Évolution de L'Astrée
Variantes confrontées
qu'on a loisir de lire, relire, polir, agencer,
peigner, adoucir, limer, perfectionner.
J.-P. Camus,
Le Voyageur inconnu, p. 146.
s'abandonner à quelques instants de sommeil.
Horace,
« Épître aux Pisons ».
1 Avant le décès d'Honoré d'Urfé en 1625, les trois parties de L'Astrée connaissent des rééditions (Sancier-Chateau, pp. 25, 30, 35). Pour jauger les révisions du roman, je voudrais les examiner à la lumière des variantes du Sireine, poème pastoral d'Honoré d'Urfé qui a paru onze fois entre 1604 et 1619 (Marcos, pp. 30-33), et qui a donné des vers à L'Astrée (Lallemand, p. 303). Je voudrais aussi comparer les corrections d'Honoré d'Urfé avec celles que Jean Baptiste Du Pont a données à L'Enfer d'amour. Ce roman de 1603, réédité quatre fois avant 1619, n'a pas subi l'influence de L'Astrée évidemment ; il pourrait avoir prêté son titre à un madrigal de la troisième partie (III, 9, 374 verso). La comparaison ne cherche pas des similitudes, elle pourvoit un éclairage sur la pratique de la révision au début du siècle.
2 Variantes du Sireine
Jesus Cascon Marcos, dans son édition de cette pastorale lyrique, rappelle qu'Honoré d'Urfé a probablement commencé Le Sireine peu après sa sortie du collège. Il décrit deux manuscrits différents η (Le Sireine, p. 30) datés de 1596 et de 1600. Dans Mélanges, manuscrits autographes reliés et numérisés par Gallica, à la suite de vers du Sireine, on lit « fini A Cenoy le ? Juillet 1599 ».
Dans ces Mélanges, les vers du Sireine, scrupuleusement revus, remplissent 53 folios. Voici par exemple la strophe 18 :
Transcription
" Ceux qui ne savent point aymer
" ont accoutumé de nommer
" L'effait du despart despartie une absance
" mais moy je dis que c'est un mal mais moy qui suis maistre en cela
" auquel nul autre n'est egal je metz le despart au dela
" qui ne finit qu'avec la vie de tout ce qui plus nous offence
C. Marcos publie l'édition du Sireine qu'il juge la plus complète, « con una ortografia más uniforme y numerosas variantes que, en su gran mayoria, mejoran el texto » (p. 33), celle que donne Toussaint Du Bray en 1618. Ce volume se présente comme « Reveu, corrigé & augmenté de nouveau par l'Autheur outre les precedentes impressions ». C. Marcos compare ce Sireine de 1618 à celui que Jean Micard a fait paraître en 1606. Le premier Sireine s'est beaucoup enrichi puisque, comme je l'ai rappelé ailleurs, il a pratiquement doublé entre sa première et sa dernière édition (Bernard, p. 153).
Dans les remarques qui suivent, tous les numéros de page renvoient au Sireine de Marcos, celui qui a été d'abord édité par ce Toussaint Du Bray, qui est, à la même époque, l'éditeur de L'Astrée.
Trois postulats du critique sont à souligner :
-
« La caótica ortografia » du manuscrit est ignorée (p. 21) ; les variantes purement graphiques sont aussi écartées à cause de leur très grand nombre (p. 33).
- Le t analogique et les majuscules attribuées aux noms communs sont considérés comme des initiatives des éditeurs (p. 34), Toussaint se montrant plus systématique que Micard.
-
Les autres corrections sont toutes créditées à Honoré d'Urfé, puisque l'intervention de secrétaires n'est même pas envisagée par C. Marcos.
Par ailleurs, Le Sireine - surtout dans sa première partie, « le Despart » - reste quelquefois tellement près de La Diane de Montemayor que l'éditeur parle d'une traduction « en muchos puntos literal » (p. 19).
3 Le poème pastoral multiplie les images. Le lyrisme du Sireine, plus que celui de L'Astrée, repose souvent sur des allitérations et des répétitions. Il suffit de lire à haute voix ces deux strophes consacrées aux yeux pour s'en convaincre :
Mais quoy ? tout ce qu'ils se taisoient,
Leurs yeux parleurs le redisoient,
D'un geste qui la voix ressemble.
