Évolution de L'Astrée
Variantes de la première partie
Une Édition refondue
que n'ont point châtié de longues veilles
et des ratures sans nombre, qu'un goût
scrupuleux n'a point polis et repolis vingt fois.
Horace,
Épître aux Pisons, III.
1 I. Choix des éditions
La première partie de L'Astrée a connu selon Mme Sancier-Chateau au moins quatorze éditions du vivant d'Honoré d'Urfé (p. 25). Ce texte a été repensé et profondément refondu au fil des années. Il a subi une véritable métamorphose pour se conformer à la thèse introduite en 1610 dans la deuxième partie. Il est donc celui qui renferme le plus grand nombre de variantes importantes.
Pour des raisons que j'ai expliquées en exposant mes Choix éditoriaux, je compare l'édition anonyme de 1607, la toute première édition connue aujourd'hui, avec l'édition de 1621, la dernière édition dotée d'un privilège que d'Urfé a pu voir. Les deux volumes que j'édite et compare sortent de chez Toussaint Du Bray. L'édition anonyme de 1607 est passée par « l'Imprimerie de Charles Chappellain, ruë des Amandiers, à l'Image nostre Dame ». Chappellain a fait un travail méticuleux. Malheureusement, il semble ne plus collaborer avec Du Bray après 1616. L'imprimeur de l'édition de 1621 n'est pas nommé. Les deux éditions en tout cas portent les marques du temps. On y trouve des signes tironiens (9 = ous; & = et) et des erreurs de foliotation. Dans mon édition, les signes tironiens sont résolus et les erreurs de foliotation conservées (Voir Présentation des textes).
Pour analyser les innombrables variantes, j'ai étudié les changements qui m'ont semblé les plus frappants et je les ai répartis dans cinq vastes catégories. Les erreurs souvent visibles à l'œil nu sont décrites dans les variantes graphiques et leurs sœurs, les variantes onomastiques. Les modifications étudiées par Anne Sancier-Chateau sont ici divisées entre variantes grammaticales et variantes linguistiques. Les variantes textuelles enfin, dans mon analyse, se taillent évidemment la part du lion.
Dans l'analyse des variantes, orange reste la couleur de la première édition, et les caractères gras et plus petits le propre de l'édition de 1621.
Les mots ajoutés à la première édition ont des caractères espacés, et les mots supprimés sont barrés.
La barre oblique (/) sépare les deux éditions.
2 II. Variantes onomastiques
L'extrême flexibilité de l'orthographe ne dérangeait pas les contemporains de L'Astrée autant qu'elle nous gêne. Le traitement des noms de personnages, et en 1607 et en 1621, le démontre.
Hippolyte, la mère d'Astrée, est nommée neuf fois en 1607, et son nom est écrit de trois manières différentes ; elle est nommée sept fois en 1621, et de cinq manières différentes. Elle ne figure pourtant que dans les livres 2 et 4 !
Le nom si simple de Silvie, la nymphe préférée de Céladon et d'Honoré d'Urfé, ne jouit pas de plus de stabilité. Au livre 3, dans l'Histoire de Sylvie, on rencontre 50 Silvie et 27 Sylvie (47 Silvie et 30 Sylvie en 1607).
Quand l'édition de 1621 corrige les noms propres de l'édition anonyme de 1607, elle efface des erreurs qui ne sont probablement pas le fait des typographes :
- Astrée ne craint plus Alcippe et Amarillis, les parents de Céladon, mais ses propres parents, Alcé et Hippolyte (I, 4, 88 verso) ;
- Il n'y a pas de Cleonice (contraction des deux prénoms féminins ?) dans l'histoire de Tircis, Cléon et Laonice (I, 7, 202 verso) ;
- Ce n'est pas Stilliane qu'Hylas retrouve à Lyon mais Floriante (I, 8, 259 verso). Ce n'est pas non plus Carlis qu'il revoit alors mais Aimée (I, 8, 260 recto) ;
- Dans la narration d'Égide, un Lydias est remplacé par mon maistre (I, 11, 362 recto), c'est-à-dire Ligdamon, ce qui est plus vraisemblable dans ce contexte.
3 III. Variantes graphiques
je ne suis point choqué de quelques
taches, fruits de la négligence ou
échappées à la faiblesse de notre nature.
Horace, « Épître aux Pisons, III ».
Sage maxime ! Mis en présence des éditions anciennes de L'Astrée, le lecteur est offusqué par le tourbillon des accents, la valse des y et des i, et la fluctuation des u et des v. Il est vain de tenter de désigner le ou les coupables parmi les multiples intervenants étant donné le chemin que suit un manuscrit pour devenir un livre au début du XVIIe siècle.
4 1. Leçons complémentaires
Comme je l'indique dans les NOTES, les meilleures leçons ne se trouvent pas toutes dans la même édition. L'édition préliminaire est parfois plus correcte, l'édition de référence est à préférer d'autres fois. L'une des raisons d'être de cette édition critique, c'est justement d'établir enfin un texte fiable en se fondant sur l'édition de 1621 amendée grâce à l'édition anonyme de 1607. C'est le texte retenu dans la version fonctionnelle de L'Astrée, comme je l'explique ailleurs.
On rencontre quelques erreurs grossières dans l'édition de 1621. Dans les exemples suivants, la première ligne vient de 1607 (mots en orange) et la seconde de 1621 (mots en caractères gras). Les italiques rappellent qu'il s'agit de citations.
- Sa mort rendit tesmoignage /
sa mere rendit tesmoignage (I, 3, 65 verso) ;
- Ayant tant de preuve de la verité de ses predictions /
perfections (I, 4, 81 recto) [Il s'agit de Climanthe, le faux devin] ;
- Nos trouppeaux paissoient /
passoient (I, 6, 165 recto) ;
- Je recevois /
je reevrois (I, 6, 172 recto) ;
- Me croyez-vous [...] si volage /
Mais croyez-vous [...] si volage (I, 6, 178 recto) ;
- Le Ciel luy offroit un tres-grand acheminement /
osteroi (I, 6, 188 recto) ;
- Chacun doit aimer ce qui l'aime /
Chacun doit aymer ce qu'il ayme (I, 7, 217 recto) ;
- Ostoit le loisir /
Estoit le loisir (I, 8, 264 verso) ;
- Ce n'est d'eux tous /
deux de qui j'ay à vous parler (I, 11, 355 verso) ;
- La painture /
La pauvre a voulu representer (I, 11, 376 recto).
Je présente plus loin d'autres erreurs qui me paraissent plus factuelles que graphiques.
Il arrive que l'édition de 1621 corrige l'édition de 1607, par exemple :
Pendant / cependant (I, 1, 7 verso) ;
Fillera / filera (I, 2, 44 verso) ;
François / Francs (I, 3, 63 verso) ;
Ne pourroit / me pourroit (I, 4, 102 recto) ;
Respanchant / respandant (I, 5, 137 recto) ;
Pounoy / pouvoy (I, 7, 205 verso) ;
Mettant mis / m'estant mis(I, 8, 259 verso) ;
Concernant / conservant (I, 10, 332 recto).
À bien des égards, la graphie de l'édition de 1607 est plus moderne que celle de 1621 (Voir Évolution).
Dans les listes qui suivent, le premier mot ou groupe de mots (en orange) vient de 1607 et le second de 1621. Ces énumérations ne se prétendent pas exhaustives mais seulement indicatives.
aimer / aymer, assurer / asseurer, effet / effect, fidele / fidelle, lit / lict, loin / loing, nuit / nuict, offense / offence, ouït / ouyt.
• Deux modifications particulièrement fréquentes dans l'édition de 1621 signalent sans ambages un retour en arrière :
- Le R'.
rallumer / r'allumer, rappeller / r'appeller, renvoyer / r'envoyer.
Une centaine de fois, l'édition de 1621 introduit des r'a ou r'e au début de mots qui commençaient par ra ou re en 1607. C'est une graphie archaïque que l'on rencontre dans des textes cités par Huguet (Article Ratteindre par exemple).
- Toutesfois que.
Huguet donne toutesfois que. Furetière admet toutesfois uniquement dans l'expression « TOUTESFOIS ET QUANTES, c'est à dire, Toutes les fois ». Dans les autres cas, il écrit toutefois. L'édition de 1607 donne toutefois alors que celle de 1621 donne toutesfois.
6 3. Les Consonnes
Pour introduire un peu d'ordre dans la masse des variantes graphiques, je distinguerai le traitement des consonnes de celui des voyelles, et je rappellerai les règles qui ont pu être appliquées par les secrétaires et ouvriers imprimeurs.
• Le traitement du d quand ad est suivi par un v est incohérent.
L'édition de 1621 l'ajoute :
- avenu / advenu, desavantage / desadvantage, avertir / advertir, avancer / advancer, desavouer / desadvouer ;
L'édition de 1621 le supprime :
- advouer / avouer, desadvouer / desavouer, advisé / avisé, advenir / avenir.
La règle est vague : Le d finissant une syllabe et avant une consonne « se prononce peu ou point, sauf en peu de mots », note Maupas dès 1607 (p. 8). Ce d, « qui n'est là que comme une pierre d'achoppement pour faire broncher le Lecteur », ne doit s'écrire que s'il est prononcé, rappelle Vaugelas (p. 439). Il donne ensuite une liste de mots commençant par ad. Il note alors : « Advenir, en tout sens, le d, ne se prononce point » (p. 441) ! Pour Furetière, le substantif avenir est seulement un « terme de palais » : « ADVENIR, ou plûtost Avenir, terme de Palais, est un acte qu'on signifie à un Procureur de partie adverse, pour se trouver à l'audience pour venir plaider ».
• Le traitement du b et du c varie aussi :
- On rencontre également subjet / sujet, et sujet / subjet η.
- On rencontre également contraint / contrainct, et droict / droit.
Pour Maupas, quand deux consonnes se suivent, le b « est à choix de l'y escrire ou non » (p. 6), mais le c, « les modernes les plus curieux ne l'y escrivent plus » (p. 7).
• La présence du g final
Maupas reconnaît que le g, à la fin d'un mot, « est oisif, sinon à montrer l'origine. Loing, Poing, besoing. Esquels bien souvent nous obmettons le g » (p. 15), mais ce g peut aussi indiquer qu'on prolonge la syllabe (p. 4). Huguet donne soing, mais non loing. Furetière n'utilise jamais soing et n'écrit loing que dans des proverbes (Articles Antipode et Las). Le Dictionnaire de l'Académie de 1694 ignore soing et s'étonne que
« quelques uns escrivent encore loing » (Article Loin). Marty-Laveaux décrit les académiciens discutant encore de ce sujet dans les années 30 (p. 86).
Ne concluons pas trop vite que la graphie de L'Astrée de 1621 est toujours plus archaïque que celle de 1607. Il faut noter que :
-
La graphie des consonnes nasales est plus moderne en 1621 qu'en 1607 :
fonteine / fontaine, paintre / peintre.
- Le double l survient plus souvent en 1621 qu'en 1607, parce qu'il est recommandé par les grammairiens.
Vaugelas par exemple affirme :
« Tous nos noms substantifs ou adjectifs terminez en ele ont tous l'l redoublée, et jamais simple, comme pucelle, belle, modelle, fidelle » (p. 107).
L'édition de 1621 confond souvent la préposition et le verbe ; m'a et ma ou l'a et la sont intervertis avec une troublante fréquence.
- Et quant à / quand a ce que (I, 2, 32 recto) ;
- Je retourne à / a bien esperer (I, 5, 151 recto) ;
- Reduitte à / a tel terme (I, 12, 385 verso).
- Que ta foy m'a / ma promise (I, 10, 338 verso) ;
- Qui l'a / la voulu mettre (I, 11, 360 verso) ;
• Le u et le v.
Vingtiéme lettre de l'Alphabeth, et la cinquiéme des voyelles. Il y a aussi des U consones, qui sont marquez dans les Grammaires ainsi V. La prononciation de l'U, telle que nous l'avons maintenant, vient de l'ancien Gaulois ; car tous les autres peuples du Ponent ont prononcé ou. Les Imprimeurs appellent u trema, lors qu'il y a deux petits points sur l'ü.
(Furetière, Article U).
Les règles de l'édition moderne autorisent la transformation du ü qui tient la place d'un v. Toutefois, dans mon édition de la première partie, j'ai conservé le ü que l'on rencontre en 1621 parce qu'il remplace souvent le v qui se trouvait dans l'édition de 1607 ; c'est donc un signe de graphie rétrograde. Par exemple :
Merovee / Meroüée (I, 11, 353 recto ; I, 12, 383 recto).
• Le i et le y.
Le destin du y rend Furetière loquace :
Cette lettre « qui n'a que le même son de l'i voyelle » subsiste « dans les mots Grecs pour marquer leur origine, et répondre à leur ypsilon », ou upsilon.
Dans les mots qui sont communs et fort maniez, on se dispense maintenant de suivre cette orthographe reguliere [...]. On le conserve encore dans les diphthongues, et on s'en est aussi servi pour marquer les i qui sont à la fin des mots, parce que les Escrivains ont trouvé que sa queuë étoit commode pour s'esgayer, & faire des traits qui peuvent orner les marges et le bas des pages. L'Y étoit, selon Pythagore, un symbole de la vie, à cause que le pied representoit l'enfance, et que la fourche signifioit les deux chemins du vice & de la vertu, où on entroit ayant atteint l'âge de la raison (Article Y).
Peu de mots sont aussi
« communs et fort maniez » que le pronom lui ! Furetière l'écrit pourtant luy dans la rubrique qu'il consacre à ce pronom. La graphie lui revient une vingtaine de fois seulement dans l'ensemble de son Dictionnaire. L'édition de 1607 de L'Astrée préfère aussi luy, mais donne quand même lui 26 fois. Survient l'édition de 1621 : elle transforme 11 fois lui en luy. Une bonne centaine de fois les formes de aimer deviennent aymer, et 15 fois druide devient druyde. L'anarchie la plus complète règne dans le domaine de ni, écrit aussi bien ny que n'y et en 1607 et en 1621.
J'ai résisté jusqu'ici à appeler coquilles toutes ces fantaisies graphiques ! Elles ont dû s'accumuler et se multiplier au fil des années, des réimpressions et des rééditions, comme le suggère J.-M. Chatelain (p. 233). Le naturaliste, Charles Bonnet, explique ce phénomène : « Il est dans la nature de la chose que plus les copies d'un livre se multiplient, plus les variantes de ce livre soient nombreuses » (Littré, Article Variante). C'est la rançon du succès malheureusement.
8 IV. Variantes grammaticales
parmy la poussiere de la Grammaire ...
Vaugelas, Remarques, Préface non paginée.
Maupas et Vaugelas pensent tous deux que la grammaire est faite pour les ignorants, ou, plus précisément, pour les étrangers qui ne connaissent pas la langue. En principe, à l'époque, un Français assez instruit pour connaître le latin pouvait écrire correctement le français. Si cet optimisme était fondé, les Remarques de Vaugelas ne renfermeraient pas tant de solécismes à éviter.
« La poussiere de la Grammaire » constitue un champ très vaste. Pour analyser les variantes grammaticales dans L'Astrée, je retiens uniquement celles qui affectent le traitement des verbes, des prépositions et des pronoms relatifs. Les lecteurs qui désirent plus de renseignements disposent du travail incontournable de Mme Sancier-Chateau.
9 1. D'entrée de jeu, deux ajouts de l'édition de 1621 doivent être soulignés :
• Ajout systématique du « t » analogique :
- Trouvera-t'il les douceurs de ma vie plus agreables (I, 1, 17 verso) ;
- Et comment, adjousta-t'elle (I, 5, 134 recto).
La laborieuse explication que donne Maupas indique que la graphie suit lentement l'usage oral :
« Quand un verbe finissant en a, est suivy de l'une de ces syllabes par manière enclitique η, il, elle, on, lors en parlant, et quelques fois en escrit, nous interposons un t, pour remplir le baaillement qui se feroit à la rencontre des deux voyelles, bien que rarement il se trouve escrit »
(p. 5). Il ajoute plus loin : « Si l'une de ces particules, il, elle, on, suit l'e feminin d'un verbe, nous interposons vulgairement un t, en parlant, aucuns aussi l'escrivent » (p. 11).
Vaugelas recommande d'introduire un t entre le verbe qui finit par une voyelle et le pronom on. Il faut alors réunir les mots par un tiret et non par une apostrophe, dit-il (p. 10-11).
L'édition de 1607 n'ignore pas tout à fait le « t » analogique :
Pourquoy semblet'il / semble-t'il tant estrange (I, 6, 163 recto).
L'insertion de ce t analogique est une décision prise, semble-t-il, par d'Urfé lui-même dès 1606. L'éditeur du Sireine met le lecteur en garde contre l'édition pirate de 1604 en notant :
J'ay jugé d'abondant η estre necessaire de t'advertir qu'aux impressions qui se sont faictes cy devant, l'imprimeur abusé de l'ancienne orthografe, a mis partout l'œuvre, contre la volonté de l'autheur, Dira-il, dira-elle, dira-on, au lieu de Dira-t'il, dira-t'elle, & dira-t'on (Le Sireine, p. 42).
• Ajout fréquent des pronoms sujets η :
- Et la tombant évanoüy, il ne revint point (I, 4, 113 verso) ;
- En la vous disant je vous oste (I, 5, 133 verso) ;
- Aussi morte presque que luy, je me jettay en terre (I, 6, 190 recto) ;
- Je le veux,
respondit Polemas, et de plus je vous asseureray (I, 10, 308 verso).
Maupas déjà remarquait : « Rarement advient que nous obmettions ces pronoms nominatifs, car nostre langue, qui évite tant qu'il se peut l'ambiguité, en use pour distinguer les personnes des verbes » (p. 123-124) ... Mais deux paragraphes d'exceptions suivaient.
Vaugelas est plus nuancé : « Il y a vingt ou vingt-cinq ans », l'absence du pronom sujet était « un vice assez familier à nos Escrivains » (p. 421). Parfois, « cette suppression a tres-bonne grace » (p. 420), si la construction de la phrase l'autorise.
Il arrive que dans L'Astrée l'ajout du sujet soit tout à fait incorrect :
- Mon frere, si tout à coup nous luy disons ces bonnes nouvelles, il mourra de plaisir I, 10, 348 recto).
[Frere et il renvoient à Celion].
Il arrive aussi que l'édition de 1621 supprime - à tort et à raison - le pronom sujet qui figurait en 1607 :
- Mais de me
boucher les yeux jamais je ne le permettray (I, 2, 40 recto) ;
- Galathée l'estant allé voir, et le trouvant si fort empiré, elle entra fort en doute de sa vie (I, 4, 81 verso) ;
- Elle qui
pensoit bien ailleurs, lors que je n'estois attentif
qu'à faire bonne chere à ceux qui estoient venuz, elle rompit (I, 5, 154 recto) ;
- Redisant ce que Filandre l'avoit prié de dire de sa part à Filidas, il adjousta (I, 6, 164 verso).
- Je n'ay point creu jusques icy que vous pensissiez /
Je n'ay point creu jusques icy que vous eussiez opinion (I, 3, 52 verso) ;
- Avant que nous nous separissions /
Avant que nous separer (I, 5, 149 recto) ;
- Nous n'y allisssions /
L'un ny l'autre n'y allast (I, 4, 101 recto) ;
- Nous parlissions haut /
Nostre voix haussast (I, 4, 101 recto) ;
- Vous ne l'estimissiez davantage /
N'en fissiez plus de cas (I, 11, 353 recto).
• 2-1. Interprétations différentes :
Mme Sancier-Chateau considère que, « lorsqu'il corrige, d'Urfé adopte le plus souvent les formes nouvelles » (p. 158). En examinant une édition de 1612, elle rencontre un oirrez devenu orrez dans les éditions ultérieures, elle conclut que « c'est un des rares cas où la correction n'adopte pas l'usage moderne » (p. 157). En fait, dans les éditions de 1607 et de 1621 on lit orrez (I, 10, 308 verso), et la variante ne l'affecte pas.
