Évolution de L'Astrée
mette en doute que l'on ne recognoisse
beaucoup mieux la bonté de l'arbre par le
fruict, que par la fleur, ou par la fueille.
Honoré d'Urfé,
Les Epistres morales, II, 1, pp. 213-214.
1 Les leçons aberrantes de l'édition Vaganay ont fait la loi trop longtemps. Pour rendre accessible une Astrée fiable et annotée (selon la formule consacrée !), j'ai étudié les variantes dans l'intégralité des trois premières parties de L'Astrée : tout au long de sa carrière, Honoré d'Urfé juge nécessaire de revoir des textes qu'il ne livre au public qu'au compte-gouttes et parfois peut-être « par souffrance » (I, L'Autheur à la Bergere Astree), à contrecœur. Comme je désire illustrer les caractéristiques du travail accompli entre 1607 et le décès du romancier, en 1625, j'ai limité la prospection aux éditions de départ et à l'édition de référence, celle de 1621 (Voir Choix éditoriaux). Je reconnais avec Gérard Genette que, sous l'Ancien Régime, « rien n'est plus confus que l'usage du mot 'édition' » généralement utilisé que le texte ait été modifié ou non lors des tirages (p. 36, note 1). L'édition de 1621 n'en reste pas moins la plus fidèle aux volontés d'Honoré d'Urfé, même si elle souffre des carences d'un libraire-imprimeur négligent. Dernière édition parue du vivant de l'auteur avec un privilège, je rappelle qu'elle rassemble les modifications subies par le roman au fil des publications, et qu'elle renferme uniquement des variantes que le romancier peut avoir approuvées. Seule l'édition de 1621 permet une vision cohérente des trois parties de L'Astrée. À ces textes, je joins deux autres Astrées qui sont bien d'Honoré d'Urfé mais qui ne méritent pas le même statut, la quatrième partie de 1624 et la cinquième partie de 1625.
Aucun manuscrit du roman n'est parvenu jusqu'à nous, mais les rééditions exposent des transformations de tous genres. Le lecteur qui compare les textes reste ébahi devant la quantité de variantes. S'agit-il de modifications mûrement pensées ? Probablement, dans la plupart des cas. Les manuscrits η du Sireine (de 1596 à 1600) témoignent de l'intérêt d'Honoré d'Urfé pour une auto-correction qui va jusqu'à la réécriture (Voir Variantes confrontées et Mélanges). Le chanoine Reure décrit un brouillon de ce poème pastoral « plein de corrections, de stances supprimées, refaites ou ajoutées » (p. 72). En fait, la troisième partie du Sireine, « le Retour », a doublé en 1618 (Fisher, p. 166). L'ensemble de l'œuvre est passé de 391 à 603 strophes (Bernard, p. 153). Puisque d'Urfé η est un écrivain qui ne se lasse pas de se relire, il y a fort à parier qu'il a personnellement révisé L'Astrée au moins autant qu'il a révisé son Sireine (Voir Attribution).
Les lecteurs de ce site le constatent : le matériau est considérable. Grâce aux procédés informatiques, toutes les variantes du roman sautent aux yeux de celui qui parcourt l'édition de 1621. Rien de plus trompeur cependant qu'une longue liste de modifications. Rien de plus chimérique qu'une généralisation qui prétendrait rendre compte de l'ensemble des changements. Je propose une classification fondée sur la nature de la variante. Je n'ignore pas qu'une simple description des variantes pourrait démontrer à peu près tout ce qu'on veut. Je sais aussi que trier, c'est déjà interpréter, et laisser de côté ce qui ne s'intègre pas à la thèse soutenue. Au fil des années, en composant mon analyse du roman, l'obstacle majeur a été le conflit entre l'accumulation des exemples et l'interprétation qui tient compte des exceptions. La variante s'avère « l'herbe de fourvoiement » de l'édition critique d'un texte aussi touffu que L'Astrée. Qui cherche des réponses trouve de nouvelles questions ...
L'étude des variantes est répartie entre les trois premières parties du roman dans des fichiers que les non-spécialistes peuvent juger difficiles à lire (Variantes de la première, de la deuxième et de la troisième partie).
Je résume ici les conclusions pour souligner l'essentiel, l'évolution du texte et de la pensée de l'auteur.
On trouvera la Table des matières des fichiers de variantes ci-dessous.
2 I. Critères et méthode
L'importance de l'œuvre d'Honoré d'Urfé dans l'évolution du français ne fait aucun doute. Ferdinand Brunot, en 1911, dans son Histoire de la Langue Française, nomme L'Astrée près de deux cents fois quand il examine La Formation de la langue classique entre 1600 et 1660. Il ne cite pourtant que la première partie du roman (éd. de 1615 et 1613) et la deuxième (éd. de 1614). Comme il ne compare pas des éditions d'un même volume, il ne relève aucune des modifications qui démontrent le mieux l'évolution de la langue au début du siècle.
Mme Sancier-Chateau a brillamment comblé cette lacune en 1995. Elle a choisi malheureusement de juger d'Urfé à la lumière de la doctrine de Malherbe (pp. 12-19). Cette décision me semble maladroite compte tenu des relations inamicales des deux hommes, des « ennemis naturels » reconnaît Ferdinand Brunot (p. 538). L'auteur de L'Astrée n'a jamais cherché à se conformer à l'étroite doctrine de Malherbe (Voir Malherbe). Il a plutôt délibérément subi l'influence de prosateurs qu'il admirait comme François de Sales ou Du Perron.
Pour analyser la langue de L'Astrée avec objectivité, pour étudier son évolution entre 1607 et 1621 avec des yeux qui ne soient pas excessivement modernes, j'ai choisi des balises. J'explique le vocabulaire grâce à Huguet et Furetière, c'est-à-dire grâce à un dictionnaire du XVIe siècle et un dictionnaire du XVIIe siècle (Voir Glossaire).
3 Pour jauger le style d'Honoré d'Urfé, je compte sur deux ouvrages publiés au XVIIe siècle à quarante ans d'intervalle. Le premier, le livre de Charles Maupas, Bloisien, est une grammaire structurée, destinée aux « apprenants » étrangers (Épître liminaire), et dédiée en 1607 à un prestigieux élève de l'auteur, le duc de Buckingham (1592 - 1628). Le second ouvrage révélateur, celui d'un Savoyard, Parisien d'adoption, Claude Favre de Vaugelas, est dédié en 1647 au nouveau protecteur de l'Académie française, celui qui a pris la relève de Richelieu, le Chancelier Séguier (1588 - 1672). Les Remarques sur la langue françoise de Vaugelas analysent surtout le vocabulaire et l'usage de la Cour η.
Dans La Grammaire et syntaxe françoise, Maupas renvoie régulièrement au latin pour expliquer les structures françaises. Quand il recommande à ses élèves de « lire », il veut dire « prononcer » ou « dire à haute voix ». Maupas énumère les adverbes et prépositions, conjugue plusieurs verbes à tous les modes et à tous les temps, mais aussi offre quelquefois des exemples et des conseils charmants :
Qui a bien commencé, a demy fait (p. 41).
Nourriture passe nature (p. 74).
De Jeune Logicien argument cornu η,
De jeune Medecin cemetiére bossu (p. 58).
Le bon usage, pour cet enseignant de province, n'est ni celui du « grossier populaire » (p. 17), ni celui de la Cour de Catherine de Médicis ou de Marie de Médicis η. La « dépravation » de la prononciation, écrit-il, provient de
la Cour du Roy [...] par une folle imitation des erreurs des estrangers qui ne sçachans bien prononcer nostre langue la corrompent ; Et les courtisans, singes des nouveautez, ont quitté la vraye et anciéne, pour contrefaire le baragoin estrangier. Mais les Doctes et bien disans, es Cours de Parlement et ailleurs, retiennent tou-jours l'antique et naïve (p. 32).
Dans ses Remarques sur la langue françoise, Vaugelas semble s'opposer systématiquement à Maupas (qu'il ne nomme η jamais). Vaugelas déclare : « Le peuple n'est le maistre que du mauvais Usage, et le bon Usage est le maistre de nostre langue ». Ce bon usage est « celuy dont on sçait asseurément que la plus saine partie de la Cour et des Autheurs du temps sont d'accord » (Préface non-paginée). Mais l'usage change. Faut-il consulter les doctes ou les magistrats (p. 39) comme le recommandait Maupas ? En cas de doute, il vaut mieux consulter ceux qui ne savent ni le grec ni le latin (p. 503).
Dans sa longue et substantielle préface, Vaugelas explique l'importance qu'il accorde à la qualité de la langue. Selon lui, « un mauvais mot, parce qu'il est aisé à remarquer, est capable de faire plus de tort qu'un mauvais raisonnement ». L'échelle des valeurs de Vaugelas transparaît dans les cinq points de son analyse de « bizarre ».
Bizarre η, affirme-t-il,
(1) « est tout à fait de la Cour » et
(2) sa prononciation « est plus douce et plus agreable, que celle de bigearre ».
(3) M. Coeffeteau « a tousjours escrit bizarre ».
(4) Mais ce mot vient de l'espagnol bizarro et signifie « leste et brave ou galant ». Par conséquent, « selon la raison, il faudroit dire bigearre ».
(5) Il n'empêche que bizarre l'emporte ... (p. 330).
Bizarre « est le plus usité », confirmera un dictionnaire en 1680 (Richelet, Article Bizarre). Vaugelas n'avait pas tort. L'usage de la Cour et des savants a prévalu sur la raison.
Seul leur intérêt pour la langue réunit Maupas et Vaugelas, deux hommes qui appartiennent à des mondes différents. Pour le premier, la Cour, c'est surtout celle des derniers Valois, pour le second, c'est uniquement celle des Bourbons. Cependant, Maupas, mort autour de 1625, et Vaugelas, né en 1585 et mort en 1650, ont pu tous les deux pu lire L'Astrée. Honoré d'Urfé, lui, a pu parcourir la Grammaire de Maupas par curiosité, puisque les grammaires étaient habituellement latines à l'époque. Les premières grammaires françaises, destinées aux étrangers, ont paru à Londres au XVIe siècle.
D'Urfé n'a évidemment pas lu les Remarques sur la langue françoise, mais il a pu entendre parler de leur auteur puisqu'il connaît fort bien le père de Vaugelas, cet Antoine Favre η auquel il a offert en 1597 un manuscrit de ses Epistres morales. Comme d'Urfé, Antoine Favre η est un ancien élève des Jésuites et un ami de François de Sales. Comme d'Urfé encore, il a séjourné à Turin, dans la cour du duc de Savoie η.
4 Le fils d'Antoine, Claude Favre de Vaugelas, est né en Savoie, il a connu la cour d'Henri IV, il a servi le duc de Genevois-Nemours à partir de 1607, il a pu rencontrer Honoré d'Urfé en 1611, précise sa biographe, Jeanne Streicher, dans l'introduction de son édition des Remarques de Vaugelas (p. XXIV). Vaugelas fait partie de l'Académie française (Fauteuil 32). En 1638, quand les académiciens dressent la liste des meilleurs auteurs français, Honoré d'Urfé figure en bonne place (Reure, p. 265). La première édition abondamment illustrée de son roman paraît justement en 1633 chez Antoine de Sommaville. Vaugelas a donc sans aucun doute lu L'Astrée. Pourquoi ne la cite-t-il jamais ? classerait-il Honoré d'Urfé parmi « ceux des Provinces qui parlent mal, sur tout de là Loire » (Vaugelas, p. 196) ?
