Pleins feux sur L'Astrée
La déesse Astrée.
Pierius, Commentaires hiéroglyphiques, 1576, II, p. 586.
Bibliothèque de la ville de Lyon.
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L'Astrée, I, 2, 23 recto.
La plus grande imperfection du jugement,
c'est de recevoir le faux pour le vray.
Les Epistres morales, II, 8, p. 282.
1 Né en 1567, sous le signe du Verseau, Honoré d'Urfé a connu deux siècles et il a vécu dans deux patries, la France des derniers Valois et des premiers Bourbons, et le Piémont du Duc Charles-Emmanuel de Savoie η. Poète officiel à quinze ans, philosophe à vingt-sept ans, il a beaucoup lu. Ses auteurs favoris sont Platon, Le Tasse et Ronsard η, et il connaît fort bien Marsile Ficin, Cervantes et Les Amadis η. Ligueur à vingt-et-un ans, guerrier jusqu'à son dernier jour, il a fait de la prison, il sait le prix de la paix. Cet ami de saint François de Sales a probablement fréquenté le salon de la Marquise de Rambouillet. Et Marguerite de Valois η, la reine Margot, et Jean-Pierre Camus η, l'Évêque de Belley, ont exercé leur ascendant sur lui à diverses époques. Honoré d'Urfé a eu de graves problèmes de santé autour de 1597, et il a craint pour sa vue à partir de 1619 ou de 1620. En 1600, il s'est marié, à trente-deux ans, avec Diane de Châteaumorand η, une femme plus âgée que lui, et qui avait été l'épouse de son frère aîné. Mariage d'amour sans doute, mais union stérile et séparation à l'amiable en 1614 ou 1615. Dans son Testament, d'Urfé η lègue à son épouse « une petite croix d'or avec le portrait de lad. dame Diane, qu'il a au cou » (Doublet, p. 211). Il se bat dans les armées du duc de Savoie η quand il meurt le 1er juin 1625. A cette époque, heureusement, la France et la Savoie η affrontaient le même ennemi (Voir Biographie).
2 Honoré d'Urfé a beaucoup écrit η. Il a confié ses œuvres à des amis qui l'admiraient et à des serviteurs qui profitaient de lui. Il s'est essayé dans le genre sérieux et dans le genre comique, dans le genre narratif et dans le genre lyrique, dans le genre épistolaire et dans le genre dramatique ; le genre épique l'a attiré temporairement, et même la critique littéraire, à la demande du duc de Savoie η. Honoré d'Urfé dérange. Aucune étiquette ne lui convient parfaitement. L'Astrée η, son œuvre maîtresse, est tout aussi inclassable. Elle est immense, et elle n'a pas de dénouement parce que le romancier est mort sans l'avoir achevée. Le qualificatif qui la décrit le mieux - et le plus souvent - est un mot dérivé de « génie », « ingénieux », un mariage d'esprit et d'artifice.
3 Pour cerner ce qui fait le charme de L'Astrée, considérons trois des modèles η que d'Urfé se donne dès 1607, dans la préface de la première partie. Il privilégie des poètes de l'Antiquité, « Hésiode, Homère [et] Pindare ». Il se range ainsi dans le camp de la Pléiade et des admirateurs des Anciens ; il tourne le dos aux soi-disant modernes. D'Urfé explique qu'il imite des écrivains qui ont chanté leur patrie. Les trois poètes ont loué la Grèce, mais le lieu de leur naissance n'est pas du tout certain. Néanmoins, l'ordre dans lequel ils sont nommés reflète la hiérarchie que le romancier affiche.
Dans sa Prosopographie, Antoine du Verdier, savant forézien, rappelle les caractéristiques que le XVIe siècle attribue à ces trois « hommes illustres ». Hésiode, écrit-il, « enseign[e] la manière de bien vivre et à suivre les mœurs de la vie civile et honneste » (Du Verdier, I, p. 256). Comme Hésiode, chantre de la vie des champs, s'attache à la moralisation des mythes, l'auteur de L'Astrée donne à la mythologie un halo rustique et chrétien. Homère, « le Prince des lettres » (Du Verdier, I, p. 251), est le spécialiste par excellence du récit captivant : L'Astrée se met sous la bannière de l'épopée aux mille séductions et digressions (Giorgi, p. 19). Pindare, enfin, le modèle le plus inattendu, est « d'une grande faconde et [...] d'une suavité elegante » (Du Verdier, I, p. 241). À l'instar de ce maître ès difficultés et compositions savantes (Gandar, p. 90), d'Urfé utilise la confusion comme un écran derrière lequel il dissimule un plan rigoureux (Wentzlaff-Eggebert, p. 70). La « philosophie morale » (Epistres, III, 6, p. 424) accompagne des narrations divertissantes dont l'imbrication est significative. Honoré d'Urfé produit de l'original à partir de l'imitation des anciens ; il le proclame. Il s'inspire aussi des modernes, mais il laisse aux lecteurs la tâche de reconnaître ses sources d'inspiration (Voir Parallèles). Le résultat est un succès.
4 Mis en présence d'un texte fiable, annoté et accessible, confronté à la première et à la dernière édition connues et parues du vivant du romancier avec un privilège, le lecteur de Deux visages de L'Astrée peut enfin se plonger dans le roman et s'y retrouver. S'il accepte l'ambiguïté de la réflexion, les parenthèses du récit, les frustrations dues à l'inachèvement, et (s'il le désire) les fantaisies de la graphie du temps, il sera amplement récompensé. Malgré (ou à cause de) ses avatars, l'œuvre d'Honoré d'Urfé réserve des surprises mémorables dans le traitement de la géographie, de l'histoire et de la religion, ainsi que dans la présentation de la pastorale et de l'amour. Par voie de conséquence, les femmes et les Romains prennent de nouvelles connotations. Enfin, malgré la survie de suites frauduleuses, le dénouement se laisse peindre à grands traits.
5 1. L'Astrée, c'est d'abord le Forez
Un pays de plaines entourées de montagnes, ponctuées de quelques villes comme points de repère qu'arrose « la douce et delectable riviere de Lignon » (II, 3, 160). Le Forez ne doit rien à son sinistre homonyme, la forêt. Il y a d'ailleurs plus de « bois » que de « forêts » dans le roman. Ces bois sont coupés de clairières, et leurs arbres domestiqués. On se jette dans un bois comme dans un gouffre (II, 1, 32 ; III, 1, 14 verso), mais on en sort toujours. On croit se perdre si on marche sur la légendaire « herbe du fourvoyement » (II, 5, 321), mais on se retrouve à l'endroit qu'on cherchait sans le savoir. Les plus belles et les plus longues descriptions du roman sont consacrées au pays où Honoré d'Urfé jeune a passé quelques années. Le but de l'auteur, selon la première Préface, est de rendre célèbre ce qu'il considère comme le lieu de sa naissance, même si une fortune déjà contrariante l'a fait naître à Marseille. Ma patrie, c'est là où mon cœur bat, c'est là où vivent mes plus chers souvenirs, explique l'écrivain qui mérite le titre de « vray Historiographe de Lignon » (Sorel, p. 49). Toutefois, le chantre du Forez ne publie pas ses œuvres à Lyon, comme le faisaient nombre d'écrivains de la région ; il choisit Paris peut-être pour assurer à L'Astrée, comme à ses autres écrits, une renommée plus rapide.
Le Forez, cadre et raison d'être du roman, agit sur les personnages. « Les semences des plantes et les mœurs des hommes deviennent enfin semblables aux lieux où ils demeurent », affirme Honoré d'Urfé dans ses Epistres morales (I, 16, p. 139). Les lecteurs de L'Astrée, jadis comme aujourd'hui, se préoccupent de l'exacte topographie du pays et imaginent des chemins qui se recoupent, car le Forez, locus amoenus, c'est le pays des rencontres. Les hauts lieux de L'Astrée ne portent pourtant pas de nom. Où se trouvent les hameaux des bergers et la résidence du druide ? L'anonymat η nous engage évidemment à examiner de plus près les coordonnées que leur attribue le romancier ! Les hameaux sont au bord de la rivière qui jouxte la propriété des d'Urfé η, à Saint-Étienne-le-Molard ; le druide habite la demeure des Papon η, à Goutelas (Voir Cartothèque). Ce n'est pas une livresque Arcadie que le romancier présente, mais 3 800 η kilomètres carrés qu'il chérit.
Tallemant des Réaux, qui a peut-être appris à lire avec L'Astrée puisqu'il est né en 1619, rapporte une anecdote charmante que Michel Chaillou commente avec esprit (pp. 27 et 111). Le sieur d'Esguilly (l'heureux homme !) « alla lire l'Astrée chez M. d'Urfé mesme, et à mesure qu'il avançoit, il se faisoit mener dans les lieux où chaque aventure estoit arrivée » (Tallemant, II, p. 305). Le sieur d'Esguilly a sans doute facilement retrouvé Feurs, le pont de la Bouteresse ou le couvent de Bonlieu. Mais tout le reste ? À deux reprises, dans le roman même, quand des peintres dessinent le Forez, le romancier nomme seulement ce qui est vague. Climanthe montre une « touffe d'arbres » et un « reply » du Lignon (I, 1, 6 verso) ; Mandrague expose « les bords tortueux de ceste riviere, avec ces petits aulnes » (I, 11, 372 recto). Ces maigres notations suffisent amplement aux personnages ! Ils reconnaissent les lieux qu'on leur met devant les yeux. Et pourtant, devant le Lignon peint par Mandrague, le druide Adamas bafoue toute prétention au réalisme ou à l'authenticité.
Quelques arbres depuis ce temps-là sont morts, et d'autres creus, [...] la riviere en des lieux s'est advancée, et reculée en d'autres, et toutefois il n'y a guiere de changement
(I, 11, 372 recto) !
La réflexion a beau avoir un soubassement philosophique, elle est faite pour dérouter un lecteur de roman. Et que dire aujourd'hui ? Le tortueux Lignon a tellement changé de cours qu'on ne le voit plus à partir de Goutelas, alors qu'on l'apercevait de la demeure d'Adamas (III, 5, 172 verso). Il s'est tellement assagi qu'il a rebuté Éric Rohmer, le directeur des Amours d'Astrée et de Céladon. Au XVIIe siècle déjà, les artistes qui ont décoré les différentes éditions du roman ne semblent pas avoir jamais cherché la fidélité. Aucun n'a eu la curiosité scrupuleuse du sieur d'Esguilly ; autant qu'on en puisse juger, leurs gravures ne copient pas un paysage forézien authentique.
Les réflexions que le Forez inspire débouchent sur deux remarques. Le roman, d'une part, porte les couleurs du récit autobiographique, et, d'autre part, adopte des allures de récit de voyage.
Sans avoir la naïveté de déclarer « que Celadon est un tel homme, et Astree une telle femme » (I, Autheur à la Bergere), on est en droit d'affirmer que plusieurs personnages sont nés d'expériences personnelles dotées d'une enveloppe romanesque. Des histoires véritables ont été « romancées, si j'ose user de ce mot », écrit Olivier Patru (II, p. 559, voir Biographes). C'est le cas par exemple de la bergère Diane qui doit bien plus que son nom à Diane de Châteaumorand η, l'épouse d'Honoré d'Urfé. C'est le cas du roi Euric qui possède les qualités et les défauts d'Henri IV, et qui s'adjuge une femme aimée par l'un de ses courtisans. C'est le cas des trois principaux personnages masculins, trois reflets d'Honoré d'Urfé : Céladon, éloigné de sa bien-aimée, figé dans sa peine, Silvandre, le sophiste qui introduit en Forez des connaissances qui viennent d'ailleurs, Hylas, souvent perspicace, qui amuse et qui dément la définition bergsonienne du rire : ce n'est plus du « mécanique plaqué sur du vivant », c'est du vivant plaqué sur du mécanique. Hylas, anticonformiste et narrateur prolixe, soutient des thèses hardies pour la plus grande joie de ses auditeurs :
Ils se pressoient si fort autour de lui, qu'ils se marchoient presque sur les pieds (III, 7, 270 verso).
Hylas seul connaît, comme d'Urfé, le plaisir de raconter. Il confesse : J'ai
presque autant de plaisir de repenser à mes premieres amours que si j'estois encores amoureux (II, 4, 192).
Hylas, Céladon et Silvandre sont trois moments de l'existence de leur créateur.
6 Le Forez n'est pas seulement le lieu de l'introspection. Il s'ouvre sur le monde, même si les descriptions deviennent alors rarissimes. Les récits intercalés dans le roman mènent du Danube à la Garonne, et de la Grande Bretagne à Carthage. Le lecteur de L'Astrée visite la Savoie η, l'Italie, les jardins de Constantinople et le Vaucluse. Le Forez accueille des étrangers que des oracles η ont envoyés consulter la fontaine de la Vérité d'amour η (I, 2, 23 recto). Le pays de L'Astrée abrite en effet cette attraction aussi séduisante que le Lignon et infiniment plus surprenante. Fontaine étant synonyme de regard dans la langue du temps, les eaux de la fontaine η enchantée astréenne montrent le cœur de la personne qu'on aime. Existe-t-il phénomène plus désirable et plus illusoire ?
Honoré d'Urfé combine légendes et symboles pour décrire un monument funéraire conçu par un magicien qui transforme en fontaine le tombeau de sa fille, une bergère morte d'amour (Wine, p. 36). Honoré d'Urfé peut s'inspirer des sculptures du château d'Anet η par exemple, de la superposition de l'eau et de la pierre tombale et de l'étrange mariage du vivant et du mort. D'où viennent les eaux ? La « source » qui préoccupe d'Urfé ne relève aucunement de l'hydrologie. Elle vient de la mythologie. « Nulle mémoire qui ne soit littéraire » dans la pastorale de la Renaissance, écrit F. Lavocat (p. 475).
Une tombe de jeune fille devient fontaine chez Pausanias : Macarie, la seule fille d'Hercule, obéit à un oracle quand elle meurt pour que ses frères survivent (I, 32). Euripide η immortalise ce mythe dans Les Héraclides, et il en souligne la signification. La jeune fille déclare à ses frères, survivants vainqueurs :
Puissiez-vous obtenir tous les biens pour lesquels je vais immoler ma vie ! (558-594)
La fontaine η du roman, comme celle de Macarie, n'interdit rien, elle suggère. Elle tente de mettre les amoureux à l'abri du désespoir. Malheureusement, ceux qui l'ont consultée dans le passé - avant la rupture de Céladon et d'Astrée - n'ont pas compris où était le bonheur. La fontaine η périlleuse n'est pas interdite, elle est gardée par des animaux qui, en fait, préservent les curieux en les éloignant de ce succédané de l'arbre de la connaissance (Henein, p. 139). Nul ne consulte ses eaux sans risquer sa vie. Le geste de Macarie ne doit pas se répéter à l'infini.
Les personnages qui cherchent la solution de leurs problèmes, parce qu'ils ne peuvent plus compter sur le merveilleux de la fontaine η, racontent leur histoire pour obtenir de l'aide. Le Forez s'anime sous nos yeux grâce aux exposés et débats qui, dans la très grande majorité des cas, se déroulent en plein air. Fontenelle, critique et créateur de pastorale, à la fin du XVIIe siècle, chante le pays de L'Astrée :
O rives de Lignon ! ô plaines de Forez !
Lieux consacrés aux amours les plus tendres,
Montbrison, Marcilli, noms toujours pleins d'attraits !
(Fontenelle, Églogues, p. 86).
7 2. L'Astrée, c'est l'épouvantable Ve siècle
454 est une année fatidique dans le roman courtois. À la Pentecôte, le jeune Galaad arrive à Camelot, dans la cour du roi Arthur. Comme il est digne de s'asseoir sur le Siège périlleux, la quête du Graal va s'achever grâce à lui. Galaad prend la place du père qu'il ne connaît pas, et qui a démérité, Lancelot du Lac (Lot, pp. 61 et 340).
Sans jamais s'expliquer, Honoré d'Urfé prend la relève quand il situe son roman au milieu du Ve siècle (Chronologie historique). Dans aucune de ses trois préfaces, l'auteur ne souligne que ce roman pastoral se déroule durant une époque de bouleversements considérables, « un pesle mesle d'affaires », écrit Étienne Pasquier η, historien humaniste (I, p. 24). L'Astrée rapporte ce que Pierre Nora définit comme « l'incertaine histoire d'une France incertaine » (p. 2230). Honoré d'Urfé raconte - non sans complaisance - la chute de l'Empire romain d'Occident. Il charge des astrologues d'annoncer la chute de l'Empire romain d'Orient. Il évoque le roi Arthur établissant à Londres l'ordre de la Table ronde. Il expose l'histoire des Francs qui passent des bords du Rhin aux rives de la Seine. Il montre les Huns menaçants et les Vandales envahissants. Il décrit les Wisigoths qui se déploient et les Bourguignons qui se fortifient. D'autres peuples, tout aussi turbulents, se heurtent en Gaule.
8 Le Forez de L'Astrée, au milieu du Ve siècle donc, vit une période de transition. Envahi par un Romain bâtisseur, annexé à l'Aquitaine des Wisigoths, avant d'appartenir au roi des Francs, il doit passer au roi des Bourguignons. Honoré d'Urfé jongle avec les faits et les dates tout en restant assez fidèle à ses sources antiques et modernes. Il n'invente presque rien dans le domaine de l'histoire des Gaules ; il choisit les événements qui mettent en valeur la naissance de la France. Son point de départ est Jules César, et son point d'arrivée est, sinon Clovis, du moins le père de Clovis, Childéric. La bataille cruciale du roman, celle qui est le plus souvent rappelée, est la terrible bataille des Champs Catalauniques en 451. Francs, Wisigoths et Bourguignons s'allient aux Romains devant la menace qu'incarnent Attila et ses Huns. La coalition est victorieuse. Elle s'avère si redoutable que le gouverneur romain des Gaules, Ætius, va s'ingénier à séparer les tribus (II, 12, 827) ; il faut diviser pour régner. Dans son Histoire de la monarchie françoise, Sorel aussi le dit explicitement : les Gaulois restent faibles tant qu'ils suivent « les fantaisies de plusieurs roitelets » (p. 20). Ils sont forts quand ils s'unissent.
Qu'on l'appelle basse antiquité ou haut moyen âge, le Ve siècle est extrêmement compliqué. Il faut bien connaître l'histoire pour apprécier les événements historiques, car le romancier n'écrit pas en historien scrupuleux. Dans un même paragraphe, les personnages adoptent une coutume romaine, la robe, puis une coutume médiévale, l'adoubement (III, 12, 520 verso) ! Le lecteur, parfois dérouté sinon rebuté, distingue difficilement la succession des événements-clés mentionnés dans L'Astrée, les guerres des Gaules en 50 avant Jésus-Christ, le déclin de l'Empire romain d'Occident à partir de 455, l'exil de Childéric en 461 et enfin la victoire de Lépante en 1571.
9 Les contemporains d'Honoré d'Urfé ont-ils admiré cette extraordinaire vulgarisation de l'histoire ? Philippe Ariès rappelle qu'un historien η du tout début du XVIIe siècle a acquis le goût de l'histoire en lisant les romans de chevalerie (p. 132). Les multiples anachronismes ne gênaient pas les lecteurs capables de les reconnaître. Le mot anachronisme est né, semble-t-il, après L'Astrée, en 1625 (Le Grand Robert). Jean Chapelain, amateur de « vieux romans », fait de l'anachronisme une forme nécessaire de la vraisemblance :
Je pose que tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines sont le sujet, ne doit représenter ses personnages, ni les faire agir que conformément aux mœurs et à la créance de son siècle (p. 12).
Charles Sorel, romancier et historien à ses heures, se moque de L'Astrée dans son Berger extravagant sans parodier le traitement de l'histoire. Son héros n'est pas assez « extravagant » pour se croire dans la Gaule du Ve siècle, car ce serait « une grande sottise » (Remarques, p. 520). Dans sa Bibliothèque française, Sorel décrète que, dans L'Astrée, tout « est parfaitement accommodé au temps que cela est introduit » (p. 176, je souligne), sans préciser de quel « temps » il s'agit. Le roman héroïque des années 40, en faisant une large place à l'histoire, démontre combien l'exemple d'Honoré d'Urfé a été suivi. « De l'Astrée jusqu'à la Princesse de Clèves, le public exigea du roman qu'il fût historique », remarque Philippe Ariès (p. 200). À la fin du siècle encore, Daniel Huet, judicieux critique de romans, confie que la présence de l'histoire déculpabilise le lecteur de fiction :
Pour moi, j'ai toujours jugé que l'érudition dont M. d'Urfé a embelli son Astrée faisait une considérable partie du mérite de l'ouvrage, par l'adroite variété de l'utile et de l'agréable, qui le met si fort au-dessus des Romans vulgaires, uniquement renfermés dans les bornes de la galanterie (p. 857).
Et pourtant l'Abbé d'Aubignac n'a pas du tout tort de considérer que L'Astrée ajoute « de nouvelles ténèbres » aux siècles obscurs que le roman met à la mode (I, p. 140). L'apparente désinvolture des notations historiques dans la première partie, les chimères religieuses introduites dans la deuxième partie, et les distorsions préméditées de la troisième partie donnent amplement raison à d'Aubignac. L'histoire astréenne serait « tendancieuse », si le mot avait au XVIIe siècle le sens qu'il a aujourd'hui.
Plus humaniste qu'historien, Honoré d'Urfé poursuit trois buts précis qui correspondent à ses intérêts de moraliste de la Contre-réforme : juxtaposer la naissance de la France et la chute de l'Empire romain, souligner les calamités qu'entraînent les dissensions, et annoncer l'heureuse domination des Francs sur les Gaules. Sous sa plume, grâce au romanesque, l'histoire est bien ce que Marc Fumaroli tient pour un « nouveau principe fédérateur » (p. 6).
10 3. L'Astrée, c'est la fabrication d'une religion tolérante
La première partie de L'Astrée, celle qui a paru en 1607 sans nom d'auteur et qui est éditée dans ce site, est un roman païen parce que la mythologie y joue un rôle considérable : Céladon est issu de la « tige de Pan » (I, 9, 305 recto). Son père, Alcippe, renégat et chevalier errant, sert les Bourguignons, puis les Anglais et les Romains de Byzance avant de revenir aux Wisigoths (I, 2, 42 verso à 43 recto), sans jamais songer à d'autres dieux que Fortune et Amour. Comme dans les romans médiévaux, l'histoire offre un arrière-plan plutôt flou, alors que la religion perd la place que lui reconnaissaient Les Amadis η.