D'un autre côté, Mme Ayres-Bennett, après avoir analysé les occurrences de prendre et vouloir dans l'édition de Vaganay, note une « légère tendance vers l'usage ancien » (p. 269-270). Je serais moins péremptoire. Les deux éditions de la première partie donnent prindrent quatre fois. L'édition de 1621 préfère vindrent à vinrent (I, 1, 8 recto) ou remplace assissions par missions (I, 5, 128 verso), veuille par vueille (I, 11, 354 verso) et pusmes par peusmes (I, 4, 104 recto). Néanmoins, Peusmes n'apparaît qu'une fois dans la quatrième partie de 1624, alors que Vueille revient 15 fois, Vindre 10 fois et Prindre 4 fois.
La variante peut sembler parfois vaine ; le temps et le mode ne changent pas, mais un synonyme survient pour remplacer penser :
- [Je n'ai pas cru] que vous pensissiez estre ma gouvernante
/
[Je n'ai pas cru] que vous eussiez opinion d'estre ma gouvernante (I, 3, 52 verso).
Il arrive que le sens exact change en même temps :
- Vous aimissiez /
Vous voulussiez du bien (I, 4, 101 verso) ;
- Nous usissions des armes /
Nous nous servissions des armes (I, 12, 387 verso).
• 2-2. La variante répond à une recherche de correction et d'élégance quand elle remplace le verbe ou l'auxiliaire être :
- Il estoit de l'âge de /
Il avoit (I, 2, 38 recto) ;
- Les difficultez qui estoient contraires /
Les difficultez qui s'opposoient (I, 3, 47 verso) ;
- [Elle] n'estoit pû venir /
[Elle] n'avoit peu venir (I, 6, 161 recto) ;
-
De nouvelles requestes, qui estoient le plus souvent responduës à son advantage /
De nouvelles requestes, qui obtenoient le plus souvent des responses advantageuses (I, 9, 279 recto) ;
- Son amitié estoit née d'elle /
Son amitié procedoit d'elle (I, 10, 326 recto).
• Le gallicisme, c'est ou c'estoit, à l'intérieur des propositions, disparaît souvent en 1621 :
- Celadon c'est / est un tel homme (L'Autheur à la Bergere Astrée) ;
- Nostre dessein, c'estoit / estoit de sçavoir (I, 5, 124 verso) ;
- Les nostres c'estoient tant d'assurances /
Les nostres n'estoient que des asseurances (I, 6, 171 verso) ;
- Car c'estoit le mal le plus
grand /
Car ce mal estoit le plus
grand (I, 10, 314 recto).
11 • 2-3. La concordance des temps du passé est mieux respectée. « D'Urfé a le souci de la situation chronologique » dans ce roman historique, explique Mme Sancier-Chateau (p. 165) :
- Elle oüyt que Climanthe respondoit / respondit (I, 5, 124 verso) ;
- Et parce que plusieurs fois il sortit de ceste
sorte /
Et d'autant que plusieurs fois il sortoit de ceste
sorte (I, 6, 173 verso) ;
- Elle m'appella, et dit [...] qu'elle revenoit /
Elle m'appella, et dit [...] qu'elle reviendroit (I, 9, 280 verso) ;
- Je sçay que Polemas et luy ayant esté trop tardifs le premier jour, ne manqueront /
Je sçay que Polemas et luy manquerent d'y venir les autres suivants (I, 9, 305 recto).
• 2-4. Notons pourtant que les graphies de pouvoir aux différents temps et modes (pût, pûst, pust, peust, puz) entraînent des ambiguïtés parce que l'édition de 1621 met trop souvent ce verbe au présent :
- Il ne se pust / peust bien rompre (I, 6, 159 verso) ;
- A peine en pût / peut-il sortir (I, 12, 403 verso) ;
-
Un lieu où il se pûst / peust reposer (I, 12, 403 verso).
Les prépositions de 1621 sont si souvent différentes de celles de 1607 qu'elles supposent une (ou des) relecture(s) attentive(s). Comme le rappelle Ferdinand Brunot, tout au long du XVIIe siècle, « un très grand nombre de locutions adverbiales hésitent entre deux prépositions différentes » pour exprimer le temps, la manière ou même le lieu (III, p. 375). On le constate dans L'Astrée.
• 3-1. Une locution adverbiale est souvent modernisée :
À mesme temps / en mesme temps (I, 4, 103 recto ; I, 6, 180 verso ; I, 8, 251 verso ; I, 11, 369 verso).
Mais au mesme temps ne l'est pas toujours (I, 1, 5 verso ; I, 7, 211 recto ; I, 8, 234 verso ; I, 11, 356 verso).
• 3-2. Le verbe tourner appelle des prépositions différentes selon son complément :
° Quand le complément est une chose :
- Tourner droit au / vers le lieu (I, 6, 165 recto) ;
° Quand le complément est une personne :
- Sans
tourner seulement les yeux à / vers luy (I, 1, 4 verso) ;
- Elle se tourna à / vers la Nymphe (I, 4, 78 verso) ;
- Tourner les yeux à / vers moy (I, 6, 185 verso) ;
- Se tournant aux / vers les juges (I, 12, 388 recto).
On trouve même :
- Tournant doucement l'œil contre / vers luy (I, 2, 34 verso)
ce qui rappelle l'étrange :
- Tendant les yeux contre le Ciel (I, 6, 173 verso) qui n'est pas modifié.
• 3-3. La préposition à est aussi remplacée par en ou vers :
Pour indiquer le lieu :
- Il m'envoya à / en l'armee (I, 3, 63 verso) ;
- Le conduisoit à / vers elle (I, 4, 110 recto) ;
-
Descendit à / en nostre plaine, où ayant veu Stelle à / en une assemblée generalle (I, 5, 145 verso) ;
- À / en la bataille (I, 11, 351 verso).
Mme Sancier-Chateau explique ainsi cette correction :
« Pour indiquer le lieu réel où l'on va, c'est toujours en qui est préféré » (p. 229) : se promenoit à une / en un autre allée (I, 4, 80 recto).
« Pour désigner le lieu où l'on est, dans est écarté par d'Urfé qui substitue régulièrement en la au groupe à la » (p. 226) : estant à / en nostre hameau (I, 2, 45 verso).
Il faut cependant souligner des exceptions comme :
- L'ame encore plus plongee en / dans la tristesse (I, 1, 13 verso) ;
- Je m'en
allay [...] jusques en son logis /
Je m'en
allay [...] jusques à son logis (I, 8, 261 verso) ;
- Entrer en / au combat (I, 12, 387 verso).
• 3-4. La préposition en remplace à surtout devant les parties du corps, qu'il y ait ou non un verbe de mouvement, qu'il y ait ou non un article défini avant le nom :
- Une houlette à / en la main (L'Autheur à la Bergere Astrée) ;
- Portoit à / en son bec (I, 2, 27 recto) ;
- Vous croissent à / en la bouche (I, 5, 148 recto) ;
-
L'espee à / en la main (I, 6, 189 verso) (I, 12, 387 verso). ;
- Elle tenoit à / en la main (I, 9, 277 verso) ;
- Il n'en apparut beaucoup à / en son visage (I, 10, 341 verso).
• 3-5. Aider de et aider à cohabitent en 1621 comme en 1607. Le complément d'objet du verbe aider reste précédé par une préposition :
- Commença d'ayder à ses compagnes (I, 1, 7 verso) ;
- S'offrit de luy ayder (I, 4, 108 verso) ;
- Je luy eusse aydé (I, 9, 298 verso) ;
- Luy ayda à s'habiller (I, 12, 380 recto).
En 1607 et en 1621, le verbe aider appelle parfois un complément d'objet direct :
- L'aydast à marcher (I, 8, 225 verso).
Mais il arrive que l'édition de 1621 remplace le complément direct par un complément indirect :
- Aider le miserable / ayder au miserable (I, 3, 59 verso).
Furetière, en 1690 encore, ne fait pas de distinction entre les deux formes puisqu'il donne : « Les compagnons aident à leurs maistres dans leur travail. Il faut aider ses amis de sa bourse » (Article Aide).
• La préposition de subit de nombreuses métamorphoses.
° 3-6. De est quelquefois remplacé :
- Tout ce qui est de / en nous (L'Autheur à la Bergere Astrée) ;
- Inclination de / à vous faire service (I, 4, 82 verso) ;
- M'esmeut tellement de / à pitié (I, 4, 92 verso) ;
- Ils se servoient de vous d'une / pour Nymphe (I, 7, 196 verso) ;
- Ne sçavoit de / par quelles paroles [...] commencer (I, 8, 265 recto) ;
- L'esperance que j'ay de / en vous (I, 11, 352 recto).
° 3-7. La préposition de est remplacée surtout après un verbe à la voix passive :
- N'y ay esté poussé que de / par l'affection (I, 4, 118 recto) ;
- Avoit esté commandé d' / par une personne (I, 9, 294 recto) ;
- Esmeu en fin de / par ma patience (I, 10, 327 verso) ;
- Ait jamais esté conduitte de / par l'Amour (I, 12, 384 recto).
° 3-8. La préposition de est quelquefois
supprimée après sembler :
- Il me semble de recognoistre (I, 2, 24 recto) ;
-
Ceste eau semble de trembler (I, 11, 376 recto),
° La suppression peut rendre l'expression plus noble :
- C'est ce fascheux de Lysis (I, 5, 148 verso).
• 3-9. La préposition de introduite en 1621 réunit le nom et son complément.
- Complice à / de sa faute (I, 1, 17 verso) ;
- J'espereray
quelque bonne issuë à / de nostre entreprise (I, 5, 124 recto).
- La recherche qu'il faisoit à / de Cleon (I, 7, 205 verso).
Il est bon de noter cette construction parce que Maupas, au début de siècle, ne voit aucune différence entre « le logis de Jacques ou à Jacques » (p. 71).
Les changements de prépositions sont l'indice d'un travail méticuleux, relativement cohérent, mais difficile à apprécier à cause de la graphie lamentable de l'édition de 1621. Le ou les correcteurs ont été desservis par les imprimeurs et leurs apprentis.
La fréquence et la forme des pronoms relatifs trahit l'âge d'un texte.
• 4-1. Simplification des formes contractées :
Remplacer les formes composées du pronom relatif signifie, explique Mme Sancier-Chateau, s'éloigner du latin et de l'usage ancien (p. 101). La langue ancienne abuse effectivement des formes longues : « C'est à la raison que je me rends ; ou à qui, à laquelle je me rends », écrit Maupas (p. 149) ; il utilise lui-même les formes composées sans hésitation aucune. Vaugelas condamne lequel et laquelle, ils « sont rudes pour l'ordinaire, et l'on doit plustost se servir de qui » (p. 115).
- Alcippe duquel / de qui j'ay tant ouy parler (I, 2, 22 recto) ;
- Une Dame, de laquelle / qui je n'ay jamais peu sçavoir le nom (I, 2, 39 recto) ;
- Un papier [...] lequel / que Phillis courut [...] prendre (I, 4, 115 recto) ;
- La petite aiz serrée [...] laquelle / qui donna (I, 5, 132 recto) ;
- Celion [...] duquel / de qui l'humeur m'agrée (I, 10, 337 verso) ;
- La belle Sylvie, à laquelle / qui je consacre ma vie (I, 11, 363 recto) ;
- Secours lequel / qui [...] leur fut accordé (I, 12, 384 verso).
• 4-2. Utilisation plus limitée de quoy en 1621 :
Maupas soutient de quoy : « Nous réferons quelquesfois Dequoy mesme aux personnes. Voila l'homme dequoy je vous ay parlé » (p. 153).
Vaugelas soutient seulement quoy : « Ce mot a un usage fort elegant, et fort commode pour suppléer au pronom lequel, en tout genre et en tout nombre », mais non lorsqu'il s'agit de personnes (p. 54).
Honoré d'Urfé n'utilise jamais quoy pour parler de personnes.
- L'exercice à quoy /
auquel on s'addonne (I, 2, 24 verso) ;
- La compassion à quoy /
laquelle nostre naturel nous incline (I, 4, 82 verso) ;
- La servitude à quoy /
laquelle nostre sexe est sousmis (I, 6, 160 recto) ;
- Le doute en quoy /
où j'ay esté (I, 8, 264 verso) ;
- La peine en quoy /
où l'avoit mis un songe (I, 11, 375 recto).
- L'expression à quoy pour signifier « pourquoi » change rarement :
- À quoy m'allez vous representant /
pourquoy me representez-vous (I, 2, 21 verso) ;
- Mais à quoy toute ceste patience ? A quoy tous ces dilayements ? (I, 6, 184 recto) ;
- À quoy ceste recognoissance, et à quoy ce ressentiment (I, 10, 344 recto).
Huguet donne un exemple pour à quoy, mais Furetière ignore à quoy signifiant pourquoi.
• 4-3. Utilisation plus fréquente de où en 1621 :
- Sur les bords que /
où Lignon paisiblement serpente (I, 7, 213 verso) ;
- Le doute en quoy /
où j'ay esté (I, 8, 264 verso) ;
- Arbres dont /
d'où il pouvoit les voir I, 10, 348 recto.
« La prononciation avait longtemps fait confondre dont et d'où » (Brunot, III, 294). « Quelques-uns disent encore dont pour d'où [...], mais c'est tres-mal parler » (Vaugelas, p. 344).
• 4-4. Utilisation plus fréquente de dont, « tres-commode et de tres-grand usage », selon Vaugelas (p. 343). En revanche, Maupas ne voit pas de différence entre dont et les autres pronoms relatifs : « Dont peut signifier unde […] Et vaut De quoy, de qui, duquel, de laquelle, desquels, desquelles » (p. 161).
- Desquelles /
dont la vive couleur estoit si effacée (I, 1, 7 recto) ;
- Pour le regard de ceux desquels /
de ceux dont quelque chose m'estoit cogneuë, je les despeschois (I, 5, 132 verso) ;
- Secrets desquels /
dont elle esperoit se servir (I, 8, 264 recto) ;
- Des choses plus secrettes desquelles /
dont [...] il estoit bien informé (I, 9, 303 verso) ;
- Bergers [...] desquels /
dont les services et l'affection ne pûrent obtenir (I, 10, 324 verso).
° Mais la correction n'est pas systématique puisque l'on trouve :
-
Nouvelles [...] dont /
par lesquelles Lycidas n'estant que trop asseuré (I, 1, 8 recto) ;
- Un deffaut dont l'on soit /
duquel on est entierement exempt (I, 8, 235 recto).
° Dont, en 1607 et en 1621, peut avoir un sens désuet attesté dans le dictionnaire de Huguet : « A cause de quoi, par suite de quoi » :
- La voix en fut tellement espanduë, qu'elle en vint jusques à mes aureilles, dont espouventé je me desguisay (I, 11, 359 recto).
• 4-5. Quel que et quelque sont mieux distingués dans l'édition de 1621.
Selon Brunot, quel pour quelque se rencontre fréquemment au début du siècle (III, p. 299). Vaugelas écrit : « C'est une faute familiere à toutes les Provinces, qui sont de là Loire, de dire par exemple quel merite que l'on ayt [...] au lieu de dire quelque merite que l'on ayt » (p. 136). Voilà peut-être un des provincialismes courants dans l'édition de 1607 qui pourraient ensuite avoir été corrigés par les éditeurs parisiens du roman (Vaganay, V, p. 553).
- Pour quel /
quelque autre que c'eust esté (I, 1, 5 verso) ;
- Quel /
quelque mespris que ce Berger fasse d'elle (I, 4, 83 verso) ;
- Quel /
quelque artifice que nous sceussions inventer (I, 4, 106 recto) ;
- À quel /
quelque prix que ce fut (I, 5, 153 verso) ;
- Quel /
quelque sejour que vous fassiez (I, 6, 169 recto) ;
- Quelle /
quelque remonstrance qu'elle luy fist (I, 7, 207 recto) ;
- Quels /
quelques preservatifs que Tircis lui peust apporter (I, 7, 207 verso) ;
- Quel /
quelque doute que j'eusse (I, 8, 229 verso) ;
- En quel /
quelque sujet qu'il se trouve (I, 9, 272 recto) ;
- Quelle /
quelque remonstrance que ses amis luy peussent faire (I, 10, 337 verso).
• En revanche, l'édition de 1607 réussit mieux que celle de 1621 à distinguer quelle et qu'elle :
- Quelle / qu'elle est la fin que j'eslis (I, 1, 4 verso) ;
- Quelle / Qu'elle apparence y a t'il (I, 3, 53 recto) ;
- Quelle / qu'elle a esté vostre vie (I, 4, 86 recto) ;
- Je ne sçay quelle / qu'elle je fusse devenue (I, 6, 162 verso) ;
- Quelle / qu'elle plus grande amitié vous me demandez (I, 6, 186 verso) ;
- Quelles / qu'elles sont les obligations (I, 7, 208 verso) ;
- Quelle / qu'elle estoit ma presomption (I, 8, 245 verso) ;
- Vous me demandez quelle / qu'elle est ma douleur (I, 10, 329 verso).
• Dans l'édition de 1607 et dans l'édition de 1621 on rencontre souvent des hésitations avant un verbe impersonnel :
- Le plus qu'il /
qui luy estoit possible (I, 4, 78 verso) ;
- Ce qui /
qu'il se voit (I, 5, 136 recto) ;
- Toute la modestie qu'il /
qui luy estoit possible (I, 6, 177 recto) ;
- Ce qui /
qu'il nous faut (I, 6, 190 verso) ;
- Qui /
qu'y a t'il de nouveau (I, 8, 246 verso) ;
- La plus seule qu'il /
qui luy seroit possible (I, 9, 303 verso) ;
Curieusement, Mme Sancier-Chateau juge que c'est dans des « cas très rares » que les deux formes qui et qu'il sont mal corrigées (p. 107). Brunot reconnaît que la confusion était fréquente au début du siècle : Malherbe, écrit-il, « a corrigé dans Desportes qui pour qu'il, quoiqu'il fît la faute lui-même » (III, p. 293).
• 4-6. L'antécédent se rapproche du pronom relatif, mais dans l'exemple suivant le bourdon déforme le sens :
- De vouloir un homme pour Amant que vous ne voulez pour mary /
De vouloir pour amant un homme que vous voulez pour mary (I, 11, 353 verso). Le ne qui fait le piquant de la phrase est tombé.
• L'édition de 1621 ajoute parfois le pronom démonstratif neutre comme antécédent du pronom relatif :
- Que je faits / ce que je fais (I, 4, 115 verso).
Vaugelas remarque : « On ne dit plus gueres maintenant que c'est, comme l'on disoit autrefois. On dit ce que c'est » (p. 173).
° L'édition de 1621 relie mieux les propositions grâce à ce :
- Cela je l'ay / ce que j'ay fait (I, 5, 128 verso) ;
- Et cela il le / ce qu'il faisoit à dessein (I, 7, 206 recto) ;
- Et cela elle le / Ce qu'elle fit (I, 9, 302 recto).
• 4-7. Les modifications du pronom relatif entraînent un allègement de l'ensemble de la phrase :
- L'honneur à quoy il luy sembloit leur estre obligé /
auquel il croyoit estre obligé (I, 2, 31 verso) ;
- Lycidas, [...] duquel elle devoit des-ja estre asseurée /
puis qu'elle devoit desja estre asseurée de son affection (I, 4, 100 recto) ;
-
Ces paroles ont esté proferées avec une certaine vehemence, que j'ay bien recognu /
qui m'a bien fait connoistre (I, 9, 274 verso) ;
- Le secours [...], par lequel nous sceusmes /
qui nous dit (I, 12, 386 recto).
Parce que les phrases sont longues, les trop nombreux pronoms relatifs alourdissent le texte de 1607.
Leur élimination rend la lecture beaucoup plus aisée en 1621, malgré la graphie déconcertante.
14 5. Les Pronoms personnels compléments
Les modifications de la place du pronom personnel sont complexes dans la première partie de L'Astrée.
Vaugelas recommande d'écrire « je vous le promets, et non pas, je le vous promets, comme le disent tous les anciens Escrivains » (pp. 34-35). Plus loin, il reconnaît pourtant : « Tous deux sont bons, mais que si celuy-là doit estre appelé le meilleur qui est le plus en usage, je ne le veux pas faire, sera meilleur que je ne veux pas le faire, parce qu'il est incomparablement plus usité » (p. 376-377). Mme Sancier-Chateau est plus catégorique. Elle affirme : « L'ordre moderne tend à s'imposer au tout début du siècle [...] et l'ordre ancien apparaît comme celui de la langue écrite, littéraire » (p. 272). Mme Sancier-Chateau n'a pas tort, mais il faut laisser la place à des nuances et des exceptions ...