L'académicien a probablement eu entre les mains diverses éditions du roman et suivi les procès que certaines ont suscitées (Voir Astrées posthumes). Non seulement le traitement de la quatrième partie rend problématique toutes les éditions de L'Astrée, mais encore le dénouement que présente la prétendue Conclusion entache le roman. Par ailleurs, Vaugelas a connu Balthazar Baro, secrétaire η d'Honoré d'Urfé, un académicien qui a choisi de s'opposer à Corneille (Pellisson, I, p. 89). L'auteur des Remarques a pu juger prudent de ne pas attribuer à d'Urfé des mots ou des expressions qui pouvaient appartenir à Baro. Néanmoins, les corrections linguistiques de L'Astrée ont une telle portée qu'il est difficile de pardonner son silence à celui qu'on appelle le
« remarqueur » (Ayres-Bennett, p. 8).
Le roman d'Honoré d'Urfé, dans n'importe laquelle de ses éditions, aurait pu fournir à Vaugelas des exemples probants du passage de l'usage ancien à l'usage moderne η. Les Remarques paraissent en 1647, la même année que la dernière édition générale de L'Astrée au XVIIe siècle. Alors qu'il compte sur le jugement des dames, lectrices de romans, pour déceler le bon usage (Vaugelas, p. 503-505), alors qu'il cite souvent Amyot, traducteur de romans, alors qu'il admire Gombauld (Ibid., p. 484), auteur d'un roman, Vaugelas ne parle du genre romanesque que pour critiquer l'abus que les romanciers feraient de « cela dit » (Ibid., p. 519) ! Cette expression η ne figure pas une seule fois dans L'Astrée !
Quoique ni Maupas ni Vaugelas ne citent L'Astrée, il me semble tout à fait légitime d'examiner la langue du romancier à la lumière des écrits de ces deux célèbres contemporains d'Honoré d'Urfé, un professeur de grammaire chevronné, et un savant observateur qui a fréquenté la Cour, les salons et les académies. Grammaire et Remarques permettent d'ancrer dans le temps l'œuvre d'Honoré d'Urfé sans lui imposer une échelle des valeurs indue.
5 II. Historique de l'étude des variantes
Lorsque Maurice Magendie, en 1927, décrit les principales révisions que L'Astrée a connues (pp. 27-42), il analyse surtout la genèse de la première partie. Il rappelle un texte essentiel mais encore introuvable, des Bergeries composées par Honoré d'Urfé avant ou pendant les guerres de religion (Choix éditoriaux). Elles ont été résumées en 1593 par Du Crozet dans sa Philocalie, pastorale dédiée à d'Urfé qui annonce l'heureux dénouement des aventures de Céladon (Voir Du Crozet).
Le travail de pionnier de Magendie souffre de lacunes. Le critique analyse superficiellement les changements imposés à la version anonyme de la première partie. Par exemple, il ne relève ni le sacrifice de l'unique référence à Platon dans la préface, ni la transformation de l'ascendance du héros (I, 9, 305 recto). Il signale ensuite quelques-unes des fautes d'impression de la deuxième partie (Magendie, pp. 42-43) sans s'étonner des noms propres fautifs. C'est en comparant l'édition de 1647 avec les éditions choisies par Hugues Vaganay en 1920, que Maurice Magendie étudie ensuite la troisième partie (pp. 44 à 46). Il ne remarque pas les remaniements tout à fait extraordinaires qui ont eu lieu après l'édition de 1619 (voir Variantes). Il reconnaît pourtant que l'édition de 1621 peut effectivement avoir été « reveue et corrigée par l'autheur » comme l'indique son titre (Magendie, p. 42, note 1). Il compare malencontreusement deux exemplaires d'une même édition de cette troisième partie (p. 45), comme l'a noté Mme Koch (p. 389, note 25).
Pas un instant Magendie ne doute de la contribution personnelle du romancier. Il affirme que la langue d'Honoré d'Urfé s'est améliorée avec le temps et qu'enfin elle
a acquis la plupart des qualités que les contemporains ont louées dans son style (Magendie, p. 41).
6 Magendie n'a pas convaincu tout le monde. « L'auteur ayant dicté son œuvre à un secrétaire, s'en est ensuite désintéressé », affirme Hugues Vaganay (éd. Vaganay, V, p. 553). Pourquoi ? parce que les répétitions de mots corrigées dans les rééditions de la première partie ne l'ont pas été dans la quatrième. L'argument n'est pas du tout valide. Cette pseudo « quatrième partie » est un montage produit par Balthazar Baro et intitulé La Vraye Astree (Voir Les Quatrièmes parties). Vaganay attache très peu d'importance aux différences entre les versions de toutes les parties du roman (Voir Vaganay), puisqu'il a osé même choisir une édition posthume pour présenter la troisième partie (éd. Vaganay, V, pp. 555-558).
Hugues Vaganay attribue toutes les corrections aux libraires-éditeurs et déclare :
Tout grand seigneur que fût d'Urfé, son style se ressentait de sa province et les éditeurs parisiens tâchaient de donner un air de Cour à l'œuvre du gentilhomme forézien
(éd. Vaganay, V, p. 553).
Le critique ne donne aucun exemple de provincialismes. Il n'essaie pas d'expliquer pourquoi des éditeurs prétendus vigilants auraient laissé passer des centaines de fautes grossières.
7 La voie ouverte par Magendie et les textes fournis pas Vaganay devaient encourager les critiques à se pencher sur la question des variantes. En 1972, dans un article d'une quinzaine de pages, qui est une mine de renseignements, Paule Koch analyse des documents d'archives ainsi que les pages de titre de plusieurs éditions de L'Astrée. Elle souligne
avec quel soin Honoré d'Urfé a corrigé les premières éditions de son œuvre (Koch, p. 386).
La même année, à Lyon, André Grange étudie « Les Variantes de L'Astrée » dans la première partie. En 1974, à Paris, Mireille Cornud aborde le problème des modifications dans « Les Genres intérieurs dans L'Astrée ». Ces deux travaux sont des thèses restées inédites. La plupart des critiques qui se penchent ensuite sur l'œuvre d'Honoré d'Urfé ne tiennent aucun compte de l'histoire tourmentée des éditions de L'Astrée (voir par exemple Gaume, pp. 12-13). Bernard Yon se préoccupe essentiellement des quatrièmes parties et des suites posthumes. Il arrive cependant que certains lecteurs doutent de la correction de l'édition de Vaganay (Jehenson, 1981, p. 143 ; Henein, 1996, p. 14, note 2).
8 En 1995 paraît le travail magistral d'Anne Sancier-Chateau, Une Esthétique nouvelle : Honoré d'Urfé correcteur de L'Astrée (1607-1625). Anne Sancier-Chateau a le très grand mérite de s'appuyer sur presque toutes les éditions parues du vivant du romancier (Ibid., p. 46). Grammairienne, elle se concentre sur l'analyse minutieuse des « faits de langue ou de style » (Ibid., p. 50). Néanmoins, elle étudie moins de la moitié des pages des volumes qu'elle examine (les livres 1 à 4 et les dix premiers feuillets des livres 5 à 12 pour la première et la troisième partie, Ibid., p. 53). Le plus regrettable, c'est qu'elle écarte les poèmes insérés dans le roman et surtout les variantes évidemment textuelles.
Même si Mme Sancier-Chateau néglige les occurrences qui ne confirment pas sa thèse, elle décèle dans les éditions successives de ce roman si souvent publié du vivant de son auteur « une écriture passionnément travaillée » (Sancier-Chateau, p. 19). Nul ne pourra jamais la contredire.
Anne Sancier-Chateau adopte la même position que Maurice Magendie. Comme lui, elle ignore les autres œuvres d'Honoré d'Urfé ; comme lui, elle privilégie certaines sections de L'Astrée au détriment des autres ; comme lui, elle ne doute pas du rôle joué par Honoré d'Urfé, même si elle rappelle que des secrétaires ont pu intervenir (pp. 151, 186, 218, 386, 406, etc.). Madame Sancier-Chateau conclut :
Honoré d'Urfé fit pour la prose française plus que le plus impérieux des poètes (Malherbe) (p. 412).
Maurice Magendie, Hugues Vaganay et Anne Sancier-Chateau ont à la fois tort et raison. Ils ont examiné un seul aspect de la production du roman, l'action directe de l'auteur, et, accessoirement, celle de l'éditeur. Ils n'ont pas tenté d'expliquer des phénomènes troublants, comme par exemple le traitement cavalier des noms propres, les variantes contradictoires à l'intérieur d'un même volume, et surtout les différences entre les trois premières parties publiées du vivant d'Honoré d'Urfé et avec son approbation.
9 III. Variété de variantes
10 Éditeurs et auteurs attribuent à toutes les modifications du texte le nom générique de « fautes d'impression » ; comme elles sont jugées malencontreuses, le coupable présumé est en général l'imprimeur.
Excuse Lecteur les fautes d'impression qui nous peuvent estre eschapées : ceux qui sçavent que c'est d'imprimer te diront qu'il est si difficile de s'empescher de broncher à ce pas que le meilleur ouvrage de la presse n'est autre chose que le moins defaillant de cette part (Gournay, I, p. 339).
La « fille d'alliance » de Montaigne ne manque pas de lucidité ; elle reconnaît qu'il faut attribuer certaines de ces fautes à la « façon d'orthographier du temps que le Livre fut premierement imprimé » (Gournay, I, p. 340). Patru à son tour insiste sur le devoir d'indulgence : des années peuvent séparer la composition de la publication et la publication de la diffusion (II, p. 624).
Le lecteur d'aujourd'hui baptise ces erreurs « coquilles », et les distingue des variantes η. Les coquilles - parfois coquines - ont pu rendre prolixe Pierre Larousse. Dans son Dictionnaire du XIXe siècle, il offre un extraordinaire relevé de bourdes typographiques, volontaires ou non ! Il souligne en même temps que les variantes, en histoire naturelle, ont des causes accidentelles comme le climat, le sol ou la culture ... Cette typologie s'applique fort bien aux éditions de L'Astrée. Les variantes qui s'y trouvent ont une cause accidentelle, les techniques typographiques dans les ateliers. Elles ont également une
cause culturelle, les changements de la langue. Elles ont enfin une
cause psychologique, la modification des desseins de l'auteur.
Est-ce à cause du nombre exceptionnel d'éditions anciennes et du nombre ahurissant de modifications qu'il n'y a pas eu d'édition savante de L'Astrée avant le XXIe siècle ? Les remaniements complexes ont évidemment de quoi effrayer les éditeurs commerciaux. Ils n'auraient pas dû rebuter les éditeurs scientifiques. Devant cette multitude de graphies fantaisistes, on est en droit de se demander si Toussaint Du Bray et ses associés engageaient les pires typographes du temps, ou si le succès garanti de L'Astrée autorisait l'insouciance. Faut-il plutôt accuser les secrétaires d'Honoré d'Urfé de négligence, voire d'ignorance ? L'histoire de l'imprimerie et l'histoire du français vont nous aider à regarder le roman avec les yeux des premiers lecteurs de L'Astrée.
11 IV. Les Conjonctures : l'atelier
Les conditions et procédures de l'édition ancienne ont de quoi laisser pantois ceux qui n'ont pas suivi de cours sur le livre ancien !
