Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
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Remarques sur Malherbe


« Jugemant sur L'Amedeide
Poeme du Seigneur
Gabriel Chiabrera η »


L'esthétique d'Honoré d'Urfé paraîtra assez avancée,
si on la compare à celle de Corneille, de
madame Dacier ou même de Boileau.

Ernest Renan,
Mélanges religieux et historiques, p. 293.

1 SignetSous l'impulsion de Marguerite de Savoie η, la fille de François Ier, son époux, Emmanuel-Philibert, et son fils, Charles-Emmanuel de Savoie η, encouragent l'exaltation littéraire et artistique de leur Maison. Rosanna Gorris démontre de façon convaincante que Charles-Emmanuel organise une sorte de « concours épique » pour découvrir un « second Homère » (pp. 80, 87). Il s'agit de textes peu connus aujourd'hui, composés le plus souvent en italien et par des Italiens. La Savoisiade d'Alphonse Delbene η fait exception puisque son auteur est Français. Composée autour de 1586, cette épopée raconte la croisade d'Amédée VI, mais reste inachevée.

Honoré d'Urfé commence et abandonne sa propre Savoisiade η avant la publication de la première partie de L'Astrée, en 1607. Dans les chants qu'il a terminés, il s'attache au destin de Bérold η, le fondateur légendaire de la dynastie des ducs de Savoie, originaire de Provence (Gal, p. 341). Il rapporte aussi les aventures du fils de Bérold, Humbert aux Blanches-Mains η (˜980 - ˜1048) qui, lui, appartient à l'histoire. Son superbe tombeau est dans ce site (10 septembre 2018). Il se trouve dans la cathédrale de Saint-Jean-de-Maurienne, à une centaine de kilomètres de Virieu η.
D'Urfé η glisse une louange de ses propres ancêtres dans le troisième chant de son épopée en décrivant le palais des Lascaris η (cité par Méniel, p. 358). L'abbé Gouget, au XVIIIe siècle, a pu croire que l'auteur entreprenait alors une autobiographie en vers (Toinet, I, p. 44).
Quelques vers de La Savoisiade paraissent en 1609 dans un recueil de poèmes réunis par François de Rosset (pp. 1-22) : ils semblent écrits avec le sourire. L'œuvre reste cependant incomplète avec 7 500 vers, mais neuf chants seulement. En attendant l'édition critique de ce texte qui contraste avec L'Astrée tout en éclairant l'esthétique de son auteur, on peut consulter le manuscrit dans le recueil intitulé Mélanges (« La Savoye », f° 67 à 182).

SignetBruno Méniel se demande si La Savoisiade est restée inachevée en 1606 à cause des relations difficiles de l'auteur avec le duc de Savoie η (p. 209). Honoré d'Urfé est alors gentilhomme de la chambre d'Henri IV. Le roi et le duc s'entendent mal. L'heure n'est plus à une épopée qui réunirait Français et Savoyards dans d'admirables légendes autour d'un fringant Bérold. Les circonstances changent encore en Europe autour de 1614 (Gal, p. 398), quand d'Urfé s'installe auprès du duc de Savoie η. La Cour parle surtout l'espagnol et l'italien (Mansau, p. 360), le français est en recul. La politique pro-espagnole de Marie de Médicis η éloigne de plus en plus la France de la Savoie (Gal, p. 347).

D'Urfé n'a pas définitivement abandonné sa Savoisiade. En 1615 encore, il en aurait soumis des fragments au duc de Savoie η. Celui-ci offre alors au poète une pension de deux mille ducats η, peut-être pour l'encourager à continuer (Méniel, p. 209). En février 1618, le Duc décerne à d'Urfé le collier de l'Annonciade η. Bien qu'elle soit toujours sur le chantier, l'épopée est dédicacée au Duc en août 1618 (Voir Épîtres). L'auteur prétend qu'il est le premier Français qui ait composé un éloge de ce prince. Il se vante d'être aussi le seul qui l'ait servi pendant un siècle gaulois - ce qui confirme que le premier exil savoyard date de 1598. D'Urfé explique qu'il se tourne vers l'épopée comme le guerrier qui prend sa lyre quand les armes ne sont plus nécessaires (cité par Gaume, pp. 689-691). On se souvient que les héros de L'Astrée ont pris des houlettes « pour vivre plus doucement et sans contrainte » (I, L'Autheur à la Bergere Astrée, n. p.) tandis que leur créateur, lui, a pris la plume.

Le duc de Savoie η lisait beaucoup et avec plaisir : il « ne voyoit point le titre d’un Livre sans le lire tout entier » (Guichenon, I, p. 863). « Ce prince aimait les lettres, et la bibliothèque de Turin lui doit sa fondation », écrit Pierre Larousse. Son « portrait labyrinthique », décrit et analysé par S. Gal, suppose que ce prince érudit était aussi un prince très profondément chrétien (#27-41). Toujours fasciné par « un passé de chanson de gestes » (Garrisson, p. 214), le duc désire un commentaire de L'Amedeida de Chiabrera, une épopée écrite en italien de 1590 à 1606, et traitant de la victoire d'un duc de Savoie à Rhodes (Dalla Valle). L'Amedeida chante les exploits d'Amédée V, dit Amédée (ou Amé) le Grand (˜1249 - 1323). Pour d'Urfé, le vrai « Grand » Amédée est Amédée VIII ; il le dit dans son Jugemant η.

Honoré d'Urfé se lance ainsi dans la critique littéraire. A-t-il déjà commencé la savante préface de La Sylvanire η ? Ce n'est pas impossible, car les ombres d'Aristote η et d'Horace η planent sur les deux textes. Le 14 décembre 1618, d'Urfé présente au Duc ses remarques sur L'Amedeide sous forme de lettre écrite « a la haste » (Jugemant, p. 185). Il met alors certainement la touche finale à la troisième partie de L'Astrée - dont l'achevé d'imprimer est du 3 juin 1619.

Gabriello Chiabrera (1552 - 1638), appelé parfois le Pindare italien et comparé à Ronsard η, est un poète prolixe qui a écrit des épopées et des drames, et dont quelques poèmes ont été mis en musique par Monteverdi η. Selon R. Gorris, l'épopée de Chiabrera, écrite en 1594, serait « le plus célèbre et le plus achevé des poèmes dynastiques en l’honneur des Amédée » (p. 101).

Sur la scène littéraire italienne, Chiabrera est en compétition avec son jeune rival, Giambattista Marino η qui a composé un panégyrique du duc de Savoie en 1608 (Guichenon, I, p. 868). Marino est à Paris en 1615, invité par Marie de Médicis η ; Honoré d'Urfé soutient ce chantre de la liberté poétique (Gaume, p. 645 ; Graziani, p. 189, note 15). En confiant justement à d'Urfé l'analyse du travail encore manuscrit de Chiabrera, le duc de Savoie η cherche à entendre le point de vue d'un rival. L'auteur de La Savoisiade η apporte aussi l'opinion d'un écrivain célèbre, d'un homme de guerre et d'un étranger. Le Duc lui-même a relevé des faiblesses dans L'Amedeide (Bertoletto, pp. 157, 163, 164, etc.), d'Urfé devait-il le contredire ou le soutenir ? La tâche n'a probablement pas fait plaisir au critique ; on le devine en lisant la conclusion de son Jugemant.

Le travail d'Honoré d'Urfé, resté manuscrit, a brûlé en 1903 dans l'incendie de la bibliothèque de l'Université de Turin, qui abritait le fonds ducal. Il en existait, heureusement, des copies. En 1836, une édition critique italienne de L'Amedeide joint quelques-unes des remarques d'Honoré d'Urfé au texte du poème héroïque et les commente avec sévérité (voir ce site, 20 avril 2015). Notre auteur porte alors le titre honorifique de « Cavaliere dell'Ordine supremo della SS. Nunziata ».

2 SignetEn 1849, Ernest Renan publie un « Fragment critique d'Honoré d'Urfé » (pp. 283-295). Il précise que la lettre manuscrite comporte seize pages. En 1896, Girolamo Bertoletto édite l'intégralité de ce texte : « Il Giudizio di Honorato d'Urfee sull'Amedeida » (pp. 148-183). En 1972, Maxime Gaume en offre des extraits : « À propos du jugement d'Honoré d'Urfé sur l'Amadeide du Seigneur Gabriel Chiabrera », (pp. 15-28).

Dans le Giornale Ligustico, Bertoletto nous apprend que la version de l'Amedeide que d'Urfé analyse a disparu. Dans la version disponible qui n'a paru qu'après la mort de Chiabrera, le poète a tenu compte de certaines des observations du Jugemant (p. 166). Bertoletto offre dans un long appendice des lettres où Chiabrera explique ses choix (pp. 183-280). Aujourd'hui, son épopée est communément intitulée Amedeida maggiore, pour l'opposer à « l'Amedeide Minore » que d'Urfé a étudiée. Malgré son surnom, la maggiore renferme dix chants au lieu des vingt que d'Urfé a lus. Gallica offre cette maggiore : L'Amedeida Poema eroico de 1620. Honoré d'Urfé l'a-t-il lue (Dalla Valle, p. 79) ? On l'ignore. Elle n'a jamais tenté un traducteur français. Un seul des drames de Chiabrera a été mis en français au XVIIe siècle, Le Ravissement de Céphale, en 1600 (Voir l'article de Wikipédia sur Chiabrera, 20 septembre 2014). Nicolas Chrétien des Croix, en 1608, inclut cette tragédie qu'il a traduite, commentée et légèrement modifiée parmi ses œuvres (Deutsch).

Je donne ici le Jugemant de G. Bertoletto. J'ai pu en obtenir une photocopie grâce à l'intervention de Bruno Marty que je remercie de nouveau. Je conserve la pagination du Giornale Ligustico (en caractères gras). La division en chants est d'Honoré d'Urfé. La numérotation des 72 (sic pour 76) sections est aussi de lui puisque l'éditeur italien introduit un sic. Je lui ai donné la couleur rouge pour qu'elle se détache mieux des autres chiffres. J'ai ajouté le numéro 1, qui manquait après le préambule.

J'ai respecté le travail de G. Bertoletto. Cet éditeur a mis dans les marges de droite et de gauche des numéros en chiffres arabes qui renvoient à l'édition italienne de l'Amedeida maggiore de 1896 ; ces numéros sont maintenant dans le texte. Bertoletto a introduit des parenthèses qui renferment soit des corrections qu'il a vues sur le manuscrit, soit des coquilles qu'il signale par des sic. Dans la copie qui suit, je mets entre parenthèses la mention « GB » pour bien marquer ce qui appartient à G. Bertoletto. Mes corrections sont entre crochets. Je ne recopie pas les nombreuses notes - extrêmement partiales -, mais j'en commente quelques-unes que je traduis.

Je modernise la graphie (u, v, i, j, et &). Les mots dotés de caractères gras mettent en valeur les thèmes-clés de l'analyse. J'enferme entre des crochets avec une police différente la correction des fautes évidentes ainsi que la traduction des citations italiennes. Lorsque deux mots identiques sont à côté, je supprime l'un d'entre eux (et et, la la, section 6). Comme l'a relevé G. Giorgi (p. 125), Girolamo Bertoletto a laissé quelques inexactitudes et introduit des mots italiens.
Une version fonctionnelle permet une lecture plus rapide du Jugemant d'Honoré d'Urfé. Mes Remarques suivent.

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SignetIL GIUDIZIO DI ONORATO D'URFE
sull' AMEDEIDA PER LA PRIMA VOLTA PUBBLICATO

Le Jugement d'Honoré d'Urfé sur l'Amedeide
publié pour la première fois

3

JUGEMANT η
SUR L'AMEDEIDE
POEME DU SEIGr GABRIEL CHIABRERA

[150]

4 SignetL'auteur a esté tres sougneux [soigneux] observateur de l'unité d'une seule action, et en cela il se peut dire [l']avoir si religieusemant observee, qu'il n'y a point eu de poete soit Grec, Latin ou Vulgaire qui l'ait devancé η.

Les reigles d'Aristote η y sont tres bien pratiquees. En ce qui est de la tissure η de l'œuvre, car le corps n'est n'y trop grand ny trop petit, et ny [n'y] a rien de monstrueux en ce corps la, pouvant le lecteur suivre fort ayse-mant, avec la memoire du commancemant jusques a la fin de l'action.

L'invantion est bieu [bien] prise, car y en ayant plusieurs qui mettent que ce fut deuant Acre que Amedee secourut la religion η de St. Jehan, ditte al-lors de Rhodes, et d'autres que ce fut Rhodes mesme, l'election qu'il a faitte de Rhodes est beaucoup plus a propos pour etre plus celebre, et convenir mieux avec la devise de F. E. R. T. η

De plus il n'y a rien en toutte l'invantion qui contrarie aux bonnes meurs qui est une chose tres remarquable, et en la quelle faute presque tous les autres poetes sont (GB : failly barré) taxes.

De plus l'invantion est toutte sienne, car son fondemant estant mis sur le vray, ou sur l'opinion receuë universellemant de tous qui est une mesme chose que le vray η pour un poeme il n'en a rien priz que la seule these η, Amedee a secouru Rhodes, tout le reste est de sa seule invantion, commant il y est allé, commant il l'a commance, et commant executé.

Quant a la disposition, elle est tres belle, car vous n'y voyez rien de confus, rien qui soit mal placé, soit en la disposition de l'œuvre en general, soit en celle de la colocation η des epissodes, qui sont et beaux et fort poetiques, n'estant point trop longs n'y [ni] communs.

L'elocution est grave, et si le poeme heroique peut estre dit trop grave sans doute l'auteur sera plustost taxé du trop que du trop peu. Mais parce que la langue Italienne m'estant estrangere η il est bien malayse que

[151]

j'en donne un bon jugemant ne pouvant pas recognoistre les douceurs ny les nayvetez de la langue, je ne m'arresteray point d'en parler, sinon que je trouve le stile fort velevé [relevé] les metaphores presque ordinaires η, parlant toujours d'un langage figuré et recherché, ce qui a mon opinion le rand un peu rhude η.

Les descriptions y sont tres belles et represantées comme devant les yeux, les passions, comme de la joye, et de la douleur, de l'amour et de la haine, de la colere de la frayeur et samblables y sont descrittes fort nayvemant et avec des parolles et comparaisons tres bonnes et significatives.

Bref le poeme en soy est tres beau et qui η vivra parmi les bons auteurs.

SignetMais comme parmi toutte une moisson, pour bonne qu'elle soit il n'est pas possible qu'il ny ayt quelque espy qui ne soit pas si bien grenee η, ou si meure que les autres, aussy sans offance de l'auteur qui veritablemant est un tres grand et tres docte personnage, com' [comme] estant l'un des premiers de son age, l'on y pourroit desirer quelque chose qui n'y est pas et en changer quelques unes qui y sont.

Et puis que V. A. η m'a fait l'honneur de me remettre le poeme entre les mains, et m'en demander mon avis je respondray en cette occasion comme en touttes les autres qu'il a pleu a V. A. me le commander (GB : de le dire barré), non point pour croire que je sois tel che [que] je (GB : sic) puisse donner jugemant d'un si grave et docte poeme, mai [mais] seulemant pour obeir à ce qui m'est commandé. Et pour le pouvoir faire avec plus d'ordre et plus intelliblemant [intelligiblement] je suivray les chants par ordre.

5 SignetChant premier

Signet1. Il me samble que quand l'on parle des chrestiens, il ne les faut jamais blasmer η, si le vice duquel on les accuse n'est chose tres verifiee. Quant l'auteur veut dire pourquoy Ottoman η vint assieger les Rhodiens, il dit que c'ettoit d'autant que leur [leurs] pechez avoient outrepassé les bornes de toutte misericorde et de tout pardon, et touttefois il n'y a historien quelconque qui raconte cela, et pour ce je crois que ce n'est pas bien

[152]

fait de blasmer ni une religioon η [religion] si sainte que celle de ces honorables chevaliers de St Jehan, ni un peuple chrestien duquel personne ne dit mal que luy pour chercher subjet à son discours.