• 5-1. Dans l'édition de 1621, que le verbe ait un ou deux compléments, les pronoms occupent souvent la place que nous leur donnerions aujourd'hui, ce qui n'est pas le cas dans l'édition de 1607.
- Ne responds rien à eux /
Ne leur reponds rien (L'Autheur à la Bergere Astrée) ;
- Me trop aimer / M'aymer trop (I, 4, 90 verso) ;
- Qu'ayant lui attaint / Que luy ayant attaint (I, 4, 95 verso) ;
- Vous le m'avez desrobe /
Vous me l'avez desrobe (I, 4, 102 verso) ;
- Pour le m'avoir / Pour me l'avoir promis (I, 4, 105 recto) ;
- Pût-il s'empescher / Se peust-il empescher (I, 5, 154 verso) ;
- Ne le pas approuver beaucoup /
Ne l'approuver beaucoup (I, 6, 170 verso) ;
- Je l'ose aimer / J'ose l'aymer (I, 9, 276 recto) ;
- Qu'il le m'a / Qu'il me l'a dit (I, 9, 281 recto) ;
- Si ceste belle [...] le me commande /
Si ceste belle [...] me le commande (I, 10, 308 verso).
• 5-2. La correction de la place des pronoms est pourtant incohérente à cause du grand nombre d'exceptions. L'édition de 1607 semble donc parfois plus moderne que l'édition de 1621.
- Quelqu'un l'avoit offensée / Quelqu'un avoit l'offensee (I, 5, 132 verso) ;
- Il me fallust le bannir / Il me le falust bannir (I, 6, 167 recto) ;
- La hardiesse de vouloir me permettre /
La hardiesse de me vouloir permettre (I, 8, 224 recto) ;
- L'avoit failly d'espouser /
Avoit failly de l'espouser (I, 8, 252 verso).
• 5-3. Les compléments du verbe parler ont un statut si particulier qu'il n'est plus permis de traiter les variantes qui déplacent les pronoms compléments comme des modernisations : l'édition de 1607 adopte l'ordre moderne, et l'édition de 1621 le remplace par l'ordre ancien.
Maupas explique : « Le verbe Parler a cette proprieté que sans expression de la chose dont on parle, il se construit mieux avec les datifs pospositifs. Je parle à vous. Il parle à moy. J'ay veu un tel et ay parlé à luy.
Si vous exprimez la chose, vous userez de prepositifs. Vous me parlez de vos affaires » (p. 133). Vaugelas ne traite pas du complément du verbe parler, mais il condamne prier à Dieu (p. 162).
° Dans les exemples qui suivent, Parler n'a pas d'autre complément que le pronom datif :
- Luy parler /
parler à elle (I, 4, 78 recto) ;
- Nous parlent /
parlent à nous (I, 4, 100 recto) ;
- Luy parler /
parler à luy (I, 4, 101 verso) ;
- Vous parlant /
parlant à vous (I, 4, 103 recto) ;
- Leur parler /
parler à elle [sic] (I, 5, 132 recto) ;
- Je vous auray parlé /
j'auray parlé à vous (I, 5, 138 verso) ;
- Ne luy ayant jamais parlé /
n'ayant jamais parlé à luy (I, 5, 144 verso) ;
- L'occasion de luy parler /
de parler à elle (I, 5, 148 recto) ;
- Luy parler tousjours /
de parler tousjours à elle (I, 8, 237 recto) ;
- Qu'elle ne vous parle /
parle à vous (I, 8, 237 recto) ;
- Vouloir vous parler /
parler à vous (I, 8, 242 recto) ;
- Luy pouvoit-elle parler /
pouvoit elle parler à luy (I, 9, 279 recto) ;
- Me parler /
parler à moy (I, 9, 295 verso).
L'édition de 1621 revient donc à la règle énoncée par Maupas. Notons que La Sylvanire d'Honoré d'Urfé (publiée après la mort de l'auteur) donne encore « parler à elle » (v. 4613).
° Encore une fois, la règle n'est pas absolue : l'édition de 1621, pour donner un synonyme au verbe dire, introduit parler avec un datif ; elle lui donne sa place moderne :
- Ceste jeune Dame dit aux juges /
Et lors elle leur parla (I, 11, 360 verso).
15 6. L'adverbe.
En 1621, l'adverbe suit l'infinitif ou le verbe conjugué, alors qu'en 1607 il les précède.
- Pour me mieux abuser /
Pour m'abuser mieux (I, 4, 117 verso) ;
- Qu'elle incontinant accompagna /
Qu'elle accompagna incontinent (I, 4, 119 verso) ;
- Celuy mal vit / Celuy vit mal (I, 5, 142 recto) ;
- Me plus tant ennuyer /
M'ennuyer plus tant que je soulois (I, 6, 160 recto) ;
- Là ne s'arrestant pas les broüilleries d'Amour /
Les broüilleries d'Amour ne s'arrestans pas là (I, 10, 313 recto).
Anne Sancier-Chateau étudie longuement tous les problèmes posés par l'ordre des mots (p. 265-288). Beaucoup plus familière que moi avec les grammairiens du XVIe et du XVIIe siècle, plus optimiste aussi, elle est frappée par « la fermeté des principes qui inspirent la correction » de L'Astrée : « assurer la progression naturelle du sens » (p. 288). En me basant sur deux textes que d'Urfé a dû et pu revoir, la première et la dernière édition de la première partie, je ne parlerais pas de « principes », mais de tendances parfois désordonnées. L'ensemble des changements qui affectent la syntaxe rendent le texte plus facile à lire, mais les corrections sont loin d'être systématiques.
16 V. Variantes linguistiques
qu'il est possible de fixer l'humeur des François.
Richelet (Article Langue).
Le vocabulaire est-il plus moderne ou plus riche grâce aux variantes ? La syntaxe se rapproche-t-elle de notre usage ?
17 Le Mot
18 1. La Modernisation du vocabulaire
• 1-1. L'édition de 1621 corrige nombre d'archaïsmes :
chievre/ chevre, court / cour, cuiseur/ douleur, desagreer/ trouver désagréable, desdisoit / deduisoit, espancher / verser, se faillir / se tromper, Françons / Francs, meschantement / meschamment, oncques / jamais, parachever / achever, pardorrez / pardonnerez, rompure / désunion, portes serrées/ portes fermées, se sourire / sourire.
Certaines modernisations requièrent des commentaires :
• 1-2. Ains / mais.
Ains et Ainsois, explique Maupas, « s'opposent [...] à un propos negatif precedant » (p. 354). Ains, remarque Vaugelas, ne s'écrit plus que dans les vers (p. 151). Mais Mlle de Gournay s'indigne de « la deffaveur particuliere où ce monde refformé tient » ains (I, p. 1123). Dans L'Astrée, ains, fort rare, est remplacé dans la prose (I, 1, 1 verso), non dans les vers (I, 6, 165 verso). Dans la deuxième partie, le ainsi qu'on trouve en 1610 est remplacé par ains en 1621 (II, 3, 128) - coquille ou retour à une forme démodée.
• 1-3. Je vas / je vay.
Maupas, en conjuguant le verbe aller, donne « je vay, vais ou vois » (p. 215). « Toute la Cour dit je va et ne peut souffrir je vais qui passe pour un mot Provincial ou du peuple de Paris », affirme Vaugelas, « alors que tous ceux qui sçavent escrire, et qui ont estudié, disent je vais, et disent fort bien » (p. 27). En commentant cette remarque, Patru introduit une notion inattendue : je vais et je va sont équivalents, mais « il y a des manieres de parler où je vais ne se peut souffir ; par exemple quand nous voulons dire qu'un lieu est dangereux [...] qui diroit je n'y vais pas [...] parleroit mal » (II, p. 620).
En 1607, d'Urfé écrit comme on parle, je va et je vas, le s final indique peut-être une certaine déférence vis-à-vis des formes grammaticales.
• 1-4. Dorrer / donner, lairrer / laisser.
Pour Vaugelas, dorrer et lairrer sont des abréviations, « des monstres dans la langue » (p. 119). Maupas, non seulement ne les critique pas, mais encore admet donrois et amerrois (p. 214-215).
• 1-5. Meschantement / meschamment.
Vaugelas signale que « les Anciens disoient puissantement [...], mais à mesure que la langue s'est perfectionnée, on a changé ces trois lettres nte, en m, et l'on dit puissamment » (p. 444). Maupas énumère des adverbes sans parler de la formation de ceux qui sont issus d'adjectifs en ant (p. 320 sq.).
• 1-6. Dautant que / d'autant que
La plus grande prudence s'impose dans ce cas. En effet, Vaugelas signale une distinction que les imprimeurs, dit-il, ne font pas. Dautant que signifie parce que, mais d'autant que « est un terme de comparaison ». La confusion « se rend commune, et comme universelle » (p. 326). Pour d'Urfé, dautant que signifie toujours parce que. La correction, inopportune mais systématique, révèle que l'édition de 1621 tente parfois de moderniser l'orthographe et de se conformer à l'usage de l'époque. C'est ce que fait d'Urfé dans son Jugemant sur l'Amedeide : il écrit d'autant que dans le sens de parce que (Voir Jugemant).
Chez Furetière, dautant plus et dautant mieux ne sont plus que des « adverbes exaggeratifs » (Article D'autant).
• 1-7. Il arrive pourtant parfois que le vocabulaire soit plus archaïque en 1621 qu'en 1607 :
- entendis / ouys (I, 5, 126 verso) ;
- sur / sus (I, 5, 148 recto) ;
- auparavant / paravant (I, 7, 219 verso) ;
- parce que / pour ce que (I, 8, 224 verso).
Mme Ayres-Bennett note justement que pour ce révèle un vocabulaire qui n'est pas moderne (p. 264). En 1647, « il ne se dit plus du tout » (Patru, II, p. 630).
• 2-1. Le vocabulaire est plus noble en 1621 qu'en 1607 :
- La belle /
Nymphe cruelle (I, 5, 130 verso) ;
- La glande /
Le mal (I, 7, 208 recto)
[Il s'agit de la peste η, qui n'est jamais nommée] ;
- Avec son babil /
Avec son langage (I, 8, 225 recto)
[Comme Phillis décrit ainsi les discours de Silvandre, sa remarque est moins amusante en 1621] ;
- J'ay tellement disposé la fille /
J'ay tellement disposé ma petite fille (I, 8, 228 recto) ;
- Mais ne voila pas que par mal-heur /
Mais par mal-heur (I, 8, 260 recto).
• 2-2. Le vocabulaire est aussi plus précis :
- L'eau qu'il avoit dedans luy /
avalée (I, 1, 7 verso) ;
- Si je suis vif /
vis (I, 2, 21 verso) ;
- Il faut tant s'en faut /
au rebours (I, 8, 236 verso) ;
- Capable à se faire aimer /
digne d'estre aymé (I, 9, 304 verso) ;
- Se plie le corps /
se courbe (I, 11, 378 recto).
Vaugelas condamne plier, qui « veut dire faire des plis », et lui préfère ployer (p. 410).
20 3. La Recherche de synonymes entraîne les variantes linguistiques les plus intéressantes.
• 3-1. Le mot « chose » est remplacé dans les corrections de L'Astrée, selon Anne Sancier-Chateau (p. 356).
Dans la première partie du roman, chose apparaît 338 fois en 1607. L'édition de 1621 le remplace deux fois (I, 11, 353 verso, et 364 recto), et le supprime trois fois. Par exemple :
- Il ne me respondoit autre chose sinon d'un branslement de teste (I, 9, 297 verso).
• 3-2. Pratique laisse sa place (plus souvent que chose) :
° Le substantif pratique devient :
- compagnie (I, 10, 320 verso et 325 verso) ;
- conversation (I, 6, 172 verso) ;
- fréquentation (I, 7, 205 recto et 219 verso ; I, 10, 324 verso) ;
- recherche (I, 1, 13 recto ; I, 10, 308 recto) ;
- veuë (I, 4, 77 verso).
° Le substantif pratique est supprimé :
- Le voile estant hors du visage de ceste prattique /
osté (I, 10, 308 recto).
° Le verbe pratiquer est remplacé :
- pratiquer devient vivre parmi (I, 6, 182 verso).
• 3-3. Gracieux change quelquefois :
- gratieux (ou gracieux) devient plaisant (I, 4, 112 recto ; I, 5, 149 verso ; I, 9, 274 verso) ;
- gratieuse (ou gracieuse) devient jolie (I, 3, 59 verso) ou avoir bonne grâce (I, 11, 354 recto).
Au début du siècle, Cotgrave donne gracieux et gratieux qu'il traduit comme notre moderne gracious : « Gens de bien sont tousjours gratieux : Prov. Honest people are ever full of respect ». La Curne de Sainte Palaye fait aussi de gracieux un synonyme de courtois, mais ajoute
« qui a de la grâce » et qui est
« fait avec grâce ». Vaugelas condamne formellement gracieux : « Ce mot ne me semble point bon quelque signification qu'on luy donne [...] Je ne voudrois pas m'en servir [...] il ne vaut rien du tout, et ce n'est point parler François » (p. 526). Richelet aussi trouve que gracieux « n'est pas du bel usage ».
À la fin du siècle, Furetière (1690) ne reproche plus rien à cet adjectif, quelle que soit son acception. Plus encore, au XVIIIe siècle, Voltaire déclare : « Gracieux est un terme qui manquait à notre langue, et qu'on doit à Ménage ». Gracieux alors signifie seulement
« Agréable, qui a beaucoup de grâce & d'agrément » (Dictionnaire de l'Académie, 1762) !
• 3-4. Le mot chaos présente des caractéristiques curieuses :
Honoré d'Urfé l'emploie deux fois en 1607, et le supprime les deux fois en 1621 (I, 9, 304 recto, I, 11, 356 recto)
Sa graphie est celle que donne Huguet, « la cahos », alors que son genre est celui que donne Furetière, « le chaos ». Le Cahos η reviendra dans la deuxième partie de 1610 et dans la troisième partie de 1619 sans subir de variante et sans changer de genre ou de graphie.
Étranges fluctuations dans ce domaine !
• 4-1. Substantifs dits « hermaphrodites » (Vaugelas, p. 299) :
• Rencontre est au masculin en 1607 et au féminin en 1621 (I, 3, 63 verso, I, 3, 70 verso ; I, 4, 115 recto ; I, 10, 316 recto et 320 recto).
Vaugelas explique que lorsque rencontre signifie querelle « plusieurs le font masculin [...] mais le meilleur est de le faire feminin » (p. 19). Lorsque rencontre signifie querelle, rien n'indique le genre du substantif dans L'Astrée (I, 12, 383 recto). En commentant Vaugelas, Patru souhaite que rencontre soit toujours féminin - mais ne considère pas le masculin comme un solécisme (II, pp. 618-619).
• Reproche est au masculin en 1607. Il est une seule fois au féminin en 1621 (I, 3, 67 verso).
Huguet donne des exemples de reproche au féminin ; La Curne de Sainte-Palaye aussi, et il cite même une occurrence chez Malherbe.
• Doute est toujours au masculin en 1607, mais quelquefois au féminin en 1621 (I, 1, 3 recto).
Huguet donne les deux genres à ce substantif. La Curne de Sainte-Palaye explique : « Autrefois on l'a mis pour l'ordinaire au féminin. Malherbe le fait toujours de ce genre, soit en prose, soit en vers [...] On le trouve aussi féminin dans Fauch[et] [...] et [...] Marot ». En examinant les « substantifs hermaphrodites », Vaugelas écrit : « Doute qui estoit il y a quinze ou vint ans de ce nombre, [...] n'est plus aujourd'huy que masculin » (p. 299-300).
L'édition de 1621 semble plus archaïque dans le cas de doute et moins archaïque dans le cas de rencontre. Le traitement de reproche doit-il faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre ? Ce nom devient féminin dans un ajout de 1621. Reproche est, pour Mme Sancier-Chateau, le seul substantif qui passe à tort d'un genre les deux éditions préiminaires, celle de 1607 et celle de 1610 ; il « n'infléchit pas la tendance générale de la correction » vers le modernisme (p. 66). Pour Mme Ayres-Bennett au contraire la présence de une reproche met d'Urfé dans le camp des anciens parce que ce choix ne correspond pas « à l'usage général » (p. 269).
• 4-2. Les substantifs qui commencent par une voyelle changent aussi entre 1607 et 1621 :
° L'édition de 1621 met île au masculin : une / un Isle (I, 8, 243 verso et 253 recto).
° L'édition de 1621 met outrage au féminin : l'outrage lui sembla grand / grande (I, 8, 257 verso).
° L'édition de 1621 corrige-t-elle aussi affection ?
Elle met le substantif une fois au féminin : son affection est allé / allée croissant (I, 3, 72 recto),
et une fois au masculin : ceste / cet affection (I, 10, 338 verso) !
° Le mot affaire appartient aux deux genres dans les deux éditions : Raconter au long cét affaire (I, 12, 395 recto).
En 1607 et en 1621, un pronom masculin remplace le substantif : Vous avez bien assez d'affaire chez vous, sans aller
chercher ceux d'autruy (I, 3, 55 verso).
Ailleurs, l'édition de 1621 corrige l'adjectif démonstratif qui précède le substantif, mais de manière non systématique :
cet / cétte affaire (I, 2, 40 recto ; I, 4, 82 verso).
Selon Maupas, Affaire figure parmi les substantifs qui « peuvent estre usurpez indifferemment de commun genre » (p. 93).
Vaugelas écrit que affaire est féminin partout, sauf chez les magistrats, « mais les jeunes Advocats commencent maintenant à le faire féminin » (p. 247). À la fin du siècle, Furetière, qui a fait des études de droit, met toujours affaire au féminin.
L'adjectif démonstratif qui précède affaire (et d'autres substantifs qui commencent par une voyelle) peut nous induire en erreur. Maupas signale qu'on écrit « Cet ou c'est à l'antique orthographe, devant les mots commençans par voyelle ou h muette » (p. 137).
Peut-on conclure que les substantifs ont dans L'Astrée le genre que nous leur donnons encore ? « Choix modernes », déclare Mme Sancier-Chateau pour terminer son étude des genres dans les éditions qu'elle a choisies (pp. 61-66). Il n'en reste pas moins que, dans ce domaine en particulier, l'édition de 1621 de la première partie offre souvent des formes archaïques.
Mme Ayres-Bennett étudie le genre des substantifs dans L'Astrée signée de 1607, dans celle de 1612 et dans celle de Vaganay (p. 260). Elle relève plusieurs anomalies (doute, erreur, reproche, etc.). Elle note que « l'usage moderne l'emporte dans les deux premières parties de 1610 et 1612 » et non dans les deux dernières en 1627 et 1631 (p. 268). Bien que je ne partage pas cette opinion fondée en partie sur des éditions posthumes, je trouve essentielles les deux conclusions qu'elle tire de son analyse : d'après les éditions qu'elle a examinées, les choix linguistiques d'Honoré d'Urfé sont généralement ceux de ses contemporains (p. 263). Ils situent le romancier « dans la catégorie des ‘demi-modernes’ », expression lancée par Vaugelas (p. 271).
22 La Proposition
23 1. La Clarté de l'expression
La brièveté n'était pas encore une vertu littéraire notoire au début du XVIIe siècle - l'œuvre de Jean-Pierre Camus le montre.
Maupas ne se soucie pas de brièveté puisque « la prollixité n'est qu'une imagination d'impatience » à ses yeux (Préface) ! Vaugelas est bien plus strict. Pour lui, « la longueur des periodes » est « fortement ennemie de la netteté du stile » ; il recommande d'introduire des « reposoirs », de réduire les parenthèses (p. 592), et d'éviter la répétition qu'il considère comme une « negligence dans le stile » (p. 415). La répétition d'un mot « est tousjours importune, outre qu'en l'evitant on s'exprime avec plus de briefveté, ce qui est bien agreable, surtout aux François » (p. 494-495). Avant le travail vain et sacrilège de l'abbé de Choisy au XVIIIe siècle, aucune édition de L'Astrée n'a tenté de raccourcir le roman.