En 1610, la deuxième partie octroie un nouveau visage à L'Astrée. Le pindarisme change de fonction et s'émousse ; l'histoire de l'Europe impose son ordre et ses désordres. Céladon devient le parent des chevaliers du Forez (II, 8, 491). Il secourt des Romains dont l'histoire a retenu les noms, Ursace et Olimbre. Honoré d'Urfé se permet alors de faire une entorse étrange - et donc essentielle - à l'histoire. Il gomme la situation religieuse de l'Europe. Il ne rappelle ni sainte Blandine η martyrisée au Ie siècle à quelques kilomètres du Forez, ni l'évêque de Lyon, Primat des Gaules au IIIe siècle, ni la conversion de Théodose, empereur romain, au IVe siècle, ni sainte Geneviève η arrêtant Attila au Ve siècle. Et pourtant Théodose et Attila opèrent dans L'Astrée. On se souvient de la boutade de Dumas Père : « Il est permis de violer η l'histoire, à condition de lui faire un enfant » (cité par P.-M. Martin, p. 481) !
Au lieu d'opposer les Romains catholiques aux Francs et aux Huns encore païens, au lieu d'expliquer que les autres tribus qui se disputaient les Gaules étaient chrétiennes mais Ariennes η, au lieu d'évoquer les schismes et conciles du Ve siècle η, le romancier implante une religion nouvelle qui est un hymne - tout à fait méconnu - à la tolérance. Honoré d'Urfé réalise un rêve de moraliste audacieux, imaginer sa propre religion. Il revêt le christianisme des atours du druidisme celte et des oripeaux des mythes grecs et latins. Poètes et humanistes néo-platoniciens η l'avaient précédé sur cette voie. Ce qui surprend dans L'Astrée, à cause de l'enchevêtrement de la réflexion philosophique et des faits historiques, c'est le traitement cavalier de la vérité (Henein, pp. 48-57). Comme pour rappeler la réalité, un évêque canonisé fait une brève apparition dans chacune des parties du roman (Voir Évolution).
11 Ancien Ligueur η, Honoré d'Urfé ménage les croyances et la sensibilité des protestants ; d'autres écrivains les avaient assimilés injurieusement aux Ariens η. Ronsard par exemple regrettait que le chrétien paraisse tantôt « Manichée », « tantost Arrien », « tantost Calvinien, tantost Luthérien » (« Remonstrance au peuple de France », Œuvres, éd. Blanchemain, VII, p. 56). Les guerres de religion ont donné à la France un roi catholique ; la paix doit maintenant régner entre les anciens ennemis. L'Astrée ne met en scène ni ariens, ni protestants.
En 1610, Honoré d'Urfé se fait l'écho des efforts de deux hommes qui ont œuvré pour la réconciliation des chrétiens, Du Perron et Henri IV. Le cardinal du Perron (1556 - 1618), poète et protestant converti, est un ami d'Honoré d'Urfé. Il a su gagner la confiance du Roi dès 1596. Lors des discussions théologiques organisées par Henri lui-même pour comparer les points de vue protestants et catholiques, Du Perron l'a emporté sur le protestant Duplessis-Mornay. Conquis, Henri IV écrit alors: « Suivant ces erres, nous ramènerons plus de séparés de l'Église en un an, que par une autre voie en cinquante » (p. 263). Dans l'Édit de Nantes, le Roi commande à ses sujets de
se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public
(Henri, p. 232).
Henri IV désirait sincèrement concilier protestants et catholiques en multipliant la présentation des terrains d'entente, comme la théologie (foi en un Dieu en trois personnes), et en mettant de côté les sujets de litige, comme la liturgie (images et culte des saints). Cette attitude simpliste mais conciliante et salutaire est l'irénisme η. Sa meilleure illustration savante est dans la préface de l'Histoire de mon temps de Jacques-Auguste De Thou. Son illustration la plus originale et la plus méconnue s'affiche dans la deuxième partie de L'Astrée.
De Thou, un catholique modéré qui a vécu à Paris le massacre de la Saint-Barthélémy, « cette horrible boucherie » (Préface, n. p.), explique pourquoi il est impossible de forcer les peuples dans leurs croyances. L'extraordinaire préface de son livre est rapidement traduite du latin au français, à la demande d'Henri IV semble-t-il. On y lit :
Le fer, les flâmes, l'exil, et les proscriptions sont plus capables d'irriter, que de guérir un mal, qui ayant sa source dans l'esprit ne se peut soulager par des remedes qui n'agissent que sur le corps. [...] Les Princes, qui ont préféré la douceur à la force des armes, pour terminer les guerres de Religion, même à des conditions desavantageuses, ont agi avec prudence, et conformément aux maximes de l'ancienne Église (Préface, n. p.).
Honoré d'Urfé, lui, recourt à des voiles pour exprimer le même idéal. En 1610, il met au premier plan de son roman un druide qui enseigne une théologie tolérante fondée sur le mystère unificateur d'une Sainte Trinité η (II, 8, 506 sq.) qui se substitue à une multitude de dieux païens (Voir Évolution).
12 Frances Yates, Corrado Vivanti et Kathleen Wine ont vu dans L'Astrée une Henriade (Wine, p. 92), dans Céladon, « aventureux berger », un symbole d'Henri IV (Vivanti, p. 95), et dans Astrée, déesse devenue bergère, soit un emblème d'Élisabeth Ie d'Angleterre (Yates, p. 98), soit le signe de l'horoscope de la France d'Henri IV (Yates, p. 129). Ces rapprochements originaux ne tiennent pas compte de l'évolution de L'Astrée, des chimères de la première partie et de la religion de la troisième partie. Le contenu du roman et l'engagement politique de son auteur ne peuvent pas être amalgamés sans précautions. Honoré d'Urfé s'est soumis au Roi non seulement longtemps après l'abjuration tant attendue, mais encore bien après le ralliement de son propre frère. Il a fallu le Traité de Lyon signé en 1601 par la France et la Savoie (Voir Biographie et Événements) pour que d'Urfé se rapproche enfin de la Cour.
Alors qu'il est « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy » depuis 1602, le romancier ne dédie à Henri IV ni Le Sireine de 1604, ni la première partie de L'Astrée de 1607, ni le premier livre des Epistres morales de 1608. C'est seulement en 1610, que d'Urfé compose une dédicace où il rappelle à Henri IV que les « bons Roys » ont établi la paix et la justice (II, Au Roy, n. p.). C'est la fameuse deuxième partie où il vient d'imaginer une religion syncrétique. L'achevé d'imprimer de son ouvrage est du 24 avril 1610. Le Roi est assassiné le 14 mai 1610. Le romancier s'exclama-t-il : « Le Ciel ou plustost ma mauvaise fortune l'a voulu » (III, 5, 193 verso) ?
Dans la troisième partie, en 1619, la tolérance s'atténue, la théologie se fait plus discrète et la liturgie plus catholique. Henri IV figure sous les traits d'un roi Euric qu'Honoré d'Urfé ne ménage pas η, mais qu'il aurait pu noircir bien davantage. Sidoine Apollinaire, contemporain et victime du véritable Euric, écrit que
ce loup cruel s'engraisse avec les péchés des âmes qui périssent, et dévaste en secret, dans sa rage peu connue encore, les bergeries de l'Église (cité par Schmidt, p. 146).
L'histoire ne perd jamais ses droits dans L'Astrée (bien que la tolérance s'estompe). Elle reste jusqu'au bout l'armature du récit. Ce n'est pas du tout un utopique âge d'or que l'on contemple. Il y a un contraste saisissant (et baroque) qui a dû charmer son auteur entre les événements historiques - toujours rapportés dans des histoires intercalées - et les menus soucis de la vie quotidienne des Foréziens. Contraste aussi dans le jeu des temps : les aventures d'Astrée et de Céladon qui se déroulent dans le temps du roman durent à peu près six mois alors que l'Histoire, elle, s'étend sur plus de six siècles et déguise des événements du XVIe siècle.
Parmi les jeux les plus charmans,
Mêlons l'image de la guerre
(Fontenelle, Psyché, p. 299).
13 4. L'Astrée, c'est une réunion de bergers
Le sous-titre du roman annonce la couleur. Les récits vont se succéder « sous personnes de bergers et d'autres ». Personne et personnage ont la même étymologie, et, dans l'expression citée, le même sens. Les bergers de L'Astrée sont des bergers de théâtre. Dans sa première préface, Honoré d'Urfé leur donne pour modèles les acteurs de pastorales dramatiques. Il leur attribue les habits, les habitations et les habitudes des pâtres traditionnels, sans jamais verser dans le réalisme des Bergeries de Juliette de Nicolas de Montreux ou de La Diane de Montemayor (Voir Parallèles). Le folklore forézien ne semble pas l'avoir beaucoup inspiré. Qui plus est, ces bergers sont d'une espèce tout à fait particulière. Le romancier rappelle à son héroïne :
Tu n’es pas, ny celle[s] aussi qui te suivent, de ces Bergeres necessiteuses qui pour gaigner leur vie conduisent les trouppeaux aux pasturages, [...] vous n'avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte
(I, L'Autheur à la Bergere Astree, n. p.)
Ce « doucement et sans contrainte » est à prendre avec un grain de sel. Il n'y aurait pas eu de roman si la situation des personnages était paradisiaque ! Le roman pastoral regorge d'aventures ; il s'avère « une variante du roman courtois » (Greiner, p. 433).
D'Urfé affectionne tellement les bergers qu'il leur consacre non seulement son roman mais encore ses deux autres œuvres fictionnelles, Le Sireine η, poème de 603 strophes commencé en 1596, et La Sylvanire η, comédie de 9 464 vers composée avant 1625. Même dans La Triomphante entrée de très illustre dame Mme Magdeleine de La Rochefoucaud, œuvre de jeunesse et œuvre de circonstance, en 1583, soixante-dix-neuf bergers défilent. Lorsque, vêtus de taffetas rouge, orange, violet et blanc, ils jouent une bergerie en latin (Entrée, pp. 79-88), la pastorale dément la simplicité de ses origines. Elle se rattache plutôt à la culture savante ambiante. Un père Jésuite explique que, dans les collèges, « la langue latine est la langue naturelle » (Menestrier, p. 22). Quant aux poètes, souvent ils « sont hiperboliques outre mesure, tres-abundans d'affections pastoralles, et de similitudes bucoliques » (Equicola, Livre 1, f° 5 recto)
Parmi les motifs de tout ordre qui pourraient expliquer cet engouement durable pour le pastoral, ceux qui me semblent prégnants sont l'amour du français, le goût de la vérité cachée et l'attrait de la difficulté.
Le devoir de défendre et d'enrichir la langue nationale est un topos qui remonte au moins à Cicéron, soutenant le latin contre le grec, comme le rappelle Pétrarque η, avocat de l'italien (p. 75). Honoré d'Urfé, fidèle aux idéaux exposés par la Pléiade, tient à franciser le genre pastoral, c'est-à-dire à adopter et adapter l'Aminte du Tasse, l'auteur de pastorale qu'il admire le plus. Quelques années plus tard, d'Urfé va jusqu'à introduire les règles de la prosodie italienne dans la littérature française grâce aux vers libres de La Sylvanire η. Dans la préface de la troisième partie de L'Astrée, le romancier souhaite que ses livres « demeurent à la posterité aussi longuement que dans la France l'on parlera François » (n. p.). Grâce à Honoré d'Urfé, la France n'a rien à envier à l'Italie ou à l'Espagne dans le domaine du roman pastoral.
14 Au moins depuis l'Arcadie de Sannazar, écrire « à la pastorale façon » permet de dissimuler le vrai sous des oripeaux évidemment faux. Les conventions du genre sautent aux yeux ; l'essentiel se trouve dans les leçons camouflées. Honoré d'Urfé, dans ses Epistres, fait l'éloge de « ceux qui sous les fables ont caché anciennement les plus beaux secrets de la connaissance des choses » (III, 9, p. 465). Lui-même recourt au décor pastoral comme il recourt aux voiles de la mythologie pour induire le lecteur à chercher ce qui ne se voit pas. Pétrarque η, l'un des plus éloquents chantres de la pastorale, explique dans ses Lettres sans titre ce que les
« vers bucoliques » permettent et impliquent. « Parce que la vérité est odieuse », dit-il, ces vers que peu de gens comprennent peuvent quand même plaire à beaucoup de gens, tandis que leur auteur reste
« à couvert d'un côté par une certaine obscurité, de l'autre par les mystères et le silence de la composition » (pp. 16-18). D'Urfé aussi, jugeant la vérité « odieuse », se cantonne dans un roman qui vivra plus longtemps que lui (III, L'Autheur à la rivière de Lignon).
Chez d'Urfé comme chez Pétrarque η, le récit pastoral renferme le germe d'une critique de la vie de Cour. La caractéristique tout à fait unique des bergers astréens, c'est qu'ils ont choisi leur condition pour s'éloigner du monde. Ils ne doivent que de vagues apparences aux bergers de théâtre ou de l'idylle, et ils rejettent (poliment !) leur lointaine parenté avec les aristocrates de Marcilly. Leur créateur est un homme qui se souvient et qui médite.
Honoré d'Urfé s'impose ainsi une série d'impératifs que ses modèles littéraires ignoraient. Lyrisme et romanesque, confidence et philosophie morale doivent se mêler dans son Astrée. Le romancier est tout à fait capable de mener à bien cette tâche, lui que la difficulté attire. Il reconnaît dans la préface de La Sylvanire que « la contrainte de chercher la rime fait naistre bien souvent de plus belles pensées que l'on n'a pas eu dès le commencement » (p. 6). Le chef-d'œuvre naît de l'obstacle.
15 Le genre pastoral est une mode littéraire que prisent les poètes et dramaturges foréziens à la fin du XVIe siècle. Pour un romancier cependant, la pastorale présente une contrainte majeure puisqu'elle limite le champ des aventures et entraîne une ennuyeuse uniformité. Pour pallier ces dangers, Honoré d'Urfé partage le Forez entre les gens du hameau et les gens du château. De plus, il adjoint à ses héros préférés, les bergers du Lignon, des pâtres qui viennent des rives d'autres cours d'eau ainsi que des étrangers déguisés en bergers. Restons sensibles à la puissante ironie du romancier qui nous force ainsi à parler de « vrais » bergers pour distinguer ceux du Lignon de leurs visiteurs !
La première solution imaginée par d'Urfé, la juxtaposition de deux classes sociales, introduit une hiérarchie curieusement souple, ainsi que des conflits inédits. Le Forez est gouverné par une Dame - probablement parce que cette province fait réellement partie de l'apanage des reines de France. La Dame est entourée de chevaliers et de « nymphes ». En offrant ce titre qui vient de la mythologie au personnel féminin de la Cour, le romancier semble mettre les dames au-dessus du commun des mortels. Il imagine aussi pourtant que deux « nymphes » tombent amoureuses de Céladon, et que le berger leur résiste vertueusement. Les chevaliers de L'Astrée en revanche ne séduisent pas les bergères. Sont-ils plus admirables que les « nymphes » ? Trois d'entre eux font leur devoir de chevalier et se battent au loin, mais le quatrième est l'agent de discorde, l'antihéros. Dans la deuxième partie, Honoré d'Urfé s'intéresse moins à l'aristocratie forézienne ; les cours d'Italie et d'Aquitaine l'occupent. L'histoire des Francs, dans la troisième partie, et celle des Bourguignons, dans la quatrième, n'empêchent pas les aristocrates foréziens de revenir au premier plan. Tout au long de son œuvre, le romancier maintient le parallèle entre gens des hameaux et gens des châteaux et surveille la distance qui les sépare.
Pour garantir la diversité dans l'univers pastoral, Honoré d'Urfé adopte une seconde approche qui s'avère encore plus fructueuse que la première : les « vrais » bergers et les bergers déguisés qui viennent de divers horizons racontent des aventures variées. La diversité reste conflictuelle, mais sous des apparences plus anodines. Quand les « vrais » bergers proposent leurs cas de conscience, les récits deviennent procès. Quand les bergers déguisés se confient, les auditeurs écoutent l'écho amplifié et noirci de leurs propres mésaventures. Le lecteur a l'impression d'assister à un colloque d'âmes en peine ! Le déguisement pastoral évoque les habits de deuil. Pour les dames et leurs chevaliers servants, porter l'habit de berger signifie avoir une affliction qui impose l'exil. Ils doivent se dépayser pour trouver la solution qu'ils espèrent. En revanche, pour les trois hommes indépendants qui se font bergers, ce nouveau mode de vie et de pensée va les révéler à eux-mêmes : Silvandre doit découvrir qu'il est Forézien. Paris doit découvrir qu'il est le frère de la bergère Diane. Quant à Hylas, l'être hybride par excellence η, « Chevalier ou Pastre » (IV, 2, 238), il porte en Forez le costume de berger qu'il avait abandonné en quittant sa patrie et qu'il a repris uniquement lorsqu'il a voulu éviter l'ire de Gondebaud. Il reste le chantre sincère et inoffensif de l'inconstance (Henein, p. 177 sq.).
« Le paisible habit de bergers » (I, 2, 32 verso) n'est pas du tout facteur de paix. Les relations des bergers du Lignon avec leurs visiteurs ne vont pas sans péril. Des bergers déguisés tombent amoureux de bergères foréziennes. Une bergère parisienne se venge sournoisement de ceux qui ont soutenu la cause de son partenaire plutôt que la sienne. Sous la plume d'Honoré d'Urfé, les quelques personnages dont les aventures se dénouent de manière satisfaisante abandonnent le costume pastoral s'ils étaient déguisés, ils quittent les rives du Lignon s'ils venaient d'ailleurs. Les « vrais » bergers du Lignon, eux, attendent que le roman se termine. Vont-ils trouver le bonheur ? Vont-ils quitter leurs troupeaux ?
D'où vient donc que les bergeries plaisent
malgré la fausseté des caractères qui doit toujours blesser ?
(Fontenelle, Discours, pp. 47-48).
16 5. L'Astrée, c'est une histoire d'amour,
mais une histoire qui n'en finit pas de s'étaler (Voir Résumé des intrigues principales). Dans le premier livre de la première partie, Astrée condamne injustement Céladon, le chasse et lui interdit de se présenter devant elle. Céladon se jette dans le Lignon. On le croit mort. Toute la suite du roman rapporte l'obéissance obstinée du berger et son cheminement moral. Honoré d'Urfé meurt en laissant son héros travesti dans la chambre d'Astrée. Comment le romancier compte-t-il sortir ses héros de leur situation scabreuse ? grâce à l'action de l'esprit sur le corps.
Entre-temps, comment remplir quelques milliers de pages avec une intrigue aussi mince ? avec d'autres histoires qui exposent les effets de l'amour. D'Urfé met ainsi en pratique un principe de la Poétique d'Aristote en traitant le roman comme une épopée en prose :
Or dans les drames les épisodes sont brefs tandis que dans l'épopée ce sont eux qui donnent à l'œuvre son étendue
(1455 b).
17 Honoré d'Urfé expose ses techniques narratives à travers les commentaires qui accompagnent les récits d'Hylas, le plus lucide et le plus prolixe des narrateurs. Bien avant Jacques le fataliste, l'inconstant étale et détourne le cours du récit de ses amours. Les histoires intercalées dans L'Astrée - qui ne sont pas purs accessoires - sont les « épisodes » qui retardent le dénouement de l'intrigue principale (III, 8, 332 verso). À ce but primordial s'ajoute le plaisir évident de multiplier les facettes des narrations.
L'histoire principale n'est ni la plus tragique, ni la plus bizarre, ni la plus hétéroclite, ni la plus originale, ni même la plus simple. Ce n'est certes pas celle qui peut inspirer le meilleur film - honneur que méritent l'histoire d'Euric ou l'histoire de Criséide. L'histoire de Madonthe est plus noire ; l'histoire de Célidée a plus de rebondissements ; l'histoire de Daphnide, plus complexe, est plus près de la réalité ; l'histoire de Galathée et celle de Léonide étonnent à cause de leurs implications ; l'histoire de Doris étonne au contraire par sa banalité. L'histoire de Diane se rapproche tellement de la biographie du romancier que la cruauté et l'indélicatesse de l'auteur ont pu choquer ses contemporains (Germa, p. 145). Quant aux amours d'Hylas - nécessairement en pièces détachées -, les lecteurs comme les auditeurs ne s'en lassent pas. Nul ne souhaite que l'inconstant finisse de raconter. On voudrait au contraire qu'il continue indéfiniment.
Les récits historiques eux-mêmes accordent une large place aux sentiments. L'amour se fait agressif et parfois déshonorant puisqu'il mène à l'assassinat de l'Empereur d'Occident, à l'abdication du roi des Francs et à l'entrée en guerre du roi des Bourguignons. En fait, dans toutes les classes sociales, l'histoire d'amour peut être une histoire de transgression. Il y a dans L'Astrée un viol, deux tentatives de viol et trois accouchements clandestins. Il y a aussi, à cause des travestissements, une indéniable fréquence de caresses apparemment homosexuelles. Il y a enfin l'ambiguïté des amitiés masculines d'Hylas. Que faut-il en penser ? Les hommes coupables de viol sont condamnés sans appel. Les mères célibataires sont sanctionnées, alors que leurs partenaires sont vite absous. Aucun tribunal n'examine les incongruités d'Hylas - tout est permis à ce marginal. Honoré d'Urfé n'a certes rien du justicier.
18 Effets et méfaits de l'amour.
Amour est un grand maître dans toutes les œuvres d'Honoré d'Urfé. « Pour estre honneste homme il faut estre amoureux », selon Les Epistres morales (souligné dans le texte, II, 3, p. 236). Dans Le Sireine, Amour, « autheur » des infortunes du héros, est aussi celui qui va
« les dire » (p. 45).
Dans La Sylvanire, le dieu Amour proclame :
Voicy bien le Forests
Ma plus chere contrée (vers 176-177).
Disciple de Platon, de Ficin et d'Equicola η, d'Urfé voit dans l'amour le meilleur des maîtres (Antonioli). C'est dire son intérêt pour les histoires d'amour, et surtout la portée qu'il leur attribue. Ces histoires sont toutes instructives, même si elles ne sont pas toujours édifiantes. Deux procédés assurent leur efficacité : d'abord, la façon d'introduire les aventures engage les personnages - et donc le lecteur - à réagir, ensuite, le genre de problème privilégié par Honoré d'Urfé consiste en un choix que doivent faire les protagonistes.