Étienne Pasquier η, contemporain d'Honoré d'Urfé, a beaucoup écrit et beaucoup publié. Il juge que l'édition d'un manuscrit n'est rien moins qu'une course d'obstacles. Alors qu'il se prépare à publier un recueil de lettres, en avril 1586, Pasquier explique à un ami que son imprimeur favori, Abel Langelier, est susceptible de multiplier les fautes d'impression,
car quel livre peut-on imprimer de nouveau, qui n'y soit infiniment suject ? L'on envoye à l'imprimeur ses copies η les plus correctes que l'on peut, qui passent premierement par les mains du compositeur ; ce seroit certes un vray miracle que sans fautes il peust assembler toutes les lettres ; c'est pourquoy on luy baille pour controolleur un homme qui prend le tiltre de correcteur, auquel on presente la premiere espreuve ; cestuy, pour l'opinion qu'il a de sa suffisance, se donne quelque fois jurisdiction sur les conceptions de l'autheur, et en les voulant rapporter aux siennes, les intervertit ; et ores qu'il ne se donne ceste loy, si est-ce que son œil se peut escarter, qui est la cause pour laquelle on a recours pour la seconde espreuve, à l'auteur ; mais ou du tout on ne le trouve point, ou si on le trouve, c'est au milieu d'autres empeschemens, pour lesquels il ne peut avoir l'esprit bien tendu à ceste correction ; voire que quand il seroit en pleines vacations, il luy est fort aisé de se mesprendre, comme celuy qui, relisant ce qu'on luy apporte, pense le lire tout ainsi qu'il l'avoit couché par escrit
(Lettres familières, X, p. 187).
Du prote au « pressier », du « compositeur » au « contrôleur » (Febvre, p. 194) puis à l'auteur ou à son secrétaire, le manuscrit se métamorphose. Les ateliers tiraient (idéalement) deux jeux d'épreuves sur des feuilles de couleurs différentes (Arbour, p. 131, note 66). César-Pierre Richelet (1626 ? - 1698), petit-neveu de Nicolas Richelet, le savant éditeur de Ronsard η, explique dans son Dictionnaire que le correcteur voit ces deux épreuves et qu'une troisième, appelée la tierce, est envoyée à l'auteur (Article Tierce). Enfin le prote compare la tierce avec l'épreuve précédente pour s'assurer que toutes les corrections ont été faites (Dictionnaire de l'Académie, Article Tierce). Les révisions devaient se faire si rapidement que Peletier du Mans, un poète, a décidé de s'installer chez son imprimeur pour surveiller le travail ... en vain (Catach, p. XXI). Avait-il distribué aux protes les pourboires nécessaires ? (Febvre, p. 197).
« Humanum est errare », rappelle Cotgrave au début de l'errata de son Dictionnaire. « Je vous prie ou excuser ou suppléer les fautes de l'impression », demande Pasquier (p. 187). Nul ne s'attend au « vray miracle » qui rendrait l'imprimé conforme au manuscrit, pense-t-il. Plus encore, quand Samuel Guichenon, historien prolixe, propose des « Additions et Corrections » au « Lecteur favorable », il proclame que les fautes sont inévitables et même que « l'Autheur n'est pas propre pour corriger son ouvrage » (III, n. p.).
Le Dictionnaire de Richelet apporte une leçon de prudence dont il faut s'imprégner avant de porter des jugements tranchants sur les variantes.
Je veux prendre la vérité pour mon avocat. Abl. Luc. Tom. I. in 4°. 2. edition. p. 279. Il est certain que c'est ainsi que Mr. D'Ablancourt croioit qu'il faloit parler, & je le sai d'original. Cependant il semble que l'usage veuille que dans cette phrase on dise avocate. C'est pourquoi ceux qui ont eu soin de la nouvelle édition de Lucien aprés la mort de M. D'Ablancourt ont écrit : Je veux prendre la vérité pour mon avocate. Voiez Lucien imprimé en 3. Volumes in 12. T. I. page 218. (Article Avocat).
12 Dans nombre de romans du premier XVIIe siècle, l'auteur compose un errata où il rejette sur l'éditeur l'entière responsabilité des fautes d'impression. Ce n'est pas le cas dans L'Astrée, où les errata η sont très rares. Celui que j'ai trouvé, à la fin d'une édition de 1610 de la deuxième partie, ne critique pas l'éditeur, mais ajoute de nouvelles coquilles. Qui plus est, les fautes relevées dans l'errata ne sont pas corrigées dans les éditions suivantes (Variantes) ! Honoré d'Urfé n'est probablement pas l'auteur de cette liste. Dans aucune des préfaces de L'Astrée le romancier ne se préoccupe du travail des éditeurs - même lorsqu'il fait allusion aux critiques que le roman peut recevoir. Il est loin le temps de La Triomphante entrée ! Dans cette œuvre de jeunesse, d'Urfé priait le dédicataire de son tout premier écrit « de n'avoir tant d'esgard aux fautes que les plus clairs-voyans ou mal affectionnes Aristarques η y peuvent remarquer » (La Triomphante entrée, n. p.). D'Urfé romancier se contente de dédaigner
ceux qui ne voyent rien d'autruy, que pour y trouver sujet de
s'y desplaire (I, L'Autheur a la Bergere Astree, n. p.).
De la qualité de la présentation de son œuvre, il n'est jamais question.
D'autres romanciers sont moins détachés ou moins insouciants. Charles Sorel par exemple se montre sensible au traitement que subissent ses livres dans les ateliers. Dans l'Histoire comique de Francion, éditée par Pierre Billaine en 1623, l'auteur, d'abord anonyme, écrit dans son « Advertissement » que les imprimeurs ont multiplié les fautes pour le « faire enrager ». Par exemple, « se souvenans de leur nom [ils] ont mis bestes au lieu de pestes » (Sorel, p. 48) ! Le ton est moins virulent dans l'édition signée de 1626. L'errata est alors volontairement incomplet parce que, déclare Sorel lui-même, il vaut mieux « exercer le bel esprit du lecteur » (Sorel, p. 374) !
13 Les Conjonctures : la langue
Notre « bel esprit » peut souvent s'exercer en lisant les textes du temps ! Le français était beaucoup moins réglementé qu'aujourd'hui, et infiniment moins stable. L'ordonnance de Villers-Cotterêts qui a traité le français de langue administrative date seulement de 1539. En 1614 encore, aux États Généraux, plusieurs harangues se font en latin (Mercure françois, 1614, p. 133 par exemple). La toute première grammaire française, celle de Maupas, paraît, comme on l'a vu plus haut, la même année que la première partie de L'Astrée.
La publication des premiers dictionnaires français unilingues souligne les licences d'une graphie peu uniforme. La querelle de l'orthographe, embryon de la querelle des anciens et des modernes, sépare les tenants de la fidélité à l'étymologie des partisans d'une écriture phonétique. Nina Catach analyse les fluctuations au XVIe siècle. L'orthographe reste un sujet de contention tout au long du XVIIe. En 1680 encore, Richelet déclare dans l'Avertissement de son Dictionnaire françois :
Touchant l'Ortographe, on a gardé un milieu entre l'ancienne,
et celle qui est tout à fait moderne, et qui défigure la Langue.
Richelet cependant simplifie audacieusement « l'Ortographe » : y devient i, certains h tombent, les consonnes doubles deviennent souvent simples. Il préconise la souplesse :
J'étois autrefois pour la nouvelle ortographe et je suis presentement pour celle qui n'est ni vieille, ni tout à fait moderne, par ce que c'est la plus-raisonnable et la plus-suivie. J'écrirois donc Abbé, Abbaïe, abbaisser, appeller, teste, feste, etc. En verité, l'esprit de l'homme est bien changeant. Mais ce défaut est encore plus suportable qu'une sote opiniâtreté à défendre une mauvaise cause et c'est ce qui me console (Richelet, Article Ortographe).
En fait, Richelet reconnaît surtout la liberté de l'écrivain : « Chacun se conduira là dessus comme il le trouvera à propos » (Avertissement, n. p.). Le Dictionnaire témoigne des vacillements de la pensée de son auteur.
Furetière, quelques années plus tard, en 1690, est plus conformiste. Il distingue « l'orthographe reguliere » (c'est-à-dire fidèle à l'étymologie) d'une orthographe d'usage qui transforme « les mots qui sont communs et fort maniez » (Voir l'article Y). Le Dictionnaire de L'Académie en 1694 est tout aussi prudent. On lit dans l'« Avertissement » que l'orthographe « ayde à faire connaistre l'Origine des mots ». La modernisation par suppression de lettres est le fait des imprimeurs et donc de l'usage, « le Maistre de l'Orthographe aussi bien que du choix des mots », selon les académiciens responsables du Dictionnaire ; ils se font l'écho des thèses de Vaugelas.
14 Les écrivains les plus féconds du premier XVIIe siècle ne s'embarrassent guère des cas de conscience linguistiques. Ils partagent l'opinion d'Étienne Pasquier : « Les langages ressemblent aux rivières » à cause du « continuel changement des ondes » (VIII, p. 684). En 1628, Sorel constate que le français est alors plus loin du français du Moyen Âge que de l'italien ou de l'espagnol (pp. 152-153). La notion même de fluctuation séduit sans doute les esprits de l'époque baroque. Le prolixe Camus η, en 1630, déclare dans La Conference academique, un traité sur l'éloquence :
La beauté d'une langue vulgaire passe presque aussi tost que celle d'une femme, ce n'est qu'une fleur aussi-tost esvanouye qu'espanouye, principalement en France ou l'on change plus souvent de mots que d'habits, et ou l'on parle à la mode aussi bien comme l'on s'habille (Camus, pp. 324-325).
Vaugelas lui-même, linguiste pourtant, en 1647, considère que ses Remarques ne serviront « que vingt-cinq ou trente ans » (Préface, n.p.), parce que la langue se modifie tous les cinquante ans (p. 249). En relevant des néologismes, il écrit : « Si ce mot n'est François cette année, il le sera l'année qui vient » (p. 214) ! Non sans humour, il dresse « l'horoscope des mots » nouveaux (p. 254).
Cette infinie tolérance nous déconcerte aujourd'hui. Les dictées deviennent des jeux télévisés réglementés, toute tentative de réforme de l'orthographe rencontre une opposition violente et savante, les arrêtés relatifs à la simplification de la syntaxe restent longtemps lettre morte. Les enseignants, semble-t-il, résistent à l'usage qui pousse à la simplification. Notre rapport avec la langue est fondamentalement différent - dans les pays francophones plus que dans le monde anglophone. De nos jours, certaines éditions prestigieuses respectent tellement la langue qu'elles soumettent les épreuves des ouvrages qu'elles publient à neuf lecteurs successifs dit-on η. Ce luxe aurait semblé et vain et incongru aux contemporains d'Honoré d'Urfé. Les circonstances ne s'y prêtaient ni à Paris, ni en province.
Lorsque paraît L'Astrée, le moyen français se meurt et le français classique s'élabore (Voir Glossaire). En 1572, Étienne Du Tronchet, secrétaire de Catherine de Médicis et auteur de Lettres amoureuses, peut encore composer un éloge des « termes graves et intelligiblement obscurs et obscurement intelligibles » (Longeon, p. 167). Cinquante ans plus tard, les critères ont changé. Dans les années 20, une édition des œuvres complètes de Ronsard η attire l'attention sur le fâcheux vieillissement de la langue du « Prince des poètes », le parangon de la littérature française. Ronsard restera-t-il admirable si sa langue est jugée désuète ? Mademoiselle de Gournay envisage un instant de corriger subrepticement ce poète qu'elle révère en prétendant avoir découvert de nouveaux manuscrits (I, p. 17). Tandis que mots et locutions passent rapidement de vie à trépas, l'orthographe d'usage demeure, bien entendu, irrégulière.