L'édition de 1621 ajoute des informations à l'édition de 1607, mais elle renferme à peu près le même nombre de folios (408 vs. 406) : elle présente des phrases considérablement émondées grâce au travail du style. Pour rendre le texte plus clair, le correcteur recourt à une grande variété de procédés : il corrige les solécismes ; il efface les mots inutiles ; il choisit des termes plus adéquats ; il fait la chasse aux répétitions.
• 1-1. Expression plus concise quand un mot en remplace plusieurs :
- Les larmes dont Laonice arrousoit son sein /
les larmes de Laonice (I, 1, 16 verso) ;
- Se parler ensemble /
parler ensemble (I, 4, 115 recto) ;
- Chacun jetta l'œil sur moy /
chacun me regarda (I, 6, 162 verso) ;
- Elles prirent le chemin de /
elle s'achemina vers (I, 8, 224 verso) ;
- Nous passons le sommeil /
nous dormons (I, 8, 235 recto) ;
- Ces paroles luy toucherent en l'ame /
ces paroles le toucherent (I, 9, 279 verso).
- Stelle s'alloit cachant /
Stelle se cachoit (I, 5, 153 verso) ;
Vaugelas note que « cette façon de parler avec le verbe aller et le gerondif, est vieille, et n'est plus en usage aujourd'huy » (p. 185). La correction n'est pas systématique dans L'Astrée puisqu'on y trouve :
S'en alloit, Du doigt marquant (I, 4, 114 verso).
Brunot analyse les différents jugements portés sur aller + participe présent et conclut : « On ne peut pas le proscrire de la poésie, et on doit le souffrir en prose » (III, p. 338).
• 1-2. Les propositions deviennent plus claires grâce à trois types de correction :
° Sacrifier les renseignements inutiles.
- Et lors la prenant en sa poche, et la luy monstrant, leut qu' /
Et lors la prenant en sa poche la luy leut. (I, 1, 10 verso) ;
- [Elle] le reconduit avec les mesmes ceremonies qu'elle l'y avoit amené / [Elle] le reconduisit avec les mesmes ceremonies (I, 2, 40 verso) ;
- Et vous fera recevoir mon service avec autant de douceur, que de flames vos perfections allument en ce cœur, duquel /
Attendant le jugement que vous en ferez, permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains (I, 5, 152 verso) ;
- J'avois encor outre la leur, ceste place /
J'avois encor outre leur place, celle cy (I, 8, 259 recto) ;
- Il me respondit que mal-aisément le pourroit-il faire, parce qu'il estoit party. Je luy dis qu'en toute sorte il l'allast trouver, et voyant que l'absence seroit longue je r'ouvris mes tablettes /
Et le tirant à part, je r'ouvris mes tablettes (I, 9, 285 verso).
° Supprimer la forme négative.
- Le moindre ne luy laissa aucune esperance de vie /
Le moindre estoit capable de luy oster la vie (I, 1, 3 recto) ;
- De n'en point parler /
de s'en taire (I, 2, 23 recto) ;
- M'obligeoit beaucoup davantage que non pas /
M'obligeoit beaucoup plus que (I, 8, 244 verso).
Sans condamner que non pas, Vaugelas juge qu'« il est plus elegant pour l'ordinaire de le supprimer » (p. 481).
° Mieux choisir les verbes :
- L'eau qu'il avoit dedans luy / L'eau qu'il avoit avalée (I, 1, 7 verso) ;
- La jalousie le rendoit offensé /
il estoit jaloux (I, 5, 130 verso) ;
- Les yeux de l'Amour, qu'on dit avoir plus penetrants qu'un linx /
Les yeux de l'Amour, qu'on dit estre plus penetrans que ceux d'un lynx (I, 6, 171 recto) ;
- Promethée en paisssant de renaissante proye,
L'aigle qui ne vivoit que pour paistre en son foyer /
Ainsi que jadis Promethée
En sa poitrine bequetée (I, 8, 222 verso) ;
- Nous passons le sommeil / Nous dormons (I, 8, 235 recto) ;
- Me mettre en mauvaise opinion envers vous /
vous donner une mauvaise opinion de moy (I, 8, 236 recto) ;
- Les beaux desseins qu'Amour avoit conceuz en luy /
Les beaux desseins qu'Amour
luy avoit fait concevoir (I, 9, 267 verso) ;
- Donné un grand effort à / adoucy beaucoup l'animosité (I, 9, 290 recto).
• 1-3. L'édition de 1621 rétablit le sens des propositions en corrigeant les solécismes de l'édition de 1607 :
- Et voyant que je ne m'esmouvois /
Et voyant qu'il ne s'en esmouvoit (I, 2, 40 recto)
[Il s'agit de Céladon racontant l'histoire de son père] ;
- Si ce bon heur ne fust arrivé /
Si ce bon heur me fust arrivé (I, 5, 148 verso) ;
- Desplaisir de ma perte /
Desplaisir de ceste perte (I, 6, 159 recto).
• Les additions même peuvent être heureuses quand les mots ajoutés évitent l'équivoque :
- Ne bougea presque d'ordinaire d'aupres de son lict (I, 4, 77 recto) ;
- Delivrée tout à coup de deux si pesants fardeaux, que / à sçavoir de l'importunité d'un fascheux mary, et de l'authorité que ses parents avoient accoustumé
d'avoir (I, 5, 145 recto).
24 2. Le Contrôle des répétitions
Dans L'Astrée de 1621, les phrases sont fréquemment plus brèves qu'en 1607. Plusieurs mots seront sacrifiés entre l'édition de 1607 et celle de 1621 (I, 4, 110 verso ou I, 6, 164 recto par exemple). Le correcteur surveille les répétitions. Les premiers paragraphes du roman le montrent.
A peine le Soleil commençoit de dorer le plus haut des montagnes d'Isoure et de Marcilly, quand le Berger apperçeut de loing un troupeau qu'il recogneut bien tost pour celuy d'Astrée. Car outre que Melampe, chien tant aimé de sa Bergere, aussi tost qu'il l'apperçeut / le vit, le vint follastrement caresser, encore recogneut-il / remarqua-t'il la brebis plus cherie de sa maistresse (I, 1, 2 recto et verso).
• 2-1. Nombreuses instances, car la liste suivante n'est pas exhaustive :
- Ce ne fut pas encor là la fin (I, 2, 45 verso) ;
- [Il] la fit monter [...] puis montant sur l'autre cheval, se mettent au grand trot /
/
[Il] la fit mettre en trousse [...] puis montant sur l'autre cheval, s'en allerent au grand trot (I, 4, 110 verso) ;
- S'esprend si promptement /
S'esprend de sorte au feu qui le touche, qu'il s'en esleve une flamme, avec une si grande promptitude (I, 5, 125 recto et verso) ;
- Plusieurs autres de leurs compagnes, vindrent se pourmener le long de mon petit ruisseau, où pour lors en me promenant je faisois semblant (I, 5, 126 verso) ;
- O Dieux ! s'escria alors Lysis, à quel dangereux passage vous conduit vostre desastre ? Fuyez, Corilas, ce dangereux rivage (I, 5, 149 verso) ;
- Ils virent venir d'assez loing /
Ils virent de loing un homme qui venoit assez viste (I, 8, 232 verso) ;
- Vrayement, me respondit Hermante, vous sçavez bien peu que c'est qu'Amour. Il faut que vous sçachiez / appreniez (I, 8, 246 verso) ;
- Je pris le papier de Fleurial, et prenant la lettre je l'ouvris / ouvrant la lettre (I, 9, 281 verso).
• 2-2. Cependant, toutes les répétitions ne disparaissent pas. Au livre 11, dans la longue description de tableaux que fait Adamas, le verbe voir revient une soixantaine de fois en 1607 (I, 11, 369 recto à 378 verso). Il est remplacé deux fois seulement par un synonyme en 1621 :
- Voyez comme il s'est assis en terre [...] : voyez / prenez garde que pour mieux cordonner (I, 11, 371 recto).
- Voyez / considerez que d'autant que jamais ces sept estoilles
ne se cachent (I, 11, 373 verso).
• 2-3. L'édition de 1621 modifie un synonyme de voir, regarder, dans cette même description, mais en introduisant ce qui semble être une coquille :
- De fait la voicy à ce costé qui y regarde / regorge (I, 11, 377 recto).
Regorger peut convenir, car il s'agit de la bergère Fortune qui, s'approchant de la fontaine, voit et réfléchit. Mais regorger fait double emploi, puisque d'Urfé précise que la jeune fille songe :
De fait la voicy à ce costé qui y regorge, car ayant songé que son Berger estoit mort, et prenant sa mort pour la perte de son amitié, elle en venoit sçavoir la verité (I, 11, 377 recto).
• 2-4. Il arrive pourtant que, malgré les modifications, le texte de 1621 ne soit ni plus clair ni plus concis, et même qu'il introduise une répétition :
- [Il] me raconta tout ce qu'il avoit fait /
[Il] me fit le
discours de tout ce qu'il avoit fait (I, 5, 153 recto).
Ce genre d'incohérence dans la correction démontre que le texte de L'Astrée est tombé entre les mains de plusieurs correcteurs.
25 3. Doutes : Variantes bénéfiques ou coquilles ?
• 3-1. Quand la leçon de 1607 est préférable, certaines modifications semblent être des coquilles.
- La courtoisie / curiosité du Berger (I, 6, 171 verso)
[Il s'agit des qualités de Filandre travesti].
- La fertilité / felicité du lieu, et la force de la plante (I, 8, 239 verso)
[Il s'agit de la jalousie qui pousse facilement dans le cœur de Lycidas].
- Voyez cette lettre.
Cela, me repliqua-t'elle, ne servira de rien, car aussi bien doit-il estre party, et à ce mot elle me la prit, et leut / vit (I, 9, 283 recto)
[Le verbe voir est répété en 1621, non en 1607].
• 3-3. Une banale faute d'accord peut ruiner une chaîne de corrections lexicales :
- En 1607, le faux druide déclare :
Aussi avez vous un objet si
capable de vous rendre heureuse, que vostre heur ne
se peut representer, et en cela les Dieux ont voulu
recompenser le fascheux destin, auquel ils vous ont sousmise.
- On lit dans l'édition de 1621 :
Aussi avez vous un destin si capable de vous rendre heureuse, que vostre heur ne se peut representer, et en cela les Dieux ont voulu recompenser celuy, ausquels ils vous ont sousmise
(I, 5, 134 verso).
Il fallait, bien sûr, auquel ils vous ont sousmise.
• Dans deux cas au moins, on peut se demander quelle leçon préférer, celle de 1607 ou celle de 1621 :
3.4. - Texte de 1607 : Comme Sylvandre a fait jusques icy, Berger à la verité remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encores le peut-on dire sans l'offenser, que parfait. Car quoy que cela puisse en quelque sorte proceder de sa sagesse [...]
Texte de 1621 : Comme Sylvandre a fait jusques icy, Berger à la verité remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encores le peut-on dire sans l'offenser, que sage. Car quoy que cela puisse en quelque sorte proceder de sa prudence [...]
(I, 10, 321 recto).
Pour éviter la répétition (perfections-parfait), le correcteur remplace l'adjectif par sage, mais il doit alors trouver un synonyme pour sagesse. En introduisant prudence η, la pensée de l'auteur est modifiée. En effet, la seule chose qui manque à la perfection de Silvandre, d'après Céladon, c'est l'amour. Si celui qu'on surnommait « l'insensible » (I, 7, 197 recto) était indifférent par prudence, c'est qu'il se méfierait des bergères ! Ce n'est probablement pas ce que le romancier veut dire. La prudence est une vertu essentielle dans le roman, Pierre Gondret l'a montré, mais ce n'est pas le cas ici. Une correction linguistique fait bien des ricochets ...
3-5. - Texte de 1607 : Considerez comme ces jeunes arbres courbez le couvrent des rayons du Soleil, et semblent presque jaloux qu'autre qu'eux le voye /
Texte de 1621 : Considerez comme ces jeunes arbres courbez le couvrent des rayons du Soleil, et semble presque estre joyeux qu'autre qu'eux le voye (I, 11, 372 recto).
Rien ne justifie ces modifications qui font que le texte de 1621 contredit le texte de 1607. La variante pourrait passer pour une faute typographique si l'addition de estre ne permettait pas de supposer qu'il s'agit probablement d'une correction, et d'une correction qui doit atténuer l'image : les rayons n'agissent plus comme sujets du verbe « sembler ».
° En 1607, les arbres jaloux ne veulent pas que le Soleil voie Damon (c'est de lui qu'il s'agit, et c'est Adamas qui parle). Ils aiment celui qu'ils cachent, et qu'ils désirent protéger.
On sait que les personnages du roman cherchent souvent l'ombre et ne s'exposent jamais volontairement au soleil. Un berger affirme dans ses vers que les rayons du soleil tuent (I, 6, 163 verso). Les nymphes aussi s'asseyent de préférence « sous quelques arbres
qui faisaient un agréable ombrage » (I, 10, 308 verso).
° En 1621, les arbres joyeux souhaitent au contraire que le Soleil regarde Damon, ce qui signifie qu'ils manquent à leur devoir de pourvoyeurs d'ombre !
Le désir de dissimuler l'aimé (ce que font les arbres jaloux) n'est pas étranger aux personnages du roman. Astrée elle-même, dans un poème de Céladon, dit qu'elle souhaiterait se cacher : « Je ne veux [...] Ressembler belle qu'à tes yeux » (I, 12, 399 recto).
Notons que, dans ce même poème, le soleil « devenu jalous » couvre sa lumière (I, 12, 398 recto). C'est donc la jalousie qui se trouve associée à l'obscurité dans l'imaginaire du romancier.
En somme, dans ces deux cas ambigus, la description de Silvandre insensible et la description du soleil, le texte de 1607 est préférable au texte de 1621, c'est donc celui que retient la version fonctionnelle.
26 4. L'Organisation de la phrase
L'une des variantes linguistiques les plus complexes est celle qui modifie l'ordre des mots. Maupas affirme : « Nostre langue aime à suivre, en l'arrangement de nos mots, l'ordre naturel de l'entendement, qui est que la diction regissant soit devant la regie. Ce qu'un Poëte η François assez estimé en son temps, a dit en ces vers :
Enfans, oyez cette leçon
Nostre langue à cette façon
Que le terme qui va devant
Volontiers regit le suivant » (p. 251).
« L'arrangement des mots est un des plus grand [sic] secrets du stile. Qui n'a cela, ne peut pas dire qu'il sçache escrire », selon Vaugelas (p. 481). L'ordre des mots, dans l'édition de 1621, se rapproche nettement des usages modernes, et ce de diverses manières :
• 4-1. Les Inversions sont corrigées
• Inversion et ellipse sont corrigées :
- Mon sang soit mon triomphe, et victoire ma mort /
Mon sang soit mon triomphe, et ma mort ma victoire (I, 5, 146 verso).
• L'inversion du verbe et du sujet est souvent évitée :
- Puis il s'alloit ressouvenant combien estoient changeantes les fortunes d'Amour /
Puis il s'alloit representant combien les fortunes d'Amour estoient peu asseurees (I, 3, 47 verso) ;
- Ce qui en moy en pouvoit estre capable /
Ce qui en pouvoit estre capable en moy (I, 6, 160 verso) ;
- De les dire, luy estoit soulagement /
Ce luy estoit un grand soulagement de les dire (I, 6, 173 recto).
C'est seulement pour « le verbe substantif estre » que Vaugelas remarque : le placer avant le sujet, « c'est escrire à la vieille mode » (p. 342).
• 4-2. L'Ordre des mots
• Le complément de nom suit de près le nom :
- Qu'il ne hantoit plus de nos bois que les lieux plus retirez et sauvages /
Qu'il ne hantoit plus que les lieux plus retirez et sauvages de nos boys (I, 4, 92 recto) ;
- Le jour estant venu des nopces /
Le jour des nopces estant venu (I, 5, 154 recto) ;
- Le cry fut grand de tout le peuple /
Le cry de tout le peuple fut grand (I, 11, 360 recto).
• La succession des compléments est modifiée :
- Je puis avec verité jurer n'avoir depuis que vous me laissastes jamais eu entier contentement /
Je puis avec verité jurer que depuis que vous me laissastes je n'ay jamais eu un entier contentement (I, 5, 151 recto) ;
- Prendre le chemin avec elle de Laignieu /
Prendre avec elle le chemin de Laignieu (I, 8, 224 verso) ;
- Vouloir un homme pour Amant que vous [...] /
Vouloir pour amant un homme que vous [...] (I, 11, 353 verso).
L'Astrée semble avoir pris une sorte de bain de Jouvence ! Non seulement le lexique est plus proche de celui de Vaugelas que de celui de Maupas, mais encore les corrections grammaticales illustrent mieux les conseils des Remarques de 1647 que les règles de la Grammaire de 1607. Les définitions réunies dans le Glossaire suggèrent également que le vocabulaire d'Honoré d'Urfé appartient plus souvent au XVIIe siècle de Furetière qu'au XVIe siècle de Huguet. L'élimination des archaïsmes et des répétitions accompagne une relative économie de mots et surtout une incontestable recherche de précision.
27 Trois points sont à retenir du relevé des principales variantes dans le domaine de la langue :
• D'abord, de vulgaires fautes d'orthographe déparent l'édition de 1621.
• Ensuite, le texte de 1607 a été soigneusement revu par un correcteur sensible aux nouveaux usages, même si les responsables de l'impression du roman en 1621 n'étaient pas à la hauteur.
• Enfin, et les exemples donnés plus haut ne le montrent peut-être pas assez explicitement, les changements sont omniprésents. Ils affectent tous les livres et les discours de tous les personnages.
Je n'ai pas vu de variantes linguistiques dues aux capacités, au sexe ou à la classe sociale de tel ou tel personnage. D'ailleurs, les étrangers même se font comprendre sans difficulté dans L'Astrée - ce qui va changer dans la troisième partie (Voir Variantes). Je ne pense pas seulement à Mélandre, l'Anglaise (I, 12), mais aussi au mystérieux Chevalier barbare qui a bien dû dire, avant de mourir, d'où il venait et pourquoi il voyageait (I, 6 et 7). Je pense aussi au héraut qui se rend en Neustrie pour identifier Ligdamon (I, 11), ou encore au héraut qui accompagne Lindamor déguisé à Marcilly (I, 9). Tous les deux sont vraisemblablement Francs. L'édition de 1621 ajoute que le héraut de Lindamor parle « avec des paroles à moitié estrangeres » (I, 9, 286 recto) que les Foréziens comprennent difficilement. Honoré d'Urfé ne tente pas de reproduire ce langage qui n'empêche pas la communication. S'il relève la chose c'est sans doute pour rappeler au lecteur que les Foréziens sont des Gaulois, non des Francs. On se demande alors ce qui se passe lorsque les chevaliers foréziens se joignent à Mérovée avec leurs soldats ! Il n'est jamais question d'un obstacle linguistique dans ce cas.
Les variantes linguistiques ne relèvent donc pas d'un quelconque désir de vraisemblance, mais d'une recherche de correction et parfois de modernisation.
28 VI. Les Variantes dans les poèmes
Les variantes graphiques, grammaticales et linguistiques présentées plus haut se trouvent aussi bien dans la prose que dans les poésies de la première partie L'Astrée. Cependant, les vers modifiés requièrent une analyse supplémentaire parce que la fréquence des variantes peut être très grande, compte tenu de la dimension du poème (voir Lallemand). Le nombre de corrections est particulièrement frappant si on compare deux types d'agencements insérés dans un récit, lettres η et poèmes. La prose subit infiniment moins de remaniements que la poésie. Anne Sancier-Chateau écarte malheureusement les poèmes du corpus qu'elle examine (p. 49).
