Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée, 1624, Quatrième partie.
Bibliothèque municipale de Lyon, B 510094(II)
(Voir Les Quatrièmes parties)
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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
QUATRIESME
PARTIE DE L'ASTREE.

De Messire Honoré d'Urfé.

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24_d_365Dorinde vouloit continuer le discours qu'elle avoit commencé, quand un grand bruit de personnes à cheval η l'en destourna : ces belles bergeres n'ayant pas accoustumé de

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voir en leurs hameaux semblables assemblees, accoururent toutes par curiosité sur la porte, et avec elles Dorinde, et les autres estrangeres en firent de mesme : Elles virent donc passer le long du chemin qui touchoit presque la porte de ceste cabane douze ou quinze personnes assez bien montees, et qui estoient armees à la façon des Bourguignons, ayant un petit habillement de teste, et de ε manches de maille, avec une cotte d'armes en escaille, et un petit javelot à la main gauche. Ces gens marchoient en foule, et toutefois à leur teste estoit celuy qui sembloit les conduire, ce qui se pouvoit juger, fust à la bonté de son cheval η, qui estoit beaucoup plus beau que ceux des autres,

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fust à la beauté de ses armes qui estoient presque toutes dorees, et à un grand pannache, qui le rendoit remarquable entre tous ses compagnons. Ceste troupe marchoit assez viste, et cela estoit cause du bruit que les armes et les pieds des chevaux η faisoient : car quant à eux, ils ne parloient guere haut, quoy qu'ils tinssent bien quelques discours qui mal-aisément pouvoient estre entendus. Lors qu'ils passerent pres de ceste cabanne, ils jetterent les yeux sur ces bergeres qui s'estoient curieusement avancées sur la porte, et les voyant si belles, ils s'arresterent un peu, ravis presque de voir de si beaux visages en ces lieux champestres, et comme ils portoient attentivement les yeux sur elles, tout à coup celuy qui les commandoit :

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- Ô Dieux ! s'escria-t'il, ne voila pas Dorinde, elle qui s'oüyt nommer, remarquant le visage de celuy qui avoit parlé, le recognut incontinent, pour l'avoir veu fort souvent pres du Roy Gondebaut, et cela fut cause que craignant quelque violence, elle se retira dans la cabane pour essayer de s'y cacher : mais luy asseuré encore davantage par ceste action que c'estoit Dorinde, se jette incontinent en terre, et cinq ou six de ses compagnons avec luy, et entrant assez indiscretement parmy ses ε filles, vindrent où Dorinde s'estoit retiree, qui toute tremblante de peur, se cachoit le visage avec les mains, et estoit devenuë pasle comme la mort. Celadon vestu en fille Druyde, eust bien voulu alors avoir des armes pour essayer de

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repousser l'injure, que ces estrangers sembloient de vouloir faire à ceste belle fille, et ne pouvant toutesfois supporter qu'en sa presence quelque outrage luy fust faict, car encor que berger il ne pouvoit dementir sa naissance η, il usa premierement de remonstrances, et de prieres, et voyant qu'il n'estoit point escouté, et qu'au contraire ils s'efforçoyent d'emmener ceste fille toute esploree hors de la cabanne, il ne se peut empescher de joindre la force à la parole, et sortant des termes de fille, resister en homme à ceste violence. Le Capitaine, et ses solduriers, se fussent bien defaicts aisement de luy, s'ils eussent creu que c'eust esté un homme, mais le croyant une fille Druide le respect du sexe ; et l'honneur et la reverence qu'ils portoient à son habit, les faisoit η aller

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avec plus de consideration. Toutes ces autres filles qui virent l'effort de ceste Druyde, à son exemple essayoient de sauver Dorinde, et il n'y a point de doute que ceste foible deffense, les eust longuement entretenus, n'eust esté qu'en fin le Capitaine se mettant en colere, fit signe que sans consideration de ces filles, ils usassent de force, et qu'ils emportassent Dorinde, Par fortune alors Celadon tenoit par les bras cest homme, et avec tant de force qu'il ne se pouvoit defaire de ses mains, et Astree, et Diane, estoyent aux deux costez de Dorinde, et la retenoient par les bras, mais les solduriers qui avoient eu le signe de leur chef poussant, et l'une, et l'autre, assez rudement contraignirent ces bergeres de la lascher, et avec tant de violence qu'Astree tomba.

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Au cry qu'elle fist, la feinte Druyde tourna la teste, et la voyant tant indignement traittee elle devint furieuse comme un Lyon η outragé, et laschant celuy qu'elle tenoit, courust à l'insolent qui luy avoit faict un si grand outrage qu'elle jugea estre celuy qui emportoit Dorinde, hors de la cabanne, auquel elle donna un si grand coup de poing, sur le visage que tout estourdy, elle le contraignit de lascher Dorinde, qui estoit desja hors de la porte, et après avoir chancellé deux où trois pas, il alla tomber entre les jambes des chevaux η de ses compagnons, qui le foullerent de sorte aux pieds, sans le vouloir faire, que depuis il ne fist pas grand effort contre ces belles filles, Le Capitaine cependant n'estant plus entre les mains de ceste Druyde, qui s'en estoit revenuë

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pour relever Astree, et voyant qu'on avoit mis Dorinde hors de ce lieu, en sortit aussi pour la faire enlever ainsi qu'avoit esté son dessein, mais lors qu'il fust dehors, il veid que ses compagnons qui estoient à pied, couroient parmy les champs après elle, qui sembloit avoir des aisles aux pieds, tant la peur luy donnoit de vitesse. Au commencement il en rioit, car il ne croyoit pas, qu'en fin elle ne fust prise, mais cependant qu'il regardoit ceste nouvelle chasse, telle pouvoit-on dire la fuitte de Dorinde, et la poursuite de ces gens, ils virent paroistre six Chevaliers, qui bien armez et bien montez, venoyent par le méme chemin qu'ils avoient faict. Au commencement ils alloient d'un train tel qu'on a accoustumé de marcher quand on veut faire voyage η, mais quand ils

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virent tant de personnes, courre après une fille, ils s'advancerent tous ensemble, au galop pour s'opposer à l'outrage, qu'ils jugeoient bien qu'on luy vouloit faire. Ils ne purent toutesfois y arriver, si tost que desja Dorinde ne fust prise, et parce qu'elle ne pouvoit se deffendre, d'autre façon ils virent qu'elle se jetta à genoux, leur tendit les mains, et se mit aux prieres et aux supplications. Ces solduriers au contraire sans compassion la prirent, et la vouloient emmener, lors que ces Chevaliers y arriverent, qui esmeus de pitié sans toutesfois cognoistre, encore Dorinde, s'opposerent à ceste violence, mais tout à coup l'un d'entre-eux, jettant les yeux sur elle, et la recognoissant, - Ah ! canaille (dit-il) et indignes de porter les armes, puisque vous les employez

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si mal, cessez d'outrage ε celle que chacun doit servir et honorer, ou autrement, continuat η-il mettant la main à l'espee, je vous chastieray comme vous meritez. - Seigneur Chevalier, respondit l'un d'entre-eux, le Roy Gondebaut nous a commandé de faire ce que nous faisons, et personne ne se doit, ny se peust opposer à sa volonté. Et à ce mot sans se soucier de la menace du Chevalier, le voyant peu accompagné et que son Capitaine, et ses compagnons venoient à son secours, il continua son chemin, dequoy le Chevalier fust tant outré de colere, qu'il luy donna un si grand coup sur l'espaule, que la chemise de maille, ne peut empescher, qu'il n'entrast bien avant dans la chair. Et en méme temps le voyant un peu separé de Dorinde, le heurta

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de telle sorte avec le Cheval η, qu'il l'envoya tomber à quatre ou cinq pas de là, Cependant les autres Chevaliers s'avancerent contre le Capitaine, et sa troupe qui sans leur dire mot les attaquerent furieusement, Il est vray que ceux cy estant mieux montez, et mieux armez, et Chevaliers au reste de plus de courage, quoy qu'ils fussent beaucoup moins en nombre, ne laisserent de les traitter, de sorte que le combat ne dura pas un quart d'heure η, d'autant que le chef ayant esté tué, les autres bien-tost après se mirent en route, et s'enfuirent qui ça qui là à la plus viste course de leurs chevaux η. Il est bien vray, que ce qui fust cause d'une si prompte victoire fust qu'une partie des premiers estoient à pied, et n'avoient pu reprendre leurs chevaux η, qui s'estoient

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esgarez par les champs. Mais comme il advient presque tousjours qu'en un combat, les uns par leur mort achettent le prix de la victoire à leurs compagnons, aussi advint-il que de ses ε six Chevaliers, il y en eust deux de tuez et un tellement blessé qu'à peine se pouvoit il tenir à Cheval.
  Dorinde qui avoit veu ce secours tant inesperé, encore qu'il luy semblast bien de recognoistre la voix η de celuy qu'elle avoit ouy parler, mais n'en estant bien asseuree, à cause que le heaume l'en empeschoit un peu, se retira vers ses compagnes toute tremblante, un peu moins espouvantee toutesfois qu'elle n'estoit quand elle se veid saisir, avec tant de violence, mais quand on luy raconta la fin du combat, car elle s'estoit retiree dans le

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fonds de la cabanne, et que peu après on luy dit que l'on apportoit l'un de ces Chevaliers qui l'avoient defenduë, grandement blessé elle sortit toute esploree pour le recevoir et le secourir en tout ce qui luy seroit possible, et par ce que ses trois compagnons luy avoient d'abord osté le heaume pour luy donner de l'air, aussi tost qu'elle jetta l'œil dessus elle recogneut que c'estoit Bellimarte de quoy elle fust tellement surprise, qu'elle ne sçavoit si ce qu'elle voyoit n'estoit point un songe, mais cependant les trois Chevaliers le poserent sur un lict, et en mesme temps ostant tous leurs habillemens de teste, il y en eust deux qui se vindrent jetter à genoux devant elle, et luy prenant chacun une main, les luy baiserent

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en signe d'obeïssance plusieurs fois, sans qu'elle leur dit une seule parole, tant elle estoit surprise de les voir ; car l'un d'eux estoit Merindor et l'autre Periandre. - Ô Dieux ! s'escria-t'elle, en fin quand elle peust parler, ô Dieux, est-il possible qu'il faille que je sois tant obligee aux trois hommes qui me font haïr tous les hommes ! Merindor alors prenant la parole : - Ne vueillez pas, ô Dorinde, luy dit-il, par vos des-faveurs ordinaires amoindrir le contentement que le Ciel nous a donné de vous avoir si à propos rendu tesmoignage que nous vous aymons, plus que vous ne le voulez pas estre de nous ; - Et puis, continua Periandre, que le Ciel nous a esleuz pour vous rendre ce petit service, soyez contente de croire qu'il ne pouvoit

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point faire eslection d'autres qui vous eussent voüé tant d'affection que nous, et comme tels recevez de bon cœur la volonté que nous avons eu de mettre nostre vie pour repousser la violence que l'on vous a voulu faire. - Quant à moy, interrompit Bellimarte, tournant lentement la teste vers elle, je proteste que je m'en vay le plus content du monde attendre l'autre vie η, puis que je perds cette-cy pour vostre service, et si vous voulez que je tienne cette mort plus chere que je n'ay jamais estimé la vie, belle Dorinde, dittes seulement, va en paix Bellimarte.
  Dorinde n'avoit point encore ouvert la bouche pour leur respondre, lors que tournant les yeux sur Bellimarte, et luy voyant le visage terny d'une pasleur mortelle,

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et les yeux tous changez, elle embrassa tout à coup Merindor, et Periandre, et n'ayant le loisir de parler à eux, courut vers Bellimarte qui donna signe de tant de contentement, que chacun le remarqua au changement de ses yeux et de son visage, mais lors qu'elle luy prist la main, et qu'elle luy dit : - Si le Ciel a destiné tes jours pour estre finis en ce secours que ta valeur m'a donné, soy certain, Bellimarte, que je n'en perdray jamais la memoire, et si les Dieux, comme je les en supplie, te la veulent prolonger pour mon contentement, soit asseuré que je ne seray jamais ingratte envers Bellimarte. - Madame, s'efforçast-il η alors de luy dire, c'est peu de chose de vous donner une vie qui me doit estre renduë, mais vous devez faire plus

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d'estat de cette ame que je vous donne, puis que je ne la veux jamais r'avoir n'y ε retirer des mains de la belle Dorinde. A ce mot, il voulut luy baiser la main, mais il n'en eut pas la force ; car en mesme temps il devint froid et pasle, et le sang luy venant à deffaillir il demeura mort entre les bras du Chevalier qui le tenoit sur le lict, et qui les larmes aux yeux faisoit pitié à tous ceux qui le regardoient.
  Cette derniere action de Bellimarte attendrit de telle sorte le cœur de Dorinde, qu'oubliant la faute qu'il avoit autresfois commise pour elle, et renouvellant la memoire de l'affection que par tant de recherches il luy avoit tesmoignee, elle ne peut s'empescher d'accompagner son trespas de pleurs d'amitié η et de compassion,

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office qu'elle luy rendit fort longuement, et eust continué encore davantage, si ses compagnes esmeuës de pitié ne l'eussent ostee par force d'aupres de son corps : Se voyant donc contrainte de le laisser : - Or Adieu, luy dit-il ε, Bellimarte, et si veritablement tu avois mis ton bon-heur à estre aymé de moy ; va-t'en content dans les champs Elysiens, et soy certain que tu es plus heureux en ta mort, que tu ne le fus jamais en ta vie. Ces paroles furent accompagnees de larmes, pour tesmoigner qu'elles estoient veritables, et qu'il avoit mieux acquis son amitié en mourant, qu'il ne l'eust jamais obtenuë en toute sa vie.
  Durant toutes ces choses, une grande partie des bergers des hameaux voisins estoient accourus,

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les uns avec des espieux, et telles armes de chasse, les autres avec des arcs et des flesches, comme ils avoient accoustumé, quand on faisoit des assemblees generales η dans la forest d'Issoure ou ailleurs : de sorte qu'en peu de temps la troupe se trouva grande autour de cette petite cabanne : mais l'estonnement de tous ne fut pas moindre, quand ils entendirent la violence que les premiers avoient voulu faire à cette belle estrangere, et le secours que les derniers luy avoient donné tant à propos, et plus encore, quand ils virent les marques que ceux-cy avoient laissees de leur courage et valeur. Et parce que Periandre et Merindor virent Dorinde entre les mains de la Druyde et des bergeres, ils penserent qu'ils devoient

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luy donner le loisir de seicher ses larmes, et rendre cependant à leurs compagnons morts, les derniers devoirs ausquels leur sont obligez ceux qui les survivent : Et cela d'autant plus que Periandre y avoit perdu un germain ; et Merindor un frere, qu'ils avoient tousjours grandement aimez. Laissant donc le Chevalier qui n'avoit jamais abandonné Bellimarte, aupres de son corps ; ils sortirent hors de la cabanne accompagnez de plusieurs bergers, et s'en allant parmy les morts chercher leurs parents. Ils les trouverent tous deux assez prés l'un de l'autre, l'un percé d'un javelot, qui estant glissé par dessous la cotte de maille, et ne trouvant point de resistance estoit entré de bas en haut jusques au cœur : l'autre, et qui estoit le frere

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de Merindor se trouva engagé soubs son cheval mort η, et avoit le coup souz le bras droit où la maille trop foible avoit esté percee, et le fer luy sortoit de l'autre costé de l'espaule, mais ce qui estoit à noter pour cognoistre leur valeur, c'estoit qu'autor ε d'eux on voyoit quatre des ennemis morts, et eux ayant encore l'espée serrée dans la main avec des visages qui bien que morts, sembloient toutefois de menacer.
  Les plaintes et les regrets de Merindor et de Periandre furent à la verité tres-grands, et l'eussent esté encore davantage, si quelques Druydes η accompagnez de quantité d'Eubages et de Vacies, ne fussent en mesme temps survenus en ce lieu, y estans accourus au bruit de ce tumulte pour l'appaiser par

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leur authorité, comme en semblable ε occasions ils avoient accoustumé de faire. Ceux-cy donc ayant appris la juste et genereuse défence qu'ils avoient faite de cette estrangere, après les en avoir grandement louez et remerciez au nom de toute la contree, essayerent avec toute sorte de raison de les consoler, et parce qu'ils estoient abbouchez sur leurs parens morts, et que la douleur leur η empeschoit d'ouïr ou pour le moins d'entendre les sages raisons de ces Sacrificateurs ils les prierent de permettre que selon leur coustume ils rendisssent à ces genereux Chevaliers, le pitoyable office que l'on devoit à leur valeur. Ce fust bien à toute force qu'ils le permirent, et non pas sans les embrasser et baiser diverses fois, en leur disant le dernier adieu.

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  Desja une partie des Druydes η ayant esté advertis qu'il y avoit encore un de leurs compagnons mort dans la cabanne prochaine l'estoient allé querir, et l'avoient apporté pres de ceux-cy, qui tous trois ensemble furent despoüillez et lavez η dans la riviere de Lignon, et cependant les Druydes η firent avec diligence, relever sur le lieu mesme du combat trois tombeaux de gason, et revestus des plus commodes et plus proches pierres qu'ils treuverent, et par ce que quelques bergers avoyent desja recueilly les corps de ceux qui avoient voulu faire cette violence à l'estrangere, et qui estoient demeurez morts sur la place, les Druydes η ordonnerent que pour pompe funebre de ces trois vaillants Chevaliers, quand on les porteroit sur

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les espaules pour les enterrer, on traisneroit les autres sur des clayes après eux, comme en triomphe, et qu'après que les Chevaliers auroient esté mis honorablement dans leurs tombeaux, ceux-cy seroient bruslez comme pour victimes aux Dieux infernaux et à leurs Manes. Cette ceremonie η fut faitte avec tant d'ordre et avec tant d'honneur que Merindor, Periandre ε le Chevalier, amy de Bellimarte, eurent occasion d'adoucir leur deuil en quelque sorte.
  Dorinde durant toute cette ceremonie n'estoit bougee de la cabanne pour la peur qu'elle avoit euë, et laquelle elle ne pouvoit encore se bien ravoir, et les Bergeres Astrée, Diane et Phillis, et la desguisee Druyde, luy tindrent compagnie avec Florice, Cyrcene,

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et Palinice, qui toutes ne pouvoient assez s'estonner de cet accident tant inaccoustumé en cette contree, et lors que Periandre et Merindor revenoient avec les Druydes η pour luy raconter comme ils avoient achevé le pitoyable office à leurs parens, ils virent venir un berger qui à ce qu'il monstroit, sembloit d'avoir beaucoup de haste. Lors qu'il fust un peu plus pres, il fust recogneu pour Hylas, mais Periandre n'en ouyst pas plustost le nom qu'il ne s'escriast : - Ô Dieux, dit-il, est-ce point Hylas, qui est de l'Isle de Camargue, l'un des hommes du monde qui est de la plus agreable humeur. - C'est celuy-là mesme, respondit le plus vieux Druyde η, et il y a quelques Lunes qu'il arriva en cette contree de laquelle il a trouvé le sejour si plaisant, que je ne

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croy pas qu'il en parte jamais. Periandre alors se tournant à Merindor : - Mon frere, luy dit il, allez nous attendre aupres de Dorinde, et luy dittes si elle vous demande de mes nouvelles, que vous m'avez laissé aupres de Hylas, je m'asseure qu'elle en recevra un plaisir extréme : car quant à moy, il faut que je l'aille embrasser, comme l'un de mes meilleurs amis, et à ce mot, il s'avança au grand pas vers Hylas, qui le voyant venir ne le cogneut point, tant à cause des armes qui le desguisoient que pour ne penser pas de trouver en ce lieu, l'une des personnes qu'il aymoit le mieux : de sorte que Periandre luy tendit les bras, l'embrassa et le baisa à la jouë, sans qu'il sceust que ces caresses venoient de Periandre. Mais lors qu'il luy dit : - Est-il possible Hylas,

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que pour estre devenu berger de Forests, vous ayez entierement oublié vos bons amis ? La voix η luy fist recognoistre le visage qu'il avoit mescogneu, et cela fust cause que transporté de trop de contentement il luy sauta au col, car il s'estoit un peu reculé pour le mieux voir, et luy fit tant de caresses, qu'il sembloit estre hors de luy-mesme. En fin Periandre luy dit : - Or voyez Hylas, si je n'ay pas bien raison de me douloir de vostre mescognoissance, puis que non seulement vous m'avez oublié absent, mais encore quand vous me voyez vous ne sçavez qui je suis, et toutesfois je ne me suis pas contenté de vous venir chercher, mais pour vous tesmoigner combien veritablement je vous ayme, j'y suis venu accompagné de la personne du monde que

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vous aymez le plus. - Periandre, luy respondit Hylas, distinguez de quelle sorte de personnes vous voulez parler, est-ce d'homme ou de femme ? Car si c'est d'homme, vous ne me pouviez faire un plus grand plaisir que de vous accompagner de vous mesme, n'y en ayant point que j'ayme davantage que Periandre : et si c'est de femme, il faut, si c'est celle là que j'ayme le mieux, que vous ayez trouvé Stelle, non pas trop loin d'icy ; car c'est elle a qui je me suis donné. - Et quoy, reprit Periandre ? vous ne vous souvenez plus de la belle Dorinde ? - De Dorinde, repliqua incontinent Hylas, je vois bien mon amy que vous avez oublié la coustume de Hylas, il faut que vous sçachiez que son nom est à peine demeuré dans ma memoire, depuis ce temps-là j'ay veu tant

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de Chyseides ε tant de Madonthes tant de Laonices, tant de Phillis, tant d'Alexis, et sur tout une certaine Stelle, que mes yeux esblouïs η, à la lumiere de tant de nouvelles clartez, ne peuvent voir ces obscuritez de vostre ville de Lion. - Je voy bien, dit alors Periandre en sousriant, que vous estes aussi bien Hilas, sur les rives de Lignon que dessus celles de l'Arar. - Il est vray dit Hilas, mais toutesfois si Dorinde est icy, je seray bien aise de la voir pour juger seulement, si j'ay eu autrefois le goust depravé où non. - Si vous la voulez voir, adjousta Periandre, il faut entrer dans ceste cabanne, où vous la trouverez encore toute effrayee de l'accident qui luy est arrivé ; - Et quel est-il ? respondit Hilas, - C'est, reprit Periandre, que sans Bellimarte, Merindor et moy, quelques solduriers et

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Ambactes du Roy Gondebaut la vouloient enlever, mais nous nous y sommes trouvez si à propos, que nous leur avons faict quitter une si belle prise. Il est vray, que le pauvre Bellimarte y est mort, et le frere de Merindor, et j'y ay perdu un germain. - Comment reprit Hylas, c'est donc vous qui avez si mal traicté ces gens du Roy Gondebaut ? je vous supplie si cela est, menez moy vers Dorinde ; car il est necessaire que je l'avertisse de quelque chose que j'ay apprise, et pour laquelle vous voyez que je venois si viste en ce lieu.
  Ils estoient alors tout contre la cabanne, de sorte qu'à se ε mot Hylas y entra, qui voyant toutes ces bergeres autour de l'estrangere, jugea bien que ce devoit estre Dorinde : mais feignant de ne la cognoistre pas : - Ou ε est, dit-il, ceste nouvelle

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bergere de Lignon ? qui à son abord vient soüiller la pureté de nos rivages avec ces sacrifices sanglants ? Dorinde alors recognoissant Hylas, se leva pour le salüer, bien aise de l'avoir rencontré en ce lieu où il luy sembloit d'avoir bien affaire de toute sorte d'assistance, et en l'abordant elle luy dit : - Est-il possible Hylas, que mon visage soit si changé que cet habit ait le pouvoir de faire mescognoistre à vos yeux celle qu'autrefois vostre cœur cognoissoit si fort η ? - Je croy bien, respondit Hilas, que si mon cœur estoit ici, il nous pourroit dire des nouvelles de ce que vous nous demandez : mais n'y estant point, je ne croy pas qu'il y ait personne qui vous puisse bien respondre. - Comment, adjousta Dorinde, vostre cœur n'est pas icy ? et qui est le larron qui le vous a desrobé ?