Rapportées dans des histoires intercalées, les amours contrariées sont encadrées de commentaires. Elles appellent l'analyse. Les moindres épisodes peuvent prendre des allures de « questions d'amour », ces cas de conscience agités dans les Cours médiévales. Les récits présentés comme des plaidoiries sont suivis d'une sentence en bonne et due forme. Les réactions des personnages promus au rang de juges ne sont pas nécessairement celles des lecteurs, mais elles poussent toujours à la réflexion. Qui peut s'empêcher de sursauter quand le docte Silvandre oppose la justice et l'équité (III, 9, 396 recto), ou quand l'irremplaçable Hylas affirme que celle qui aimerait deux hommes en même temps ferait trois heureux (II, 9, 593) ? Néanmoins, à la longue, débats et autres « gracieux essay[s] » (III, 9, 406 recto) mettent la patience du lecteur à rude épreuve. En suivant les rebondissements de la gageure η de Silvandre et de Phillis, qui n'est tenté de penser « À trop se quereller, on perd la vérité η » (Pétrarque, I, 7, p. 78) ?
19 Le Triangle amoureux
Les auteurs de pastorale se complaisent traditionnellement dans la description d'amours qui ne sont pas partagées :
A aime B qui aime C qui aime A, ou qui n'aime rien.
Cette série appelée « chaîne pastorale » se rencontre aussi bien dans le roman héroïque que dans la tragédie de Racine. Elle découle uniquement du hasard, ou, pour utiliser une image digne de L'Astrée, elle provient de la Fortune qui conduit un Amour aux yeux bandés. Honoré d'Urfé méprise ces facilités. Il imagine des triangles amoureux irréguliers parfois tangents. À un angle se trouve le personnage que deux individus recherchent. L'homme ou la femme a une option simple, car les deux partenaires potentiels, au départ du moins, ont des chances égales.
Lors du procès de la jalousie (Henein, p. 59), Doris est aimée par Palémon et Adraste. Elle préfère Palémon bien qu'Adraste soit l'« AMANT SANS REPROCHE » (les majuscules sont dans le texte, II, 9, 588). Criséide et Silviane préfèrent leur amant aux princes qui les recherchent. Astrée est aimée par Céladon et Semire. Elle préfère Céladon. Daphnide aime Alcidon, Euric survient et évince son rival. Célidée aime Thamire, Calidon survient et réclame la main de la bergère. Galathée aime Polémas, Lindamor survient et gagne le cœur de la nymphe. Ligdamon aime Silvie, Amerine survient ; elle sauvera la vie du chevalier à condition qu'il l'épouse ... Les complications - et la question de la jalousie ou de la fidélité - naissent de la chronologie des événements, de la violence de celui qui n'est pas aimé, ou encore des conséquences des ruses.
Fréquemment, un des côtés du triangle amoureux a une fonction en quelque sorte irréelle, car les feintes amoureuses abondent. Feindre et ses dérivés reviennent près de deux cents fois dans le roman. Tircis aime Cléon et fait semblant d'aimer Laonice. Quels sont les droits et devoirs des protagonistes ? C'est le sujet du tout premier « procès ». Une feinte déclenche la querelle initiale d'Astrée et de Céladon. La bergère demande à son compagnon de faire semblant d'aimer Aminthe pour tromper leur entourage. Le berger obtempère et réussit, grâce à ses vers trop ingénieux, à tromper à la fois Aminthe et Astrée. Cette situation se retrouve dans plusieurs autres aventures où elle perd ses ornements poétiques, mais conserve son dénouement dramatique. Pensons au trio formé par une dame et deux chevaliers (Madonthe, Damon d'Aquitaine, et Ormanthe qu'il feint d'aimer) ou au trio formé par un berger et deux bergères (Phillis, Lycidas et Olimpe qu'il feint d'aimer). Dans l'histoire des amours d'Hylas aussi, les feintes s'avèrent désastreuses : Florice est obligée d'épouser Téombre qu'elle faisait semblant d'aimer pour rendre Hylas jaloux. « Les feintes finissent toujours par des plaintes », affirme Jean-Pierre Camus η, dans une nouvelle intitulée « La Funeste feinte » (p. 299).
20 La Méfiance
Dans ces conditions, on comprend que les amants cherchent par tous les moyens à s'assurer de la sincérité de leurs partenaires. Le romancier, lui, blâme ceux qui doutent de leurs amis ; il les compare, dans ses Epistres morales, à Pyrrhon le sceptique, « ce Barbare » (I, 19, p. 172). Plus encore,
dés l’heure que [le] soubçon est nay, l’amitié meurt. C'est la vipere qui en naissant tuë sa mere. Tant s'en faut, c'est la lampe qui meurt à faute d'huyle, parce que le soupçon n'est que faute [manque] d'amitié, puis que l'amitie engendre la confiance, qui est le contraire de ce vice (Ibid., I, 11, pp.102-103).
La méfiance ne sera donc jamais récompensée dans L'Astrée. Malheureux est celui qui « tomb[e] en une jalousie » (II, 3, 141). « Les jalousies » (pluriel de mauvais augure) font partie des punitions qu'envoie le dieu Amour, dit le druide Adamas (II, 2, 119). Equicola, le théoricien de l'amour, est catégorique : « Celuy ne peut aymer qui n'a fiance d'estre reciproquement aymé » (Livre 5, f° 263 recto) et la trop grande jalousie « dissoult et denoue tout lien d'amour » (Livre 5, f° 265 verso).
La sagesse veut que l'on juge les sentiments sur les comportements. « La plus seure cognoissance procede des effects », déclare une bergère (II, 2, 90). Cependant, un geste, une expression du visage, un mot, voire un silence, suffisent à désespérer celui qui aime. Tout montre l'amour ou le non-amour. Lycidas le confesse en décrivant ses réactions devant Phillis :
Si elle parloit librement avec Silvandre, ô que ses paroles me perçoient vivement le cœur ! si elle ne luy parloit point, je disois qu'elle feignoit : si elle me caressoit, je pensois qu'elle me trompoit : si elle ne faisoit point de conte de moy, que c'estoit un tesmoignage du changement de son amitié (II, 11, 718).
« Il n'y a pas d'amour. Il n'y a que des preuves d'amour » (Leroux, p. 5). Cette maxime η que Jean Cocteau attribue à Pierre Reverdy dans la préface du Mystère de la chambre jaune convient parfaitement aux modes de pensée des personnages de L'Astrée.
Amour « n'est jamais sans estre accompagné de doute » (I, 9, 295 verso). Astrée confesse sans vergogne : « Je suis soupçonneuse [...] le moindre doute est en moy une asseurance » (I, 3, 49 recto). Le personnage qui prétend qu'il est « impossible de pouvoir aimer celuy duquel on se deffie » (III, 3, 84 verso) est cet Alcidon qui en est encore au tout début de ses aventures. Trompé par son maître et par sa maîtresse, il ne réussira à se détacher ni de l'un ni de l'autre ! Dans le prologue de La Sylvanire, la déesse Fortune fait tourner sa roue en s'aidant des « craintes » des Bergers (vers 155) parce qu'elle connaît le talon d'Achille des amoureux. Le héros du Sireine, séparé de sa Diane, est torturé :
De là le soupçon s'accroissoit
Du soupçon la crainte naissoit,
De la crainte la jalousie,
Et de la jalousie en fin
Se produisoit dedans son sein
Une espece de frenesie (p. 102).
Bergers et non-bergers souffrent d'une maladie dont le symptôme est la méfiance et la manifestation la jalousie.
L'implacable méfiance se justifie autour d'Hylas, infidèle invétéré, autour de Stelle, insatiable coquette, autour de Galathée, qui cède à toutes ses inclinations. La méfiance a même des excuses puisque les feintes sont fréquentes. Toutefois, la plupart des personnages ont tort de se défier de l'amour qu'ils inspirent, et l'avenir le leur apprendra. La Rochefoucauld juge que « dans l'amour la tromperie va presque toujours plus loin que la méfiance » (CCCXXXV). Ce n'est pas vrai dans L'Astrée : les trompeurs sont infiniment moins nombreux que les présumés coupables.
Peut-on guérir le doute et la méfiance chroniques ? Madonthe, apprenant que Damon aime une autre, essaie de se tranquilliser en interrogeant son miroir (II, 6, 358). C'est un faible palliatif.
La méfiance, le péché originel de ceux qui aiment, agit comme le serpent qui pousse l'amant vers le funeste arbre de la connaissance, la fontaine de la Vérité d'amour η. Le romancier considère que chercher la vérité dans des eaux enchantées est vain.
Il y a plus de cachettes en l'ame que de muscles, de tendons, de nerfs, d'arteres, ny de veines au corps (Epistres, I, 7, p. 54).
Que l'homme qui à peine sçait ce qu'il pense luy mesme, ne se vante de sonder les pensees d'autruy (Ibid., I, 7, p. 56).
Si la première maxime est empruntée à Castiglione (p. 219), la seconde résume une pensée originale d'Honoré d'Urfé déformant l'adage delphique (Voir Parallèles). À tous ceux qui doutent et souffrent, Adamas répond au nom du romancier que « le temps, les services et la persévérance » sont tout aussi efficaces que la fontaine merveilleuse (III, 4, 161 recto). Ils agissent lorsque la « mal-heureuse meffiance » (II, 9, 581) est terrassée.
Dorinde, la plus méfiante des dames de L'Astrée, est victime d'Hylas, de Périandre, de Bellimart, puis, dans la quatrième partie, de Mérindor et de Gondebaud. C'est donc en connaissance de cause qu'elle décrète que la méfiance est un précepte vital pour les femmes. Toutes doivent juger les hommes comme on juge un reflet, c'est-à-dire prendre ce qu'elles voient à rebours. Cette méfiance que la jeune femme considère comme obligatoire lui inspire une métaphore suggestive. Pour protéger l'honneur qui leur est si cher, les femmes, circonspectes, se méfient systématiquement :
Dure et severe loy, tu fais que nous vivons,
Le serpent dans le sein (IV, 1, 40).
Symbole de la prudence à l'origine (Ripa, II, p. 139), emblème de Minerve, déesse de la sagesse (Cartari, p. 484), le serpent évolue jusqu'à devenir le symbole de l'excessive prudence, synonyme de méfiance. L'image revient dans La Sylvanire où le satyre lui-même apprend à se méfier :
Dessous la belle fleur,
Le serpent est caché,
Et sous ces beaux visages
Des perfides courages
(vers 3919-3922).
Tous les dictionnaires de symboles η dignes de ce nom s'étendent sur la signification du serpent η. Les Commentaires hiéroglyphiques de Pierius Valeriano accordent plusieurs pages à la symbolique de ce reptile (I, pp. 171-175 ; 283-294), qui n'avance qu'en se tordant, ajoute un autre spécialiste d'emblèmes, Cartari (p. 492). Les multiples significations du serpent qui séduisit Ève dans la Genèse sont l'une des preuves qu'avance saint Augustin pour démontrer que les images bibliques requièrent plusieurs types d'interprétation (Doctrine chrétienne, 24).
Figure de l'ambiguïté, le serpent η astréen ne représente pas la méfiance aux yeux des lecteurs du roman aujourd'hui. Il est malheureusement devenu l'emblème de la luxure ou du péché de la chair depuis que Gérard Genette, dans les années 60, a intitulé sa séduisante analyse de L'Astrée, « le Serpent dans la bergerie ». Pour le critique, dans ce paradis terrestre artificiel que présente le Forez, le serpent serait « le Pur Amour avec sa libido » (p. 21). Traduisons dans la langue du temps : l'honnête amitié serait mise en danger par l'appétit. Est-ce le cas dans L'Astrée ? Corps et cœurs font généralement bon ménage dans le roman.
21 La Sexualité
Moraliste attentif et réaliste, Honoré d'Urfé jamais ne renie la chair et ses désirs. Au contraire, il prône le contrôle de l'amour et de la libido, car l'esprit et le corps se complètent. Il ne doute pas de la vérité de l'adage de Juvénal, mens sana in corpore sano, sentence gravée sur la voûte de la chapelle à la Bastie (Claude d'Urfé, p. 179). Dans ses Epistres morales, d'Urfé démontre que « les appetits bien reglez par la raison demeurent sans trouble ny mouvement impetueux » (III, 9, p. 474). Dans la toute dernière épître, il conclut que « la vraye et particuliere felicité de l'homme vivant », c'est de « vivre en animal raisonnable ».
Il vit en animal lors que il use des appetits, et il vit en raisonnable, lors que ses appetits sont reglez à la raison
(III, 10, p. 480).
Les lecteurs modernes comprennent que le bonheur des personnages proviendra du « pur amour avec sa libido », et non malgré la libido. En effet, la condamnation de la libido signifierait le malheur de ceux qui aiment et la réfutation des Epistres morales. « Les appetits moderez et conduits par la raison », sont la prérogative de l'homme, répète le moraliste (Epistres, III, 10, p. 480). Le serpent, lui, reste cette méfiance que d'Urfé lui-même condamne sans ambages : « Dès l'heure même que ce soupçon η est né l'amitié meurt » (Ibid., I, 11, p. 102).
Quelle place tient la sexualité dans le roman ? La libido des femmes apparaît lorsque le désir sexuel ne ressemble que superficiellement à l'amour - songeons à Mandrague, la magicienne, ou à la Dame sans nom. La libido des hommes s'exhibe plus souvent. Quand est-ce qu'elle mène à l'acte sexuel ? dans les instances où l'amour a cédé sa place à la feinte amoureuse - songeons à Lycidas avec Olimpe et à Damon d'Aquitaine avec Ormanthe η -, ou bien encore dans le cas où l'amour est la passion d'un prince pour une inférieure, songeons à Valentinien et Isidore et à Childéric et Silviane. Soulignons ici que deux des trois naissances d'enfants illégitimes η qui se déroulent en Forez sont dues à des feintes malencontreuses non à la passion.
Ceux qui aiment vraiment, ceux qui aiment bien, ceux qui aiment tout court, savent maîtriser leurs instincts. Honoré d'Urfé le souligne dans le cas de chevaliers heureux en amour qui restent chastes malgré les circonstances favorables, Lindamor, Ursace, Alcidon et Arimant. Il le souligne a contrario en attribuant à un libertin - le roi Euric - l'évocation de l'heure du berger (III, 3, 69 verso). Il le souligne enfin, et fort audacieusement, dans un passage de la troisième partie qu'il a supprimé dans la réédition. Silviane déclare alors à Andrimarte qu'elle compte sur lui pour rester chaste. Elle explique :
Ce qui m'a faict vous lier à ces sermens, c'est parce que je recognois en moy une si entiere affection envers vous, que malaisément pourrois-je vous refuser chose que vous voulussiez de moy, et j'ayme mieux que ce soit vous mesme qui vous fassiez ce refus et cette force (III, 12, 516 recto).
On ne peut mieux dire que l'amour tient fermement les rênes du désir sexuel dans L'Astrée. Andrimarte aime trop bien Silviane pour lui demander plus qu'elle ne devrait accorder. Plus encore, l'amour ne serait pas digne du nom d'amour s'il ne se maîtrisait pas. La quatrième partie de 1624 semble annoncer des amours moins chastes. Le prince Sigismond fait de l'amour un « penchant de glace » (IV, 4, 824), bien plus glissant que la pente de l'inclination η.
Tout compte fait, dans son roman, Honoré d'Urfé conserve une conception de la morale amoureuse qui lui permet de se montrer plein d'indulgence pour ses personnages, « mornes et pensifs Amants qui vont continuellement serrés en eux-mêmes » (II, 9, 605) :
Tu me demandes quelle opinion j'ay de ces ames, qui jeunes encores se laissent si fort transporter à une amour effrenee. Celle la mesme, Agathon η, que les escuyers ont des jeunes chevaux, qui font des sauts plus hauts et plus desesperez et qui sont plus difficiles à dompter [...] d'autant meilleurs qu'ils auront plus donné de peine à estre vaincus
(Epistres morales, II, 4, p. 230).
22 Les Dilemmes de l'intrigue principale
Il y a guerre ouverte entre « Amitié » et « Appétit » dans l'intrigue principale surtout lors du dernier travestissement de Céladon. Quand le berger habillé en druidesse retrouve Astrée, le paraître ment et brime le corps. Pourquoi Adamas a-t-il proposé cette ruse au héros ? « La mesure est-elle vraiment judicieuse ? », demande avec raison Laurence Plazenet (p. 68). Les caresses de la feinte Alexis (alias Céladon) et d'Astrée sont décrites avec un grand luxe de détails, exubérance qui ne se trouvait pas dans la première partie, lors des entretiens de Filandre travesti avec Diane. Bienséance et vraisemblance sont des concepts relatifs, force est pourtant de reconnaître que nos yeux de modernes sont déconcertés. Cette licence est « le vice des tems » où il a été composé, pense Daniel Huet (p. 530). C'est « la folie bergère », écrit Olivier Séguret dans Libération (5 septembre 2007) à propos du film d'Éric Rohmer. Dans la culture française, attribuer à un acteur masculin un rôle féminin passe pour un « désordre sexuel » propre à la farce ou à la comédie (Nicholson, p. 152). Dans les Amadis, lorsque deux jeunes chevaliers se travestissent, ils éclatent de rire en se regardant (XI, ch. 15). Ces jeux sur les apparences posent néanmoins des problèmes de psychologie aux lecteurs modernes (Forestier, p. 417).
Le romancier qui travestit tant de personnages masculins avait-il des tendances homosexuelles ? La bisexualité et le lesbianisme étaient-ils plus tolérés qu'on ne le croit ? C'est fort possible.
Si ces deux substantifs sont récents, la conduite qu'ils décrivent n'a pas d'âge. Comment ne pas s'étonner que d'Urfé compose des élégies au nom de deux veuves η, sa belle-sœur, puis la reine ? Pourquoi le romancier appelle-t-il « Filandre » (ami + homme) le personnage qui le représente dans le récit des amours de Diane η ? Pourquoi Céladon, obsédé par la vue interdite, se compare-t-il à Psyché et à Sémélé, mais jamais à Actéon ?
Pourquoi Hylas embrasse-t-il Hermante, Périandre et Clorian ? Pourquoi est-ce qu'on affirme si souvent que « chacun doit aymer son semblable η » (I, 7, 215 verso), ou que « la nature
[...] veut que chacun ayme son semblable » (III, 5, 212 verso), ou encore qu'il faut chercher ou préférer « son semblable » (II, 2, 115 ; III, 4, 142 verso ; III, 9, 393 recto) ? Les travaux de Jean-Louis Flandrin, de François Lebrun et de Michel Foucault ont montré que l'histoire de la sexualité recèle bien des régions d'ombre.
Au XVIe siècle, les lesbiennes étaient « punissables à la mort » (Jean Papon, p. 687). Brantôme note pourtant que, depuis quelque temps, celles qu'il appelle Filenes (lesbiennes) « sont assez communes en France » (p. 191). Pontus de Tyard compose une « Elegie pour une dame enamouree d'une autre dame » (Villemur, p. 247). Que dire des mœurs d'Henri III, ou encore de la conduite du duc de Bellegarde, mignon d'Henri III, amant de Gabrielle d'Estrées η et favori d'Henri IV ! Henri IV lui-même se montre plein d'indulgence pour une jeune femme qui
« aime bien autant les poulets en papier qu'en fricassée » (cité par Sully, IV, p. 32). La complaisance connaissait-elle même des bornes ? La chaste Mlle de Gournay, « fille d'alliance » de Montaigne, aurait déclaré : « À Dieu ne plaise que je condamne ce que Socrate a pratiqué » (cité par Tallemant, I, p. 380).
Les romans, dits « livres amatoires », ne prônent pas toujours la chasteté. Nombre d'aventures des Amadis reposent sur des travestissements qui autorisent une intimité licencieuse η. Les désirs incestueux même sont décrits. « La Gloire de Niquée », expression passée en proverbe, c'est une belle jeune fille que son frère aime d'amour. Une fée prudente les enchante tous deux pour les immobiliser dans leurs plus beaux atours et les empêcher de succomber à la tentation. Amadis de Grèce les délivrera (Amadis, VIII). Le Décaméron, traduit en français en 1545, donne des exemples d'impudeur qui n'ont pas choqué Anne de Graville, grand-mère d'Honoré d'Urfé et auteur d'un étonnant Beau romant tiré de Boccace. En 1625, un évêque, spécialiste de « Leçons exemplaires » (Henein, p. 444), consacre deux volumes à des travestissements tout aussi scabreux que ceux de L'Astrée. Il s'agit de L'Iphigène de Jean-Pierre Camus η (F. Lavocat). Des contemporains de L'Astrée, comme Prudent Gauthier, Guillaume Coste, ou Charles Sorel, ont décrit des ébats plus osés que ceux des bergers foréziens. Le XVIIe siècle, comme le XVIe, admettait, du moins dans les milieux intellectuels et à la Cour, une liberté sexuelle qui a choqué certains moralistes de l'époque.
Mais qui se considère comme l'arbitre de la pudeur ? L'Église - qu'elle soit catholique ou protestante. Dans la société française du temps, note Orest Ranum, le cinquième de la fortune est entre les mains de célibataires qui ont prêté un vœu de chasteté (p. 24, note 12). Qu'ils observent ou non ce vœu, ils prônent la continence, le respect scrupuleux du sixième commandement - « Luxurieux point ne sera de corps ni de consentement » (Benedicti, p. 123). Madame Jürgensen cite l'exemple d'une association de pasteurs de Genève qui, en 1620, peut-être choqués par ce qu'ils ont lu dans la troisième partie, désirent faire interdire la vente d'un livre « nommé L'Astrée rempli de folies et ordures d'Amour » (p. 78).