Comme le traitement des poèmes n'est pas uniforme dans les rééditions de la première partie, il serait vain et trompeur de classer tous les changements sous la rubrique des variantes linguistiques. Mon but est de démontrer que les poèmes ont subi le même type de corrections que l'ensemble du roman. J'isole et écarte les poèmes transformés de fond en comble. Je distingue ensuite les poèmes remaniés d'après le nombre de variantes qu'ils renferment - sans compter les variantes graphiques. Ceux dont la moitié des vers (ou plus) a changé sont simplement signalés dans le tableau qui suit. Quand des modifications multiples sont enfermées dans un espace restreint gouverné par les règles de la prosodie, il s'agit de variantes complexes.
J'analyse la nature des corrections linguistiques dans les autres poèmes. Les variantes textuelles présentées dans ces vers seront étudiées avec l'ensemble des variantes textuelles de la première partie.
29 1. Trois cas de transformation
Il arrive trois fois que tous les vers d'un poème soient modifiés.
° C'est le cas dans les stances de Lycidas (Quand je vy ces beaux yeux, I, 4, 98 recto),
° dans un madrigal de Céladon (Je ne puis bien dyre, I, 4, 120 verso)
° et dans les stances de Silvandre (Espoirs Ixions en audace, I, 8, 222 verso).
Dans les poèmes de Céladon et de Silvandre, le thème et les images restent identiques en 1607 et en 1621, même si le rythme change (les alexandrins deviennent des octosyllabes dans le poème de Silvandre).
En revanche, dans le poème de Lycidas, « Stances sur une resolution de ne plus aymer » (I, 4, 98 recto), une seule image se retrouve dans les deux éditions (l'eau s'éloigne de la fontaine comme l'amour des yeux de la femme aimée). Les 18 octosyllabes de 1607 deviennent 12 alexandrins en 1621. Parler de simples variantes dans ces conditions me semble abusif. Honoré d'Urfé a remplacé un poème par un autre et donné aux deux textes le même titre.
Les poèmes sont présentés dans l'ordre de leur apparition. Jamais la variante ne les déplace.
TABLE DES POÈMES | VERS MODIFIÉS |
I, 1, 10 recto Je pourray bien dessus moy-mesme. |
0 vers sur 10. |
I, 1, 13 verso La beauté que ma mort. |
20 vers sur 40. |
I, 1, 15 verso Si l'on me dédaigne je laisse. |
5 vers sur 42. • Archaïsmes supprimés : - Onc ; - Je vas ; • Ordre des mots et place du pronom : - Plustost le faut-il pas / Ne faut-il plustost le ; • Clarification grâce à la préposition : - Rendu sage du mal / Sage par le malheur d'autruy. |
I, 1, 18 verso Puis qu'il faut arracher. |
3 vers sur 14. • Préposition : - Dans / en ma poitrine ; • Archaïsme supprimé, diphtongue évitée : - S'en die / nomme vainqueur ; • Clarification du sens : - Et ferons constamment / changement de nostre volonté. |
I, 2, 35 verso Chers Oyseaux de Venus. |
11 vers sur 14. |
I, 2, 36 recto Elle a le cœur de glace. |
5 vers sur 7 (2 vers ajoutés). |
I, 2, 37 recto Amarillis toute pleine de grace. |
0 vers sur 14. |
I, 2, 37 verso Riviere de Lignon. |
10 vers sur 14. |
I, 3, 68 verso Amour en trahison. |
6 vers sur 10. Pour que le sujet précède le verbe, les quatre premiers vers sont transposés. |
I, 3, 72 verso Quel est ce mal. |
17 vers sur 24. Un vers supprimé et trois vers déplacés. |
I, 3, 75 recto Amour pourquoy. |
1 vers sur 3. • Coupe de « puisque » évitée : - Pourquoi, puis Amour que tu veux / Amour pourquoy, puis que tu veux. |
I, 3, 75 recto Pour faire en elle quelque effet. |
0 vers sur 3. |
I, 3, 76 recto Elle le veut ainsi. |
2 vers sur 14. • Sonorité (?) : - En sa / la source ressemble à la source ; • Un seul sujet au lieu de plusieurs : - Donc essais de mon cœur, rigueur, peine, desdain puisez / Essays rigoureux de mon cruel destin, Puisez. |
I, 3, 75 verso Le Phœnix de la cendre sort. |
0 vers sur 6. |
I, 4, 96 recto Dessus les bords d'une fontaine. |
14 vers sur 40. • Le verbe précède ses compléments : - Ces vers sur son flageol chantoit / Chantoit ces vers au Chalumeau ; • Prépositions : - De maint replis / à mains replis - Dans / en leurs escoles ; • Pronoms relatifs : - Qui de leurs / de qui les ; - Vers remplacé : Quelle que puisse estre la femme / Comme indigne de ceste flame ; • Archaïsmes corrigés : - Deceveur / faux ; - Flageol / chalumeau (de plus, « chalumeau » juxtaposé à « chantait » présente une allitération) ; • Style plus noble : - Cent fois / souvent ; - A mon dam ; • Vocabulaire plus précis : - Changeroit en fin sa rigueur / Quitteroit en fin sa rigueur ; • Le verbe « être » est remplacé : - Sont / se trouveront ; • Économie de mots : Faisoient consentir / accordant ; • Deux disparitions : - Un Berger qu'Amour tourmentoit se mirant en l'eau ; - Car une belle sans Amour, Quelle que puisse estre la femme, / Et qu'une belle sans Amour, Comme indigne de ceste flame. |
I, 4, 98 recto Quand je vy ces beaux yeux. |
24 vers sur 24. (Stances de Lycidas) |
I, 4, 99 recto Pensons nous en l'aymant. |
7 vers sur 13. • Économie de mots : - Que quelquefois nostre amitié / nostre Amour ; - Puisse asseurer au cœur de ceste belle / jetter en elle ; - Que dedans son courage pour mon advantage / Que pour mon advantage ; • Mais ajout d'un mot désuet : - Amour pour moy jette nul fondement / Je jette onc en l'aymant. • Forme négative remplacée par une affirmative : - Qui ne soit vainement / Quelque seur fondement ; • Archaïsme corrigé : - Je vas / vay ; • Style plus noble : - A mon dam. |
I, 4, 114 recto Il faudroit bien que la Constance. |
2 vers sur 48. • Construction plus claire grâce à l'addition d'une subordonnée relative et à la suppression d'une répétition : - Si je ne ressentois l'offence, De ce desdaigneux changement, Et la ressentant si soudain, Je ne recourois au dédain. / Si je ne ressentois l'offence, Que m'a fait vostre changement, Et la ressentant si soudain, Je ne recourois au dédain. |
I, 4, 120 recto Elle feint de m'aymer. |
5 vers sur 14. Le titre est abrégé : et que toutefois ceste fainte mesme luy plaist et ne s'en peut retirer ; • Construction (un peu) plus claire : - L'ardeur que dans mon cœur elle void tant esprise / L'ardeur que dans mon ame elle cognoist esprise. • Un vers ambigu à cause des pronoms disparaît, en même temps deux interrogations sont remplacées par une affirmation : - Qui ne la cognoistrait ? Mais qui de ses attraits se pourroit retirer ? / Le plus accort Amant, lors qu'elle se déguise De ses trompeurs attraits, ne se peut retirer ; • Suppression de l'exclamation : Mais que c'est que de moy ! Ce faux mesme me plaist Et ne la puis quitter la perfide qu'elle est / Je me trompe moy-mesme au faux bien que je voy, Et mes contentements conspirent contre moy ; • Dans l'exemple précédent, le style est plus élevé grâce à la suppression de l'adjectif substantivé : - La perfide ; • et grâce à la suppression de deux que. |
I, 4, 120 verso D'un marbre dur. |
En 1607, c'est l'incipit du poème suivant, « Je ne puis bien dire ». |
I, 4, 120 verso Je ne puis bien dyre. |
10 vers sur 10. (Madrigal de Céladon). |
I, 5, 130 verso Cependant que l'Amour. |
9 vers sur 24. • Le sujet précède le verbe, la répétition est supprimée : - Pendant qu'à votre poil se joüe, Amour attentif à son jeu, / Cependant que l'Amour se joue Dedans l'or de vos beaux cheveux ; • Style plus noble : - Votre poil / l'or de vos beaux cheveux ; - La belle / Nymphe cruelle ; • Auxiliaire être remplacé : - Vous est tombée sur la joüe / Par mal-heur vous touche la jouë. |
I, 5, 142 recto Voudriez vous estre mon Berger. |
9 sur 66 vers. Dialogue en vers. • Suppression d'une expression familière : Et quoy ; • Place de l'adverbe : - Celuy mal vit qui ne s'amande / Celuy vit mal qui ne s'amende ; • Syntaxe plus cohérente grâce à l'introduction d'une négation dans la seconde partie : - Jamais le passé ne revient. Et à grand peine il m'en souvient / Le passé ne peut revenir, Ny moy non plus m'en souvenir ; • Correction du pronom : - Mais si te plains / Mais si je plains ; • Vocabulaire plus précis : - Vous aimez par opinion, Et non pas par affection / Vous aimez par opinion, Et non pas par élection ; - De tel accident le changer Me guerira / Bien tost d'un tel mal le changer Me guerira. |
I, 5, 146 verso Depit foible guerrier. |
9 sur 14 vers. |
I, 6, 162 recto A la fin celuy l'aura. |
2 vers sur 24. Poème avec refrain. • Forme verbale simplifiée et allitération supprimée : - Va tousjours tournant la teste / tourne le cœur et la teste. |
I, 6, 162 verso Puis qu'en naissant belle Diane. |
3 vers sur 10 (1 vers ajouté). • Mots supprimés : - Car c'est par destin qu'on les ayme / Si par destin je vous adore ; • Dans l'exemple précédent, pronoms plus précis : - On les / je vous ; • Vocabulaire plus précis : - Sympathie / semblance. |
I, 6, 163 recto Pourquoy semble-t-il tant estrange. |
0 vers sur 7. |
I, 6, 163 recto Que ses desirs soyent grands. |
15 vers sur 30. • Plusieurs suppressions : - une expression familière : à mon dam ; - un adjectif qui revenait deux fois : beau ; - un verbe qui revenait quatre fois : brusler ; - un verbe qui revenait deux fois : consumer ; - un cliché : aussi bien faut-il que toute chose meure ; • Correction d'un mot désuet : - Oncques / jamais ; • Phrase plus claire grâce au choix des mots : - Et depuis j'ay tousjours recognu ces presages, En mes plus grands desirs et plus vives amours / Et depuis j'ay cogneu que ces tristes presages Regardent mes desseins, et les suivent tousjours. • Phrase plus claire grâce aux prépositions : - Instruit par la nature ensemble se prepare, Au naistre et au mourir la tombe et le berceau, / Instruit par la nature ensemble se prepare, Du reste de sa tombe à faire son berceau. |
I, 6, 165 recto D'un cœur outrecuidé. |
3 vers sur 21. Suppression du titre : Madrigal. • Suppression d'une forme négative et interrogative : - Ne le rendis-je Amant ... ?/ je le rendis Amant ; • Le verbe précède le complément : - Que si j'ay ses desirs mis sous sa froide escorce / Que si j'ay mis ses feux sous ceste froide escorce ; • Dans la phrase précédente, correction de l'adjectif : - sa froide escorce / ceste froide escorce. |
I, 6, 173 verso Ainsi ma Diane surpasse. |
0 vers sur 4. |
I, 7, 200 verso J'ayme à changer. |
10 vers sur 38. Poème avec refrain. • Suppression du verbe à la forme négative : - Il faudroit n'avoir point des yeux / Il faudroit bien estre sans yeux ; • Le verbe précède le complément : - Qui mon Amour constante aura / Qui rendra mon cœur arresté ; - Toute beauté surpassera / Surpassera toute beauté ; • Vocabulaire plus précis : - Ma legereté / mes legers esprits ; • Mais ensuite, pour les besoins de la rime, le complément précède le verbe : - Qui voulez le prix de beauté / Qui de beauté voulez le prix ; • Suppression du verbe « être » : - Car c'est signe que ceste belle / On dira bien que ceste belle ; • Suppression du verbe « être » et de la subordonnée : - Pendant que je seray pour elle / Me rendant constant et fidelle ; • Vocabulaire plus précis et suppression de la négation : - Des faveurs non coustumieres / des faveurs et des caresses. |
I, 7, 204 recto Mon Dieu que le mal. |
3 vers sur 14. • Vocabulaire plus noble : - Encores que larron son œil me l'ait osté / Encores que son œil me l'ait soudain osté ; - Voila quel est mon mal, mais mon Dieu qu'est cela ? / C'est le mal que je sens et que je n'entens pas ; • Suppression de la répétition de Mon Dieu. |
I, 7, 211 recto Pourquoy cacher nos pleurs. |
10 vers sur 24. Les quatre premiers vers de 1607 sont supprimés et quatre vers sont ajoutés à la fin du poème. • Dans les vers supprimés, il y avait des compléments séparés du verbe : - J'ay plus aimé que moy, que sert-il que je faigne, Puisqu'enfin s'en est fait, une belle Cleon ; - Elle mit en moy d'affection ; • Il y avait aussi un mot désuet : - Ores ; • Suppression d'une subordonnée circonstancielle : Parce que dans Paris, que les belles pensées, Qu'Amour éprit en moy, s'esteindrent par la mort / Ce fust dedans Paris, que les belles pensées, Qu'Amour éprit en moy, finirent par la mort. |
I, 7, 213 verso Sur les bords où Lignon. |
1 vers sur 4. • Correction du pronom relatif : - Les bords que / où Lignon. |
I, 8, 222 verso Espoirs Ixions en audace. |
24 vers sur 24. Stances de Silvandre. |
I, 8, 227 recto Tu nasquis dans la lettre. |
0 vers sur 4. |
I, 8, 244 recto Quand ma Bergere parle. |
1 vers sur 14. • Vocabulaire plus précis et plus moderne : - Amour parle avec elle, et d'accents gratieux, Nous ravit / Amour parle avec elle, et d'un son gratieux, Nous ravit. |
I, 9, 272 verso Pourquoy si vous m'aymez. |
5 vers sur 14. • Suppression de l'expression familière : - à mon dam ; • Négation supprimée, passé simple remplacé par le présent historique : - Mais toutefois Didon n'eut honte d'un coursaire, Enone pour Paris de se rendre bergere, Ny Diane d'aimer le jeune Endymion. / Mais toutefois Didon d'un corsaire n'a honte, Paris jeune Berger, son Enone surmonte, Et Diane s'esmeut pour son Endymion. On notera bien sûr que le déguisement est escamoté. • La longue proposition de 1607 devient trois propositions indépendantes dans l'exemple ci-dessus. • La suppression d'une image, se rendre bergère, peut avoir entraîné ces modifications. |
I, 10, 309 recto Dans le Temple sacré. |
6 vers sur 48. Deux dialogues sont imbriqués. • Expression moins familière : - Ma cruelle / si cruelle ; • Pronoms ambigus remplacés : - Elle l'obtint en fin / Elle obtint le pardon ; - Que l'on crie mercy / Que t'ayant fait mercy ; • Répétition supprimée : - Amoncelant sans fin l'outrage sur l'outrage / Au lieu de pardonner tu me fais un outrage. |
I, 10, 310 recto J'ay plus aymé que moy. |
Ce premier vers a disparu en 1621. Il était en 1607 l'incipit d'un poème de Tircis, qui commencera en 1621 par « Pourquoy cacher nos pleurs ? » (I, 7, 211 recto). Dans les deux états du texte, le poète pleure Cléon enterrée à Paris. |
I, 10, 338 recto Doncques le Ciel content. |
1 vers sur 36. • Le singulier remplace le pluriel et le substantif est plus moderne : - Cruels ressouvenirs / O cruel souvenir. |
I, 10, 339 verso Je ne puis excuser. |
1 vers sur 4. • Comme la bergère seule est infidèle, la modification du pronom est une erreur, peut-être une coquille : - Vous a fait si mal changer d'affection / Nous a fait si mal changer d'affection. |
I, 10, 341 recto Cette source Etenelle. |
5 vers sur 24. • Correction d'un archaïsme : - Je va / je vay ; • Suppression d'une répétition : - L'onde s'en va courant, [...] Murmurant elle court / L'onde s'en va courant, [...] Murmurant elle fuit ; • Vocabulaire plus précis et allitération (il s'agit de l'onde) : - Se froissant à grands coups / Serpentant à grands sauts. |
I, 10, 348 verso Outré par la douleur. |
3 vers sur 28. • Vocabulaire plus précis et image plus concrète : - Le glaive inhumain / le glaive acéré ; • Économie de mots : - Un mal tres-certain / un mal asseuré. |
I, 11, 365 verso Dessus son pasle effroy. |
1 vers sur 14. • Modification d'un seul mot : - La force arrogante / la force insolente Est-ce pour mieux rimer avec « lente » ? |
I, 12, 398 recto Icy mon beau Soleil repose. |
1 vers sur 90. • Modification d'un seul mot, l'adjectif possessif devenant un article indéfini : - Qui rend les Dieux mes ennemis / Qui rend les Dieux des ennemis Il s'agit peut-être d'une coquille, car le possessif est préférable. |
I, 12, 399 verso Vous qui voyez mes tristes pleurs. |
1 vers sur 36. Le titre est mis au singulier. • Un nom et son qualificatif sont mis au singulier : - Destins trop pleins de rigueur / destin trop plein de rigueur. |
31 Disparates par leur longueur, leur sujet et leur musicalité, les poèmes de la première partie de L'Astrée témoignent, en 1621, d'une recherche esthétique dont je n'ai pas du tout tenu compte dans cette analyse des variantes linguistiques. Je n'ai pas tenu compte non plus de la métamorphose de amitié en amour (I, 4, 99 recto), qui n'est évidemment pas une variante linguistique ; amitié et amour η reviennent quelques pages plus loin comme des synonymes (I, 4, 109 recto).
• Les poèmes à forme fixe (onze sonnets) et les deux poèmes avec refrain ont subi tout autant de corrections que les autres textes. Les deux oracles même, quatrains à la formulation savamment énigmatique, ont été revus.
• Le poème à la structure la plus originale, 13 vers de 6 pieds, illustre particulièrement bien le travail d'Honoré d'Urfé parce qu'il réunit plusieurs types de rectifications (Pensons nous en l'aymant, I, 4, 99 recto).
• Le romancier-poète qui supprime les répétitions et sacrifie mots désuets et expressions familières semble s'être lassé en revoyant les livres 11 et 12 puisque ces livres renferment moins de poèmes corrigés.
• On retiendra que les verbes en particulier arrêtent Honoré d'Urfé (position, forme affirmative), et qu'il surveille aussi prépositions et pronoms. Certains vers deviennent infiniment plus clairs non seulement grâce au vocabulaire, mais aussi grâce aux corrections grammaticales :
« Belle onde de Lignon qui de source éternelle /
Riviere de Lignon dont la course eternelle » (I, 2, 37 verso).
• Les modifications ne sont pas méthodiques.
-
« Dam », supprimé dans les vers, figure encore dans la prose (I, 8, 250 recto) (ainsi que dans les vers de La Sylvanire, p. 52).
- « Onc » ne disparaît pas tout à fait (I, 4, 99 recto ; I, 5, 143 verso),
-
pas plus que l'expression si familière, « la belle » (I, 4, 96 recto ; I, 7, 200 verso).
« Onc » et « la belle » ne disparaissent pas non plus dans le corps du roman (« oncques », I, 8, 231 verso ; « la belle », I, 6, 178 verso).
Le romancier, de toute évidence, a lui-même corrigé son texte. Sept poèmes seulement ne subissent aucune correction (16 %). Tous les vers sont modifiés dans trois poèmes (7 %). La moitié des vers changent dans huit des quarante-cinq poèmes insérés dans la première partie de L'Astrée (18 %).
Honoré d'Urfé poète mérite de sortir des limbes, ne serait-ce que parce qu'il témoigne des ambivalences de la poésie française à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle. Admirateur de Ronsard η mais contemporain de Malherbe, celui que le poète Jean de Lingendes η appelle « l'Apollon de nostre aage » (p. 203), peut beaucoup nous apprendre sur l'art de marcher avec son temps, et quelquefois de le précéder.
32 VII. Variantes textuelles
dans le portefeuille : on rature à loisir la page
inédite ; la parole envolée ne revient plus.
Horace, « Épître aux Pisons, III ».