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- Des larrons, repliqua-t'il, je m'en sçay bien garder, mais mon mal-heur et ma mauvaise influence m'ont soumis à de certaines larronnesses, contre lesquelles il m'est impossible de me deffendre, et que pis est, qu'elles sont d'une humeur de ε la premiere chose de laquelle elles se saisissent, c'est le cœur, de sorte que peu souvent puis-je demeurer avec ce meuble η là en ma maison. - Je croy, reprit froidement Dorinde, que s'il estoit vray qu'en effect ces larronnesses vous le derobassent, il y auroit long-temps que les dernieres venuës n'en trouveroient plus en vous. - Vous vous trompez, interrompit Florice ; car celles qui le desrobent trouvant que c'est un si mauvais meuble η, le luy rendent incontinent, voila pourquoy il y en a tousjours pour les

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dernieres venuës. - Vous vous trompez vous mesme, adjousta Hylas, et vous eussiez beaucoup mieux pensé si vous eussiez dit, que d'autant qu'il est impossible que deux cœurs puissent demeurer ensemble, sans que le plus fort ne chasse bien tost le plus foible, celles qui derobent mon cœur sont contraintes de laisser venir le leur vers moy, qui enfin devient le mien mesme, et depuis n'en bouge plus jusqu'à ce que quelque autre larronnesse me le vient desrober pour me donner le sien propre ; et c'est pourquoy Dorinde, si vous avez affaire de vostre cœur, que vous m'envoyastes quand vous pristes le mien, demandez le à Florice, et vous Florice, demandez le vostre à Cryseide quand vous la verrez, et que Cryseide, demande le sien à Madonthe,

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et Madonthe si elle veut ravoir celuy que j'eus d'elle, qu'elle le cherche en Laonice, et qui aura affaire de celuy de Laonice, le treuvera en ceste Philis, mais vous Philis, si vous voulez le vostre pour le donner à quelque berger, dites à cette belle Druyde qu'elle vous le rende : car quant au sien que javois ε, il est maintenant en la possession de Stelle qui par un eschange bien-heureux m'a donné le sien avec tant de courtoisie, et de bonne grace que je le garderay tant qu'il nous plaira. - Mais Dorinde, interrompit Periandre, nous parlerons de ces cœurs une autrefois que nous aurons plus de loisir, cependant Hylas vous vient advertir que vous n'estes pas asseuree en ce lieu, c'est pourquoi il me semble qu'il seroit à propos d'y pourvoir de bonne heure. - Vous avez

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bien fait, dit alors Hylas, de m'en faire souvenir, ceste nouvelle bergere m'ayant representé je ne sçay quoy η du temps passé, qui me faisoit oublier le present. Je vous diray donc qu'estant un peu loing d'icy couché dans un buisson ou j'attendois la bergere que j'ayme qui devoit mener ses trouppeaux η en ce lieu là, j'ay veu quatre hommes à cheval qui s'en venoient en grand desordre, et fort effrayez, et de fortune l'un d'eux avoit un coup d'espee sur une main, qui lui faisoit perdre beaucoup de sang, ce qui les a contraints de mettre pied à terre, tout aupres du lieu où j'estois en ayant laissé un d'eux qui prenoit garde si personne les suivoit, l'autre tenoit les chevaux, et le troisiéme rompant quelque mouchoir, et prenant un peu de bouë et de

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terre grase ε, l'a mis sur la blessure pour estancher le sang η, et cependant j'ay ouy que l'un d'eux disoit que s'ils alloient un peu viste, ils rencontreroient encore leurs compagnons aupres de Ponsins, où ils s'estoient separez, avec lesquels ils pourroient revenir faire leur vengeance et emmener cette fille que le Roy Gondebaut a tant d'envie de ravoir. Aussi tost qu'ils ont esté partis je m'en suis venu sur le mesme chemin d'où je les avois veu venir, le long duquel j'ay rencontré quelques bergers qui m'ont raconté une partie de ce qui est arrivé en ce lieu ou je suis venu expres pour vous dire, que si vous avez volonté de ne tomber plus entre leurs mains, vous devez vous oster d'icy. - O Dieux ! s'escria Dorinde, les yeux pleins de larmes, est-il possible que

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mesmes en ces lieux champestres la fortune ne me vueille laisser en repos. Periandre alors prenant la parole : - Madame, luy dit il, quand nous sommes partis de Lyon nous avons bien esté advertis que vous estiez suivie de plusieurs des Gardes du Roy Gondebaut, c'est pourquoy si vous croyez mon advis, vous vous mettrez en lieu où il ne vous puisse point estre faict de force, il est bien certain que tant que Merindor, ce Chevalier, et moy vivrons nous vous defendrons contre tout l'Univers, mais nous ne sommes que trois, et le grand nombre de ceux qui vous cherchent pourroit bien, nous oster la vie, et vous faire après quelque outrage, qui seroit un plus grand mal que celuy de nostre perte, que l'on ne devroit regretter que pour vous

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avoir esté utile. Lycidas alors qui y estoit survenu à ce bruit un peu avant qu'Hylas arrivast : - Madame, dit-il, nous vous offrons tous de vous servir contre qui que ce soit qui vueille vous faire outrage, mais je ne laisseray de vous dire que pour éviter un plus grand mal-heur, il seroit bon que vous fussiez conduite dans la grande ville de Marcilly, où celles de vostre merite sont honorees et respectees de chacun, mesme la grande Nymphe Amasis et Galathee, vous y caresseront selon leur coustume, et sans doute vous deffendront contre toute sorte de violence. Chacun approuva grandement cet advis, et parce que Dorinde faisoit difficulté de se mettre entre les mains de ces Chevaliers toute seule, Florice Palinice, Cyrceine et Celidee, s'offrirent

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de luy ε accompagner, pourveu que quelques bergers vinssent avec elles, pour ne revenir point seules le lendemain η. Hylas, Lycidas, Thamyre et Calydon, et Corylas, s'y presenterent fort librement, et cela fust cause que sans perdre davantage de temps après que ces estrangers eurent dit adieu à Alexis, Diane, Astree et Phillis, et aux autres bergeres qui s'y trouverent : ils se mirent tous en chemin, les trois Chevaliers montez et armez comme ils estoient venus, demeuroient un peu esloignez de la troupe en estat de les defendre si l'on les fust venu attaquer, et les autres bergers aydant à marcher aux quatre bergeres, et Thamyre à sa chere Celidee.
  En mesme temps toute la compagnie se separa, et Astree, Diane

Signet[ 404 ] fonctionnelle

et Phillis, prindrent le chemin de la demeure de Phocion, pour y accompagner Alexis, parce qu'il commençoit à se faire tard η, et par les chemins ne pouvoient assez admirer l'accident qui estoit arrivé à cette estrangere. - Je vous asseure, dit Astree, que je croy que Dorinde est moins obligee à ceux qui l'ayment, qui ε non pas à ceux qui luy veulent mal ; - Et pourquoy ? dit Phillis, - Parce, respondit-elle, que ceux qui luy veulent mal ne la trompent point, et tous les autres la trahissent. - Et quoy, ma sœur, reprit Diane, pensez vous qu'entre tous les hommes il n'y en ait point d'autres que de trompeurs η ? O Dieux, que vous estes abusee si vous le croyez, car soyez certaine que jamais la tromperie ne finira dans l'Univers tant qu'il y aura un homme. Alexis qui

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encore que revestuë en fille ne pouvoit se despoüiller du personnage d'homme que la nature luy avoit donné : - Mais est-il possible, discrette et belle bergere, dit-elle, que vous croyez ce que vous dites ? - Mais est-il possible, Madame, respondit Diane, que vous ayez vescu jusqu'en l'âge où vous estes, sans l'avoir recogneu ? - Il ne faut pas trouver estrange, adjousta Alexis, qu'encore que les hommes soient tels que vous les dittes, je ne l'aye pas recogneu, puisque la nourriture que l'on m'a donnee parmy les filles Druydes, est tant retiree de la conversation des hommes, qu'à peine les cognois-je que par le non ε, mais je ne me puis imaginer que le grand Tautates, qui est si bon, ait vouluy donner à nostre sexe un si mauvais compagnon, que

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vous le figurez. - Que voulez-vous que je vous responde sur cela, dit-elle, sinon que ce sont des secrets qu'il s'est reservé à luy seul ? et s'il m'est permis de dire ce que j'en pense, je croy que c'est pour nous faire exercer la vertu de patience. - Ah ma sœur ! dit Astree, je ne vous advoüeray jamais cette opinion, et je ne pense pas qu'il y en ait gueres qui la signent avec vous. - Vous avez raison, repliquat'elle η, Astree, car dites la verité, comment avez vous esté satisfaitte de Celadon ? vous voulez bien que je le nomme, encore que cette belle Dame nous escoute : continuat'elle η monstrant Alexis, puisqu'elle veut que nous ne luy cachions rien. - Quant à moy, reprit Astree, je n'ay point de suject de l' ηestre mal de celuy que vous nommez, sinon tout ainsi que vous en η

Signet[ 407 ] fonctionnelle

avez eu pour Philandre. - Or en cecy, dit Diane, j'advouë que je n'en ay point eu de Philandre, mais je ne sçay s'il eust vescu plus longuement ce qui en eust esté, car en effect il estoit homme. Alexis oyant nommer Celadon, changea de couleur, et n'osant presque tourner les yeux sur Astree ; elle les tenoit contre terre, mais quand elle ouyt qu'elle disoit qu'elle n'avoit non plus de suject de mauvaise satisfaction de Celadon que Diane en avoit eu de Philandre, elle eust bien desiré que Diane eust dit qu'elle ε estoit celle η que Philandre luy avoit donnee, afin d'apprendre par là de quoy sa bergere se plaignoit d'elle, et voyant que Diane n'en parloit point, elle reprit la parole : - Mais discrette bergere, luy dit-elle, puisque vous voulez en user si franchement avec

Signet[ 408 ] fonctionnelle

moy, obligez moy de me dire quelle mauvaise satisfaction vous avez euë de ce berger, duquel l'on vous parle : - Madame, respondit-elle, le discours en seroit trop long, et assez fascheux, pour vous à l'ouïr, et pour moy à le raconter. - Vous pouvez, repliqua Celadon, le dire en si peu de mots, que ny vous, ny moy, n'en sçaurions recevoir beaucoup d'ennui. Phillis alors prenant la parole pour elle, - Madame, dit-elle, exemptez-là ε de cette courvee, qui ne luy seroit pas si peu fascheuse que vous l'estimez, et pour satisfaire à vostre curiosité je vous diray pour elle que la mauvaise satisfaction que Diane a euë de ce berger, n'a esté que le mal-heur et la mauvaise fortune de Philandre ; et que cela vous suffise, vous asseurant que cette playe est si

Signet[ 406 sic 409 ] fonctionnelle

sensible qu'elle ne se peust toucher avec une main si delicate, qu'elle ne luy fasse beaucoup de mal : Mais, ma sœur, continua-elle η, s'addressant à Diane, que diriez-vous contre Lycidas ? - Je dirois, respondit-elle, qu'il n'est encore ny mort ny marié, et que peut-estre avant que cela soit, il arrivera des choses qui vous donneront occasion de le mettre au rang des autres hommes. - O ma sœur, quel outrage vous ay-je fait, s'escria Phillis, pour me predire tant de desplaisir, et où il y a si peu d'aparence η. Je voy bien que les Myres ont raison de dire que la bouche qui est amere η rend de mauvais goust toutes les viandes. - Ma sœur, ma sœur η, reprit Diane, je sçay bien que vous voulez dire, qu'il y a peu d'apparence de faire ce jugement,

Signet[ 410 ] fonctionnelle

mais souvenez-vous qu'il est homme, c'est à dire trompeur, et que quand Merindor trompa Dorinde, il n'y avoit pas grande apparence qu'il le deust faire, et toutesfois il le fist. Ne sçavez vous que les tromperies ne sont pas tromperies, sinon en tant qu'elles deçoivent ceux à qui elles se font, et c'est pourquoy il faut qu'elles soient toutes faites en sorte qu'auparavant il n'y ait point d'apparence, qu'elles deussent arriver ainsi. - Quant à moy, dit Astree, qui n'ay plus d'interest en ces choses desquelles vous parlez, j'en dois estre mieux creuë que pas une de vous, oyez quelle est mon opinion. Je croy que les hommes ne sont pas si trompeurs que plusieurs les croyent, ny si fidelles que plusieurs en ont opinion. - Et qu'est ce mon serviteur,

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luy dit Alexis, que voulez dire par cest enigme ? - J'entends ma maistresse, dit Astree, qu'il y a des hommes trompeurs, et des autres η qui ne le sont pas, et que tous ne doivent pas estre mesurez à une méme aulne η, et de plus que la vertu ny le vice des uns ne doit pas estre, à l'honneur ny au deshonneur des autres, et qu'à ceste occasion celles qui ont quelque sujet de se plaindre de l'infidelité des hommes, ne doivent pas dire absolument qu'ils sont tous des trompeurs, ny celles aussi qui ont eu quelque asseurance de la fidelité de quelque particulier, penser qu'il soit impossible qu'un homme soit infidelle ; car et l'un et l'autre se pourroit bien abuser.
  Leurs discours eussent duré plus longuement n'eust esté que passant

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assez pres d'un buisson, ils ouyrent la voix η d'un berger qu'ils recogneurent bien tost pour estre Silvandre, et par ce qu'il parloit assez haut, ils ne s'en approcherent guere davantage, qu'ils n'ouïssent qu'il disoit ces vers.


SONNET,
qu'il n'a point changé.

24_q_318.jpgQUe j'ayme autre que vous, ny que jamais mon cœur
Ait souffert que les yeux de quelque autre bergere,
L'ayant ε peu rechauffer d'une flame estrangere,
Ny qu'un second amour en ait esté vainqueur.

S'il est ainsi, grands Dieux ! armez vous de rigueur,
Vangez la trahison d'une ame si legere,
Et faites voir à tous, que d'un esprit mocqueur
Vous scavez descouvrir l'amitié mensongere.

Signet[ 413 ] fonctionnelle

Mais vous ne punissez, ce dit-on, les serments η
Quoy que traistres et faux, des parjures amants
Que vostre bras, grands Dieux, toutesfois me punisse.

Si j'ay changé d'amour je ne suis plus amant,
Mais plustost un trompeur digne de chastiment,
Par ainsi qu'en la vostre esclaire ma justice :

  Diane qui avoit esté la premiere a recognoistre la voix η de Silvandre, fist ce qu'elle pust pour empécher de ε ses compagnes ne s'arrestassent à l'escouter, mais ne pouvant obtenir cela sur elles, et voyant qu'après qu'il eust finy ces vers, elles vouloient encore ouyr ce qu'il se preparoit de dire, elle les laissa et s'en alla devant au petit pas, non toutesfois moins curieuse qu'elles, ny moins desireuse d'entendre ce qu'il diroit, mais atteinte du despit qui la pressoit, elle ne vouloit pas mesme se donner ce contentement,

Signet[ 414 ] fonctionnelle

pour ne luy faire la faveur de l'ouyr. Silvandre qui ne pensoit point estre escouté η de personne, après s'estre teu quelque temps, enfin lors que ces bergeres pensant qu'il ne vouloit rien dire, commençoient de s'en vouloir aller, il reprit la parole de ceste sorte :


PLAINTE η

I.

qQUi donnera des larmes à mes yeux,
Pour pleurer ma fortune,
Et qui fera que ma voix n'importune
Les hommes ny les Dieux,
En ce ε pleignant sans cesse
Du malheur qui m'opresse.

II.
Sortez helas sortez, mes tristes pleurs η,

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Sortez à pleine bonde,
Et vous ma voix, remplissant tout le monde
De mes tristes clameurs,
Faites par tout entendre
Le malheur de Sylvandre.

III.
Mais, eh ! pourquoy mes pleurs sortirez vous,
Ny vous ma voix encore,
Pourroit il bien ce mal qui me devore
En devenir plus doux,
Ah trompeuse esperance η !
Il ne faut que j'y pense.

IIII.
Rien que la mort ne me peu ε soulager,
Ainsi le Ciel l'ordonne,
Le Ciel cruel qui ne veut que personne,
Mon mal puisse alleguer ε,
Ny que rien m'en delivre,
Sinon cessant de vivre.

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V.
Esloigne donc, Sylvandre, loin de toy,
Ceste fascheuse vie ;
Le seul moment qui te l'aura ravie,
Sera chery de toy
Aurions nous le courage.
De vivre davantage

VI.
Avant le mal, si le mourir est beau,
Pourquoy la destinee,
N'a t elle point nostre fin terminee,
Dedans nostre tombeau,
Sans filer une vie
De tant de maux suivie η.

VII.
Sylvandre, heureux plus qu'on ne peut penser
Sy seulement d'une heure
De ton trespas le malheure que je pleure,
J'eusse veu devancer,
Où bien d'une journee
Trompant ta destinee

Signet[ 417 ] fonctionnelle

VIII.
Mais ce desir est inutile en fin,
La pierre en est jettee η,
Et dans le Ciel l'influence arrestee
De ton cruel destin,
Veut que sans allegeance
Tout desastre t'offense.

  Et lors après s'estre teu quelque temps, - Miserable, Silvandre, s'escria-t'il ! avec un grand souspir, pourquoy continues-tu ta miserable vie, ayant tant de subject de mourir ? est ce peut-estre sous quelque esperance d'une meilleure fortune ? Ah ! qu'il est bien temps que desormais tu en sois desabusé, si pour le moins tu as encore le souvenir de ta vie infortunee. Tu commences d'entrer dans le cinquiesme lustre, depuis le miserable jour de ta naissance, et en tant des ε nuicts, en

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tant de Lunes, et en tant d'annees pourras-tu bien dire un seul moment, qui ne soit remarquable par quelqu'une de tes infortunes ? Je ne dirois pas l'heure desastreuse η, qui me fit voir la premiere fois Diane, puis qu'en elle je vy toute la perfection que la Nature peut donner aux mortels, si ce n'estoit que ce fut en ce mesme temps-là, qu'il sembla que la Fortune prist encore un plus grand Empire sur moy, qu'elle n'avoit jamais eu. Car auparavant si elle avoit quelque puissance sur moy, c'estoit seulement sur mes brebis η, et sur mon petit mesnage, mais j'avois l'ame exempte de ses coups, et de ses changements. Mais ô Dieux ! depuis que je la vis ceste belle Diane, depuis dis-je, que je la vy, mon ame de libre devint esclave, et d'insensible, si foible et si

Signet[ 419 ] fonctionnelle

soubmise, que la moindre volonté de ceste bergere, m'a servy de loy, ses commandements d'Oracles, et le moindre signe de ses sourcils de commandements, si absolus que j'eusse plustost esleu tout genre de mort, que de desobeir à la moindre de ses volontez, et ne voyla pas que pour comble de mon malheur, tous mes soins, tous mes services, et toutes mes extresmes passions, luy sont des offences et des injures. Si l'Univers et tout ce qui y est compris, se regit et gouverne η avec raison, quelle raison η y à t'il que n'ayant jamais eu dessein, que de faire service à ceste belle bergere, avec toute sorte d'affection, et de fidellité, elle ne me rende que de la haine, et du mespris ? et là demeurant muet quelque temps, il reprenoit la parole

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ainsi ; - J'entends, ô Dieux ! ce secret, où pour le moins il me semble de l'entendre, c'est pour me punir de ce que je l'ay trop aymee ceste admirable Diane, et que j'ay preferé ceste affection à celle que je vous dois. Mais s'il est ainsi, pourquoy ne l'avez vous faicte avec moins de perfection η, car estant telle que vous l'avez renduë, seroit-ce pas vous offencer en elle que de l'aymer moins que je fay, Mais bien, dit-il, en fin avec un profond souspir ! continuez seulement, et redoublez si bon vous semble, la pesanteur de vos coups, si ne ferez vous jamais que j'en diminuë.
  Cependant que Silvandre parloit de ceste sorte, Diane s'estoit desja fort esloignee, et Phillis ne la voulant laisser aller seule, la montra à Alexis, et à Astree, et leur dit à

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l'oreille, que si elles vouloient demeurer là plus long temps, elle estoit d'advis de s'y en aller pour l'arrester, mais la Druide et sa compagne, voyant qu'il se faisoit tard η, penserent qu'il valloit mieux ne s'amuser point davantage en ce lieu, où elles ne pouvoient apprendre rien de plus de l'innocence de ce berger, qu'elles en avoient ouy, et pour ce, se retirant doucement, por ε n'en estre apperceuës, elles allerent au grand pas attaindre Diane, à qui elles dirent toutes trois, tout ce qu'elles purent à la descharge de Sylvandre. Mais elle sans faire semblant qu'elle s'en souciast, leur alloit respondant η, avec une certaine nonchalance qu'on eust jugé, que ce n'estoient ε pas de Silvandre qu'elles parloient, ou que celle à qui elles le disoient n'estoit

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pas Diane. Cela fust cause qu'Alexis admirant la force de l'esprit η de Diane, sçachant assez par experience, combien il est difficile de resister à la passion qui les η combattoit ; - J'advoue, dit elle, belle ε bergeres, que jusqu'icy je n'ay jamais pensé y avoir des filles, si maistresses d'elles-mêmes, ny des hommes aymant, si bien que j'en voy sur les rives de Lignon. - Et pourquoy dictes vous cela, respondit Astree ; - Par ce mon serviteur, reprit Alexis, oyant le discours de Silvandre, et les ennuis qu'il supporte, il faut confesser qu'il aime infiniment en les pouvant souffrir, et voyant avec quelle froideur Diane, les mesprise, il faut l'admirer, et dire qu'en elle seule la passion cesse d'estre passion, et prend le personnage de la raison. - Madame, respondit Diane, pardonnez

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moy, si je vous dis que vous estes deceuë aux deux jugements que vous faictes, car pour ce qui me touche, croyez qu'il est bien aisé d'en user comme je fay en une chose où l'on n'a point d'interest, comme est celle de laquelle vous me parlez, et quant à ce qui est du berger, soyez certaine que non seulement sur les rives de Lignon, mais par tout où le nom d'amour a esté recogneu, les hommes s'estudient plus à desguiser leurs affections, que non pas à les rendre grandes et veritables, et qu'elles sont comme ces vessies η enflees, qui semblent d'estre quelque chose de grand, et cependant ne sont pleines que de vent, et au moindre coup d'espingle descouvrent leur deffaut. - Sage bergere, repliqua la Druyde,

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je veux bien croire qu'en toute façon vous avez plus de cognoissance que moy, de l'humeur de ceux de qui η vous parlez : Mais permettez moy de vous dire, que Silvandre aime ; - Je le croy, Madame, interrompit Diane, mais c'est Madonthe. - Je croy, reprit Alexis, que Silvandre aime, et qu'il n'aime personne que Diane. - Il faut donc adjousta la bergere, que Madonthe ait changé de nom, et qu'elle s'appelle Diane ; et s'il ne vous plaist pas de m'en croire, je m'en rapporte à Laonice. - Vous verrez, continua la Druyde, qu'en fin vous descouvrirez qu'il y a quelque secret caché soubs le rapport que ceste Laonice vous a faict, car s'il estoit vray que Sylvandre aymant ε Madonthe, pourquoy feroit il semblant de vous

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aymer ? à quoy luy pourroit estre utile ce desguisement ? - Pour clorre les yeux, dit-elle à la jalousie de Thersandre. - Cela repliqua Alexis, pouvoit etre bon du temps que Tersandre et Madonthe estoient icy, mais maintenant qu'ils n'y sont plus, à quoy luy serviroit-il ? - O Madame, s'escria la bergere, si vous sçaviez l'humeur de tous les hommes, mais particulierement de Sylvandre, vous ne vous en estonneriez pas. Il faut que vous sçachiez qu'il n'y a pas soubs le Ciel un berger qui desire plus de donner une bonne opinion de soy-mesme, et cela est cause que ayant fait semblant de me vouloir du bien, il a honte que sa tromperie soit descouverte et toutes ces façons que vous luy voyés et que vous pensez venir de quelque

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affection, procedent, et croyez moy, de la honte d'estre recogneu pour un dissimulé, et pour un homme de peu de foy. - S'il avoit honte, adjousta Alexis, de ce que vous dites, elle η feroit un effect bien contraire, car et mesme s'il aymoit Madonthe, il s'esloigneroit le plus qu'il luy seroit possible de ces lieux, où sa dissimulation auroit esté recogneuë, et suivroit sans doute celle qu'il aymeroit, car à ce que j'ay ouy dire de luy, il n'a rien en cette contree η qui puisse l'arrester ny seulement convier d'y demeurer plustost qu'ailleurs, estant si mal partagé des biens de la fortune qu'il n'en a qu'autant qu'avec son industrie il en peust acquerir, et cela il le peust ainsi bien faire par tout où il voudra aller qu'en cette rive de Lignon, et puis

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que vous me parlez de l'humeur de Sylvandre, il faut que je vous die que pour le peu de temps que je l'ay veu, et que j'ay remarqué tous ses discours, je le juge pour un berger d'un courage si franc, et d'un esprit si pur et net, que je ne croiray jamais en luy un vice si honteux, ny tant indigne d'un homme de courage, comme est la dissimulation, qui ne part jamais que de foiblesse de corps et d'esprit, et d'effect en toute sa vie passee, quelle action des siennes vous peust faire juger qu'il soit de cette humeur ? Asseurez-vous bergere, que la dissimulation pour peu qu'elle soit toucher ε, elle monstre son deffaut. J'ay ouy dire à tous ceux de cette contree, que Sylvandre est un tres-sage et tres-vertueux berger, et seroit-il possible qu'un homme

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seul peust decevoir les yeux de tous ceux qui le regardent ? Asseurez-vous Diane, que vous estes deceuë en vostre jugement. Diane alors l'interrompant : - Il est vray, Madame, que je l'ay peut-estre esté ; mais que maintenant je ne le suis plus, et que si l'on peust prevoir le futur, vous η asseureray que je ne le seray jamais de Sylvandre, où ε ma resolution se changera fort. Phillis qui jusques alors s'estoit teuë, pour escouter les raisons qu'elle representoit à sa compagne, voyant qu'elle ne repliquoit plus, reprit la parole : - Ma sœur, luy dit-elle, car c'estoit ainsi qu'elle la nommoit depuis que la gageure η de Sylvandre et d'elle estoit finie, je n'ay point d'interest en l'affaire dont vous parlez, sinon entant qu'elle vous touche, et je