Il faut se garder d'oublier qu'Honoré d'Urfé impose aux scènes les plus licencieuses un garant formidable, le druide Adamas, l'évêque du lieu en langage de roman. « Céladon n'est Alexis que parce qu'Adamas l'affirme » (Kevorkian, p. 118). Comme le note Jean Du Crozet dès 1593, Céladon a « pour trompette de ses amoureuses gaillardises un grave et docte personnage » (p. 115). « Tout ce qui vient [d'Adamas] ne sçauroit estre qu'avec beaucoup de raison », reconnaît la bergère Diane (III, 9, 389 verso). C'est le druide qui condamne la vie de reclus de Céladon, c'est lui qui suggère le travestissement, c'est lui qui prête le nom, les habits et la place de sa propre fille. C'est lui qui, à la fin de la troisième partie, abandonne la feinte Alexis dans la chambre d'Astrée. Or Adamas considère qu'auprès d'une femme aussi délurée que Léonide, le jeune homme pourrait prendre de dangereuses libertés (III, 1, 13 verso ; III, 10, 427 recto). Par conséquent, le druide espère qu'Astrée saura se montrer assez entreprenante avec sa nouvelle amie pour que l'audacieux travestissement tombe. Adamas ne se réjouit-il pas d'apprendre que la bergère et la druidesse ont échangé robes et rôles (III, 11, 481 verso) ? La passion finira par ôter à Céladon ses inhibitions, espère le druide, le meneur du jeu. L'amour qui, selon l'adage, donne de l'esprit aux filles doit donner de l'audace au héros.
23 L'Asag
Grand lecteur, Honoré d'Urfé emprunte de toutes parts les aventures romanesques qu'il manipule (Voir Parallèles). Il déforme ici l'asag (ou assag), épreuve de la fin'amor. L'érotique courtoise proclame à travers cette aventure que celui qui aime bien contrôle bien ses désirs charnels (Nelli, II, pp. 24-26). Il sait attendre. Quant à la Dame, elle se reconnaît aimée (et pas seulement convoitée) par celui qu'elle autorise à coucher chastement près d'elle. Non sans humour, Jean-Paul Coupal analyse ce phénomène qui souligne l'hypothétique « rectification de l'inégalité sexuelle » (n. p.) ; l'asag donnerait l'avantage à la femme qui a proposé l'exercice. L'asag pourrait-il n'avoir existé que dans des imaginations masculines η ? Montaigne décrit cet exercice (qu'il compare à la chasse) sans lui donner de nom :
Je ne prens pour miracle [...] ny pour chose d'extreme difficulté, de passser des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens (II, p. 99).
Que se passe-t-il dans L'Astrée ? À l'instigation du druide, le héros se travestit et vit dans l'intimité de l'héroïne. La jeune fille n'en peut mais ; elle subit. Le jeune homme, lui, « combat » avec lui-même (III, 11, 464 verso), car, près d'Astrée, délices et supplices alternent. Plus il se sent homme, moins il agit en homme. Le périlleux asag est complètement détourné de son sens. Le lecteur sait que Céladon doit succomber à la tentation pour que l'aventure se termine. Il doit apprendre à s'assumer pour que l'aventure se termine bien (Henein, pp. 343-344). Il doit emprunter ces mots d'un personnage de l'Histoire indienne de Boisrobert : « Quand je me suis connu, on m'a reconnu » (p. 759).
L'homme qui aime bien obéit. Poussera-t-il l'obéissance jusqu'à laisser son esprit asphyxier son corps ? L'amour est dans L'Astrée un désir de possession. Le romancier et ses personnages ne méprisent pas les sens, comme le démontre Élisabeth Aragon (pp. 14-16). Le sage n'ignore pas qu'il y a deux parties en l'homme, et qu'elles doivent s'entendre pour aimer ce qui leur est convenable.
Celuy qui n'ayme que le corps, s'appelle corporel ; qui le seul esprit, spirituel ; et qui tous les deux, homme. Le premier est vertu honteuse, le deuxième vice glorieux, et le dernier la vraye vertu humaine. (Epistres, II, 4, p. 241).
Pascal n'a pas tort : « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête » (358). Céladon doit se reconnaître corps et esprit, se proclamer homme. « Pour estre heureux, un Amant doit oser », affirme d'Urfé ailleurs (les italiques sont dans le texte, III, 11, 465 recto). C'est le « miracle d'Amour » que l'instigateur prévoit et qu'Adamas annonce (III, 10, 426 verso).
Dans un contexte différent, le druide explique qu'il n'aurait jamais autorisé une « pratique », s'il n'avait pas désiré « tout ce qui s'en pouvoit ensuivre » (III, 11, 486 recto). Il parle alors des sentiments de Paris pour Diane ... une relation qu'il encourage ignorant que les jeunes gens sont frère et sœur. Deux fois au moins les agissements d'Adamas engagent le lecteur à s'interroger. Le druide défend à Léonide de coucher près d'Alexis (III, 10, 427 recto), alors qu'il invite la nymphe et les bergères à fouetter la paresseuse Alexis qui s'attarderait « dans la plume » (III, 5, 194 recto). Voilà des mises en garde adressées aux lecteurs vigilants ! Malgré sa sagesse et ses bonnes intentions, Adamas pourrait-il parfois se tromper η ?
Astrée comprendra-t-elle que les aventures qui semblent la mettre sur un piédestal la mettent sur la sellette ? Elle pleure sa faute η dans le Temple de la déesse Astrée (II, 5, 292). Elle est si triste qu'elle oublie d'être jalouse de la femme qui a laissé un sonnet à Céladon (III, 9, 375 recto). Elle s'enhardit jusqu'à demander l'érection d'un « vain tombeau » (II, 8, 536). Ce monument se révèle doublement vain : il est vide et il ne mène pas à la reconnaissance de celui qui n'est pas mort. Temple et tombeau - ingénieuses et symétriques inventions - ne suffisent pas. La découverte de la vérité nécessite un traitement de choc : le coup de foudre que la fausse Alexis inspire à Astrée établit une si grande intimité entre les jeunes gens que la bergère se transforme en Sapho.
Céladon, en refusant de condamner le « mauvais astre » qui l'a éloigné des hameaux (III, 5, 211 verso), engage le lecteur à critiquer Astrée. Plus on admire le héros, plus on blâme l'héroïne. L'Astrée n'est certes pas un roman à l'eau de rose. C'est un roman d'amour qui s'avère un roman d'analyse, voire un roman à thèse.
Mais quand je lis L'Astrée, où dans un doux repos
L'amour occupe seul de plus charmans héros,
Où l'amour seul de leur destin décide,
Où la sagesse même a l'air si peu rigide,
Qu'on trouve de l'amour un zélé partisan
Jusques dans Adamas, le souverain druide ;
Dieux ! que je suis fâché que ce soit un roman !
(Fontenelle, Églogues, p. 86).
246. L'Astrée, c'est une boîte à surprises
Lire L'Astrée est divertissant, relire L'Astrée est fascinant. C'est à cette étape que l'on se pose des questions sur des thèmes apparemment contradictoires qu'Honoré d'Urfé assemble. Il nous y autorise lui-même quand il fait dire à son héros : « Mon malheur vient couvert du masque de son contraire » (I, 4, 77 recto), ou quand il expose « un mal qui vient avec le visage d'un bien » (III, 7, 284 verso). Le romancier travaille comme la Fortune qui « se plaist à se servir pour un contraire effect des choses que nous faisons à autre dessein » (III, 6, 235 verso). Si le Forez a l'air d'un paradis, les bergers peuvent seulement envier l'âge d'or (I, 1, 1 verso) dans ce roman pastoral.
25 Les Ambiguïtés
L'Astrée est fondée sur une contradiction fondamentale entre les clichés de la pastorale, le récit d'amours contrariées et la violente histoire du Ve siècle. Les Champs Catalauniques, évoqués aussi souvent que les Champs Élyséens, voisinent avec les humbles champs qui sont à la racine de champêtre. Ces oppositions illustrent les goûts du « baroque » et reflètent parfois l'évolution de la pensée de l'auteur. La condition pastorale par exemple, antithèse de l'ambition, est l'idéal d'un homme de guerre dans la première partie. Dans la troisième partie, synonyme de loisir et de liberté, elle devient le rêve d'un homme de Cour.
D'autres contradictions pourtant tiennent du paradoxe, car l'auteur multiplie les « effets de dissonance » (Rolland, p. 175). Plus encore, comme l'a démontré Laurence Gregorio, l'ambiguïté s'avère une structure fondamentale et prégnante (p. 799).
No commentator has troubled to set forth in detail all of the ambiguities and apparent contradictions of L'Astrée (Cherpack, p. 323).
La remarque de Clifton Cherpack date de 1972. Elle est encore valide : personne n'a réussi à relever systématiquement toutes les ambiguïtés du roman. Ce travail d'Hercule, pour être valide, devrait reposer sur des textes choisis avec discernement, et surtout tenir compte des cycles intellectuels de l'auteur de L'Astrée. Depuis longtemps, la critique flotte entre la vision de Bernard Germa, qui lit le roman comme une auto-parodie (1964, p. 80), et la vision de Jacques Ehrmann illustrée par « un paradis désespéré » et désespérant où « celui qui aime s'avance masqué » (1963, p. 81).
L'Astrée se développe à coups de récits et de débats aux leçons si contradictoires qu'il n'est pas toujours possible de cerner ce qui serait certainement l'opinion personnelle de l'auteur. Faut-il croire que « d'Urfé ne se pique pas d'unité » parce qu'il « reproduit la complexité de la vie » (Germa, p. 76) ? Je ne pense pas qu'un philosophe néo-platonicien η caresse une ambition aussi banale. Honoré d'Urfé mérite plutôt le surnom de Carnéade η du roman. L'amateur de paradoxes prend un malin plaisir à se contredire dans un but précis. La vérité - car vérité il y a - doit jaillir du choc des opinions. L'essentiel n'est pas de trancher, mais de s'interroger et de réfléchir.
« Le poète recommande : Penchez-vous, penchez-vous davantage ».
(René Char, « Seuls demeurent », p. 167).
Dans la première partie, lorsque le romancier dépeint son pays natal avec un plaisir sensible, il se donne en même temps pour acolytes deux magiciens peintres, Mandrague et Climanthe. Ces « abuseurs » trompent effrontément et sciemment les « regardants », pendant que l'auteur, lui, joue sur le sens de l'adjectif « véritable » (Henein, pp. 459-460). Dans la deuxième partie, le romancier fait peindre Hylas par Zeuxide. Il indique ainsi les secrets de son écriture : le personnage est né de modèles superposés, procédé favorisé par le célèbre Zeuxis. Dans la troisième partie, les techniques narratives ne sont plus personnifiées par des peintres mais par un orateur redoutable. Lorsque Silvandre débat le sens du mot « jour » ou discute du nombre de pas nécessaires pour qu'un déplacement constitue un « voyage » (Henein, p. 350), on comprend que cet « homme du Forez » (Henein, p. 178), comme son créateur, soutient le pour et le contre avec brio.
Une nymphe est-elle en droit d'aimer Céladon ? C'est selon (I, 2, 24 verso, I, 10, 313 verso). La mésalliance est blâmée dans la première partie (I, 2, 24 verso), mais encouragée dans la troisième (III, 5, 189 recto). Est-ce que Jupiter punit les parjures ? La réponse varie (I, 6, 179 verso ; II, 4, 230 ; III, 4, 132 recto). Est-ce que l'absence nuit à l'amour ? Silvandre répond quelquefois par l'affirmative (II, 1, 11), et quelquefois par la négative (III, 6, 247 verso). Est-ce que les faveurs éteignent l'amour ? Oui, assurent Adamas (I, 9, 273 verso) et Lériane (II, 6, 361). Non, proclame Criséide (III, 7, 293 verso). Est-ce que le tombeau des Deux amants η abrite un couple criminel (II, 4, 221) ou plutôt un couple chaste (III, 8, 357 verso) ? Comment délimiter la portée du « naturel » d'un individu (I, 10, 316 recto), de « l'instinct de nature » qui fait aimer ou détester (II, 1, 51) et des « lois de la nature » qui attirent ou éloignent (III, 9, 399 recto) ?
Il faut rester fidèle à un amant mort, décrète Silvandre, le premier « juge » du roman, celui qui a accepté d'arbitrer une querelle. Mais Diane oubliera Filandre pour aimer Silvandre, et nul ne la blâmera - surtout pas l'ex-juge ! Les nombreux procès du roman révèlent l'étrange flexibilité de la justice. Le Jugement de Pâris ludique qui marque la toute première rencontre d'Astrée et de Céladon (I, 4, 89 recto) repose sur une série d'actes illicites (Henein, pp. 49-56). Le procès η (III, 9, 387 verso à III, 9, 408 recto) de la « gageure » scelle les relations de Diane et Silvandre. Des harangues étalent complaisamment les tenants et aboutissants de la sentence. Le souvenir du jugement de Tirésias sur le plaisir sexuel plane sur tout l'épisode. Honoré d'Urfé tourne en dérision la justice, comme l'a relevé Chouinard (p. 51). Plus encore, il semble encourager le scepticisme intégral !
26 En étudiant les connotations contradictoires de la fontaine de la Vérité d'amour η et des lions et des licornes qui la gardent, j'ai interprété ce mythe moderne comme une illusion ironique (Henein, p. 141). Comme l'ironie, la fontaine n'a pas besoin d'être crue, mais elle doit impérativement « être comprise, c'est-à-dire interprétée » - j'emprunte l'excellente formule de V. Jankélévitch (p. 60). Écarter la signification allégorique de la fontaine, c'est méconnaître la signification du roman. Ignorer l'ironie de l'auteur, c'est passer à côté du sens de son œuvre. Pierre Larousse rattache ironie au radical de « parler », car « ironie » signifie interroger en feignant l'ignorance. Comme Socrate avait besoin d'interlocuteurs pour développer ses dialogues, Honoré d'Urfé a besoin de complices. Il interpelle les lecteurs de L'Astrée lorsqu'il les fixe dans un portrait liminaire (voir Illustrations). Il les relance par de subtiles interventions (voir Parallèles). Il les provoque en multipliant les niveaux de lecture possibles, comme par exemple dans le récit de la vision η de Pétrarque où la digression est un trompe-l'œil qui marque une rupture avec la tradition académique (Lavocat, p. 314). Certainement, il met ses lecteurs à l'épreuve, car l'évolution de L'Astrée n'est pas facile à suivre. Dans tout son roman, d'Urfé se conduit en ironiste lucide. Qui plus est, quand il déconcerte par la confusion du vrai ou du faux, il donne naissance à un comique - baroque par excellence - rarement apprécié. T. Kozhanova l'a fort bien vu, le romancier pratique la raillerie avec maestria η.
Deux grands groupes de personnages piquent la curiosité des lecteurs perplexes, les femmes et les Romains. Le romancier s'ingénie à multiplier les indications divergentes. Le caractère des héroïnes et les relations des Gaulois avec les envahisseurs colorent singulièrement roman d'amour et roman historique. Par contrecoup, ces ambiguïtés autorisent une sorte de « déconstruction » qui conduit à l'évaluation du dénouement de L'Astrée.
27 7. Certaines femmes sont stupéfiantes ...
Si « un chevalier errant sans dame est comme l'arbre sans feuilles », selon Don Quichotte (Cervantes, p. 760), un berger sans bergère serait comme l'arbre sans branches ! Chevaliers et bergers sont amoureux dans L'Astrée, mais les femmes leur semblent mystérieuses. Lycidas par exemple, celui qui comprend mal les sentiments de Phillis et les réactions de Diane, déclare : « Toutesfois, si j'estois deceu, je ne serois pas le premier trompé au jugement des femmes » (II, 11, 680). Le sage Euphrosias généralise : « L'amour des femmes est une de ces choses où il ne faut jamais chercher raison » (IV, 2, 263). Hylas, le connaisseur, juge que « la femme est fort ressemblante quelque fois à la mort η, qui se donne à nous lors que nous y pensons le moins » (III, 11, 472 verso). Cette sinistre réflexion revient dans sa bouche dans La Sylvanire (I, 5, vers 1267-1270). Qui l'eût cru ? l'amoureux universel est misogyne η.
Aucune des héroïnes de L'Astrée n'a inspiré une antonomase qui ferait pendant à un Céladon (Dictionnaire de l'Académie, 1762) quoi qu'en dise Pierre Larousse η. Aucune ne figure parmi les « Femmes illustres » répertoriées par les Scudéry dont on connaît pourtant l'admiration pour d'Urfé. Il n'y a aucune femme forte dans la société astréenne ; aucune Forézienne n'assume le rôle sacré attribué parfois à la Gauloise η. Plus encore, Amasis, la Dame du Forez, porte un nom d'homme tellement il s'avère « difficile de créer des images efficaces pour une femme [qui a le] pouvoir » (Johnson, p. 120). Il est impossible de parler d'une typologie féminine conventionnelle chez d'Urfé. Malgré tout cela, L'Astrée mériterait de porter en guise de sous-titre « L'Empire des femmes ». L'expression est la traduction française (1993) et pudique du Women on Top (1991) de Nancy Friday, la sexologue américaine. Honoré d'Urfé place les femmes au-dessus des hommes - quitte à les isoler dans le titre de son roman ainsi que dans les titres de quelques histoires intercalées. Les femmes représentent environ 30 % des personnages η. C'est dire combien la fonction de chacune d'entre elles est décuplée dans le récit (Voir Personnages). D'ailleurs les femmes ne manquent pas d'initiative : « L'esprit d'un homme ne sçauroit estre si prompt à inventer, ny si fin à dissimuler », constate Alexis, effaré(e) par les artifices de Phillis (IV, 3, 609). Honoré d'Urfé partage les préjugés de son époque sur les femmes. Il réussit à nous surprendre en allant à la fois au-delà et en-deçà de nos attentes de liseurs de romans.
28 Le Système politique
Nous avons vu Honoré d'Urfé inventer un système politique qui met une femme à la tête du Forez. Il commet sciemment une infraction à l'histoire du Ve siècle et une infraction à l'histoire du XVIe, même si certains géographes décrivaient alors les pays des Amazones (Steinberg, p. 262). Ni les Romains, ni les peuples dits barbares ne permettaient aux femmes de régner. Les Francs Saliens établirent la loi salique η du temps de Pharamond, le père de Mérovée, selon Charles Sorel (p. 27). Aucune des remarquables descendantes de l'Empereur de Rome, le grand Théodose, n'est montée sur le trône. Une femme ne pouvait pas régner dans la France du XVIe siècle non plus. Quand les trois fils d'Henri II et de Catherine de Médicis meurent, ce n'est pas leur sœur, Marguerite de Valois η, qui leur succède. La loi salique est invoquée pour désigner le protestant Henri de Navarre, le futur Henri IV. Sans la loi salique, il n'y aurait pas eu de guerres de religion. Marguerite de Valois η aurait peut-être siégé sur le trône d'une France catholique, comme Élisabeth Ie régnait sur une Angleterre protestante.
Peut-on déduire que, selon le romancier, pour vivre dans la paix, il suffit de couronner une femme ? Peut-être, mais dans un cadre résolument romanesque. Amasis n'a pas d'instinct guerrier : elle n'approuve pas les duels (I, 9, 286 recto) et elle ne sait pas décrire les batailles (I, 12, 395 recto). La seule et unique narration que fasse la Dame du Forez a justement pour héroïne Mélandre, une jeune Anglaise qui passe pour une amazone sans l'être : elle sort victorieuse d'un duel grâce à ses réflexes de faible femme (I, 12, 390 recto), comme je l'ai montré ailleurs (Henein, p. 287-300). Amasis reste « dame souveraine » (III, 2, 31 recto) du vivant d'Honoré d'Urfé, capable, en principe, de défendre ceux qu'elle accueille « contre toute sorte de violence » (IV, 3, 402). Les suites posthumes montrent un pays qui n'a ni ennemis, ni amis au-delà de ses étroites frontières, mais qui abrite un seigneur mécontent. À cause du système politique conçu par la déesse Diane et ratifié par Romains et Wisigoths - puissances viriles s'il en est, le Forez astréen évoque ces illustres abbayes médiévales étudiées par Michel Melot : la prééminence accordée à des abbesses sur les religieux qui dépendent d'elles représente une mortification et une humiliation imposées à l'homme (p. 137), mais dans un cadre fermement circonscrit (p. 144).
Comme le Forez ignore l'ambition territoriale et que le temps des envahisseurs est loin, la paix règne. Le danger vient donc de l'intérieur. Polémas l'ambitieux, pour s'approprier la province, réunit « quantité de solduriers » (III, 12, 501 recto). Amasis doit compter sur le secours de ses invités, des chevaliers étrangers, en attendant que les Foréziens qui se battent à côté des Francs regagnent leur pays. Le gouvernement féminin - « l'empire des femmes » - est à la merci des hommes. Actions et paroles le montrent.
Dans nos jardins se préparent des forêts.
(René Char, « La Bibliothèque est en feu ... », p. 383).
29 Les Rôles féminins
La prééminence ostensible que la plupart des discours accordent aux dames et à leurs vertus est illustrée dans l'épisode d'Argantée. Ce chevalier qui se plaint de la « cruelle engeance » féminine (III, 6, 220 recto) est châtié par le galant Damon d'Aquitaine : il ne faut pas insulter le beau sexe. Dames et bergères de L'Astrée ne méritent pas toutes cette défense chevaleresque.
Rappelons-nous cette mystérieuse parente d'Amasis qui gratifie le jeune Alcippe de ses faveurs et de « grands dons » (I, 2, 40 verso). Rappelons-nous l'accouchée masquée et anonyme : elle fait partie de l'aristocratie forézienne puisqu'elle est riche et qu'elle craint que la sage-femme la reconnaisse (I, 4, 110 verso). Rappelons-nous l'orgueilleuse Bellinde qui oblige Celion à quitter le Forez pour que nul ne voie le désespoir où elle l'a précipité (I, 10, 340 recto). Rappelons-nous cette Dorinde qui déclare sans vergogne : « Je me donnay tellement à luy que je ne sçay ce que je n'eusse pas fait pour luy complaire » (IV, 2, 243). Rappelons-nous surtout les deux furies de L'Astrée, Laonice et Lériane, dignes descendantes de la Corsica de Guarini. Laonice, une bergère, est dite « Quatriesme Megere » (IV, 3, 552) : elle torture Phillis, Silvandre et leurs partenaires. La « meschante » Lériane (II, 6, 400), « une tres mauvaise femme » (II, 6, 346), la « peste des humains » (II, 6, 384), aussi habile que cruelle, plonge dans le malheur non seulement sa nièce, mais encore Madonthe, Damon d'Aquitaine et Tersandre. Ce n'est pas l'amour qui pousse Laonice et Lériane, les personnages les plus funestes de L'Astrée, mais le désir de vengeance, c'est-à-dire la frustration de femmes qui ont découvert qu'elles n'étaient pas aimées.