Dans son Jugemant sur l'Amedeide (p. 155), Honoré d'Urfé introduit ses arguments en déclarant : Horace « commande ». Le romancier obéit en particulier au précepte qui veut que « l'ouvrage ensuite dorme neuf ans » ! Plus de dix ans séparent Les Bergeries annoncées par Du Crozet (p. 114) de la parution de la première partie de L'Astrée (1593 / 1607). On se souvient que l'édition anonyme de 1607 est suivie par une édition signée et qu'elle est refondue en 1610 à la lumière de la deuxième partie. C'est l'édition refondue que l'on retrouve dans l'édition de 1621.
Maurice Magendie remarque que, « en ce qui concerne le fond même du récit et sa disposition, il y a peu de différence entre l'édition de 1607 et les suivantes » (p. 39). Les relations affectives et l'ordonnance des récits ne bougent pas du tout. Néanmoins, trois aspects essentiels de ce roman historico-pastoral changent :
• les figures de rhétorique sont modifiées,
• la métaphysique moralisée,
• et le statut des bergers banalisé.
Les modifications textuelles de la première partie réservent au lecteur attentif des surprises inattendues et instructives.
L'édition de 1621, évidemment, révise les erreurs factuelles de l'édition de 1607, comme elle a rectifié les noms propres. Les variantes textuelles affectent le choix des images ; elles entraînent ou accompagnent alors des variantes grammaticales ou linguistiques. Elles modifient le soubassement politique et religieux du roman par un jeu d'additions et de soustractions. Ce faisant, elles altèrent l'image du personnel de la pastorale. Bénéfiques, les variantes rendent plus précises la présentation du temps et de l'histoire. Le souci de cohérence, voire de mesure, qui les caractérise transparaît dans une catégorie singulière de variante, la modification des donnés chiffrées.
Les mots ajoutés à la première édition ont des caractères espacés, et les mots supprimés sont barrés.
La barre oblique (/) sépare les deux éditions.
L'édition de 1621 corrige les erreurs factuelles de l'édition de 1607 comme elle corrige les noms propres. Dans ce domaine, d'Urfé et (ou) son secrétaire ont fait un excellent travail (Voir Évolution) :
- Lycidas n'est pas le père mais le frère de Céladon (I, 1, 9 recto) ;
- Céladon n'utilise plus la première personne en rapportant une aventure d'Alcippe (I, 2, 40 recto) ;
- Ma perte / ceste perte. Comme Diane parle de la mort de son père, l'adjectif possessif est ambigu (I, 6, 159 recto).
- Phormion n'est plus l'oncle mais le père de Filidas (I, 6, 160 recto).
L'édition de 1621 corrige toute une phrase pour respecter la logique du récit.
Lorsque Léonide retrouve Galathée, d'Urfé écrit en 1607 :
- Apres luy avoir rendu conte bien au long de tout son voyage, elle continua
[La nymphe rapporte ensuite la tromperie de Climanthe].
En 1621, la correction rend l'échange plus vraisemblable :
- Apres quelques discours communs, elle continua (I, 10, 317 verso).
La suppression d'images, selon Anne Sancier-Chateau, est une décision que d'Urfé prend fréquemment pour « permettre une meilleure saisie de l'idée » en simplifiant ses phrases (pp. 371-376). Les motifs du romancier me paraissent plus complexes parce qu'ils dépendent de la nature, de la forme ou de l'emplacement de l'image.
• 2-1. Le romancier, assurément, prête une grande attention à la rhétorique. Ainsi, dans l'édition de 1607, il parle de la « tigre à qui les petits ont esté desrobez » parce que tigre était un substantif féminin au XVIe siècle (et encore dans le dictionnaire de Cotgrave, en 1611). Le genre fluctue. Tigre va devenir masculin dans le dictionnaire de Furetière. D'Urfé remplace son tigre par une « Lyonne » (I, 6, 189 verso) pour rendre l'image plus commune et plus moderne. Le même désir de clarification explique-t-il que, dans le récit de Climanthe, le savant « Nume » cède la place à « Divinité » (I, 5, 132 recto) ? Nume se trouve un peu plus haut dans ce même récit (I, 5, 128 recto). C'est donc probablement pour éviter une répétition que la seconde occurrence du mot disparaît.
• 2-2. En revanche, c'est pour faire preuve de bon sens qu'une autre image se simplifie en se passant de la synecdoque :
- Vostre beauté fait bien mieux
parler les yeux desquels elle est veuë /
Vostre beauté fait bien mieux
parler tous ceux de qui elle est veuë (I, 3, 55 verso).
L'hyperbole, en général, a les ailes coupées :
- Mille Soleils qui flamboient /
Tant de Soleils qui esclairent (I, 3, 65 verso).
La métaphore, souvent, est effacée, dans une variante qui n'est pas seulement linguistique :
- Larmes dont Laonice arrousoit son sein /
Larmes de Laonice (I, 1, 16 verso).
• 2-3. Trois mythologismes changent pour des raisons variées entre l'édition de 1607 et celle de 1621 :
- Pour dire la vieillesse :
J'y vivrois les ans de Nestor /
J'y vivrois autant de siecles que j'ay de jours (I, 7, 208 verso).
Cette suppression est probablement due au respect de la vraisemblance parce qu'elle complique et allonge la phrase. Une jeune bergère qui agonise (il s'agit de Cléon) évoquerait-elle un mythe en disant adieu à son amant ? Choisirait-elle ce Nestor qui n'a rien de commun avec sa propre situation ? La périphrase « vivre les ans de Nestor » se retrouve dans La Sylvanire (p. 33). Elle est moins incongrue dans ce contexte parce qu'elle est ironique ; elle appartient à un berger qui plaisante.
-
Pour dire la mort :
Deça le fleuve de CharonΞ /
Deça le fleuve d'Acheron (I, 7, 217 verso).
Il s'agit d'une correction linguistique, car Charon n'était pas propriétaire de fleuve. De plus, une répétition est évitée : comme Hylas vient de parler de la barque de Charon (I, 7, 215 verso), Phillis lui réplique en nommant le fleuve sur lequel navigue cette barque, l'Achéron (I, 7, 217 verso). Fleuve et passeur riment si bien qu'ils se succèdent aussi dans La Sylvanire (p. 141).
- Pour dire la guerre :
Les horreurs de BellonneΞ /
Les horreurs de la guerre (I, 11, 352 verso).
L'expression sacrifiée se trouve dans une lettre que Lindamor envoie à Galathée. Le chevalier coordonne « les horreurs de Bellonne » et « les beautez de ces nouvelles hostesses de la Gaule » pour dire que rien ne lui fait oublier la nymphe qu'il aime. D'Urfé a pu trouver audacieux ce rapprochement entre Bellonne et belles Franques.
Peut-être aussi cherchait-il à éviter une répétition. Égide, l'écuyer de Ligdamon, un peu plus loin, nommera la déesse dans la description d'une bataille : « Bellonne l'effroyable rouloit dans ceste campagne » (I, 11, 356 recto). Comme l'évocation de Bellone convient mieux à un récit de guerre qu'à une lettre amoureuse, d'Urfé sacrifie celle qui figurait dans la lettre.
• 2-4. Les expressions imagées sont souvent remplacées par des formules moins frappantes. En parcourant ce tableau qui réunit les changements les plus curieux, on constate que les suppressions d'images rendent généralement le texte plus banal, quel que soit le motif de la correction.
Édition de 1607 | Édition de 1621 |
1. Manger ainsi ton âge | passer ainsi ton âge (L'Autheur à la Bergere Astrée) |
2. Les reliques η qui luy restoient de son Berger | ce qui luy restoit de son Berger (I, 1, 12 recto) |
3. L'Amour toutesfois preside | demeure (I, 3, 52 verso) |
4. Vos victoires assoupies | incognuës (I, 3, 55 verso) |
5. Rayons du soleil flamboient | esclairent (I, 3, 65 verso) |
6. Mais le visage qu'il avoit descouvert [...] et la teste nuë, dont le poil blond, et crespé faisoit honte au Soleil, ne pouvoient de l'amertume du deuil couvrir toute leur douceur [Il s'agit du visage et des cheveux de Guyemant.] |
mais le visage qu'il avoit découvert [...] et la teste nuë, dont le poil blond, et crespé faisoit honte au Soleil, attiroient les yeux de chacun sur luy (I, 3, 62 verso) |
7. Où sont ces ruisseaux espandus ? | tant de pleurs espandus (I, 4, 115 recto) |
8. Empescher mon affection, ny retarder l'aile de ma temerité | ny ma temerité (I, 5, 130 recto) |
9. Loing de moy le repos s'envola | Je perdis et repos η et repas (I, 7, 204 recto) |
10. Quoy que ses desirs luy donnassent de continuels mouvements | d'extremes impatiences (I, 6, 173 recto) |
11. Ny de quelle sorte d'armes se servent vos yeux | de charmes (I, 8, 235 verso) |
12. Le vent à pleine voile | favorable (I, 9, 267 recto) |
13. Ce bruit mourut | fut esteint (I, 9, 279 recto) |
14. M'arrrache ces justes plaintes de l'estomac | me contraint de parler ainsi (I, 9, 293 verso) |
15. Votre Justice esclaire avec tant de Soleils | de sorte (I, 9, 295 recto) |
16. Mais AmourΞ qui a les yeux bandez luy empescha aussi de voir plus clair que luy, et | [Mots totalement supprimés] (I, 9, 296 verso) |
17. Figurez-vous trois personnes dans ce cahos de bastiment [Il s'agit d'Isoure.] |
grand (I, 9, 304 recto) |
18. Peignant un visage moins fasché | monstrant (I, 10, 331 verso) |
19. Je ne veux pas acheter mon contentement avec vostre eternel desplaisir | attacher (I, 10, 357 recto) |
20. Ne s'en veulent pas seulement dire des blesseurs [Il s'agit des yeux de Silvie et de leur effet.] |
les autheurs (I, 10, 327 recto) |
21. Avec une voix tendant plutost à la mort qu'à nulle apparence de vie | telle que pouvoit avoir une personne au milieu du supplice (I, 10, 332 verso) |
22. Ce ne fut rien au prix du bruit, de la confusion, ou pour mieux dire du cahos | de l'estrange confusion (I, 11, 356 recto) |
23. Toute la peine que j'avois n'estoit que d'avoir pitié de ceux que l'espée de LigdamonΞ alloit détranchant, comme si les armes qu'ils portoient n'eussent esté que d'escorce | je ne faisois qu'admirer les grands coups de l'espee (I, 11, 356 recto) |
Quelques constantes se dégagent de ce tableau :
• Les images sont souvent sacrifiées pour abréger :
- La suppression d'images exprimées par plusieurs mots rend le texte plus clair (N° 6, 8 et 16), ou plus logique (N° 21), mais quelquefois au détriment d'une information (l'effet du deuil ou de l'amour).
- D'Urfé efface deux images pour raccourcir un récit de combat que rapporte Égide (N° 22 et 23). Désire-t-il arriver plus vite à l'essentiel, l'héroïque suicide de Ligdamon ? Considère-t-il que le bruit et la fureur n'ont pas droit à tant de place dans un roman pastoral ?
• Les images sont aussi sacrifiées pour améliorer un texte :
- Remplacer un mot original par une formule plus banale peut répondre à un désir de précision (N° 4 et 10), ou de correction linguistique (N° 17), ou encore de modernisation (N° 20).
• Les images sont également sacrifiées pour éviter un malentendu :
- L'image pouvait paraître ironique tellement elle était hyperbolique (N° 7) ou artificielle (N° 8). Un « ruisseau de pleurs » coule pourtant ailleurs sans que d'Urfé le sacrifie (I, 1, 13 recto).
• Dans un poème, une image supprimée est remplacée par une formule plus originale ; elle produit une allitération (N° 9).
• Dans un texte en prose, une image supprimée est remplacée par un mot qui est répété (N° 3). La phrase semble plus poétique à cause justement de l'allitération (d, m, r):
- Toutes les raisons d'Amour demeurent
vaincües, et l'Amour toutesfois
preside / demeure (I, 3, 52 verso).
Pour de multiples causes donc, le vocabulaire est moins pittoresque en 1621. J'ai rencontré fort peu d'images ajoutées au texte de 1607.
Dans les trois exemples qui suivent il s'agit de verbes morts remplacés par des verbes vivants.
- C'est le cas dans une description de Filandre, « ayant / tendant les yeux contre le Ciel » (I, 6, 173 verso).
- C'est le cas du verbe d'état remplacé : « ce qui estoit des villageois » devient
« ce qui sentoit le village » (I, 2, 33 recto).
- La modification du verbe peut avoir plus d'un but. Par exemple, en modifiant une remarque de Diane désirant « faire passer / couler une agreable journée » à ses compagnons (I, 8, 261 verso), le romancier introduit un verbe plus imagé. Il évite en même temps la répétition de passer, car il fallait encore, dans la même phrase, faire « passer la rivière » aux personnages !
La suppression d'images indique que L'Astrée se veut plus régulière,
déjà classique peut-être
L'image forte, en un sens, divertit le lecteur, l'éloigne du récit ou du discours. En sacrifiant une expression jugée audacieuse ou encombrante, Honoré d'Urfé adopte un style plus discret, plus uniforme, mais aussi moins saisissant. On a tout à fait le droit de regretter que l'aveuglement d'un amoureux ne reflète plus les yeux bandés du dieu Amour (I, 9, 296 verso), ou qu'Astrée ne contemple plus « les reliques η » qui lui restent de Céladon (I, 1, 12 recto), ou surtout que, prosaïquement, on passe le temps, alors qu'on le mangeait en 1607 dès la préface (L'Autheur à la Bergere Astrée).
La plus longue des variantes textuelles de la première partie, relevée par Maurice Magendie (pp. 39-41) et analysée par Maxime Gaume (pp. 105-107), donne une double origine mythologique au Forez. Elle met la province au rang de la Gaule en lui attribuant les mêmes patrons divins, Galathée et Hercule (I, 2, 29 verso et 30 recto).
36 • 3-1. Galathée
Cette addition si notoire n'a absolument aucun effet sur la suite du récit : la Galathée mythique agit exactement comme la déesse Diane puisqu'elle quitte le Forez après y avoir établi une dynastie de Dames. Notons que le romancier n'utilise jamais le mot reine en décrivant la maîtresse du Forez, et que la toute première Dame n'est pas plus nommée que le tout premier chevalier devenu berger du Lignon. Alors que la déesse Diane est ensuite souvent célébrée par les personnages tout au long du roman (voir par exemple I, 6, 160 verso), dans la première partie, seule la nymphe Galathée évoque la Galathée mythique. Il faut attendre la deuxième partie pour que Galathée soit nommée, mais uniquement à cause de ses liens avec l'autorité masculine : fille d'un certain Celtes, elle épouse l'Hercule gaulois (II, 2, 83 ; II, 8, 515). Cette Galathée est tellement étrangère à la thématique de la chasteté rigoureuse qui caractérise la déesse Diane, qu'elle abandonne le Forez pour suivre un homme puis engendrer une fille. Cette fille ne gouverne rien et ne possède même pas son propre nom (I, 2, 30 verso).
L'addition d'une seconde déesse titulaire a si peu de retentissement dans le roman qu'elle mériterait à peine l'importance qu'on lui accorde si elle n'entraînait pas la mention de l'Hercule gaulois. Qui ignore qu'Hercule est, entre autres choses, le Casanova de l'Antiquité ? Il
« eut plusieurs enfans des gentils-femmes du païs », rappelle le docte Fauchet (f° 3 verso). Consciemment ou non, Honoré d'Urfé, en introduisant Galathée et Hercule, atténue l'image initiale d'un mythique
« royaume de fémynie » réfractaire aux hommes. En 1619, lorsque le romancier choisira de se faire représenter en Hercule, il négligera les caractéristiques de l'Hercule gaulois et il écartera toute évocation d'une quelconque Galathée divine (voir Illustrations).
37 • 3-2. La Gynécocratie
Certes, les femmes gouvernent le Forez de mère en fille depuis les origines. Les historiens que d'Urfé a pu consulter donnaient une place prépondérante à la Gauloise η. Une variante toutefois affaiblit le système politique.
Dans l'édition anonyme de 1607, Clidaman disait à sa mère, Amasis :
« La Deesse DianeΞ vous en a fait maistresse, et vos devancieres aussi ».
Il proclame en 1621 :
« Les Dieux vous en ont establie Dame, et vos devanciers aussi » (I, 9, 286 verso).
Le sacrifice de Diane accompagne une autre modification significative : devancieres est mis au masculin. Quelle qu'en soit la raison, reconnaissons que, au fil des années et des rééditions, la gynécocratie se fait moins ostensible.
38 • 3-3. Les Classes sociales
La variante qui a introduit le mythe de Galathée a en même temps effacé un texte-clé, une longue description de la société forézienne. Les éléments sacrifiés indiquent l'évolution de la pensée d'Honoré d'Urfé.
Dans l'édition anonyme de 1607, la société, dûment analysée, ressemblait à la société platonicienne. Galathée expliquait à Céladon :
Or les Druides comme vous sçavez, sont ceux qui administrent la justice souveraine, et qui font les sacrifices par toutes les GaulesΞ, quoy qu'ils ayent leur siege principal à DreuxΞ, ville ainsi nommée, du nom qu'ils portent ; d'autre costé les Chevaliers sont ceux qui commandent aux affaires de la guerre, si bien que ces deux ordres ont toute souveraine authorité sur les GauloisΞ, en paix et en guerre
(I, 2, 30 recto).
Cette réflexion qui n'accorde pas la moindre place aux femmes contredit évidemment le mythe des origines strictement féminines du gouvernement du Forez, et donc le rôle attribué à Amasis, dame du Forez. En revanche, la description convient aux chevaliers du roman : tous s'occupent à un moment ou à un autre des « affaires de la guerre », même s'ils « commandent » rarement.
Les druides et les Gaulois appellent une analyse de la religion et du peuple gaulois : pourquoi le romancier les présente-t-il de cette manière en 1607, et pourquoi efface-t-il ces renseignements ?
La métaphysique de L'Astrée se modifie à partir de 1610 (Évolution), c'est-à-dire après la composition de la deuxième partie, quand Honoré d'Urfé imagine une extraordinaire religion-charnière (Henein, pp. 48-57). Dans ce domaine précis, on est donc en droit de donner une date de naissance aux variantes qui ont trait à la religion : 1610. Le passage d'un paganisme conventionnel à une religion celtique présentée comme un pré-christianisme se fait dans le livre 8 de la deuxième partie (II, 8, 508 sq.). Adamas nomme les divinités celtes à un Céladon qui semble presque aussi surpris que le lecteur. Théologie et liturgie prennent plus de place, non seulement dans le contexte du Forez, mais encore dans une histoire intercalée qui se déroule en Aquitaine. La tolérance religieuse qui règne reflète les visions iréniques η d'Henri IV.
40 • 4-1. Le Clergé
Honoré d'Urfé a supprimé la brève description des druides qui se trouvait dans la première partie de 1607 parce que la pratique a dépassé la théorie ; le roman a dépassé l'exposé initial.
Les druides en général, et Adamas en particulier (le seul druide doté d'un nom du vivant d'Honoré d'Urfé), ne sont pas seulement magistrats et sacrificateurs, mais aussi maîtres à penser.
• À partir de 1610 donc, la religion du Forez se distingue de la religion des Romains, qui, elle, s'affiche comme une religion
« païenne ». C'est ce qui explique cette variante :
Adamas déclarait en 1607 que, par la voie lactée, « nous tenons que les Dieux descendent en terre, et remontent au Ciel ». D'Urfé se corrige et attribue cette croyance aux étrangers : « Les Romains tiennent que les Dieux descendent en terre, et remontent au Ciel » (I, 11, 373 verso).
• Non seulement les différentes classes de druides seront distinguées dans la deuxième partie, mais encore, dès la réédition de la première partie, le romancier ajoute deux fois le mot « druides » dans des phrases où l'édition anonyme de 1607 nommait seulement des « vestales » (I, 4, 83 recto et 84 verso). Il s'agit de druidesses, mais d'Urfé n'utile pas ce vocable qui n'est entré dans la langue qu'avec Chateaubriand selon le Littré. Druide est dans L'Astrée un mot hermaphrodite ; on trouve « une druide » dans la deuxième partie (II, 8, 493).