Je voudrois plustost dire, que les esprits infernaux fasches que ces chlrs (GB : chevaliers) eussent faict tant de grands services a la relligion chretienne, du temps qu'ils estoient en hierusalein [Jérusalem], et que maintenant a Rhodes ils fussent le rampart de la chrestienté, et les seuls qui empechoient le progrez de la secte de Mahommet, pour les destruire, leur sussistent cet Ottoman η pour (GB : les barré) ruiner les habitans, et desfaire du tout cette sainte relligion.

Et mesme que d'autant que depuis Ottoman η fut chastié et toutte son armee si rigoureusemant, le chastimant en sambleroit plus juste et la protection que Dieu a de son peuple plus assuree, et cet exemple seroit tousjours a ceux qui sont affligez afin qu'il esperent η en ce Dieu qui est si bon et si puissant protecteur des siens.

De plus le poete doit toujours preparer tant qu'il peut le lecteur a la commiseration η, et disant que les Rhodiens souffroient cette affliction pour estre bons serviteur [serviteurs] de Dieu cela le [les] rand plus digne [dignes] de compassion, ec η.

1.6 2.
2. La priere que St Jehan fait est ce me samble un peu froide et qui pouvoit estre un peu plu [plus] pressante, car si quelque autre que St Jehan faisoit cette priere il seroit supportable que l'on priât Dieu par les merites de St Jehan comme procteteur [protecteur] particulier de cet ordre de chevaliers, mais que le meme St Jehan le fasse, il samble que la priere est un peu presomptueuse. De sorte que quand la Vierge Marie y eust esté adjoutee et que St Jehan eust represanté a Dieu les grands services que cette religion η avoit faits aux chrestiens, et ceux qu'ils estoient pour η faire, outre qu'une brieve enumeration eust esté tres agreable et poetique η tant du passé que du futur. Encore eust ce esté une bonne instruction η au lecteur de voir que jamais les bonnes œuvres ne demeurent aux prez [auprès] de Dieu sans remuneration.

3. Puis que l'auteur a dit que les grands pechez de [des] Rhodiens estoient cause que Dieu les affligeoit, il faloit que le perdon η fut ou devancé, ou suivi de repantance et de quelque grande penitance faitte par eux, car

[153]

nous avons tousjours veu que les perdons η que Dieu a faits, soit en general soit en particulier ont esté faits avec cette condition, comme Ninive η, et David η.

Outre que cela sert de grande instruction η au lecteur pour luy montrer [ce] qu'il doit faire quand il est affligé, pour ses pechez aynsi que l'auteur dit de ceux cy.

4. La harangue de l'Ange et la responce qu'il fait faire par Amedee restreignent la gloire d'Amedee toutte en Italie qui est ce me samble
1.15.18
une bien petite partie de la terre η pour retenir la renommée d'un si grand Heros.

5. Lors que l'Ange parle au commencemant a Amedee, n'y [ny] par ses paroles ny par ses actions, ny par le corps et la forme qu'il prand il ne se declare point estre autre qu'homme, et touttefois il fait dire a Amedee
1.18
di moy si tu es quelque immortel afin que je t'adore. Il samble qu'en cela Amedee se monstre un peu perdu de courage η puis qu'en son affliction a la premiere vue qu'il a d'une personne il la veut adorer.

Peut estre l'auteur a voulu imiter Virgile η au pr [premier livre] de l'Eneide qui fait user de ce mesme termes [terme] a son Enee, mais il faut prandre garde qu'il dit, que sa beauté ny son visage ne pouvoit point estre d'un mortel η.

[154]

6. Il dit qu'Alfanges avoit les cheveux roux η, et dans toutte l'œuvre fait la mesme description des cheveux η, et mesme lors qu'Amedee tue Abenamar, il dit qu'il le prand par les cheveux et lui couppe la teste, et il ne prand pas garde que les Turcs se razent tous la teste, et ne portent (GB :che barré) jamais cheveux. S'il disoit qu'Alfange eust la barbe rousse il seroit bon, car les Turcs ont les moustaches, (GB : Et barré) mais il dit particuliere [particulièrement] les cheveux et parlant de toutte une trouppe il dist « fascia i capelli » [« enroule les cheveux »] ces remarques aux poetes son [sont] grandement necessaires.

1.48
7. Avant que de descrire l'armee des Turcs il invoque la Muse comme si c'estoit son but principal que d'immortaliser les Turcs au lieu qu'il devoit montrer de n'en parler que par necessité.

8. Et est a noter que cette seconde invocation, descript la Muse comme a la premiere, crino adorno di stelle et di raggi [« crinière ornée d'étoiles et de rayons »]. Et estant touttes deux dans un mesmes chant il samble qu'elles ne devoient rien tenir l'une de l'autre.

9. Aynsi que η l'on peut conter a cinq cents hommes pour enseigne comme il descrit les premieres, il mest [met] 7 300 de pied η en l'armee d'Ottoman η
1.67
et seulemant mile chevaux, il samble qu'encore que il ne fut pas necessaire de beaucoup de cavalerie pour ce siege, touttefois la personne d'Ottoman η y estant, il faloit pour sa grandeur η y en mettre d'avantage, et mesme que presque tous le [les] combatts qu'il fait faire devant Rhodes c'est presque tousjour a cheval η.

10. De plus il ne fait ny icy ny ailleurs nulle sorte de mantion de l'attirail, des engins pour abattre les murailles, comme Belliers, Catapultes, Bricolles η, et samblables instrumants, necessaires, et qui portent estonnemant au lecteur, et admiration outre que cette recherche de la batterie η des anciens est curieuse, et agreable.

[155]

SignetChant 2

11. Cette seconde vision de l'ange est superflue (GB : inutile barré) parce que par la premiere il pouvoit faire la mesme chose, et pour ne remarquer tant de fois cette mesme consideration, je me contanteray de dire, comme V. A. a tres bien remarque η que il use tant de fois des demons et des anges qu'il samble qu'il oste l'honneur η de touttes les belles actions a ceux qui les executent, et veritablemant il n'y a pas un chant ou il ne fasse intervenir cinq ou dix fois les exprits [esprits] de sorte que le poeme se pourrait aussy bien nommer Demonomachia, que Amedeide, puisque il parle plus souvant des actions des esprits que de celles d'Amedee.

Horace η touttefois commande que lon [l'on] ne fasse point venir les dieux que quand c'est pour desnouer quelque chose qui est tellemant embrouillée qu'elle ne (GB : le barré) peust estre esclaircie d'autre façon, ou bien pour quelque chose grandement remarquable.

12. Quand l'Ange, et l'Ange Custode η parle [parlent] du pays d'Amedee, l'on le nomme Turin, et l'autre ny ajoute que la Dora η. Il me samble que c'est faire
2.5.29
tord a la grandeur de son Héros, qui avoit des grandes provinces, et de grands fleuves, et mesmes des costes de la mer, de sort [sorte] qu'il faloit nommer plustost les Allobroges, ou la Savoye η, le Pau, et la mer Ligustique η que non pas une vile (GB : sic) de Turin et un petit ruisseau comme est la Dore η.
13. Il dit che [que] l'Orsino η estoit chef de la langue η Italienne et le descrit
2.39
jeune, cela est contre (GB : l'ordres barré) les statuts de l'ordre de ces chevaliers, parce que telles charges ne se donnent que par ancienneté, et cette ancienneté ne se peut avoir que avec l'age η.

[156]

SignetChant 3

3.60
14. Il dit qu'Alfange est cogneu de Fernande et mesme il le nomme par son nom, combatant avec luy armé de toutte piece, et de mesme Alfange le nomme Espagnol en quoy il y a peu d'aparance s'il η ne dit quelque chose au paravant qui soit cause qu'ils se recognoissent η.

3.66
15. De plus en ce combat il fait qu'un amy d'Alfange luy parle fort long temps, et en presance de Fernande, et que peut on panser qu'un ennemy fasse, dans la chaleur d'un combat, ou l'un et l'autre c'[s']estoit blessé η.

16. Faut noter que toutte la description de cet (GB : comb barré) assaut est fort ennuyeuse tant parce qu'il est donné sans ordre ny sans art de guerre que d'autant qu'il y a fort peu d'incidants qui meritent d'estre racontez, et l'enumeration de tant de morts incognus, et memes tous tuez d'un seul coup est fort ennuyeuse η. Et encores que Virgile η, et au paravant Homere en ayent quelque fois usé, il n'est pas bon de les imiter en ce que lon [l'on] les a repriz outre que les temps sont fort differants et que le poete y doit faire une grande consideration. Outre que il n'est pas vray samblable η qu'estant armez ils soient tous tuez d'un seul coup.

[157

17. Je ne dis rien icy de la remarque que V. A. a faitte fort a propos,
5.10.17
de ce que N. D. η sauve le Doria η, qu'il η favorise presque autant qu'Amedee, et plus beaucoup que folques η le grand maistre, ce qui n'est pas raisonnable et ne le [se] peut escuser, sinon qu'il est genevois η [Genois] aussy bien que l'auteur.

SignetChant 4

18. La longue enumeration des tuez d'un seul coup est si ennuyeuse que le lecteur ne se peut empescher d'en desirer la fin, parce qu'il n'y voit rien de nouveau, et que le plus souvant il ny [n'y] a que les noms tout seuls, et encore des noms si facheux a prononcer qu'il est impossible presque de les (GB : fa barré) lire sans y faillir.

[158)

19. Il faut notter qu'il met force noms de maisons qui n'estoient point en honneur en ce temps la, ou pour le moins qui estoient si vils qu'ils ne pouvoient estre mis au rang ou il s'en sert, comme de fracastor η, Caponi η,
5.8
et plusieurs de Savonne η en quoi il fait tord a ceux qu'il nomme [ne nomme pas ?] et qui estoient veritablemant illustre [illustres] en ce temps la.

20. Le discours de Coldre η et de son compagnon, qui parlent si longemant [longuement] entre eux quand il [ils] rancontrent leur maittre en terre est bien superflu, car encore qu'il eust esté mort touiours estoit ce bien fait d'emporter le corps de leur maistre pour l'enterrer, a quoy donq tant de propos se domandant [demandant] s'il est en vie et s'ils l'emporteront η ?

[159]

SignetChant 5

21. Je remarque deux chose [choses] et [en] la tromperie que le demon veut faire a Amedee lorsqu'il se presente a luy, l'une que luy voulant persuader que Rhodes estoit deja priz il devoit avoir priz η la forme d'un homme de qui
6.22
le nom fust cogneu par reputation et non pas d'une femme du tout incognue que Amedee pouvoit avec raison croire s'en estre fuye de peur η.

22. Et puis que l'auteur vouloit (GB : prandre barré] donner cette forme au demon, il devoit aussi y ajouter touttes les choses vray samblables, mais il n'est pas vray samblable, qu'une royne telle qu'il se [la] dit soit aynsi seule parmi les rochers, et mesme ayant sa navire encree a la plage voisine η.

6.32
23. Et les discours d'Amedee me samble [semblent] aussy peu vray samblable [semblables], car il ny a pas apparence, qu'un si sage prince rancontrant une femme exploree η luy aille dire qu'il vient pour secourir Rhodes, ny moins qu'il
6.14.17
s'aille vanter que Dieu le mande pour donner ce secours, et puis enfin luy descouvre que Dieu luy ayt envoyé un Ange pour ce subjet, et lui
6.49
en doive envoyer encore un autre, car ces grâces et ces visions se doivent celler a chascun a plus forte raison, a une femme η, et femme encore incognue.

[160]

SignetChant 6

24. Tout l'honneur che [que] l'auteur doit attribuer a son heros il le luy oste par le moyen des armes invincibles que l'ange luy donne η, car le moindre
(7.8)
de Rhodes a qui ces armes eussent este aportees, en eust fait autant qu'Amedee, et il n'avantage en rien d'avantage η son heros, si non en l'election que Dieu en fait, et s'il est vray que le poete doive randre celui qu'il entreprand de chanter, le plus estimé qu'il est possiblr [possible], il samble qu'il devoit outre l'election de Dieu, y ajouter quelque action de prudence et de valeur en celuy cy. Mais faire faire tout par la force des armes, et par les miracles c'est luy ravir une grande partie de sa gloire, et d'effet quand Homere represante son Achille impenetrable, il luy laisse touttefois un endroit par ou il peut estre blessé, et encores que Virgile η donne a Ænee des armees [armes] que Vulcan a forgees touttefois il ne dit pas qu'elles soient invincibles et contre les quelles rien ne puisse resister, [car] leur attribuant cette vertu celeste, l'homme ny [n'y] (GB : participe point barré] contribue rien de [du] sien, qui soit digne de louange, et aynsi le poete ne parvient pas au but qu'il a choisi, qui est de grandemant louer son héros.

Donques je voudrois pour laisser quelque place a la vertu du grand Amedee, luy donner ces armes, mais (GB : les barré) luy en conditionner [la] force, comme si l'Ange luy disoit, ces armes sont telles que rien ne le pouvra [leur pourra] resister si tu es courageux si tu as ton esperance en Dieu, si [tes] desseins sont tous a son honneur et gloire, si tu ne fléchis point à la peine, si tu ne te laisse [laisses] point emporter aux voluptes et autres vices et samblables conditions, car par ce moyen il y avoit outre l'election de Dieu quelque chose du sien qui le randroit plus estimable. Mais de faire qu'il coupe a l'un la teste a l'autre le bras a l'autre la cuisse et a l'autre le travers du corps sans autre plus grande peine, et aynsi que luy mesme auteur raconte en ce chant et en tous les autres combats les actions d'Amedee il me samble qu'il vaudroit autant raconter les herbes qu'un faucheur abat avec sa faux dans un grand pré ne montrant pas qu'il y ayt plus de peine en l'un qu'en l'autre η.

 [161]

25. Il faut encore noter en ce chant et en tous les autres qui suivent et ou il parle des combats d'Amedee qu'il fait tuer tous ceux qu'il η rancontre d'un seul coup, sinon Ottoman η, et il n'attribue pas seulemant cette force a Amedee, mais presque a tous les autres qui combattent ce qui est fort peu vray samblable estant principalemant armez comme nous savons que le [les] chrestiens vont dans les combats, et meme en ce temps la les chevaliers η.

26. De plus et ce qui est bien a remarquer, il fait venir Amedee attaquer septante et tant de mile hommes, tout aynsi qu'un loup donneroit dans un trouppeau de moutons, sans prudence η, sans art, ny sans autre artifice sinon qu'il frape a tord et a trauers, qui samble un de ces conte [contes] desquels les nourrices endorment leurs enfants.

Il faloit donque ce me samble y mettre quelque vray samblale [vraysemblance] quelque artifice et quelque prudence η d'Amedée, quelque dissention qui fut avenue parmi les Turcs, quelque sortie de ceux de Rhodes, quelque Pan de muraille qui tumbant eust effrayé les assaillans, et qu'en mesme temps, estant chaudemant poursuivis l'ennemy s'estoit effroyé et presque enfuitte, ou quelque autre chose de samblable η.

Car nous remarquons qu'en touttes les actions que Dieu a fait faire a Josué, a Gedeon, a David η et aux autres qui ont eu sa particuliere assistance η, il a tousjours voulu qu'ils y ayent contribue et leur peine, leur artifice, et leur prudence, et courage, l'enumeration en seroit trop longue a la raporter icy, mais elle est assez cognue de chascun.

[162]

27. De plus, il n'est pas vraysamblable qu'entre tant de cappitaines Turcs qui voyoient combient un seul chevalier leur faisoit de mal il ne s'en trouvat un seul qui raliant plusieurs avec luy, ne vint assaillir Amedee afin que ne pouvant le surmonter un a un, ils le suffocassent par le grand nombre, car encor qu'ils ne l'eussent pas pu faire a cause des armes invincibles et l'assistance divine, touttefois eux qui ne le savoient pas, ne devoient pas laisser de faire ce qui estoit raisonnable, et que les moindres personnes aguerries η n'eussent pas manque de faire η.