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m'asseure que vous en croyez bien autant de tout ce η qui est icy, c'est pourquoy vous devez recevoir ce que nous vous disons, non pas comme de personnes desireuses du contentement de Sylvandre, mais comme de vos meilleures amies, et qui aimeroient mieux estre trompées elles-mêmes, en chose qui leur importast beaucoup, que non pas servir à quelqu'un d'instrument pour vous decevoir. Lors que vous aurez cette creance de nous, comme à la verité vous la devez avoir, vous jugerez incontinent que si nous vous disons quelque chose de ce berger, ce n'est pas pour vous divertir d'un bon dessein, si vous l'aviez fait, ny pour advantager à vostre dommage, Sylvandre, puis qu'il nous est indifferent, et qu'au contraire

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nous vous aymons toutes comme vous sçavez, mais plustost pour vous delivrer, s'il nous est possible ; d'une opinion qui sans doute quelque mine que vous en fassiez, ne vous rapportera que du mescontentement. Souvenez-vous, ma sœur, que chacun est aveugle en ce qui le touche η, et que le malade est celuy qui recognoist et qui veut le moins ce qui luy est utile : - Ma sœur, respondit froidement Diane, je n'ay jamais douté de l'asseurance que vous me donnez de vostre amitié, ny que cette sage Druyde m'ayant fait l'honneur de me dire qu'elle m'ayme, je n'aye adjousté foy aux parolles d'une personne que je tiens pour si veritable, et qui me sont tant advantageuses, et Dieu sçait avec quel respect, et quel remerciement

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je recoy cette faveur que vous me faittes, vous asseurant qu'en cecy et en toute autre chose, je prefereray tousjours vostre jugement de toutes au mien, mais vous me permettrez bien aussi de vous dire que bien souvent ceux ausquels une affaire ne touche que par le ressentiment, que la compassion leur en peust donner, ne la considerent pas de si pres, que ceux qui en doivent porter toute l'incommodité, et ainsi leurs advis et leurs conseils, encore qu'ils ne partent pas de mauvaise volonté, mais quelquesfois de beaucoup d'affection, peuvent bien estre defaillants en plusieurs choses, par ce que jamais le jugement que l'on faict ne peust estre bien bon ny bien asseuré, que l'on n'en ait la cognoissance entiere : et c'est

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pourquoy nous disons ordinairement que nul ne peust si bien sçavoir de quel costé la charge blesse, que celuy qui la porte η. - Mais, ma sœur, reprit Astree, encore faut-il aux choses douteuses, et qui ne se peuvent pas bien averer, s'en rapporter, ce me semble, à la pluralité des voix : quant à moy, j'ay tousjours tenu cette reigle pour tres-asseuree, que si je voyois que tous eussent opinion qu'une couleur fust jaune, encore qu'elle semblast estre rouge η, je croirois infailliblement que mon œil se tromperoit, et tiendrois qu'elle seroit de la mesme couleur η, que tous les autres yeux la jugeroient. Vous avez opinion que Sylvandre ayme Madonthe, et nous vous disons toutes, qu'il n'y a point d'apparence, et que ne

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vous conformez vous à la creance que nous en avons : - Ma sœur, repliqua Diane, je ne suis pas seule, Laonice qui en a veu la verité, me l'a dit. - Laonice, dit Astree, est assez finir ε pour l'avoir dit, afin de vous mettre en peine. - Et quel profit luy en reviendroit-il, dit incontinent Diane : - Le profit η, adjousta Astree, qu'en retirent ceux qui le plus souvent se plaisent à semer de semblables dissentions, elle l'aura faict pour passer son temps, ou peust estre pour voir quelle mine vous en ferez, et pour descouvrir s'il est vray que Sylvandre vous ayme, où qu'il soit aymé de vous : Croyez-moy, ma sœur, ne donnez point tant de creance, à cette fille, qu'elle vous fasse démentir toutes vos cheres et plus cheres amies : le jugement de tous

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ceux qui cognoissent Sylvandre, et bref toute la vie passee de ce berger qui a vescu de telle sorte, que ses plus grands ennemis ne sçauroient qu'y trouver à reprendre, joignez toutes ces choses ensemble, et y adjoustez encore les raisons que nous venons de vous representer, et puis voyez, s'il y a apparence, que le seul rapport de Laonice puisse estre plus croyable. - Outre que j'ay parlé à Sylvandre, adjousta Phillis, mais il nie de telle sorte presque tout ce que vous a dit Laonice, qu'il est le plus detestable berger qui fust jamais, si elle a dit la verité. - Et toutesfois, continua Alexis, chacun sçait assez que Sylvandre craint les Dieux, et qu'il n'est pas ignorant ; s'il n'est pas ignorant, il sçait combien est grande l'offense du parjure, et s'il

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craint les Dieux, la voudroit-il commettre, et mesme s'il est vray qu'il ne vous ayme point ; et par ainsi je conclus que mon jugement a esté tres-bon, lors qu'au commencement j'ay dit que Sylvandre aymoit, et qu'il n'aymoit que Diane. - Madame, interrompit Diane, ne pouvant presque supporter la continuation de ce discours, ny Sylvandre, ny moy, ne meritons pas que vous preniez la peine de parler de nous, et mesme d'un suject qui nous importe si peu à tous deux : car pour luy je croy que toutes les demonstrations de bonne volonté qu'il m'a faict paroistre n'ont esté que pour la gageure η de Phillis : et pour moy je vous asseure bien que je ne les ay jamais receuës que comme venant de cette feinte η : de sorte que c'est une chose de si

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peu de poids, et en laquelle nous sommes tous deux si peu interessez, que cela n'en vaut pas le parler. - O Madame, s'escria Phillis, laissez la dire, je vous jure par la foy que je vous dois, qu'elle ment, et qu'elle parle au plus loin de sa pensee : Et pardonnez-moy, ma sœur, continua-t'elle, se tournant vers Diane, si je dis la verité, car j'aymerois mieux, mourir que de vous passer cette dissimulation : Non, non, ne rougissez point, ny ne vous mettez point la main sur le visage, de peur que nous en voyons le changement : vous sçavez que je dis vray, et que veritablement Sylvandre vous ayme, et que vous ne l'avez pas entierement ignoré. Alexis et Astree se mirent à rire, de voir l'action avec laquelle Phillis parloit, et Diane mesme ne s'en pûst

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empescher, quoy qu'elle voulust s'en cacher : et cela fust cause qu'estant un peu remise, elle luy respondit. - J'advoüe, ma sœur, que j'ay rougy, vous oyant parler comme vous faites, et mesme devant cette grande Druyde ; quelle opinion pensez vous que vous luy donnerez de moy, qui n'ay l'honneur d'estre cogneue d'elle que depuis quelques jours η : je vous asseure, que vous n'estes pas bien sage, et qu'il a esté à propos que vous ayez parlé de cette sorte, en la presence d'une personne de qui η la discretion peut suppleer à tout : Mais, Madame, dit-elle, se tournant vers la Druyde, ne croyez ce que cette bergere a dit, car c'est en se joüant qu'elle parle, et elle mesme ne le croit pas ainsi.
  Alexis vouloit respondre et Phillis

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aussi, mais à ce mot elles se trouverent si pres du logis d'Astree, qu'elles furent contraintes de changer de discours, de peur d'estre ouïes de Phocion, qu'elles virent sur la porte, et qui alors mesme les fist entrer dedans, où le soupper η les attendoit. Durant tout le repas, on ne parla d'autre chose que de l'accident qui estoit arrivé ce jour-là, chose tant inaccoustumee en cette contree, que Phocion qui estoit chargé de beaucoup d'aage, disoit n'avoir point de memoire qu'il en fust de son temps arrivé un si estrange, horsmis celuy de Philandre, lors qu'un estranger η voulust outrager Diane : - Helas ! dit-elle, que ce jour-là fust bien l'un des plus desastreux que Lignon ait veu de long temps, et que depuis la mort de celuy que vous nommez, et de Phillidas,

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j'ay eu peu de contentement. - Je vous asseure, adjousta Astree, que par tout la fortune se plaist de se joüer des humains, aussi bien dans ces bois que dans les grandes citez, et aussi bien dans nos cabannes, et sous nos toicts couverts de Chaume, que dans les superbes tours, et sous les lambris dorez de leurs Palais η : Helas ! ma sœur, vous remarquez le jour de la mort de Phillidas, parce qu'elle advint à vostre occasion, une autre aura suject de se souvenir d'une autre, pour moy je ne perdray jamais la memoire de celuy ou se noya le pauvre Celadon, parce qu'en mesme temps, je perdis et mon pere et ma mere, et puis dire que jamais depuis je n'ay eu l'œil sec toutes les fois que je me suis souvenuë de cet ε infortune. - Je pourrois bien, dit alors

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Alexis, en dire de mesme, et presque environ le temps que vous remarquez, pour le moins, s'il est ainsi que je l'ay ouy raconter ; mais tous ces ressouvenirs sont les plus cruels ennemis que nous ayons, et quant à moy, cela est cause que les recognoissant tels je les fuis le plus qu'il m'est possible. - O ma maistresse, dit Astree, qu'il vous est aisé de chasser loin de vous les souvenirs des choses qui vous ennuyent, vous qui avez un pere qui vous adore, mais si vous estiez veufve de pere et de mere η comme nous, et je dis comme nous, parce qu'encore que Bellinde soit en vie, qui est la mere de Diane, si la mets-je au nombre de celles qui n'en ont point, à cause de son long esloignement : si vous estiez, dis-je, de cette sorte, je ne croy pas que quelquefois vous ne

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fussiez contrainte de les recevoir ces fascheux souvenirs de leurs pertes, et toutesfois ce que j'en dis ce n'est pas que je n'aye un tres-juste suject de me louer du Ciel, qui en une si grande perte n'a voulu me delaisser sans support, m'ayant donné un second pere auquel je suis redevable de toute sorte d'obligation, mais croyez moy, ma maistresse, que c'est une dure contrainte que celle qui separe l'enfant, et de son pere et de sa mere. Phocion alors prenant la parole, il est certain mes enfans, car mon aage me peut permettre de m'attribuer ceste qualité, il est certain, dis-je mes enfans, que par tout la fortune à ε un mesme pouvoir, et qu'elle se plaist quelquefois, aussi bien à faire recognoistre la puissance dans nos hameaux, que dans les grandes Monarchies,

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mais il est bien vray aussi que comme les hautes tours, sont bien plus exposees au vent η, et à l'orage que les petites cahuettes desquelles nous nous servons η, aussi void-on moins souvent les sanglans effets de cette fortune parmi nous, que dans les Empires, et les grandes Repliques ε, où l'estat le plus reposé est aussi plein de mouvements, et d'inquietudes que le plus grand trouble que nous puissions recevoir, de sorte que ce que nous estimons des tempestes et des orages dans nos bois, est la plus grande bonasse, et le plus grand calme qui soient dans la mer, où ces Empires et ces Monarchies sont exposees η. Et c'est pourquoy ceux desquels nous sommes descendus ont esleu cette sorte de vie, comme la plus heureuse que

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les mortels peussent choisir η. - Mais toutesfois, reprit Alexis, je ne laisse d'ouyr parmy vous, aussi bien des plaintes et des regrets que parmy les plus grands de la terre. - Les enfans aussi bien, respondit Phocion, pleurent autant pour la perte d'une pomme, que si c'estoit quelque chose de plus grand. - Quant à moy, interrompit Diane, je ne croy pas que la douleur soit la plus grande, qui a un plus grand sujet de desplaisir : mais celle là seulement qui est la mieux ressentie. - Cela est vray, repliqua Phocion, pour le regard d'une ame troublee, mais non pas si elle est mesuree à la raison ; car alors chasque chose est estimee telle qu'elle est. Et bien souvent quand la passion est cessee, nous rions de ce que nous avons pleuré. Or de tout nostre

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discours, continua Phocion, voyant qu'on s'alloit lever de table, nous pouvons apprendre qu'il n'y a lieu en l'Univers, qui soit entierement exempt des coups de la Fortune, et que nous devons nous tenir tousjours en deffense contre elle, afin que quand elle nous viendra attaquer non seulement nous puissions lui resister, mais que sans prendre l'ombre η pour le corps qui ordinairement est plus grande, nous mesurions avec la raison, et non pas avec le ressentiment, les coups que nous recevrons d'elle, pour y donner le remede, que non pas les pleurs, qui le plus souvent sont inutiles, mais que la prudence η nous peut presenter.
  A ce mot ils sortirent de table, et après quelques autres semblables discours, l'heure estant venuë

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de se coucher η la Druide et les trois bergeres se retirerent dans leur chambre.
  D'autre costé η Dorinde et ses compagnes avec ceux qui les conduisoient, s'en alloient à Marcilly, et essayoient de tromper la longueur du chemin avec de divers discours, et de desennuyer la triste Dorinde, qui n'avoit que trop de sujet de desplaisir, mais Hylas qui l'aidoit à marcher, et qui n'avoit pas accoustumé de donner beaucoup de lieu à la melancolie, ne pouvant supporter son silence ; car encore que toutes les autres discourussent de diverses choses, elle demeuroit muette. - Et quoy mon ancienne maistresse, luy dit-il, ce silence durerat-il η encore longuement ? - Mon vieux serviteur, respondit-elle en sousriant, si vous ne pardonnez

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à la mauvaise humeur que j'ay, je ne sçay ce qu'il faudra que je fasse. - Ces mauvaises humeurs, reprit-il, sont pardonnables à celles qui n'ont pas un Hylas à leur costé : mais à vous après ε de qui je suis, ce seroit une faute irremissible η, et pource resolvez-vous, de nous chasser où ε l'un où l'autre, car la tristesse et moy sont η incompatibles ensemble. - J'aime bien mieux vous conserver, repliqua-t'elle, que non pas l'ennuieuse compagnie de ceste fascheuse humeur. - Et ρ vous verrez combien je le desire, si vous me dittes ce qu'il faut que je fasse, pour vous delivrer d'elle, où ε commandez-moy, dit Hilas, de vous raconter ma vie, depuis que je ne vous ay veuë, où ε me dictes qu'elle ε a esté la vostre durant ce temps-là, car en ce qui m'est arrivé, il y a des

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accidents, si divers qu'il est impossible que vous n'y preniez plaisir, et en ce que vous me direz, je vous asseure que je ne m'ennuieray point, puis qu'il n'y a personne qui ordinairement ne se plaise plus, d'entendre les nouvelles d'autruy, que les siennes propres. Thamire alors prenant la parole : - Il est bien à propos, dit-il, que ceste belle estrangere nous raconte le subject qui l'a faict venir en ce païs, que non pas Hylas, que vous nous redisiez vos inconstances ordinaires, desquelles il y a icy peu de personnes qui n'en scache presque autant que vous. - Vrayment Thamire, reprit Hilas, vous avez raison de mespriser mes inconstances, et quand est qu'elles ont fait tant de mal que vos opiniastretez. - Je ne blasme point, dit Thamire, vostre humeur,

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mais aussi ne me la ferez vous pas loüer, j'en laisse le jugement à qui voudra prendre la peine de la considerer, mais je vous demanderay bien, en quoy mon opiniastreté vous a peu faire du mal.
  - Ce n'est pas repliqua Hylas, à moy seul, à qui elle a rapporté du dommage, mais à toutes les rives de Lignon, et à toutes ces belles pleines ε de Forests qui se ressentiront longuement de l'outrage que vous leur avez faict, en les privant de la beauté de ceste sage fille, dit-il, monstrant Celidee, qui estoit un des plus beaux ornements de ceste contree. - Berger, interrompit alors Celidee, croyez que jamais je ne fus meilleure mesnagere, que j'ay esté en ce que vous dittes, puisque avec le prix d'une chose de peu de valeur, je me suis acquis le plus

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grand repos d'esprit, et le plus grand contentement que j'eusse jamais sçeu desirer. - Nous ne parlons de vostre contentement discrette bergere, respondit Hilas, ny de vostre repos, mais du bien duquel nous avons esté privez par l'opiniastreté de Thamire, et Dieu sçait si ceste affaire fust advenuë à Hylas, si vous ne seriez pas encore aussi belle que vous l'avez jamais esté, et d'effect, voyez si Dorinde, n'est pas demeuree belle, encore que je l'aye aymee, voyez Florice, voiez Circeine, voyez Pallinice, mais si vous voyez encore Criseide, vous diriez que celles que j'ayme, me sont grandement obligees, puisque je les laisse toutes presque plus belles que je ne les ay trouvee η, et non pas comme ces gasteurs de beautez, tels peut on nommer ces

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Thamires, ces Tircis, ces Silvandres, et autres gens semblables, qui ne seroient pas bien aises, d'en laisser jamais une de celles qu'ils aiment, qu'elles ne fussent, où ε laides, où ε dans le tombeau, comme s'ils portoient envie à ceux qui viennent après eux, et vous verrez bien ce qui arrivera de Diane, avant que c'est ε opiniastre de Silvandre s'en departe, vous la voyez bien jeune, et bien belle, je veux perdre l'affection que j'ay pour Stelle, si avant qu'il la quitte, ou luy, ou elle, n'entre dans le tombeau. Or voila de beaux jeux, et de gracieux passe-temps, et puis ils se nomment serviteurs, Dieu vous veuille garder du service de telles personnes, qui ne laissent jamais en repos celles qu'ils aiment, qu'elles ne soient mortes, voire mesme dans le cercueil,

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ils les vont encore importunant. Et voyez je vous supplie, car vous sçavez presque toute ma vie, s'il y en a pas une de celles que j'ay servies, qui a esté traictees η avec tant d'indiscretion η. - Ne croy pas Hilas, respondit froidement Thamire, que ce qui nous faict observer, si religieusement ceste constance, que tu mesprise ε si fort, soit ny envie, ni opiniastreté, mais le seul desir de ne manquer point à ce que nous devons, et à nous mesmes, et à ce que nous aimons, à nous mesme, parce que changeant d'opinion, c'est condamner celle que nous avons appreuvee, et y a-t'il rien de plus honteux, ny qui monstre davantage le deffaut d'un homme ; Car s'il est vray que nous ne prevalons sur le reste des animaux que par l'entendement η, n'est-il pas vray

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que ceux qui manquent d'entendement, sont semblables à ces animaux sans raison. Mais si de tous les vices, celuy qui découvre le plus ce deffaut, c'est l'inconstance advouë Hilas, que nul ne se peust faire une plus grande offense qu'en se monstrant volage et inconstant, et cela d'autant que la volonté η ne se porte jamais qu'à ce que le jugement luy a dit estre bon, prenant un autre object descouvre infailliblement, que son jugement s'estoit trompé la premiere fois, où ε la seconde, c'est pourquoy quand il n'y auroit point d'autre raison, que nostre reputation particuliere, nous ne devrions jamais consentir qu'à ceste inconstance, qui nous rend si dignes de mespris : Mais encore y a t'il une tres-grande offense envers la personne que nous aymons, car

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n'est il pas vray Hylas, que jamais nous ne changeons sinon pensant trouver mieux ? mais n'est ce pas faire un grand outrage à celle que nous aimons de la laisser pour une autre, puisque c'est faire voir que nous estimons davantage ceste derniere. Hilas ne pouvant souffrir que Thamire continuast davantage sans l'interrompre, s'approchant de luy le regarda au visage, et puis faisant semblant de vouloir le voir sous ses habits : - Laisse moy que je voie, luy dit-il berger, si desous les habits de Thamire, Sylvandre n'est point caché, car il me semble de l'ouïr parler par ta bouche. - Ah Hilas ! respondit Thamire, puisque tu as ceste opinion, c'est signe que tu juges mes raisons tresbonnes, parce qu'il n'y a rien qui soit produit de cest esprit qui ne doive estre estimé tel. - Tu te

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trompes Thamire, reprit Hilas, mais c'est qu'oyant tes discours, aussi mal fondez que les siens, je pensois que ce fut luy-mesme qui les eust proferez, et non pas ce Thamire, qui est tenu pour un sage, et si prudent berger, et pour te faire voir que je dis vray, vois tu comme toutes tes raisons sont fausses ε. Tu dis que l'on se doit opiniastrer à aymer tousjours ce qu'on à ε une fois aimé, pour deux considerations : l'une à cause de nous mesmes, et l'autre, de la personne aimmee ε ; O Thamire, qu'il est bien aisé de cognoistre que tu és vieux ! car non seulement tes habits sont faits à la vieille mode, mais tes opinions le sont encore plus à la vieille Gauloise η. Eh mon amy, y à η t'il rien de plus mesprisable en un homme que l'imprudence, mais n'est ce pas la mere de toutes les imprudences, de

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recognoistre son bien, et aimer mieux poursuivre son mal ? Je vous supplie belles et discrettes bergeres, jugez-en un peu, et me dictes si vous estimeriez le laboureur bien prudent, qui ayant esprouvé diverses fois, que la terre où il met une sorte de grain n'y est pas propre, voudroit toutesfois continuer, seulement de peur qu'on dit qu'il n'y a pas eu bon jugement dés la premiere fois ; O Thamire mon amy, que tu és fait à la bonne foy, si tu penses qu'en ce temps autre chose que le gain, et le profit puisse η produire la reputation, et de fait quand on se veut enquerir de la qualité, ou de la capacité d'une personne, soit pour s'en servir, ou pour autre chose, as-tu jamais ouy demander, s'il est constant ou inconstant ? nullement Thamire, mais ouy bien s'il conduit bien ses affaires, s'il est

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riche, s'il à ε force troupeaux η, et choses semblables qui s'acquierent, et se conservent non pas en s'opiniastrant en un mesme dessein, mais en le changeant ainsi que l'occasion le requiert. Aussi les plus sages n'ont-ils pas dit, qu'il faut changer la voile selon le vent η, Eh mon amy, si tu estois sur la mer, tu ferois bien tost naufrage, si tu t'opiniastrois à tenir tousjours la mesme voile à tous les vents η, croy moy qu'il est ainsi des affaires du monde, où la souveraine sagesse est de changer selon les occasions, et quant à ce que tu dis que le changement offence la personne, que nous avons aymee : Et quoy Thamire quel m'estmes ε-tu ? où ε quel penses tu d'estre ? veux tu que nous mettions ordre à tout, ne sçais tu pas bien qu'il y a des personnes, qui font le pain et d'autres

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le mangent, les uns font les soulliers, et les autres les usent η. Que veux-tu que j'y fasse, sinon leur donner le mesme conseil que je prends pour moy, je veux dire que si je les change pour quelqu'autre, qu'elles en fassent de mesme lors qu'elles trouveront mieux, mais d'autant que je croy bien qu'il est impossible que celles que j'auray aimez ε puissent rencontrer quelque chose qui vaille davantage, il faut qu'elles se consolent en considerant que de toutes les choses qui sont au monde, les unes sont destinees au bien, et les autres à la peine : Entre les chevaux η, les uns sont pour le bast, les autres pour la selle : entre les chiens η, les uns sont caressez et portez des belles Dames, et les autres sont foüettez à la cuisine : mesme entre les hommes, les

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uns ne semblent-ils pas estre nais ε pour estre servis, et les autres pour servir η ? Bref, c'est la misere commune qui les enveloppe dans le nombre des mal-heureuses, mais que pour cela elles se doivent plaindre d'Hylas, nullement, car ce n'est pas à moy à commander à celuy η qui leur a donné cette cruelle destinee. Sy elles ont à se plaindre, c'est d'estre nees souz cette mal-heureuse influence, et toutesfois je te diray bien, Thamire, que mesme cette offense que tu presuppose ε, n'est qu'en imagination ; car toutes les fois qu'un Musicien change de notte, est ce à dire qu'il la juge pire que celle qu'il prend, nullement berger, mais c'est d'autant que la Musique s'en rend plus belle, et plus agreable, qui autrement seroit ennuieuse : Si le Peintre en son ouvrage

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change non seulement de couleurs, mais aussi de pinceau, est-ce à dire qu'il mesprise la premiere couleur, et le premier pinceau pour le dernier, au contraire, c'est quelquefois afin de rehausser et faire mieux paroistre la couleur de laquelle il s'est servy au commencement, ou pour tirer des traicts plus delicats η. Aussi Thamire, ce n'est pas, comme tu dis, pour estimer davantage une bergere, que nous η laissons celle que nous avons servie, mais seulement pour suivre la reigle que nous voyons que la Nature η à ε mise en toutes choses, qui nous enseigne qu'il n'y a rien que la varieté η qui rende beau l'Univers : regarde des plus petites choses jusques aux plus grandes, tu trouveras que la Nature η y a gravé cet instinct et ceste loy qui ne se peust η

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effacer. Dy moy, Thamyre, quand tu es couché dans ton lict, ne te tournes-tu jamais d'un costé sur l'autre ? Si tu le fais, tu es inconstant, et tu monstres le defaut de ton jugement, d'avoir dés la premiere fois si mal choisi ta place. Quand tu vas marcher ou danser, pourquoy changes-tu de pied, et que veut dire que tu ne vas tousjours sur le premier duquel tu t'es servy ? quand tu parles, pourquoy ne te sers-tu tousjours d'une mesme parole ? et pourquoy les joüeurs d'instrumens se servent-ils de diverses cordes, et pourquoy changent-ils si souvent les doigts et les mains ? Tu ris, berger, de ce que je dis, croy moi, qu'il y a bien autant de suject de rire de toy, quand tu dis que l'on est inconstant pour aymer diverses bergeres, ou que l'on offense celle que