41 • 4-2. La Théologie
Il arrive que le mot Dieux au pluriel soit remplacé en 1621 par le singulier, Dieu (I, 3, 48 recto, I, 4, 94 verso). Il ne s'agit pourtant pas dans ces deux instances de réflexions métaphysiques mais d'exclamations.
• Quatre divinités celtes formant un Dieu unique sont nommées en 1610. Elles se substituent aux multiples divinités païennes nommées en 1607.
Dans la première partie de 1607, le berger qui s'écriait :
« Je vous jure, [...] par le grand Dieu PanΞ, je vous jure PallesΞ », dit en 1621 : « Je vous jure, [...] par Theutates, Hesus et Thamaris [sic] » (I, 10, 349 recto).
• Les dieux païens ne disparaissent pas tout à fait. Ils demeurent liés aux œuvres d'art, peintes ou sculptées. Les mythes ne quittent pas les poèmes non plus ; le lyrisme repose encore quelquefois sur une mythologie voisine de la psychologie (voir le traitement d'Icare, par exemple). Les noms de dieux, ainsi que des « chronotopes » (Bakhtine), restent aussi liés à des lieux et à des dates comme le temple de Vénus (I, 4, 89 recto) ou la fête de Diane (I, 6, 160 verso). Bien que le carrefour de Mercure surgisse pour la première fois dans la deuxième partie (II, 1, 9), les mythes sont nettement plus rares dans ce volume.
• Les dieux n'agissent plus jamais. En particulier, comme l'a relevé A. Grange (p. 157), les oracles ne viennent plus d'Apollon (I, 7, 213 verso), mais d'un dieu anonyme secondé par un druide, ou, plus souvent, par une druidesse (I, 2, 24 verso ; I, 6, 159 verso). L'exception elle-même confirme la règle : c'est dans la bouche de Climanthe, un imposteur qui se fait passer pour druide, que la déesse Hécate prétend se mêler du destin des Foréziens (I, 5, 138 recto et verso). En 1610, dans la deuxième partie, les divinités oraculaires seront les dieux celtes (II, 8, 494), substituts de la Providence. Les pouvoirs divinatoires de la nymphe Écho proviennent, ostensiblement, de l'habileté d'un poète (II, 1, 6).
• La transformation la plus frappante affecte le mythe de Pan. Le dieu tutélaire des bergers rétrograde :
« Je vous
jure par Pan » devient « Je vous
jure par Theutates » (I, 8, 226 recto).
Même si
Pan jouit d'un traitement de faveur parce que son nom survit dans le roman (I, 2, 33 verso ; I, 4, 104 verso ; I, 12, 403 recto), ce dieu est démuni de toute fonction dynamique. Le fait qu'il soit représenté comme un terme devant la fontaine de la Vérité d'amour illustre fort bien l'immobilité à laquelle le grand Pan est réduit (I, 11, 368 recto). Pan adopte le rôle décoratif qu'il joue d'ailleurs à la Bastie d'Urfé. Dans la deuxième partie, en 1610, comble d'indignité, Pan est au pluriel comme un vulgaire nom commun (II, 5, 275). Dans la troisième partie, quand la mythologie reprend ses droits,
« Pan le vilain » (III, 3, 91 verso) est cornu et comique.
42 • 4-3. Amour et Fortune
Deux dieux résistent à la conversion quasi systématique. Amour et Fortune restent sujets de verbes d'action. Tous deux demeurent éminemment actifs, tous deux ont pour double des noms communs qui ne les supplantent pas, tous deux se révèlent presque inexpugnables parce que le travail de la variante les affecte rarement.
- Amour est quelquefois remplacé dans la première partie.
° Il
peut laisser sa place à ce que Fontanier appelle une « subjectification », une personnification qui, à côté de la chose personnifiée, « montre une autre personne comme la seule et la véritable » (p. 118). C'est une figure de rhétorique familière aux poètes et aux néo-platoniciens. Ainsi, lorsque d'Urfé, dans un poème d'Hylas, sacrifie « Amour », il le remplace par « cœur » (I, 7, 201 recto).
° « Amour » prend la place de « Amitié » (I, 4, 99 recto ; I, 4, 109 recto). Dans le premier exemple, un vers devient plus court, dans le second, une répétition est évitée.
Quand Amour se fait législateur dans la deuxième partie, l'arrière-plan mythologique perd de son intérêt. Les petits amours dépeints se disent alors symboles.
- Le cas de Fortune est plus curieux. Le premier livre des Epistres morales est tout entier une méditation sur cette fortune qui « dispose les evenemens de son jeu comme il luy plaist » (I, 19, p. 166), et qui a « guerre declaree » contre la vertu (I, 2, p. 12). Le vertueux seul surmonte la fortune.
Dans la première partie de L'Astrée, deux fois « fortune » cède sa place.
° Elle est relayée par « victoire » dans la description d'un duel (I, 9, 287 verso).
° Elle disparaît sans laisser de trace dans le récit de la naissance de l'amour (I, 10, 313 recto).
Dans ces deux instances, il s'agit d'aventures de Lindamor. Les variantes indiquent que le romancier ne veut plus présenter son chevalier favori comme le jouet de Fortune. N'oublions pas que d'Urfé écrit dans ses Epistres : « Il me faschoit que l'on creust la Fortune, et non pas la Vertu, estre l'aisle de laquelle je m'eslevois » (I, 15, p. 137 sic 135).
Si les effets de la Fortune se font encore sentir dans la deuxième partie, le statut de la déesse est décrié. Elle ne mérite pas les autels que lui dressent les Romains, déclare Adamas (II, 8, 507).
Le traitement des divinités démontre combien le romancier a profondément remanié son texte. Les dieux ont changé de face à partir de 1610, le roman aussi.
La société tripartite décrite puis supprimée n'a pas fini de nous surprendre par le nombre et la portée de ses implications.
Rappelons-nous que la nymphe Galathée affirmait que druides et chevaliers foréziens avaient toute autorité sur un troisième ordre désigné simplement par le nom d'un peuple, « les Gaulois ». Dans le modèle platonicien, à côté des magistrats et des guerriers, apparaissent les laboureurs :
Le dieu qui vous a formés a fait entrer de l'or dans la composition de ceux d'entre vous qui sont capables de commander [...]. Il a mêlé de l'argent dans la composition des auxiliaires ; du fer et de l'airain dans celle des laboureurs et des autres artisans (Platon, La République, III, 415a, p. 166).
Dans L'Astrée de 1607, Honoré d'Urfé néglige « des laboureurs et des autres artisans », c'est-à-dire la fonction productrice du troisième ordre. Il leur substitue « Gaulois », terme qui convient beaucoup mieux au récit des origines du Forez, mais qui convient beaucoup moins bien à un roman pastoral.
Pourquoi dit-il Gaulois et non Foréziens ou Francs ? Pourquoi ne mentionne-t-il pas les bergers à l'orée de ce roman pastoral ? Pourquoi même supprime-t-il toute la description de ce modèle traditionnel de société ?
44 • 5-1. Les Gaulois
Quand Honoré d'Urfé rattache ses personnages aux Gaulois non aux Francs, fait-il un choix de patricien ? Cela indiquerait qu'entre les « deux légendes ethnogénétiques » qui partageaient alors les esprits, et que K. Pomian analyse comme des « lieux de mémoire » (p. 2266), entre les Francs et les Gaulois, d'Urfé prendrait position pour les ancêtres qui les premiers ont donné leur nom au pays. En fait, le romancier, dans sa description initiale, confronte le peuple gaulois à l'aristocratie et au clergé, non aux Francs.
• Ce choix peut avoir une raison profonde et prégnante. Dans L'Astrée, les Gaulois sont nommés pour la première fois juste après la mention de la guerre des Gaules (I, 2, 29 verso) et de Jules César. Or ces Gaulois, d'entrée de jeu, sont de toute évidence des vaincus, ceux qui ont perdu leur terre et leur liberté. Au début du XVIIe siècle, on a comparé les Gaulois défaits par César aux Ligueurs η vaincus par Henri IV. Je pense, comme je l'explique dans Pleins feux, qu'Honoré d'Urfé prend délibérément le parti des Gaulois qui se résignent devant un envahisseur auquel ils reconnaissent galamment quelques qualités.
• En bonne logique cependant, dans la description supprimée, au lieu de mentionner des Gaulois vaincus, le romancier aurait pu - aurait dû - donner leur place aux Foréziens ou Ségusiens, puisque c'est la société forézienne qui est décrite dans le roman. Dans la première partie, on ne rencontre pas le mot Forézien, et le mot Ségusien apparaît une seule et unique fois (I, 11, 358 recto). La pensée politique du romancier va se nuancer et se préciser plus tard. La première partie oppose simplement les Gaulois et le reste du monde.
Honoré d'Urfé va distinguer scrupuleusement les diverses tribus qui habitent les Gaules dans des régions distinctes et à différents moments dans la deuxième partie. Dans la troisième partie, il précisera encore qu'un chevalier d'Aquitaine, « fort proche parent » d'Amasis, la dame du Forez (III, 6, 260 verso), est un Gaulois, non un Wisigoth (III, 6, 243 verso). Il s'agit de Damon, l'amant de Madonthe.
45 • 5-2. Les Francs
Les Francs ont un statut tout à fait particulier dans L'Astrée parce qu'ils incarnent et le présent et le futur. En nommant Mérovée (I, 3, 56 verso), le romancier situe L'Astrée au milieu du Ve siècle puisque ce roi a régné de 447 à 458 η. Un personnage qui fréquente ce roi et qui parle des habitants de Paris déclare :
Tout ce peuple luy a depuis porté tant d'affection, que non seulement il veut estre à luy, mais se fait nommer du nom des Francs ou Françons, pour luy estre plus agreable, et leur pays / païs au lieu de Gaule s'appela / prend le nom de France (I, 3, 64 recto).
Le passage du passé (« s'appela ») au présent (« prend le nom de ») souligne que l'action est en train de s'accomplir. Mme Sancier-Chateau considère que le présent ici marque plutôt « la permanence du fait évoqué » (p. 171). Mais, dans la deuxième partie de L'Astrée, de nouveau on parlera au présent de
cette terre que jusques à cette heure nous nommons Gaule, et qui peu à peu changeant ce nom semble prendre celui de France pour l'avenir (II, 8, 508, je souligne).
Il s'agit donc bien d'une action qui est en train de se faire. C'est certainement une époque de transition η que le romancier s'attache à décrire (Henein, pp. 45-47).
Parce que l'auteur de L'Astrée choisit de répartir ses personnages selon un ordre qui n'est plus celui de la société tripartite présentée dans l'édition anonyme de 1607, la description initiale est abandonnée. Druides, femmes et Gaulois changent de sens et, quelquefois, de fonction. Ils n'appartiennent plus à une civilisation païenne et celte, mais à un monde en devenir, une Gaule encore divisée. Les variantes exposent les mécanismes qui ont conduit à la présentation d'une religion pré-chrétienne et d'une Gaule pré-française.
46 6. Le Personnel de la pastorale
Le statut des bergers se précise après l'édition anonyme de 1607 grâce à des soustractions et à des modifications.
Nous avons vu que Galathée, dans la description supprimée après l'édition anonyme de 1607, mettait clergé et noblesse au-dessus de « Gaulois » (I, 2, 30 recto), et ne mentionnait pas du tout les bergers. Pourquoi ?
Depuis 1593 au moins, selon le témoignage de Du Crozet, les principaux personnages des Bergeries d'Honoré d'Urfé ne sont dits ni Gaulois, ni Foréziens, mais simplement bergers. Le romancier lui-même décrit les caractéristiques de ses héros dans la préface de la première partie de L'Astrée en leur donnant pour patrie le Forez. Il semble que pour lui bergers et Forez soient inséparables.
Une variante le laisse entendre avec bien des détours :
Un jeune homme enlevé à cinq ou six ans (I, 8, 226 verso) souhaite découvrir le lieu de sa naissance. Il s'agit de Silvandre, et le lecteur suppose (à tort) qu'il s'agit du frère de Diane également enlevé (I, 6, 159 verso). Pour aider Silvandre, Abariel demande au ravisseur si les habits de l'enfant n'indiquaient pas sa classe sociale.
Dans l'édition de 1607, la première partie de la réponse est que la plupart des habitants
« de là le fleuve du Rhosne » portent le costume pastoral.
Dautant qu'en la contrée où vous fustes pris, presque tous vont vestus en Bergers, et que toutefois (I, 8, 228 verso).
Cette information que l'édition de 1621 sacrifie signifie que, à l'origine, Honoré d'Urfé prêtait à presque tous ses personnages une sorte de costume folklorique - celui des bergers de théâtre (Préface). Si cette remarque sur un costume quasiment national disparaît, c'est que la vraisemblance l'exige : la société astréenne ne doit pas être exclusivement pastorale - surtout que Silvandre va se révéler fils de druide, non fils de berger !
La suite de la phrase n'est pas sacrifiée :
d'autant que vous estiez si jeune encore, que mal aysément pouvoit-on juger à vos habits de quelle condition vous estiez (I, 8, 228 verso).
D'Urfé fait ici preuve d'ironie. Il souligne l'invraisemblance des reconnaissances romanesques fondées sur les vêtements des enfants, comme on en trouve dans Daphnis et Chloé de Longus par exemple.
• Revenons maintenant à la description de la société tripartite de 1607. Pourquoi est-ce que d'Urfé a fait suivre « chevaliers » et « druides » par des
« Gaulois » et non par des bergers ? La réponse pourrait être simple : parce qu'il ne voulait pas assigner la position d'inférieurs à ses personnages préférés en les subordonnant aux deux premières classes. Les termes de la description originale ne s'accordent pas à l'échelle des valeurs du romancier.
Dans L'Astrée, entre les gens du hameau et les gens du château, il y a des relations de courtoisie, non des relations de droits ou de devoirs (Henein, p. 160 sq.). Cela reste vrai même si ces relations deviennent plus protocolaires après l'édition anonyme de 1607. Ainsi, dans la bouche de Céladon, « Belle Sylvie » devient « Sage Nymphe » (I, 10, 320 verso). Ce berger qui vit six semaines dans l'intimité de trois Dames dont deux lui offrent leur amour, et la troisième, Silvie, son amitié, ne doit pas leur parler d'une manière familière : le romancier veille.
Le « paisible habit de bergers » (I, 2, 32 verso) demeure aussi mystérieux qu'inamovible, mais les variantes changent d'autres caractéristiques pastorales.
• Dans l'édition de 1607, Silvandre « n'a rien de vilageois que le tiltre ».
En 1621, « il n'a rien de villageois que le nom et l'habit » (I, 7, 195 recto).
Cette correction est à la fois linguistique et textuelle. Titre, étant généralement « un nom de dignité, ou de seigneurie, qu'on donne aux personnes » (Furetière, Article Titre), ne convient pas à un villageois.
• Céladon était « issu de la tige de Pan » en 1607 (I, 9, 305 recto).
Françoise Lavocat suggère que l'« un des éléments de la naissance du héros [est] l'intériorisation de la part satyrique du berger » (p. 423). Non seulement la conduite de Céladon dans la suite du roman donne raison à Mme Lavocat, mais encore l'ancêtre que d'Urfé donnait au personnage principal confirme son hypothèse. Céladon appartenait à la légende et à la tradition littéraire de la pastorale en 1607 ; l'Aminte du Tasse était petit-fils de Pan (I, 1, p. 19). D'Urfé a pu aussi noter que Diodore de Sicile considérait que les Gaulois - grands et blonds - avaient « l'aspect de Satyres et de Pans » (Livre V, XXVIII).
Céladon sort de « la tige des chevaliers » en 1621 (I, 9, 305 recto) ; il appartient de plein droit à un roman. La division forézienne des classes est ainsi totalement bouleversée. Voilà encore une autre raison pour effacer la remarque initiale de Galathée sur une hiérarchie qui serait mensongère même si le romancier substituait des Bergers aux « Gaulois ».
C'est à partir de 1610 que le statut du héros se modifie : Céladon appartient à la maison de Lavieu dans la deuxième partie (II, 8, 491). Il est donc parent de Lindamor et de Léonide (II, 10, 658). Cette suite de L'Astrée qui se préoccupe de religion plus que de mythologie se conforme aussi aux conventions romanesques plus qu'aux traditions de la pastorale.
• Céladon encore se disait « né dans la fange du peuple » dans l'édition de 1607. Il est simplement « né Berger » en 1621 (I, 4, 80 verso).
Boue et bassesse disparaissent, car l'hyperbole vigoureuse ne convient ni à un descendant de chevaliers, ni à un personnage aussi plein de qualités. Mais Céladon se situait si bas pour accroître la distance qui le sépare de Galathée. La condition de simple berger suffit-elle à creuser un abîme entre eux ? Galathée, évidemment, ne le croit pas.
Ces deux dernières variantes qui transforment les origines du héros se contredisent en un sens. L'une éloigne Céladon des dieux, alors que l'autre l'éloigne de la lie du peuple. Elles trahissent une difficile recherche d'équilibre entre le chimérique et le possible, mais aussi une recherche de cohérence que l'on relève également dans le traitement du statut d'Hylas η.
• La plus inattendue des variantes démontre les efforts du romancier qui cherche à préciser les caractéristiques de cette condition pastorale fort ambiguë. Cette variante figure dans la préface de la première partie.
Il s'agit d'un sacrifice de taille puisque d'Urfé efface le nom et la pensée de Platon, son philosophe favori.
En parlant du sentiment que ses bergers éprouvent, le romancier écrit en 1607 :
Amour qui est, comme dit Platon, un ravissement qui esleve les esprits abaissez, et éveille les endormis, et que ce mesme Amour dans l'Aminte fait bien paroistre qu'il change le langage et les conceptions (L'Autheur à la Bergere Astrée).
La réflexion de Platon suppose que les héros de L'Astrée seraient ces « esprits abaissez » et « endormis » que l'amour secouerait. Ce n'est pas ainsi que d'Urfé souhaite nous les présenter. Amicus Plato, sed magis amica veritas ! Ami de Platon, mais encore plus ami de la vérité ... de la fiction. La citation est donc effacée. Ne survit que le renvoi au Tasse, une remarque qui justifie et rehausse les capacités linguistiques extraordinaires des bergers.
Même si l'on ajoute qu'en 1621 une bergère change de nom, Melide devenant Melinde (I, 11, 377 verso) (une coquille peut-être ?), même si l'on remarque qu'un berger ne circule plus à cheval (I, 5, 154 verso), même si l'on relève que la vie des bergers qui était simplement « telle façon de vivre » devient « ceste douce vie » (I, 2, 25 recto), on doit conclure que les variantes ne modifient pas la fiction pastorale aussi souvent qu'elles ont modifié la rhétorique et la mythologie. Le seul changement capital, celui des origines de Céladon, pourrait se rattacher à la « dé-paganisation », ou, pour éviter ce néologisme, à la graduelle christianisation de L'Astrée amorcée en 1610. Il n'en reste pas moins que Céladon devenu descendant de chevaliers élève et ennoblit le statut de tous les bergers du Lignon.
Malgré l'attention que le romancier porte généralement à la position sociale de ses personnages, la condition de certaines femmes semble fluctuer.
• La mère de Céladon.
Alcippe, dans un poème qu'il chante à Amarillis, évoquait en 1607 les « yeux de Madame ». En 1621, il parle plutôt des « yeux de ma belle Bergere » (I, 2, 36 recto).
Cependant, un peu plus loin, dans un autre poème destiné à la même femme, mais qui, lui, n'a subi aucune modification, ce même Alcippe appelle Amarillis « Nymphe » (I, 2, 37 recto). Peut-on penser que le nom de « nymphe » souligne moins la classe sociale que la beauté et le pouvoir de séduction de la jeune fille ?
• Les maîtresses d'Hylas.
Dans ses discours et récits, l'inconstant fait passer certaines femmes d'une classe à l'autre.
° Dans une chanson, au lieu de dire, comme en 1607, « Venez donc me trouver Bergeres », il déclare en 1621 : « Venez doncques cheres Maistresses » (I, 7, 201 recto).