28. L'on dit qu'il faut que le manteur ayt bonne memoire mais le poete sourtout qui est manteur et veut estre creu veritable, l'auteur samble en quelque sort [sorte] manquer quand apres avoir dit que les armes d'Amedee estoient impenetrable [impénétrables], (GB : et que barré) il escrit qu'un turc le frappe sur
7.21.6
l'eaulme [heaume] et le blessa, saldo la piaga scittica sostenne [« frappe le heaume (d'Amédée) : lui, comme un roc alpestre, a fait face solidement à la blessure η (?) »], et au mesme chant, Il dit qu'Ismeral s'adressant a Amedee qu'au paravant il avoit armé de toutte pièce
7.48.7

« E col brando gl' assalta il fianco ignudo »
[« et avec l’épée il lui frappe le côté nu »]

Et qu'Oronte aussy le frappe
7.74.4

In verso il sen ch il vincitor a nudo.
[« Jette une lance à deux pointes contre la poitrine nue du vainqueur »]

Je ne say pas commant il l'arme de toutte piece, et puis qu'il die qu'il η a le flanc et le sein nud. Il samble qu'en cela il y ait quelque contradiction.

[163]

29. V. A. a tres bien remarqué la mauvaise action que l'auteur fait faire a Amedee, lorsqu'Abenamar a genoux luy demande la vie, car veritablemant
7.25
si Amedee estoit en vie il ne confesseroit jamais cette curauté, quand on le mettroit a la torture, et quoy quil [qu'il] samble que l'auteur se veuille escuser sur l'ordonnance divine, touttefois nous ne voyons point
7.29
qu'il en ayt receu de tout tuer sans pardonner a personne, ou particuliaremant a ce Abenamar et si cette ordonnance luy eust esté faite, jamais le poete ne devoit le faire venir a une samblable action, qui est pleine d'inhumanité, et mesme de la façon qu'il la fait faire η, car il dit que d'une main tout a genoux qu'il estoit il le prit par les cheveux, et de l'autre il luy coupa la teste, et de plus l'ayant tué pour finir entieremant l'acte de parfaitte inhumanité.

Amedeo calpestra (GB : sic) le fredde membra.
[« Amédée piétine le corps froid »]

7.29
30. Et encores faut il noter en cette action qu'il fait que Amedee prand
7.30
Abennamar par les cheveux η et l'auteur ne se souvient pas que les turcs sont tous razez sous le turban.

[164]

SignetChant 7

8.14.31
31. Il dit qu'autour d'Ottoman η il avoit ses barons, je ne sais commant il puisse attribuer ce nom aux turcs, qui n'ont point non seulemant de ces tittres de marquis contes ny barons, mais qui n'ont pas mesme celuy de noblesse.

32. Quant a la remarque que V. A. a faitte de ce que Lancastre η meine
8. 40
ce Turc a Foulques η sans savoir s'il le veut, elle est faitte avec beaucoup de raison, car personne qui est commise a la garde d'une porte, la vile (GB : sic) mesme estant assiegee, ne doit laisser entrer personne sans l'expresse permission de celuy qu'y [qui] y commande.

[165]

33. De plus il me samble que pour ne randre point tant inutile η cet epissode [épisode] au reste du poeme il devoit avoir fait faire a ce Turc quelque chose en vangeance de l'offance de laquelle il se pleignoit, ou bien le faire chastier par la justice divine, par quelque hazard de guerre pour montrer que Dieu punit tousjours les traistres, et mesmes que ce soit η veulent attanter a la vie de leur prince souverain.
Car le poete sur toutte chose doit tousjours s'etudier de proposer des exemples de remuneration η, et de chastiemant des vertus et des vices, pour attirer aux uns et eloigner des autres les lecteurs.

34. Au contraire, qui est une chose que je trouve un peu estrange, encores qu'Amedee ne se veuille servir de luy en cette occasion, si est ce
9.32
qu'il luy dit qu'il a raison il me samble qu'une belle action ne devoit point estre avouee pour bonne par un si grand Prince.
(GB : Il barré) J'aurois donque opinion que cet epissode η [épisode] devroit este [estre] (GB : sic) (GB : la barré) osté, ou bien y ajouter quelque chose pour le randre tel que je dis et exemplaire, et pour s'attacher au poeme puis qu'en l'estat ou [manque : il est] il peut estre du tout osté sans que le poeme en ressante nul deffaut.

[166]

SignetChant 8

35. Il samble que quand Ottoman η tue Aleman ce soit une chose contraire a ce que les grands Turcs ont accoutumé de faire, parce que leur ordinaire η est de le faire faire par autre, touttefois s'il se peut excuser sur la colere je m'en remets au jugemant d'autruy, et mesme s'il y a subjet de colere, puisqu'il estoit blessé et que mesme il dit que le sang couloit encore, et que Aleman le dit luy mesme a Ottoman η.

36. En ce chant on ne voit presque rien que de songes, et des apparitions d'esprits et des discours des demons entre eux qui sont du tout trop ordinaires comme V. A. a bien remarqué.

SignetChant 9

37. Ce chant est aussy tout plein d'esprits, et je ne say pourquoy Aletto η qui fait ranforcer le combat et l'assaut contre Rhodes, fait ce qu'elle peut pour persuader la sultane de faire partir Ottoman η et laisser la [le] siege, il samble qu'il y ayt de la contradiction.

SignetChant 10

38. L'auteur dit que Sangario estoit Magicien η, et touttefois touttes les choses qu'il lui attribue en descrivant cet homme ne sont que celles d'un sorcier qui est de gresler faire la tempeste et l'orage, faire mal au bestail et samblables, et Signetil faut noter qu'il y a grande differance du sorcier au magicien η, car le magicien fait ses sortileges avec art et le sorcier ne fait que les maux que le diable luy donne a faire, et par de [des] choses lesquelles luy mesme n'entand pas.

39. Il est a noter qu'ils sont au devant de Rhodes, et touttefois il
11.3
descrit l'habitation de Sangario, comme si c'estoit en sa propre demeure avec les paremants η et horreurs qui sont dans les effroyables cavernes de telles gens.

[168]

40. La sultane parle a Sangario de l'action que Amedee avoit fait [faite] le mesme jour comme s'il y avoit de [des] mois et des annees

« / verme [sic] de l'alma Italia / e fece di sangue ogni sentiero ec η. »
« [venu] de la puissante Italie /et il fit couler de sang tous les sentiers »


41. Sangario au comancemant de sa conjuration outraye [outrage] le demon qu'il
(11.24)
invoque et l'appelle cruel et meschant, ce qui n'est pas suivant les regles de samblables enchanteurs qui au contraire les louent tousjours.

42. Mais il faut noter icy une chose que je ne say comme l'auteur a osé mettre les parolles η memes desquelles le magicien se sert, chose qui est encore sans exemple, car c'est aprendre a faire le mesme sortilege, et tous les autres Poetes qui en ont parlé s'ils mettent les circonstances et les choses qu'ils font ils η ne mettent point les parolles, mais disent seulemant, il murmura certains vers ou certaines parolles et s'ils mettent les parolles, ils passent sous silance les circonstances, mais celuy cy a mis toutes les deux.

Et ce qui est cause que cela ne se doit pas, c'est que ou l'on aprand a estre sourcier [sorcier] si la recette est vraye ou bien si quelque curieux la vouloit espreuuer et ne la trouvant pas vray, il peut convaincre l'auteur de faux.

[169]

43. Ireine au commancemant lors qu'elle s'offre de mourir, dit que si pour appaiser, et contanter les esprits infernaux, il faut une fille pour sauver Ottoman η, elle est toutte preste, et puis quand elle se tue, elle leve les yeux au ciel, invoque les esprits celestes afin qu'ils soient contants
11. 49
et satisfaits de ce qu'elle se sacrifie pour Ottoman η, et ne fait aucune mantion des esprits infernaux.

44. Et sur cecy il faut noter, que ce demon [manque : qui] avoit invanté cette ruze estoit bien ignorant de la creance des Turcs parce que les Turcs ne croyant point en la pluralite des Dieux, mais a un Dieu seul createur de toutte chose, et ne font jamais sacrifice aux esprits infernaux. De sort [sorte] que je ne say commant ny la sultane ny Ireine soient [sont] si prompte [promptes] l'une a le croire, l'autre a se tuer, puis que cela est contre [contraire] a leur creance.

45. Une autre chose est fort remarquable. Sangario, s'en va chercher un mont sur le lieu ou avoit esté fait le combat, et y fait son enchantemant et conjuration, et pour la seconde fois, il s'y en retourne avec Ireine, sans qu'il fasse mantion ny de garde ny de sentinelle, et y at [a-t-] il apparance que les Turcs ayant receu une si grande desfaitte, et les Rhodiens n'ayant point de muraille η en leur vile (GB : sic), laisse l'espace qui est entre la vile et le camp sans garde ny santinelles η.

[170]

11.51
46. De plus il fait qu'Ireine se tue elle mesme, qui est une chose inacoutumee et qui n'a jamais esté ditte que la victime η se tua soy mesme.

SignetChant 11

12.28
47. Il nomme l'Empereur de Costantinople [Constantinople] Roy de bizance, les tittres se peuvent bien augmenter, sans estre repriz comme d'un duc l'appeller roy de ses peuples, mais non pas le diminuer, il est vray que le mot de prince comprand toutte puissance souveraine.

12.39
48. Les armes d'Ottoman η sont descrittes trop au long et les choses qu'il y met ne sont d'aucune substance η pour le poeme. estant presque touttes de fables et choses assez triviales.

49. Il fait sortir en pleine campagne folques η, avec deux ou trois mile hommes, pour combatre une armée de septante quatre mile hommes, en quoy je remarque trois (GB : barré et remplacé par deux) choses un peu contre mon opinion.
(12.53)
La première que foulques η qui est le chef de la place assiegee sorte

[171]

dehors, ce qui ne se doit faire selon l'ordre de la guerre pour quoy che [que] ce soit.

50. L'autre qu'il ne laisse presque personne pour defendre la ditte place si de fortune elle venait a estre attaquée de quelque autre costé, mais au contrere [contraire] (GB : sic) en oste presque toutte la de [sic] deffance, et cela je ne say commant avec une stance il n'y a remedié car il le pouvoit faire aysemant.

 51. Et la troisiesme, commant deux ou trois mile hommes se vont
12.37
presanter devant septante et quatre mile en pleine campagne, sen [vu] que le jour precedant il [ils] n'avaient point assez la force pour se deffandre dans la vile mesme.

Et ne faut point alleguer, qu'ils estaient fortifies de l'assistance d'Amedee parce que il les fait combattre tant que deux livres η se peuvent estandre, sans qu'Amedee y soit, qui est une chose si (GB : fort barré) peu vray samblable que je ne say commant il n'a voulu couvrir cette

[172]

tesmerité et imprudence, de quelque avis celeste luy qui est si rampli de samblables invantions η.

SignetChant 12

13.21
52. Le discours d'Asmodee et de Belial η seroit plus propre (GB : a barré) d'estre obmis, parce qu'il ne sert de rien au poeme η et sinon a faire parler des demons qui ne sont que trop ordinaires en cet œuvre, et mesmes qu'ils ne doivent jamais estre represantez que pour chose entierement necessaire.

53. Il ne sert a rien de remarquer icy que tous les combats d'Amedee sont commancez et finis d'un seul coup, car nous avons desja (GB : sic) dit que tous les autres sont de mesme. Et quoy qu'il pourroit estre permis d'attribuer ces grands et mortels coups tant a cause de sa propre force que des armes divines qu'il avoit, touttefois cela ne le devoit pas estre aux autres puis qu'il n'est pas vray samblable η.

54. Quand il dit qu'Amdee luy seul poursuit et chasse tant de miliers
15.20
d'hommes, ne samblet [semble-t-] il point qu'il se moque du lecteur, et quand

[173]

il le fait entrer a cheval dans la mer et poursuivre les barques, ne le represante il pas sans jugemant, et il le fait plaindre et lamanter de peur
15.28
de se noyer ne le fait il pas faible et perdu η de courage, mais quelle action de jugemant et de prudence lui attribuet [attribue-t-] il ?

55. SignetLe discours de St Maurice η qui après l'avoir sauvé luy raconte les actions de quelques uns de ses predecesseurs est ce me samble fait avec peu de raison, tant parce qu'il ne luy raconte que des choses passées, et qu'il y a apparance qu'Amedee devoit bien savoir, que d'autant qu'il retient hors du combat celuy qui estoit le salut de tous les autres et je ne say quelle appareance η [apparence] il y a de le tenir en discours cepandant que les autres [GB : le barré] combatent et qu'il sont en telle estremité [extrémité] η.

SignetChant 14

56. Il y a peu d'aparance en la dexcription [description] du lieu qu'Amedee trouve,
16.1
estant si beau, si delicieux, et tant de beaux arbres et telle quantité

[174]

d'oyseaux si rares y ayant apparence qu'ou les armees si grandes sejournent le [les] lieux soient si bien conservez et les oyseaux si prives.

16.5
57. II fait reposer Amedee sur cette rive delectabre [delectable], cependant que les autres se batent, qui est une mauvaise action pour un chlr (GB : chevalier)
15.20 sic 16.20
genereux, et quoy qu'il die qu'il estoit las il samble que le faisant courre aprèr [après] l'archer qui luy tire un coup de fleche en ce lieu, et mesme avec tant de vitesse il n'y a pas apparance qu'il ne put retourner η au combat ou il estoit si necessaire, mesme que St Maurice η qui alla guerir [querir] dans le
16.44 sic
paradis terrestre de quoy luy redonner les forces le pouvoit aussy faire dans la bataille.

16.24
58. Le discours de l'Ange Custode η de Rhodes, et de Leviatan η le demon sont si longs qu'ils tienneni [tiennent] une grande partie de ce chant, et ne say pourquoy il donne au demon le savoir de prophetiser la peste qui est depuis avenue a Rhodes sen [vu] que le [les] demons ne savent point les choses futures.

[175]

SignetChant 15

59. Il dit que Foulques η avoit fait un bataillon de touttes ses gens tout
17.1
entourné de piques, et en rond, de telle sort [sorte] que rien ne le pouvoit offancer que le [sic] les fleches, et touttefois il dit qu'Ottoman η a cheval en tue un grand nombre. Il samble qu'il y ayt en cela de la contradiction.

56 (GB : sic) 60. Il faut notter aussy que la coutume du Grand Turc n'est point de combattre jamais que l'avant garde ne soit desfaitte et une grande partie de la battaille desfaitte η, et touttefois il fait combattre Ottoman η tout seul et sans qu'il y ayt aparance η de cette grande routte et necessité.

57 sic 61. Il dit qu'un Chrestien ayant tiré un coup de fleche a Ottoman η, elle fuy [luy] aloit entrer dans l'estomac ; mais Alecto η la detourna, c'est chose que
17.17

[176]

le Diable de soy mesme ne peut pas faire, ouy bien l'Ange par l'ordonnance de Dieu.

Je croy qu'il a voulu imiter Homere lors qu'il dit qu'en la guerre de Troye les Dieux deffandoient ceux desquels ils estoient partiaux, mais il n'a pas considere qu'en ce lieu la Homere les fait tous des Dieux, c'est a dire a faire ce qu'ils vouloient comme Dieux, au lieu che [que] parmi les chrestiens la creance de la puissance des Demons est toutte autre.

17.20
58 sic 62. Le discours d'Aleman et de Giorgo est trop long et le poete fait 17.35
que Giorgo se tue sans raison, car ne voyant point son amy encores mort il devoit le porter en lieu ou il le put faire panser, et s'il mouroit il luy eust esté alors plus permis de se tuer pour la perte de son amy ou pour la [le] suivre η.