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l'on laisse. - Veritablement, respondit Thamyre, je ris des raisons que tu rapportes pour approuver ta volage humeur, et je croy qu'il n'y a personne de la troupe qui n'en fasse autant que moy, et que peut-estre Hylas mesme, si ce n'est en apparence, ne laisse pas d'en rire en son cœur, estant bien mal-aisé de s'en empescher en semblable suject, et pleust à Dieu que Sylvandre fust icy pour te respondre, aussi bien qu'il seroit necessaire. - Je suis bien aise, reprit Hylas, que tu demandes du secours, car c'est signe que tu te tiens pour vaincu. Mais il ne faut pas le trouver estrange, car encore que Sylvandre duquel tu fais ton Oracle, fust-icy, je suis asseuré que luy-mesme avoüeroit ma victoire, ou bien qu'il y demeureroit confus. - O Hylas, dit Thamyre, tu as

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mal entendu l'intention qui m'a fait desirer Sylvandre, ce n'est pas que les raisons me defaillent pour te respondre, estant assez aisé à tous ceux qui en voudront prendre la peine ; mais c'est que j'eusse bien desiré que ce berger par ses belles imaginations, et par son bien dire, eust donné à ceste belle compagnie le contentement que les miennes mal desduites, encore que tres-veritables, ne luy donneront pas, et toutesfois en son absence, puisque celuy qui taist la verité est coulpable de mensonge η, je te respondray briefvement, mais à condition que tu me permettras de rire de ce que tu as allegué. En premier lieu, j'advoüe, Hylas, que le laboureur seroit digne d'estre repris d'imprudence, qui ayant recogneu par la preuve que la terre ne seroit pas

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capable du grain qu'il y auroit mis ne voudroit pas changer de semence : Mais Hylas, ce n'est pas pour preuver ce que tu dis, d'autant que l'amour ne doit jamais étre, qu'auparavant la cognoissance η de la chose aymee ne precede, et ce laboureur n'a eu au commencement cognoissance de la qualité de cettte ε terre, si bien qu'il ne peut estre repris de changer lors qu'il l'acquiert par l'experience, et c'est pourquoy, toutes ces autres raisons, que tu allegues de changer la voile selon le vent, et que c'est prudence η de le sçavoir faire selon l'occasion, nous en disons bien autant que toy, car c'est veritablement une tres-grande sagesse de se conduire selon le temps η, et cela d'autant que nous ne pouvons pas conduire le temps selon nous. Il faut donc, Hylas, que tu sçaches,

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qu'aux choses qui dépendent de nous, et qui sont en nostre absoluë puissance, c'est une grande honte de changer, mais en celles qui dépendent d'autruy, c'est une souveraine prudence η de sçavoir bien changer. Or l'amour qui dépend de la volonté, il n'y a point de doute qu'elle ne soit du tout en nostre pouvoir, puisque Dieu ne nous a rien donné qui soit plus absolument à nous que cette volonté, ce qui n'est pas des choses fortuites, comme la Mer ou la Fortune. Mais, veritablement tu es bien gratieux, quand tu allegues les Musiciens, et les Peintres, puisque ny l'un ny l'autre de ceux-cy, ne feroit ce pourquoy il est nommé tel, s'il n'en usoit ainsi. Je veux dire que la Musique, qui donne le nom au Musicien, est une rencontre de diverses voix, bien

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disposees, la peinture de laquelle le Peintre prend son nom est une disposition de diverses couleurs, avec lesquelles quelque chose est representee. Or considere, Hylas, si c'est inconstance au Musicien de changer de notte, et au Peintre de se servir de diverses couleurs, puisque s'ils faisoient autrement, ny les uns ny les autres ne sçauroient parvenir à la fin de leur dessein. - Tu as dit, interrompit Hylas, justement ce qui en est, car ny moy aussi, si je ne changeois, je ne parviendrois pas η à ce que j'ay desseigné. - Mais, reprit Thamyre, il n'en est pas ainsi de l'amour, de qui η la perfection est tellement en l'unité η, qu'elle ne peust jamais estre parfaicte qu'elle n'ait atteint cet un auquel elle tend, et cela est cause, ainsi que nos Druydes η nous enseignent, que de deux

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personnes qui s'entr'aiment, l'amour n'en faict qu'une ; ce qui est aisé à comprendre, puisque s'il est vray, que chasque personne ait une propre et particuliere volonté, il s'ensuit que si l'aimant et l'aimee n'en ont qu'une, qu'ils ne soient donc qu'une mesme personne. Quant à ce que tu m'accuses d'inconstance, parce que je me tourne d'un costé sur l'autre dans mon lict, me reprochant que c'est faute de jugement, de n'avoir pas sceu dés la premiere fois choisir une bonne place. Il faut que tu sçaches, Hylas, que le corps qui est pesant, et suject à recevoir toute sorte d'incommodité, par son propre faix, s'aggrave et se faict du mal, mais l'ame n'a pas ceste incommodité qui est toute esprit, et qui ne se paist que des raisons et des cognoissances, par ce qu'une

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raison ne peut jamais estre autre, par quelque longueur de temps qui puisse estre adjoustee. Mais, ne me permettras-tu pas de rire avant que de respondre à ce que tu dis, du marcher et du parler, disant que ceux qui marchent, s'ils veulent fuïr l'inconstance, ne doivent aller que sur un pied, ou pour parler, n'user que d'une parole : à la verité, Hilas, si la Nature t'eust appellé en son conseil, lors qu'elle ordonna la sorte du mouvement, à chaque chose tu eusses peut estre inventé quelque sorte d'aller pour les hommes, qu'ils eussent peu marcher avec une seule jambe, mais cela n'ayant pas esté, tu ne peux les nommer inconstans, de marcher comme la Nature leur a ordonné, ne se pouvant faire d'autre façon, et pour ce qui est de la parole, sçache Hilas, que

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le parler a esté donné aux hommes pour faire entendre à ceux qui les escoutent les conceptions secrettes de leurs ames, or invente un mot qui puisse faire entendre tout ce que l'esprit conçoit, et alors je diray que nous serons inconstans, si nous usons de quelque autre. Voy tu donc, berger, comme tes raisons sont bien desraisonnables, et fondent sur du sable aussi mouvant que ton humeur. Mais, n'es-tu pas bien plaisant, quand tu responds à ce que j'ay dit, que l'on offense celles que l'on laisse, après les avoir aymees, pour en servir d'autres, et que ce n'est pas de toy de qui η elles se doivent plaindre, mais de leur influence, et de leur destinee, il est vray, qu'elles ont occasion de se plaindre de cette influence, car veritablement je croy que c'est un grand malheur,

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pour celles à qui ton affection s'addresse, mais si ne laisses-tu pas d'estre mesprisable, estant l'instrument de cette mauvaise influence, et dy moy, je te supplie, n'est-il pas vray, que la potence où un mal-faicteur est chastié, est non seulement en mespris, mais en horreur encore à chacun : Eh ! mon amy, qu'est-ce que tu es envers ces pauvres filles, qui sont destinees à tes inconstances, que le poteau où elles reçoivent le supplice.
  A ce mot toute la trouppe fit un esclat de rire qui dura long temps, et Hylas mesme, quoy que ce fust contre luy, ne s'en peust garder ; et lors qu'il voulut reprendre la parole pour repliquer, il en fust empesché par Adraste, qui ayant rencontré Doris, l'importunoit de telle sorte qu'elle ne s'en pouvoit deffaire, et n'eust esté que Palemon s'y

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estoit de fortune rencontré, ell'eust esté bien en peine, par ce que sa folie luy ayant osté le souvenir presque de toute autre chose, ne luy avoit pas effacé toutefois la memoire de Doris, et l'ayant par hazard rencontré ε en ce lieu, où il faisoit sa plus ordinaire demeure depuis qu'il y avoit esté condamné η, au commencement il courut se mettre à genoux devant elle, luy voulust baiser les pieds, luy touchoit avec respect sa robbe, mais voyant qu'elle s'en vouloit aller, et sortir des limites dans lesquelles il sembloit qu'il fust enfermé par quelque sortilege, il prist la hardiesse de l'arrester par sa robbe, et en fin la voulust prendre par le bras, lors qu'elle se mit à crier, et que Palemon, qui estoit assez pres de là, y accourust : mais nonobstant l'effort

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de Palemon, il ne la vouloit point lascher quand il luy desprenoit une main, il la reprenoit de l'autre, et d'autant qu'Adraste estoit grand, fort malaisément en fust-il venu à bout, sans la survenuë de ceste trouppe de qui η les bergeres s'avancerent, et retenant Adraste, donnerent le loisir à Doris d'eschapper de ses mains ; et par ce que Dorinde eust pitié de voir ce pauvre berger en l'estat où il estoit, et qu'aussi la beauté de Doris luy donna la curiosité de s'enquerir d'elle-mesme d'où venoit leur dissention, Palemon qui estoit un fort discret et courtois berger : - Sçachez, luy dit-il, belle estrangere, car telle la jugeast-il à son habit η, que ce berge ε et moy avons aymé ceste bergere, et m'ayant esté adjugee il en receust si asprement la perte, qu'ensemble

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il perdit le jugement η. - Vrayement, respondit Dorinde, c'est dommage, qu'un berger qui semble de valloir beaucoup, pour le moins à ce que l'on peust juger demeure de cette sorte privé d'entendement. S'il estoit en la ville où je suis nee, je pense qu'on y trouveroit bien quelque remede ; car j'en ay veu guerir un autre, et presque d'une maladie semblable, et mesme s'il n'y a pas long temps que ce malheur luy est arrivé. - Il n'y a pas deux Lunes η, respondit Palemon, et je jure que j'ay tant de compassion de son mal, que si je sçavois quelque chose qui luy fust utile, il n'y a rien que je ne fisse pour sa guerison. - Il n'y a point de doute, repliqua Dorinde, que j'en ay veu l'experience, et que le remede est fort aisé. N'y a t'il point en cette contree de Temple de Jupiter, aupres duquel il y

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en ait un dedié à la Deesse Minerve ? Thamyre respondit : - Il y en a plusieurs que les Romains, à ce que l'on nous a dit, on ε fait bastir, mais quant à nous, nous ne les frequentons guere, parce que nos Druides η nous enseignent, que la Majesté du grand Tautates, est si grande, que l'Univers seul est le temple digne de sa grandeur, et que η luy-mesme s'est basty, d'autant que ceux qui sont faits de la main des hommes, sont trop vils pour une telle divinité, et cela est cause que tous nos sacrifices sont faits dans les boccages sacrez, et non point sous autre toict que celuy des cieux, mais ce peuple dont je parle, à ε d'autres Sacrificateurs qui se servent des temples, et il me semble bien d'en avoir veu en la grande ville de Marcilly, d'autant que celuy qui la fonda η, luy donna non seulement son nom, mais y establit aussi sa religion,

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et si j'ay bonne memoire, il y en a aussi un de Minerve, qui touche à ce qu'il me semble celuy de Jupiter. - Si cela est, dit Dorinde, et que vous ayez volonté que ce pauvre berger guerisse, conduisez l'y η, et je tiens pour certain qu'il guerira, puis qu'il ne faut seulement que planter un cloud η duquel on luy aura touché les tamples, dans la muraille du temple de Jupiter, qui regarde du costé de celuy de Minerve. - S'il n'y a que cela à faire, adjousta Palemon, je jure que demain η je ne boiray, ny ne mangeray, que je ne l'aie planté moy-mesme, et ε avant que malaisement l'arrachera-t'on sans rompre la muraille. - Ce n'est pas vous, repliqua Dorinde, qui devez faire ceste ceremonie, il faut que ce soit la principale personne du lieu où elle se fait. - S'il est ainsi dit Palemon, quand je devrois me mettre à genoux devant Amasis, je

Signet[ 475 ] fonctionnelle

la supplieray de vouloir faire une œuvre si charitable, et je fay vœu η que si ce pauvre berger peut r'avoir santé, je ne refuseray point, la premiere chose qui me sera demandee, à qui que ce soit qui m'en requiere.
  Et par ce qu'Adraste avoit tousjours suivy ceste trouppe, et que le lieu jusques où il avoit accoustumé d'aller, estoit assez prés de là Palemon pria Doris, de vouloir faire par priere, ou autrement qu'il la suivit, jusques à Marcilly, où il avoit apris que toute ceste bonne compagnie s'acheminoit ; Doris, pour luy complaire, quoy que ce ne fut pas sans peine, se tournant vers ce pauvre berger : - Adraste luy, dit-elle, voyant qu'il commençoit à la laisser, ne voulez vous pas m'accompagner en mon logis ? Il s'approcha d'elle, et l'ayant un peu consideree, il luy respondit :

Signet[ 476 ] fonctionnelle

- En mon logis, Adraste et Doris. - Ouy, reprit Doris, Adraste ne veut-il pas venir avec Doris ? Mais sans se bouger, il ne dit autre chose sinon : - Doris. Et se tournant d'un autre costé, s'en voulut aller, Doris alors l'appellant par son nom, et luy s'estant tourné vers elle, elle luy tendit la main, et luy dit : - Et quoy Adraste, vous n'aimez plus Doris ? Il la regarda froidement sans rien dire, et n'y eust η personne qui n'eust pitié de luy voir sortir les larmes des yeux, encore qu'il sousrit : Doris alors luy tendant la main encore une fois : - Et quoy, Adraste, continuat η elle, ne cognoissez vous plus Doris ? Il respondit alors : - Doris. - Ouy dit-elle, je suis Doris, qui prie Adraste de luy aider à marcher jusques à Marcilly. S'approchant alors d'elle, et la prenant sous le bras il dit : - Marcilly, Doris,

Signet[ 477 ] fonctionnelle

Adraste, et Palemon. Et depuis ne la laissa plus tant que le chemin dura, sinon que quelquesfois sans dire une seule parole, il se mettoit tout à coup a ε pleurer, et puis en mesme temps à rire, sans respondre à chose qu'on luy demandast sinon les dernieres paroles de leurs discours.
  Ils avoient desja passé la riviere de Lignon, et avoient peu après laissé sur la main droicte la maison d'Adamas, lors qu'ils commencerent de descouvrir Marcilly, et parce qu'Hilas estoit marry de n'avoir peu sçavoir le suject qui avoit faict venir Dorinde en Forests, - C'est un grand cas, dit il, que de quelque sorte de folie que ce soit, il faut tousjours qu'il y en ait quelqu'une qui me destourne de ce que je desire. - Et de quelle follie vous plaignez vous, répondit

Signet[ 478 ] fonctionnelle

Dorinde, qui vous a faict perdre ce que vous desiriez ? - Je me plains, dit Hilas, de deux qui sont bien differentes : l'une de celle qui nous a tant fait parler Thamire et moy, et l'autre d'Adraste, qui nous a fait perdre le temps que nous avions, vous de raconter ce qui vous est arrivé, depuis que je ne vous ay veuë, et nous de vous escouter. - S'il ne faut que cela respondit Dorinde, pour vous contenter, nous y remedierons quand il vous plaira. - Ces promesses, adjousta Hilas, sont aisees à faire, mais malaisees à observer. - Vous me tenez, dit Dorinde, pour personne peu courtoise, qui ne veuille pas vous contenter, en chose que je puis faire si aisément. - Je croy bien, repliqua Hilas, que vous avez assez de courtoisie, pour prendre ceste peine, mais je ne sçay pas si j'en auray le loisir ou la volonté.

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- De la volonté, reprit Dorinde, je m'en remets, mais du loisir, ce soir que nous n'aurons autre chose à faire vous pourrez l'avoir, tel que vous le sçauriez desirer. Mais pourquoy, adjousta η elle, n'avez vous autant d'envie de sçavoir des nouvelles de Florice, de Palinice, et de Circeine, que des miennes ? Est-ce peut-estre que vous les avez desja apprises ? - Il faut bien, respondit Hilas, qu'il y ait quelque mistere caché la dessous, mais il est vray que je n'en sçay rien, et dequoy je m'estonne grandement, quand à ceste heure j'y pense, je n'ay jamais eu la curiosité de les sçavoir, et lors se tournant vers elles : - Mais à propos mes maistres ε du temps passé, pourquoy avez-vous esté si long temps bergeres de Forests avec Hilas, sans payer le tribut qui est deu à sa curiosité. - Nous respondrions, dit Florice,

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que ny vous ny nous n'en avons eu la volonté, mais encore y a t'il une meilleure raison, et qui procede de plus haut, car le ciel le nous η a defendu. - Et quoy, reprit Hilas, vous avez des communications si estroittes avec le ciel ? je ne m'estonne plus, que je me sois retiré de vous, puisque vous estes celeste, il ne faut plus vous aymer, il faut adorer vos celeste ε beautez. - Il vous sied bien, reprit Circeine de parler ainsi, vous qui estes de ces Galloligures, qui ne retiennent plus de la religion de ces anciens Gaulois, que le nom seulement, ayant receu les fables des Grecs, pour choses veritables, mais nous qui n'adorons pas le Ciel, ny rien qui soit de luy, nous ne voulons non plus estre adorees, que nous n'adorons qu'un seul Tautates. - O Circeine, s'écria Hilas, je le disois bien, que l'estroitte

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practique que vous avez avec le Ciel vous a renduë celeste, et en ε voyez vous pas comme vous en discourez, non pas en Cyrceine, mais en Sarronide, en Eubage, en Vacie, et bref en celeste Druyde ? Dieu me garde de vous aymer, puis que vous estes si sçavante : et quoy lors que je vous parleray de mon affection, au lieu de me respondre, vous me reprendriez η si je ne disois pas bien ? O que j'aurois grande honte de recevoir ces corrections en l'aage où je suis ! Mais se tournant vers Florice : - Dites moy à bon escient, adjousta η-il, pourquoy n'ay-je point sceu le sujet qui vous a conduite en cette contrée ? - Parce, respondit-elle, que nous ne l'avons point encore voulu dire à personne, d'autant que l'Oracle η nous a deffendu d'en parler que quelque

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chose ne fust arrivee qui ne l'est point encore. - Or, dit froidement Hylas, je ne m'estonne plus de ce de quoy je me suis estonné, je voy bien que le Ciel m'ayme plus que je ne vaux, puis qu'il ne m'a pas voulu affliger d'un desir duquel j'eusse esté long-temps pressà ε avant que d'en obtenir l'effect. - Mais, luy dit Dorinde, pourquoy ne pourrois-je satisfaire à ce desir, puis que je sçay presque aussi bien qu'elle ce qui leur est advenu, et que le Ciel ne m'a point deffendu de le dire ? - Vrayment, interrompit Lycidas, si nous n'estions si pres du lieu où vous allez, nous vous suplierions d'en vouloir prendre la peine, car peut-estre n'y a-t'il jamais eu le long des rives de Lignon, estrangere qui ait caché le sujet de son voyage si long-temps que ces

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trois belles filles. - Il faut bien, adjousta Hylas, qu'elles ayent grandement offensé les Dieux. - Et pourquoy ? répondit incontinent Cyrceine. - Parce, dit Hylas, que le plus grand chastiment que le Ciel puisse donner à une femme, c'est celuy de se taire η. - Tant s'en faut, répondit elle, que si cela est, il nous a beaucoup favorisees, nous donnant occasion de nous faire paroistre plus que femmes.
  Ces discours et quelques autres semblables les entretindrent le long du chemin : et lors qu'ils furent assez pres de la porte, Periandre, Merindor, et leur compagnon η s'approcherent de la troupe, et demanderent à Dorinde, si elle vouloit ce soir mesme faire la reverence à Amasis, et ou ε elle vouloit loger cette nuict. Dorinde répondit,

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qu'il luy sembloit qu'il estoit bien tard η, et toute la compagnie trop lasse pour monter au Chasteau η, qui paroissoit en lieu si haut et si malaisé, mais qu'elle ne sçavoit où loger, n'ayant point de connoissance en ce lieu. Lycidas alors ayant un peu pensé en luy mesme : - Donnez-moy, dit-il, le loisir d'entrer dans la ville, et je vous asseure que si celuy que j'espere d'y treuver y est vous ne serez point mal receuë. Dorinde le remercia, et s'asseant à l'ombre de quelques arbres qui estoient assez proches du chemin, elle luy dit, que toute la trouppe l'attendroit en ce lieu-là ; Lycidas donc accompagné de Corylas, entra dans la ville, et s'en alla le plus viste qu'il pust en la maison de Clindor le cher amy d'Alcippe, pere de Celadon et de Lycidas. Ce

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Clindor avoit tousjours conservé l'amitié qu'il avoit portee à leur pere, sans jamais démentir cette premiere affection : et depuis la mort d'Alcippe et la perte de Celadon, il avoit remis toute sa bonne volonté en Lycidas, comme la seule chose qui luy fust restee de son cher amy. Cela fut cause qu'aussi tost qu'il le vid, il luy tendit les bras, se le joignit au sein, et l'embrassa avec une aussi entiere affection que s'il eust esté son propre enfant. - Mon pere, luy dit Lycidas (c'est ainsi qu'il l'avoit tousjours nommé) s'il y a long-temps que je ne vous suis venu rendre ce devoir, accusez-en je vous supplie nos bois, qui ne permettent guere à leurs habitans de frequenter dans les grandes Citez, sans offenser les loix de nostre vie solitaire η. - Mon

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enfant, répondit Clindor, je vous excuse, et je vous envie ; je vous excuse sçachant assez combien Alcippe s'est preparé de peines pour n'avoir au commencement de sa vie observé religieusement le serment de ses Ancestres η, et je vous envie pour l'heureuse vie que vous passez, en considerant les troubles et inquietudes de la nostre ; Mais mon enfant, continua-t'il en l'embrassant encore une fois, vous soyez le tres bien venu, et vostre compagnie aussi : vous asseurant que je ne puis recevoir un plus grand contentement que de voir chez moy l'enfant de mon cher amy Alcippe. - Cette asseurance, repliqua Lycidas, m'a donné la hardiesse d'offrir vostre maison à une bonne trouppe de mes amis que j'ay accompagnez icy, et qui y viennent

Signet[ 487 ] fonctionnelle

pour le sujet que vous sçaurez, je ne sçay si ce ne vous sera point trop d'incommodité. -  Tous ceux, répondit Clindor avec un visage riant, qui viennent chez moy, et mesme avec une si bonne guide que Lycidas, y ont tousjours autant de pouvoir que j'y en ay, et je vous asseure que toute l'incommodité sera pour eux, et pour moy beaucoup d'honneur et de contentement. Et s'estant enquis qui estoient ceux qu'il luy amenoit pour hostes : - Je suis marry, dit-il, de n'en avoir esté adverty plustost, mais puis qu'ils m'ont voulu surprendre, ils excuseront les incommoditez de cette maison, et recevront s'il leur plaist ma bonne volonté. Et lors ayant fait appeler son fils : Leontidas, luy dit-il (car tel estoit son nom) allez avec vostre frere Licidas

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offrir cette maison à ces estranger ε vers lesquels il vous conduira, et leur dites que si mon aage me le permettoit, je fusse allé moy mesme leur rendre ce devoir.
  Ainsi s'en alla Lycidas, accompagné de Leontidas, vers la trouppe qui l'attendoit, et qui après plusieurs discours de civilité s'achemina au petit pas, Leontidas tenant d'un costé Dorinde, et Hylas de l'autre. Arrivant à la porte, les gardes leur demanderent qui ils estoient, et d'où ils venoient. Les trois Chevaliers dirent leurs noms, et satisfirent à leurs demandes : et Leontidas adjousta, qu'ils alloient loger en la maison de Clindor. Les gardes alors les escrivirent, et les prierent de leur pardonner cette curiosité, parce que depuis peu le commandement leur en estoit fait.