D'Urfé souhaite-t-il élargir le champ des conquêtes de l'inconstant ? Désire-t-il supprimer l'ambiguïté du verbe « trouver » sans changer la longueur du vers ?
° Le mot « Bergère » est supprimé une seconde fois lorsque le jeune homme raconte sa mésaventure dans le temple de Vénus, à Lyon. Dans l'édition de 1607, il s'adresse à une « Bergère » ; ce personnage longtemps anonyme devient une « Dame » en 1621 (I, 8, 260 verso).
Cette fois, Honoré d'Urfé veut certainement tenir compte des futures aventures de cet Hylas promu au rang de chevalier dans la deuxième partie de L'Astrée, en 1610. L'inconstant fréquentera alors cette dame rencontrée à Lyon. Les deux modifications illustrent donc le caractère hybride et tout à fait exceptionnel d'Hylas.
• La mère de Diane.
En 1607, la bergère raconte que sa mère, Bellinde, a quitté le pays après le décès de son époux.
Quand la déesse Diane appelle Bellinde « pour commander aux Nymphes de Eviens », cette bergère devient supérieure de nymphes - synonymes de religieuses. Mais l'affaiblissement de Diane, divinité païenne, entraîne, par contrecoup, la modification du statut de toutes les compagnes de Bellinde réunies dans un couvent : en 1621, elles ne sont plus traitées de nymphes mais de « Vestalles et Druydes » (I, 6, 159 verso).
Curieusement, l'une de ces femmes conserve le titre de « Nymphe » (I, 4, 105 verso) dans un épisode qui rappelle une aventure de La Diane de Montemayor. Le romancier cherche-t-il à suggérer ce parallèle si ponctuel avec son modèle ? Prétend-il ne pas voir de différences entre dames et religieuses ? Robe de nymphe et robe de druidesse se ressemblent-elles aux yeux de celui qui a pu décrire de manière si suggestive le costume des nymphes foréziennes (I, 1, 6 verso) ? Dans la troisième partie, la confusion sera totale. Est-ce que la druidesse Alexis porte une tenue aussi peu chaste que cette robe de nymphe qui devient un déguisement ludique en Aquitaine, lors d'un bal (III, 3, 78 verso) ? Comment se fait-il d'ailleurs que ce soit le druide Adamas qui ait prêté à Céladon « un habit de Nymphe » (I, 10, 318 verso), alors que le jeune homme vivait à Isoure, entouré de nymphes ?
L'examen des variantes ne peut pas répondre à toutes ces questions. Il peut seulement faire ressortir les incohérences. D'Urfé, se préoccupant moins des femmes que des hommes - surtout dans le domaine de la crédibilité -, ne désire pas élever une barrière étanche entre les femmes, qu'elles appartiennent au clergé, à la noblesse ou même à la pastorale.
Honoré d'Urfé n'a pas ressenti le besoin d'enrichir l'aspect bucolique qu'il avait imaginé bien avant 1607 : il n'a pas ajouté un troupeau, un mouton, ou une houlette. Il accentue pourtant les qualités de ses bergers, même, parfois, aux dépens de la vraisemblance.
Si le cadre pastoral nécessite peu de retouches, le cadre gaulois, lui, se développe notablement. À partir de 1610, Honoré d'Urfé multiplie les indices qui rappellent au lecteur que les aventures se déroulent dans la Gaule du Ve siècle, car L'Astrée est devenu un roman historique. Les variantes le montrent.
Les vastes et savantes fresques n'apparaissent pas encore dans la première partie. Ici, le romancier se contente d'évoquer les remous de l'histoire dans les incroyables aventures d'Alcippe et dans certains récits intercalés, mais il attache la plus grande importance au vernis gaulois, aux détails. Les variantes alors suppriment ou modifient une information (aucune n'est ajoutée). Elles visent toutes le même but, représenter un peu plus fidèlement une époque lointaine.
51 7-1. Caius Marius
Le moindre changement de préposition peut évidemment être chargé de sens dans un récit historique. Une variante démontre que, entre 1607 et 1621, Honoré d'Urfé semble avoir revu ses sources, puis corrigé une information qu'il donne au sujet de Caïus Marius.
Aupres de ceste belle ville, se vint camper, il y a fort long temps, à ce que j'ay ouy dire à nos Druides, un grand capitaine nommé Caius Marius,
après / devant
la remarquable victoire qu'il obtint contre les Cimbres, Cimmeriens, et Celtoscites, aux pieds des Alpes, qui estans partis du profond de l'Ocean Scythique, avec leurs femmes et enfans, en intention de saccager Rome, furent tellement deffaits par ce grand Capitaine qu'il n'en resta un seul en vie (I, 8, 243 recto).
Le romancier décrit la victoire, puis explique : les Romains, « venant camper, comme je vous disois, prés de ceste ville, » creusent des tranchées si près du Rhône que le fleuve change de cours et finit par former l'île de Camargue (I, 8, 243 verso). Dans l'édition de 1607, l'armée romaine creuse des tranchées après la bataille, mais dans l'édition de 1621, cela se passe devant, synonyme de avant ou auparavant.
Faut-il lire après ou devant ?
Plutarque écrit dans la Vie de Caïus Marius que ce général a voulu à la fois assurer le ravitaillement de son armée et occuper ses soldats en creusant des tranchées pour détourner le fleuve : « En attendant les ennemis, il assèche une partie de l'embouchure du Rhône » (pp. 33-34). C'est donc bien devant la bataille, synonyme de avant la bataille, que l'armée romaine campe et creuse des tranchées. Il me semble, par ailleurs, plus logique d'établir un camp avant de se battre ! C'est donc devant qu'il faut conserver. Cette variante anodine, à la fois linguistique et textuelle, témoigne de l'intérêt de la confrontation de « visages de L'Astrée ».
52 7-2. Clodion
En 1607, Céladon disait que son père, Alcippe, avait dans sa jeunesse
les cheveux blonds, annelés et crespez de la Nature, qu'il portoit assez longs, car Clodion n'avoit encor fait la defense des chevelures, outre que nous n'estions point de ses sujects (I, 2, 38 recto).
D'Urfé gomme une partie de la description de la chevelure d'Alcippe. Le segment supprimé renferme deux négations qui ne se complètent pas (verbe faire et verbe être). Si les Foréziens ne sont pas les sujets du roi des Francs, l'interdiction ne peut évidemment pas les concerner, qu'elle soit promulguée ou non. La suppression rend la phrase plus logique et plus correcte.
Cette variante linguistique est aussi une intéressante variante textuelle. Les récits de la deuxième partie situent Clodion loin du Forez puisqu'il se bat encore près des rives du Rhin (II, 11, 760). C'est Mérovée, son successeur, qui règne sur le peuple des Francs dans le temps du roman. Il fallait donc supprimer le renseignement que donnait la première partie. À partir de 1610, le cadre historique se fait plus précis sinon plus correct. S'il a existé, Mérovée, comme son prédécesseur, régnait encore sur les bords du Rhin au Ve siècle.
53 7-3. Les Neustriens
Grecs et Romains appelaient tout étranger « barbare ». Honoré d'Urfé, en général, les imite. « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage » (Montaigne, I, p. 254).
° Un druide appelle à « la deffense des Gaules, que tant de Barbares alloient
inondant » (I, 3, 70 recto).
° Le Chevalier qui vient d'Afrique arrive de « certains pays barbares » (I, 7, 193 recto).
° Un berger est surpris par « ces estranges Amours, qui quelquefois faisoient
qu'un Gaulois nourry entre toutes les plus belles
Dames, [vienne] à aymer une barbare estrangere » (I, 10, 322 verso), la redondance soulignant l'étrangeté.
Le romancier se corrige une seule fois. Il s'agit alors des Neustriens.
Un Forézien parlant d'eux s'étonnait en 1607 de « se voir faire tant de caresses par ces barbares ».
En 1621, il est stupéfait de « voir que ces estrangers luy faisoient tant de caresses » (I, 11, 357 verso).
Si Honoré d'Urfé a peut-être appris que les Neustriens étaient des Francs installés dans une région qui correspond à la Normandie moderne, il néglige le fait que cette tribu ne s'est constituée qu'au VIe siècle ! Quoi qu'il en soit, il décide que des Gaulois ne seront pas appelés barbares, même si les Neustriens, ancêtres des Normands, n'ont pas sa sympathie.
55 8-1. Siècle et lune
Ces deux substantifs marquent à la fois l'importance du cadre gaulois et l'intérêt du romancier pour la chronologie après l'édition anonyme de 1607 (Voir Chronologie historique). De plus, certaines durées chiffrées se modifient avec des conséquences inattendues.
• Un siècle gaulois dure trente ans.
Quatre fois, le romancier transforme les années en siècles (I, 2, 29 verso, 33 verso et 38 recto ; I, 8, 229 verso), avec un effet parfois surprenant.
° Galathée, en 1607, situait l'invasion romaine en disant :
« Il peut y avoir trois cents ans et davantage » (I, 2, 29 verso). Puisque la nymphe vit au Ve siècle, et puisque Jules César a commencé la conquête des Gaules en 58 avant Jésus-Christ, la date approximative qu'elle donnait était loin de la vérité.
Une longue variante ajoutée dans le récit des origines du Forez modifie cette information. L'événement se situe alors « il y a quatorze où quinze siecles » (I, 2, 29 verso), il y a plus de quatre cents ans donc.
Le compte est bon cette fois, mais l'expression surprend qui oublierait qu'il s'agit de siècles gaulois et non de siècles modernes.
° Par ailleurs, lorsque Galathée souhaite à sa mère « un siècle » de bonheur (I, 12, 382 recto), s'il s'agit toujours d'un siècle gaulois, la formule semble manquer de générosité !
• Utiliser la lune pour mesurer le temps est une coutume gauloise particulièrement adéquate dans le pays de la déesse Diane dont cet astre est le symbole.
° Honoré d'Urfé remplace « mois » par « lune » cinq fois (I, 2, 39 recto ; I, 4, 106 recto et 117 verso ; I, 7, 195 recto et 199 recto).
Il substitue aussi « quelques lunes » à « quelques années » (I, 8, 231 recto).
° Il va même jusqu'à sacrifier le si précieux « premier de Mars » pour inclure une expression plus « gauloise », le « sixiesme de la premiere lune » (I, 5, 126 recto) ; c'est la date à laquelle Climanthe, le faux druide, prétend avoir coupé le gui sacré.
° La formule devient étrange, sinon comique, quand un anniversaire se définit par rapport à la lune.
En 1607, les gens du château, à Marcilly, célébraient la fête de Diane.
En 1621, ils célèbrent alors l'anniversaire de Galathée qui tombe « le sixiesme de la Lune de Juillet » (I, 3, 62 recto). La personnage est aussi instable que la date !
« Siècle » et « lune » sont tout à fait courants dans la deuxième et la troisième partie. Nul besoin de variantes. Le cadre gaulois s'est imposé.
Honoré d'Urfé pousse loin l'amour du détail ! Il modifie l'âge de certains personnages, la durée de certains événements, ou la fréquence de certains actes. Dans deux cas, les motifs de la variante m'échappent totalement. Je soumets les faits à la sagacité des curieux.
• Dans l'histoire des Francs, un chiffre modifié pose un problème qui me semble aussi compliqué qu'insoluble.
Dans l'édition de 1607, Guyemant est allé à Paris, chez Mérovée, « il peut y avoir six ans ». Dans l'édition de 1621, le romancier remplace ces « six ans » par « neuf ans » (I, 3, 63 verso). Pourquoi ?
Quand Guyemant raconte son histoire à Marcilly, il a déjà participé à la bataille des Champs Catalauniques (I, 3, 64 recto), en 451. Il est même arrivé dans la cour de Mérovée pendant les pourparlers avec Ætius qui ont précédé cette bataille puisqu'il déclare :
Quand j'arrivay pres de luy, c'estoit sur le poinct que ce grand et prudent Ætius traittoit un accord avec Meroüée et ses Francs (car tels nomme-t'il tous ceux qui le suivent) pour resister à ce fleau de dieu Attila (I, 3, 63 verso).
Par ailleurs, ce récit de Guyemant est inséré dans l'Histoire de Silvie que rapporte Léonide. La narratrice explique que Guyemant est venu à Marcilly après le tirage au sort organisé par Clidaman, « il peut y avoir trois ans » (I, 3, 56 recto). Elle ajoute : « en ce mesme temps » (I, 3, 62 recto). Comme pour attirer encore plus notre attention sur les dates, Léonide précise que c'était « le jour tant celebré, que tous les ans nous chommons le sixiesme de la Lune de Juillet », (I, 3, 62 recto), c'est-à-dire en juillet ou en août. Ce dernier renseignement est une variante, car, en 1607, il s'agissait simplement d'une fête de la déesse Diane comme je l'ai signalé plus haut.
Pour essayer de comprendre l'exacte chronologie des événements, il faut se souvenir que, dans la deuxième partie de L'Astrée, le décès de Mérovée sera annoncé (II, 7, 484). Or le Roi est mort en 458 η, sept ans après la bataille des Champs Catalauniques.
Dans ces conditions, comment interpréter le lien entre cet enchevêtrement d'indications temporelles ? Est-ce à cause de la mort de Mérovée, dans sa deuxième partie, qu'Honoré d'Urfé a changé les « six ans » en « neuf ans » ? Le romancier cherche-t-il à tenir compte des « trois ans » qui séparent le récit fait par Guyemant de la répétition de ce récit et des aventures qui se déroulent dans le temps du roman ? Je l'ignore.
• Pourquoi le rusé Climanthe doit-il invoquer Hécate quatre fois au lieu de trois (I, 5, 137 recto) ? Cette divinité, maîtresse du ciel, de la terre et des enfers, est généralement associée au chiffre trois.
Dans les quelque quarante pages de l'Histoire de la tromperie de Climanthe, trois et ses dérivés reviennent une bonne vingtaine de fois. Trois, hautement symbolique, peut signifier « un ordre intellectuel et spirituel, en Dieu, dans le cosmos ou dans l'homme » (Chevalier, Article Trois). « Le nombre trois a toute ma faveur », déclare Pétrarque (p. 117). Quatre cependant peut représenter « la totalité du périssable » (Chevalier, Article Quatre).
D'Urfé lui-même privilégie le trois. Quand il donne son âge, dans le premier livre de ses Epistres, il écrit : « Je suis encor de mon aage au trois fois neuf » (1, 14, p. 128). Il privilégie les trios dans son roman aussi puisqu'il se plaît à réunir trois bergères (Astrée, Phillis et Diane), trois nymphes (Galathée, Léonide et Silvie) et trois chevaliers (Clidaman, Lindamor et Ligdamon), les bergers, eux, étant plus indépendants. Trois reste son chiffre favori pour indiquer la durée : Céladon et Astrée ont eu trois ans de bonheur entre la mort d'Alcippe et la ruse de Semire (I, 1, 2 recto), Semire courtise Astrée pendant trois mois (I, 4, 117 verso), la gageure de Silvandre doit durer trois lunes (I, 7, 199 recto) ...
Pourquoi le faux druide, en 1621, doit-il invoquer sa déesse tutélaire quatre fois plutôt que trois ? Je l'ignore, mais je souligne que Climanthe semble ainsi se marginaliser un peu plus.
• Les autres chiffres modifiés dans la première partie de L'Astrée répondent, heureusement, à des intentions plus claires.
° Deux bergères rajeunissent, et sans doute pour des raisons similaires.
En 1607, Diane, en racontant « ses jeunesses » (I, 6, 157 verso), dit qu'elle a longtemps ignoré que son soi-disant époux était une femme travestie. Son amie s'est alors étonnée de sa naïveté : « Elle ne me vouloit point croire si enfant, car j'avois des-ja quinze ou seize ans », dit-elle (I, 6, 188 recto).
En supprimant cette information, d'Urfé nous empêche de deviner que Diane est probablement plus âgée qu'Astrée, qui, elle, a tout juste quinze ou seize ans quand le roman débute (I, 4, 86 verso), et quand elle commence à fréquenter Diane. Honoré d'Urfé désire-t-il aussi effacer une allusion possible au fait que son épouse, Diane de Châteaumorand η, avait cinq ou six ans de plus que lui ? Dans l'histoire de la bergère Diane, fiction et réalité se mêlent étroitement (Henein, p. 290).
° En 1607, Laonice parle de Cléon, sa rivale, en disant : « Elle ne pouvoit avoir plus de douze ans » quand elle a commencé à aimer Tircis. En 1621, Honoré d'Urfé préfère lui donner seulement « neuf ans » (I, 7, 203 recto).
Tircis et Laonice elle-même ont respectivement dix et six ans de plus que Cléon. Si Cléon avait eu déjà douze ans au début de l'histoire, Tircis et Laonice auraient eu bien plus de vingt ans au moment de leur arrivée en Forez. Honoré d'Urfé semble désirer uniformiser l'âge de ses bergers dans la première partie du roman.
• D'autres modifications de la durée répondent à des impératifs différents.
° C'est pour respecter la vraisemblance que la durée du séjour de Silvandre en Forez change. En 1607, il est dans le hameau depuis « peu de jours », mais en 1621 depuis « vingt cinq ou trente lunes » (I, 7, 195 recto), plus de deux ans.
Le jeune homme a été malade pendant six mois après son arrivée (I, 8, 231 verso). C'est cette maladie qui l'a empêché de consulter la fontaine de la Vérité d'amour avant que la conduite de Clidaman n'en rende l'accès périlleux (I, 3, 71 verso). Par ailleurs, Céladon affirme que son ami est en Forez depuis quelques années (I, 10, 323 recto). La correction s'imposait donc.
Parce que les aventures s'imbriquent les unes dans les autres, le romancier surveille attentivement les indices numériques, et les rectifie quand il le faut. La deuxième partie multiplie les renvois à une chronologie η minutieuse, la troisième partie η aussi.
° C'est au contraire pour souligner l'invraisemblance (et pour nous faire rire) que les prétendues maîtresses d'Hylas se multiplient : J'en ai aimé « plus de vingt », disait l'inconstant en 1607. J'en ai aimé « plus de cent », proclame-t-il en 1621 (I, 8, 241 verso).
L'inflation, certes, est comique. Rappelons que « vingt » signifie « beaucoup », alors que « cent » « signifie un nombre grand, incertain et indeterminé » (Furetière, Article Cent).
L'Astrée de 1621 révèle l'importance étonnante que d'Urfé attachait aux précisions numériques, et, a fortiori, la révision attentive du texte.
Un domaine que les variantes n'affectent pas du tout, on l'aura constaté, est la description des lieux. Même si l'édition de 1621 supprime le nom du Lignon dans une énumération de rivières (I, 2, 32 verso), la carte du Forez demeure inébranlable, et celle des Gaules conserve ses imprécisions. Dans tout ce qui touche le cadre gaulois, les variantes ajustent la couleur locale. Dans tout ce qui touche la chronologie et qui s'exprime en chiffres, les variantes sont d'un écrivain qui cherche la cohérence. Deux variantes seulement répondent à un motif qui reste énigmatique.
Les rares additions, les multiples remplacements et les quelques soustractions répondent à une ferme intention d'harmonisation, car les projets du romancier se sont amendés et confirmés. Que les images s'atténuent, que les dieux païens déclinent ou que le folklore gaulois se fasse plus insistant, le monde de L'Astrée demeure compartimenté, mais le statut politique dont jouissent ses bergers se révèle plus hardi en 1621 qu'en 1607.
57 Honoré d'Urfé a examiné scrupuleusement son texte. Il a modernisé le vocabulaire plus souvent que la grammaire. Sans aucun doute, il a cherché à accorder les faits historiques et la condition pastorale. Sans aucun doute aussi, il pensait avoir des lecteurs appliqués. Tallemant des Réaux raconte que, dans les salons,
on se divertissoit, entre autres choses, à s'escrire des questions sur L'Astrée, et qui ne respondoit pas bien, payoit pour chaque faute une paire de gants de Frangipane η [...] Quand on vint à conter, car on marquoit soigneusement, il se trouva qu'on ne se devoit quasy rien (II, p. 305).
La moitié des questions ne recevaient donc pas de bonnes réponses ! Les joueurs se référaient-ils tous à la même édition ? L'historiette, malheureusement, ne le dit pas.