Liminaire de la deuxiesme partie
(Aller à 1621 fonctionnelle)
Astrée, II, 1610,
Bibliothèque municipale de Versailles,
Rés. Lebaudy in-12° 410
Voir Illustrations.
Transcription du frontispice
L'ASTREE
DE
MESSIRE
Honoré
D'urfé.
Seconde partie
1610.
A. PARIS.
Chez Toussainct
du Bray Rue St Jacques
Aux Espics Meurs et en
Sa Bouticque au Palais
en la Gallerie
des Prissonniers.
Avec Privilége du Roy.
AU ROY.
SYRE,
CES Bergers oyant raconter tant de merveilles de vostre grandeur, n'eussent jamais eu la hardiesse de se presenter devant V. M. si je ne les eusse assurez que ces grand Roys dont l'antiquité se vante le plus, ont esté Pasteurs qui ont porté la houlette et le Sceptre d'une mesme main. Ceste consideration, et la cognoissance que depuis ils ont euë que les plus grandes gloires de ces bons Roys ont esté celles de la paix et de la justice, avec lesquelles
ils ont heureusement conservé leurs peuples, leur a fait esperer que comme vous η les imitiez et surpassiez en ce soing paternel ; vous ne mépriseriez non plus ces houlettes, et ces trouppeaux qu'ils vous viennent presenter comme à leur Roy et Pasteur Souverain. Et moy (Syre) voyant que nos Peres pour nommer leur Roy, avec plus d'honneur et de respect ont emprunté des Perses le mot de Syre, qui signifie Dieu, pour faire entendre aux autres nations combien naturellement le François ayme, honore et revere son Prince ; J'ay pensé que ne leur cedant point en ceste naturelle devotion, puis que les anciens offroient à leur Dieux en action de graces, les choses que les mesmes Dieux avoient inventees ou produittes pour la conservation de l'estre ou du bien-estre
des hommes : j'estois obligé pour les imiter d'offrir ASTREE, à ce grand Roy la valeur et la prudence duquel la rappelée η du Ciel en terre pour le bon-heur des hommes. Recevez-la donc (Syre) non pas comme une simple Bergere, mais comme une œuvre de vos mains, car veritablement on vous en peut dire l'autheur : puisque c'est un enfant que la paix a fait naistre, et que c'est à V. M. à qui toute l'Europe doit son repos, et sa tranquillité. Puissiez vous à longues années jouyr du bien que vous donnez à chacun. Vostre regne soit à jamais aussi heureux que vous l'avez rendu admirable : Et Dieu vous remplisse d'autant de contentemens et de gloires, que par vostre bonté vous obligez tous les peuples
qui sont à vous de vous benir, aymer et servir. Ce sont (Syre) les souhaits que je fais pour V. M. attendant que par l'honneur de vos commandemens je vous puisse rendre quelque meilleur service, au prix de mon sang et de ma vie, ainsi que la nature et la volonté m'y obligent, et le tiltre qu'en toute humilité je prends,
SIRE,
De tres-humble, tres-affectionné,
et tres-fidelle sujet et serviteur,
de V. M.
HONORÉ D'URFÉ
Édition de Vaganay, p. 3.
L’AUTHEUR,
AU BERGER
CELADON.