Une courte scène de la troisième partie expose une grande cruauté vis-à-vis du personnel féminin du roman. Cet épisode dérange parce qu'il ne répond à aucune nécessité dramatique. Silvandre prétend que
toute l'humanité n'est pas imparfaite, et qu'« il y en a en cette compagnie qui sont sans imperfection ». Hylas, aiguillonné par Silvandre qui nomme une à une les femmes présentes, établit, à coups de formules lapidaires, que dames et bergères de l'assistance sont loin d'être parfaites (III, 9, 378 verso). L'inconstant s'avère en même temps perspicace et méchant. Cette énumération des points faibles féminins ne fait rire ni les auditeurs, ni les auditrices, ni les lecteurs. Aucune voix ne s'élève pour prendre la défense des femmes injuriées. Une bergère note simplement qu'Hylas est en train de tomber amoureux de Stelle puisqu'il l'a ménagée.
Tous ces griefs virulents pour ce maigre résultat ?
30 La Beauté
En principe, dans L'Astrée, les femmes sont admirées d'abord et avant tout à cause de leur beauté. L'auteur des Epistres morales affirme : « L'amour, c'est un desir de beauté, la beauté et la bonté se confondent ensemble » (II, 4, p. 231). La beauté féminine est moins une « caractéristique individuelle » qu'une « caractéristique sociale », selon Jacques Ehrmann (p. 11). Elle laisse l'impression d'un uniforme presque incolore, renchérit Louise Horowitz (p. 72). Bien malin qui saura distinguer Astrée de la bergère Fortune, toutes deux surprises endormies. Les personnages masculins de L'Astrée rapprochent la beauté des femmes des dieux (III, 3, 81 recto) parce qu'elle est un rayon de la divinité (IV, 1, 139). Silvandre (II, 3, 158) et Céladon (II, 5, 304) traitent leurs maîtresses de déesses. Adamas, alias d'Urfé, loin de condamner ce sacrilège, lui donne une manifestation visible en agrandissant le portrait de la bergère Astrée pour le placer dans un temple qu'il dédie à la déesse Astrée (II, 8, 519). Ce n'est pas pour rien que Poullain de La Barre jugera que l'éloge excessif des femmes sent le roman (p. 46).
Honoré d'Urfé se moque des duels entre des chevaliers qui désirent défendre la beauté d'une femme selon la plus pure des traditions romanesques (Voir Parallèles). De plus, quelques remarques que font des personnages engagent le lecteur à sourire de ces compliments excessifs hérités de Pétrarque η et de Desportes. La beauté « est une glu, de laquelle il est bien mal-aysé de se despestrer, quand une fois l'on a donné de l'aisle dedans », confesse Céladon travesti en Alexis (III, 5, 193 verso). La beauté, reconnaît la nymphe Léonide, « n'est ordinairement qu'une trompeuse [qui] ressemble à ces lunettes qui rendent toutes choses beaucoup plus grandes qu'elles ne sont à qui les regarde par ce verre trompeur η » (III, 10, 445 recto). Ces métaphores originales sont d'un écrivain aussi baroque que lucide. La glu sert à capturer les oiseaux. L'amant, comme l'albatros baudelairien, perd sa liberté. Quant aux lunettes, elles provoquent des illusions d'optique. Image à double sens encore, quand une « beauté n'est pas de celles qui se laissent voir sans homicide » (I, 3, 55 recto), ou quand la beauté « clost les yeux à ceux qui la voyent » (III, 9, 397 verso).
Céladon fait de la beauté une affaire d'opinion (I, 12, 401 verso), car il partage le point de vue d'Equicola (Livre 2, f° 118 recto) et de nombre de moralistes. Avec son bon sens coutumier, Hylas aussi rappelle que tout jugement de la beauté est subjectif : « Qu'est-ce que tu appelles beau sinon ce qui plaist ? » (IV, 1, 98). « Nous en fantasions les formes à nostre poste », précisait Montaigne (II, p. 149). Céladon sait que le simulacre du Jugement de Pâris, en traitant Astrée de Vénus (I, 4, 89 recto), ne démontre pas nécessairement que la jeune fille est plus belle que les autres bergères ; il montre seulement que le soi-disant juge décerne la pomme à celle qu'il aime. « Ma Vénus est Diane », la Chasteté, écrivait Marsile Ficin dans son De Vita (p. 382). Ma Vénus est Astrée, déclare Céladon travesti. Le jeune homme sera puni pour son audace dans la suite du roman. D'une part, son Astrée ne se conduira pas comme Astrée, déesse de la Justice. D'autre part, Astrée n'est pas incontestablement « la plus belle » des bergères. Une lettre que l'imprudent Céladon adresse à « la plus belle » a failli être remise à Diane dans la deuxième partie (II, 3, 128). Dans la troisième partie, si le messager de Galathée concède la palme de la beauté à Astrée, il préfère Diane (III, 6, 259 verso).
La plus éloquente des ennemis de la beauté féminine reste Célidée, celle qui a souffert d'être belle. Elle fait disparaître les charmes de son visage en se mutilant ; elle refuse d'attendre « le temps qui roule incessamment, et l'aage qui vole avec cent aisles » (III, 11, 456 verso). Célidée ravive ainsi une réflexion de Pétrarque : « La beauté est aussi peu durable que l'âge ; venue avec lui, elle s'enfuit de même » (p. 27). Honoré d'Urfé connaît les limites et les limitations de la beauté féminine. Dans Le Sireine, en décrivant une bergère fort belle, il note:
C'est en elle le moins parfaict
Que la beauté de son visage (p. 143).
Dans L'Astrée même, Adamas condamne ceux qui prétendent que la beauté est la seule source de l'amour (III, 5, 204 recto). Certains, en effet, aiment la beauté, non la femme belle (IV, 2, 294).
Néanmoins, d'Urfé joue avec les ambiguïtés du néo-platonisme η sur la notion de beauté. Silvandre croit à une beauté féminine idéale. Il pousse extrêmement loin les conséquences de la suprématie qu'elle donne η. Il démontre que
la femme estant beaucoup plus belle et meilleure que l'homme, [...] il faut dire que l'homme aymera beaucoup mieux que la femme, qui n'a pas devant ses yeux un si digne sujet à desirer η (IV, 2, 218).
La femme aime-t-elle moins bien que l'homme ? Seul Tirésias aux deux natures pourrait répondre. Boutade peut-être ? Pas du tout. Le sujet a été longuement débattu dans les cours italiennes du temps du Tasse. Ovide, le maître de l'Art d'aimer, écrit que la femme est plus ardente que l'homme : « Dans les molles prairies, c'est la femelle qui appelle le taureau par ses mugissements » (Chant I, p. 30). Un moraliste tranche : Equicola examine minutieusement la question avant de conclure qu'il n'était ni vrai ni vraisemblable que la femme puisse avoir plus de plaisir en amour que l'homme η (Livre 4, f° 193 recto). Honoré d'Urfé ne tranche pas, il se contente d'effleurer la question, de réveiller la curiosité des lecteurs.
Silvandre encore joue le rôle d'inquiéteur quand il demande à une bergère :
Si la personne du monde que vous aymez le plus, vous venoit dire que vous estes aussi parfaicte qu'une Deesse, ne jugeriez vous pas que ce seroit flatterie, et qu'elle ne vous aymeroit point ? (II, 3, 157).
Il ne faut pas se fier aux hyperboles. Sans ces extraordinaires figures de style que resterait-il dans les déclarations d'amour ? Les Lois du dieu Amour d'ailleurs n'exigent-elles pas que tout amant juge parfait ce qu'il aime (II, 5, 283) ? « Nulles laides amours », dit l'adage que d'Urfé répète (I, 12, 401 verso ; II, 8, 534). Les femmes qui comptent sur leur beauté et croient les compliments sont décriées par le romancier (IV, 4, 676). On se moque de celle qui a « si bonne opinion d'elle mesme, qu'il luy sembloit que tous les Bergers qui la regardoient en estoient amoureux » (I, 4, 106 recto). La beauté, la raison d'être de l'« empire des femmes », se révèle une valeur précaire, superflue, sujette à l'inflation rhétorique.
31 Les Héroïnes
Deux femmes traitées avec de grands égards par les personnages méritent le blâme. Elles sont critiquées par le romancier, mais de manière si détournée que la plupart des lecteurs, aujourd'hui encore, continuent à les admirer. Une nymphe et une bergère, toutes deux supérieures à leurs compagnes, révèlent leur for intérieur par leurs actes, par leurs écrits et par les secrets qu'elles confient. Toutes deux connaissent l'amour, inspirent des poèmes, et font souffrir le martyre à ceux qu'elles favorisent. Les retombées de leurs actes sont dramatiques - même si l'on s'interdit toute répréhension morale. Qualités et défauts de ces deux femmes, Galathée et Astrée, affectent le dénouement hypothétique.
32 Galathée
La fille d'Amasis trône à la tête d'un trio aristocratique de nymphes. Lorsque Céladon, dans un demi-sommeil, aperçoit Galathée avec Léonide et Silvie, il se croit en présence des trois Grâces (I, 2, 28 recto). Les jeunes filles l'ont trouvé évanoui au bord du Lignon et l'ont emporté au palais comme une « proye » (I, 1, 8 recto). Galathée est tombée amoureuse de ce berger qu'elle a vu dans l'eau. Pendant six semaines, la nymphe retient Céladon contre son gré. Elle oublie pour lui les chevaliers qui la servent. Elle ose parler de « ces sottises de fidelité et de constance » (I, 11, 366 verso). Son orgueil s'exhibe lorsqu'elle se plaint de l'indifférence du berger et s'étonne : Comment se fait-il que vous ne m'aimiez pas « estant ce que je suis, et voyant ce que vous estes » ? (I, 11, 366 recto).
Céladon est tiré des griffes de Galathée grâce à une ruse ourdie par Léonide et Adamas. Quand il se travestit ensuite en Alexis, Adamas s'ingénie à garder sa prétendue fille loin de Galathée (III, 9, 369 recto ; III, 11, 480 verso). La nymphe n'aurait pas la même crédulité que les bergers qui rencontrent Céladon travesti, ni surtout le même respect aveugle pour la parole du druide.
La nymphe évoque tout un arrière-plan littéraire : elle rappelle elle-même les déesses qui aiment des pâtres (I, 2, 24 verso). Le lecteur, lui, se souvient des redoutables magiciennes η amoureuses qui ont emprisonné tant de prestigieux héros. Il se souvient aussi des peintures qui montrent Mandrague, la magicienne, amoureuse d'un berger qu'elle a vu se baignant, et qu'elle mène à la mort (I, 11, 375 recto). À cause de Galathée, L'Astrée subvertit la situation conventionnelle : une dame aux pouvoirs étendus tente de se faire aimer par un berger, alors que la pastourelle confrontait chevaliers et ravissantes bergères, et que la mythologie opposait satyres et nymphes avenantes.
33 Le nom et la situation amoureuse de Galathée appartiennent à la « blanche Galatée », une néréide qui est
Plus rude encor que la grappe non meure,
Et plus cruelle en [s]a brute beauté
Que des Lyons la fiere cruauté (Baïf η cité par Cartari, p. 318).
Cette Galathée a préféré le berger Acis à un cyclope dans les Métamorphoses d'Ovide (XIII, 750-895). Le berger en est mort. La néréide pleure encore en racontant son histoire. Honoré d'Urfé exploite à sa manière ce mythe dans Le Sireine : une bergère qui sanglote, nous dit-il, ressemble à Acis transformé en fontaine sous les yeux de Galathée (p. 208). La néréide est une figure tragique, une sorte de Pietà païenne.
Sous le pinceau des peintres, l'aventure est moins simple. En 1512, Raphaël intitule sa célèbre fresque « le Triomphe η de Galatée » (voir ce site, 30 octobre 2014). Il dépeint une néréide qui surplombe le cyclope, pour le défier peut-être. Raphaël imagine-t-il le préambule du récit ovidien, comme on le dit généralement ? C'est le modèle donné par Philostrate : « Galatee s'en va par mer tranquille et douce » (Cartari, p. 319). S'agit-il plutôt d'une suite du mythe, d'une époque où la nymphe aurait oublié sa peine ? D'autres peintres suivent l'exemple de Raphaël et présentent de surprenantes apothéoses de Galathée. Comme l'a démontré Sylvie Béguin, l'iconographie de la Renaissance illustre volontiers le « renversement de sens des mythes » en montrant par exemple des Danaés quelquefois vénales, quelquefois admirables (p. 185) ou des Galathées glorieuses ou éplorées.
34 La Galathée de L'Astrée, nymphe qui possède une double nature (Gregorio, p. 97), connaîtra-t-elle le sort de la Galathée d'Ovide ou le sort de la Galathée de Raphaël ? La conclusion de L'Astrée dépend de la fortune réservée à la Princesse du Forez: larmes ou rires ?
La Galathée astréenne, il faut le souligner, n'a rien d'admirable. Peut-on la considérer comme l'une de ces grandes et belles figures féminines que la passion définit, comme une sorte de Didon par exemple ? Impossible, d'abord parce qu'une autre nymphe, tout aussi amoureuse de Céladon, se conduit d'une manière plus généreuse que Galathée : Léonide secourt le berger en le libérant. Impossible ensuite, parce que le druide Adamas traite les sentiments de Galathée d'« amourachements » (I, 10, 306 verso), et ses actions de « déportements » (I, 9, 305 recto). Impossible enfin, parce que le romancier dépeint une Galathée volage.
La nymphe a aimé deux chevaliers avant de rencontrer Céladon, Polémas et Lindamor. Pourquoi Polémas ? parce qu'il servait alors Léonide. Pourquoi Lindamor ? parce que le hasard d'un tirage au sort ludique l'a donné à la nymphe. Quels que soient les mérites des deux hommes, la relation amoureuse est entachée à son origine. Lindamor, le chevalier qu'Honoré d'Urfé préfère, mérite et remporte le cœur de Galathée. La nymphe le reçoit en « robbe de nuit » (I, 9, 299 recto) dans son jardin, et promet de l'épouser. La situation se complique parce que Polémas ne perd pas espoir. Galathée craint que les chevaliers, apprenant son nouvel amour pour Céladon, ne s'en prennent au berger. Elle ose alors déclarer son souhait le plus cher, que Lindamor et Polémas se battent et se tuent l'un l'autre.
Je voudrois bien essayer de me despescher de l'un par le moyen de l'autre [...] pourveu que je n'y mette point la main, et que l'on ne sçache que cela vienne de moy (II, 10, 659 et 660).
Galathée désire le combat des cyclopes pour épargner son berger. Lorsqu'ensuite elle croit que Lindamor est mort en se battant auprès des Francs, elle pense que Polémas ira prendre sa place à la tête de l'armée. Cela lui convient, car elle désire maintenant « jetter les yeux sur Damon » (III, 11, 461 verso) ! Il faut citer tout ce passage où d'Urfé suit habilement le flot de la conscience de la nymphe.
Ce Chevalier parut si beau aux yeux de Galathee, qu'il luy fit ressouvenir du gentil Lindamor, et coulant d'une pensee en l'autre, elle s'alla imaginer que peut estre la nouvelle qu'Amasis luy vouloit dire, estoit la mort de ce Chevalier et dés lors elle fit dessein, que Polemas iroit en sa place, tant pour l'esloigner d'aupres d'elle, et s'exempter ainsi de cette importunité, que pour avoir quelque volonté de jetter les yeux sur Damon, en cas que Lindamor ne fut plus (III, 11, 461 verso).
La nymphe volage oublie un instant Céladon, mais elle pense encore à lui à la fin de la quatrième partie (IV, 5, 923), ce qui choquera Balthazar Baro (Les Quatrièmes parties). Galathée a décidé plus haut qu'elle comptait épouser son berger après la mort d'Amasis (II, 7, 454), lorsqu'elle serait indépendante. Si ce projet se réalisait, le premier acte de la nouvelle dame du Forez serait d'abuser de son pouvoir et de contracter une alliance que sa mère n'aurait pas approuvée. Le « triomphe » de Galathée - si on peut parler d'une quelconque victoire - serait une catastrophe. Céladon mourrait de désespoir, et le Forez tomberait en de bien mauvaises mains. Honoré d'Urfé permettrait-il ce développement ? Rien dans L'Astrée n'annonce un dénouement aussi tragique ou aussi cynique.
Galathée ne connaîtra probablement pas le bonheur. Un oracle, dans la troisième partie, lui annonce :
Bien tost, n'en doubte point, tu sortiras d'erreur,
Mais garde que l'Amour se changeant en fureur
Beaucoup plus ne t'outrage (III, 11, 458 recto).
La découverte de la vérité va l'irriter non l'apaiser. Une Galathée malheureuse est une Galathée dangereuse ! Dans la première partie anonyme, Climanthe, le faux druide, décrit à la nymphe le « fascheux destin auquel [les dieux l'] ont sousmise » (I, 5, 134 verso). Cette prédiction sinistre est atténuée par une variante, mais elle reste redoutable. Or tous les présages de Climanthe se réalisent dans le cours du roman, car les dieux astréens ne mentent jamais, quel que soit leur interprète (Henein, p. 83).
La suite du roman devait sans doute présenter le berger aux yeux de la nymphe. L'altière Galathée, toujours amoureuse de Céladon et toujours jalouse d'Astrée, pourrait poser un geste infortuné qui lui ferait du tort ...
En quoy ne se change point un Amour desdaignee ? Le nom de haine est trop peu de chose, et qui voudroit bien representer ce qui s'en produit, il faudroit inventer une parole qui signifiast hayne, colere, rage, desir de vengeance, et plus encores, puis que la tyrannie et la cruauté s'y meslent
(III, 4, 125 verso-126 recto).
Honoré d'Urfé décrit ici la fureur du roi Euric se découvrant trompé. Galathée ne pourrait-elle pas réagir de la même manière ? Le romancier doit écarter Galathée - l'amour et sa « fureur » - pour que son héros survive et pour que sa patrie demeure une terre bénie des dieux.
35 Astrée
L'homologue pastoral de Galathée est l'incomparable Astrée. Quand une Lyonnaise déguisée en bergère fait la connaissance de Diane, Astrée et Phillis, elle s'adresse à la seule Astrée et déclare :
J'ay esté aveugle de ne cognoistre pas que vous estiez la Bergere Astree de qui la beauté ne pouvant se renfermer en un si petit pays que les Forests, remplit de sa loüange toutes les contrees d'alentour (II, 4, 185).
D'Urfé s'amuse puisque c'est L'Astrée qui a fait la réputation de son héroïne et de sa patrie ! Adamas lui-même est sensible au charme de la bergère. Il lit dans son portrait une « douce severité » (II, 8, 519). Ce curieux oxymoron étonne. Ce qui est doux « est paisible, civil, complaisant, traitable », alors que la sévérité est « une certaine vertu farouche accompagnée de rigidité » (Furetière). L'expression ne revient nulle part ailleurs sous la plume d'Honoré d'Urfé. En revanche, l'adjectif doux apparaît fréquemment dans le roman ; les yeux des femmes peuvent être doux (par exemple II, 4, 210). Cependant un visage féminin sévère se révèle toujours une fausse apparence (I, 7, 198 recto ; I, 6, 177 recto ; I, 7, 198 recto ; III, 1, 8 recto ; III, 2, 44 verso). Est-ce que la bergère Astrée cacherait sa douceur sous une sévérité de façade ?
La jeune fille est généralement la douceur même, et cette douceur se remarque dans sa conduite avec les amis de ses deux compagnes, Lycidas (I, 4, 107 recto) et Silvandre (II, 6, 429). Sa douceur se traduit aussi par une grande indulgence pour les fautes commises par jalousie (II, 11, 729). Astrée réserve la sévérité à ceux qui l'aiment, Semire, le berger qui l'a induite en erreur, et surtout à Céladon. La sévérité s'affiche - non sans orgueil - dans la lettre qu'elle adresse à Céladon, et que j'ai citée plus haut :
Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gaigner, et facile à perdre, et puis aisee a offencer et tres mal-aisee à rapaiser [...] Croyez moy encor un coup, retirez vous, Berger, de ce dangereux labyrinthe, et fuyez un dessein si ruineux
(I, 3, 49 recto).
Il semble que nul ne puisse critiquer Astrée plus qu'elle ne le fait elle-même ! Malgré sa lucidité pourtant, la bergère ne relève pas le respect humain et la peur des médisants qui l'obsèdent. Le romancier souligne que la mort des parents de la bergère « fut à Astree un foible soulagement, pouvant plaindre la perte de Celadon sous la couverture de celle de son pere et de sa mere » (I, 4, 84 verso) ; les réflexions de l'héroïne sont effectivement un « labyrinthe de diverses pensees » (I, 1, 11 verso).
La bergère craint l'opinion d'autrui à un tel point qu'elle renonce, dit-elle, à ses propres convictions :
Si je voyois que tous eussent opinion qu'une couleur fust jaune encore qu'elle semblast estre rouge, je croirois infailliblement que mon œil se tromperoit, et tiendrois qu'elle seroit de la mesme couleur, que tous les autres yeux la jugeroient
(IV, 3, 432).
Crédule et circonspecte, Astrée est influençable. Le jugement d'autrui lui importe tant que jamais elle ne confessera qu'elle a eu la cruauté de commander à Céladon de ne plus se montrer à elle. Elle ne le dit ni à Phillis, ni à Lycidas peu après la noyade du berger (I, 1, 6 recto). Elle ne le révèle ni à Diane, ni à Phillis quand elle raconte son histoire (I, 4, 86 verso). Elle le cache encore quand Silvandre lui remet une lettre écrite par ce Céladon qui passe pour mort (II, 3, 147). Elle le dissimule même dans le Temple d'Astrée, cette construction qui prouve que son architecte est vivant, amoureux, et poète (II, 5, 274 sq.). Astrée appréhende la réprobation. Peut-être que si elle avait révélé l'ordre donné au berger, ses compagnons lui auraient suggéré de rappeler le jeune homme en lui laissant un message dans le Temple par exemple ... Léonide, elle, a déposé sur l'autel un sonnet destiné à Céladon (III, 9, 375 recto).