15 V. L'Évolution du texte
L'analyse génétique d'un texte répond à deux questions. La plus délicate porte sur l'origine de la variante (attribution et datation), la plus complexe, sur la nature exacte de la variante (graphique, grammaticale ou sémantique).
Attribution de la variante
L'Astrée illustre à la fois les vicissitudes de l'édition et les tribulations de la langue puisque ses diverses éditions renferment des variantes parfois captivantes, mais souvent de père inconnu. Doit-on s'interroger sur l'attribution des corrections d'un roman publié durant le premier quart du siècle ? À cette époque, Jean Baptiste Du Pont, entre 1603 et 1619, François de Rosset, entre 1614 et 1619, et Charles Sorel, entre 1623 et 1633, révisent et parfois étendent leur œuvre romanesque avec soin. Tous ont pu travailler avec des secrétaires plus ou moins qualifiés, tous ont certainement passé par des éditeurs plus ou moins fiables. À ma connaissance, nul n'a jamais douté de leur compétence de réviseurs : les variantes leur sont attribuées η (Voir Variantes confrontées). Faut-il se conformer à cet usage et rendre d'Urfé responsable des divers changements subis par L'Astrée ?
16 Honoré d'Urfé a lui-même lu et relu son œuvre. Il n'est pas concevable qu'un roman écrit par tranches n'ait pas fait l'objet de relectures attentives. Est-il possible que, pendant vingt ans, quelques centaines de personnages soient restés si parfaitement fidèles à eux-mêmes sans un effort du montreur de marionnettes ? Les inadvertances qui se cachent dans les volumes publiés du vivant d'Honoré d'Urfé se comptent sur les doigts d'une main, elles figurent surtout dans la troisième partie, celle qui a, évidemment, connu le moins de rééditions. Peut-être que, s'il avait vécu plus longtemps, le romancier les aurait corrigées.
- Dans la première partie, alors que Céladon médite dans le plus grand secret, le romancier ajoute que le héros a avoué ses sentiments (I, 12, 397 verso). À qui en aurait-il parlé ?
- Dans la troisième partie, Madonthe dit à Damon d'Aquitaine qu'elle a quitté le Mont-d'or pour obéir à un oracle (III, 12, 503 recto). En réalité, après le décès de sa nourrice, elle a préféré se joindre à Hylas, Tircis et Laonice qui se rendaient en Forez, et qui, eux, obéissaient à un oracle (I, 7, 213 verso).
- Toujours dans la troisième partie, quand des bergers arrivent de toutes parts pour une cérémonie qui se déroule devant le temple d'Astrée, les anciens compagnons de Diane surgissent. Avec Daphnis et Amidor se trouve Callirée η (III, 9, 370 verso) … cette Callirée que l'on nous dit morte dans la première partie (I, 8, 256 verso) !
- C'est alors aussi que le vieux Diamis n'est plus présenté comme l'oncle de Diane (I, 10, 347 verso), mais comme l'oncle de Lycidas et Céladon η (III, 10, 426 verso). Diamis n'a pas beaucoup de chance puisque, dans la première partie, Céladon l'appelait Diamis et Diane Dinamis !
Ces lapsus calami n'ont aucun retentissement sur le roman. Même si certaines fautes sont imputables à d'Urfé lui-même, par exemple lorsque le nom de Galathée prend la place de celui de Léonide dans toutes les éditions (III, 9, 368 verso), nous sommes en présence d'un écrivain attentif à la cohérence du récit. Il réussit à tendre des centaines de fils sans perdre ses lecteurs. Quels graphiques méticuleux il a dû dessiner pour se retrouver ! Pour n'avoir pas commis plus de bévues dans les milliers de pages η qu'il a avalisées, Honoré d'Urfé a certainement surveillé son texte. Il était d'ailleurs tout à fait conscient des écueils que rencontre l'auteur de fiction, lui qui rappelle :
L'on dit qu'il faut que le manteur ayt bonne memoire mais le poete surtout qui est manteur et veut estre creu veritable (Jugemant sur l'Amedeide, p. 161).
Il serait pourtant abusif de ne pas lui reconnaître des assistants, ne serait-ce que des copistes, à Paris, à Virieu ou ailleurs.
À cause du succès phénoménal du roman, le nombre des intervenants hypothétiques (« compositeur », « contrôleur » et secrétaires) est élevé, et peut-être proportionnel au nombre des variantes. Bien que j'aie pris soin de choisir des éditions homogènes pour les trois parties (l'édition préliminaire et l'édition de référence sortent de chez le même éditeur, Toussaint Du Bray qui s'associe une fois avec Olivier de Varennes), les variantes restent une jungle à défricher avec la plus grande prudence, en particulier celles de la première partie, qui, dans cette édition critique, se taillent la part du lion comme il se doit (Voir Variantes de la première partie).
Comment ne pas être tenté d'attribuer à Honoré d'Urfé les corrections significatives et aux copistes et autres typographes les « vices d'escriture η » ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Rendons à César ce qui est à César, et distinguons d'entrée de jeu révision du manuscrit et correction des épreuves. Maurice Magendie et Anne Sancier-Chateau ont raison : le romancier relit son manuscrit. Hugues Vaganay a raison : le romancier ne surveille pas la qualité de l'imprimé. C'est la troisième partie qui le prouve de la manière la plus indubitable, comme je l'explique ailleurs. Au cœur de ce volume qui a été remanié par Honoré d'Urfé lui-même (Voir Variantes), la coquille qui dépare toutes les versions rend l'ingénieuse devise du roi Childéric incompréhensible η.
17 Les Variantes
Voir ci-dessous la Table des matières des Variantes dans les trois parties
Nature de la variante
Une variante peut affecter trois domaines distincts, la forme du mot (variante graphique), le genre ou l'accord de ce mot (variante grammaticale), ou encore le déplacement et le remplacement du mot (variante linguistique ou sémantique). De plus, les éditions de L'Astrée exposent une forme relativement originale de variante graphique, la variante onomastique. Dans l'échelle des changements, le niveau supérieur - parce que le plus complexe - est évidemment la variante textuelle, une variante linguistique imposée par un auteur qui ne se soucie pas seulement de grammaire ou de phonétique.
18 1. Les Variantes graphiques onomastiques
Dans le domaine des corrections réussies ou avortées, il y a des cas à réunir dans une classe à part qui serait à la fois graphique, linguistique et textuelle. Il s'agit de la transcription fautive des noms propres, comme celle qui nous présente la riviere d'Or là où il faut sans doute lire la rivière Dore (III, 10, 425 verso) ! Toutes les éditions de L'Astrée recèlent ce genre d'erreur. Même si on néglige les accents présents ou absents, le h qui se balade, le l, le p ou le t redoublés ou non, et les fastidieuses et multiples inversions du i et du y, on rencontre des incohérences qui peuvent induire en erreur. La chose est grave puisqu'il s'agit d'un roman qui rapporte des événements historiques.
L'édition de 1621 de la première partie corrige six noms propres, celle de la deuxième partie en corrige huit, et celle de la troisième cinq. Et pourtant, toujours dans cette édition de 1621, cinq personnages restent mal nommés dans la première partie, neuf dans la deuxième, et, dans la troisième, un nom propre est faux dans toutes les éditions, comme je l'ai indiqué plus haut.
Il peut s'agir d'erreur graphique : ce n'est pas Seriane mais Leriane qui fait le malheur de Madonthe (II, 6, 365). Il peut s'agir d'une erreur ajoutée dans l'édition de 1621 : ce n'est pas Silvandre mais Silviane qui évolue au livre 12 (III, 12, 517 recto). Il peut s'agir d'erreur factuelle : Hylas ne rencontre pas Stilliane mais Floriante (I, 8, 259 verso). Il peut s'agir d'une confusion dans la graphie des noms de peuples anciens (Caturges ou Caturiges ? Lambrions ou Lombrions ?). Quelle que soit la nature de la faute, elle trompe le lecteur ; le savant Huet η lui-même se fourvoie.
La préparation de l'Index des noms propres a mis à jour des différences entre les éditions. Dans le cas de la première partie, le texte de 1607 est souvent bien plus cohérent que celui de 1621 ; la graphie des noms propres même est alors plus proche de l'usage moderne dans l'édition la plus ancienne. Dans le cas de la deuxième partie, le texte de 1621 renferme son lot de coquilles, mais dans l'ensemble, il est plus clair que celui de 1610.
Il est impossible de préférer le texte de 1621 dans le cas de la troisième partie à cause de la fréquente confusion entre noms et pronoms masculins et féminins η. Si quelques erreurs de l'édition préliminaire sont corrigées en 1621 (Variantes), notamment deviner qui remplace devenir, d'autres sont ajoutées : humeur est remplacé à tort par honneur.
Ce type de faute n'a pas d'âge. Au XXe siècle, l'édition d'Hugues Vaganay nous a longtemps fait croire que Bellinde mourait en même temps que Celion (I, p. 420). En fait, c'est Ergaste - devenu superflu - qui perd la vie ; il laisse le champ libre à Phormion. Les noms de peuples peu connus se prêtent aisément à l'erreur. Les Salasses (III, 7, 283 verso) s'appellent les Salastes chez Vaganay (III, p. 366) et les Salastres chez Maxime Gaume (p. 227). Les Sesnes deviennent de banals seigneurs chez Vaganay (II, p. 483). Mme Catach considère que parfois les ateliers d'imprimeurs respectent mieux « les mots difficiles ou mal écrits » (p. 19). Ce n'est pas le cas pour L'Astrée. On s'attendait pourtant à plus de soin et de la part de l'auteur, et de la part de ses éditeurs anciens ou modernes. Aucun des correcteurs potentiels du roman n'a fait un travail impeccable ou même sérieux. Il fallait absolument une édition critique scrupuleuse pour clarifier la situation.
19 2. Les Variantes graphiques
En 1621, les typographes semblent privilégier une graphie savante qui rappellerait l'étymologie ; ils multiplient les lettres qu'on n'entend pas. Par ailleurs, le libraire-éditeur, à cette date, sait que L'Astrée se vend très bien. Comptant sur le succès garanti, il se hâte et bouscule son atelier ; il se permet de négliger de surveiller la qualité des résultats. Voir par exemple ce que j'appelé « le tourbillon des accents, la valse des y et des i, et la fluctuation des u et des v » dans les rééditions de la première partie en particulier.
Plusieurs variantes ne nous apprennent presque rien sur l'orthographe parce qu'il s'agit de métaplasmes dus à des secrétaires qui comprennent mal l'accent ou l'écriture d'Honoré d'Urfé (offroit / osteroi I, 6, 188 recto ; ma / m'a II, 4, 222 ; entendre / attendre (III, 10, 426 verso). Même si certaines graphies pourraient indiquer une modernisation (raporter / rapporter ou subjet / sujet), il faut se garder d'attribuer systématiquement ces corrections à Honoré d'Urfé : lui-même écrit raporter ou subjet dans ses manuscrits η. Il semble avoir préféré ant à ent dans les substantifs qui se terminent par une semi-nasale, Jugemant pour Jugement par exemple η. Cette graphie ne figure dans aucune des éditions de L'Astrée que j'ai consultées. Par ailleurs, je pense que l'édition de 1621 qui introduit fréquemment des consonnes - dict au lieu de dit par exemple - a beau nous paraître archaïque, elle a pu passer pour savante à l'époque, et même peut-être répondre à un désir de l'auteur. En tout état de cause, rien n'indique que d'Urfé se soit jamais intéressé à la querelle de l'orthographe.
