en 1967, élargit et approfondit les travaux de Magendie sur l'ensemble du roman français - il consacre quelques pages essentielles à L'Astrée (pp. 135-145).
8 Depuis le début du XXe siècle, anglophones, Américains et Américains d'adoption apportent une énorme contribution à la renommée intellectuelle d'Honoré d'Urfé. On ne peut pas oublier les travaux précurseurs de W. Fisher sur Le Sireine en 1913, de Mme McMahon sur L'Astrée en 1925, et de Mme Goudard sur Les Epistres morales en 1933. En 1961, Jacques Ehrmann obtient son Ph.D. de l'Université de Californie (Los Angeles) avec une thèse sur « le Phénomène de l'illusion dans L'Astrée ». Il publie l'inoubliable Un Paradis désespéré en 1962 en exploitant ce concept riche et fluctuant. Ehrmann enseigne alors à Yale University (New Haven, Ct). Gérard Genette enseigne aussi à Yale alors qu'il vient de faire paraître dans une édition de poche un habile condensé de L'Astrée (1964). Par voie de conséquence, nombre d'Américains étudient L'Astrée à une époque où, en France, le roman végète dans l'atmosphère raréfiée des séminaires de « thésards » - qu'on n'appelait pas encore avec optimisme « doctorants ».
Jacques Ehrmann, en 1979, dans le dernier article publié dans les Yale French Studies, analyse le « sens » du lieu dans Œdipe-roi et dans Phèdre. Il écrit :
Cette utopie n'est rien d'autre que le fantasme d'un passé non existant (n'est-ce pas la caractéristique du passé ?) - d'un bonheur au passé plus-que-parfait qui n'a jamais eu lieu (les italiques sont dans le texte, p. 23).
Y a-t-il plus profonde définition de L'Astrée ? Les étudiants d'Ehrmann et de Genette deviennent professeurs et disséminent leur savoir. La copieuse analyse de « La Recherche nord-américaine sur L'Astrée » que présente Louise Horowitz à l'Association internationale des Études françaises (Paris, 10 juillet 2007) le prouve. Mme Horowitz elle-même, en 1984, a publié une biographie d'Honoré d'Urfé en anglais et dans une édition scolaire. Les universités américaines en effet donnent une place notable à L'Astrée dans la Reading list de leurs Graduate Students. En 1983, Catherine Campbell montre que le roman figure dans 21 % des programmes de maîtrise et dans 73 % des programmes de doctorat en littérature française (p. 592). Pour apprécier ces chiffres à leur juste mesure, il faut savoir que ces reading lists incluent des textes de tous les siècles, et que, pour le XVIIe, le théâtre se taille évidemment la part du lion : Le Tartuffe de Molière figure dans 79 % des listes de maîtrise et dans 80 % des listes de doctorat (p. 591).
XXIe siècle
9 De nos jours, L'Astrée fait encore rêver des conteurs. En mars 2013, le Progrès de Lyon annonce un livre que Philippe Gas consacre à La Vie romancée de Diane de Châteaumorand η, qui ne semble pas avoir paru. En 2019, une biographie romancée composée par Gérard Vidal voit le jour : Diane & Honoré d'Urfé : les vrais amants de l'Astrée ; c'est une habile et divertissante imbrication du vrai, du probable et du faux.
Les banques de données démontrent qu'on publie de plus en plus sur Honoré d'Urfé. Google même apporte les preuves les plus évidentes de l'intérêt du grand public pour la musique, la poésie et le roman qui portent le nom « Astrée ». L'Histoire d'Astrée et Céladon, une bande dessinée parue en 2002, met en valeur la géographie du Forez, et reste remarquablement fidèle à la lettre du roman. En 2006, à Stuttgart, puis en 2009, à Paris, « La Pastorale », un « opéra » surprenant de Gérard Pesson sur un livret de Martin Kaltenecker et Philippe Beck, prend L'Astrée pour prétexte (Voir ce site, 20 septembre 2010). Le film d'Éric Rohmer, depuis le 5 septembre 2007, tente de faire revivre les héros du roman η. Sans tenir compte du cadre historique et du cadre géographique imaginés par d'Urfé, le cinéaste invente un dénouement à la fois logique, amusant et d'une grande outrecuidance puisqu'il contredit le roman d'une manière flagrante (Voir Rohmer). Bande dessinée, film et opéra consolident la réputation de L'Astrée comme une histoire d'amour qu'il est encore et toujours nécessaire de résumer en ne retenant que ses grandes lignes.
Des Foréziens, souvent anonymes, élargissent le champ de nos connaissances et attisent notre curiosité quand ils décrivent et photographient la résidence de Claude d'Urfé, ressuscitent les pastorales des contemporains d'Honoré d'Urfé, et imaginent des chemins autour du château de Goutelas, modèle de la maison d'Adamas (Voir Photos du Forez). Ils animent la vaste région baptisée « Pays d'Astrée » (5 février 2014) qui englobe le Forez en redessinant ses frontières. Ils conçoivent des sites attrayants et instructifs, comme celui de La Bastie d'Urfé en Forez (5 février 2014) et celui de Forez histoire (5 février 2014). Même s'il demeure des zones obscures dans la vie de l'auteur de L'Astrée, faits et légendes sont distingués.
Le changement le plus salutaire dans la fortune d'Honoré d'Urfé et de ses écrits émane d'universitaires de tous les pays. Il suffit de parcourir la bibliographie tenue à jour par Delphine Denis et son équipe dans Le Règne d'Astrée pour s'en convaincre. La biographie du romancier même s'enrichit grâce à la localisation de ses livres et manuscrits. En 2007 et en 2011, des colloques marquent les quatre cents ans de L'Astrée. Jamais, au grand jamais, Honoré d'Urfé n'avait attiré autant d'amateurs éclairés.
Mon dernier point enfin, le plus important, a une portée illimitée : le XXIe siècle voit paraître deux véritables éditions critiques de L'Astrée, celle-ci, depuis 2007, et celle de Delphine Denis, depuis 2011. L'avenir d'Honoré d'Urfé est assuré. Je suis prête à parier qu'avant la fin du siècle, le roman connaîtra la consécration suprême dans la culture française, se trouver au programme de l'agrégation !
Quand les livres mourront, tu mourras toi aussi. Ce sera ta troisième mort (Pétrarque, p. 178).
Honoré d'Urfé résiste et résistera, lui qui espère que ses
cheres et douces penseees [...] demeurent à la posterité
aussi longuement que dans la France l'on parlera François
(III, L'Autheur à la Riviere de Lignon).
Nous savons aujourd'hui que L'Astrée vivra tant que dans le monde on cultivera la littérature française.