59 sic 63. Alors qu'il nomme quelqu'un il dit d'ou il est et qu'il [qui il] est et commant venu en ce lieu ce qui interromt [interrompt] infinimant le discours, c'est pour-quoy si ce n'est pour un ou deux dans tout un [GB : ch barré] livre η, les poetes ont accoutumé d'en dire fort peu, en leur propre personne mais le font dire par d'autres, ou aux reveues generalles ou en quelque autre occasion.

[177]

SignetChant 16

60 sic 64. Pante raconte a Dardaganio [Dardagano] sa fortune, estant si blessée qu'elle
18.5
meurt a l'heure mesme. Le poete la fait amuser en cet estat a descrire des choses ou il ny a pas apparance comme a particulariser la beauté des habits d'Alfange et de son cheval, ny ayant pas apparance que se
18.8
santant deffaillir elle s'amusat a ces petites choses.

61 sic 65. Le discours long de Dardaganio [Dardagano] avec sa maistresse est hors de
18.29
temps, car il s'amuse a desduire les habits de sa maistresse, et la douceur de son chant η, au lieu de vanger Pante, d'en aller querir le corps et l'enterrer, ou faire quelque autre chose, au η temps, et la personne.

SignetChant 17

62 sic 66. Il fait que Ottoman η vient aux mains avec Telamon sans nulle observation
19.6
de l'art militaire, parce qu'ayant dit que foulques η de toutes ses gens avoit fait un bataillon commant sans avoir dit qu'il soit ouvert ou seulemant attaqué dit [dire] qu'Ottoman η vienne aux mains avec Telamon. Mais il ne faut pas trouver ce combat estrange car tous les autres sont faits de mesme.

63 sic 67. Les visions, discours, et apparitions des esprits contiennent η la plus grande partie de ce chant, qui est une chose bien importune.

SignetChant 18

64 sic 68. Il fait combattre Amedee et Ottoman η sans dire commant cela
21.4
pouvoit estre, parce que de croire qu'Ottoman η soit veu combattre et mal traité et que les siens ne le secourent point il n'est pas vraysamblable η, d'autant que ce n'estoit pas un combat η assigné, ny fait avec les assurances d'un costé et d'autre.

[178]

C'est pourquoy je panse qu'eut esté fort a propos de faire que la foule des Turcs voulant secourir Ottoman η qui meurt incontinant après des grands coups receus.

21.11
65 sic 69. La balance que Dieu prand pour savoir le quel de [des] deux mourra d'Amedee et d'Ottoman η, est une imitation d'Homere, en ce qu'est d'Achile (GB : sic) si [et] d'Hector, mais ce me samble peu convenablemant apropriée en ce lieu, car Homere dit que les Dieux n'estoient resolu [resolus] lequel devoit vaincre, et en ce combat il n'est pas ainsy, car puis qu'Amedee avoit les armes invincibles, et contre les quels [quelles] rien ne pouvoit resister, il est certain que Dieu avoit desia resolu qu'il vincroit [vaincroit].

[179]

De plus Achille et Hector, estoient et l'un et l'autre soutenus par de [des] Dieux partials [partiaux], ce qui n'est pas en ceux cy, car l'un qui est Amedee est du tout soutenu de Dieu. De plus la balance estoit pour peser lequel estoit le meilleur pour le moins il dit que les coulpes d'Ottoman η le firent dessandre [descendre] en bas, et [en] cela il samble qu'il outrage Amedee et sa prud'hommie de le balancer luy qui est si grand serviteur de Dieu avec un Turc qui en est si grand ennemi.

66 sic 70. Il dit que les esprits infernaux pleignoient autour du corps d'Ottoman η, et peu auparauant il avoit dit que l'Ange les avoit par commande de Dieu
(20.48)
ranfermé [renfermés] tous en enfer, et mesme il en fait une longue description.

67 sic 71. Il fait que les chrestiens se retirent après ce combat d'Ottoman η, dans Rhodes, sans dire commant les deux armees se separent, et tout aynsi que si s'estoit une chose fort aisee et de nulle importance.

SignetChant 19

68 sic 72. Ce chant est beau et tragique mais il me samble que les plaintes
(21.20)
de la nourrire [nourrice], et du valet de chambre sont trop longues, parce que aux choses tristes η il faut estre brief, parce qu'autremant l'esprit du lecteur se lasse et ennuye grandemant.

[180]

SignetChant 20

69 sic 73. C'est sans aucune belle invention que l'auteur fait predire par St Maurice η les actions du duc Emanuel Philibert, et de V. A. car il a fait venir si souvant les anges et l'esprits [les esprits] que cela en son poeme est aussy ordinaire que les moindres actions qu'il descrive.

70 sic 74. Mais encores il me samble qu'il a laissé a dire les choses qui estoient de tres grand prix, car il devoit mettre la bataille de St Maurice η, et cela d'autant plus que c'estait St Maurice η qui parloit.
Il devoit dire quand V. A. recouvra son corps et son espee de Valesiens η, et qu'elle ne leur voulut point donner la paix qu'a cette condition.
Des guerres faites contre les deux plus grands Roys η du monde, par si longues années.
De la prise du Monferrat η.
Du siege d'Asti η et cette action il la pouvoit egaller a celles de Rhodes a cause de la grande armee qui le tenoit assiegé.
D'avoir conservé la liberté d'Italie η, en rompant tant et de si grandes armees qui la vouloient subjuguer soit par la force, comme par la prudence.
Bref descrire veritablemant les actions de [des] quatre ou cinq annees dernieres.

[181]

De plus il me samble che [que] le Beat Amedee η ne devoit point estre oublié, tant pour la grandeur et honneur d'un prince si saint, que pour la conformité des noms.
Il devoit aussy faire mention de l'ordre de l'Anonciade η a causa [cause] de la devise de F. E. R. T. η pour luy montrer que l'action qu'il avoit faite seroit d'eternelle rnemoire.
Je croy que ces choses pour le moins devoient estre briefvemant des duittes par St Maurice η, puis que sont toutes actions essentielles, et connues de toute l'Europe.

71 sic 75. Il me samble aussy qu'avant que de faire faire les actions de grace par Amedee et Foulques η, il faloit avoir faite [fait] venir quelqu [quelque] messager qui
23.23
eut raconte la faitte [fuite] nocturne des Turcs, et l'orage qui sambloit de leur (GB : desia barré) avoir desja fait naufrage, car de faire faire η l'action de grace avant l'entiere victoire quoy qu'elle soit promise, a Amedee, il samble que le peuple ne pouvoit pas avoir la grande joye qu'il faut en samblable occasion, outre que c'est une action generalle, et ou il samble que tous ceux qui ont participé au peril et a la peine doivent aussy concourre. Ce qui ne se pouvoit pas faire les ennemis estant encores dans l'isle ou pour le moins ne sachant pas qu'ils en fussent encores sortis.
Et de plus il me samble que les derniers η vers de toutte l'œuvre eussent esté beaucoup plus digne [dignes] de la clorre par l'action de grace, que par la description d'un naufrage des Turcs.

72 sic 76. Je trouve aussy que d'avoir osté les armes divines a Amedee n'est
23.6
pas bien a propos, parce que jamais Dieu ne nous oste les graces qu'il nous fait que quelque η nostre demerite ne precede, de sorte que disant que lon [l'on] le despouille des ses armes il samble qu'il s'ensuivre (ensuive) qu'il oyt [ait] faite [fait] quelque faute.

Mais j'eusse voulu le [les] luy laisser et pour montrer la particuliere protection qu'il plait a Dieu d'avoir a iamais de la maison de Savoye, je voudrois les luy laisser sa vie durant avec promesse de mettre ces armes invincibles dans la Savoye, et les garder la a jamais pour la conservation et assurance des estats de ses grands justes successeurs, et pour oster l'esperance a tout pouvoir humain de les surmonter jamais.

[182]

6 SignetVoila Monseigneur ce qui me samble de ce poeme qui a la verité est beau et docte, mais que je croy qui [qu'il] plaira plus aux savants qu'au vulgaire. Aussi n'est il pas permi [permis] a tous de se servir de la masse η d'Hercule, et touttefois je ne [me ?] suis estonne que l'auteur n'ayt embelly son œuvre de ce qui s'ensuit.

Il est certain que le poeme doit estre bastie ou sur la verité ou sur l'opinion receue. Les Historiens disent (GB : qu'en) barré qu'au secours d'Acre cette action de ce grand Prince fu [fut] faitte, et que le grand maistre foulques η venant a estre tué, parce qu'il estoit grandement redoutte des Turcs, et estimé des chrestiens, afin de ne point hausser le courage des ennemis, et abaisser celuy des chrestiens, les chevaliers bien avisez pour cacher sa mort supplierent Amedee de vestir sa cotte d'armes, et combattre sous le nom de leur grand maistre, ce qu'il fit et après avoir gagné la bataille il [ils] le supplierent de vouloir en mernoire d'une si belle action porter la croix blanche qui est leur marque, pour des armoiries ce qu'il accepta et depuis lui et ses successeurs l'ont tousjours portee. D'autres auteurs disent que ce fut devant Rhodes et en le deffandant que touttes ces choses furent faittes mais lequel de deux que ce soit il n'importe puisque l'auteur a fait la [le] choix de Rhodes et avec beaucoup de raison comme nous avons dit au commancemant, mais encores que le [les]

[183]

historiens ne specifient pas par le menu tout ce que je viens de dire il n'importe puisque la commune opinion est telle, et que mesme il est aynsi passé par tradition, voire mesme qu'on en voit encores la cotte d'armes du dit Grand Maistre ou pour le moins que l'on croit estre telle.

Je ne say donq point pourquoy un grand personnage a laissé deux ou trois si belles choses et qui estoient tant a l'avantage du prince qu'il entreprenoit de louer, et mesmes qui pouvoient grandement embelir son poeme. Taisant qu'Ottoman η eust tué dans la furie du combat le grand maistre foulques η, et qu'en ce mesme temps Amedee prand la cotte d'armes, et soudain apres en fait la vangeance en tuant Ottoman η.

Et puis après l'entiere victoire en randant les actions de grace a Dieu dans le temple, il pouvoit descrire le rernerciemant des chevaliers et la prière de recevoir la cotte d'armes, de porter la croix blanche pour memoyre de cette action, et de prandre pour sa devise F. E. R. T. η

Je croy que le livre eust esté bien (GB : cloud barré) conclud et que ces belles actions meritoient bien de n'estre pas oubliées puisque ce sont choses essantielles et desquelles les marques et les communes opinions sont encores telles.

J'ay remarqué ces choses a la haste, et par le commandance [commandement] qui a pleu a V. A. de m'en faire parlant touttefois avec toutte sorte de respect d'un si grand personnage qu'est le Seig.r Chiabrera, voulant croire que puis qu'il a jugé autremant elles sont beaucoup mieux comme il les a faittes que comme je les ay pansees remettant le tout sous le jugemant de V. A. au quel je souhette (GB : sic) toutte sorte de grandeur et de contantemant.

Le 14 decemb. 1618.
Vre tres humble tres fidele et tres affec.ne η serviteur
HONORÉ D'URFÉ.

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6.1 SignetVersion en français fonctionnel

Voir Version fonctionnelle
La division de l'analyse en 20 chants et 76 sections est d'Honoré d'Urfé.

JUGEMENT
SUR L'AMÉDÉIDE
Poème du Seigneur Gabriel Chiabrera

L'auteur a été très soigneux observateur de l'unité d'une seule action, et en cela il se peut dire l'avoir si religieusement observée qu'il n'y a point eu de poète soit Grec, Latin ou Vulgaire qui l'ait devancé η.

Les règles d'Aristote η y sont très bien pratiquées. En ce qui est de la tissure η de l'œuvre, car le corps n'est n'y trop grand ni trop petit, et n'y a rien de monstrueux en ce corps-là, pouvant le lecteur suivre fort aisément, avec la mémoire, du commencement jusqu'à la fin de l'action.

L'invention est bien prise, car y en ayant plusieurs qui mettent que ce fut devant Acre que Amédée secourut la religion η de Saint Jehan (dite alors de Rhodes), et d'autres que ce fut Rhodes même, l'élection qu'il a faite de Rhodes est beaucoup plus à propos pour être plus célèbre, et convenir mieux avec la devise de F. E. R. T. η

De plus, il n'y a rien en toute l'invention qui contrarie aux bonnes mœurs, qui est une chose très remarquable, et en laquelle faute presque tous les autres poètes sont taxés.

De plus, l'invention est toute sienne, car son fondement étant mis sur le vrai, ou sur l'opinion reçue universellement de tous qui est une même chose que le vrai η pour un Poème, il n'en a rien pris que la seule thèse η : Amédée a secouru Rhodes. Tout le reste est de sa seule invention, comment il y est allé, comment il l'a commencé, et comment exécuté.

Quant à la disposition, elle est très belle, car vous n'y voyez rien de confus, rien qui soit mal placé, soit en la disposition de l'œuvre en général, soit en celle de la colocation η des épisodes, qui sont et beaux et fort poétiques, n'étant point trop longs, ni communs.

L'élocution est grave, et si le Poème héroïque peut être dit trop grave, sans doute l'auteur sera plutôt taxé du trop que du trop peu. Mais parce que la langue italienne m'étant étrangère η il est bien malaisé que j'en donne un bon jugement ne pouvant pas reconnaître les douceurs ni les naïvetés de la langue, je ne m'arrêterai point d'en parler, sinon que je trouve le style fort relevé, les métaphores presque ordinaires, parlant toujours d'un langage figuré et recherché, ce qui, à mon opinion, le rend un peu rude η.

Les descriptions y sont très belles et représentées comme devant les yeux ; les passions, comme de la joie et de la douleur, de l'amour et de la haine, de la colère, de la frayeur et semblables y sont décrites fort naïvement et avec des paroles et comparaisons très bonnes et significatives.

Bref, le Poème en soi est très beau, et qui η vivra parmi les bons auteurs.

Mais, comme parmi toute une moisson, pour bonne qu'elle soit, il n'est pas possible qu'il n'y ait quelque épi qui ne soit pas si bien grené η, ou si mûr que les autres, aussi, sans offense de l'auteur qui véritablement est un très grand et très docte personnage, comme étant l'un des premiers de son âge, l'on y pourrait désirer quelque chose qui n'y est pas et en changer quelques-unes qui y sont.

Et puisque Votre Altesse η m'a fait l'honneur de me remettre le Poème entre les mains et m'en demander mon avis, je répondrai en cette occasion comme en toutes les autres qu'il a plu à Votre Altesse me le commander, non point pour croire que je sois tel que je puisse donner jugement d'un si grave et docte Poème, mais seulement pour obéir à ce qui m'est commandé. Et pour le pouvoir faire avec plus d'ordre et plus intelligiblement je suivrai les chants par ordre.

SignetChant premier

1. Il me semble que quand l'on parle des chrétiens, il ne les faut jamais blâmer η si le vice duquel on les accuse n'est chose très vérifiée. Quand l'auteur veut dire pourquoi Ottoman η vint assiéger les Rhodiens, il dit que c'était d'autant que leurs péchés avaient outrepassé les bornes de toute miséricorde et de tout pardon ; et toutefois il n'y a historien quelconque qui raconte cela, et pour ce, je crois que ce n'est pas bien fait de blâmer ni une religion η si sainte que celle de ces honorables chevaliers de Saint Jehan, ni un peuple chrétien duquel personne ne dit mal que lui pour chercher sujet à son discours.

Je voudrais plutôt dire que les esprits infernaux fâchés que ces chevaliers eussent fait tant de grands services à la religion chrétienne du temps qu'ils étaient en Jérusalem, et que maintenant à Rhodes ils fussent le rempart de la chrétienté et les seuls qui empêchaient le progrès de la secte de Mahomet, pour les détruire, leur suscitent cet Ottoman η pour ruiner les habitants, et défaire du tout cette sainte religion.