Le chaos des variantes graphiques et le cachet désuet de l'édition de 1621 reflètent le flou de l'orthographe d'usage. Bien que décevantes, ces variantes restent instructives, parce qu'elles révèlent ce que l'époque admettait, une « permissivité » choquante. L'éditeur n'a pas fait faillite ; les lecteurs ne se sont pas découragés ; d'Urfé ne semble pas avoir abandonné Du Bray.
20 3. Les Variantes linguistiques : grammaire
Comme le montre et le démontre Anne Sancier-Chateau, les corrections de ce genre sont fréquentes. Toutefois, elles sont loin d'être aussi systématiques ou aussi cohérentes que sa thèse le laisse croire. Quand on rencontre les mêmes solécismes dans l'édition de 1607, dans celle de 1610 et dans celle de 1619, est-on en droit d'assurer que la modification qui survient en 1621 appartient bien à l'auteur η ? Je ne suis pas prête à répondre à cette question par l'affirmative.
Dans Deux visages de L'Astrée, j'ai voulu que les analyses expliquent la complexité des changements introduits dans les rééditions du roman. J'ai privilégié les modifications de 1621 qui me semblaient les plus importantes soit à cause de leur impact sur la phrase, soit à cause de leur fréquence. Je souligne dans cette récapitulation les corrections que je juge les plus intéressantes pour des lecteurs modernes : celles qui affectent le genre des noms, le temps des verbes, le choix des prépositions et la place de certains pronoms.
L'absence de variantes est elle aussi significative : l'édition de 1621 ajoute le sujet des verbes personnels dans la réédition de la première partie de 1607, elle ajoute aussi ce t analogique que les premiers académiciens ont proposé d'appeler « Epenthese », « le contraire de l'Apostrophe » (cité dans Marty-Laveaux, p. 105). Ces corrections deviennent inutiles dans la réédition des deux autres parties du roman.
L'édition de la quatrième partie de 1624 apporte des raisons de se montrer circonspect. On sait qu'il s'agit d'un brouillon que d'Urfé n'a pas revu et qui a connu deux états la même année η. Les volumes dont nous disposons présentent un texte sommairement manipulé par des tiers. La ponctuation η extraordinairement illogique suggère que le copiste et l'imprimeur ont maltraité le manuscrit. De plus, le t analogique η irrégulier donne à penser que cette construction n'était toujours pas courante.
Variantes linguistiques : Vocabulaire
Habitués à un vocabulaire sanctionné par l'Académie française, sensibles à l'âge des mots, nous sommes souvent surpris par le genre des substantifs chez un auteur du premier XVIIe siècle. C'est d'ailleurs en se fondant sur cette catégorie grammaticale que certains lecteurs classent Honoré d'Urfé parmi les anciens ou les modernes (Voir Variantes de la première, deuxième et troisième partie). Le statut du mot reproche en particulier sépare deux critiques vigilants, Mme Sancier-Chateau et Mme Ayres-Bennett (Variantes).
Les tableaux suivants rapprochent cinq substantifs au genre variable dans quatre œuvres publiées, L'Astrée, Les Epistres morales, Le Sireine et La Sylvanire. Évidemment, je tiens compte uniquement des cas où ce substantif, au singulier ou au pluriel, est accompagné de mots qui indiquent son genre. La couleur est réservée au genre moderne.
Les éditions préliminaires déjà affichent des fluctuations. La tendance moderne est claire dans le cas de affaire, de doute, de erreur et de rencontre, mais reproche apparaît comme une exception frappante - peut-être parce qu'on disait « à belles reproches, de sanglantes reproches » (Vaugelas, p. 34).
L'Astrée | 1607 |
1610 |
1619 |
|||
masculin | féminin | masculin | féminin | masculin | féminin | |
AFFAIRE | 29 |
11 |
7 |
13 |
4 |
23 |
DOUTE | 8 |
0 |
3 |
13 |
3 |
11 |
ERREUR | 3 |
16 |
5 |
7 |
0 |
13 |
OUTRAGE | 6 |
0 |
1 |
0 |
18 |
1 |
RENCONTRE | 16 |
3 |
0 |
29 |
1 |
29 |
REPROCHE | 6 |
0 |
3 |
0 |
1 |
10 |
Justement, en 1621, dans la première partie, la seule instance de reproche au féminin donne le mot au pluriel (I, 3, 67 verso). Dans les autres parties, reproche passe d'un genre à l'autre. Quant au mot doute, il appartient au féminin plus souvent qu'au masculin ; c'est donc ce substantif qui devrait servir de pierre de touche. « Doute a été longtemps féminin », souligne Littré.
L'Astrée
1621 |
I |
II |
III |
|||
masculin | féminin | masculin | féminin | masculin | féminin | |
AFFAIRE | 16 |
12 |
4 |
10 |
4 |
16 |
DOUTE | 3 |
3 |
1 |
10 |
0 |
11 |
ERREUR | 4 |
13 |
5 |
4 |
1 |
8 |
OUTRAGE | 5 |
1 |
12 |
1 |
16 |
0 |
RENCONTRE | 0 |
14 |
0 |
24 |
0 |
27 |
REPROCHE | 6 |
1 |
3 |
0 |
1 |
11 |
Quel est le genre attribué à ces noms symptomatiques dans les autres œuvres d'Honoré d'Urfé ? Les manuscrits du Sireine η et des Epistres ont évolué pendant plusieurs années, mais non celui de La Sylvanire η. Justement, cette Sylvanire η parue après la mort de son auteur donne les genres modernes, sauf dans le cas de doute. Cette modernisation - plus sensible dans une pièce de théâtre ? - peut être due aux dialogues souvent vifs.
SIREINE |
EPISTRES |
SYLVANIRE |
||||
1618 |
1619 |
1627 |
||||
masculin | féminin | masculin | féminin | masculin | féminin | |
AFFAIRE | 0 |
1 |
1 |
1 |
0 |
4 |
DOUTE | 1 |
0 |
1 |
0 |
0 |
1 |
ERREUR | 1 |
2 |
6 |
1 |
0 |
7 |
OUTRAGE | 3 |
0 |
- |
- |
1 |
0 |
RENCONTRE | - |
- |
5 |
1 |
0 |
7 |
REPROCHE | 2 |
0 |
- |
- |
- |
- |
D'après la quatrième partie de 1624, un brouillon, Honoré d'Urfé donne encore le genre archaïque à doute et à reproche. On assiste pourtant à une intéressante stabilisation. Dans l'unique instance de affaire au masculin (IV, 5, 935) le substantif est précédé par un adjectif démonstratif qui pourrait être une coquille. Même situation dans la deuxième partie : l'édition de 1610 donnait un « tenir cest affaire secrette » qui devenait en 1621 « cette affaire » (II, 10, 649).
Quatrième partie de L'Astrée (1624) |
||
masculin |
féminin |
|
AFFAIRE | 1 |
44 |
DOUTE | Toujours féminin | |
ERREUR | Toujours féminin | |
OUTRAGE | Toujours masculin | |
RENCONTRE | Toujours féminin | |
REPROCHE | Toujours féminin |
Un examen des manuscrits autographes réunis dans les Mélanges donnerait des indications supplémentaires. Mais la même conclusion s'imposerait : il faut s'interdire toute généralisation hâtive. Les éditions d'époque ne sont pas fiables.
Les premiers lecteurs même ont porté des jugements hâtifs sur les genres des noms dans L'Astrée. Olivier Patru - dont on connaît l'admiration pour Honoré d'Urfé - s'est fourvoyé. Lorsqu'il a ajouté ses remarques à celles de Vaugelas, il a commenté le mot pleurs :
Astrée, tom. 2 page 607 le fait féminin, mais mal (II, p. 658).
En réalité, les éditions de 1610 et de 1621, comme celles de 1614, de 1624 et de 1633 donnent toutes :
Plus amers sont mes pleurs, et leurs sources fecondes,
Plus douces à mon cœur comme venant de vous (II, 7, 476).
Le seul qualificatif qui indique le genre de pleurs est amers qui est au masculin, les deux autres adjectifs sont au féminin, mais décrivent les sources des pleurs (fecondes et douces).
Une des huit autres occurrences de pleurs est au féminin dans L'Astrée : Céladon parle de « feintes pleurs » dans un sonnet de la première partie (I, 4, 120 recto). Huguet explique que l'ancienne langue admettait pleurs au féminin pluriel dans les vers : « Maintes nouvelles pleurs », écrivait Maurice Scève, par exemple.
L'étude du vocabulaire d'Honoré d'Urfé ne doit pas s'arrêter au genre des noms communs et se contenter de classer le romancier parmi les « modernes ». La richesse de son lexique est plus importante que son degré de modernité. L'Astrée, au fil des ans, renferme de plus en plus de mots différents et de plus en plus de hapax. Le Dictionnaire des fréquences le montre.
Jusque dans ses derniers écrits, même dans ses brouillons, Honoré d'Urfé enrichit et diversifie son vocabulaire.
Les variantes plus proprement grammaticales sont intéressantes dans le domaine des formes verbales, dans le choix des prépositions, et dans la forme et l'ordre des pronoms relatifs et des pronoms personnels compléments. Fait essentiel qu'il faut retenir : parce que certaines formes se sont modernisées et stabilisées dès l'édition de 1619, la troisième partie de 1621 renferme nettement moins de corrections.
Les éditions préliminaires des trois parties du roman renferment de multiples verbes au présent de l'indicatif, et la concordance des modes et des temps n'est pas scrupuleusement respectée. Les participes présents deviennent moins nombreux au fil des années, et les participes passés s'accordent mieux et plus souvent. Toutefois, les corrections, en 1621, sont moins régulières que ne le dit Anne Sancier-Chateau (pp. 158, 165). Les verbes pouvoir et ouïr par exemple conservent leurs formes désuètes.
D'Urfé transige avec la grammaire dans ses poèmes sans que ses correcteurs interviennent. Les besoins de la rime l'emportent sur la raison et sur la règle de grammaire - « Nécessité est la moitié de raison », dirait Cotgrave (Article Raison) ! Pour les besoins du vers, dans un sonnet de Léonide, un participe passé qui la désigne reste au masculin dans toutes les éditions :
Attaint jusques au cœur [...]
Une Nymphe grava ces regrets de sa main (III, 9, 375 recto).
Les prépositions subissent beaucoup de variations. Comme le note Anne Sancier-Chateau (p. 229), celle qui sont gouvernées par le verbe tourner, changent souvent pour devenir celles que nous aurions choisies. Au fil des années, la préposition dautant apparaît de moins en moins souvent ; elle est remplacée par d'autant. Contre conserve quelquefois un sens archaïque (Variantes). Il faut pourtant se garder de voir dans ces prépositions un signe de modernisation systématique. Dans la première partie, à mesme temps est corrigé en 1621 pour devenir en mesme temps (I, 11, 369 verso). La troisième partie de 1619 répète à mesme temps (III, 10, 440 recto) et ne le corrige pas en 1621. La première partie corrige aussi les prépositions régies par le verbe tourner ; ce n'est pas le cas dans la troisième partie.