36 La plus étrange et la plus dramatique des caractéristiques d'Astrée, ce n'est ni l'amour-propre, ni la naïveté, ni même la méfiance. C'est l'aveuglement de l'esprit. La bergère elle-même admet que le Ciel ne lui a « donné guere plus d'esprit qu'il en faut pour vivre parmy les bois » (III, 2, 52 recto). Honoré d'Urfé attribue à son héroïne une intelligence prosaïque ou simpliste qui lui interdit de comprendre les figures de style : âme, esprit ou ombre désignent un mort, pense-t-elle en lisant les écrits de celui qu'elle a chassé. Astrée ne pénètre pas la signification cachée des poèmes que Céladon récite à celle qu'elle considère comme sa rivale (I, 4, 121 recto). Quand elle croit le berger mort, elle interprète mal la prière (II, 5, 305) et les vers qu'elle trouve dans le Temple d'Astrée (II, 5, 287). Elle ne saisit pas la signification des deux lettres qu'elle parcourt (II, 3, 147 ; II, 8, 531). Elle ne voit pas que l'autobiographie de la pseudo-Alexis est allégorique (III, 5, 210 verso). Elle ne comprend pas non plus l'interprétation que le berger travesti donne au songe η qui l'a bouleversée (IV, 3, 570).
Cette infirmité intellectuelle porte un nom dans la rhétorique moderne, c'est la « métanalyse » qui engendre calembours et équivoques (Dupriez, p. 285). Non sans cruauté, Honoré d'Urfé s'amuse. Pour mettre à l'épreuve l'esprit de son héroïne, il permet à Céladon de s'exprimer dans une langue poétique jusqu'à l'amphigouri. Le berger ne ment jamais η et s'en vante (III, 5, 209 verso). Ses discours pourtant induisent en erreur ; ils appellent deux niveaux de lecture ; il faut les déchiffrer comme des rébus déterminés par leur contexte. En ce sens, le héros n'agit-il pas comme son créateur ? Céladon dédaigne le vulgaire « comme », et recourt fréquemment aux synecdoques, métonymies et hyperboles. Comme on l'a vu plus haut, une lettre que le berger adresse à Astrée passe pour une lettre de Silvandre à Diane (II, 3, 146). Honoré d'Urfé alors punit le galimatias à la Nervèze et les excès du pétrarquisme η. Il décrit, fait rarissime, la composition de cette lettre, c'est un pénible processus η :
[Céladon] prend donc la plume, il escrit et raye plusieurs fois la mesme chose, approuve ce qu'auparavant il a desapprouvé, et en fin luy escrit ce que cent fois il avoit effacé, et apres avoir plié la lettre, met au-dessus, A la plus belle et plus aymee Bergere de l'Univers (II, 3, 126).
Le romancier, avec le sourire, se moque de ses créatures. Il n'est pas le premier à le faire. Des Escuteaux, dans un roman de 1602, Les Avantureuses fortunes d'Ipsilis et Alixée, montre son héros lisant et relisant en vain une missive de sa maîtresse. Il est incapable de comprendre ce que la jeune fille veut dire, souligne Henri Coulet en analysant cet épisode (p. 135) !
37 Astrée est dotée comme Galathée d'un nom mythologique. Dans ses Bucoliques, Virgile voit Astrée comme une Vierge qui annonce le retour de l'âge d'or (IV, 5). Ovide, dans ses Métamorphoses (I, 151), considère plutôt que le départ de la Vierge marque la fin de l'âge d'or η. Les mythographes font de cette divinité la fille de Thémis, déesse de la Justice ; la mère représente les lois et la fille la paix η, l'absence de procès. Les deux déesses sont juxtaposées dans une œuvre de jeunesse d'Honoré d'Urfé, La Triomphante entrée (p. 49). La mention d'Astrée appelle l'image de la paix qui suit les troubles. C'est pour cela que le cardinal Du Perron peut écrire que, dans le cortège d'Henri IV, « Astrée et Mars ensemble en pompe y marcheront » (cité par Féret, p. 46).
Le nom d'Astrée inspire des commentaires au romancier et à ses personnages seulement à partir de la deuxième partie, en 1610. Dans la dédicace à Henri IV puis dans l'astucieux Temple d'Astrée érigé par Céladon, déesse et bergère sont associées. La déesse est peinte avec les attributs de la pastorale (II, 5, 291), et un personnage rappelle que le nom de la bergère est celui de la déesse de la Justice (II, 7, 469). Cette divinité néanmoins ne figure pas dans la théogonie abondamment exposée par Adamas (II, 8, 492). Les personnages, eux, jugent cette « image de la Deesse Astree [...] toute differente de celles que l'on a accoustumé de [leur] representer » (III, 5, 173 recto, je souligne η).
En 1619, dans la troisième partie, le thème astréen s'exprime plus clairement. Honoré d'Urfé relie de nouveau son héroïne à la déesse de la Justice quand il dédie son œuvre à ce Louis XIII, dont le nom renferme le mot lois, écrit-il. Le romancier retient l'image virgilienne dans une prière qu'Adamas adresse à la déesse pour lui demander « toute sorte de benedictions » (III, 9, 372 recto). Jamais pourtant l'Astrée romanesque n'assume la fonction de juge, alors que ses deux compagnes, Diane et Phillis, sont appelées à rendre des sentences. Plus encore, Astrée n'a aucune des qualités que l'on espère trouver en un juge. En croyant se vanter, elle déclare : « J'ay ce naturel de jamais ne changer une resolution quand je l'ay prise » (III, 5, 209 verso).
Rares sont les artistes de la Renaissance qui ont peint l'Astrée mythique. Les tableaux que Salvator Rosa (1615 - 1673) consacre à la déesse sont postérieurs au roman d'Honoré d'Urfé (voir ce site, 30 septembre 2010). Astrée se cache-t-elle dans les fresques de l'âge d'or dues à Joachim Wtewael (voir ce site, 30 octobre 2014), à Lucas Cranach l'ancien (voir ce site, 30 septembre 2010), ou à Pietro de Cortona (voir ce site, 30 septembre 2010) ? Il est impossible de l'affirmer. Le nom même de la déesse n'apparaît pas dans une ravissante gravure représentant l'âge d'or dans La Métamorphose d'Ovide figurée (voir Gallica, 15 avril 2012). Cesare Ripa, dans sa célèbre Iconologie (1593), sans nommer Astrée, décrit la Vierge en analysant l'illustration du mois d'août : cette femme « est sterile et n'engendre point » (II, p. 30). Ripa représente l'Âge d'or avec une jeune fille anonyme aux habits simples (II, p. 43). La Justice a droit à plusieurs dessins de femmes dotées de différents accessoires (II, pp. 56-58). L'une d'entre elles est un squelette, c'est la Justice rigoureuse. Concorde (I, p. 38) et Équité (II, p. 122) ne font pas davantage allusion à Astrée. Dans le frontispice de La Sylvanire (1627), on trouve dans un coin une déesse de la Justice qui n'a rien de pastoral.
Détail. Bibliothèque de la ville de Lyon
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La gravure proposée dans les Hiéroglyphiques de Pierius en 1576, et copiée au début de cette préface, me paraît donc originale et instructive.
Cette Astrée sans tête était à l'origine une sculpture, selon Cartari qui cite Diodore de Sicile (p. 586). Chez Diodore, près d'une Vérité aveugle se trouve une « statue sans tête représentant la Justice » (I, seconde partie, 96). Les Hiéroglyphiques prennent la relève de Virgile, d'Ovide et de Diodore ; ils amalgament différents mythes en plaçant la déesse Astrée décapitée entre le Lion et la Balance pour rappeler la position du signe de la Vierge dans le zodiaque. La légende qui accompagne la gravure est de Curio, le continuateur des Hiéroglyphiques :
La Justice se representoit par les Egyptiens sans chef, ayant la main senestre ouverte, apres en auoir baillé une palme, dautant qu'elle est plus apte à l'equité que la droicte, pour n'estre si habille ne si caute. [...] Il me semble qu'ils ne luy ostoyent point tant la teste comme ils la cachoyent dedans les nues, pour monstrer que le Juge ne doit voir ni respecter personne. […] Elle cache donc sa teste entre les estoilles, et n'advise que Dieu seul ; et pourtant ne la pouvons nous pas voir
(Pierius, II, p. 586).
Quelle vertu étrange que cette justice inhumaine ou surhumaine ! Comment se fier à une femme sans tête ? Faut-il l'assimiler à la déesse Fortune, comme le propose Mme Yates (p. 61) ?
Le front caché dans les nuages se présente quelquefois comme un signe positif. Chez Ripa, il appartient à la Beauté céleste (I, p. 28), car « il n'est rien de si obscur à l'esprit humain, ny rien dequoy la langue des hommes puisse parler plus difficilement que de la Beauté » (I, p. 29). Ronsard, lui, voile le front de la Vérité,
Et laisse seulement tout au travers du voile
Paroistre ses rayons, comme une belle estoille,
A fin que le vulgaire ait desir de chercher
La couverte beauté dont il n'ose approcher
(Œuvres, éd. Blanchemain, Hymnes, « De l'hyver », V, p. 204).
Poètes, artistes et critiques semblent se contredire devant cette figure ambiguë. Quoi qu'il en soit, l'Astrée sans tête dit l'ineffable, ce qu'il est difficile de concevoir. L'essentiel reste qu'une femme sans tête surprend ; elle nous invite à mieux la regarder, à nous interroger sur ce qu'elle signifie. Le même raisonnement s'applique à l'héroïne nommée Astrée par un romancier malicieux qui se spécialise dans le détournement des sources livresques (Voir Parallèles).
38 La bergère Astrée, de toute évidence, ne mérite pas de porter le nom de la déesse Astrée. Elle fait preuve d'injustice envers Céladon quand elle le chasse sans l'entendre. La jeune fille est punie : elle comprend vite sa faute, et, dit le romancier, elle n'aura pas « assez de larmes pour laver son erreur » (I, 1, 20 recto). Elle-même confesse qu'elle a commis une folie, « que je pleureray aussi long temps que j'auray des larmes », précise-t-elle (I, 4, 121 recto). Le berger qui ne mérite pas son châtiment contourne l'interdiction. Il ne s'agit plus de voir ou de ne pas voir la jeune fille. Il ne doit plus se laisser voir, il doit disparaître. L'interdiction semble rejaillir et, en un sens, frapper Astrée elle-même : elle devient incapable de voir Céladon derrière le travestissement. Le jeune homme est généralement plein d'indulgence pour sa compagne. Néanmoins, quand il souhaite que Silvandre soit heureux en amour, il déclare : « Tous ceux qui ayment [...] ne rencontrent pas des Astrées » (II, 7, 467).
La longueur du roman dénote la durée de la pénitence imposée à l'injuste Astrée qui doit expier sa faute. La jeune fille reconnaît que, depuis la noyade du berger, son aventure et celle de l'âme de Céladon se déroulent parallèlement, à des niveaux différents, opposés :
C'est, dit-elle, pour sa gloire, et pour ma punition
(II, 5, 299).
Astrée a promis de venger Alexis en punissant celle qui lui a fait de la peine (III, 5, 210 recto). Le roman s'achèvera-t-il à la « gloire » de Céladon, apportera-t-il au contraire une nouvelle « punition » à Astrée ?
Le romancier promet adroitement une heureuse solution, parce qu'il juxtapose des aventures similaires. Diane a pardonné à Filandre travesti pour sauvegarder sa réputation :
La crainte que j'eus que [...] ce qui estoit si secret ne fust divulgué par toute la contree me fit resoudre à le voir
(I, 6, 185 verso).
Astrée aussi a pardonné à Céladon son tout premier travestissement, le plus effronté et le plus téméraire, le travestissement en Orithie lors du Jugement de Pâris. Elle expliquait alors :
Si je ne vous ay faict punir comme vous meritez, ce n'a seulement esté que pour ne vouloir donner occasion à chacun de penser quelque chose de plus mal à propos de moy
(I, 4, 91 verso).
La réputation d'une jeune fille est aussi fragile que précieuse. Une bergère dans Le Sireine s'écrie :
Mais en tous lieux s'ouyr nommer,
Voila celle qui veut aymer.
O Dieux ! il n'est point supportable (p. 110).
Lorsque Céladon se fait Alexis, Astrée, amoureuse, l'accable de caresses au vu et au su de tous. Si elle ne finit pas par excuser le séduisant travestissement, elle se condamnera elle-même à l'opprobre et elle entachera la réputation de ceux qui ont soutenu Alexis, c'est-à-dire un druide et une nymphe, Adamas et Léonide.
Pardonner signifie se montrer à la fois juste et charitable, car « la justice extreme est une extreme injustice » (III, 5, 217 verso). Pour l'auteur des Epistres morales, clémence et justice sont inséparables (II, 9, p. 295). L'héroïne doit se révéler digne de porter le nom de la déesse Astrée. Convaincu des bienfaits de la Providence, Honoré d'Urfé nous réserve au dénouement une « gloire » d'Astrée et de Céladon. Le nom antiphrastique de l'héroïne l'annonce. En étudiant la Comédie humaine, Jean Pommier relève que certains personnages ont avec leur nom un « rapport d'harmonie », d'autres un « rapport d'ironie » (p. 229). Il n'étudie pas de cas où l'évolution du personnage entraînerait un passage de l'ironie à l'harmonie, ou vice-versa, mais il souligne qu'un nom peut prédire le futur (p. 231). Quand l'héroïne de L'Astrée se rachètera, le rapport d'ironie deviendra un rapport d'harmonie. Le nom aura annoncé l'avenir, nomen est omen.
Honoré d'Urfé, qui s'ingénie si souvent à surprendre en subvertissant thèmes et épisodes conventionnels, nous réserve cette surprise essentielle. La destinée de Céladon et le dénouement du roman dépendent d'une Astrée - juste ou non - et, dans une certaine mesure, d'une Galathée - éplorée ou non. Parce que les deux principales héroïnes ont des imperfections tragiques, c'est un personnage au rôle moins décisif qui arbore le nom le plus honoré, le nom de l'épouse et de la muse du romancier, le nom de Diane de Châteaumorand η. Astrée et Galathée contrôlent-elles totalement la conclusion de l'aventure ? La bergère et la nymphe réagissent plus qu'elles n'agissent.
« L'empire des femmes » est borné. Il a été bâti par l'écrivain qui, dans ses Epistres morales, évoque les femmes η seulement grâce à un poncif qui n'est pas à leur honneur : Fortune, comme les femmes, favorise les jeunes (I, 14, pp. 122-123). Adage brillamment démenti par Célidée dans L'Astrée : la jeune fille préfère le vieux Thamire au jeune Calidon. Honoré d'Urfé, on ne s'en étonnera jamais assez, n'a pas jugé utile de comparer les sexes ou d'apporter une quelconque contribution officielle à la querelle des femmes qui faisait rage de son temps η.
39 Léonide
Qui tient tous les fils du roman à partir du moment où Céladon est baptisé Alexis ? Qui sert de caution au travestissement si risqué ? Qui décide de celer ou de déceler le berger ? Qui est à même de précipiter la reconnaissance ou de la retarder ? Adamas. Mais le druide lui-même, lorsqu'il s'occupe du berger, répond toujours aux injonctions d'une femme, sa nièce, Léonide. C'est elle qui l'a appelé au secours à deux reprises lorsqu'elle a voulu aider Céladon (I, 4, 82 verso ; II, 8, 490). C'est elle qui explique à Adamas, à la fin de la troisième partie : « Il n'est pas peut-estre encore temps que nostre dessein se descouvre » (III, 11, 481 recto).
Cette nymphe η, le plus complexe et le plus étonnant des personnages féminins du roman, est en avance sur son temps. Elle déclare fièrement, mais en souriant :
Vous ne m'offensez point [...] de m'appeller femme, car veritablement je la suis et la veux estre, et ne voudrois pas avoir changé avec le plus habile homme de ceste contree
(II, 9, 615).
Léonide appartient au monde aristocratique des gens du château, mais, par amour pour Céladon, elle fréquente assidûment les gens du hameau. Un destin néfaste impose à la jeune fille la position d'éternelle rivale, et ne lui laisse aucun espoir amoureux. Léonide ne surpassera pas Astrée. Remplacera-t-elle Galathée dans le cœur de Lindamor ? Pourquoi Agis l'a-t-il quittée ? Est-elle l'accouchée masquée (I, 4, 110 verso) ? Nous l'ignorons.
Malgré tout, inspiratrice, auxiliaire et complice d'Adamas, Léonide pourrait d'un seul mot modifier le sort des héros. Grâce à elle, « l'empire des femmes » dans L'Astrée n'est pas une hyperbole poétique, une métaphore ironique ou une illusion d'optique ; c'est une réalité. Réalité redoutable toutefois. La toute-puissante Léonide, pour conserver une chance de séduire le berger, décide de ne pas révéler à Astrée que Céladon a survécu (II, 8, 488). Elle n'essaie pas de réconcilier les jeunes gens. Elle préfère qu'Astrée croie Céladon mort. Quand elle soutient Alexis, elle sait fort bien que le travestissement met en danger l'honneur de la bergère. Léonide soutient-elle la cause de Silvandre auprès de Diane ? Pas du tout. Elle souhaite que Diane repousse Silvandre et épouse Paris. La nymphe prend tant et si bien le parti de Paris qu'elle fait délibérément le malheur de Diane et de Silvandre (III, 10, 447 recto).
Quelle que soit la réelle portée de leurs actions, la nymphe et le druide se trompent lorsqu'ils croient jouir d'une puissance absolue. Une bourrasque d'événements risque d'anéantir leurs souhaits et projets puisque le Forez du Ve siècle est le jouet de l'histoire, et puisque l'histoire est la charpente de L'Astrée.
40 7. Les Romains sont déconcertants ...
Honoré d'Urfé se fonde essentiellement sur l'œuvre de Jules César, Les Commentaires sur les guerres des Gaules, dont son grand-père possédait un manuscrit datant du XVe siècle (Vernet, p. 94). L'Astrée attribue aux Romains et aux Gaulois des caractéristiques et des fonctions peu banales, qui doivent surprendre le lecteur qui se souvient des Epistres morales :
De tous ces siecles passez que la Gaule a veu escouler, qu'est-ce que l'oubly n'a couvert sinon cette petite partie des dix annees des conquestes de César ? et depuis qu'elle est France, que sont devenus tant d'aages, desquels nous pouvons bien nous figurer quelque chose, mais non point asseurer avec verité, sinon de ce dernier siecle, dont la memoire, pour estre jeune, est encore si babillarde que l'oubly ne l'a peu si tost soumettre sous les loix du silence (II, 3, pp. 221-222).
L'histoire des vaincus survit uniquement grâce aux écrits du vainqueur, les années d'occupation sont tombées dans l'oubli, celles qui les ont suivies n'ont rien de certain, mais les remous du XVIe siècle, eux, sont dans toutes les mémoires.
C'est pour cela, je le confesse, que les Astérix de René Goscinny et Albert Uderzo m'ont aidée à comprendre les dessous de l'histoire dans L'Astrée. « Ils sont fous ces Romains ! » répètent « les irréductibles Gaulois ». Néanmoins, dans le premier album, Astérix sauve la vie de César en lui révélant un complot (Astérix le Gaulois, 1961). Au fil des aventures, les Romains restent les adversaires, voire les souffre-douleur, alors que César conserve son auréole ... même lorsque sa couronne de laurier est remplacée par du fenouil (Les Lauriers de César, 1972). Comme on le sait, les exploits d'Astérix figurent la Résistance des Français devant l'invasion allemande, et certains personnages, Gaulois ou non, sont des caricatures de personnalités politiques des années 70 (Paul-M. Martin). Honoré d'Urfé aussi fait allusion à ses contemporains lorsqu'il réunit dans son Astrée Jules César, Romains, Gaulois (réductibles) et séquelles d'une défaite. « L'intérêt du passé, c'est d'éclairer le présent » (Le Goff, p. 25), et l'intérêt du présent, c'est d'éclairer le passé.
41 Les Envahisseurs
Au début de la première partie, Honoré d'Urfé charge deux personnages de parler d'origines. Galathée présente le récit de la fondation du Forez en mêlant géographie et histoire, mythes et dates. Céladon présente le récit de l'instauration de la vie pastorale en se référant seulement à la géographie et à l'histoire. Les informations qui ont trait à la fondation du Forez se multiplient à coups de variantes, alors que les débuts de la vie pastorale restent inébranlables. Les gens du château et les gens du hameau se placent sur des longueurs d'ondes différentes. Le Forez d'Honoré d'Urfé est pluriel et divisé.
Galathée souligne le rôle des Romains en Forez en évoquant un Jules César bâtisseur. Parce que les Romains révèrent la déesse Diane, patronne du pays, ils laissent aux habitants leurs « lois » et « franchises ». Plus encore, c'est à cause des agissements des Romains que la déesse est amenée à traiter les femmes du pays en « nymphes ». Elle confie ensuite aux dames du Forez le gouvernement du « pays profané, ce luy sembloit » par la conduite amoureuse de certaines d'entre elles (I, 2, 30 verso). La situation reste idyllique malgré « tant de peuples, qui comme torrens sont fondus dessus la Gaule » ; « mesme Alaric Roy des Visigotz [...] sans usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises », affirme Galathée (I, 2, 29 verso sq.). Contre vents et marées, les gens du château se jugent libres.
Le point de vue de Céladon est diamétralement opposé. Quelques riverains du Lignon
apres avoir longuement souffert les incommoditez que l'ambition d'un peuple nommé Romain, leur faisoit ressentir pour le desir de dominer [...] jurerent tous de fuir à jamais toute sorte d'ambition, puis qu'elle seule estoit cause de tant de peines, et de vivre eux, et les leurs avec le paisible habit de Bergers
(I, 2, 32 verso).
La dichotomie se poursuit tout au long de la première partie de L'Astrée. Les bergers souffrent de l'agressivité des Romains (I, 7, 207 recto) autant que des méfaits de divers envahisseurs (I, 6, 159 recto ; I, 10, 349 verso). La cour d'Amasis baigne dans la paix malgré des rivalités intestines. Les chevaliers ignorent les Romains. Le plus cruel des rois Wisigoths obtempère à leurs désirs (I, 2, 41 verso). Ceux qui veulent faire la guerre doivent quitter le Forez (I, 3, 70 recto). Gens du château et gens du hameau semblent vivre sur deux planètes. Le fait qu'ils cohabitent sans jamais se heurter à cause de leurs convictions politiques n'est certes pas la moindre des utopies astréennes !