Et même que, d'autant que depuis Ottoman η fut châtié et toute son armée si rigoureusement, le châtiment en semblerait plus juste et la protection que Dieu a de son peuple plus assurée, et cet exemple serait toujours à ceux qui sont affligés afin qu'il espèrent η en ce Dieu qui est si bon et si puissant protecteur des siens. De plus, le poète doit toujours préparer tant qu'il peut le lecteur à la commisération η, et disant que les Rhodiens souffraient cette affliction pour être bons serviteurs de Dieu cela les rend plus dignes de compassion, etc.

2. La prière que Saint Jehan fait est, ce me semble, un peu froide, et qui pouvait être un peu plus pressante, car si quelque autre que Saint Jehan faisait cette prière il serait supportable que l'on priât Dieu par les mérites de Saint Jehan comme protecteur particulier de cet ordre de chevaliers, mais que le même Saint Jehan le fasse, il semble que la prière est un peu présomptueuse. De sorte que, quand la Vierge Marie y eût été ajoutée et que Saint Jehan eût représenté à Dieu les grands services que cette religion η avait faits aux chrétiens, et ceux qu'ils étaient pour η faire, outre qu'une brève énumération eût été très agréable et poétique η tant du passé que du futur. Encore eût-ce été une bonne instruction η au lecteur de voir que jamais les bonnes œuvres ne demeurent auprès de Dieu sans rémunération.

3. Puisque l'auteur a dit que les grands péchés des Rhodiens étaient cause que Dieu les affligeait, il fallait que le perdon η fût ou devancé ou suivi de repentance et de quelque grande pénitence faite par eux, car nous avons toujours vu que les perdons η que Dieu a faits, soit en général soit en particulier, ont été faits avec cette condition, comme Ninive η et David η. Outre que cela sert de grande instruction η au lecteur pour lui montrer ce qu'il doit faire, quand il est affligé, pour ses péchés, ainsi que l'auteur dit de ceux-ci.

4. La harangue de l'Ange et la réponse qu'il fait faire par Amédée restreignent la gloire d'Amédée toute en Italie, qui est, ce me semble, une bien petite partie de la terre η pour retenir la renommée d'un si grand Héros.

5. Lorsque l'Ange parle au commencement à Amédée, ni par ses paroles ni par ses actions, ni par le corps et la forme qu'il prend, il ne se déclare point être autre qu'homme, et toutefois il fait dire à Amédée : Dis-moi si tu es quelque immortel afin que je t'adore. Il semble qu'en cela Amédée se montre un peu perdu de courage η puisqu'en son affliction, à la première vue qu'il a d'une personne, il la veut adorer. Peut-être l'auteur a voulu imiter Virgile η au premier livre de L'Énéide, qui fait user de ce même terme à son Énée, mais il faut prendre garde qu'il dit que sa beauté ni son visage ne pouvait point être d'un mortel η.

6. Il dit qu'Alfanges avait les cheveux roux η, et dans toute l'œuvre fait la même description des cheveux η, et même lorsqu'Amédée tue Abenamar, il dit qu'il le prend par les cheveux et lui coupe la tête ; et il ne prend pas garde que les Turcs se rasent tous la tête, et ne portent jamais cheveux. S'il disait qu'Alfange eut la barbe rousse, il serait bon, car les Turcs ont les moustaches, mais il dit particulièrement les cheveux, et parlant de toute une troupe il dit « enroule les cheveux ». Ces remarques aux poètes sont grandement nécessaires.

7. Avant que de décrire l'armée des Turcs, il invoque la Muse comme si c'était son but principal que d'immortaliser les Turcs au lieu qu'il devait montrer de n'en parler que par nécessité.

8. Et est à noter que cette seconde invocation, décrit la Muse comme à la première, « crinière ornée d'étoiles et de rayons ». Et étant toutes deux dans un même chant il semble qu'elles ne devaient rien tenir l'une de l'autre.

9. Ainsi que l'on peut compter à cinq cents hommes pour enseigne comme il décrit les premières, il met 7 300 de pied η en l'armée d'Ottoman η et seulement mille chevaux ; il semble qu'encore que il ne fût pas nécessaire de beaucoup de cavalerie pour ce siège, toutefois, la personne d'Ottoman η y étant, il fallait pour sa grandeur η y en mettre davantage, et même que presque tous les combats qu'il fait faire devant Rhodes, c'est presque toujours à cheval η.

10. De plus, il ne fait ni ici ni ailleurs nulle sorte de mention de l'attirail, des engins pour abattre les murailles, comme Béliers, Catapultes, Bricoles η, et semblables instruments nécessaires, et qui portent étonnement au lecteur et admiration, outre que cette recherche de la batterie des anciens est curieuse et agréable.

SignetChant 2

11. Cette seconde vision de l'ange est superflue parce que par la première il pouvait faire la même chose. Et pour ne remarquer tant de fois cette même considération, je me contenterai de dire, comme Votre Altesse a très bien remarqué η, qu'il use tant de fois des démons et des anges qu'il semble qu'il ôte l'honneur η de toutes les belles actions à ceux qui les exécutent, et véritablement, il n'y a pas un chant où il ne fasse intervenir cinq ou dix fois les esprits, de sorte que le Poème se pourrait aussi bien nommer Démonomachie que Amédéide, puisqu'il parle plus souvent des actions des esprits que de celles d'Amédée.
Horace η toutefois commande que l'on ne fasse point venir les dieux que quand c'est pour dénouer quelque chose qui est tellement embrouillée qu'elle ne peut être éclaircie d'autre façon, ou bien pour quelque chose grandement remarquable.

12. Quand l'Ange et l'Ange Custode η parlent du pays d'Amédée, l'on le nomme Turin, et l'autre n'y ajoute que la Dora η. Il me semble que c'est faire tort à la grandeur de son Héros, qui avait des grandes provinces et de grands fleuves, et même des côtes de la mer, de sorte qu'il fallait nommer plutôt les Allobroges, ou la Savoie η, le , et la mer Ligustique η que non pas une ville de Turin et un petit ruisseau comme est la Dore η.

13. Il dit que l'Orsini η était chef de la langue η italienne et le décrit jeune ; cela est contre les statuts de l'ordre de ces chevaliers, parce que telles charges ne se donnent que par ancienneté, et cette ancienneté ne se peut avoir qu'avec l'âge η.

SignetChant 3

14. Il dit qu'Alfange est connu de Fernande, et même il le nomme par son nom, combattant avec lui armé de toute pièce, et de même Alfange le nomme Espagnol en quoi il y a peu d'apparence η s'il η ne dit quelque chose auparavant qui soit cause qu'ils se reconnaissent η.

15. De plus, en ce combat, il fait qu'un ami d'Alfange lui parle fort longtemps, et en présence de Fernande ; et que peut-on penser qu'un ennemi fasse, dans la chaleur d'un combat où l'un et l'autre s'était blessé η ?

16. Faut noter que toute la description de cet assaut est fort ennuyeuse, tant parce qu'il est donné sans ordre ni sans art de guerre que d'autant qu'il y a fort peu d'incidents qui méritent d'être racontés, et l'énumération de tant de morts inconnus, et même tous tués d'un seul coup, est fort ennuyeuse η. Et encore que Virgile η et auparavant Homère en aient quelque fois usé, il n'est pas bon de les imiter en ce que l'on les a repris, outre que les temps sont fort différents et que le poète y doit faire une grande considération. Outre qu'il n'est pas vraisemblable η qu'étant armés ils soient tous tués d'un seul coup.

17. Je ne dis rien ici de la remarque que Votre Altesse a faite fort à propos de ce que N.-D. η sauve le Doria η, qu'il η favorise presque autant qu'Amédée, et plus beaucoup que Foulques η, le Grand Maître, ce qui n'est pas raisonnable et ne se peut excuser, sinon qu'il est Génois aussi bien que l'auteur.

SignetChant 4

18. La longue énumération des tués d'un seul coup est si ennuyeuse que le lecteur ne se peut empêcher d'en désirer la fin, parce qu'il n'y voit rien de nouveau, et que, le plus souvent, il n'y a que les noms tout seuls, et encore des noms si fâcheux à prononcer qu'il est impossible presque de les lire sans y faillir.

19. Il faut noter qu'il met force noms de maisons qui n'étaient point en honneur en ce temps-là, ou pour le moins qui étaient si vils qu'ils ne pouvaient être mis au rang où il s'en sert, comme de Fracastor η, Capponi η, et plusieurs de Savone η, en quoi il fait tort à ceux qu'il ne nomme pas et qui étaient véritablement illustres en ce temps-là.

20. Le discours de Coldre η et de son compagnon, qui parlent si longuement entre eux quand ils rencontrent leur maître en terre, est bien superflu, car encore qu'il eût été mort, toujours était-ce bien fait d'emporter le corps de leur maître pour l'enterrer ; à quoi donc tant de propos se demandant s'il est en vie et s'ils l'emporteront η ?

SignetChant 5

21. Je remarque deux choses en la tromperie que le démon veut faire à Amédée lorsqu'il se présente à lui ; l'une que lui voulant persuader que Rhodes était déjà pris il devait avoir pris η la forme d'un homme de qui le nom fût connu par réputation, et non pas d'une femme du tout inconnue, que Amédée pouvait avec raison croire s'en être fuie de peur η.

22. Et puisque l'auteur voulait donner cette forme au démon, il devait aussi y ajouter toutes les choses vraisemblables, mais il n'est pas vraisemblable, qu'une reine telle qu'il se dit soit ainsi seule parmi les rochers, et même ayant sa navire ancrée à la plage voisine η.

23. Et les discours d'Amédée me semblent aussi peu vraisemblables, car il n'y a pas apparence qu'un si sage prince rencontrant une femme explorée η lui aille dire qu'il vient pour secourir Rhodes, ni moins qu'il s'aille vanter que Dieu le mande pour donner ce secours, et puis enfin lui découvre que Dieu lui ait envoyé un Ange pour ce sujet, et lui en doive envoyer encore un autre, car ces grâces et ces visions se doivent celer à chacun, à plus forte raison à une femme η, et femme encore inconnue.

SignetChant 6

24. Tout l'honneur que l'auteur doit attribuer à son héros il le lui ôte par le moyen des armes invincibles que l'ange lui donne η, car le moindre de Rhodes à qui ces armes eussent été apportées, en eût fait autant qu'Amédée, et il n'avantage en rien davantage η son héros, sinon en l'élection que Dieu en fait. Et s'il est vrai que le poète doive rendre celui qu'il entreprend de chanter le plus estimé qu'il est possible, il semble qu'il devait, outre l'élection de Dieu, y ajouter quelque action de prudence et de valeur en celui-ci. Mais faire faire tout par la force des armes et par les miracles, c'est lui ravir une grande partie de sa gloire ; et d'effet quand Homère représente son Achille impénétrable, il lui laisse toutefois un endroit par où il peut être blessé, et encore que Virgile η donne à Énée des armes que Vulcain a forgées, toutefois il ne dit pas qu'elles soient invincibles, et contre lesquelles rien ne puisse résister, car leur attribuant cette vertu céleste, l'homme n'y contribue rien du sien qui soit digne de louange, et ainsi le poète ne parvient pas au but qu'il a choisi, qui est de grandement louer son héros.

Donc je voudrais, pour laisser quelque place à la vertu du grand Amédée, lui donner ces armes, mais lui en conditionner la force, comme si l'Ange lui disait : Ces armes sont telles que rien ne leur pourra résister si tu es courageux, si tu as ton espérance en Dieu, si tes desseins sont tous à son honneur et gloire, si tu ne fléchis point à la peine, si tu ne te laisses point emporter aux voluptés et autres vices et semblables conditions. Car, par ce moyen, il y avait outre l'élection de Dieu quelque chose du sien qui le rendrait plus estimable. Mais de faire qu'il coupe à l'un la tête, à l'autre le bras, à l'autre la cuisse, et à l'autre le travers du corps sans autre plus grande peine, et ainsi que lui-même, auteur, raconte en ce chant et en tous les autres combats les actions d'Amédée, il me semble qu'il vaudrait autant raconter les herbes qu'un faucheur abat avec sa faux dans un grand pré ne montrant pas qu'il y ait plus de peine en l'un qu'en l'autre η.

25. Il faut encore noter en ce chant et en tous les autres qui suivent et où il parle des combats d'Amédée qu'il fait tuer tous ceux qu'il η rencontre d'un seul coup, sinon Ottoman η, et il n'attribue pas seulement cette force à Amédée, mais presque à tous les autres qui combattent, ce qui est fort peu vraisemblable étant principalement armés comme nous savons que les chrétiens vont dans les combats, et même en ce temps-là les chevaliers η.

26. De plus, et ce qui est bien à remarquer, il fait venir Amédée attaquer septante et tant de mille hommes tout ainsi qu'un loup donnerait dans un troupeau de moutons, sans prudence η, sans art, ni sans autre artifice sinon qu'il frappe à tort et à traders, qui semble un de ces contes desquels les nourrices endorment leurs enfants.

Il fallait donc, ce me semble, y mettre quelque vraisemblance, quelque artifice et quelque prudence η d'Amédée, quelque dissension qui fût advenue parmi les Turcs, quelque sortie de ceux de Rhodes, quelque pan de muraille qui, tombant, eût effrayé les assaillants, et qu'en même temps étant chaudement poursuivis, l'ennemi s'était effrayé et presque enfui, ou quelque autre chose de semblable η.

Car nous remarquons qu'en toutes les actions que Dieu a fait faire à Josué, à Gédéon, à David η et aux autres qui ont eu sa particulière assistance η, il a toujours voulu qu'ils y aient contribué et leur peine, leur artifice, et leur prudence, et courage, l'énumération en serait trop longue à la rapporter ici, mais elle est assez connue de chacun.

27. De plus, il n'est pas vraisemblable qu'entre tant de capitaines turcs qui voyaient combien un seul chevalier leur faisait de mal, il ne s'en trouvât un seul qui, ralliant plusieurs avec lui, ne vînt assaillir Amédée, afin que ne pouvant le surmonter un à un, ils le suffoquassent par le grand nombre ; car encore qu'ils ne l'eussent pas pu faire à cause des armes invincibles et l'assistance divine, toutefois eux, qui ne le savaient pas, ne devaient pas laisser de faire ce qui était raisonnable, et que les moindres personnes aguerries η n'eussent pas manqué de faire η.

28. L'on dit qu'il faut que le menteur ait bonne mémoire, mais le poète surtout qui est menteur et veut être cru véritable. L'auteur semble en quelque sorte manquer quand après avoir dit que les armes d'Amédée étaient impénétrables, il écrit qu'un Turc le frappe sur le heaume et le blessa :
« frappe le heaume (d'Amédée) : lui, comme un roc alpestre, a fait face solidement à la blessure η ».
Et au même chant, il dit qu'Ismeral s'adressant à Amédée qu'auparavant il avait armé de toute pièce :
« et avec l’épée il lui frappe le côté nu ».
Et qu'Oronte aussi le frappe :
« Jette une lance à deux pointes contre la poitrine nue du vainqueur ».
Je ne sais pas comment il l'arme de toute pièce, et puis qu'il dit qu'il η a le flanc et le sein nus. Il semble qu'en cela il y ait quelque contradiction.

29. Votre Altesse a très bien remarqué la mauvaise action que l'auteur fait faire à Amédée, lorsqu'Abenamar à genoux lui demande la vie, car véritablement si Amédée était en vie il ne confesserait jamais cette cruauté, quand on le mettrait à la torture. Et quoiqu'il semble que l'auteur se veuille excuser sur l'ordonnance divine, toutefois nous ne voyons point qu'il en ait reçu de tout tuer sans pardonner à personne, ou particulièrement à ce Abenamar. Et si cette ordonnance lui eût été faite, jamais le poète ne devait le faire venir à une semblable action, qui est pleine d'inhumanité, et même de la façon qu'il la fait faire η, car il dit que d'une main, tout à genoux qu'il était, il le prit par les cheveux, et de l'autre il lui coupa la tête, et de plus l'ayant tué pour finir entièrement l'acte de parfaite inhumanité : « Amédée piétine le corps froid ».