Les pronoms relatifs composés sont remplacés, voire éliminés, surtout dans la correction de la première partie. Quoy et dont sont mieux utilisés (Variantes). Curieusement, ils reviennent en nombre dans la troisième partie, et ils ne sont pas toujours corrigés (Variantes). La confusion entre qui et qu'il, quelle et qu'elle reste extrêmement fréquente (Variantes) ; lequel et ses dérivés s'avèrent sources de confusion η, Anne Sancier-Chateau ne l'admet pas (p. 107).
L'ordre des pronoms personnels compléments est modifié. Cependant, l'édition de 1621 favorise l'ordre moderne dans la première partie (I, 10, 308 verso) plus souvent que dans la deuxième partie (II, 1, 58) (Variantes). La troisième partie reste étrangement imprévisible :
vous le / le vous (III, 2, 41 verso)
la vous / vous la (III, 8, 347 verso).
Les pronoms y sont même parfois mal corrigés η. Les grammairiens professionnels sont moins fermes qu'on ne le croirait. Si Vaugelas préfère « Je vous le promets » (pp. 34-35), Patru ne pense pas que « Je le vous promets » soit une faute (II, p. 621).
21 4. Les Variantes linguistiques : le vocabulaire
Sous ce titre sont réunis les changements syntaxiques aussi bien que les changements sémantiques. Dans ce domaine précis, certaines variantes appartiennent sans aucun doute au romancier lui-même.
Vers et prose endurent des traitements sinon identiques du moins ressemblants : modernisation grâce au genre des substantifs, atténuation des images les plus audacieuses, suppression des répétitions grâce à des pronoms et grâce à des synonymes, rétablissement de l'ordre des mots dans la phrase.
Quelques amendements ont un retentissement notable, mais d'autres restent sans suite. Ainsi, la réédition de la première partie donne souvent un synonyme à chose. Ce n'est pas le cas dans les rééditions de la deuxième et de la troisième partie. Le recours aux synonymes indique donc que la première partie est mieux corrigée que la troisième : le cuiseur archaïque est remplacé dans la première partie, non dans la troisième. Les adverbes aussi ne subissent pas le même traitement dans les diverses parties. Meschantement est corrigé dans la première, alors que feintement ne l'est pas dans la troisième.
Si la deuxième partie de 1610 est celle qui renferme le plus de mots répétés et même de phrases redites (II, 8, 507 et II, 8, 518 ; II, 12, 883), la troisième partie de 1619, en révélant une tendance à l'alambiqué, est celle qui renferme le plus grand nombre de phrases boiteuses, parfois à cause du pronom en (III, 12, 502 recto). On trouvera une bonne vingtaine de cas relevés dans les Notes. La réédition ne les corrige pas, et laisse passer des répétitions gênantes (l'épisode de l'attribution de chambres par exemple, III, 5, 183 recto et III, 5, 185 recto).
La quatrième partie de 1624 a beau être un brouillon, elle présente peu de redites dans le domaine des maximes. Cependant, l'aventure de la lettre perdue survient à deux personnages à quelques pages d'intervalle ; elle a maintenant des conséquences malheureuses η. Les répétitions de mots (le verbe faire IV, 4, 863 en particulier) subsistent. Ce sont les inadvertances et invraisemblances qui gênent le lecteur attentif. Comment Silvandre a-t-il pu méconnaître la signification de la marque qu'il porte au bras η ? Et comment se fait-il que ses compagnons ne l'interprètent pas ?
De toute évidence, la première partie a été revue plus scrupuleusement et plus fréquemment que celles qui l'ont suivie. Anne Sancier-Chateau pense pourtant que la troisième partie est supérieure (p. 311, note 45). Elle y relève notamment des constructions pléonastiques corrigées (p. 126), comme par exemple y en devant un verbe personnel. En revanche, elle ne signale pas les multiples cas où ces constructions fautives reviennent (III, 1, 19 recto ; III, 3, 92 verso ; III, 3, 98 verso ; III, 8, 333 verso ; III, 8, 340 verso, etc.). Si cette édition de 1621 de la troisième partie « témoign[e], à l'évidence, d'une relecture attentive des épreuves » (Sancier-Chateau, p. 34), pourquoi les répétitions demeurent-elles si nombreuses η et les constructions boiteuses si fréquentes (III, 4, 165 recto) ? Pourquoi les noms propres présentent-ils tant d'erreurs (Variantes) ? Pourquoi est-ce qu'une devise importante reste déformée par un bourdon dans toutes les éditions, comme je l'ai montré dans la Préface ?
Malgré les interventions d'imprimeurs rétrogrades, malgré les fluctuations inexplicables, on peut affirmer que le romancier a cherché à améliorer son texte, c'est-à-dire la copie qui devait aller à l'éditeur. L'intérêt d'Honoré d'Urfé pour la langue est indéniable. N'est-ce pas justement la qualité du langage de ses « Bergers » que d'Urfé défend dès cette première préface où lui-même dialogue avec son héroïne pour lui demander de parler pour lui (I, L'Autheur à la Bergere Astrée) ? Est-ce que cela suffit pour lui accorder le titre de « grammairien émérite » que Mme Sancier-Chateau lui décerne (p. 411) ? Dans le domaine de la langue, comme dans le domaine de la pensée, on le verra plus bas, l'auteur de L'Astrée s'avère d'abord et avant tout l'homme de la transition. Son Astrée oscille entre les libertés permises aux contemporains de la Pléiade et les restrictions que s'imposent les contemporains de Malherbe.
En étudiant « la Modernité de l'usage linguistique de L'Astrée », Mme Ayres-Bennett signale elle-même que quelques-unes de ses remarques mènent à des conclusions qui ne sont ni celles d'Anne Sancier-Chateau (p. 268), ni celles de Mme Denis (p. 270). Elles diffèrent aussi de mes analyses. C'est, en très grande partie, le prix que nous payons à cause de la disparité des éditions étudiées. Certains jugent plutôt que le « foisonnement de versions offre des ressources inépuisables aux études linguistiques et littéraires aussi bien qu’à l’histoire de l’édition » (Morgante, p. 4). La multiplicité des versions enrichit peut-être l'histoire de la langue et de l'édition, mais elle engendre la confusion, elle nuit aux examens sérieux et à la connaissance d'une Astrée aussi authentique que possible. Au risque de répéter ce que j'ai expliqué en exposant mes choix éditoriaux et le statut des éditions posthumes, je souligne que l'édition de Vaganay, une « mosaïque textuelle » - l'expression est de J.-M. Chatelain, citée par Mme Ayres-Bennett (p. 260 note 23) - induit souvent en erreur justement parce qu'elle ignore les couches du texte.
Celui qui étudie les Astrées, comme on disait alors, doit admettre d'abord qu'il est confronté aux coutumes éditoriales qui régnaient pendant tout le premier quart du XVIIe siècle, et non à l'œuvre d'un homme seul. Il doit aussi reconnaître que les conclusions tirées de l'étude de la langue doivent nécessairement être renforcées, voire validées, par l'examen des variantes textuelles, parce qu'il serait naïf d'attribuer toutes les variantes linguistiques à d'Urfé.
Si le XXe et le XXIe siècle tentent encore parfois d'appliquer une étiquette unique à un écrivain qui serait soit obsolète soit moderne, soit baroque soit classique, le XVIIe s'est montré beaucoup moins rigoureux. D'Urfé a été admiré par les tenants d'une langue vieillie, par exemple par cette Mlle de Gournay que Chapelain appelle « l'irréconciliable ennemie de l'écorcheuse Académie » (Lettre de 1639 citée par Pellisson, I, p. 383). Il a été également admiré par ce Patru η qui aurait pu composer la « Rétorique françoise » que Vaugelas et l'Académie appelaient de leurs vœux (Pellisson, I, p. 284). Plus encore, comme l'a relevé un spécialiste du langage précieux, le romancier a répandu un français élégant : « Honoré d'Urfé n'a pas seulement enseigné à plusieurs générations l'art d'aimer, il leur a encore appris celui de parler et d'écrire » (Lathuillère, p. 117). Un spécialiste du français familier renchérit : De L'Astrée « naquit le mouvement de préciosité qui envahit tout et décrocha durablement la langue française du peuple de France, la confinant dans les cercles de l'élite où elle évolua coupée de ses racines populaires » (Duneton, « La Bombe de L'Astrée », Le Figaro, 14 octobre 2007).
21-1 Et la Quatrième partie ?
Qu'advient-il aux textes qui n'ont pas subi de variantes ? Est-ce que les solécismes qui ont été corrigés dans l'édition de 1621 disparaissent ? En d'autres termes, est-ce que le style d'Honoré d'Urfé a changé ?
Dans l'édition de 1624, les fautes onomastiques et la ponctuation prouvent que ce texte n'a pas été relu. il n'y a pas de surprises majeures dans le domaine de la grammaire. La structure des phrases n'a pas connu d'amélioration notable.
• L'accord du sujet avec le verbe attire l'attention du lecteur sur le sens des mots plus que sur les règles de Malherbe :
- La tristesse et moy sont incompatibles ( IV, 3, 459.
D'Urfé mettait parfois le verbe à la première personne du pluriel dans des instances antérieures, notamment II, 4, 263 et III, 12, 504 recto.
-Pas une de celles que j'ay servies, qui a esté traictees (IV, 3, 451.
Pourquoi le deuxième participe s'accorderait-il comme le premier ?
D'Urfé applique l'ancienne règle, même pour les participes accompagnés d'un complément.
• Les pronoms relatifs gênent encore. Dont, De qui et Duquel alternent sans qu'on ne puisse déceler une raison. À quoi dans le sens de pourquoi survit dans un discours qui se veut persuasif (IV, 1, 152).
• Les pronoms personnels compléments sèment l'ambiguïté :
La construction ancienne reste la plus fréquente lorsque deux pronoms compléments se suivent : le (la/les) vous reviennent 24 fois par exemple.
• Les prépositions, elles, sont souvent modernes :
à la main, vers (suit tous les verbes de mouvement), en même temps (remplace les autres formes)
Est-ce que l'analyse de la grammaire dans L'Astrée permettrait à un lecteur de distinguer l'édition préliminaire de l'édition de référence ? Sans aucun doute pour la première partie de 1607, plus difficilement pour les suivantes. Est-ce que la quatrième partie de 1624 indique une modernisation des formes ? Oui, surtout pour le genre des substantifs.
22 5. Les Variantes textuelles
Les variantes linguistiques de L'Astrée sont la pointe de l'iceberg ; elles attirent l'attention sur les variantes textuelles, qui elles, sont captivantes. Pour résumer les caractéristiques de ces variantes sans les trahir, je soulignerai que la réédition de la première partie est la plus riche en surprises en ce qui concerne l'encadrement culturel des aventures romanesques. La réédition de la troisième partie est la plus instructive en ce qui concerne la composition du roman, la « science romanesque », disait-on alors, ou, pour utiliser un mot plus précis, la « narratologie ». Quant à la deuxième partie, entre 1610 et 1621, elle subit des corrections surtout stylistiques grâce à des segments de phrase supprimés. La seule variante réellement textuelle est datée de 1610 ; elle essaie de donner à un temple pastoral les allures grandioses des Triomphes de Pétrarque η.