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Ils entrerent donc de cette sorte, et furent conduits vers Clindor, qui les receut avec un si bon visage, et les traitta si honorablement, que chacun demeura estonné qu'en si peu de temps il eust mis lordre ε en sa maison qu'ils y trouverent.
  Mais cependant le triste Sylvandre, qui après avoir laissé Dorinde et ses compagnes, s'estoit retiré dans le plus caché η du bois, pour ne voir ny estre veu de personne, passa le reste du jour avec ses fascheuses et mortelles pensees, jusques à ce que sur le soir η il se vint mettre dans le buisson η, où Diane, Alexis, Astree et Phillis le trouverent en se retirant. Il s'estoit de sorte esloigné de chacun, qu'il n'avoit pas mesme sceu ce qui estoit advenu pour Dorinde, d'autant qu'aussi-tost qu'il appercevoit quelqu'un, il le fuyoit

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comme une personne sauvage. Sa tristesse le retint en ce lieu jusques à la nuict η : mais quand il vid le Ciel semé η d'estoille ε, et qu'il creut n'y avoir plus personne par la campagne, il en sortit : non pas pour se divertir, car il n'avoit pas mesme envie d'alleger son mal, mais seulement pour se representer plus vivement son déplaisir, afin que l'ennui pust faire tant plustost ce qu'il ne vouloit pas que sa main attentast sur sa vie, de peur d'offenser le Ciel en se donnant une violente mort η.
  Cette pensee le conduisit insensiblement dans la grande allee η ou ε Phillis luy avoit fait le cruel message de Diane. - O lieu malheureux, dit-il, pour moy, et diffamé de la plus insigne injustice qui ait jamais esté commise sur les rives de Lignon ! comment est-il possible que le Ciel

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ne t'ait caché dans les abysmes des entrailles de la terre pour ne souffrir que ce rivage innocent soit profané par toy ρ lieu de desastre et d'abomination ? Et lors se pliant les bras η l'un dans l'autre : - Mais si c'est le Ciel, continua-t'il, qui me poursuit d'une haine continuë depuis le jour que je suis n'ay ε, comment au lieu de chastier, ne favorisera-t'il ce qui executera sur moy ces cruelles destinees ? mais aussi si tous les lieux où j'ay ressenty les injustices de son influence devoient estre abysmez, helas ! il faudroit que tous ceux ou ε jusques icy j'ay esté, fussent cachez dans la profondeur de la terre. Et parvenant avec ces paroles sur le mesme endroit où il estoit tumbé évanoüy, il s'arresta tout court : et après l'avoir consideré quelque temps, - Il est vray, s'escria-t'il, que si

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en tous les autres lieux j'ay eu du malheur, c'est bien en cettui-cy où tous les desastres se sont assemblez et ont fait voir jusques où se peuvent estendre les plus grands efforts des plus cruelles infortunes : mais comment les ay-je pu ssupporter ε sans mourir, ou comment le Ciel n'a-t'il eu honte de se voir surmonté par la constance η d'un mortel ? Et veritablement en cecy il n'est pas plus estrange de considerer l'opiniastreté du Destin à me rendre miserable, que de voir l'insensibilité de mon ame à supporter ses coups. Et lors que je l'ay bien consideré, il faut que je die que le Ciel veut essayer sa puissance en mes supplices, ou mon courage en ma souffrance. Mais pour cela falloit-il, belle Diane, que vous fussiez l'instrument de tant de cruautez ? falloit-il que

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vostre beauté consentit à la perte de celuy qui l'adore, et que ce fust mesme de cette affection que procedast la rigueur de son supplice ? quelle excuse pouvez vous alleguer pour vostre descharge, puis que si vous n'estes complice de cette faute, pour le moins vous en estes la cause et l'origine ? car il est autant possible que sans Diane je puisse aymer quelque chose, qu'il est impossible que tant que vous vivrez vous ne soyez la plus belle de l'Univers, et que tant que je vivray vous ne soyez la mieux aymee Bergere du monde. Ah ! je voy bien, reprenoit-il quelque temps après, ah ! je voy bien que vous ne cherchez point d'excuse en une action dont le repentir ne vous touche nullement, ou pour mieux dire, en laquelle le seul repentir η seroit

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une plus grande satisfaction mille et mille fois que n'auroit pas esté l'outrage.
  Et lors demeurant quelque temps sans parler, et la Lune η estant fort claire, il alloit regardant tout à l'entour de luy, et comme un homme hebeté consideroit toute chose, sans sçavoir presque ce qu'il regardoit. Enfin, luy revenant en memoire le cruel discours de Phillis, et l'opinion que Diane avoit eüe de son changement, il ne se pust empescher de s'écrier tout à coup : - Mais, ô Dieu ! est-il possible que le jugement de Diane, qui void si clair en toute chose, se soit pu pour mon malheur, abuser de cette sorte, que Madonthe ait eu le pouvoir de me divertir de son service ? a-t'elle pu croire cette sage et prudente Bergere, que des yeux qui

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l'auront veüe puissent se plaire à regarder quelqu'autre beauté que la sienne ? Ay-je, ô belle Bergere, ay-je rendu par mes actions quelque témoignage d'estre devenu ou Hylas, ou Adraste ? et il faudroit bien pour avoir commis cette faute, que non seulement je fusse ou l'un ou l'autre, mais ensemble tous les deux : car pour estre fol, je ne serois pas si inconstant, ny pour estre inconstant, je ne serois pas si fol η.
  Ceste pensée l'entretint longtemps sans luy permettre de sortir de ce lieu, où il sembloit qu'il s'arrestoit pour y trouver les contentements qu'il y avoit perdus : mais tout au contraire, il y alloit rencontrant tousjours des nouvelles causes de déplaisir : car coulant sans y prendre garde, d'une pensée

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en une autre, il s'alla representer les doux commencements de son affection, avec quelle discretion Diane receust sous le voyle d'une gageure η la naissance de son amour, avec quelle courtoisie elle luy avoit laissé prendre racine, et avec qu'elle ε prudence η elle l'avoit veu eslever jusques à la grandeur extreme où elle estoit parvenue. Et sur cette pensee il s'alloit remettant η devant les yeux les agreables contrarietez η de Phillis, les favorables responces de sa Bergere, et bref toutes les apparences qu'il avoit eües d'esperer que son extreme affection ne seroit point infructueuse, lors qu'en la recherche de toutes ces choses desquelles il se rendoit compte à soy-mesme, il se ressouvint du brasselet η de cheveux qui avoit esté destiné

Signet[ 497 ] fonctionnelle

pour Phillis, et qu'il obtint de Diane par une extraordinaire faveur. Curieusement il porta la main sur l'endroit où il souloit estre pour avoir le contentement de se la η rebaiser après l'avoir touché, lors que ne le trouvant point, il changea incontinent et de main et de bras, comme s'il se fust mesconté la premiere fois de le chercher du costé ou ε il ne le portoit pas : mais ne le trouvant point ny en l'un ny en l'autre, il fut surpris d'un si pressant desplaisir, que ne pouvant resister au coup de ce desastre, il fut contraint de se laisser aller en terre, ou ε il demeure longuement et sans mouvement et sans parole : enfin lors qu'il pust parler il souspira tels vers.

Signet[ 998 sic 498 ] fonctionnelle


SONNET.

Il ne veut plus esperer η.

3_318QUe nul bien desormais ne flate ma pensee,
Et que tous mes espoirs soient mis dans le cercueil,
Qu'une eternelle nuict accompagne mon œil
Et soit en moy la joye à jamais effacee.

  Pleurez mes tristes yeux η vostre gloire passee,
Soient de goutes de sang les larmes de mon dueil,
Oublions pour tousjours le favorable accueil
Dont la fortune avoit nostre amour commencee.

  Fuyez bien loin de moy desir de quelque bien
Puis qu'entre les mortels je n'espere plus rien
Que de mourir enfin oppressé de tristesse.

Mais pourquoy faudroit il quelque chose esperer
Si mesme il n'est permis au mal'heur qui m'oppresse
D'oser à tant de maux une fin desirer ?

Signet[ 499 ] fonctionnelle

  Sylvandre s'alloit plaignant η de cette sorte, et sa plainte n'eust pas cessé si tost, n'eust esté qu'il ouyt, ce luy sembla, quelqu'un s'en venir vers luy : et parce que c'estoit une heure où il y avoit peu de Bergers qui se promenassent, tant pour reconnoistre qui c'estoit, que pour la crainte d'estre veu : et par ce moyen interrompu en ses solitaires pensees η, il se teust pour quelque temps : et lors il ouit venir le long de la grande allee η des personnes qui parloient assez haut, et que toutefois il ne pouvoit encore bien reconnoistre, ny bien entendre : mais il n'eust pas demeuré longuement sans parler qu'eux s'approchans tousjours davantage, il apperceut à la clarté de la Lune η, que c'estoient deux hommes η qui venoient

Signet[ 500 ] fonctionnelle

parlant ensemble : et de fortune, lors qu'ils furent pres de l'endroit où Sylvandre estoit couché, ils s'arresterent un peu, et lors il ouyt que l'un η chantoit.


SONNET.
Il a plus d'amour qu'elle n'a de
cruauté.

24_m_500MAis mon Dieu que je l'ayme, et mon Dieu que de peine
Je supporte en aymant sa cruelle beaute !
Fust-il jamais Amour plus plein de loyaute ?
Fust-il jamais, ô Dieu beauté plus inhumaine ?

Plus je vay l'adorant η d'une ame toute pleine
Et d'amour et de feux, et plus sa cruauté

Signet[ 501 ] fonctionnelle

Augmente de rigueur par quelque nouveauté,
Comme si l'adorer faisoit naistre sa haine.

Dieu ! que ne fay-je point pour surmonter son cœur ?
Que ne fait elle aussi pour monstrer sa rigueur,
Qu'esgale à mon amour elle voudroit bien rendre ?

Mais cruelle beauté ! vous n'y parviendrez pas,
Vostre rigueur n'ira que jusqu'à mon trespas,
Et mon amour encor bruslera dans ma cendre.

  A peine ces vers furent-ils achevez que Silvandre ouit que son compagnon η commença de cette sorte.

Signet[ 502 ] fonctionnelle


SONNET.

24_l_502L'On me va reprochant que souffrir tel outrage,
C'est estre sans esprit, ou sans nul sentiment,
Et qu'il faut bien aimer, mais qu'il faut que l'Amant
Retienne avec l'amour quelque peu de courage.

Que d'endurer ainsi, c'est plustost témoignage
D'un esprit abbatu, que d'amour vehement,
Qu'il se faut bien donner, mais non pas tellement
Qu'enfin ce don se change en un cruel servage.

Signet[ 503 ] fonctionnelle

Offensé je responds, Ces maximes de Cour
Que deceus vous tenez pour maximes d'amour,
Monstrent vos passions estre bien imparfaites.

  Il faut pour bien aymer, aymer ainsi que moy,
N'aimer que pour aimer η tout d'amour et de foy,
Et c'est trair ε Amour d'aymer comme vous faites.

  - Ah ! mon frere, interrompit incontinent le premier qui avoit parlé, vous avez maintenant raison en ce que vous dites : car veritablement qui ayme pour autre dessein que pour seulement aymer, il abuse du nom d'Amour, et prophane indignement une divinité

Signet[ 504 ] fonctionnelle

si saincte et si sacree : mais permettez moy de dire qu'en ce que vous alleguiez un peu auparavant, de la peine que vous et moy souffrons, vous aviez aussi peu de fondement que j'en avois beaucoup, de dire qu'il n'y a point de douleur au monde qui soit esgale à la mienne. - Mon frere, luy répondit l'autre avec un grand souspir, l'amour que chacun se porte est cause du jugement que vous faites à mon desavantage. Car n'est-il pas vray que si vous me voyez souffrir du mal, vous le ressentiriez mieux que si quelque estranger en avoit beaucoup plus que moy, et cela à cause de la bonne volonté que vous me portez ? - Il n'y a point de doute, répondit le premier. - Or Alcandre, repliqua cettuy-cy, croyez que la mesme

Signet[ 505 ] fonctionnelle

raison vous fait estimer le mal que vous ressentez beaucoup plus grand que le mien, dautant que comme c'est chose naturelle d'aymer un frere plus qu'un estranger, aussi l'est-il encore davantage de s'aymer soy-mesme plus que tout autre : et c'est cette amour qui donne le poix à toutes les choses qui tombent soubs l'opinion. - Je ne sçay Amilcar, adjousta-t'il ρ, comme vous l'entendez, il est vray qu'en une partie j'ay bien la mesme creance, mais en l'autre j'en suis du tout contraire : je veux dire, que je croy bien que l'amour tel qu'il est, fait ressentir de mesme les ennuys et les contentements, et que c'est par luy et à son aulne que nous mesurons la grandeur ou la petitesse de toutes ces choses : mais que chacun ait plus d'amour

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pour soy que pour toute ε autre ? Mon frere, mon amy, si cela est un effect de la nature, j'avouë que la nature a failly en moy, car je jure et je proteste que j'ayme mille fois mieux Cyrceine que je ne m'ayme pas, et la preuve de ce que je dis est tres-aisee, puis que j'ay pour elle tous les effects que l'ont dit qui procedent d'une tres grande amour : premierement j'ay plus de peur qu'il luy arrive du mal qu'à moy mesme, et s'il faloit que pour le luy oster je le souffrisse, c'est sans doute qu'il n'y a supplice auquel je ne m'exposasse librement pour elle, et puis je desire plus son contentement que le mien, et je ne croy pas qu'il y ait chose pour difficile qu'elle fust que je ne fisse, si je pensois qu'elle en deust avoir du plaisir : mais et

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cettuy-cy est bien un témoignage qui ne se peut reprocher, si je pensois avoir quelque contentement qui luy dépleust : Amilcar, croyez moy, j'aimerois mieux la mort que de le recevoir : si cela ne sont des connoissances que j'ayme plus autruy que moy mesme, je ne sçay quels en peuvent donc estre les signes asseurez. - Mon frere, reprit Amilcar, je ressens bien pour Palinice les mesmes excez d'affection que vous dites avoir pour Circeine : mais ô Alcandre ! vous estes bien deceu, si vous pensez qu'il faille conclure par là, que vous aimez mieux Cyrceine que vous, ny que j'aime mieux Palinice que je ne m'aime pas. Car si nous voulons en parler sainement, nous advoüerons que c'est pour l'amour que nous nous portons

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que nous les aimons : et comme l'avare η expose sa propre vie pour la conservation de l'or qu'il aime, que de mesmes nous nous sacrifions pour le plaisir de ces belles que nous cherissons. - Ah ! mon frere, s'éscria incontinent Alcandre, et voudriez vous bien faire ce tort à nostre amour de la comparer à celle d'un avare ? - Mon frere, répondit froidement Amilcar, asseurez vous qu'il n'y a point d'autre difference de ces deux amours, sinon que celle que nous portons à ces belles Dames, est pour chose de plus de valeur et de merite, et qu'ainsi elle est plus honnorable et plus raisonnable : mais en effect, l'origine de toutes ces amours procede de celle que chacun à ε pour soy mesme : et pour monstrer qu'il est ainsi, dites

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moy Alcandre, n'est-il pas vray que le soing que l'avare a de conserver l'or qu'il aime est pour soy mesme, et non pas à cause de l'or ? - Il n'y a point de doute, respondit-il, car qu'importe à l'or qu'il tombe dans d'autres mains, puis que par tout où il sera, il sera tousjours aussi bien or qu'entre les siennes ? - Vous avez raison, repliqua Amilcar : or maintenant tournons cette mesme raison vers ce qui nous touche, et vous connoistrez que c'est pour l'amour que vous vous portez η que vous avez ces soings de Cyrceine, et ces grands desirs de son contentement, et me dites si vous voudriez que Cyrceine eust tous ces bon-heurs que vous luy desirez, ou plustost si vous voudriez bien les luy rechercher, à condition qu'elle aimast infiniment

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Clorian, et qu'elle se donnast du tout à luy, sans jamais plus se soucier de vous ? - Mais, reprit Alcandre, encore qu'elle fust à Clorian, elle ne seroit pas heureuse comme vous la figurez. - Et si elle l'estoit, adjousta Amilcar, encore plus que je ne dis, seriez vous bien aise qu'elle joüyst de tous ces contentements avec Clorian ? vous ne me répondez point, et vous avez raison, car je feray bien la réponse sans vous. Il est certain que vous et moy aimerions mieux la mort que de voir, vous, Circeine au comble de son contentement avec Clorian, et moy Palinice la plus contente et heureuse femme du monde en la puissance de Sileine. Et par là, mon frere, mon amy, avoüons que tout le bien que nous leur desirons, c'est comme l'avare

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aime l'or, c'est à dire pour nostre interest particulier, quoy que l'excez de nostre passion nous fasse juger au commencement tout le contraire.
  A ce mot ces estrangers continuerent leur promenoir, et demeurerent quelque temps sans rien dire. Sylvandre qui les avoit escoutez, et qui les jugeoit personnes de merite et d'entendement eust volontiers parlé η à eux, n'eust esté le fascheux estat où la jalousie de Diane l'avoit reduit : mais se reconnoissant de si mauvaise humeur, il pensa qu'il valoit mieux s'en esloigner que de les interrompre, pour entretenir ses profondes pensees : et en ce dessein il s'en voulut aller, mais en mesme temps il vid que ces estrangers revenoient sur leurs mesmes

Signet[ 512 ] fonctionnelle

pas, comme personnes qui ne sçavoient que devenir, et qui ayant rencontré cette grande allee η faisoient dessein d'y passer le reste de la nuict η. La crainte qu'il eut d'estre apperceu d'eux fut cause qu'il se remit en sa place pour les laisser passer, et puis s'enfoncer dans le bois : mais fust qu'il fist quelque bruit en se remettant en terre, ou que la Lune esclairast mieux à l'endroit où il estoit, qu'elle ne faisoit lors qu'il ε avoient passé aupres de luy ; tant y a qu'Alcandre à son retour l'apperceut, et le fit voir à son frere, qui s'en approchant curieusement : - C'est veritablement, dit-il, un Berger qui dort. Silvandre qui se vid descouvert, et qui pensa bien qu'ils ne s'en iroient pas sans le faire parler, aima mieux les prevenir, et cela

Signet[ 513 ] fonctionnelle

fut cause qu'il répondit : - Si je dormois, il faudroit dire qu'une personne peust dormir sans reposer : car le malheureux estat où je suis, qui ne sçauroit estre égalé, ne permet pas à ce desastré Berger de pouvoir avoir quelque repos. Et ne croyez, Amilcar, continua-t'il en se relevant, que ce soit l'amour que je me porte, qui me fait faire ce jugement de la grandeur de mon mal : car au contraire, si je devois juger par passion de ce qui me touche, ce seroit plustost par haine que par amour, pouvant dire avec verité, que je n'ay jamais voulu tant de mal à personne que je m'en veux : de sorte qu'encore que le malheur où je suis soit le plus grand que jamais mortel puisse recevoir, si est-ce que je suis mon ennemy de telle sorte que

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ma haine n'en peut encore estre satisfaite, et je voudrois me la pouvoir augmenter et multiplier par dessus le nombre de fueilles de ces bois. - J'avoüe, dit alors Amilcar, que si ce que vous dites est vray, il faut que toute douleur cede à la vostre. - O Amilcar ! dit le Berger, je ne suis que trop veritable, et si je vous en avois descouvert la moindre playe, je m'asseure que vous le confesseriez avec moy : mais parce que ce me seroit quelque espece de soulagement de le dire, je ne veux pas mesme me donner ce contentement. - Il semble, adjousta Alcandre, que la grandeur du mal que vous avez vous a porté à ce desespoir, et vous sçavez bien que le despoir ε est un témoignage de peu de connoissance et ce ε peu de courage. - J'avoüe,

Signet[ 515 ] fonctionnelle

dit le Berger, que mon mal s'est changé en desespoir η, mais je nie bien que le desespoir soit tousjours faute de connoissance ou de courage : car tant s'en faut, ne seroit-ce pas une extreme méconnoissance, d'avoir les extremes malheurs que j'ay, et ne les connoistre pas ? et ne seroit-ce un grand deffaut de courage et de sentiment, que de craindre de telle sorte la mort, que l'on voulust tousjours vivre en une telle misere ? Cela est bon pour des petits maux, ou pour le moins pour ceux η qui n'en ont que des communs et ordinaires : mais ceux qui sont parvenus à une telle extremité, qu'il n'y a point de remede, n'est-ce pas vray que ce seroit une espece de folie que d'y en rechercher, et un effect d'un courage vl ε et bas,

Signet[ 516 ] fonctionnelle

que de supporter la honte qu'on ne peut eviter, sinon en n'estant plus. - Toutesfois, reprit Alcandre, j'ay ouy dire que comment que ce soit, c'est un signe de peu de courage de fuir, pour n'avoir pas le cœur de soupporter ε les coups de l'ennemy. - Vous avez ouy dire la verité, repliqua le Berger, mais personne qui l'entendist bien ne vous aura jamais dit, qu'il faille esperer en une chose où il n'y a point d'esperance, et c'est ce que je disois maintenant que mon mal estoit desesperé, non pas que je concluë que pour cela je vueille d'un glaive m'ouvrir l'estomach, ou me precipiter dans un abysme, car encore que je n'estime pas cette action un deffaut de courage comme vous dites, je la tiens encore pire, parce que c'est

Signet[ 517 ] fonctionnelle

une impieté η, impieté η qui se commet contre le grand Tautates, dautant que l'homme estant l'ouvrage de ses mains, et duquel il se peut servir comme le potier η des vazes de terre qu'il a faits à sa volonté η : c'est une grande impieté η d'aller contre l'ordonnance de ce Grand à qui nous sommes : et à qui nous devons tout ce que nous avons : et s'il luy plaist de nous voir souffrir des peines et des travaux infinis, ne sommes nous pas impies de vouloir contrarier son dessein par une mort precipitee ? Mais que ce ne soit un témoignage d'un courage genereux de ne vouloir souffrir un honteux supplice, et de l'éviter par une douleur encore plus grande, je ne pense pas, Alcandre, qu'il y ait personne qui après y avoir bien pensé η

Signet[ 518 ] fonctionnelle

le vueille soustenir : Mais je commence à ressentir quelque allegement par les discours que j'ay avec vous : et parce que je n'en veux point en mon mal, je vous conjure, Amilcar, par l'amour que vous portez à Palinice, et vous Alcandre, par celle que vous avez pour Cyrceine, de me permettre de m'en aller seul dans le plus reculé de ce bois, et en échange je vous diray, que si vous cherchez ces deux belles Bergeres, vous les treuverez en cette contree, où je les ay veuës bien souvent sur les rives de Lignon, en la compagnie de la belle Diane, d'Astree, et de leurs compagnes. Et à ce mot, après les avoir salüez, il s'en alla, et se mit dans le bois le plus promptement qu'il pust de peur d'estre suivy par ces estrangers.

Signet[ 519 ] fonctionnelle

  Eux, au contraire, ravis d'ouyr un Berger discourir de cette sorte, demeurerent si estonnez que ny l'un ny l'autre ne remua pas un pied pour le suivre : mais ayant tenu quelque temps les yeux sur l'endroit du bois où il est entré, Alcandre fut le premier qui reprit la parole : - Dites la verité, mon frere, dit-il, avez vous jamais ouy un semblable Berger ? - Son habit, répondit Amilcar, dit bien qu'il est Berger, mais ses discours nous protestent que non. - Quant à moy, adjousta Alcandre, je pense que c'est le Genie de Lignon qui s'est voulu presenter à nous sous cet habit, pour nous monstrer qu'il y en a encore qui ont plus de mal que nous n'avons pas. - J'aurois, peut-estre, repliqua Amilcar, cette mesme opinion, si

Signet[ 520 ] fonctionnelle

nous estions ailleurs qu'en cette contree des forests, où j'ay ouy dire, qu'il y a tant de discrets et d'honnestes Bergers, qu'il ne faut point treuver estrange la rencontre que nous avons faite. - Si c'est un Berger, continua Alcandre, et que les autres soient tels que luy, il faut advoüer que les villes ont de quoy porter envie à ces bois et à ces rives solitaires η : Mais, dit-il monstrant du doigt un papier η qui estoit au lieu d'où Silvandre estoit party, je voy là quelque lettre peust-estre si la clarté de la Lune nous le permet, pourrons-nous apprendre quelque chose de ce que nous disons en la lisant. Alcandre alors se baissant releva ce papier que veritablement Sylvandre en prenant son mouchoir dans sa poche avoit laissé

Signet[ 521 ] fonctionnelle

choir sans y penser, et le dépliant tous deux voyant qu'il estoit escrit, ils prirent le mieux qu'ils purent la clarté de la Lune, et l'eurent ε avec quelque difficulté ces vers η.


SONNET.
Elle seule digne d'elle.

24_e_521ELle ε ayme en fin, quoy qu'elle sçache dire,
Cette arrogante et trop fiere beauté :
Mais pour punir sa feinte cruauté,
D'un feu nouveau se produit son martyre.

Dans son miroir η elle mesme s'admire,
Ainsi le Ciel vange ma loyauté,
Et s'admirant, estrange nouveauté !
D'un vain Amour se brusle et se desire.

Elle ne croit, l'orgueilleuse qu'elle est,
Rien digne d'elle, elle seule se plaist,
Et ses amours en soy-mesme elle enserre.

Mais Glorieuse enfin tu te decois,
Cette beauté qu'en ce miroir tu vois
N'est rien qu'une ombre, et n'est que dans un verre.

Signet[ 522 ] fonctionnelle

  Alcandre alors : - Il est certain, dit-il, que c'est un Berger, et non pas le Genie de ce lieu : mais il faut avoüer que ces bois sont heureux d'avoir de semblables hostes. Et parce qu'il y avoit encore quelque chose d'escrit, ils continuerent de lire, quoy que la clarté de la Lune fust un peu blaffarde : mais la lettre qui estoit grosse et d'un caractere bien formé, leur ayda beaucoup. Les vers estoient tels.


SONNET.
Il luy tient le miroir cependant
qu'elle se coiffe η,

24_c_521COmme un Guerrier nourry dans les allarmes,
Quand l'ennemy n'est point encor presant ε,

Signet[ 523 ] fonctionnelle

En ce miroir vous allez aiguisant η
De vos beautez les invincibles armes.

Lors qu'à vos yeux vous adjoustez des charmes,
En cent façons leurs attraits déguisant,
Ma mort je vay moy mesme authorisant η,
Car ce miroir η n'est fait que de mes larmes.

Larmes helas ! qu'Amour change au cristal
De ce miroir η pour marque de mon mal
Et qu'à vos yeux je presente fidelle.

Jugez au moins, puis que dans mes tourments
Je vous fay voir si parfaite et si belle
Que vous seriez dans mes contentements η !

Signet[ 524 ] fonctionnelle

  Sylvandre avoit faict ces vers pour Diane il y avoit long temps, en la considerant qui se regardoit dans un miroir : et de fortune il les portoit ce jour-là sur luy. Ces estrangers les trouverent tant à leur gré, qu'ils ne se pouvoient lasser de les relire, et eussent bien voulu qu'il y en eust eu d'autres pour passer les heures de la nuict plus doucement, puis qu'ils estoient contraints d'attendre en ce lieu ceux qui leur avoient promis de les y venir trouver.
  Mais Alexis cependant qui estoit couchee comme de coustume dans la chambre d'Astree, où Diane et Phillis avoient dormy cette nuict, s'éveilla aussi matin η que le Soleil, et prenant doucement les habits de la belle Astree, s'en accommoda le plus proprement qu'elle

Signet[ 525 ] fonctionnelle

pust, et puis avec le moins de bruit qu'il luy fut possible ouvrit les fenestres, et prit une chaire auprés du lict afin de pouvoir mieux contempler les beautez qu'il adoroit. Astree estoit lors de la moitié du corps η tournee du costé de ses compagnes : et parce qu'il faisoit grand chaud η elle avoit une partie du sein descouverte, et un bras hors du lict nonchalamment estendu sur Diane. Alexis l'ayant quelque temps consideree : - Helas ! disoit-elle, mais d'une voix assez basse pour n'estre ouye, helas pourquoy Alexis n'és-tu changee en Diane, ou Diane en Alexis ? Mais, disoit elle un peu après, à quoy te serviroit-il miserable, si parmy ce changement Celadon n'avoit point de part ? Car quelles plus grandes faveurs, ô Alexis !