42 La vision d'Honoré d'Urfé sur l'occupation romaine n'est pas tout à fait celle des historiens de son temps. Étienne Pasquier η déclare dans ses Recherches de la France que César « par longue usance & frequentation recognoissoit [l']ordre & police » des Gaulois (p. 6). Le premier historien du Forez, Jean-Marie de La Mure η, en 1674, relève la bonne entente des Foréziens et des occupants Romains (I, p. 9). Il souligne « ce traitement si doux et si favorable que firent les Romains aux Ségusiens » (I, p. 26). En revanche, le César des historiens n'a pas les vertus du démiurge qui contrôle les eaux, les terres, les divinités et les hommes dans L'Astrée. D'après La Mure, Jules César η a seulement nommé les Ségusiens (synonyme des Foréziens) dans ses Commentaires. Si des Romains ont fondé Feurs (I, p. 2), ville qui abrite encore nombre de vestiges romains, Jullieux est né grâce à un des successeurs de Jules César (La Mure, I, p. 138). Anne d'Urfé η, comme La Mure, ne croit pas à l'influence de César sur le Forez: « S'il eut faict faire un si bel ouvrage, il en eut laissé quelque memoire en sesdicts Commantaires » (cité dans Bernard, p. 448).
Honoré d'Urfé, par conséquent, a délibérément inventé le rôle crucial qu'il décerne à César et à ses légions dans son Forez. Il est évidemment impossible de considérer, comme Maxime Gaume, que les Gaulois de L'Astrée, « grâce à l'ardeur de leur foi, ont résisté à la tyrannie romaine » (p. 381).
Dans la deuxième partie du roman, le camp pastoral anti-romain reçoit un soutien de taille. Le druide Adamas, à plusieurs reprises, se fait l'écho de Céladon. Bien qu'il admire Ætius, gouverneur romain des Gaules au Ve siècle (II, 11, 748), Adamas traite les envahisseurs romains d'usurpateurs (II, 8, 506 ; II, 8, 509 ; II, 8, 513 ; II, 8, 514 ; II, 8, 534). Il déprécie leurs succès en expliquant ce qui leur a permis de vaincre :
Si ce peuple, que nous nommons Romain, c'est usurpé la domination des Gaulois, ce n'a point esté par les armes, mais plustost par chastiment de nos dissentions, qui estant pleines d'animosité entre nous, ont esté cause de nous le faire appeller (II, 8, 509).
Ce ne sont pas les conquêtes de l'aigle romaine que d'Urfé rapporte. La tranche d'histoire racontée dans la galerie du druide renferme les tribulations qui ont entraîné la chute des Romains de l'Empire d'Occident. César devient un titre attribué à un Empereur criminel que l'on tente en vain de calmer (II, 12, 813). Deux chevaliers romains qui ont dû fuir leur pays sont secourus par des bergers généreux (II, 10, 637 ; II, 11, 754), revanche des anciens colonisés ! Plus encore, les Romains de César qui sont à l'origine de la condition pastorale forézienne n'ont pas disparu : ils surgissent de façon insidieuse lorsqu'une dame lyonnaise « se vante d'estre issue du grand Arioviste » (II, 4, 210). Arioviste, roi des Suèves, est le plus célèbre des adversaires barbares de Jules César.
Une fois de plus, Honoré d'Urfé se distingue de ses contemporains et de ses sources (Voir Parallèles). Claude Fauchet η, un historien du XVIe siècle dont le romancier s'est souvent inspiré, a peu d'estime pour Arioviste (Fauchet, f° 34 verso). Étienne Pasquier aussi blâme ce Roi : c'est à cause de lui que les Gaulois, qui le craignaient, « firent telle planche » à César qu'il étendit ses conquêtes (I, p. 16). L'éloge incongru d'Arioviste dans L'Astrée est une anomalie qui doit donc nous arrêter.
On ne se bat bien que pour les causes qu'on modèle soi-même
et avec lesquelles on se brûle en s'identifiant
(René Char, « Feuillets d'Hypnos », p. 191).
43 La Leçon des parallèles
Avant de tenter d'interpréter le réseau d'informations originales que présente d'Urfé, je rappellerai que, d'après ce que l'on sait aujourd'hui de la genèse de L'Astrée, l'aventure originelle d'Astrée et de Céladon ne se déroulait pas explicitement dans la Gaule du Ve siècle (Voir Du Crozet, dans ce site). D'Urfé a probablement ajouté la dimension gauloise à la fin des guerres de religion, quand il a pu revenir à ses anciennes Bergeries de 1593. Dans la France d'Henri IV, la Ligue η anéantie se retire aux champs.
Je soulignerai aussi une évidence : pour les contemporains du romancier, les noms propres liés aux guerres des Gaules ont des connotations η que nous avons bel et bien oubliées. Henri IV a été fréquemment comparé à Jules César (Bjaï, p. 16), et le Roi a appelé « César », le premier fils que lui ait donné Gabrielle d'Estrées η. En 1600, Jean Baudoin, un traducteur érudit que d'Urfé a pu rencontrer auprès de Marguerite de Valois η (Bury, p. 2), publie Les Parallèles de César et d'Henri IV avec la célèbre traduction annotée des Commentaires de Jules César faite par Blaise de Vigenère η. Baudoin publie l'édition originale de 1576, mais il supprime la dédicace où Vigenère comparait Henri III à César.
Les quatre-vingt-quatre pages du parallèle de Jean Baudoin affichent un changement de perspective. Elles renferment un éloge dithyrambique d'Henri IV doublé d'une si véhémente critique de la Ligue η catholique que ce texte a dû attirer des ennemis à l'auteur. Baudoin a signé son œuvre avec un pseudonyme,
« Anthoine de Bandole ».
Jean Baudoin déclare que César et Henri se sont battus en Gaule et que tous les deux ont mis neuf ans à atteindre leur but. « Tous les François ployèrent sous les deux » (Baudoin, p. 58). On pourrait changer « les noms d'Arioviste et de Vercingétorix aux Chefs de la Ligue η » (p. 32), suggère-t-il. « Les Seigneurs de la Ligue » se conduisent comme Vercingétorix (p. 55). « Arioviste [...] vint à main armée contre Cesar : Et le Duc de Joyeuse contre Henry » (p. 41) ; pour les besoins de sa cause, Baudoin confond alors les batailles d'Henri III et celles d'Henri IV. La Ligue η demeure une « boutique de trahisons » (p. 21), alimentée par l'argent de l'Espagne, par la Savoie et par le Pape (p. 39). Baudoin condamne tous les chefs ligueurs. Il fustige celui qui conduit « les Lionnois et Auvergnacs », le duc de Nemours (p. 43), ami et protecteur d'Honoré d'Urfé. Baudoin ajoute qu'Henri IV a divisé la Ligue η comme Jules César a monté les Gaulois contre Vercingétorix (p. 55). Les quelques différences que Baudoin relève entre les deux hommes ne sont pas à l'honneur de la Ligue η : César se montre cruel lors du siège d'Alésia alors qu'Henri IV a pitié des affamés que la Ligue η a chassés de Paris (p. 85). Le parallèle se serait sans doute prolongé si Henri IV était déjà mort au moment de la publication de l'œuvre de Jean Baudoin. Le Roi connaît en 1610 la même fin tragique que Jules César η.
Honoré d'Urfé connaissait-il cette assimilation d'Henri à César ? Probablement, puisqu'on la trouve déjà dans la Satyre Ménippée en 1594 (M. Martin, 4). Ce rapprochement était-il banal à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe ? Tout à fait. En 1610, Rapin dédie sa traduction de La Pharsale à Henri IV, parce que le Roi, déclare-t-il, ressemble à César (cité par McGowan, p. 285). Le biographe d'Henri IV, Jean-Pierre Babelon, considère que cet assemblage « para[issait] alors évident » (p. 1002). La comparaison de César et d'Henri IV est le plus systématique des parallèles entre un empereur Romain et un roi Français, affirme Mme McGowan (p. 296). Martial Martin démontre de manière irréfutable que l'exposé des ressemblances entre ces deux hommes n'avait rien d'étrange pendant et après les guerres de la Ligue. Le critique va même jusqu'à conclure que : « La perfection du parallèle explique le déclin de la figure césarienne au XVIIe siècle » (Martin, 24).
Juxtaposer Jules César vainqueur et Gaulois vaincus, louer un César bâtisseur puis rappeler un Arioviste qui a laissé une descendance, attribuer le début de la vie pastorale à des Gaulois désarmés par les légions romaines, tout cela se justifie aussitôt que l'on comprend que le Jules César de L'Astrée figure Henri IV. La pastorale se dit abdication. Les Gaulois conquis qui deviennent bergers représentent les Ligueurs admirables, mais vaincus et résignés. Bien que battus, ils restent remarquables. Ils se sont accrochés à un idéal périmé comme Céladon, ce berger qui aime « à la vieille Gauloise η » (II, L'Autheur au Berger Celadon). La Gaule n'est-elle pas l'ultime fondement des traditions pour un Français ? C.-G. Dubois l'a expliqué : les recherches sur la Gaule au XVIe siècle « répondent à un besoin de fonder dans le temps un être dont on éprouve la faiblesse dans le temps présent » (p. 128). La mémoire du passé proche est « babillarde », assourdissante, comme le reconnaissait l'auteur des Epistres morales.
44 L'ombre d'Henri IV plane sur L'Astrée pour bien d'autres raisons encore. Dans la première partie du roman, Honoré d'Urfé raconte que, dans Usson et dans Calais, se trouve un prisonnier à libérer. Dans les deux cas, prisonnier et libérateur ont la sympathie du romancier. Alcippe, le père de Céladon, libère son ami enfermé à Usson (I, 2, 22 recto et 41 verso). Mérovée, à la demande d'un chevalier forézien, libère Mélandre, une Anglaise enfermée à Calais (I, 12, 395 recto).
Pourquoi Honoré d'Urfé place-t-il une prison justement à Usson ? Peut-être parce que son arrière-grand-père y a vécu une aventure similaire à celle d'Alcippe (Bernard, p. 37, note 2). Pour les premiers lecteurs de L'Astrée, Usson est plutôt la ville où Henri IV a relégué Marguerite de Valois η de 1586 à 1605. La princesse regagne Paris justement lorsque d'Urfé travaille sur son roman.
Pourquoi le romancier invente-t-il de toutes pièces cette prise de Calais par les Francs ? Les Ligueurs, conduits par le duc de Guise, prennent Calais aux Anglais le 6 janvier 1558. Deux auteurs de pastorale, Belleau (p. 37) et Papon (I, p. 84), montent aux nues le héros de Calais. La ville tombe ensuite entre les mains des Espagnols. Henri IV essuie une cuisante défaite à Calais en 1596 en essayant de reprendre la ville. Usson et Calais, villes pleines de souvenirs pénibles pour le Roi, villes que rien ne distingue au Ve siècle, indiquent la signification spécifique du cadre historique astréen.
La mention d'Arioviste survient dans la deuxième partie du roman pour engager les lecteurs à se souvenir des ennemis vaincus par l'homologue de César. En effet, 1610 est à marquer d'une croix blanche, on l'a vu plus haut, puisque c'est une époque de conciliation où règne une ambiguïté tout à fait délibérée. Honoré d'Urfé déclare dans la dédicace que L'Astrée est « un enfant que la paix a fait naistre ». Le romancier dit la vérité, mais il ne dit pas toute la vérité. Quand la paix s'est rétablie, L'Astrée a vu le jour, un Ligueur s'est fait romancier pour chanter des Ligueurs devenus bergers. Après avoir loué Henri IV dans l'épître officielle, dans le corps du roman, le romancier présente une religion syncrétique qui prône ostensiblement une tolérance extrême faite pour plaire au Roi converti (Voir Évolution). Cela n'empêche nullement le romancier de vilipender les Romains, parce qu'ils ont mêlé leurs dieux aux dieux celtes, parce qu'ils ont encouragé le culte des images, et surtout parce qu'ils ont prétendu chasser les druides. Sans aucun à propos, le romancier admire un ennemi de César, Arioviste le mal-aimé, celui que Romains et Gaulois ont craint.
Les premiers lecteurs du roman n'y ont vu que du feu. Ils ont totalement ignoré le substrat de l'œuvre. Ils ont négligé le fait que la première Astrée était anonyme. Ils ont oublié que le genre pastoral autorise et stimule le déguisement de la réalité. S'ils ont immédiatement relevé des rapprochements entre les personnages et l'entourage du romancier, ils n'ont été sensibles ni aux déformations de l'histoire et de la religion du Ve siècle, ni au contexte politique de la publication du roman, ni aux allusions à des événements récents. César, Arioviste, Usson et Calais ne les ont pas frappés. Vraisemblablement, ces premiers lecteurs, plus sensibles à la géographie du Forez qu'à l'histoire de l'Europe, se préoccupent d'un présent tangible plus que d'un passé qu'ils préfèrent oublier.
Le témoignage d'Étienne Pasquier η est probant. Cet historien poète et magistrat est un catholique qui a soutenu Henri IV, condamné la Ligue η, et censuré les Jésuites η. Il a néanmoins conservé de bons rapports avec les Ligueurs que sont les d'Urfé en échangeant poèmes et lettres avec Anne η d'Urfé, l'aîné d'Honoré. En 1607, lorsque le romancier lui offre la première partie de L'Astrée, Pasquier remercie en disant son admiration pour
l'Economie generale d'une merveilleuse bienseance : car vous estant proposé de celebrer sous noms couverts plusieurs Seigneurs, Dames, et anciennes familles de vostre païs de Forest, avez sur la rencontre de ce nom, fait entrer en jeu sur l'eschaffaut, Nymphes, Bergers et Bergeres, subject convenable aux bois et Forests (Pasquier, II, pp. 533-534 ; les lettres sont dans ce site).
Pasquier ne parle ni d'Usson, ni des légions romaines. Les juge-t-il « convenables » au Ve siècle ou au XVIe ? Pasquier est pourtant un connaisseur puisqu'en 1580 il a consacré aux Gaulois les premiers chapitres de ses Recherches de la France. La Gaule, écrit-il à d'Urfé, « vous cherit, embrasse, et honore uniquement η ». Le seul « sens allegoric » que Pasquier consente à découvrir dans L'Astrée, c'est celui qui dévoile les amours du romancier. Les allusions historiques sont passées totalement inaperçues semble-t-il. Je me demande si Honoré d'Urfé a été soulagé, ou s'il a été déçu.
Malgré son admiration pour la première partie, en janvier 1610, Pasquier refuse η d'écrire quelques vers pour accompagner la deuxième partie : « Cest usage estoit incogneu à l'ancienneté », c'est-à-dire des anciens (II, pp. 925-926. Voir Lettres). Pasquier avait-il déjà noté que cette deuxième partie recelait, à côté d'un bref éloge d'Arioviste, la description détaillée d'une religion tolérante hautement fantaisiste ?
Les relations du romancier avec Henri IV ont évidemment changé entre la fin des guerres de religion et 1610. Les rapports des Gaulois avec les Romains perdent leur acuité après la disparition du Roi, parce que L'Astrée évolue parallèlement à la vie de son auteur. Les tournants qu'elle prend sont hautement significatifs. Les rapports des Gaulois et des Romains sont ambigus tant qu'ils sont lourds de sens. Sans Jules César, le Forez serait encore une sorte de station balnéaire pour déesses ; sans les armées romaines, certains Foréziens ne seraient pas devenus bergers ; sans guerres, ce roman à la fois pastoral et historique aurait peut-être vu le jour, mais il aurait eu moins de savantes arcanes.
Grâce à Henri IV, L'Astrée demeure un puzzle semblable à un paysage forézien :
Encore que les chemins par leurs divers destours se perdissent confusément l'un dans l'autre (I, 2, 22 verso),
la nuit nous perdant par les chemins (II, 12, 848),
les divers destours des chemins entrelassez faisoient forvoyer l'œil aussi bien que les pas de ceux qui s'y alloient promener
(III, 10, 434 recto)
45 8. Les Suites sont confondantes ...
Le lecteur de L'Astrée rencontre une seule mauvaise surprise : la quatrième et la cinquième partie, s'il les lit encore dans l'édition de Vaganay.
Mal fait qui ne parfait.
Rien ne fait qui ne parfait.
Cotgrave (Article Parfaire).
Honoré d'Urfé meurt en 1625 après avoir publié la troisième partie ; il laisse la quatrième partie de L'Astrée en chantier sous forme de brouillons éparpillés η (Voir Choix éditioriaux, les Quatrièmes parties et Astrées posthumes). Plusieurs prolongements du roman ont survécu. Le plus fiable, paru en 1624, est édité et analysé dans ce site. Le lecteur qui se fie aux suites publiées par H. Vaganay s'abuse. L'éthique et l'esthétique de L'Astrée se métamorphosent à cause des méfaits de Balthazar Baro et des ses émules.
Cette situation catastrophique a dû frapper ceux qui suivaient les mésaventures éditoriales de L'Astrée. Mlle de Gournay, inquiète pour ses propres œuvres, écrit ou plutôt s'écrie :
Si ce Livre me survit, je deffends à toute personne, telle qu'elle soit, d'y adjouster diminuer, ny changer jamais aucune chose, soit aux mots ou en la substance […] violateurs d'un sepulchre innocent […] les meurtres de reputation que je voy faire tous les jours en cas pareil dans cét impertinent Siècle, me convient à lascher ceste imprecation (II, p. 1864).
Honoré d'Urfé a subi cet irréparable « meurtre de réputation ». Détours et détournements ont compromis le roman. À moins d'un miracle, nous ne connaîtrons jamais la fin de L'Astrée. Il faut nous résigner à rêver aux deux sacs de manuscrits trouvés après le décès d'Honoré d'Urfé (Reure η, p. 183).
Une question cruciale s'impose : Le romancier comptait-il abandonner ses personnages à leur sort ou prévoyait-il de donner une clôture à son roman ? Le 10 mars 1625, il déclare:
Je m'efforceray de rendre telle la suitte de ces actions boccageres qu'elle ne dementira point son commencement
(Échanges).
Le moraliste qu'il est n'ignore pas que
les lecteurs reçoivent peu d'instruction, quand on leur represente des choses qui n'ont pas esté achevees, qu'eux appellent œuvres imparfaites (La Nouë, p. 664).
46 9. L'indispensable dénouement devait être heureux et harmonieux
Les Tragedies les plus longues ne sont pas estimees les plus belles : ains celle qui ayant esté bien conduite en tous ses actes, particulierement se clost par quelque action fort remarquable
(Les Epistres morales, I, 3, pp. 20-21).
Les aventures qu'Honoré d'Urfé a imposées à ses héros demandent une reconnaissance finale, qu'il s'agisse de Céladon travesti, ou de Silvandre, « berger inconnu », en quête de famille. Et que dire de l'accouchée masquée ou de la Dame sans nom ? ou encore de la mystérieuse fontaine η de la Vérité d'amour ?
Mise à part une épopée abandonnée, tout indique que d'Urfé apprécie les belles conclusions. « Du commencement on prevoit la fin », affirme-t-il dans ses Epistres (I, 4, p. 33). « C'est honte d'entreprendre et se retirer d'une entreprise imparfaite », déclare Céladon (II, 11, 734). Le goût et la pratique de la pointe, les commentaires apportés aux histoires intercalées au cœur du roman, la chronologie minutieusement signalée, le désir d'illustrer la victoire sur la fortune, tout cela signifie qu'Honoré d'Urfé n'est pas du tout un amateur des charmes décevants de l'inachèvement (Henein, pp. 13-28). Le roman du début du XVIIe siècle ne snobe pas la happy end. Il n'y a aucune raison pour que le dénouement de L'Astrée soit impossible ou irréalisable. « Le paradis des bergers du Lignon n'est pas désespéré, il n'est pas une illusion », considère Maxime Gaume (p. 385).
La condition pastorale doit-elle durer indéfiniment ? Rien n'annonce la conversion durable d'une dame ou d'un chevalier qui adopterait « le paisible habit de bergers ». Les étrangers déguisés en bergers laissent tomber leurs défroques lorsque les malentendus s'effacent, tandis que les « vrais » bergers, eux, ne quittent les hameaux que sur un coup de tête - il s'agit d'Alcippe, de Cléante et de Bellinde. Ils appartiennent tous à la génération des parents - et à la première partie du roman. Lorsque Céladon, Tircis ou Laonice, sous nos yeux, se séparent de leurs compagnons, ils ne cessent pas pour autant d'être bergers - qu'ils conduisent ou non des troupeaux.
Quelle que soit la fortune de la condition pastorale, L'Astrée doit avoir un dénouement parce qu'elle relate les secousses de l'histoire des Gaules. Tout roman historique se termine nécessairement avec un événement jugé marquant, une date fatidique. En décrivant le Ve siècle, Honoré d'Urfé s'intéresse au futur du passé, c'est-à-dire aux suites de la victoire des tribus gauloises associées contre Attila lors de la grande bataille des Champs Catalauniques. Il répète que, sous l'égide de Mérovée et de ses successeurs, la Gaule doit devenir la France. Que devient le Forez dans cette conjoncture ? Il va aussi appartenir aux Francs évidemment. Ce bouleversement devait probablement servir de terminus à L'Astrée, et peut-être justifier quelques sacrifices.
En effet, au Ve siècle, les Bourguignons du roi Gondebaud prennent la place des Wisigoths en Forez. La région tombe alors dans le douaire de Clotilde, la nièce de Gondebaud, la future épouse de Clovis. Jean de La Mure η, historien du Forez, explique :
Les Bourguignons furent comme les fourriers η et avant coureurs des François en ce païs, duquel ils leur preparent la possession (I, p. 235).
Le lecteur de la quatrième partie de L'Astrée apprend qu'Amasis connaît Clotilde et qu'elle a « beaucoup de correspondance » avec elle (IV, 4, 866). La passation des pouvoirs que décrirait le dénouement de L'Astrée pouvait être paisible. Pourquoi ? parce qu'Honoré d'Urfé, dans un récit de la troisième partie, montre un geste généreux, grandiose et magnanime de Gondebaud. Le Roi renonce à Criséide :
Toute l'assemblee avec des cris de joye, et des aplaudissemens, loü[e] Dieu d'un si heureux succez
(III, 8, 366 recto).
Le Roi peut abandonner cette Dorinde qu'il poursuit dans la quatrième partie, et qui se réfugie en Forez. Un Gondebaud admirable qui cède la femme qu'il aime à son rival (qui se trouve être son fils) représenterait l'antithèse d'Euric le despote ou de Childéric le tyrannique.