30. Et encore faut-il noter en cette action qu'il fait qu'Amédée prend Abennamar par les cheveux η, et l'auteur ne se souvient pas que les Turcs sont tous rasés sous le turban.

SignetChant 7

31. Il dit qu'autour d'Ottoman η il avait ses barons, je ne sais comment il a pu attribuer ce nom aux Turcs, qui n'ont point non seulement de ces titres de marquis, contes, ni barons, mais qui n'ont pas même celui de noblesse.

32. Quant à la remarque que Votre Altesse a faite de ce que Lancastre η mène
ce Turc à Foulques η sans savoir s'il le veut, elle est faite avec beaucoup de raison, car personne qui est commise à la garde d'une porte, la ville même étant assiégée, ne doit laisser entrer personne sans l'expresse permission de celui qui y commande.

33. De plus, il me semble que pour ne rendre point tant inutile η cet épisode au reste du Poème, il devait avoir fait faire à ce Turc quelque chose en vengeance de l'offense de laquelle il se plaignait, ou bien le faire châtier par la justice divine par quelque hasard de guerre, pour montrer que Dieu punit toujours les traîtres, et même que ce soit η [?] veulent attenter à la vie de leur prince souverain.
Car le poète sur toute chose doit toujours s'étudier de proposer des exemples de rémunération η et de châtiment des vertus et des vices pour attirer aux uns et éloigner des autres les lecteurs.

34. Au contraire, qui est une chose que je trouve un peu étrange, encore qu'Amédée ne se veuille servir de lui en cette occasion, si est ce qu'il lui dit qu'il a raison. Il me semble qu'une belle action ne devait point être avouée pour bonne par un si grand Prince.

J'aurais donc opinion que cet épisode η devrait être ôté, ou bien y ajouter quelque chose pour le rendre tel que je dis, et exemplaire, et pour s'attacher au Poème puisqu'en l'état où il est il peut être du tout ôté sans que le Poème en ressente nul défaut.

SignetChant 8

35. Il semble que quand Ottoman η tue Aleman ce soit une chose contraire à ce que les grands Turcs ont accoutumé de faire, parce que leur ordinaire η est de le faire faire par autre, toutefois s'il se peut excuser sur la colère, je m'en remets au jugement d'autrui, et même s'il y a sujet de colère, puisqu'il était blessé et que même il dit que le sang coulait encore, et que Aleman le dit lui-même à Ottoman η.

36. En ce chant, on ne voit presque rien que [des] songes, et des apparitions d'esprits et des discours des démons entre eux qui sont du tout trop ordinaires comme Votre Altesse a bien remarqué.

SignetChant 9

37. Ce chant est aussi tout plein d'esprits, et je ne sais pourquoi Alecto η, qui fait renforcer le combat et l'assaut contre Rhodes, fait ce qu'elle peut pour persuader la sultane de faire partir Ottoman η et laisser le siège, il semble qu'il y ait de la contradiction.

SignetChant 10

38. L'auteur dit que Sangario était Magicien, et toutefois toutes les choses qu'il lui attribue en décrivant cet homme ne sont que celles d'un sorcier, qui est de grêler, faire la tempête et l'orage, faire mal au bétail et semblables. Et il faut noter qu'il y a grande différance du sorcier au magicien η, car le magicien fait ses sortilèges avec art, et le sorcier ne fait que les maux que le diable lui donne à faire, et par des choses lesquelles lui-même n'entend pas.

39. Il est à noter qu'ils sont au-devant de Rhodes, et toutefois il décrit l'habitation de Sangario, comme si c'était en sa propre demeure avec les parements η et horreurs qui sont dans les effroyables cavernes de telles gens.

40. La Sultane parle à Sangario de l'action qu'Amédée avait faite le même jour comme s'il y avait des mois et des années :
« [venu] de la puissante Italie /et il fit couler de sang tous les sentiers ».

41. Sangario, au commencement de sa conjuration, outrage le démon qu'il invoque et l'appelle cruel et méchant, ce qui n'est pas suivant les règles de semblables enchanteurs qui, au contraire, les louent toujours.

42. Mais il faut noter ici une chose que je ne sais comme l'auteur a osé mettre les paroles η même desquelles le magicien se sert, chose qui est encore sans exemple, car c'est apprendre à faire le même sortilège. Et tous les autres Poètes qui en ont parlé, s'ils mettent les circonstances et les choses qu'ils font, ils η ne mettent point les paroles, mais disent seulement : Il murmura certains vers ou certaines paroles. Et s'ils mettent les paroles, ils passent sous silence les circonstances, mais celui-ci a mis toutes les deux.
Et ce qui est cause que cela ne se doit pas, c'est que ou l'on apprend à être sorcier si la recette est vraie, ou bien, si quelque curieux la voulait éprouver et ne la trouvant pas vraie, il peut convaincre l'auteur de faux.
 
43. Irène, au commencement, lorsqu'elle s'offre de mourir, dit que si, pour apaiser, et contenter les esprits infernaux, il faut une fille pour sauver Ottoman η, elle est toute prête, et puis quand elle se tue, elle lève les yeux au Ciel, invoque les esprits célestes afin qu'ils soient contents et satisfaits de ce qu'elle se sacrifie pour Ottoman η, et ne fait aucune mention des esprits infernaux.

44. Et sur ceci il faut noter que ce démon qui avait inventé cette ruse était bien ignorant de la créance des Turcs, parce que les Turcs ne croyant point en la pluralité des Dieux mais à un Dieu seul créateur de toute chose, et ne font jamais sacrifice aux esprits infernaux. De sorte que je ne sais comment ni la Sultane ni Irène sont si promptes l'une à le croire, l'autre à se tuer, puisque cela est contraire à leur créance.

45. Une autre chose est fort remarquable. Sangario, s'en va chercher un mont sur le lieu où avait été fait le combat, et y fait son enchantement et conjuration, et pour la seconde fois, il s'y en retourne avec Irène sans qu'il fasse mention ni de garde ni de sentinelle. Et y a-t-il apparence que les Turcs ayant reçu une si grande défaite, et les Rhodiens n'ayant point de muraille η en leur ville, laissent l'espace qui est entre la ville et le camp sans gardes ni sentinelles η ?

46. De plus, il fait qu'Irène se tue elle-même, qui est une chose inaccoutumée et qui n'a jamais été dite que la victime η se tua soi-même.

SignetChant 11

47. Il nomme l'Empereur de Constantinople Roi de Byzance, les titres se peuvent bien augmenter, sans être repris comme d'un duc l'appeler Roi de ses peuples, mais non pas le diminuer ; il est vrai que le mot de prince comprend toute puissance souveraine.

48. Les armes d'Ottoman η sont décrites trop au long et les choses qu'il y met ne sont d'aucune substance η pour le Poème, étant presque toutes de fables et choses assez triviales.

49. Il fait sortir en pleine campagne Foulques η avec deux ou trois mile hommes pour combattre une armée de septante quatre mille hommes, en quoi je remarque trois choses un peu contre mon opinion.
La première, que Foulques η qui est le chef de la place assiégée sorte dehors, ce qui ne se doit faire selon l'ordre de la guerre pour quoi que ce soit.

50. L'autre, qu'il ne laisse presque personne pour défendre la dite place si de fortune elle venait à être attaquée de quelque autre côté, mais au contraire en ôte presque toute la défense, et cela je ne sais comment avec une stance il n'y a remédié, car il le pouvait faire aisément.

51. Et la troisième, comment deux ou trois mille hommes se vont présenter devant septante et quatre mille en pleine campagne, vu que le jour précédent ils n'avaient point assez la force pour se défendre dans la ville même.

Et ne faut point alléguer qu'ils étaient fortifiés de l'assistance d'Amédée parce qu'il les fait combattre tant que deux livres η se peuvent étendre, sans qu'Amédée y soit, qui est une chose si peu vraisemblable que je ne sais comment il n'a voulu couvrir cette témérité et imprudence de quelque avis céleste lui qui est si rempli de semblables inventions η.

SignetChant 12

52. Le discours d'Asmodée et de Bélial η serait plus propre d'être omis, parce qu'il ne sert de rien au Poème η et sinon à faire parler des démons qui ne sont que trop ordinaires en cette œuvre, et même qu'ils ne doivent jamais être représentés que pour chose entièrement nécessaire.

53. Il ne sert à rien de remarquer ici que tous les combats d'Amédée sont commencés et finis d'un seul coup, car nous avons déjà dit que tous les autres sont de même. Et quoiqu'il pourrait être permis d'attribuer ces grands et mortels coups tant à cause de sa propre force que des armes divines qu'il avait, toutefois cela ne le devait pas être aux autres puisqu'il n'est pas vraisemblable η.

54. Quand il dit qu'Amédée lui seul poursuit et chasse tant de milliers d'hommes ne semble-t-il point qu'il se moque du lecteur ? et quand il le fait entrer à cheval dans la mer et poursuivre les barques, ne le représente-t-il pas sans jugement ? et il le fait plaindre et lamenter de peur de se noyer, ne le fait-il pas faible et perdu η de courage ? Mais quelle action de jugement et de prudence lui attribue-t-il ?

55. Le discours de Saint Maurice η, qui après l'avoir sauvé lui raconte les actions de quelques-uns de ses prédécesseurs est, ce me semble, fait avec peu de raison, tant parce qu'il ne lui raconte que des choses passées, et qu'il y a apparence qu'Amédée devait bien savoir, que d'autant qu'il retient hors du combat celui qui était le salut de tous les autres, et je ne sais quelle apparence il y a de le tenir en discours cependant que les autres combattent et qu'il sont en telle extrémité η.

SignetChant 14

56. Il y a peu d'apparence en la description du lieu qu'Amédée trouve, étant si beau, si délicieux, et tant de beaux arbres, et telle quantité d'oiseaux si rares, y ayant apparence que où les armées si grandes séjournent les lieux soient si bien conservés et les oiseaux si privés.

57. II fait reposer Amédée sur cette rive délectable, cependant que les autres se battent, qui est une mauvaise action pour un chevalier généreux ; et quoiqu'il dise qu'il était las, il semble que le faisant courre après l'archer qui lui tire un coup de flèche en ce lieu, et même avec tant de vitesse, il n'y a pas apparence qu'il ne pût retourner η au combat où il était si nécessaire, même que Saint Maurice η, qui alla quérir dans le Paradis terrestre de quoi lui redonner les forces, le pouvait aussi faire dans la bataille.

58. Le discours de l'Ange Custode η de Rhodes et de Léviathan η le démon sont si longs qu'ils tiennent une grande partie de ce chant. Et ne sais pourquoi il donne au démon le savoir de prophétiser la peste qui est depuis advenue à Rhodes vu que les démons ne savent point les choses futures.

SignetChant 15

59. Il dit que Foulques η avait fait un bataillon de toutes ses gens tout entourné de piques, et en rond, de telle sorte que rien ne le pouvait offenser que les flèches, et toutefois il dit qu'Ottoman η à cheval en tue un grand nombre. Il semble qu'il y ait en cela de la contradiction.

60. Il faut noter aussi que la coutume du Grand Turc n'est point de combattre jamais que l'avant-garde ne soit défaite et une grande partie de la bataille défaite, et toutefois il fait combattre Ottoman η tout seul, et sans qu'il y ait apparence de cette grande route et nécessité.

61. Il dit qu'un Chrétien ayant tiré un coup de flèche à Ottoman η, elle lui allait entrer dans l'estomac, mais Alecto η la détourna ; c'est chose que le Diable de soi-même ne peut pas faire, oui bien l'Ange par l'ordonnance de Dieu.

Je crois qu'il a voulu imiter Homère lors qu'il dit qu'en la guerre de Troie les Dieux défendaient ceux desquels ils étaient partiaux, mais il n'a pas considéré qu'en ce lieu-là Homère les fait tous des Dieux, c'est-à-dire à faire ce qu'ils voulaient comme Dieux, au lieu que parmi les chrétiens la créance de la puissance des Démons est tout autre.

62. Le discours d'Aleman et de Giorgo est trop long, et le poète fait que Giorgo se tue sans raison, car ne voyant point son ami encore mort, il devait le porter en lieu où il le pût faire panser, et s'il mourait il lui eût été alors plus permis de se tuer pour la perte de son Ami ou pour le suivre η.

63. Alors qu'il nomme quelqu'un il dit d'où il est et qui il est et comment venu en ce lieu, ce qui interrompt infiniment le discours, c'est pourquoi si ce n'est pour un ou deux dans tout un livre η, les poètes ont accoutumé d'en dire fort peu en leur propre personne mais le font dire par d'autres, ou aux revues générales ou en quelque autre occasion.

SignetChant 16

64. Pante raconte à Dardagano sa fortune, étant si blessée qu'elle meurt à l'heure même. Le poète la fait amuser en cet état à décrire des choses où il n'y a pas apparence comme à particulariser la beauté des habits d'Alfange et de son cheval, n'y ayant pas apparence que se sentant défaillir elle s'amusât à ces petites choses.

65. Le discours long de Dardagano avec sa maîtresse est hors de temps, car il s'amuse à déduire les habits de sa maitresse et la douceur de son chant, au lieu de venger Pante, d'en aller quérir le corps et l'enterrer, ou faire quelque autre chose, [qui convienne] au temps η et la personne.

SignetChant 17

66. Il fait qu'Ottoman η vient aux mains avec Télamon sans nulle observation de l'art militaire, parce qu'ayant dit que Foulques η de toutes ses gens avait fait un bataillon, comment, sans avoir dit qu'il soit ouvert ou seulement attaqué, dire qu'Ottoman η vienne aux mains avec Télamon ? Mais il ne faut pas trouver ce combat étrange car tous les autres sont faits de même.

67. Les visions, discours, et apparitions des esprits contiennent η la plus grande partie de ce chant, qui est une chose bien importune.

SignetChant 18

68. Il fait combattre Amédée et Ottoman η sans dire comment cela pouvait être, parce que de croire qu'Ottoman η soit vu combattre et mal traité et que les siens ne le secourent point il n'est pas vraisemblable η, d'autant que ce n'était pas un combat η assigné, ni fait avec les assurances d'un côté et d'autre.
C'est pourquoi je pense qu'eût été fort a propos de faire que la foule des Turcs [voulait] secourir Ottoman η qui meurt incontinent après des grands coups reçus.

69. La balance que Dieu prend pour savoir lequel des deux mourra d'Amédée et d'Ottoman η est une imitation d'Homère, en ce qu'est d'Achille et d'Hector, mais, ce me semble, peu convenablement appropriée en ce lieu. Car Homère dit que les Dieux n'étaient résolus lequel devait vaincre, et en ce combat il n'est pas ainsi, car puisqu'Amédée avait les armes invincibles, et contre lesquelles rien ne pouvait résister, il est certain que Dieu avait déjà résolu qu'il vaincrait.
De plus, Achille et Hector étaient et l'un et l'autre soutenus par des Dieux partiaux, ce qui n'est pas en ceux-ci, car l'un qui est Amédée est du tout soutenu de Dieu.

De plus, la balance [étant] pour peser lequel était le meilleur pour le moins [qu'il dise] que les coulpes d'Ottoman η le firent descendre en bas, et [en] cela il semble qu'il outrage Amédée et sa prud'homie de le balancer, lui qui est si grand serviteur de Dieu, avec un Turc qui en est si grand ennemi.

70. Il dit que les esprits infernaux plaignaient autour du corps d'Ottoman η, et peu auparavant il avait dit que l'Ange les avait, par commande de Dieu, renfermés tous en enfer, et même il en fait une longue description.

71. Il fait que les chrétiens se retirent, après ce combat d'Ottoman η, dans Rhodes, sans dire comment les deux armées se séparent, et tout ainsi que si c'était une chose fort aisée et de nulle importance.