Signet[ 526 ] fonctionnelle

pourrois-tu desirer que celles que tu reçois, et qui te sont inutiles, parce que tu n'y appelles point Celadon, et semble que tu luy envies la part qu'il y pourroit avoir ? Et à ce mot s'estant teüe quelque temps, Ah ! ce n'est point envie, disoit-elle, car Alexis peux-tu avoir quelque bonheur sans luy, ou luy quelque felicité sans toy ? Non certes, ce ε respondoit-elle, mais il est vray que sa presence m'est bien aussi redoutable que desirable : desirable puis que sans Celadon je n'auray jamais un contentement η parfaict et redoutable, puis qu'il n'y a que luy qui me puisse faire perdre toutes mes esperances η. Mais quand je veux rentrer en moy-mesme qui suis-je qui redoute et qui desire ? suis-je Alexis ? non,

Signet[ 527 ] fonctionnelle

car que peut davantage desirer Alexis ? suis-je Celadon ? non, car que peut craindre celuy qui est parvenu au comble de tous les malheurs ? Qui suis-je donc qui desire et qui crains ? car il est certain que je ressens ces deux passions, je suis sans doute un meslange et d'Alexis et de Celadon : et ainsi comme Celadon je desire de recouvrer le bon-heur qui m'a esté tant injustement ravy, et comme Alexis je crains de perdre celuy que je possede. Je suis donc et Alexis et Celadon meslez ensemble : mais maintenant que je sçay qui je suis, que ne recherchons-nous un moyen de contenter Celadon, et d'asseurer Alexis ? Ah ! disoit-elle alors, c'est là l'œuvre et la peine η, ce lieu est si glissant, que pour peu que le pied

Signet[ 528 ] fonctionnelle

eschappe l'on tombe dans un profond abysme de desespoir. Mais pourquoy nous voulons-nous figurer qu'Astree vueille mal à ce fidelle Celadon, puis que toutes les fois qu'elle en parle, il semble que ce soit en plaignant sa perte : mais au contraire, pourquoy ne croirons-nous qu'Astree luy vueille mal, puis que luy ayant ordonné de ne se faire jamais voir à elle, qu'elle ne le luy commandast ? ρ elle ne le luy commande point, et si elle parle à luy toutes les heures.
  Cette derniere consideration la toucha de sorte que les larmes luy en vindrent aux yeux : et parce qu'ensemble avec les larmes, quelques souspirs se déroberent de son estomac, Phillis qui estoit sur la fin de son sommeil s'éveilla,

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et voyant qu'il estoit grand jour, après avoir salüé Alexis, elle se jetta en bas du lict, et toute en chemise s'alla habiller aupres de celuy de la Druyde : et toutesfois Diane estoit tellement prinse du sommeil, que quelque bruit que sa compagne fist en se levant, elle ne se fust point esveillee, si Phillis ne l'eust appellee paresseuse par diverses fois : et parce qu'elle parla assez haut, il sembla qu'Astree en songeant se fust esveillee, car se tournant du costé d'Alexis : - Ah Celadon ! dit-elle, avec un grand souspir, et sans dire rien davantage se remit à dormir : mais par ce que Diane et Phillis oyant nommer Celadon, estoient demeurees attentives à ce qu'elle vouloit dire ; Alexis, quoy que surprinse de s'ouyr nommer, tint la meilleure

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mine qu'il luy fust possible, et se mettant un doigt sur la bouche. - Parlons bas (dit-elle) pour voir ce qu'elle veut dire de ce Berger : mais quoy qu'elles se teussent, et qu'elles attendissent longuement, si ne parla-t'elle plus, mais se sentant baisee par Diane, s'esveilla doucement, en oppinion que ce fust Alexis : - Ma maistresse, luy dit-elle n'ayant pas les yeux encore bien ouverts, vous estes si diligente que vous nous facites honte, et tenant Diane embrassee elle la rebaisa en ceste creance : mais quand elle vid que c'estoit Diane : - Ah ma sœur ! dit-elle en la repoussant, vous m'avez trompee, je vous prenois pour ma chere maistresse. - Mon serviteur, dit alors la Druyde, je ne suis pas si loing que vous ne puissiez bien-tost reparer ceste

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faute, si vous l'avez agreable ; et alors se panchant, Astree la baisa et l'embrassa avec la mesme affection qu'elle eust peu η caresser une sœur bien- aimee, si le Ciel luy en eust donné une. - Et bien, dit Phillis, qui achevoit de s'habiller, et qui avoit veu comme elle avoit repoussé desdaigneusement Diane, vous rejettez les baisers d'une bouche que quelqu'autre esliroit peut-estre plustost que ceux de la vostre. - Il faudroit bien, respondit Dieane ε, que celuy-là eust bien tost η perdu le jugement, qui feroit une si mauvaise eslection. - Vous en croirez ce qu'il vous plaira, repliqua Phillis, si crois-je que vous seriez la seule qui auriez ceste opinion, car celuy de qui η je parle, c'est Sylvandre, que je ne croy pas que personne que vous puisse accuser de deffaut

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de jugement, et encore ne le pouvez-vous faire qu'en une chose. - Et en laquelle ? respondit Diane. - En ce qu'il vous ayme trop, repliqua Phillis : car il est vray qu'en cela il y a de l'excez. - Et quoy ma sœur, reprit Diane, vous voicy encore à vostre premiere chanson ? ne me parlerez-vous jamais que de ce Sylvandre, et ne vous lasserez-vous point quelquesfois de le nommer si souvent ? - Ma sœur, dit Phillis, desabusez-vous d'une chose, jamais je ne vous laisseray en paix, qu'il ne soit remis aupres de vous, comme il y estoit il y a quelque temps : et je croy que toutes vos amies en doivent faire de mesme : parce que si nous perdions ce gentil Berger, je ne pense pas que Lignon en peust recouvrer de long-temps un semblable. - Et Lycidas,

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adjousta Diane, ne vaut-il pas mieux ? - Lycidas, interrompit Phillis avec sa gayeté accoustumee, ne vaut rien que pour moy, et je serois bien marrie que quelqu'autre en prist envie : mais Sylvandre est tel, que non seulement vous et nous qui le voyons ordinairement, mais toute ceste contree et peut-estre encor toutes les Gaules y ont de l'interest. - Et ma sœur, dit Diane, suis-je payee du public, pour avoir soing d'une personne en qui tant de gens ont part ? - Vous le devez, respondit Phillis, puis que vous y avez toute puissance, et s'il en mesadvient chacun vous en blasmera, et quoy qu'il soit tout à vous, si ne devez vous pas estre envieuse que chacun reçoive du contentement de ce que vous avez. - Tant s'en faut,

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respondit Diane, que j'en sois envieuse, qu'au contraire, s'il est mien, de bon-cœur je vous le donne avec promesse de ne vous le redemander jamais. - O cruelle fille ! s'escria Phillis, les Dieux vous puniront de ceste ingratitude, et si c'est comme ils ont accoustumé, ce sera par le mesme moyen que vous les offensez maintenant, et souvenez-vous que je vous le predis avec autant de verité que si ma bouche estoit un Oracle. - Qu'est-ce que vous dites, ma chere sœur ? reprit incontinent η Diane, que les Dieux me puniront pour ce que je viens de faire : et quelle faute ay-je commise de vous donner ce qui est mien, puis qu'encore que je ne vous le donnasse pas, il ne laisseroit pas d'estre à vous, y ayant long-temps que tout ce que j'ay est vostre ? - Ah Diane

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dit Phillis, ces cruautez couvertes du manteau de la courtoisie ne seront pas incogneuës aux Dieux, et vous ne les leur sçauriez desguiser, et souvenez vous que je vous en η verray pleurer, et je les vous reprocheray en un temps que vous direz que j'ay eu raison. - Vrayement, respondit froidement Diane, vous estes mauvaise sœur, puis que vous faictes ce dessein, vous devriez au contraire me preparer de bonne heure des mouchoirs pour essuyer les larmes que je dois respandre.
  Ces deux Bergeres acheverent de ceste sorte de s'habiller, cependant qu'Alexis et Astree s'entretenoient tantost par des asseurances de leur bonne volonté, et tantost par des baisers, qui estoient donnez et rendus, d'un costé en fille,

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et de l'autre en Amant, et cela fut cause que Diane voyant qu'Astree ne faisoit pas semblant de sortir du lict, se tournant vers Phillis : - Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, qu'encore que ce matin vous me vueillez tant de mal, nous pourrions bien aller donner ordre à nos trouppeaux ensemble, et puis estre encore icy de retour avant que ceste paresseuse soit hors du lict. - Ne croyez pas, respondit Phillis en la prenant soubs les bras, que ma colere soit si grande qu'elle me puisse faire manquer au respect et à l'affection que je dois à celle qui a esté ma maistresse et qui le sera tant que je vivray. Et s'addressant à Astree : - Et vous dit-elle, la sœur la plus paresseuse que nous ayons, afin de ne vous commander point chose qui soit impossible ou ennuyeuse,

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nous vous ordonnons de nous atttendre ε au mesme lieu où vous estes, et faites que nous vous y treuvions à nostre retour : cependant pour vous en donner la commodité, et afin que vous n'ayez point d'excuse, nous allons donner ordre à vostre trouppeau et aux nostres : et luy donnant le bon-jour, elles sortirent de la chambre, et s'en allerent s'entretenant de divers discours, d'autant que Diane ayant un peu perdu de l'opinion qu'elle avoit euë de Sylvandre commançoit à reprendre sa bonne humeur.
  Estans doncques sorties du logis d'Astree, Phillis qui estoit demeuree quelque temps sans rien dire, tout à coup s'arresta, et regardant Diane : - Vous oserois-je dire η, ma

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sœur, luy dit-elle, ce que j'allois pensant η ? - Et pourquoy en feriez-vous difficulté, respondit Diane, puis que la façon de laquelle nous vivons ne nous permet pas de nous cacher la moindre chose qui nous vienne en l'ame ? - Je m'allois representant η, dict Phillis, l'extreme et prompte amitié η d'Astree et d'Alexis, et en allois η recherchant la cause : car il y a long-temps que je cognois Astree, et je ne l'ay jamais veüe si prompte à aymer, ny moins encore η laisser les anciennes pour les nouvelles amitiez : Toutesfois elle n'a pas plustost veu ceste Druyde, qu'elle ne l'ait extremement aymee, et que l'aymant elle n'ait mesprisé la compagnie de Diane et de Phillis, qui luy souloit estre si chere. Diane alors en sousriant : - J'ay bien eu, dit-elle, ceste mesme

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pensee : mais j'ay depuis consideré qu'Astree a grandement aymé Celadon, et qu'Alexis en ayant tant de ressemblance, elle s'est aisément portee à l'aymer, luy semblant que c'est encore ce bien-aymé Berger : et vous sçavez bien qu'elle n'a jamais aymé que luy seul ; de sorte qu'estant sa premiere et unique affection, il ne faut pas trouver estrange que se renouvellant en ceste fille, elle soit tres-grande. - Et bien, reprit Phillis, cette raison peut estre recevable pour ce qui est d'Astree : mais qu'alleguerons-nous davantage pour ce qui touche la Druyde, qui dés la premiere veüe s'est de telle sorte donnee à une Bergere, qu'elle en oublie et son pere et ses parens, se plaist à estre Bergere, et d'en porter les habits : et semble η qu'elle n'ait plus

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de memoire ny des Carnutes, ny de pas une de ses compagnes. - A cela, adjousta Diane, il ne se peut dire autre chose, sinon que comme Alexis a eu le visage de Celadon, elle en ait aussi le cœur : et quant à moy je le croy, quand je luy η vois idolatrer ceste fille de la mesme façon que feroit un Berger. - Je vous asseure, respondit Phillis, que vous avez raison de dire qu'elle l'idolatre, comme si elle estoit un Berger : mais adjoustez y encore qu'elle la caresse de ceste façon : avez-vous point pris garde à ses actions, quand elle est aupres d'elle ? je vous jure, ma sœur, que si elle estoit vestuë en homme, je dirois, voila un Berger. - Ma sœur, reprit Diane, vous sçavez bien qu'Astree a des aimants η extremes pour se faire aimer, et qu'affectionnant

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ceste fille, et luy rendant tous les témoignages de sa bonne volonté qu'elle peut, nous ne devons point trouver estrange qu'elle η soit prinse des enchantements que la nature a mis en ses perfections, nous l'espreuvons nous mesmes, pouvant jurer avec verité n'avoir jamais rien tant aimé qu'Astree, et je ne croy pas que jamais je puisse rien aimer davantage. - Mais, adjousta Phillis, que dirons-nous d'Adamas et de Leonide, qui l'ont laissee icy avec si peu de suject η, et semble qu'ils l'y ayent oubliee ? - Quand Adamas s'en alla, respondit Diane, vous sçavez bien qu'elle se trouvoit mal, et quand Leonide partit, ce fut tant à la haste, à cause que la Nymphe Galathee la demandoit, qu'elle n'eust pas le loisir de la reconduire chez Adamas. - Et pourquoy, reprit Phillis, ne la mener avec elle à Marcilly où son pere

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estoit : ρ - Je ne puis pas bien vous respondre sur ce poinct, dict Diane, mais je pense qu'Adamas ne veut, qu'estant Druyde, elle aille dans ces grandes compagnies, et qu'il est bien aise qu'elle demeure parmy nous pour passer son temps et se r'avoir de la maladie qui l'a si longuement affligee, et qui a esté cause de la faire sortir pour quelque temps des Carnutes, où à ce que j'ay ouy dire, elle doit bien tost estre renvoyee.
  Diane alloit de ceste sorte respondant η aux discours de Phillis, avec une sincerité η telle, qu'elle pensoit estre en Alexis, et sceut bien rapporter de si bonnes raisons aux doutes qu'elle avoit, qu'elle les luy osta tout η entierement. Et ainsi prenant les trouppeaux d'Astree, puis les leurs les remirent tous ensemble,

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et les donnerent en garde comme de coustume à des petits enfans qui en souloient avoir le soing η, quand elles estoient contraintes de s'en aller, ou qu'elles estoient distraites ailleurs, et puis se reprenant sous les bras, et croyant bien qu'Astree ne s'ennuyoit point en la compagnie où elles l'avoient laissee, s'allerent promener quelque temps le long de la grande allee η, où il n'y avoit point encore de Berger, parce qu'il estoit trop matin η : mais elles n'y demeurerent pas beaucoup, qu'elles ne vissent à l'autre bout un Berger et une Bergere, qu'elles ne peurent pas bien recognoistre pour la longue distance et aussi pour l'obscurité que les arbres y r'apportoient. Et parce que ces deux Bergeres se plaisoient fort ensemble, elles firent

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dessein d'entrer dans le bois pour les laisser passer sans estre veües, et puis reprendre toutes seules leur promenoir, de peur d'estre distraites par quelque fascheuse compagnie, et trouvant tout à propos assez pres un buisson fort couvert, elles s'y assirent, et demeurerent sans parler quelque temps : et jusques à ce que ceux qu'elles avoient veus ne fussent passez, elles n'oserent reprendre la parole, cela fut cause qu'elles les oüirent venir d'assez loing, et que dautant qu'ils parloient fort hault, elles les recogneurent bien-tost, l'un pour estre Tyrcis, et l'autre, Laonice. - Voicy, dict alors assez bas Phillis, la bonne amie de Sylvandre : ρ - Mais dittes la mienne, luy respondit Diane, puis qu'elle m'a advertie de la chose du monde,

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qui m'estoit la plus necessaire de sçavoir. - Et bien ma sœur, repliqua Phillis, j'espere que vous sortirez une fois d'erreur, et lors vous me direz si ell'est vostre bonne amie. Diane ne luy respondit point, parce que Tyrcis et Laonice estoient si prés qu'elle ne le pouvoit faire sans estre ouye : et de fortune elles entendirent que passant, Tyrcis luy disoit : - Il faut vrayement avoüer, Laonice, que vous estes la plus vindicative personne qui fut jamais. Et que vouliez vous que Phillis ny Sylvandre fissent autre chose, puis qu'ils y estoient obligez, non pas de leur eslection, mais de celle des Dieux ? - Et ne sçavez vous pas Tyrcis, répondit elle, que ceux qui ont esté foüettez d'une verge, s'ils ne s'en peuvent vanger sur celuy qui leur donne les coups reçoivent au

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moins quelque contentement de la jetter dans le feu et de la voir brusler ? Tyrcis de fortune s'arresta au droit de ces deux Bergeres, comme ravy de la mauvaistié de Laonice, et pour oüyr encore mieux ce qu'elle avoit dit : - Que voulez dire par là ? repliqua Tyrcis : - Je veux dire, reprit Laonice, que ne me pouvant vanger des Dieux, desquels j'ay receu cette injustice, je me suis vangee de la verge η de laquelle ils se sont servis, qui est cette affettee de Phillis, et ce beau parleur de Sylvandre : Et pourquoy penseriez vous que j'aye si long-temps séjourné en ces rivages, que pour trouver le temps et le moyen de m'en vanger ? Il faut que vous sçachiez, que dés le premier jour que ce beau jugement fut donné, par lequel je perdis tout

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ce que je pouvois esperer en vous ; dés ce jour là, dis-je, je me vangeay bien de Phillis : car je mis une dissension entr'elle et Lycidas, qui leur fist bien passer quelques mauvaises nuicts à tous deux : - Et qu'en pouvoit-mais le pauvre Lycidas, dit-il, qui ne vous avoit point fait de desplaisir ? - Et si je ne pouvois, respondit-elle, me vanger autrement de Phillis, il falloit qu'il en accusast son malheur : et il faut que vous sçachiez que plustost que ne me pas vanger d'un de mes ennemis, je ferois perir cent de mes amis η. - O Laonice ! s'escria Tyrcis, n'avez vous point de peur que la terre s'ouvre par le commandement des Dieux pour vous engloutir ? - Ce sont des contes, reprit-elle en sousriant, il n'y a rien de si doux que la vangeance, et vous souvenez

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que les Dieux ne se meslent guere de semblables affaires. - Il est vray, dit Tyrcis, si ce n'est pour les punir. - Voyez-vous, reprit Laonice, le Ciel est reservé pour les Dieux, et la terre pour les hommes, si je m'en fusse allee sans faire cette vengeance, je n'aurois jamais vescu en repos, maintenant je m'en vay contente η, m'estant vangee il y a quelque temps de ceste belle harangeuse ε de Phillis, et maintenant de ce beau Juge de village, vous asseurant qu'il peut venir quand il voudra ce Sylvandre, je suis trompee si de long-temps il refaict la ruine que je luy ay faite.
  Tyrcis alors se reculant deux ou trois pas, et croisant les bras, il la regarda quelque temps en admiration sans luy rien dire, et puis reprenant la parole, il luy dit froidement :

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- Et qu'est-ce que vous avez fait à Sylvandre ? - Que j'ay fait, reprit-elle, je voy bien que vous me le demandez afin d'y pourvoir : mais quoy que vous y sçachiez faire, souvenez-vous que le coup à ε esté si bien addressé, qu'il n'y à ε Myre qui en guerisse de long-temps la playe : car je vis bien que quelque mine que Diane sceut faire, la douleur luy en vint jusqu'au cœur. - Mais, adjousta Tyrcis, qu'est ce que vous me dites de playe de cœur, ou de Diane ? je vous demande que c'est que vous avez fait à Sylvandre. - Vous estes bien curieux, reprit Laonice, mais si n'en sçaurez vous autre chose, ayant en mon ame une telle satisfaction de m'estre bien vangee, que je ne demeurerois pas un moment en cette contree, où je n'ay jamais receu que ces deux contentements η :

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l'un de la jalousie η de Lycidas contre Phyllis, et l'autre de celle η de Diane contre Sylvandre. - Et comment, interrompit Tyrcis, peut estre Diane jalouze de Sylvandre, si elle ne se soucie point de ce Berger, et si Sylvandre ne regarde fille du monde avec amour ? - O Tyrcis ! que je voy bien, repliqua Laonice que si leur amour ou leur haine vous eust peu rendre quelque avantage comme à moy, vous y eussiez bien mieux pris garde que vous n'avez pas fait. - Il est bon là, adjousta Tyrcis, vous vous figurez que les discours d'amour que Sylvandre luy tient procedent d'affection : et ne sçavez vous pas que c'est en jeu, et que la gageure η qu'il fit avec Phillis en est cause ? - Ah Berger ! s'écria Laonice en sousriant, vous estes encor de ceux qui ont creu ce que

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vous dites. Ah Tyrcis mon amy ! si vous m'eussiez autant aimee qu'il l'aime, asseurez vous qu'il n'eut jamais esté mon Juge, et croyez moy que Diane l'a aimé autant que Phillis son Lycidas, et je dirois qu'elle l'aime encore, si le bon office que je leur ay rendu ne m'en faisoit un peu douter : et contentez vous que vous n'en sçaurez pas d'avantage, car je ne veux pas que vous y puissiez remedier, encore que quoy ε je vous puisse dire n'y avanceroit pas beaucoup, puis que les personnes qui pourroient verifier le contraire sont absentes, et ne se verront de long-temps en lieu où l'on leur en puisse demander la verité, et vous fiez en moy, que pour me vanger je n'y ay rien oublié, soit en la façon, soit au temps, ou aux personnes que j'ay alleguees.

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Tyrcis la laissa parler long-temps de cette sorte, pensant qu'elle declareroit qu'elle ε avoit esté sa malice, afin qu'il y rapportast quelque remede : mais voyant qu'elle n'en vouloit rien dire, perdant patience : - Va, luy dit-il, quatriesme Megere et sortie du profond des Enfers pour le tourment des humains, qui ne retiens rien de la femme que l'habit et le nom que tu en portes, ayant soubs cette figure l'esprit du Demon le plus cruel des Enfers, esloigne-toy de moy et sors de cette bien-heureuse contree en laquelle on n'a jamais veu un tel monstre, et te souviens esprit impur et malin, que tu peux bien eviter la justice des hommes, mais non pas celle des Dieux, ausquels, dit-il, joignant les mains et haussant les yeux au

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Ciel, je rends mille graces de m'avoir delivré de tes mains soüillees de tant de malices et de meschancetez.
  A ce mot s'en retournant au grand pas d'où il venoit, il laissa Laonice si estonnee de ses reproches, qu'elle cognoissoit estre tres-justes, que pleine de confusion, elle demeura quelque temps immobile, l'accompagnant des yeux sans luy dire un seul mot : enfin voyant qu'il s'estoit desja fort esloigné, elle se jetta d'un autre costé dans le bois, et sans plus se faire voir à personne de la contree s'en alla aux lieux η d'où elle estoit venuë, pouvant dire qu'elle s'en alloit sans laisser aucun regret de son départ à personne qui l'eust cogneuë.
  Diane et Phillis qui avoient esté grandement attentives aux paroles

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de Laonice et de Tyrcis, et qui n'osoient presque souffler de peur d'estre descouvertes : lors qu'elles les virent partis, demeurerent quelque temps à se considerer l'un l'autre sans se rien dire, ravies d'estonnement de cette vangeance de si loin premeditee : Diane tenoit les mains jointes ensemble, et sousriant regardoit Phillis : mais elle après s'estre mordu η les levres quatre ou cinq fois, et branlé la teste contre Diane, luy mettant les deux mains sur les siennes : - Et bien, ma sœur, luy dit-elle, ne voila pas nos soupçons veritables, que vous semble de l'innocence de ce pauvre Berger, de qui η vous avez eu si mauvaise opinion, et de la malice de cette fille à qui vous adjoustiez tant de foy ? - J'avoüe, dit alors Diane en se relevant, que sans luy faire tort,

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l'on peut dire, qu'il n'y a rien qui l'égale en artifice et en meschanceté : Mais, ma sœur, continua-t'elle entrant dans la grande allee η, et reprenant le promenoir qu'elles avoient laissé, qui eust jamais creu que cette fille eust eu tant de fiel, que de se vouloir donner une si grande peine et si longue, pour se vanger contre des innocents : car veritablement et vous et Sylvandre estiez innocents de son desplaisir, puis que ce fut le hazard η qui vous esleut pour l'office que vous fistes : mais encore que vous fussiez coulpables, qu'avions-nous fait et Lycidas et moy, pour en recevoir une si grande offense ? - N'avez vous pas ouy, repliqua Phillis, qu'elle a dit, que plustost que de ne se vanger d'un de ses ennemis, elle feroit perir cent de ses amis ?