S'annonçant ainsi leur despart
Avecques ce parlant regard
Dont jadis ils parloient ensemble
(Le Sireine, p. 66).Quand je vy ces beaux yeux nos superbes vainqueurs,
Soudain je m'y sousmis comme aux Roys de nos cœurs,
Pensant que la rigueur en deust estre bannie ;
Mais depuis espreuvant leur dure cruauté,
Je creus qu'eterniser en nous leur Tyrannie,
Ce n'estoit pas Amour, mais plustost lascheté
(L'Astrée, I, 4, 98 recto).
4 Au niveau du lexique, Le Sireine est plus archaïque que le roman. Le vocabulaire rappelle celui des poètes de la Pléiade, car les moutons sont « la troupe toisonnée » (p. 49) et l'abeille « la mousche Hybleane » (p. 87). Le style est souvent familier (Diane tutoie Sireine). De plus, quatre fois au moins, des mots du Sireine qui se retrouvent dans L'Astrée de 1607 ont été remplacés par des mots plus modernes dans L'Astrée de 1621. Cependant, certaines tournures ou expressions corrigées dans le poème pastoral l'ont été aussi dans le roman.
Le Sireine | L'Astrée |
blesseur (p. 125) | autheur de ma blesseure I, 10, 311 recto |
courre (p. 178) Il est remplacé par « courir » dans Le Sireine de Micard en 1606 et 1618 |
courir I, 4, 87 verso |
dam (p. 188 et p. 198) remplacé une seule fois (p. 109) |
remplacé quatre fois dans les vers I, 4, 96 verso et 99 recto, I, 6, 163 verso, I, 9, 272 verso |
entorner (p. 50) « Détourner » (La Curne de Sainte-Palaye) |
entourner I, 5, 125 verso « Vieux mot qui signifioit, Mettre autour » (Furetière). |
Vers et vocabulaire indiquent, d'abord et avant tout, que les deux œuvres appartiennent à des genres tout à fait différents. La poésie pastorale, proche de l'élégie, dirigée vers le passé, reste prisonnière d'une longue tradition lyrique, alors que L'Astrée se veut roman. Elle est plus moderne dans sa forme et plus indépendante par son contenu. Dans Le Sireine, d'Urfé η « parodie » un Montemayor qu'il place devant un miroir grossissant (Henein, p. 100), alors que dans L'Astrée, il combine et maîtrise plusieurs sources pour fabriquer une œuvre qui se veut inclassable, une pastorale romanesque, historique, humaniste et édifiante.
5 Les modifications de la syntaxe que l'on rencontre dans Le Sireine correspondent aux variantes linguistiques que l'on voit dans L'Astrée : la phrase est plus claire grâce à la suppression de répétitions, et grâce au choix des pronoms relatifs et de certaines prépositions. Dans les exemples suivants, les formes de 1606 transformées notablement en 1618 sont en italique dans la colonne de gauche.