La première partie de 1621 présente des figures de rhétorique décantées, une Gaule plus fidèle aux clichés, des bergers plus proches de la tradition romanesque, des poèmes remplacés, et surtout une toute nouvelle religion plus celte que païenne. La troisième partie, elle, dès sa première version, renferme une nouvelle conscience esthétique, une auto-analyse intermittente : les interventions du romancier et les commentaires des personnages s'attachent à éclairer les motivations de l'auteur et de ses créatures. Les variantes de la troisième partie affectent profondément le texte grâce à de longues additions et soustractions. Elles soulignent alors un moment-clé de la narration, la clôture d'une histoire intercalée (Variantes).
À cause de leur portée, les variantes textuelles sont certainement d'Honoré d'Urfé lui-même. Un éditeur ou un secrétaire se permettrait-il de substituer « Tautates » à « Pan », de faire de « Galathée » le doublet de « Diane », de remplacer un épisode centré sur un oiseau par un épisode centré sur des mots gravés sur un arbre η ? Le travail accompli par Honoré d'Urfé est remarquable bien qu'il n'ait pas été apprécié à sa juste valeur. Non seulement L'Astrée témoigne des changements du français, mais encore le roman révèle un écrivain vigilant, sensible aux nuances, et qui connaît le plaisir d'écrire.
23 VI. L'Évolution de la pensée
n'apportent avec leur naissance leur perfection,
et semble qu'aux mortelles le temps soit le vray
artisan qui les perfectionne.
Honoré d'Urfé,
Les Epistres morales, II, 1, p. 309.
Les desseins du romancier se transforment entre les éditions préliminaires et l'édition finale de son œuvre.
« C'est un enfant que la paix a fait naistre » (II, Au Roy).
Cette déclaration d'Honoré d'Urfé en 1610, dans la dédicace de la deuxième partie à Henri IV, illustre le virage abrupt imposé à L'Astrée. Le roman entre dans les rangs en se donnant un dédicataire. Il s'attribue un père spirituel traité de « Pasteur » métaphorique, de berger sublimé. La réflexion se situe à un niveau élevé - « Dieu » revient quatre fois -, et le nom de l'héroïne, pour la toute première fois, se confond avec celui d'une déesse Astrée ramenée du Ciel par le Roi.
Le choc est rude pour le lecteur qui a aimé la première partie de 1607.
24 Le roman de 1607 baigne dans la mythologie. Il étale une vision désordonnée de la Gaule du Ve siècle. Il se permet des incohérences héritées des romans de chevalerie. Il faut lire et relire la préface pour découvrir son fil directeur, puis lire et relire les deux grandes scènes du premier livre - rupture et sauvetage - pour comprendre qui fait quoi à qui. On continue à lire pour savoir pourquoi ... La description initiale d'un pays parfait semble relever de l'imaginaire. L'histoire de ce Forez au nom si propice est parfois celle d'un territoire envahi, et parfois celle d'une région souveraine. Alaric et la déesse Diane côtoient un César qui n'ose pas dire son nom. Les personnages foisonnent. Trois histoires intercalées finissent par la mort de leurs héros. Une maxime anéantit tout ce qu'on croyait savoir des romans d'amour : il faut « se marier non point par Amour, mais par raison » (I, 5, 156 recto). La fontaine de la Vérité d'amour η, à trois reprises, excite la curiosité. Le romancier s'ingénie à bouleverser l'ordre chronologique, à désigner avant de nommer, à nommer avant de montrer, à montrer avant d'expliquer ou de décrire. Le roman « avance à rebours », selon l'excellente formule de G. Giorgi (p. 23). L'Astrée de 1607 est un conte de fées, déguisé en conte de nymphes, pour amateurs de longues phrases.
25 Les choses changent parce que, depuis août 1602, Honoré d'Urfé est « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy ». Hardouin de Péréfixe explique fort bien les tactiques d'Henri IV, qui réunit autour de lui les anciens Ligueurs :
Il traitait les Grands et les gentilshommes comme ses compagnons, et, n'ayant pas assez de quoi leur donner, il les flattait de la gloire d'être le bras droit de l'État et de lui soutenir la couronne sur la tête [...] Des Ligueurs les plus passionnés, il fit ses plus fidèles serviteurs (p. 69).
Malgré les tentatives d'assassinat qui se succèdent, Henri IV continue d'œuvrer pour rapprocher catholiques et protestants. Sa politique en matière de religion est habile et efficace. Les historiens s'entendent pour louer son irénisme η.
26 En 1610, dans la deuxième partie de L'Astrée, Honoré d'Urfé, à sa manière, contribue à l'effort de paix pour prévenir tout conflit religieux (Voir Pleins feux). Adamas, qui n'était qu'un consultant circonspect en 1607, devient professeur de catéchisme. À travers lui, d'Urfé présente discrètement (de nuit et en secret !) une religion centrée sur le mystère de la Trinité η. Le dieu en trois personnes ressemble aux divinités celtes elles-mêmes assimilées aux mythes gréco-romains. Ce dieu unique, Tautatès, jouit d'un emblème végétal astucieux, un chêne qui convient au druidisme et à la pastorale. La leçon sur le mystère s'entoure de mystère pour donner un halo inoubliable à la Prisca theologia chère à Marsile Ficin, maître ès mythes platonisés et christianisés (Henein, pp. 48-57). En réalité pourtant, les habitants du Forez connaissent tous cet olympe mixte. Honoré d'Urfé parle de la religion en poète humaniste, non en théologien ou en historien. La liturgie qu'il décrit - peu contraignante - rappelle les rites de l'Église primitive pour rendre grâce à Dieu et pour honorer une Bonne Déesse polyvalente. Les rites redeviennent païens cependant autour du « vain tombeau η » de Céladon et autour du Temple d'Astrée η, monuments qui expriment de manière tangible le désespoir de deux héros qui subliment ce qu'ils aiment. Pour que le lecteur ne se décourage pas, trois histoires intercalées s'achèvent par l'heureuse récompense des protagonistes.
La deuxième partie respecte tant le protocole que la distance entre nymphes et bergers s'accroît : multiples apostrophes à une « grande Nymphe » (II, 2, 64 par exemple). En même temps, d'Urfé introduit de si complexes parentés η entre druides, gens du château et gens du hameau que la hiérarchie sociale semble vaine, et que la mésalliance n'est plus une impossibilité (III, 5, 189 recto). La réflexion sur l'amour se précise et se banalise : « On peut aymer en deux sortes : l'une est selon la raison, l'autre selon le desir » (II, 2, 89). L'essentiel est de savoir aimer. De la fontaine de la Vérité d'amour, il n'est plus question. L'histoire ancienne au contraire s'étale, quelquefois indûment : pourquoi soudain appeler Arles Archilla, sinon pour impressionner le lecteur ? La fiction, comme l'amour, se met sous l'égide d'une raison - quelquefois raisonneuse - qui ne craint pas de se contredire η.
Anachronismes et invraisemblances abondent autour de cette religion qui a probablement choqué les prêtres qui traitaient Honoré d'Urfé en ami, François de Sales et Camus η ; la Contre-réforme a ses limites ! Malgré tout, une fois posée cette religion nouvelle, Honoré d'Urfé entreprend de revoir la première partie de son roman. Il y insère évidemment la nomenclature nouvelle en remplaçant les mythes païens par les mythes celtes (Voir Variantes).
27 La première partie change de face pour toujours, et ce dès 1610. Jean Micard s'associe avec Toussaint Du Bray pour obtenir un privilège destiné à « La Premiere et Seconde Partie de L'Astrée » daté du 15 février 1610. Cette Première partie porte le même achevé d'imprimer que la deuxième partie, 24 avril 1610. Elle s'ouvre sur la dédicace à Henri IV. Le romancier surveille les moindres détails de son grand remaniement. On trouve au livre 2 le mythe de l'Hercule Gaulois qui épouse une Galathée. Au livre 4, d'Urfé prend la peine d'ajouter que des « druides » partagent le temple de Bonlieu avec les « vestales » ; celles-ci y séjournaient seules en 1607 (I, 4, 84 verso). Au livre 7, survient le changement le plus frappant, celui que A. Grange a souligné (p. 157) : les oracles ne sont plus offerts par Apollon mais par l'un ou l'autre des dieux celtes. Au livre 9, apparaît un Céladon qui ne descend plus du dieu Pan mais de chevaliers, ce qui bouleverse de fond en comble les valeurs pastorales. Ces transformations, des variantes textuelles essentielles, rendent la première partie de L'Astrée moins originale. À cause de l'ajout du mythe d'un Hercule fondateur, le Forez partage les légendes de toute la Gaule. À cause du sacrifice du mythe du fils de Pan, le héros ressemble à bien des personnages des Amadis η.
28 Henri IV meurt. La troisième partie conserve la théorie de la religion nouvelle. La pratique change. Le temple de Bonlieu est toujours partagé, mais il est maintenant organisé de façon à mettre en valeur une divinité née du croisement de la Vierge Marie et de Vesta η. Dans la deuxième partie, « la Vierge qui doit enfanter », était au loin, en Afrique et au pays des Carnutes (II, 8, 517 ; II, 11, 761). Dans la troisième partie, elle trône en plein Forez. Cette statue a tout ce qu'il faut pour déplaire aux protestants qui reprochaient aux catholiques le culte des images aussi bien que les excès du culte marial. Tout au long de la troisième partie, la tolérance religieuse s'estompe, elle est d'ailleurs moins nécessaire puisque plusieurs peuples nommés connaissent et révèrent Tautatès maintenant.
L'évolution de la pensée religieuse se reflète dans le choix des évêques nommés. Même christianisée en 1610, la première partie de L'Astrée n'accueille pas de personnages que l'Église a canonisés. Dans la deuxième partie, le romancier fait une rapide allusion à Saint Augustin, père de l'Église qui appartenait effectivement à l'Afrique de Genséric au Ve siècle. Les protestants appréciaient sa doctrine et ses écrits (Luther était un moine augustin). Dans la troisième partie survient Saint Remi, évêque probablement postérieur au règne de Childéric, mais lié aux rois mérovingiens. Remi évoque surtout la conversion de Clovis et la Sainte Ampoule ... ce qui a pu déplaire aux protestants. Lors du sacre d'Henri IV converti, le Roi n'a pas eu accès à l'huile consacrée par Saint Remi et conservée à Reims, ville encore ligueuse en 1594. L'évêque qui florit dans la quatrième partie de 1624 est Avit de Vienne. Chargé de l'instruction des deux fils de Gondebaud le fratricide, il réussit à inculquer à ses pupilles l'amour fraternel. Bien que les questions religieuses n'aient pas encore de place dans ce texte qui n'est qu'une ébauche, l'évêque figure un signe de concorde.