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- Dieu nous vueille garder, adjousta Diane, de semblables amies. - Or Diane, reprit alors Phillis, nous devons estre apprises pour une autrefois, que tout ce que l'on dit n'est pas tousjours vray, quelque apparence qu'il y ait. - Vous avez raison, respondit Diane, car qui est celuy qui eust peu éviter de croire cette meschanceté, je vous supplie considerez avec quelle froideur η elle nous raconta sa malice, avec quelle feinte nonchalance elle l'alla amplifiant η, et sur quelle vraysemblance η elle l'avoit bastie, vous eussiez dit qu'elle en parloit pour raconter quelque chose à l'avantage de ce berger : Mais, et qui ne fust pas le moindre artifice, elle prit si bien son temps, qu'à mesme heure Madonthe s'en alla, et Sylvandre l'accompagna, de sorte qu'il

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sembloit qu'il vouloit luy-mesme reconfirmer ce qu'elle avoit inventé. - O ma sœur, adjousta Phillis, que pour vivre parmy ces esprits brouillons il faut estre bien avisee ! - Je confesse, dit Diane, que j'ay esté deceuë ; mais la tromperie a esté ourdie de telle sorte que je n'en ay point de coulpe, et pense qu'au contraire j'eusse esté plus blasmable si je ne m'y fusse pas laissee tromper η, puisqu'en cela j'ay fait paroistre que j'avois l'ame si nette et pure de telle meschanceté, que seulement je n'ay peu imaginer qu'elle deust entrer en elle ε de quelqu'autre. - Mais Diane, adjousta Phillis, que dirons-nous du pauvre Sylvandre qui meurt de desplaisir, et qui peut estre cherché ε quelque malheureux licol pour finir sa vie desastree ? - Je serois bien marrie, respondit

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Diane que Sylvandre en eust du mal, car je voy bien qu'il n'est point coulpable, et la premiere fois que je le verray, la main qui luy a fait la blesseure luy donnera la guerison. - Mais Dieu vueille, repliqua Phillis, que le desespoir η ne luy ait point fait prendre quelque extreme resolution. - Non non, adjousta Diane, il ne faut pas apprehender cela de Sylvandre, le desespoir n'emporte pas facilement un esprit fort comme le sien. - Si est-ce, reprit Phillis, que ces personnes d'humeur froide comme il est, lors que la tristesse les saisit, font d'estranges resolutions. - Voyez vous, ma sœur, dit alors Diane, tout ainsi que les corps robustes lors que la fiévre η les saisit, ont bien des accés plus violents que les foibles et delicats, aussi resistent-ils bien mieux

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à la grandeur du mal et le supportent plus longuement : de mesme est-il des esprits forts comme celuy de Sylvandre. Il est certain qu'ils sont bien plus sensibles aux ennuys qu'ils reçoivent, mais aussi sont-ils bien plus forts à y resister. - Si est-ce, ma sœur, continua Phillis, qu'il ne faudroit pas sous cette confiance le laisser plus long-temps en cette peine. - Je m'asseure, reprit Diane, que nous le verrons une heure du jour, et lors il ne partira point d'avec nous sans recevoir quelque bon remede, puis mesme que vous le voulez ainsi, si toutefois il en a autant de necessité que vous l'estimez : mais cependant je serois d'avis que nous reprissions nostre chemin vers Astree et vers Alexis pour leur dire la rencontre que par hazard nous avons

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eüe ce matin. A ce mot elles tournerent leurs pas du costé du logis d'Astree qui estoit encore dans le lict.
  Car dés que ces deux compagnes furent sorties de la chambre, au lieu de s'habiller elle s'amusa à entretenir et caresser Alexis, avec tant de preuve de bonne volonté, que la feinte Druyde n'avoit presque la force de resister à tant de faveurs : et à la verité η jamais Amant ne fust plus avant dans toute sorte de delices sans les gouster, qu'estoit Celadon, soubs les habits de fille qu'il n'osoit dementir. Cette contrainte estoit si mal-aisee à cette feinte Druyde, qu'elle changeoit à tous coups de couleur, dequoy Astree s'estant diverses fois apperceue : - J'ay peur, dit-elle ma Maistresse, que vous ne vous

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trouviez mal, je vous voy changer de couleur, je vous supplie ne vous contraignez point, car vous ne serez jamais en lieu où vous ayez plus de puissance qu'en cette maison. - Mon serviteur, répondit Alexis, je ne vaux pas la peine que vous prenez de remarquer les changements de mon visage, il est vray que je ne me porte gueres bien, mais n'en soyez point en peine, car depuis la derniere maladie que j'ay eüe j'ay tousjours eu de ces foiblesses, cela passera incontinent : Et je suis marrie que vous en ayez eu cognoissance : - Ah ! ma Maistresse, repliqua la Bergere, vous n'aurez jamais mal qui me semble petit, et vous avez tort de me vouloir cacher celuy que vous dites, puis qu'il est necessaire que comme vostre serviteur je le sçache pour y

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chercher quelque remede. - Mon serviteur, reprit la Druyde, je voy bien que vous aimez plus Alexis qu'elle ne vaut ; mais ne soyez en peine de son mal, puis qu'ell'a le corps plus sain que l'esprit. - Et qu'est-ce, adjousta incontinent Astree, qui vous peut fascher, puisqu'il semble que tout vous vient à souhait ? vous avez un pere qui vous aime, et qui vous cherit par-dessus tous ses enfans η : vous estes née avec toute sorte de commoditez, et davantage vous estes estimee et honoree de tous ceux qui vous voyent ; qu'est-ce donc qui vous peut donner subject de desplaisir ? - Encore oubliez-vous, continua Alexis, l'une des choses du monde, qui me peut rendre la plus contente, et que je veux croire que je possede, qui est qu'Astree η aime Alexis, n'est-il pas

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vray mon serviteur ? - S'il est vray, repliqua-t'elle incontinent, ô Dieux ! dit elle en l'embrassant et la baisant, ne seroit-ce point une offense irremissible η que vous me feriez si vous le pensiez autrement ? Ouy, ma maistresse, je vous aime, puis qu'il vous plaist que j'use de ce mot : et je vous honore de telle façon, que je veux que le Ciel ne m'aime plus, lors que je cesseray de vous aimer et honorer. - Ne dites pas, respondit la Druyde, que vous m'aimez, mais que vous aimez Alexis. - Je ne sçay, dit Astree, que vous voulez entendre par là, mais je vous asseureray bien que si j'aime Alexis, ce n'est que d'autant que vous avez ce nom, et que si vous en aviez un autre, je l'aimerois de mesme pour l'amour de vous, et η que si vous voulez sçavoir ce que

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j'aime sans changement, c'est vostre personne, c'est vostre esprit et vostre merite : - Et si je n'estois point Druyde, reprit Alexis, m'aimeriez-vous ? - Pleust à Dieu, respondit-elle, que sans vostre dommage vous fussiez née pour mon contentement Bergere de Lignon, car j'espererois que l'esgalité qui seroit entre nous vous convieroit mieux à recevoir mon affection, que non pas cette difference que vostre naissance y a mise. - Et si j'estois Berger, dit Alexis, me continueriez-vous cette mesme volonté ? - Or à cela reprit froidement Astree, je vous respondray franchement, qu'il seroit impossible que je vous aimasse comme je fais : Et à la verité il ne me sieroit pas bien d'aimer un homme comme je vous aime, mais quand il me seroit permis, encor ne croy-je pas

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que je le peusse faire, il suffit que j'en ay aimé un, sans que jamais plus j'y retourne. Alexis fut bien marrie d'avoir esté si curieuse, toutefois puisqu'elle en avoit esté si avant, elle voulut encore passer plus outre. - Je sçavois bien, luy dit-elle, mon serviteur, que ce n'estoit qu'Alexis que vous aimiez, et non pas ma personne, car autrement si les Dieux me faisoient devenir Berger, pourquoy cesseriez-vous de m'aimer ? - Si les Dieux, répondit Astree, me faisoient cette offense η, j'aurois occasion de me plaindre d'eux, de m'avoir privé ε de tout le bien que j'espere jamais recevoir, et dés lors je dirois un adieu à toute sorte de plaisir et de contentement. - Mais pourquoy ne m'aimeriez vous pas, dit Alexis, puisque mon corps seroit tousjours mon corps η, et que mon ame seroit tousjours la mesme ? - Que

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voulez vous, ma maistresse, que je vous die, respondit la Bergere, sinon que jamais on ne verra qu'Astree ait aimé deux Bergers ? et je vous supplie, ma chere maistresse, n'en parlons plus, car encore que je sçache bien que ce changement ne peut estre, toutesfois l'imagination m'en fait glacer tout le sang, et il estoit vray η qu'elle en estoit paslie. Dequoy s'appercevant Alexis, et voyant qu'il n'y avoit point d'apparence de continuer ce discours, elle luy dit : - Et bien, mon serviteur, je ne vous en parleray plus, à condition que vous me direz à quoy vous songiez ce matin, quand vous vous estes esveillee. - Je le feray de bon cœur, respondit Astree, pourveu que je m'en puisse souvenir : Mais, ma maistresse, adjousta-t'elle, pourquoy me le demandez-vous ?

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- Parce, repliqua la Druyde, que toute endormie que vous estiez, je vous ouys que vous disiez en vous tournant de mon costé, et d'une voix comme plaintive, Ah Celadon ! - Vous avez bien fait, dit alors Astree, de me remettre en memoire par ce mot une partie de mon songe, car je ne sçay si autrement je m'en fusse souvenüe. J'ay songé, continua-t'elle, que j'estois entree dans un taillis tellement espais et d'arbres et de ronces, que les espines après m'avoir rompu presque tous mes habits, et l'obscurité du lieu m'empeschant de voir par où je passois, je sentois à tous coups la pointe de ces épines jusques dans la chair. Apres avoir travaillé longuement en vain pour sortir de ceste peine, il m'a semblé qu'une personne que je ne connoissois point à cause de l'obscurité du

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lieu, s'est approchee de moy, et m'a dit, me cachant toutefois son visage curieusement, et me tendant la main, que si je la voulois suivre elle me pourroit mettre hors de la peine où j'estois. Il m'a semblé qu'après l'avoir remerciee du secours qu'elle m'estoit venu donner, j'ay marché en la suivant. Et quoy que sans y voir toutefois avec beaucoup moins d'incommodité que je ne faisois pas auparavant, mais nous ne pouvions sortir ny l'un ny l'autre du bois où nous estions, enfin il m'a semblé que quelqu'un s'estant mis entre ma guide et moy pour nous separer, elle m'a tellement serré la main, et moy à elle pour ne la lascher point, que l'autre η y mettant toute sa force, enfin il η a tant tiré et d'un costé et d'autre, que la main que je tenois s'est destachee du bras

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de celle qui me conduisoit : et en mesme temps il m'a semblé de voir quelque peu de lumiere, cela a esté cause que voulant avec regret regarder la main qui m'estoit demeuree, j'ay trouvé que c'estoit un cœur qui s'alloit enflant η peu à peu, jusqu'à ce que celuy η qui m'avoit fait perdre ma guide est revenu avec un grand couteau en la main : et qui η, quelque deffense que j'y aye peu faire, a donné un si grand coup dessus, et luy a fait une si grande blessure, que je me suis trouvee presque toute couverte de sang : l'horreur que j'en ay ε a esté cause que je l'ay jetté en terre : mais il n'y a pas esté plustost que j'ay veu ce cœur changé en Celadon, ce qui m'a donné une si grande frayeur, que je me suis escriee comme vous avez ouy, et en mesme temps me suis esveillee η.

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  - Vrayment, reprit Alexis, voila un songe η qui sans doute signifie quelque chose, car encore que la pluspart soient faux, et seulement des impressions des choses precedentes que nous avons ou veuës ou ouyes, et quelquefois des vapeurs des viandes dont l'estomach est chargé, ou bien selon la complexion, et la bonne ou mauvaise qualité du corps : Si est-ce que cettuy n'a nulle des conditions que les songes faux ont accoustumé d'avoir, d'autant que ceux-là ne sont pas suivis, ou bien viennent dés le commencement du sommeil η : mais cettuy-cy a une grande suite, et une grande correspondance en toutes ses parties, outre qu'il est venu sur le matin, que les vapeurs des viandes ne peuvent plus faire d'effect : de sorte que quant à moy, je

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penserois bien vous en pouvoir expliquer quelque chose. - Je vous aurois bien de l'obligation, respondit Astree, s'il vous plaisoit d'en prendre la peine. - Ce bois où vous estiez si plein de ronces et d'obscurité, dit Alexis, c'est quelque peine où vous estes, et de laquelle vous avez peu d'esperance de sortir : celle qui se presente et qui vous rend le chemin dans le bois plus aisé, c'est moy : celuy qui nous veut separer, c'est que je seray contrainte de m'en retourner aux Carnutes par Adamas, nous y resisterons et l'une et l'autre tant que nous pourrons : en fin l'on nous separera, mais je vous laisseray mon cœur, qui vous tiendra lieu de celuy de Celadon, et avec la cognoissance que vous en aurez vous vivrez plus contente η que vous n'avez pas esté par le passé : ce qui vous est

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monstré par la clarté, qui depuis vous est apparuë.
  - Ah ! ma Maistresse, je veux bien, s'escria Astree, l'explication de mon songe jusqu'à cette separation, mais cela je ne le puis souffrir, et vous mesme le pourriez vous faire ? n'auriez-vous point de regret de ce serviteur, qui vous aime avec tant de passion, qu'il faut croire que le mesme moment qui nous separera sera celuy qui me verra porter ε dans le cercueil ? Et en disant ces paroles elle serroit la main d'Alexis entre les siennes, et ne pouvoit empescher que les larmes ne coulassent le long de son beau visage. Et parce qu'Alexis la consideroit sans luy rien dire : - Mais ma Maistresse, continua-t'elle, vous ne me dites mot, seroit-il bien possible que vous pussiez consentir à nostre separation ? - Vous voyez, reprit

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Alexis, ce que vostre songe vous en dit, jugez puisque je vous laisse mon cœur entre les mains, si j'y consentiray ou non. - O ma Maistresse, répliqua la Bergere, cela ne me contente pas, jurez-moy par la chose du monde qui vous est la plus inviolable. - Ce sera par l'affection que je porte à la belle Astree, dit Alexis. - Soit, reprit Astree, par quoy que ce soit, pourveu que ce serment vous soit inviolable. Jurez-moy, vous dis-je ma chere Maistresse, que jamais vous ne m'abandonnerez : Et moy je vous feray serment par l'ame de celuy que j'ay le plus aimé, et par l'amour que je vous porte maintenant, et puis par tous les Dieux domestiques qui nous escoutent, que ny violence de parents, ny incommodité d'affaires, ny consideration quelconque qui

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puisse tomber soubs la pensee, ne me separeront jamais de ma chere Maistresse, que j'embrasse, dit-elle, luy jettant les bras au col, et que je ne laisseray point sortir des liens de mes bras qu'elle ne m'ait faict ce serment, si pour le moins elle ne veut point que je meure à ceste heure mesme de desplaisir. Alexis alors la liant de semblable façon avec ses bras, et posant sa bouche sur son sein luy dit : - Et moy, mon serviteur, je vous jure par l'affection que je vous porte, qui est la seule que j'ay, et que j'auray jamais, je vous jure par celle que vous me tesmoignez, qui est la seule que je veux, et que je desire, je jure par Hesus, Bellenus, Tharamis, le grand Tautates qui nous escoute, et qui nous void. Bref, je jure par η vous Astree, sans laquelle je prie le

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Ciel de ne me point laisser vivre, que jamais l'authorité de mon pere, ny l'obeyssance que je dois à mes anciennes, ny les devoirs de quelque sorte qu'ils me puissent obliger, ne me separeront de ceste belle Astree, sur le sein de laquelle je le jure, comme le lieu qui m'est le plus sainct et sacré de l'univers : Et à ce mot se baisant avec un contentement η extreme d'Alexis, et une satisfaction incroyable d'Astree, elles ne se pouvoient separer, lors qu'elles ouyrent ouvrir la porte de leur chambre, qui fut cause que pour n'estre veües, Alexis se remit sur son siege, et Astree dans le lict.
  Et en mesme temps Diane et Phillis entrerent, et d'abord Phillis toute resjouye s'en venoit criant η : - Victoire, victoire, nous avons obtenu

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victoire, la voila, continua-t'elle monstrant Diane, la voila cette colere, la voila cette dépitee, qui advoüe qu'ell'a eu tort de tout ce qu'ell'a dit, et de tout ce qu'elle a fait. - Ah ! ma sœur, interrompit Diane, vous en dites un peu trop, ce me semble, car je n'advoüe pas que j'aye eu tort, mais je dis bien que j'ay esté trompee, et que l'opinion que j'ay euë de ce Berger a esté fausse, mais que j'aye eu tort de l'avoir euë, ou de croire ce que l'on m'avoit dit, tant s'en faut, je penserois avoir failly si j'avois fait autrement η. Astree alors : - Mais mes filles, dit-elle, je vous supplie expliquez nous un peu ce que vous dites, afin que cette belle Druyde et moy nous en resjouyssions avec vous. - Ah ! paresseuse, dit alors la gracieuse Phillis, ah ! grosse paresseuse, vous voila encore

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aussi avant dans le lict que nous vous y avons laissee : Vrayment si nous l'eussions autant entretenu que vous, nous n'eussions pas appris ce que vous desirez de sçavoir, que je ne puisse voir d'aujourd'huy celuy que j'aime le plus, si je vous le dis. - Ce sera donc à moy, la belle, adjousta Alexis, à qui vous le direz : - À vous, dit-elle, je le veux, parce que vous avez esté cause vous estant esveillee si matin, que Diane et moy nous sommes levees à bonne heure, et que nous avons eu la rencontre, qui seule pouvoit mettre cette colere Bergere hors de l'opinion où elle estoit. Et le bon, c'estoit que si nous eussions perdu cette occasion, nous ne la pouvions jamais plus recouvrer, car celle qui a fait cette meschante trahison, s'en est allee aussitost, que sans y penser ell'a eu fait ce bon office à Sylvandre.

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  Et là dessus elle raconta tous les discours de Laonice et de Tircis, et sans en oublier un seul mot redisoit les mesmes mots de l'estrangere, aussi bien ceux qu'ell'avoit dit contre elle, que contre le pauvre Sylvandre. - Or, reprit-elle, la voila maintenant convaincuë cette colere Diane, qui ne vouloit adjouster foy qu'à Laonice, et qui vouloit qu'elle seule sceust dire la verité, et que nous ne fussions que des menteuses. - Je loüe Dieu, dit Astree, qu'il vous ait conduites tant à propos toutes deux, que vous ayez pu ouyr ensemble cette tromperie : car je croy que si vous eussiez esté separees, Diane n'eust pas voulu adjouster foy à ce que vous luy en eussiez dit, et encore qu'elle l'eust elle mesme ouy, s'il n'y eust point eu de tesmoing, elle eust demeuré long-temps sans se vanter de le sçavoir. - Il est vray, répondit

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Diane, qu'il eust esté bien difficile que de long-temps j'eusse eu l'esprit si satisfait que je l'ay Dieu mercy maintenant, et j'en remercie la bonté du Ciel qui a choisi le moyen, qui estoit le seul capable de me bien esclaircir de la doute où j'estois. - Par là vous voyez, adjousta la Druyde, que jamais l'innocence n'est delaissee sans secours, puisque le pauvre et innocent Sylvandre a receu le tesmoignage de la sienne, du lieu d'où il le devoit moins esperer. - Mais voicy, reprit Astree, comme le Ciel est bon, et comme quelquefois pour nostre consolation il fait predire les choses futures à des personnes qui les disent, en se pensant mocquer : je l'ay moy-mesme espreuvé en cet accident : car lors que vestuë des habits de ma Maistresse, je dis à Silvandre que dans trois jours il sortiroit de la peine où il estoit, je le disois seulement pour le retenir en vie

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par cette esperance η, et non pas que je pensasse que cela deust arriver ; mais à ce que je voy, j'auray aussi bien predit la verité, que si j'en eusse esté asseuree par la bouche de quelque Dieu. - Il ne reste donc plus, dit Phillis, pour rendre vos paroles entierement veritables, sinon que vous sortiez de ce lict, afin que nous puissions aller en lieu où Sylvandre se rencontre, si ce n'est que vous vueilliez porter avec vous vostre lict parmy ce bois, ou que nous allions querir ce Berger pour vous venir donner vostre chemise η. - Il ne faut pas, répondit Astree, que ny vous ny luy preniez tant de peine, vous à l'aller chercher, et luy à venir dans cette chambre, où jamais il ne fut encore lors que j'ay esté dans le lict. - Est-il possible qu'il n'y ait jamais esté, reprit Alexis, en ce temps ? - Non je vous asseure, répondit Astree, ny

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luy ny Berger du monde que je sçache, et de cela j'en feray bien serment. - Il ne faut jamais jurer η, repliqua Alexis, d'une chose dont l'on n'est pas bien asseuree : je pense bien que vous le croyez ainsi, mais peut estre vous trompez-vous, et que sçavez vous si maintenant il n'y en a point de caché ? - Vous vous mocquez de moy, reprit Astree ; mais croyez, ma Maistresse, que nous vivons parmy ces Bergers de Lignon avec plus de retenuë que vous ne croyez pas. - Ma sœur, dit Diane, il a esté un temps que j'eusse bien fait le mesme serment que vous voulez faire, et toutesfois vous sçavez bien que j'eusse esté parjure. - O ! repliqua Astree, il n'y a qu'une Diane au monde, qui merite que l'on en prenne la peine, et il n'y a plus de Filandre pour l'oser entreprendre. Et toutefois, continua-t'elle, s'il vous plaist m'en donner le loisir, ma Maistresse,

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dit-elle, se tournant à Alexis, je m'habilleray pour ne donner pas la peine à Sylvandre de venir icy.
  A ce mot Alexis se levant de son siege alla querir ses propres habits, et les apporta à sa chere Bergere, qui les recevant de sa main : - Voicy qui est bien contre les reigles du devoir, dit-elle, puisque vous qui estes ma Maistresse prenez la peine de me servir, au lieu que c'est moy qui suis vostre serviteur, qui devrois-vous apporter les vostres quand vous vous habillés ε. - Mon serviteur, dit Alexis, je veux que quand vous prendrez mes habits, et que vous serez Druyde vous soyez ma Maistresse, et que vous m'appelliez vostre serviteur, et quand je les reprendray, je seray la vostre. - Et que dira-t'on de moy, répondit Astree, si quelqu'un m'entend parler à vous de cette sorte ? - Au contaire, répondit Alexis, chacun trouveroit estrange

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qu'estant vestue en Bergere comme je suis, et vous en Druyde, je vous nommasse autrement que ma Maistresse. - Quant à moy, adjousta Astree, j'aime mieux faillir en vous obeïssant, que bien faire manquant à vos commandements : Et pour vous monstrer que je dis vray, mon serviteur, continua-t'elle, si vous ne m'aidez à vestir cet habit, je vous asseure que j'y suis encore si peu sçavante, que je ne sçay par où commencer. Alexis alors la prenant par une main luy vestit un bras, et puis la levant du tout sur le lict luy aida à mettre l'autre, mais avec tant de contentement η, ou plustost de transport qu'elle ne sçavoit ce qu'elle faisoit : car cette nouvelle Druide la croyoit de sorte fille, qu'elle ne se cachoit en chose quelconque d'elle. Enfin la prenant entre ses bras la mit en terre, la pressant avec tant d'affection contre son

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sein, que pour peu qu'Astree en eust eu soupçon, ell'eust bien recogneu la tromperie η qu'elle luy faisoit : et toutefois la crainte qu'Alexis avoit de faire penser à ces belles Bergeres quelque chose qui luy fust desavantageuse, la retint en diverses actions ausquelles ell'eust esté η sans doute plus licencieuse, s'il n'y eust eu qu'Astree dans la chambre, d'autant qu'elle avoit desja preparé l'esprit de cette fille de sorte, à l'affection qu'elle luy portoit, qu'elle ne craignoit guiere qu'elle prist aucune mauvaise opinion d'elle.
  Astree finit ainsi de s'abiller ε, et parce qu'il estoit desja assez tard, sans sortir du logis, elles allerent toutes ensemble donner le bon-jour à Phocion, qui les voyant desguisees de cette sorte au commencement les mescogneut, mais enfin y prenant garde, il en monstra un extreme contentement η.