Le Sireine 1606 | Le Sireine 1618 |
Ce Berger adoroit mourant, Ce Berger mouroit adorant, Des beautez la beaute plus belle. |
Ce Berger qu'Amour devoroit, Dés long-temps mourant adoroit, Des beautez la beauté plus belle. p. 51 |
La passion le poursuivoit, La solitude l'esmouvoit, Et l'onde qu'il escoutoit bruire, En luy desrobbant tout repos Luy faisoit naistre tels propos, Propos dont son mal il souspire. |
La passion le poursuivoit, La solitude l'esmouvoit, Et l'eau qui pres de luy gazouïlle, En luy desrobant tout repos, Luy faisoit tenir ce propos, Qui le sein de larmes luy moüille. p. 55 |
Et toutesfois il faut partir. Et rien ne veut plus consentir Que j'aille esloignant ma disgrace ; Diane, à ce coup je sens bien, Que sous le Ciel il n'y a rien Que le changement ne menace. |
Toutesfois il faut s'en aller. Je ne sçaurois plus reculer L'extreme arrest de ma disgrace, Diane, à ce coup je sens bien, Que sous le Ciel on ne voit rien Que le changement ne menace. p. 69 |
Vous qui au contraire avez tant De raison, de m'aller quittant, Ne le fassiez en mon absence. |
Vous n'ayant que trop de raison De me quitter sans trahison, Ne le fassiez en mon absence. p. 71 |
Puis que tu és tout mon plaisir, Puis que tu és tout mon désir, Amy, quelle sera ma peine De voir en ces arbres d'autour Mon nom en mille nœuds d'amour Et ne te voir point, mon Sireine. |
Sans toy je n'ay point de plaisir, En toy se tient tout mon desir. Juge quelle sera ma peine, De voir aux arbres d'alentour Mon nom dans mille nœuds d'amour Et n'y te voir point, mon Sireine. p. 75 |
Et recevez ces vers aussi Qui sont les tesmoins jusqu'icy Du bien & du mal que j'espreuve, Car c'est à eux que j'ay conté Les effects de vostre beauté, Et l'estat en quoy je me trouve. |
Et recevez ces vers aussi Qui sont les tesmoins jusqu'icy Du bien & du mal que j'espreuve C'est à ceux-cy que j'ay conté Les effects de vostre beauté, Et l'estat où je me retreuve. p. 91 |
Du pied il choppa contre un bois | Il choppa du pied contre un bois. p. 93 |
S'il vivoit c'estoit du tourment Qui s'alloit croissant à toute heure. |
S'il vivoit c'estoit du tourment Qui l'affligeoit outre mesure. p. 96 |
Si je vois les prez verdissants Où nos trouppeaux rajeunissants S'engraissoient ensemble au revivre. |
Si je vois les prez ou les eaux Où rajeunissants nos trouppeaux Ils alloient ensemble au revivre. p. 113 |
Le dos à un arbre appuyant | Le dos contre un arbre appuyant p. 118 |
L'eau sous la main lui descendoit, En quoy lors son cœur se fondoit. |
L'eau sous la main alloit coulant, Produite d'un amour bruslant. p. 127 |
Ces deux amants ont fort long-temps Ensemble vescu bien contents, Et ont par leur prudence sage Les plus clair-voyants aveuglez |
Ces deux amants ont fort long-temps Ensemble vescu bien contents, Et d'une finesse bien sage Ont les yeux plus clairs aveuglez. p. 143 |
Ces propos de pitié touchoient Les cœurs plus durs qui l'approchoient, D'une compassion si forte, Qu'il n'y avoit autour de luy, Cependant qu'il parloit, celuy Qui ne la sente en quelque sorte. |
Ces propos de pitié touchoient Les cœurs plus durs qui l'approchoient, D'une compassion si forte, Que nul n'estoit autour de luy Qui ne ressentist son ennuy, Et son malheur en quelque sorte. p. 150 |
Et la sousmit à cet espoux, Lequel au jugement de tous Meritoit moins cet advantage. |
Et la sousmit à cet espoux, qui par le jugement de tous Meritoit moins cet advantage. p. 161 |
Sans Diane, il n'y eust eu rien Qui m'en eust l'ame refroidie. |
Sanc [sic] Diane, je crois que rien Ne m'en eust l'ame refroidie. p. 161 |
Ne furent oncques les tesmoins. | Ne furent jamais les tesmoins. p. 169 |
Il avoit fait si long chemin. | Il avoit perdu tant de pas. p. 174. |
Je prie le Ciel qu'il punisse Celuy à qui en est le tort. |
Qu'Amour comme juste punisse Celuy qui de nous a le tort. p. 174 |
Certes, D'Urfé est un écrivain attentif ! Il revoit inlassablement son Sireine alors même qu'il compose la première et la deuxième partie de L'Astrée.