Récapitulons. Ce qui est possible, c'est que Polémas, éconduit par Galathée, attaque Marcilly, la capitale. Gondebaud pourrait d'abord le soutenir et ensuite reconnaître son erreur. Ce qui est aussi possible, c'est qu'Amasis, apprenant la conduite indigne de Galathée, celle qui devrait lui succéder, offre à Clotilde le titre de Dame du Forez. Comme Amasis régit un pays qui appartient aux Wisigoths depuis le règne d'Alaric (I, 2, 31 recto), Clotilde serait maîtresse d'un pays qui appartient aux Bourguignons, et qui sera aux Francs. Ce qui est possible enfin, c'est que la fontaine η de la Vérité d'amour joue son rôle d'édifice édifiant. Elle apprend aux amants qu'elle est une illusion, et qu'ils feraient mieux de se dépouiller de la méfiance au lieu de chercher dans son eau une vérité éphémère. Il faut conserver l'espoir d'être aimé, thème capital dans le roman. « Là où l'espoir peut seulement laicher nostre playe, elle n'est aussi tost plus endoluë » (I, 12, 402 recto). « De tous les maux d'Amour il n'en y a point de tel que celuy qui nie l'esperance » (I, 12, 402 recto). Espérance est la mère, la sœur (I, 3, 72 verso), et la nourrice (I, 10, 327 verso) d'Amour dans L'Astrée. En Forez, l'église de Montbrison est dédiée à Notre-Dame d'Espérance. Pourquoi l'enfant du Forez punirait-il au dénouement tant d'amants malheureux ?
Ce qui est tout à fait impossible, c'est que L'Astrée débouche sur un « paradis désespéré » (Ehrmann) ou que le dénouement soit sinistre, et ce, pour une raison d'ordre philosophique, une raison d'ordre moral et une raison d'ordre structurel. La réflexion politique du romancier se précise tout au long des récits : Honoré d'Urfé affirme que le rassemblement des tribus et la naissance de la France s'amorcent au Ve siècle, et que c'est un développement souhaitable. Puisque l'union qui s'effectue en fin de parcours est bénéfique, le dénouement est heureux.
Le romancier expose - Hylas le note - des amants
« tousjours pleins de douleurs » (I, 1, 16 recto). Néanmoins, comme l'a fort bien dit Equicola :
« Toute chose succede à souhait à celuy qui ayme bien, et le fidele amoureux reçoit beaucoup plus de joye que d'ennuy et fascherie » (Livre 3, f° 148 recto). Ce système de rémunérations η est fondé sur une solide réflexion philosophique. Selon d'Urfé, « le temps, à qui sçait bien s'en servir, rapporte
les biens à la fin qu'il luy a ravis » (III, 12, 547 recto). Par ailleurs, l'homme contrôle son destin ; le moraliste s'appuie sur Aristote η pour démontrer que
l’homme, qui est la derniere (pour dire ainsi) des choses surnaturelles, & la supréme des naturelles, peut recevoir toutes les formes, & par ainsi les devenir toutes (Epistres, III, 13, p. 351).
Equicola dit la même chose :
L'homme est ce qu'il veut et au milieu des bestes brutes et des Anges, selon qu'il a eleu (Livre 6, f° 342 recto).
En somme, l'auteur de L'Astrée n'a aucune raison de renier son optimisme de moraliste néo-platonicien η, lui qui déclare dans son Jugemant sur l'Amedeide :
aux choses tristes il faut estre brief, parce qu'autremant l'esprit du lecteur se lasse et ennuye grandemant (p. 179).
Par ailleurs, la structure fondamentale de L'Astrée se caractérise par la profusion d'oracles et de songes annonciateurs. Le romancier s'ingénie à réaliser ce que les dieux prédisent de manière énigmatique.
Bien tost, n'en doubte point, tu sortiras d'erreur,
décrète une divinité (III, 11, 458 recto). Tout ce qui nous advient procède de la main de Dieu, affirme d'Urfé dans ses Epistres (II, 11, p. 311). Une Providence bienveillante conduit les personnages. Puisqu'un oracle a annoncé au druide Adamas qu'il aurait une vieillesse « contente » (II, 8, 495), et puisque les oracles astréens ne mentent pas, il faut imaginer Adamas heureux. Il est inconcevable que le druide soit satisfait dans un Forez en ruine et asservi, devant un Céladon encore séparé d'Astrée.
Le roman doit se terminer dans l'allégresse. « Il se délectera en l'Astréane grâce », annonce Du Crozet, parlant de Céladon dans sa Philocalie (p. 115). « Toute bonne histoire […] finit tousjours par mariage », déclare Sorel (p. 173), grand connaisseur de romans. L'histoire d'Adamas et l'histoire du Forez, l'histoire d'amour et l'Histoire tout court, appellent un dénouement radieux.
Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux
(René Char, « Rougeur des matinaux », p. 335).
47 Les Délais
Pourquoi alors Honoré d'Urfé ne met-il pas un point final à L'Astrée en réunissant les suites renfermées dans de volumineux brouillons ? Il semble préférer s'attacher aux difficultés de la prosodie et aux problèmes du style épique grâce à deux œuvres sur commande, La Sylvanire η et le « Jugemant sur l'Amedeide ». Autour des années 20, le romancier subit des chocs affectifs pénibles de nature à freiner le travail de longue haleine nécessaire pour harmoniser des fragments romanesques épars. Il assiste en Forez aux funérailles de son frère aîné, Anne η. Ses amis, Antoine Favre η et François de Sales, meurent. Une maladie des yeux dont il parle encore en 1625 le pousse à faire des pèlerinages. Il crée une fondation pour une chapelle dédiée à saint Pierre Favre η (Reure, p. 198). Il s'occupe d'ouvrages de dévotion d'après Jean de La Mure (Bernard, p. 169). Il côtoie fréquemment Jean-Pierre Camus η, cet évêque dont le diocèse se trouve à Belley ; Virieu-le-Grand η, la résidence d'Honoré d'Urfé, en dépend.
Camus η, à cette époque, se lance dans la fiction pour combattre la fiction. Il déguise ses « leçons exemplaires » en romans, car « ceste rhubarbe doit estre sucree de beaucoup d'artifice » explique-t-il (L'Alexis, I, n. p.). « Cette vision luy vint quand L'Astrée commença à paroistre », selon Tallemant des Réaux (II, p. 67). Il serait plus exact de dire : quand L'Astrée authentique a cessé de paraître. C'est en 1620 que l'Évêque de Belley publie sa première « histoire dévote », La Mémoire de Darie, alors que la troisième partie de L'Astrée est de 1619 et qu'Honoré d'Urfé lui apporte quelques ajouts en 1620. Entre 1620 et 1625, coup sur coup, dix-huit romans du prolixe Camus η paraissent ... plus de trente mille pages. Camus η rapporte que l'auteur de L'Astrée a félicité l'ennemi des romans profanes en proclamant : « Terras Astrea reliquit. Si vous continuez, vous ferez perdre terre à tous les romans » (Camus, III, p. 315). Honoré d'Urfé, en citant et paraphrasant l'unique vers d'Ovide qui nomme la déesse Astrée (I, 151), érige son œuvre en archétype de la littérature romanesque du temps. Il semble, par politesse, insinuer que son Astrée perdrait du terrain à cause des histoires dévotes. Est-ce vrai ? Est-ce que Camus η manque d'humilité ? Est-ce que d'Urfé manque de sincérité ?
L'Évêque de Belley blâme le prêtre qui a refusé l'absolution à une lectrice de romans η (Le Cléoreste, II, p. 756 sq.). Il reste néanmoins le plus virulent et le plus éloquent des pourfendeurs de ces « érotiques », ces amatoria. Celui que j'ai appelé ailleurs « l'épigone téméraire » (Henein) a vraisemblablement essayé d'influencer Honoré d'Urfé, cette brebis égarée qui a produit le moderne « roman des romans ». En 1621, Camus η déclare que son but est de mettre en garde les chrétiens.
Que si les Ephores η firent retrancher deux cordes de la guiterre d'un Musicien, parce que cette harmonie trop molle affoiblissoit les courages des escoutans, combien seroit plus utile le retranchement de ces pernicieux ouvrages qui effeminent et amollissent avec leur delicatesse les ames plus tendues et plus portées au fort exercice de la vertu
(Agathonphile, p. 841).
Pour exhiber les pouvoirs extraordinaires des fables, Camus η raconte ailleurs qu'une jeune fille meurt parce qu'elle essaie de s'envoler après avoir lu trop de « livres folastres et fabuleux » (Alcime, p. 538). Il ne faut pas mettre l'histoire d'Icare entre des mains féminines ; ce mythe semble réservé aux hommes dont l'ambition et la curiosité sont admirées !
En 1622, l'Évêque de Belley publie L'Alexis où sous la suitte de divers PELERINAGES sont déduites plusieurs HISTOIRES tant anciennes que nouvelles remplies d'enseignements de PIETE η. Si le titre a sûrement intrigué Honoré d'Urfé, la préface a dû le flatter. Dans une longue épître adressée au héros de la première partie du roman, Camus η fait l'éloge de ce « Seigneur de grande qualité, et plus grand encores de merite », « qui, soit en paix, soit en guerre, [...] a de quoy se signaler parmy les plus habiles et parmy les plus vaillans ». Plaise à Dieu, déclare l'Évêque, « que la pointe de sa plume visast autant à la destruction de l'erreur, que celle de son espee à celle des errans ». L'Astrée, dit Camus η, est « comme une ouaille de ma propre Bergerie, et tracee en partie dans l'enceinte du Diocese soumis à ma direction ».
L'Alexis pèlerin de l'Évêque prêche à l'Alexis travesti du grand seigneur une sagesse prudente. La prosaïque fontaine des Peupliers, à Notre-Dame de Liesse, s'oppose aux secrets enchantés et enchanteurs de la fontaine η de la Vérité d'amour. Même si la Forêt de Retz est une réplique du Forez, même si Girabelle, comme la Daphnide de L'Astrée, représente Gabrielle d'Estrées η, même si les deux romans n'ont pas de dénouement, L'Alexis reste l'antithèse de L'Astrée, son repoussoir.
Étant donné le mystère qui entoure les dernières années d'Honoré d'Urfé, en l'absence de toute confidence de la part du romancier, force est de nous interroger sur ses relations avec Jean-Pierre Camus η en comptant sur les déclarations de ce dernier. Encore une fois, distinguons le certain, du probable et du possible.
Il est certain que le romancier connaissait l'œuvre de Camus η, et il est plausible qu'il a félicité le prolixe Évêque. Il est certain que la période d'atrophie de L'Astrée (1621 - 1625) correspond à la période de floraison des histoires dévotes (1620 - 1625). Il n'en reste pas moins qu'Honoré d'Urfé a conçu les gravures qui décorent les trois premières parties de L'Astrée en 1619, qu'il a remis aux éditeurs une troisième partie revue en 1620, et qu'en 1625 il a sur le chantier une future quatrième partie. Il est possible qu'Honoré d'Urfé, encouragé par le bouillant Camus η, ait désiré revoir les développements qu'il projetait pour son œuvre, et qu'il ait cru avoir le temps de le faire. Il est malheureusement certain que le romancier n'a pas suivi un conseil tiré de l'Ecclésiaste (3:1) qu'il répète lui-même :
En fin chasque saison a sa particularité. Et par ainsi quand le loisir nous permet de tenir la plume à la main, n'attendons pas qu'il ne retentisse de tous costez que trompettes & tambours. Ce qui en ce temps reposé est vertu, seroit alors estimé vice (Epistres, II, 1, pp. 210-211).
La guerre de la Valteline η commence au début de 1624. L'Astrée est condamnée à l'inachèvement. Que Dieu pardonne à Camus η son zèle intempestif et malencontreux !
De par la force des choses, le roman d'Honoré d'Urfé se termine donc par des points de suspension. Il faut décoder les indices du dénouement, le traitement des Romains et le caractère des héroïnes pour rendre manifeste toute l'originalité du roman. On reconnaît alors que l'histoire sentimentale débouche sur de hautes leçons. Les amours placées dans un cadre pastoral gaulois justifient la description des vertus qui mènent au bonheur des Ligueurs, éprouvés par la fortune, qui soupirent pour une France unie. Par delà les aventures se découvre une grande richesse morale ; quatre évêques le savent puisqu'ils estiment d'Urfé et son œuvre, François de Sales, Jean-Pierre Camus η, Daniel Huet η et Fénelon, a souligné Germa (p. 294).
48 Réception du roman
Les contemporains d'Honoré d'Urfé ont compris les qualités du roman (Voir Biographies et critiques). Aucun lecteur ne mentionne les chicanes qui entourent la quatrième partie en 1624. Malgré ses aventures éditoriales, L'Astrée connaît, du vivant du romancier, durant le premier quart du XVIIe siècle, une fortune η qui n'a pas d'équivalent.
Jean de Lingendes η, mort en 1616, déclare « que les trois livres qu'il aimoit le mieux, c'estoit la Bible, Érasme et L'Astrée » (rapporté par Tallemant des Réaux, II, p. 324). Étienne Pasquier admire la composition du roman, puis, au début de 1610, offre à d'Urfé des vers qui n'ont probablement pas paru immédiatement :
Le ciel qui d'Honoré donna ce beau nom,
Voulut qu'un Honoré fust honoré d'Astrée,
Et que d'un Honoré elle fust honorée,
Honorant ta Vertu, de l'Honneur parangon
(II, pp. 925-926 ; Voir Poèmes et Lettres).
À cette époque η, dans ses Recherches, Pasquier décrit Honoré d'Urfé comme un
« Seigneur qui par un noble entrelas sçait mesler les bonnes lettres avec les armes » (VII, p. 663). Pierre de Deimier, en 1610 aussi, dans un chapitre dédié à la « clairté ou claire intelligence dont la Poësie doit estre accompagnee », range d'Urfé parmi les poètes et les prosateurs dont le « stile est tres-dous et intelligiblë », et dont l'éloquence « parle naïvement suivant les subjects qui luy sont en main » (p. 266). Le vocabulaire du romancier suscite l'admiration (Voir la remarque de Mlle de Gournay). Les mots archaïques colorent les récits et rappellent habilement le langage des Amadis, « l'ancêtre du roman romanesque » (Magendie, p. 129).
Des vers de L'Astrée se trouvent dans des recueils collectifs en 1609, en 1616 et en 1620. En 1621, des musiciens chantent à la Cour des poèmes tirés du roman. Jean-Pierre Camus η, que je citai plus haut, fait nommément l'éloge du roman (et non seulement de l'écrivain) en 1622 : « Tout le monde admire la douceur et la politesse » de L'Astrée (L'Alexis, I, préface non paginée). Peu après, la longueur et les longueurs de L'Astrée sont gentiment moquées ; en 1624, le héros de Jean du Mélezet prétend s'être « endormy sur la lecture de L'Astrée » (p. 126), mais il reconnaît ensuite qu'il a menti. En 1624 aussi, Puget de La Serre inclut plusieurs « epistres morales » d'Honoré d'Urfé dans son Bouquet des plus belles fleurs de l'Eloquence (f° 190 recto à 286 verso).
Un texte composé en 1625, quelques jours après le décès d'Honoré d'Urfé, malgré l'outrance des hyperboles, atteste de la réputation du romancier homme de lettres et homme d'armes. Il s'agit de l'épître dédicatoire d'une traduction dont l'achevé d'imprimer est du 7 juillet 1625. L'éditeur, Robert Fouet η, offre alors à Diane de Châteaumorand η le premier volume du roman de Sidney, L'Arcadie de la comtesse de Pembroke.
Chacun deplore la perte du plus digne favory des Muses, et du plus grand des guerriers que veid jamais le Soleil [...] plus vaillant que Mars, et plus sçavant que Minerve [...]. Toute la France [le] pleure (n. p.).
49 Peu après, en 1626, Mademoiselle de Gournay, dans sa Deffence de la Poésie du langage des Poetes, fait l'éloge du style de François de Sales et de Jean-Pierre Camus η, et déclare ensuite avec sa vivacité habituelle :
Quand à feu monsieur le Marquis d'Urfé, il n'est pas besoin de déduire qu'il suit cette mesme route de langage universel en son Astrée, cet opulent, plaisant et florissant tissu d'Histoires de bonne maison, industrieusement et sçavamment composées et noblement recitées ; puis que ce Livre sert de breviaire aux Dames et aux Galands de la Cour : ny n'est pas necessaire aussi de ramentevoir quel Climat avoir nourry son Autheur, sa qualité l'ayant rendu long temps fort visible auprès de nos mesmes Roys. Qu'il a bonne grace entre autres, avec ces mots vrayement vieux, de Myres, Chevaliers, Solduriers, au lieu de Medecins, Gentils-hommes, Soldats ! (I, pp. 1127-1128).
Plus sobrement, l'un des meilleurs spécialistes du roman du XVIIe siècle, auteur d'un précieux Traité de l'origine des romans, grand admirateur de L'Astrée, écrit avec raison : « De tous les longs romans, c'est celui dont l'étendue se fait le moins apercevoir » (Huet, p. 136).
Auguste Bernard résume la situation en déclarant en 1839 :
L'apparition du premier volume de cet ouvrage fit une véritable révolution ; aucun livre peut-être, ni avant ni depuis, ne fut accueilli avec autant d'enthousiasme (p. 161).
En décrivant la fortune de L'Astrée, Maurice Magendie (p. 425) rappelle que, dans le « Banquet des Muses », vers 1620, Jean Auvray nomme L'Astrée parmi les romans à la mode. On ne prête qu'aux riches ! Je ne vois pas d'éloge dans les vers de Jean Auvray. Le satirique se plaint surtout des désordres de la Régence : On « Revoquera η des Cieux la saincte vierge Astrée » (p. 168). Auvray se moque avec verve des « Pétrarques η transis » (p. 173). Dans une satire intitulée « Les Pallaldins Avanturiers », il mêle la mythologie aux poèmes héroïques italiens et aux Amadis η, puis imagine « Celadon couché avec Astree » dans un pré (p. 149). Le poète raille longuement un courtisan qu'il nomme « Fringalet η » (pp. 183-196). La principale vertu de « ce galland » est l'art du baiser (p. 193) ! L'amusante liste de ses lectures η comprend L'Astrée. Les vers d'Auvray démontrent la vogue du roman d'Honoré d'Urfé au tout début du siècle, mais on ne peut pas y déceler le moindre compliment (Auvray, p. 192).
Au fil des années, des personnages de L'Astrée surgissent dans les contextes les plus variés. Malherbe ne peut pas ignorer l'auteur du roman à succès, celui qui a été en même temps que lui gentilhomme de la chambre du Roi. Le 19 mars 1615, Il introduit une Astrée, des nymphes, des bergers et des houlettes dans les vers qui accompagnent un ballet présenté à Louis XIII et à Marie de Médicis η (Mercure françois, 1615, pp. 15-17). Une nièce d'Honoré d'Urfé, Geneviève η d'Urfé, y danse (Ibid., p. 20). Quelques mois après, en 1616, dans son unique roman, Prudent Gauthier attribue une maladie vénérienne à un personnage qui se vante de ressembler à Hylas (p. 55). En 1619, Agrippa d'Aubigné, dans les Avantures du Baron de Faeneste, inclut parmi les couleurs à la mode l'astrée et le céladon, mais ne les décrit pas (p. 680). Quelques années plus tard, en 1627, Charles Sorel, dans son Berger extravagant, déclare en connaisseur : « Bien que la conclusion manque à cet ouvrage l'on ne se peut abstenir de l'estimer parfait » (p. 521).
Pierre de Marbeuf (1596 - 1645) s'avère le poète de l'époque qui s'inspire le plus fréquemment et le plus directement de L'Astrée. Dans des poèmes composés autour de 1620, cet ancien des Pères Jésuites qui a pu rencontrer d'Urfé en Savoie, adopte le surnom de Silvandre. Comme le personnage de L'Astrée, il choisit de vivre dans les forêts (p. 111), devient berger (p. 146), reçoit un bracelet de cheveux offert par sa maîtresse (p. 125), décrit Icare (p. 215), compare son amour aux saisons η (p. 120 sq.), et dialogue savamment avec la nymphe Écho (pp. 169-174). Dans un poème intitulé « Désespoir », il perd « repos et repas » (p. 117) comme le Tircis de L'Astrée (I, 7, 204 recto). Comme Céladon (I, 4, 120 verso), il juge que son « cœur est fait de rocher » (p. 124), étant donné qu'il supporte tant de coups.
Le témoignage le plus pittoresque et le plus touchant du prestige de L'Astrée vient d'Allemagne. Le 1er mars 1624, quarante-huit seigneurs et dames écrivent à Honoré d'Urfé pour réclamer la suite de L'Astrée et dire leur admiration.
La riviere du doux-coulant Lignon et la Province de Forest se sont relevees depuis vos beaux escrits.
Ils ont tous adopté des surnoms η qui viennent du roman, ils se sont habillés en conséquence, et ils ont formé « l'Académie des parfaits amants ». Ils se décrivent ainsi :
L'un admire le beau style, l'autre les subtiles inventions, et un autre la singuliere methode dont vous surpassez tous ceux qui se sont meslez d'escrire en semblable subjet devant vous. [...]
Nous avons desja tant de fois, et avec tant d'appetit, leu & releu les premiers Tomes, que nous les sçavons quasi tous par cœur.
Les « parfaits amants » sont de parfaits lecteurs de L'Astrée. Bien d'autres ont marché sur les pas des seigneurs allemands : le roman a vécu une véritable odyssée au fil des siècles (Voir Biographes et critiques).
Celui qui apprécie aujourd'hui l'œuvre d'Honoré d'Urfé est un esprit curieux prêt à ignorer les frontières conventionnelles. Il aime se promener dans des « forêts de symboles » sinon baudelairiens du moins baroques, c'est-à-dire à la fois recherchés et surprenants. Il accepte de suivre un écrivain qui s'avère l'homme de toutes les transitions, et qui traîne un lourd passé. Sensible aux parallèles, le lecteur parfait décerne évolution et subversion. Il apprécie les détours de la pastorale et de la mythologie. Guidé par Deux visages de L'Astrée, ce lecteur retrouve son chemin dans les dédales d'un roman historique, dans les arcanes de l'âme d'une femme, et dans les circonvolutions de l'esprit d'un druide. Les difficultés le fouettent parce qu'elles amènent leurs récompenses. Aux prises avec les suites posthumes du roman, il ne quitte pas la bonne voie et distingue le bon grain de l'ivraie. Il aime L'Astrée. Étienne Pasquier l'a fort bien dit, « Nostre esprit ne travaille que là où nostre cœur est fiché » (VII, p. 698).