SignetChant 19

72. Ce chant est beau et tragique, mais il me semble que les plaintes de la nourrice et du valet de chambre sont trop longues, parce que, aux choses tristes η, il faut être bref, parce qu'autrement l'esprit du lecteur se lasse et ennuie grandement.

SignetChant 20

73. C'est sans aucune belle invention que l'auteur fait prédire par Saint Maurice η les actions du duc Emmanuel-Philibert et de Votre Altesse, car il a fait venir si souvent les anges et les esprits que cela en son Poème est aussi ordinaire que les moindres actions qu'il décrive.

74. Mais encore il me semble qu'il a laissé à dire les choses qui étaient de très grand prix, car il devait mettre la bataille de Saint Maurice η, et cela d'autant plus que c'était Saint Maurice η qui parlait.

Il devait dire quand Votre Altesse recouvra son corps et son épée [des] Valaisans η, et qu'elle ne leur voulut point donner la paix qu'à cette condition.
Des guerres faites contre les deux plus grands Rois η du monde, par si longues années.
De la prise du Montferrat η.
Du siège d'Asti η, et cette action il la pouvait égaler à celles de Rhodes à cause de la grande armée qui le tenait assiégé.
D'avoir conservé la liberté d'Italie η, en rompant tant et de si grandes armées qui la voulaient subjuguer soit par la force, comme par la prudence.
Bref, décrire véritablement les actions [des] quatre ou cinq années dernières.

De plus, il me semble que le Béat Amédée η ne devait point être oublié, tant pour la grandeur et honneur d'un prince si saint, que pour la conformité des noms.

Il devait aussi faire mention de l'ordre de l'Annonciade η à cause de la devise de F. E. R. T. η pour lui montrer que l'action qu'il avait faite serait d'éternelle mémoire.

Je crois que ces choses pour le moins devaient être brièvement déduites par Saint Maurice η, puisque sont toutes actions essentielles, et connues de toute l'Europe.

75. Il me semble aussi qu'avant que de faire faire les actions de grâce par Amédée et Foulques η, il fallait avoir fait venir quelque messager qui eût raconté la fuite nocturne des Turcs, et l'orage qui semblait de leur avoir déjà fait naufrage, car de faire faire η l'action de grâce avant l'entière victoire, quoiqu'elle soit promise à Amédée, il semble que le peuple ne pouvait pas avoir la grande joie qu'il faut en semblable occasion, outre que c'est une action générale, et où il semble que tous ceux qui ont participé au péril et à la peine doivent aussi concourir. Ce qui ne se pouvait pas faire les ennemis étant encore dans l'île, ou pour le moins ne sachant pas qu'ils en fussent encore sortis.

Et de plus, il me semble que les derniers η vers de toute l'œuvre eussent été beaucoup plus dignes de la clore par l'action de grâce, que par la description d'un naufrage des Turcs.

76. Je trouve aussi que d'avoir ôté les armes divines à Amédée n'est pas bien à propos, parce que jamais Dieu ne nous ôte les grâces qu'il nous fait que quelque η notre démérite ne précède, de sorte que, disant que l'on le dépouille de ses armes, il semble qu'il s'ensuive qu'il ait fait quelque faute.

Mais j'eusse voulu les lui laisser. Et pour montrer la particulière protection qu'il plaît à Dieu d'avoir à jamais de la maison de Savoie, je voudrais les lui laisser sa vie durant avec promesse de mettre ces armes invincibles dans la Savoie, et les garder là à jamais pour la conservation et assurance des états de ses grands justes successeurs, et pour ôter l'espérance à tout pouvoir humain de les surmonter jamais.

Voilà, Monseigneur, ce qui me semble de ce Poème qui, à la vérité, est beau et docte, mais que je crois qu'il plaira plus aux savants qu'au vulgaire. Aussi n'est-il pas permis à tous de se servir de la masse η d'Hercule, et toutefois je ne [?] suis étonné que l'auteur n'ait embelli son œuvre de ce qui s'ensuit.

Il est certain que le Poème doit être bâti ou sur la vérité ou sur l'opinion reçue. Les Historiens disent qu'au secours d'Acre cette action de ce grand Prince fut faite, et que le grand maître Foulques η venant à être tué, parce qu'il était grandement redouté des Turcs et estimé des chrétiens, afin de ne point hausser le courage des ennemis et abaisser celui des chrétiens, les chevaliers bien avisés, pour cacher sa mort, supplièrent Amédée de vêtir sa cotte d'armes, et combattre sous le nom de leur grand maître, ce qu'il fit, et après avoir gagné la bataille ils le supplièrent de vouloir en mémoire d'une si belle action porter la croix blanche qui est leur marque pour des armoiries, ce qu'il accepta, et depuis lui et ses successeurs l'ont toujours portée. D'autres auteurs disent que ce fut devant Rhodes et en le défendant que toutes ces choses furent faites, mais lequel de deux que ce soit il n'importe puisque l'auteur a fait le choix de Rhodes, et avec beaucoup de raison comme nous avons dit au commencement. Mais encore que les historiens ne spécifient pas par le menu tout ce que je viens de dire, il n'importe puisque la commune opinion est telle, et que même il est ainsi passé par tradition, voire même qu'on en voit encore la cotte d'armes du dit Grand Maître, ou pour le moins que l'on croit être telle.

Je ne sais donc point pourquoi un grand personnage a laissé deux ou trois si belles choses et qui étaient tant à l'avantage du prince qu'il entreprenait de louer, et même qui pouvaient grandement embellir son Poème. Taisant qu'Ottoman η eut tué dans la furie du combat le grand maître Foulques η, et qu'en ce même temps Amédée prend la cotte d'armes, et soudain après en fait la vengeance en tuant Ottoman η.

Et puis, après l'entière victoire, en rendant les actions de grâce à Dieu dans le temple, il pouvait décrire le remerciement des chevaliers et la prière de recevoir la cotte d'armes, de porter la croix blanche pour mémoire de cette action, et de prendre pour sa devise F. E. R. T. η

Je crois que le livre eût été bien conclu et que ces belles actions méritaient bien de n'être pas oubliées puisque ce sont choses essentielles et desquelles les marques et les communes opinions sont encore telles.

J'ai remarqué ces choses à la hâte, et par le commandement qui a plu à Votre Altesse de m'en faire, parlant toutefois avec toute sorte de respect d'un si grand personnage qu'est le Seigneur Chiabrera, voulant croire que, puisqu'il a jugé autrement, elles sont beaucoup mieux comme il les a faites que comme je les ai pensées, remettant le tout sous le jugement de Votre Altesse auquel je souhaite toute sorte de grandeur et de contentement.

Le 14 décembre 1618.
Votre très humble, très fidèle et très affectionné η serviteur
HONORÉ D'URFÉ.

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7 SignetRemarques

Si Aristote revenait, et qu’il se mît en tête de
trouver une matière d’art poétique en Lancelot,
je ne doute point qu’il n’y réussît aussi bien
qu’en l’Iliade et en l’Odyssée.

Chapelain,
De la lecture des vieux romans, p. 9.

Le Duc de Savoie η demande un « avis » (Bertoletto, p. 151) à un écrivain qui n'est pas un expert de la critique littéraire. Il l'a préféré aux nombreux commentateurs italiens d'Aristote η ou du Tasse. Honoré d'Urfé ose répondre par un Jugemant, tout en mettant en question la validité de son propre « jugemant » à deux reprises (Bertoletto, p. 151). Prêt à se dédire, en bon courtisan, le critique s'en remet au « jugemant » du duc et de Chiabrera (Bertoletto, p. 183). La formule est probablement conventionnelle, comme l'a noté O. Ranum dans un autre contexte (p. 29) ; il n'en reste pas moins qu'elle affaiblit considérablement la portée de cette analyse de L'Amedeide. Elle rend encore plus délicate la tâche du critique moderne examinant un critique du XVIIe siècle dont le travail a été publié peut-être à son insu. Le titre du texte - en admettant qu'il appartient bien à d'Urfé - semble plus rude que l'analyse.

Le bel article qu'Orest Ranum consacre à la querelle du Cid m'a ouvert les yeux sur ce que la survie de ce texte d'Honoré d'Urfé a d'incongru, et sur ce que l'absence de la référence a d'insolite. Les formes qu'emprunte l'analyse durant le premier XVIIe siècle relèvent de subtiles conventions à la fois littéraires et mondaines. À la fin des années 30, lorsque Georges de Scudéry, secondé par Balthazar Baro, propose des Observations contre un rival qui a trop bien réussi, Jean Chapelain jongle avec les termes pour éviter à tout prix le trop sévère « jugement ». La toute jeune Académie française compose donc ses Sentiments sur l'œuvre d'un de ses membres (Scudéry), et non un jugement sur Le Cid de Corneille (Ranum, pp. 22, 26, 29, 31). Corneille lui-même reste le seul gagnant de cette querelle. Il tire de ces critiques superposées le désir et la capacité d'écrire des Examens d'une grande précision vite devenus des incontournables de l'analyse littéraire (Ibid., p. 37).

Signet1. L'édition italienne

Bertoletto en 1896 annote généreusement le Jugemant d'Honoré d'Urfé parce que son but est de disculper Chiabrera, poète aux « magnifiques qualités » (p. 158) indûment critiqué en 1618. L'éditeur ne prétend donc pas à l'impartialité et il ne cherche pas à servir ou à éclairer le texte de d'Urfé.

Par voie de conséquence, l'analyse du style d'Honoré d'Urfé dans ce Jugemant η peut difficilement contribuer à l'étude de l'évolution de la langue de l'auteur de L'Astrée. Les « che » mis pour « que » (13) sont sans aucun doute le fait d'un copiste italien. On peut noter cependant que certaines lourdeurs relevées dans le roman sont toujours présentes η. Des tournures corrigées dans l'édition de 1621 sont correctes ici : les verbes à la forme impersonnelle ont souvent un sujet exprimé (« il faut », 1) et les pronoms compléments juxtaposés suivent l'ordre moderne (24, 72 sic 76).

Si Bertoletto donne parfois raison à l'auteur du Jugemant (pp. 153, 159, 164, 166, 168, 169, 173, 174, 179), c'est avec une réticence marquée (p. 181 par exemple). Au lieu de répondre à une objection d'Honoré d'Urfé en expliquant le choix fait par le poète italien, le critique se permet d'écrire : « Ça ne mérite pas de réponse » (p. 154). Bertoletto étale des réserves révélatrices : il voit d'Urfé comme « le Français » (p. 182) qui connaît mal l'italien (pp. 158, 164), qui réfléchit en romancier (p. 173), qui manque de perspective historique (pp. 156, 159), qui ignore les valeurs épiques, qui ne sait pas les distinguer de « la vertu romanesque [qui, elle,] n'est pas vraisemblable » (p. 176) ! Plus encore, à en croire Bertoletto, Honoré d'Urfé comprendrait mal les positions chrétiennes en matière de péché (p. 151) et de surnaturel η (pp. 159, 167).

Bertoletto se laisse aller à ergoter sur les failles des armures (p. 157), les cheveux des Turcs (pp. 163, 164), les dimensions d'un navire (p. 159), et surtout sur les capacités des puissances infernales. Chiabrera, affirme-t-il, aurait eu raison de confondre magie et sorcellerie (p. 167) ou de permettre aux démons de prédire le futur (p. 174). Bertoletto admet pourtant que le poète a fait des changements à son Amedeide « après avoir appris de son censeur le savoir-vivre des diables » (p. 168) ! Le chant IV notamment a disparu (p. 157). Les railleries du critique sont donc inappropriées aujourd'hui - mais elles ont été utiles.

À deux reprises, Bertoletto le souligne avec raison, d'Urfé manque de circonspection. Croyant peut-être flatter son orgueilleux protecteur, l'auteur du Jugemant considère que Chiabrera ne loue pas assez Amédée puisqu'il limite sa renommée et son influence à l'Italie (p. 153) ou à Turin (p. 155). Une hyperbole aurait été plus flatteuse que la plate vérité. Les remarques d'Honoré d'Urfé ont pu déplaire et aux Italiens et aux Savoyards parce qu'elles semblent à double tranchant. Bertoletto reproche d'ailleurs au critique son absence de patriotisme. D'Urfé serait incapable de comprendre que Chiabrera éprouve « un amour sans bornes pour la gloire de la nation italienne » (p. 158). Le poète et son avocat ne sont pas les seuls individus soucieux du renom de leur patrie. C'est un sentiment que partagent sans doute les lecteurs italiens et le commanditaire d'épopées. Denis Bjaï le souligne dans son article sur le genre épique (pp. 54, 57, 63, 69) : Honoré d'Urfé est l'observateur qui vient de loin, voire l'intrus.

En somme, les notes de Bertoletto opposent Chiabrera à d'Urfé : un admirable créateur sans expérience militaire (p. 179), qui peut avoir eu quelques distractions (p. 162) est éreinté par un « censeur » « sévère » (p. 174) et « prolixe » (p. 160) qui affiche « sans gentillesse » (p. 162) « tactique militaire » (p. 175) et « censure trop subtile » (p. 170).

Signet2. La fortune du Jugemant

Honoré d'Urfé a fort bien pu entendre ces mêmes reproches plus ou moins déguisés dans la bouche des nombreux Italiens qui entouraient le Duc de Savoie η. Dans cette cour bilingue - sinon trilingue -, les sujets de friction η ne manquaient pas entre les tenants de la France, ceux de l'Italie et encore ceux de l'Espagne. Plusieurs courtisans ont pu s'indigner : un étranger se permet de critiquer un écrivain italien, une gloire nationale ! « Que le poète me pardonne », s'écrie Bertoletto lui-même lorsque, à son corps défendant, il donne raison au Français qui a composé le Jugemant (p. 153).

Plus près de nous, Rosanna Gorris considère que le duc de Savoie η a gravement insulté Chiabrera en faisant appel à Honoré d'Urfé, et que Chiabrera - qui n'a jamais accepté de vivre à la Cour - a péché par honnêteté : il n'a pas su flatter le mécène. Il est plus difficile de suivre Mme Gorris quand elle ajoute que d'Urfé n'a pas compris que L'Amedeide « était une œuvre d'art », marquée par l'influence du Tasse et mise sous le signe de l'archange Gabriel, saint patron de Gabriello Chiabrera (p. 102). Daniela Dalla Valle propose une analyse moins sévère du Jugemant et suggère que la rigueur du critique pourrait n'être qu'une concession faite au duc de Savoie η (p. 79).

Le Jugemant sur L'Amedeide connaît une fortune évidemment lamentable. Il est daté du 14 décembre 1618 ; les faveurs ducales ont plu sur d'Urfé jusqu'en 1618 seulement. Il est tout à fait possible que le Jugemant ait nui à la position de son auteur. Le duc et le courtisan sont déçus. En juin 1619 d'ailleurs, la troisième partie de L'Astrée est dédiée à Louis XIII. La même année, les liminaires de la réédition des Epistres morales ne renferment qu'un hommage caduc au duc de Savoie η : daté de 1598, il est signé par Antoine Favre η.

Honoré d'Urfé aurait-il apprécié les commentaires que les Bertoletto du XVIIe siècle ont dû faire sur son Jugemant ? Le lecteur de L'Astrée sait que le romancier est tellement sensible à la critique qu'il explique à ses personnages comment défendre leur créateur η. Dès sa première œuvre, La Triomphante entrée, il vilipende les Aristarque η. Dans ces conditions, d'Urfé aurait-il pu envisager de jeter aux lions sa Savoisiade, une épopée qui devait rivaliser avec celle qu'il a condamnée ? Il ne l'aurait fait que si son Jugemant de Chiabrera avait été estimé et apprécié. Or ce Jugemant a probablement vexé la cour de Savoie. Au lieu de retourner à son épopée, d'Urfé a donc sans doute préféré mener de front les suites de L'Astrée et La Sylvanire η.

L'essentiel, en tout cas, est ailleurs.