6 Variantes de L'Enfer d'amour
L'Enfer d'amour Où par trois histoires est monstré à combien de malheurs les Amants sont subjects de Jean Baptiste Du Pont porte un privilège du 4 décembre 1602 et connaît des éditions provinciales et parisiennes (Lyon en 1603, 1604 et 1608, Rouen en 1606, et Paris en 1619). Sergio Poli a établi une édition critique en 1995 en se fondant sur l'édition de 1608. Dans sa Préface, M. Poli relève dans le texte de 1604 (deuxième édition) des modifications dues à « la graphie incertaine de l'époque et quelques rares fautes (corrigées, mais aussi, quelquefois, ajoutées) » (Du Pont, p. 20). Il explique que l'édition parisienne de 1619 reprend l'édition lyonnaise de 1608 « avec quelques fautes de transcription en plus et quelques modernisations de la graphie ». Cette édition de 1608, « revue et corrigée par l'auteur », présente des « changements plus substantiels », « une réflexion plus attentive sur le style, qui devient en général plus rapide et plus précis, et sur la langue, qui tend à éliminer quelques formes archaïques » (Du Pont, p. 20).
7 Pour comparer les modifications subies par l'Enfer d'amour au début et à la fin de sa carrière avec les modifications subies par la première partie de L'Astrée entre 1607 et 1621, j'ai examiné deux éditions de l'Enfer, celle de 1604 et celle de 1619. Voici quelques-unes des variantes les plus intéressantes dans les 50 premiers folios de l'Enfer (œuvre qui renferme environ 120 folios - selon l'édition).
VARIANTES GRAPHIQUES |
|
Lyon, Thibaud Ancelin, 1604 |
Paris, Pierre Des-Hayes, 1619 |
fait (6 verso) | faict (p. 12) |
infidelles (11 recto) | infideles (p. 21) |
r'appellé (15 recto) | rappellé (p. 29) |
deffunct (26 verso) | defunct (p. 50) |
parfaite (45 recto) | parfaicte (p. 88) |
ils sont tous deux vain9 (46 recto) | ils sont tous deux vaincus (p. 89) |
ardentes (50 verso) | ardantes (p. 98) |
En 1619,
- le signe tironien est développé,
- le c avant une consonne est soit ajouté soit conservé,
- le r' initial est corrigé,
- le double l dans la dernière syllabe est supprimé.
On notera que les semi-nasales prennent le an, graphie que d'Urfé lui-même préfère, lui qui écrit Jugemant, justemant et presante η.
On notera aussi que le t analogique n'est pas ajouté :
1604 : a-il faict (38 recto), 1619 : a-il faict (p. 75).
Dans le domaine du style, le correcteur de l'Enfer d'amour a les mêmes critères que le correcteur du Sireine et de la première partie de L'Astrée : lexique et syntaxe deviennent nettement plus sobres.
- Les phrases sont plus courtes - économie de mots,
- Les expressions imagées sont moins audacieuses,
- Un mythologisme est sacrifié,
- Le vocabulaire est plus précis, et plus moderne,
- L'ordre des mots est plus clair.
Dans l'ensemble, en 1619, L'Enfer d'amour est mieux corrigé que la première partie de L'Astrée, bien que la graphie soit quelquefois plus archaïque. La rareté du t analogique est frappante. Cependant, Jean Baptiste Du Pont n'a écarté qu'un seul de ses très nombreux mythologismes. Il n'a ajouté aucune précision. Il n'a modifié aucune information dans son Enfer.
9 Qu'est-ce qui distingue Le Sireine de L'Enfer d'amour ?
Les variantes textuelles. Qu'est-ce qui distingue L'Astrée de L'Enfer d'amour ?
Les variantes textuelles aussi. Honoré d'Urfé et Jean Baptiste Du Pont ont cherché à mettre au goût du jour ces trois ouvrages qui diffèrent notablement par leurs dimensions. Honoré d'Urfé seul a désiré amplifier ses écrits, prolonger l'aventure, creuser sa pensée, qu'il s'agisse du lyrique Sireine ou de la romanesque Astrée. Ce sont les variantes textuelles qui reflètent le mouvement de sa pensée dans le poème pastoral comme dans le roman. Ce sont les variantes textuelles qui nous autorisent à considérer le romancier comme le premier réviseur de ses écrits. De toute évidence, d'Urfé a corrigé la première et la troisième partie de L'Astrée sans s'octroyer ces « quelques instants de sommeil » qu'Horace autorise dans les œuvres de longue haleine. La deuxième partie ne subit pas le même genre de révision parce qu'elle paraît en 1610, quelques semaines avant l'assassinat d'Henri IV.