C’EST une estrange humeur que la tienne, Celadon, de te cacher η avec tant de peine et d’opiniatreté à ta Bergere, et de desirer avec tant de passion que toute l’Europe sçache où tu es, et ce que tu fais. Il vaudroit bien mieux ce me semble, mon Berger, que ta seule Astrée le sçeust, et que le reste de l’Univers l’ignorast : car j’ay tousjours ouy dire que les sacrifices d’Amour se font en secret et avec silence. Tu m’opposes des raisons qui pourroient estre recevables en un autre siecle, mais certes en celuy où nous sommes on se rira plutost de ta peine qu’on ne voudra imiter ta
fidelité : Ne dis-tu pas, que ton Amour ne peust jamais estre sans le Respect et sans l’obeissance ? Que la fortune te peut bien priver de tout contentement, mais non pas te faire commettre chose qui contrevienne à la volonté de celle que tu aymes ou au devoir de celuy qui veut se dire Amant sans reproche η ? Que les peines et les tourments que tu souffres ne sont que des témoignages glorieux de ton amour parfaite ? Qu’au milieu des plus cruels supplices tu jouys d’un bien extréme, sçachant que tu fais ce que doit faire un vray Amant ? Et bref que la vie sans la fidelité ne te peut estre qu’odieuse, au lieu que ta fidelité sans la vie, t’est de sorte agreable que tu es marry de n’estre des-ja mort, pour laisser à la posterité un honorable exemple de constance et d’Amour ? Ah ! Berger, que l'aage où nous sommes est bien contraire à ton opinion ! Car on dit maintenant qu’aymer comme toy, c’est aimer
à la vieille Gauloise η, et comme faisoient les Chevaliers de la Table-ronde η, ou le beau tenebreux η. Qu’il n’y a plus d’Arc des loyaux Amants η, ny de chambre deffenduë η pour recevoir quelque fruict de ceste inutile loyauté ? Que si toutesfois il y a encores quelques chambres qui se puissent appeller deffendües, elles sont seulement à ceux qui aiment comme tu faits, pour chastiment de leur peu de courage, et pour preuve de leur peu de bonne Fortune : Et bref que l’on tient aujourd'huy des maximes d’Estat d’Amour bien differentes, à sçavoir qu’aymer et jouir de la chose aymee, doivent estre des accidens inseparables : Que de servir sans recompence sont des tesmoignages de peu de merites. Que de languir longuement dans le sein d’une mesme Dame, c’est en vouloir tirer l’amertume, apres en avoir eu toute la douceur. Que d’obeir à celles que l’on ayme, en ce qui nous esloigne de la possession du bien
desiré ; c’est imiter ceux qui vont à contre-pied de leur chasse. Que d’aymer en divers lieux c’est estre Amant avisé et prévoyant : Que de se donner tout à une, c’est se faire devorer à un cruel animal, et qui n’a point de pitié de nous. Et bref, que le change est la vraye nourriture d’une Amour parfaite et accomplie. Or considere, Berger, comme tu dois esperer de trouver quelque juge favorable parmy ces personnes préocupées d'une opinion si differente : Et si tu m’en crois ne te laisse voir qu’à ton Astree, et ne te tiens caché à tout autre. Mais quoy ? tu rejettes mon conseil, et pour toute raison tu me respons que tu t’es de sorte dedié à la gloire d’Astrée, que les siecles et les opinions des hommes pouvant changer en bien aussi bien qu’en mal, tu desires qu’à l’advenir on recognoisse quelle a esté η, la beauté, et la vertu d’Astree, par les effets de ton amour, et par les tourments que tu auras endurez.
J’advoüe, mon Berger, ce que tu dis, et qu’il peut estre que les Amants reviendront à ceste perfection qu’ils méprisent maintenant : mais parce que cependant il y en aura plusieurs qui te pourront blasmer, mets en ta memoire η ce que je te vay dire, à fin de leur respondre s’il en est besoin.
Accorde leur d’abord sans difficulté, que veritablement tu aimes à la façon de ces vieux Gaulois qu’ils te reprochent, ainsi que tu les veux ensuivre en tout le reste de tes actions : comme ils le pourront aisément reconnoistre s’ils considerent, Quelle est ta religion, Quels sont les Dieux que tu adores : Quels les sacrifices que tu fais, et bref quelles sont tes mœurs et tes coustumes, Et que ces bons vieux Gaulois estoient des personnes sans artifices, qui pensoient estre indigne d’un homme d’honneur de jurer et n’observer point son serment. Qui n’avoient point la parole differente
du cœur : Qui estimoient que l’Amour ne pouvoit estre sans le respect, et sans la fidelité ? Qui cherchoient l’entree du Temple η d’Amour par celuy de l’honneur : et celuy de l’honneur par celuy de la vertu. Et bref qui méprisoient et leur vie et leur contentement propre, pour ne tacher en rien la pureté de leur affection. Que quand à toy ayant esté nourry et eslevé parmy ces honorables personnes, tu ne peux sans blasme contrevenir à une si bonne nourriture. Que s’ils veulent aimer comme ceux qui t'ont instruit, tu les serviras de guide tres-asseurée : Que s’ils veulent continuer en leur erreur comme ils ont fait jusques icy, encor ne leur seras-tu point inutile, puis que prenant tes actions au rebours, ils pourront tirer de ceste sorte un parfait patron de leur imperfection.