Signet3. Un art poétique

Dans ces quelques pages non-destinées à la publication, Honoré d'Urfé offre un art poétique à sa façon. Malgré la référence obligatoire aux deux piliers de la critique, Aristote η et Horace η, d'Urfé ne propose pas un traité tout à fait orthodoxe. S'il s'inspire du Tasse et de Ronsard η qui ont tous deux analysé le genre épique, il ne les cite pas. Il imagine un manuel écrit à la première personne, presque une « lettre à un jeune poète » adressée à un prince qui compte un jour écrire l'histoire de son règne. Le duc de Savoie η a de sérieuses prétentions littéraires. Il a laissé des manuscrits de trois ouvrages (Guichenon, I, p. 866). Il tient un journal pour imiter le César des Commentaires sur les guerres des Gaules. Il compose nombre d'aphorismes (Gal, p. 108) qui se retrouvent dans les « Instructions morales » que ses fils emportent avec eux en Espagne (Gal, p. 293). On l'a vu plus haut, le duc commande et examine ce que R. Gorris appelle joliment une série de « croisades de papier » (p. 194), des épopées.

D'Urfé rappelle cinq fois que le duc lui-même a critiqué l'épopée de Chiabrera (11, 17, 20, 32, 36). Prudent, il présente une « opinion » sur ce qui lui « semble » à revoir (sembler revient une trentaine de fois). Quand il s'enhardit même, il choisit des verbes conciliants, peu agressifs (je crois, je pense, je trouve, je ne sais). Il aurait pu conclure, comme Corneille, « Quoi qu'il en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l'art » (cité par Ranum, p. 39).

Honoré d'Urfé fait à Chiabrera un compliment original et inattendu : son œuvre « plaira plus aux savants qu'au vulgaire » (p. 182). Bertoletto, curieusement, ne relève pas cette phrase. L'Amedeide, selon d'Urfé, dans ses grandes lignes, se conforme aux règles - le préambule du Jugemant le montre. Cependant, l'épopée déplaira au « vulgaire ». Pourquoi ? parce que le lecteur s'ennuiera (16, 18, 68 sic 72) : vice rédhibitoire. Opposer les principes que les doctes respectent aux résultats que le peuple apprécie, c'est admettre que les règles sont insuffisantes (Ranum, p. 25). Dans quel camp se situe d'Urfé ? aux côtés du « vulgaire », position éminemment moderne.

Certains paragraphes du Jugemant d'Honoré d'Urfé ont un caractère encomiastique dû aux usages de la littérature de circonstance. Ils ne doivent pas faire oublier les solides réflexions qui les accompagnent. Honoré d'Urfé explique à son mécène comment se fabrique un bon poème héroïque. Il recourt à une série d'exemples tirés de L'Amedeide, qui sont des modèles à ne pas suivre. Il s'attache à deux notions essentielles, les égards pour le vraisemblable et le traitement du surnaturel.

SignetLe vraisemblable

En se préoccupant du « vraisemblable η » (le mot revient une dizaine de fois), Honoré d'Urfé prend ses distances avec Ronsard. Celui-ci, dans la préface de sa Franciade, admet que « le vraysemblable est eslongné de la verité » (p. 525). Concept suprêmement relatif, le vraisemblable obsède à bon droit les critiques de L'Astrée (par exemple Gaume, pp. 268-271, et Dotoli, p. 69).

Dès le préambule du Jugemant, Honoré d'Urfé définit le vraisemblable comme le rejeton du « vray », de « l'opinion recëue », ou même de la « coutume » (50). Paradoxalement, de manière indirecte, il résume ainsi les cas d'invraisemblances permises et décrites par Aristote (1460 b). En donnant une généalogie au vraisemblable, le moraliste présente ce concept obscur comme Platon et les néo-platoniciens η définissent l'Amour : on l'encadre de manière à encourager commentaires, discussions et même digressions. C'est dans les Epistres morales que d'Urfé propose une définition plus précise : Aristote η nous montre « qu'il faut avoir esgard au lieu, au temps, et aux personnes » (II, 9, pp. 293-294).

Puisque le vraisembable est un principe fondamental, le devoir du poète est d'abord de s'instruire et de s'informer - surtout s'il doit parler de batailles. La « recherche η » est primordiale (Voir 1, 2, 6, 10, 19, 31, 44, 50, 56). On constate encore une fois l'importance des lectures d'Honoré d'Urfé, et l'importance de la lecture pour Honoré d'Urfé. Les ouvrages qu'il achète sont d'ailleurs révélateurs. En 1600, 1603 et 1606, il acquiert des commentaires italiens de La Poétique d'Aristote (Ducimetière, p. 757). L'auteur qui a gagné des connaissances doit avoir « bonne mémoire » (28) afin de retenir ce qu'il a appris et ce qu'il a écrit. Les conseils qui découlent relèvent tous du bon sens, ce que d'Urfé appelle « jugemant » (35) et Renan « naïveté » (p. 293). Il faut suivre un ordre logique (14, 37), traiter le héros en héros et le vilain en vilain (4, 24). On peut estimer que certaines remarques sur la vérité historique frisent le ridicule (Dalla Valle, p. 76), ne serait-ce qu'à cause de leur répétition. De toute manière, il y a un domaine où le lecteur de L'Astrée est en droit de sourire de la sévérité du champion du vraisemblable : comme Chiabrera, Honoré d'Urfé lui-même a joué sans vergogne avec la chronologie et l'anachronisme η dans ses œuvres.

Les égards pour le vraisemblable ne suffisent pas. D'Urfé se soucie de divertir et d'instruire les lecteurs (16, 18, 68 sic 72). Un style agréable plaît, mais il faut également inculquer l'espérance, la foi dans la providence divine (24), la vertu cardinale dans L'Astrée. « Remuneration » revient deux fois dans ce Jugemant (2, 33).

SignetLe surnaturel

La question abordée par Honoré d'Urfé qui doit arrêter tout lecteur de L'Astrée et de La Sylvanire η est celle du traitement du surnaturel η. Le Duc de Savoie η a relevé le premier la prédominance du merveilleux chez Chiabrera (11). Bertoletto admet que les anges et les esprits abondent dans L'Amedeide (p. 172). Pourquoi s'en étonner ? Le Tasse lui-même, le modèle ultime (Dalla Valle, p. 69), ne traite-t-il pas le surnaturel comme l'aliment de prédilection de l'allégorie ? Chiabrera a-t-il péché parce qu'il multiplie les apparitions ou parce qu'il avance en terrain miné ? Qu'en pense exactement le critique français ?

La Savoie a été à la fin du XVIe siècle une « citadelle du magique, une patrie de jeteurs de sorts » (Nicolas, p. 295). Le duc de Savoie η croit aux prophéties (Gal, pp. 323 et 494, note 34). Samuel Guichenon, dans son Histoire généalogique de la Maison de Savoie, rapporte nombre de « prodiges » sans l'ombre d'une réticence (I, pp. 769 et 863 par exemple). Equicola, un Italien, vante l'astrologie et la chiromancie, puis décrit une bibliothèque de livres de magie (Livre 5, f° 260 recto). La France n'est pas en reste, qu'il s'agisse de traditions populaires ou de conventions livresques (Fournier, II, p. 163). Paysans et bergers du Forez croient aux fées (La Mure, I, p. 79). Ils ne sont pas les seuls à demeurer longtemps convaincus du pouvoir magique des plantes ou du mauvais œil. Catherine de Médicis s'entoure d'astrologues. Le sage Jean Papon η considère que, dans l'histoire de Martin Guerre, « il est impossible tout ce que dessus estre advenu sans magie » ; les juges d'ailleurs « prindrent tous asseuree opinion de la magie de l'accusé » (p. 696). Jean Bodin démontre savamment l'action des sorciers dans sa Demonomanie. En 1611, le procès de Louis Gaufridy, curé des Accoules η (l'église où Honoré d'Urfé a été baptisé), défraie la chronique. On en parle dans le Mercure françois, on en parle aux visiteurs de Marseille, on en parle dans les chansons, on en parle dans les histoires tragiques. « Satan triomphe au XVIIe siècle », proclame Michelet (cité par Mandrou, p. 195). L'histoire de la sorcellerie en Provence a fait l'objet d'un colloque (Mentalités).

Honoré d'Urfé est un homme de son temps. Il croit au « bon démon », nom païen qu'il applique à l'ange gardien dans ses Epistres morales (I, 9, p. 74). Il proclame dans L'Astrée : « Voyez combien l'opinion de la divine assistance a de pouvoir sur l'esprit des hommes ! » (IV, 2, 169). Il possédait un Traité contre l'astrologie et la divination (Gaume, p. 659). Il admire le duc de Nemours qui a rejeté aussi bien les guérisseurs magiciens que les médecins protestants (Epistres, I, 9, p. 84) : ce sont des représentants de pouvoirs néfastes que l'on tient à répudier - sans pour autant les contester. Mais la fontaine de la Vérité d'amour η, dira-t-on ? Comme ce lieu enchanté garde son mystère à la mort du romancier, le lecteur a le devoir de présumer que l'auteur restera fidèle à lui-même et que le surnaturel η ne l'emportera pas sur la vraisemblance psychologique. Le Jugemant sur l'Amedeide l'indique : d'Urfé juge indigne et trop facile de compter sur l'apparition d'un dieu pour terminer des aventures. C'est malheureusement ce que Balthazar Baro ose proposer dans sa Conclusion. Le soi-disant secrétaire corrompt ainsi le roman par ce qu'il ajoute et par ce qu'il omet (Henein, p. 119).

Alors que dans la Jérusalem délivrée ou dans les Amadis, le fantastique s'étale complaisamment, dans L'Astrée, le merveilleux et ses effets restent des accessoires, des moyens de parvenir. Honoré d'Urfé soumet toujours le prodige à l'édifiant η. C'est d'ailleurs ce que faisait Le Tasse lui-même quand il considérait Armide et Ismène, les magiciennes de La Jérusalem, comme des représentations de la tentation intellectuelle et sexuelle (p. 471). Mandrague, la magicienne de L'Astrée, incarne les troubles la perception qui affligent les amoureux. La célèbre et troublante fontaine η, d'abord et avant tout, impose des conditions qu'il faut apprécier et jauger. Comme les oracles ou les songes, elle présente images et mots voilés. Comprendre s'avère une condition sine qua non du bonheur. Honoré d'Urfé ne doute pas un instant de l'existence de forces surnaturelles η ; il conteste leur efficacité dans un récit qui doit viser au vraisemblable. Bref, comme le recommande Horace, « Qu'un dieu ne descende pas du ciel pour dénouer une intrigue frivole ».

Critique littéraire, dans son Jugemant, Honoré d'Urfé désire que les démons soient étroitement contrôlés dans l'épopée (Dalla Valle, p. 74). Dieu est maître du temps ; les démons n'ont aucun besoin de parler du passé (55) que tout le monde connaît ; ils ne sont pas capables de prédire l'avenir (58) qui appartient à Dieu seul. Par ailleurs, l'intervention de forces surnaturelles restreint la valeur du héros (11). La simple mention de la déesse Fortune pouvait nuire à l'éloge de Lindamor (Personnages). La présentation même de multiples démons dans un récit est risquée parce que ses fondements sont contestables. D'Urfé blâme Chiabrera qui donne à la fois les paroles et les gestes d'un magicien - « chose qui est encore sans exemple » (42). Pourquoi ? par prudence. L'écrivain doit mesurer et trier les renseignements qu'il tient à la disposition du public pour ne pas risquer de passer pour un menteur ! Par conséquent, aux yeux d'Honoré d'Urfé, il ne faut pas mettre le merveilleux entre toutes les mains. L'auteur de L'Astrée rejette les épisodes surnaturels de L'Amedeide non parce qu'il ne croit pas au surnaturel, mais parce qu'il y croit. Il appréhende l'effet du surnaturel sur les lecteurs.

Le point de vue d'Honoré d'Urfé n'est pas original. Le recours au surnaturel η a mauvaise presse dans la critique littéraire. Non seulement, il étire dangereusement les possibilités du vraisemblable, mais encore il facilite excessivement la tâche des écrivains. Aristote η et Horace η l'ont condamné sans ambages.

De chose irrationnelle il ne peut y en avoir aucune dans les faits ; s'il y en a ce doit être au dehors de la tragédie
(La Poétique, 1454 b).
Que la scène ne courre pas après d'absurdes merveilles
(Épître aux Pisons).

Le rejet du merveilleux de L'Amedeide ne repose pas sur des bases aussi solides que la condamnation qu'on trouve au chant trois de L'Art poétique de Boileau :

Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas (p. 172).

La position d'Honoré d'Urfé est différente. Le critique affirme que l'esprit est trop « ému » par la « merveille » pour admettre son application « absurde ». C'est une réflexion adaptée aux valeurs et aux hantises de l'époque baroque.

SignetHonoré d'Urfé semble se contredire, comme le souligne Mme Dalla Valle (p. 72). Sa pastorale dramatique posthume, La Sylvanire η, est construite sur un phénomène magique, un miroir enchanté de « si grande vertu » (vers 5210) qu'il endort l'héroïne, « la morte-vive ». L'auteur renie-t-il les principes exposés dans le Jugemant ? Il les illustre a contrario. Dans ce texte qu'il appelle « fable η bocagere », un phénomène chimique prend des allures de merveille. D'Urfé évoque alors la « vraye-semblance » uniquement pour justifier l'audacieuse adoption du vers libre (Au lecteur, p. 6). En effet, la « vraye-semblance » est une qualité fort peu nécessaire à une « fable η » où la déesse Fortune apparaît au prologue, puis dialogue avec Cupidon ! La pastorale dramatique prend des libertés que d'Urfé s'interdit dans le roman pastoral. Peut-être cette dissimilitude fondamentale explique-t-elle pourquoi les opinions de Silvandre et d'Hylas changent du tout au tout quand ces deux bergers d'adoption passent de L'Astrée à La Sylvanire η (Henein, p. 43). Balthazar Baro ne l'a pas du tout compris, lui qui a inséré une « Histoire de Silvanire » dans sa mensongère Vraye Astree (3, p. 181). Ce faisant, il a induit en erreur plusieurs générations de lecteurs qui ne tiennent pas compte de l'analyse de Bernard Yon en 1977.

SignetConclusion

Le Jugemant n'éclaire pas L'Astrée, il éclaire les lecteurs de L'Astrée en leur ouvrant les yeux. Honoré d'Urfé est resté fidèle à lui-même. Il ne se contredit pas en examinant le traitement du vraisemblable et du surnaturel dans l'épopée de Chiabrera. Il ose préconiser un éloge de la Maison de Savoie qui resterait plus proche de l'histoire (ou du moins de l'opinion générale), mais il adapte son discours aux attentes de son commanditaire. Le premier lecteur du Jugemant, le duc de Savoie η, était en principe le seul lecteur prévu. C'est un élève de marque appelé à se prononcer sur tous les textes qui lui sont offerts. La leçon, sous l'égide d'Aristote η, s'éloigne fort peu des règles les plus traditionnelles. Le pédagogue privilégie le plus opportun. Il donne des numéros à ses opinions. Il rejette l'inaccoutumé (46, 56 sic 60). Il souligne lourdement le but didactique obligatoire de la littérature (2, 3). Dans le Jugemant, un enseignant expose une doctrine.

Ni La Sylvanire η, ni L'Astrée, ni Le Sireine η n'obéissent à l'impératif que le critique martèle dans le Jugemant. Même dans le domaine de l'amour, Céladon, on s'en souvient, peut tout au plus se flatter de servir de « guide » à certains lecteurs (II, L'Autheur au berger Celadon, n.p.). L'auteur des Epistres ne se considère pas un maître à penser, mais un simple « Medecin de la Fortune » (Au lecteur, p. 21). Aucun autre écrit d'Honoré d'Urfé ne se prétend, comme le Jugemant, œuvre didactique. Il s'agit plutôt d'œuvres démonstratives, c'est-à-dire d'œuvres d'art.