La pensée politique évolue au même rythme que la pensée religieuse. En 1619, dans la troisième partie donc, Adamas déplore que les Romains - entendez les païens - aient imposé leurs dieux dans la Province des Romains et l'Aquitaine du roi Euric - entendez Henri IV. Quand le druide condamne le « meslange de la Religion des Gaulois, des Romains, et des Grecs » (III, 9, 373 recto), d'Urfé brûle ce qu'il a créé ! En même temps, le soubassement politique du roman fluctue. Amasis, Dame du Forez, regagne la place et le statut que la deuxième partie lui niait. Elle n'est plus toutefois l'unique chef d'État astréen créé de toutes pièces par Honoré d'Urfé. Semnon, un imaginaire duc d'Armorique, entre en scène. Les « vrais » rois déchoient. Si Gondebaud, omnipotent, devient magnanime in extremis grâce à l'éloquence de Bellaris, Euric semble mériter sa mort prématurée. Torrismond, que d'aucuns traitent de bon roi, amoureux d'une nymphe forézienne, souhaite l'enlever alors qu'il n'envisage pas de l'épouser. Childéric incarne la tyrannie la plus révoltante. Clidaman, prince du Forez, prend le parti de ce roi criminel ; il en meurt. Malgré tout, la troisième partie se distingue par la verve de l'auteur et par l'enjouement contagieux des personnages : « rire » revient deux fois plus souvent que dans la première et la deuxième partie réunies η.
Faut-il rappeler que c'est dans cette troisième partie que la fontaine de la Vérité d'amour η surgit de nouveau ? Le romancier agit comme cette fortune qui, « comme bonne nourrice, ayant laissé quelque temps le desir du tetin à son enfant, librement par apres le luy abandonne » (Epistres, I, 8, p. 67). Au moment même où la fontaine est traitée d'allégorie du temps dans la demeure d'Adamas, le lion qui la garde, en chair et en os, vient terrifier les étrangers dans la plaine (III, 6, 224 verso). Au cœur d'un roman pastoral, les lions, métaphoriques ou non, ont pour principale raison d'être de surprendre les lecteurs. Parce qu'ils s'arrêtent aux apparences, les lions recèlent une des significations de la fontaine η. On le constate, la troisième partie regagne une qualité essentielle que la deuxième partie de L'Astrée avait perdu, cette précieuse « suspension » que Richelet définit (avant Furetière) :
Terme de Rhetorique. Figure qui consiste à suspendre agreablement l'esprit des auditeurs et à leur dire ensuite des choses qui les surprennent avec plaisir. [La suspension est propre pour amplifier, mais il en faut user avec discretion et principalement en François].
En somme, L'Astrée a subi deux virages notables. Le premier apparaît en 1610, avec la publication de la deuxième partie dédiée à Henri IV et le remaniement de la première partie. Le second, le plus inattendu, apparaît en 1619, grâce aux revirements affichés dans la troisième partie. Le romancier s'est alors éloigné de la Cour de France. Il a retrouvé avec la semi-liberté que lui permet le séjour à Virieu-le-Grand η le plaisir de raconter.
29 VII. L'Édition redoublée
L'Astrée possède encore une autre particularité éditoriale troublante que j'appellerai, faute d'un meilleur terme, le redoublement, c'est-à-dire le fait que, quelques mois après la sortie d'un volume, une deuxième édition (ou état) apporte des modifications annoncées sous un nouveau titre.
Deux des trois premières parties de L'Astrée ont connu des rééditions corrigées rapprochées. On se souvient que la première partie a eu deux éditions en 1607 (Variantes). La première est anonyme, la seconde ajoute le nom de l'auteur et modifie le titre. La troisième partie, dotée d'un privilège du 7 mai 1619, connaît des changements très importants dès 1620 (Variantes). Cette édition est alors dite à bon droit « Reveuë, corrigee, et augmentee de beaucoup » .
Seul le titre de la deuxième partie n'annonce pas de transformation entre les deux éditions de 1610 que nous connaissons (Variantes). Comme la publication de cette deuxième partie précède de peu l'assassinat du Roi, il est probable que ce sont les circonstances qui ont interdit une réédition.
Pourquoi ces éditions rapprochées ? Peut-être pour des raisons financières.
Une remarque que fait Pierre de L'Estoile dans son Journal de Henri IV nous apprend qu'au début du siècle, à Paris, la cote d'un nouveau livre baisse rapidement, entraînant ainsi une chute spectaculaire du prix. Voici comment Pierre de L'Estoile lui-même s'y prend pour se procurer à bon compte la traduction de l'Apologie du Roi d'Angleterre en septembre 1609 :
Il en fust débité un bon nombre, premièrement à trois quarts d'escu η, puis à deux, et finalement à vingt sols, et, sur la fin de la semaine, pour ung quart d'escu au Palais, où j'en ay acheté deux à ce prix (L'Estoile, p. 14).
Un nouveau livre perd les deux-tiers de sa valeur en une semaine. Toussaint Du Bray le sait et en profite. Il a pu s'entendre avec Honoré d'Urfé, souvent à court d'argent, pour produire rapidement des ouvrages dont la page de titre annonçait (à tort ou à raison) des nouveautés. Des raisons sonnantes et trébuchantes pourraient donc expliquer et les éditions rapprochées et surtout le singulier anonymat de l'édition de la première partie en 1607. D'Urfé n'en est pas à ses débuts ; il est à cette date l'auteur de La Triomphante entrée (J. Pillehotte, 1583), des Epistres morales (Jacques Roussin, 1598) et du Sireine (Jean Micard, 1606), des œuvres dûment signées, mais confiées à d'autres éditeurs.
30Si la notion de variante n'existait pas, il aurait fallu l'inventer pour étudier L'Astrée, ce livre à histoires ! La multitude et la diversité de ses transformations n'auraient pas dû arrêter les éditeurs modernes, elles auraient dû les stimuler. Honoré d'Urfé n'est ni un écrivain « grand seigneur » qui prend ses distances avec son texte (opinion de H. Vaganay), ni un « grammairien » chevronné méticuleux (opinion de A. Sancier). C'est un gentilhomme qui avait de nombreuses obligations, et qui a pris le temps de réfléchir sur la vie dans une œuvre qui s'est développée lentement pour meubler ses quelques loisirs. La confrontation de L'Astrée et du Sireine avec un roman contemporain, L'Enfer d'amour, démontre combien l'une des caractéristiques d'Honoré d'Urfé est justement de remanier profondément ses textes.
Les variantes de L'Astrée illustrent à la fois la mobilité du français, la modernisation de la langue de l'auteur et les sévères limites des ateliers. Au fil des éditions, L'Astrée sacrifie les images les plus vivaces et adopte un vocabulaire et une syntaxe de plus en plus proches des nôtres. Le lecteur attentif assiste au passage de la langue de Ronsard η à la langue de Corneille. En même temps, le roman ne cesse pas d'offrir à la Préciosité un registre d'expressions adéquates pour analyser les « aymables blessures » (III, 12, 508 verso), pour expliquer comment prendre du plaisir dans le déplaisir (III, 6, 246 recto), ou pour rappeler que « les cieux s'aiment » (III, 1, 10 recto). Depuis l'édition anonyme de 1607 jusqu'à l'édition finale de 1621, dans la prose comme dans les vers, malgré les variantes ou à cause d'elles, tous les critères du baroque demeurent repérables dans L'Astrée.
Partout où nous trouvons réunies dans un seul geste plusieurs intentions contradictoires, le résultat stylistique appartient à la catégorie du Baroque (E. d'Ors, p. 29).
Le mythe de la fontaine η, la religion hybride, les poèmes à double sens de Céladon, les fausses feintes de Silvandre et les thèses soutenues par Hylas illuminent de diverses manières ce concept aussi fluctuant qu'utile. Le fleuron du baroque astréen reste les « peintures esclatantes » (I, 2, 27 verso), un texte qui a connu peu de variantes, et qui résume et illustre les intentions de l'auteur η. D'Urfé y annonce la couleur de L'Astrée, chef d'œuvre d'un Protée romancier (Henein).
Le dernier commentaire qui s'impose est, en fait, une invitation. D'Urfé n'est, certes pas, l'homme d'un seul livre. Il a voulu s'essayer dans les quatre modes d'expression littéraire reconnus, la poésie, le théâtre, le roman et l'essai. Le Sireine, La Sylvanire et L'Astrée ont trouvé des éditeurs. Les manuscrits de La Savoisiade, épopée inachevée, ont inspiré des analyses prometteuses à Bruno Méniel (par exemple en 2004, p. 209). J'espère qu'un jour une âme de bonne volonté dotée d'un esprit curieux étudiera les divers états des Epistres morales. Dans cette méditation de facture classique, les choix linguistiques sont d'un moderne : le latin et le grec laissent la place à l'italien et à l'espagnol. Les variantes des Epistres démontreront l'extrême attention que leur auteur a toujours portée à la langue et les fructueuses déformations qu'il a imposées à ses lectures.
31 TABLE DES MATIÈRES
Le Sireine
Lyrisme
Lexique
Syntaxe
L'Enfer d'amour
Graphie
Langue
Conclusion
Variantes de la premiÈre partie
Une Édition refondue
1607-1621
I. Variantes onomastiques
II. Variantes graphiques
1. Leçons complémentaires
2. L'Âge de l'orthographe
3. Les Consonnes
4. Les Voyelles
III. Variantes grammaticales
1. Ajouts fréquents :
t analogique, sujet
2. Les Formes verbales
3. Les Prépositions
4. Les Pronoms relatifs
5. Les Pronoms personnels compléments
6. Les Adverbes
IV. Variantes linguistiques
Le Mot
1. La Modernisation du vocabulaire
2. Le Choix des mots
3. La Recherche de synonymes
4. Le Genre des noms
La Proposition
1. La Clarté de l'expression
2. Le Contrôle des répétitions
3. Doutes : Variantes ou coquilles ?
4. L'Organisation de la phrase
V. Le Cas des poèmes
VI. Variantes textuelles
1. Les Faits
2. Les Images
3. La Charpente politique
Galathée, gynécocratie, classes sociales
4. La Religion
clergé, théologie, Amour et Fortune
5. Le Peuple
Gaulois, Francs
6. Le Personnel de la pastorale
Gaulois, bergers, femmes
7. L'Histoire
Caïus Marius, Clodion, Neustriens
8. La mesure du temps
siècle, lune, données chiffrées
Conclusion
Variantes de la deuxiÈme partie
Des Éditions similaires
1610-1621
I. Variantes onomastiques
II. Variantes graphiques
III. Variantes grammaticales
1. Le Sujet
2. L'Article
3. La Préposition
4. Le Pronom
5. La Concordance des temps
IV. Variantes linguistiques
1. Le Vocabulaire
Modernisation
Synonymes
Genre
2. La Syntaxe
Corrections
Répétitions
Additions
V. Variantes dans les poèmes
VI. Variantes textuelles
Suppressions
Addition
Conclusion
Errata
Variantes de la troisiÈme partie
Des Éditions rapprochées
1619-1621
I. Variantes onomastiques
II. Variantes graphiques
1. Les consonnes
2. Les voyelles
3. Les lettres initiales
4. Les consonnes finales
5. Le y final
III. Variantes grammaticales
1. Les Pronoms personnels
2. Les Pronoms relatifs
3. Les Pronoms démonstratifs
4. Les Verbes
5. Les Prépositions
6. La Syntaxe
IV. Variantes linguistiques
1. Les Répétitions
2. Le Mot juste
3. Le Genre du substantif
4. Vocabulaire plus moderne ?
5. Les Métaplasmes
6. Le style plus imagé
V. Variantes dans les poèmes
VI. Variantes textuelles
1. Corrections ponctuelles
2. La Mesure du temps
3. La Causalité et la vraisemblance psychologique
4. Additions
La Galerie d'Adamas
L'Oracle d'Isis
5. Substitution
Le Dialogue d'Andrimarte et de Silviane
6. Soustractions
La fin de la narration d'Hylas
La description d'Andrimarte
Conclusion