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Et en mesme temps prenant Alexis par la main, les mena à table, où le disner η les attendoit. Durant le repas Phocion mit en avant plusieurs sages discours, comme c'estoit sa coustume : mais ces belles Bergeres desiroient de sorte de trouver bien tost Silvandre pour le mettre hors de la peine ou ε elles sçavoient bien qu'il estoit, qu'à peine purent-elles se donner le loisir de disner, qu'incontinent Phillis addressant sa parole à la Druyde : - Vous sçavez bien, luy dit-elle, que Florice, Palinice, et Cyrceine nous ont priees de nous trouver sur le chemin à leur retour de Marcilly pour cette affaire qui leur est de telle importance : il me semble que si vous voulez leur tenir parole il ne faut guiere retarder davantage en ce lieu. Alexis qui cogneut bien à quel dessein elle parloit de cette sorte, fist semblant de l'avoir oublié, et d'estre

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bien aise qu'elle l'en eust fait souvenir, et cela fut cause que Phocion sortit plustost de table, pour leur donner commodité d'aller où elles avoient deseigné.
  Mais Sylvandre, après s'estre mis dans le bois pour fuyr la compagnie d'Alcandre et de son frere, alla roulant toute la nuict jusques à la pointe du jour, que de fortune estant arrivé sur le bord de Lignon, le sommeil η l'assoupit tellement, que le Soleil estoit desja assez haut, lors que quelques chiens η des trouppeaux η voisins l'esveillerent, en courant des loups η, qui de fortune ce jour là estoient venus pres de leurs parcs. Autrefois qu'il n'avoit point le cruel ennui qui l'affligeoit, s'il eust ouy la voix de ces chiens, il eust esté le plus diligent de tous les Bergers à courre pour la conservation de son trouppeau, ou de celuy de ses amis :

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Mais à ce coup il ne s'en esmeut non plus que s'il n'y eust point eu d'interest, qui monstre η que la plus forte passion fait que nostre ame mesprise la plus foible : Et de fortune, presque en mesme temps un Vacie de ceux qui souloient servir à l'Oracle de Mont-verdun, et qui estoit de la cognoissance de ce Berger, passant pres de luy, et ne voyant point qu'il se mit en devoir de secourir les chiens, s'en estonna grandement, et d'abord eut quelque opinion qu'il se trouvast mal, parce que ce n'estoit pas sa coustume d'en user ainsi : mais s'approchant de luy, et ne recognoissant à son visage aucune marque de maladie, d'autant qu'il dissimula son ennui quand il vid approcher. - Et quoy, Silvandre, luy dit-il, que veut dire que vous ne faictes point de conte de poursuivre ces ennemis communs de nos trouppeaux ? - Je ne sçay,

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respondit froidement le Berger, de quels ennemis vous parlez, me semblant qu'il y en a de tant de sortes, que celuy qui voudroit se resoudre de les poursuivre tous, n'entreprendroit pas une petite affaire. - Vrayment, reprit le Vacie, je cognois bien que ce n'est pas sans raison que les Dieux nous menacent η de quelque grand, et tres-grand malheur : car il n'y a point de signe plus asseuré de la ruïne d'une contree, que quand Tautates luy oste les grands personnages, par le conseil et la valeur desquels elle estoit conservee, ou bien quand ceux qui y restent perdent le soing de son bien et de sa defense. - Et pourquoy, adjousta Sylvandre, dites-vous ces paroles ? - Parce, répondit le Vacie, qu'il y a desja plusieurs jours que toutes les victimes que nous sacrifions se trouvent tellement defectueuses, qu'elles estonnent

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tous les Sacrificateurs. Jamais de mon temps telle infortune n'est arrivee, et je la dis infortune, parce que c'est un presage des plus malheureux qui nous puisse arriver : Et maintenant je voy Sylvandre, qui souloit estre l'un des plus curieux de toute cette contree à la conservation de son bien, en mesprise le soing, et semble η que son mal ne le touche non plus que s'il n'y avoit point de part. - Il ne faut pas, reprit alors Sylvandre, que vous preniez nul augure de mes actions : car outre que le Ciel ne veut pas que l'on prenne garde à une personne si mal'heureuse que je suis, encore le peu que je vaux ne doit pas estre considerable ; le Vacie alors luy répondit : - Il y peut avoir de l'excez, aussi bien à se mespriser, qu'à se trop estimer, et quelquefois ces paroles sont autant signes de vanité

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et d'ambition, que les loüanges que de sa propre bouche on s'attribuë, comme ce sage ancien η fist bien entendre à celuy, qui pour monstrer qu'il mesprisoit les habits et les parures somptueuses, portoit un manteau tout percé de vieillesse, lors qu'il luy dit ; cache la bien cette ambition, car je la vois paroistre par les trous de ton manteau. Prenez garde aussi Silvandre, qu'en parlant de vous moins advantageusement qu'il ne se doit, vous ne soyez accusé d'une mesme faute : chacun qui cognoist Silvandre sçait assez son merite et sa capacité, et en quelle estime il est dans cette contree : c'est pourquoy d'en dire mal contre l'opinion de chacun, c'est ou se vouloir declarer son ennemy, ou vouloir donner occasion d'estre loüé d'avantage. Et à ce mot sans attendre la responce du Berger, il continua son chemin, laissant Silvandre

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en quelque sorte honteux de l'estime qu'il faisoit de luy.
  Cette pensee l'arresta quelque temps en ce lieu : enfin revenant tousjours à celle qui le touchoit plus vivement, et considerant l'inevitable accident qui luy estoit survenu, et combien innocemment, il creut qu'il falloit que le Ciel fust irrité contre luy, et que par ce chastiment il le vouloit faire rentrer en la consideration de soy mesme, afin que se tournant à celuy de qui η toutes les vrayes consolations peuvent venir, il en receust le remede qu'il devoit attendre de luy seul : Cette opinion fut cause que tout à coup se jettant à genoux, et tendant les mains au Ciel, il l'invoqua à son aide, et en mesme temps se resolut de consulter l'Oracle de la vieille Cleontine : sur ce dessein il passa la riviere de Lignon, alla à Montverdun, consulta l'Oracle, et en receut une telle responce.

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ORACLE η.

t_592TOn present desplaisir bien tost se finira,
Mais celle que tu veux, Pàris l'espousera :
Et tu ne dois pretendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Sylvandre.

Lors que ce triste Berger receut cette cruelle response, il demeura bien immobile, mais non pas insensible comme un rocher : car le ressentiment qu'il en eut fut tel, qu'après s'estre croisé les bras η, il ne donna fort long-temps autre sine ε de vie, sinon par les larmes qui luy sortoient des yeux ; de sorte que les Vacies et les Eubages qui s'y trouverent presents furent touchez de tant de compassion, qu'il

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n'y en eut un seul qui ne s'efforçast de luy donner quelque consolation, mais à tous il répondit avec le silence, tournant seulement les yeux sur celuy qui parloit, mais d'une façon si pitoyable qu'il n'y avoit celuy de qui η il n'arrachast des larmes pour accompagner les siennes. Enfin une partie du jour estant passee, il sortit de Monverdun sans dire un seul mot, et se retira de cette sorte, dans le grand bois qui touche la grande allee η, non point avec autre dessein que pour estre aupres du lieu où Phillis luy avoit fait ce cruel message, luy semblant que tant plus la veuë de ce lieu luy augmenteroit son déplaisir, et tant plustost aussi finiroit-il sa miserable vie, ou il n'esperoit jamais avoir aucun contentement.
  De fortune en ce mesme temps,

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Alexis, Astrée, Diane et Phillis, y estoient arrivees pour y passer, selon leur coustume, la grande chaleur η du jour, et Phillis fut la premiere qui apperceust le Berger, qu'aussi tost elle montra à ses compagnes : elle voulut l'appeller, mais Diane l'en empescha, - Parce, disoit elle, que je ne veux pas qu'il pense que j'aye esté jalouse, cela me seroit de trop d'importance, et mesme ayant affaire avec un esprit comme celuy de ce Berger, qui incontinent en tirera des consequences qui ne seront pas petites. - Que voulez vous donc, répondit Phillis, que nous fassions, si faut il bien avoir pitié de sa peine. - Je le veux, adjousta la Bergere, mais il faut aussi avoir pitié de Diane, et me semble η que ce n'est pas une affaire de si peu d'importance pour moy qu'elle

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ne merite bien d'y faire consideration. A ce mot elle s'en alla vers Astrée et Alexis, qui estoient un peu retirées, et leur proposa la difficulté qu'elle trouvoit en cecy, - C'est un grand cas, adjousta Alexis, qu'il y a une grande peine à cacher une verité. - Comment, reprit Diane, de quelle verité, Madame, vous plaist il de parler ? - Vous voulez, répondit Alexis, que Silvandre ne sçache point que vous l'aymez, et pour luy cacher cette verité vous cherchez tous ces artifices, ne vaut il pas mieux vivre franchement avec luy, comme vous voyez que cette belle Bergere et moy en usons ? - Vrayment, Madame, encore que j'aymasse Silvandre il me feroit bon voir de le dire aussi librement que vous en parlant d'Astrée, dit Diane, mais fay-je non plus que

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vous difficulté de dire que je l'ayme aussi, cette Bergere. - Vous voulez dire, repliqua Astree, que parce que je suis fille comme vous cela vous est permis, mais que direz vous, ma sœur, de Phillis et de Lycidas ? - Je diray ma sœur, adjousta Diane, que si Bellinde ma mere, approuvoit le mariage de Silvandre et de moy, comme Artemis celuy de Phillis et de Lycidas, peut estre n'en ferois-je non plus de difficulté que Phillis en fait ; Mais sçachant bien que c'est une chose impossible, pourquoy dois-je faire paroistre à ce Berger ma bonne volonté ? qui ne luy peut estre qu'infructueuse, et me rapporter beaucoup de mal : car je sçay que je ne feray jamais élection d'un mary que ce ne soit par le consentement de Bellinde, et je suis encore plus

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certaine que jamais elle ne consentira à celuy de Sylvandre et de moy. Alexis alors prenant la parole : - Je ne sçay, dit-elle, de quelle humeur est Bellinde, comme ne l'ayant jamais veuë, mais je trouve Sylvandre si accomply que je ne puis imaginer que si Bellinde le cognoissoit elle n'approuvast cette alliance : car croyés moy qu'il vaut mieux avoir un homme que du bien, j'entends un homme tel que Sylvandre, de qui η les estimables qualitez sont telles que mal-aysément puis-je croire s'en pouvoir trouver un semblable en toutes les Gaules. - O, Madame, s'écria Diane, que la vertu maintenant à ε peu de credit si elle n'est authorisee de la richesse, mais outre cela, mes parens ne consentiront jamais que je sois donnee à une personne qui n'est point

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cogneuë, et de qui η la naissance est si desastreuse qu'il ne sçait luy mesme, ny qui est son pere, sa mere, ny sa patrie. - Cette consideration est grandement forte, reprit Astrée, mais s'il est vray que les rosiers portent des roses η, qui peut on penser, voyant une belle rose, qui l'ait produite qu'un rosier ? et de mesme voyant Silvandre si plein de perfections y a-il η quelqu'un qui puisse entrer en doute qu'il n'ait un pere tres-vertueux et tres-estimable ? - Ces conjectures sont bonnes, répondit Diane, mais ce n'est pas à moy, ny à les mettre en avant, ny à les fortifier et maintenir. Cependant voyons, je vous supplie, comme j'ay à me conduire en cette affaire, afin que puis que vous jugez toutes que je le dois mettre hors de la peine où il est, je n'entre pas en une

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plus grande. Pour moy, continua-elle η, mon opinion seroit que toute la faute en fut rejettee sur Phillis. - Sur moy, reprit elle incontinent, et se retirant d'un pas, Et ma sœur quelle coulpe y ay-je que j'en doive estre accusee ? - N'est-ce pas vous, dit Diane en sousriant η, qui luy avez fait tout le mal en le luy disant ? - Voicy une raison admirable, dit Phillis, c'est moy qui luy ay fait tout le mal en le luy disant, et pouvois-je ne luy point dire puis que vous m'en aviez donné la charge, et que vous m'en aviez si fort pressee, qu'il me sembloit que je ne serois jamais assez à temps pour le luy dire. - Je voy bien, répondit alors froidement Diane, qu'on peut bien donner une charge à quelqu'un, mais non pas la prudence η ny la discretion avec laquelle

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il s'en faut acquiter, et s'il vous plaist, Monsieur l'Ambassadeur, lors que je vous envoyay vers Silvandre luy dire tout ce que la passion me mettoit en la bouche, pourquoy vous a ε qui cette passion ne troubloit point le jugement ne consideriez vous qu'il falloit un peu attendre et donner loisir au temps, ou d'allentir cette violence, ou la ε verifier cette doute ou ε j'estois ? n'eussiez vous pas esté tousjours à temps à faire ce malheureux message qui faillit à luy faire perdre la vie ? Voyez vous Bergeres ε, je ne vous ay point dit jusques à cette heure, mais il est vray, que je vous ay voulu plus de mal ces deux ou trois jours, que je ne vous sçaurois dire, pour avoir si fort precipité ce que vous ne deviez faire qu'à pas de plomb, et après en avoir esté priee,

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repriee, solicitee, et pressee plusieurs et plusieurs fois, et dites moy, je vous supplie, si Silvandre fust mort, avez vous opinion que j'eusse jamais eu contentement, m'en sçachant entierement coulpable ? Et pensez vous que je ne vous eusse hay toute ma vie ? O que ceux qui font ces offices doivent y aller avec une grande prudence η, parce que jamais il n'en peut venir que du mal pour celuy qui les manie, et vous qui à l'étourdie avez secondé ma passion, vous estes coulpable de tout le mal, et en devez porter toute la peine. Alexis et Astrée ne se purent empescher de rire η, d'ouïr ces raisons, et de voir que Phillis ne sçavoit que répondre, et cela fut cause qu'elles la condennerent à tout ce que Diane desiroit. - Je vous asseure, interrompit Phillis,

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que voicy une ordonnance qui est bien gratieuse, et de laquelle toutefois, pour le respect des juges, je ne veux point appeller, mais à quelle peine seray-je condamnee ? - Elle ne sera pas si grande que la faute, dit Diane, je veux seulement que quand vous verrez Silvandre vous l'asseuriez que tout ce que vous luy avez dit n'a esté que par mocquerie, et que je n'en ay jamais rien sceu, et de bonne fortune il est advenu que depuis ce temps je ne me suis point trouvee en lieu où il ait esté, de sorte qu'il ne peut rien sçavoir de ma mauvaise satisfaction η que par vostre bouche, si bien qu'il le croira aisément, outre que quand il parlera à moy j'en useray comme je soulois faire avant la trahison de Laonice. - Je vous asseure, ma sœur, reprit Phillis, que je

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vous ay bien creu ε fine, mais non pas tant que vous l'estes. - Non, non, dit Alexis, ce n'est pas finesse c'est prudence η, car Diane a veritablement raison d'en user ainsi, et quoy que vous n'eussiez pas fait la faute, dont vous estes convaincuë, vous ne devriez pas laisser de faire ce qu'elle vous dit. - O, Madame, répondit Phillis, je le ferois bien plus volontiers si je n'y estois pas obligee, car je suis d'une telle humeur que j'ayme mieux faire cent presents que de payer une debte.
  Cependant qu'elles parloient ainsi, Silvandre qui s'en alloit pensif et sans hausser seulement les yeux, vint sans y penser à travers le bois, jusques tout aupres du lieu où ces Bergeres discouroient, et de fortune il se rencontra si pres d'elles que quand il les recogneut et qu'il

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s'en voulut éloigner, elles y prirent garde, et Phillis pour satisfaire au commandement qui luy avoit esté fait : - Et bien Sylvandre, luy dit elle, vous souvenez vous point du temps que vous fallites ε de faire perdre patience à Lycidas, quand vous preniez plaisir à luy donner de la jalousie η, et par ce qu'il ne luy répondoit point : Or, continua-elle η, si vous en avés memoire, prenez garde une autrefois de ne point offencer une femme, car elles attendent longuement pour trouver une commodité de s'en vanger, et si vous ne l'avez jamais creu, vous mesme vous en pouvez servir d'exemple. - Je ne sçay, répondit froidement Silvandre, ce que vous voulez dire. - Je ne veux dire, reprit Phillis, que tout ce que je vous ay dit de Diane et de sa colere, est une chose inventee

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par moy, pour me venger de la peine que vous donnastes à Lycidas et à moy, lors qu'il avoit pris quelque fantaisie de l'ordinaire pratique qui estoit entre nous. - Diane, s'écria Silvandre, ne sçait rien de tout ce que vous m'avez dit ? - Rien du tout, répondit elle, et je vous en asseure. Diane s'oyant nommer et feignant de ne sçavoir que c'estoit, s'approcha d'eux, et addressant sa parole au Berger : - J'entends, dit elle, que vous me nommez, quelle part ay-je dans vos discours ? - Je demeure, dit Sylvandre, si confus d'ouyr et de voir, ce que j'entends et que je vois, qu'il me semble de songer. Phillis alors faisant un éclat de rire : - Ma sœur, luy dit-elle, il faut que vous le sçachiez de moy, ce Berger n'en sçait qu'une partie. Et sur ce

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point elle se mit à raconter la jalousie de Lycidas, les peines qu'elle luy avoit donnees, combien elle avoit duré, la façon dont Silvandre en passoit son temps. - Bref, conclud elle, enfin je pense que si je ne m'en fusse vangee je n'eusse jamais eu un entier contentement η. Je sceus que Silvandre avoit accompagnee Madonthe sans nous en avoir rien dit, je creus que ce sujet estoit capable de me vanger, et d'effect demandez luy comme il s'en trouve, et s'il luy prendra une autrefois envie de me donner de l'inquietude. - Mais moy, reprit Diane, quelle part ay-je en toute cette affaire ? - Vous y avez eu, répondit Phillis, toute la part qu'il m'a pleu, car je vous ay fait dire tout ce que j'ay voulu. - Vrayment, ma sœur, dit Diane assez froidement, je vous

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suis bien obligee de me faire parler lors que je n'y songe pas. - Pardonnez moy, ma sœur, répondit Phillis, il falloit que je me vengeasse. - O Dieux ! s'écria Silvandre, se reculant un peu, et se pliant les bras η l'un dans l'autre, ô Dieux ! est il possible que tout ce que vous m'avez dit de la part de Diane, ne soit point vray ? - Non pas, reprit elle, un seul mot, et pour vous montrer que je dis vray, tenez Silvandre, continua-elle η, luy rendant le brassellet η qu'elle luy avoit osté, je le vous rends, et me contente des larmes que mon larcin vous a coustees. Silvandre alors mettant un genoüil en terre, le receut en le baisant plus de cent fois. Diane pour mieux couvrir sa feinte : - Mais ma sœur, luy dit elle, qu'est-ce que vous luy donnez et de quel larcin parles vous ?

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- Contentez vous, adjousta Phillis, que comme vous n'y avez eu aucune part, il n'est pas raisonnable que vous en ayez à la restitution. Silvandre receut un si excessif contentement d'avoir recouvré ce cher brasselet η, que mettant en oubly pour quelque temps les extremes occasions qu'il avoit de passer tristement le reste de sa vie, on luy vid η changer tout à coup le visage, et se rapprochant de Phillis : - Je ne sçay, mon ennemie, luy dit-il, si je me dois plaindre davantage du mal que vous m'avez fait en me dérobant une chose que j'avois si chere, que je suis obligé du bien que vous me faites en me le rendant, car je suis bien empesché de dire lequel est plus grand, ou le déplaisir que j'en ay receu, ou le contentement que j'en ay maintenant. Astree lors

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s'entremettant en leurs discours : - Vrayement Philis, dit elle, je suis demeuree ravie en oyant la vengeance premeditee que vous avez tiree de ce Berger, et j'advoüe que je n'eusse jamais pensé que vous eussiez un courage si resolu au mal. - Que voulez-vous me sœur, dit elle, que je vous responde, sinon qu'une autre fois ce Berger s'empeschera mieux de me desplaire qu'il n'a pas fait, ne sçavez-vous que l'impunité donne courage de faire des nouvelles offences ? Alexis qui admiroit l'esprit η de cette Bergere, tant pour sçavoir si bien déguiser ceste affaire que pour en avoir si promptement inventé le subject, et avec tant de vray semblance demeuroit ravie à la considerer, luy semblant que l'esprit d'un homme ne sçauroit estre si prompt à inventer, ny si fin à dissimuler

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que celuy de cette fille, et de là tirant des consequences qui luy sembloient indubitables. - Helas ! disoit-il η en soy-mesme, à quel infortuné destin est reduit l'Amant qui tombe entre de semblables mains. - Mais ma maistresse, disoit cependant Silvandre, s'adressant à Diane, ne me voulez-vous pas ayder en la vengeance, puis qu'il s'en est fort peu fallu que vous n'y ayez perdu le plus fidelle serviteur que vous aures ε jamais ? - Berger répondit-elle, si vous m'en croyez, vous ne songerez point à la vengeance, mais seulement à la vous conserver pour amie, puisque vous voyez qu'elle se souvient si bien des offences. - Pour le moins, adjousta Sylvandre, si elle avoit aussi bonne memoire des obligations, elle se souviendroit que ce fut moy qui remit tout en bon estat, et qui gueris (s'il se peut dire

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ainsi) Lycidas, de la maladie d'esprit qui le travailloit. - Et s'il vous plaist réprit ε Phillis, n'en ay-je pas fait de mesme ? si j'eusse voulu combien de temps vous eusse ay εje tenu de cette peine ? et je me suis contentee de deux ou trois jours. Vous semble-il η que vous ne me deviez pas la vie que je viens de vous redonner ? - Vous avez raison maintenant, répondit froidement Silvandre, car je ne nommeray jamais vivre ce que j'ay fait depuis ce jour là, mais cruelle ennemie, si vous sçaviez de quel malheur vous avez esté cause, je ne pense pas que le desir de vengeance que vous avez eu contre moy, ne vous laissast avoir pitié de cet infortuné Silvandre, qui ne peut plus esperer de contentement η que dans le tombeau. - Vous avez raison Berger, répondit Phillis

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de croire que ceste vengeance quoy qu'elle ait esté conservee longuement, ne me sçauroit empescher d'estre marrie si un tel accident vous estoit arrivé, et plus encore si c'estoit à mon occasion. - Helas réprit ε tristement Sylvandre, c'est bien à vostre occasion mon ennemie, et si je vous asseure que ce malheur est tel, que nul remede ne luy peut donner allegement. - Il faut respondit Diane que le mal soit grand puis qu'il est sans remede, et toutefois s'il estoit autrement je condamnerois Phillis à y rapporter de son costé tout ce qu'elle pourroit, me semblant qu'elle y est obligee, et non pas elle seulement, mais nous toutes, voire mesme tous ceux et celles de ceste contree, parce que sans doute nous devons toutes avoir part au desplaisir d'un si gentil Berger. Phillis alors interrompant

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Sylvandre, qui vouloit respondre à ces obligeantes paroles de Diane : - Non non, dit elle Berger, taisez vous, aussi bien ce que vous voulés ε dire ne peut de rien servir au mal que vous avez : mais Diane, puisque vous jugez que je suis obligee de guerir la douleur de ce Berger, et vous aussi souvenez vous en bien, et asseurez vous que de quelque qualité qu'il puisse estre je me promets de le guerir, pourveu que de vostre costé vous y apportiez le remede que vous pourriez. Diane alors en sousriant : - Vous seriez un bon Myre, dit elle, si vous pouviez faire ses ε cures desesperees. - Contentez vous reprit Phillis, que je la η feray, pourveu qu'il vueille dire son mal. - Mon mal, dit alors le Berger (avec la larme aux yeux η) est incurable, sinon avec ma mort. - Sans vostre mort, répondit

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Phillis, je luy η veux donner guerison, si vous avez le courage de le découvrir, et Diane la volonté de le guerir. - Quand vous en verrez la grandeur, adjousta le Berger, vous en perdrez l'esperance. - Est-il possible, dit alors Astree, qu'un homme tel que Sylvandre, ait moins de courage qu'une fille telle que Phillis. - Le courage qu'elle a, répondit-il, procede d'ignorer ce que je cognois trop bien. - La preuve, dit alors Phillis, rendra la cognoissance de ma presomption ou du deffaut que l'on vous reproche, dittes seulement vostre mal, puis-que le Myre est tout prest et le remede aussi. - Helas ! s'écria le Berger, contre le Ciel nul ne peut resister η. Ce matin η pressé du déplaisir que vostre feinte m'avoit causé, j'ay esté à Montverdun consulter l'oracle de la vieille Cleontine

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qui m'a donné une si desesperee réponce, qu'il eust mieux valu que toute la montagne se fust renversee sur moy, puisque je ne dois plus esperer de contentement η parmi les vivans. - Et quel est cet oracle, dit Alexis ? - Puis qu'il vous plaist, adjousta Silvandre de l'ouir, je le vous diray, et quand vous l'aurés ε entendu, je m'asseure que vous plaindrés ε la desastreuse naissance de cet infortuné Berger, il est tel,

Ton present desplaisir bien tost se finira
Mais celle que tu veux, Paris l'épousera
  Et tu ne dois pretendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Sylvandre.

Que faut-il ô Dieux ! continua le Berger, que j'espere, puisque tous mes espoirs sont pour un Paris, et que faut-il que je desire, puis qu'en ma mort seule, tous mes desirs se doivent accomplir, ô Diane dit-il alors,

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se jettant a ses pieds, permettez moy puisque vous devez estre à un autre qu'avant que ce malheur m'advienne je le devance par mon trespas, afin que je ne meure mille fois le jour d'un plus cruel suplice que ne peut estre la mort. Diane qui veritablement aymoit ce Berger, et qui jamais ne s'étoit peu imaginer de pouvoir vivre avec Pâris d'autre façon qu'avec un frere, quoy que discrette, ne se pût empescher de donner cognoissance du déplaisir que cet oracle luy r'apportoit, par quelques larmes que par force le cœur luy envoya aux yeux, dont Phillis et Astree s'aperceurent bien : mais comme elle estoit sage et bien advisee, incontinent elle se remit au mieux qu'elle put, et parce que cet oracle avoit rendu toute cette troupe muette, horsmis Sylvandre, qui ne cessoit point

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de se plaindre et de moüiller la main de Diane de ses pleurs : Phillis, quelque temps après, reprit ainsi la parole. - Cet oracle η est en apparence bien estrange : mais en effect s'il plaist à Diane, il est entierement à vostre advantage. - A son advantage dit Diane ! - Ô Dieux ! s'écria Sylvandre, à mon advantage, sans doute pourveu que la mort dans un moment m'oste de ceste misere. - Non non, adjousta Phillis, il est du tout à vostre advantage, pourveu que Diane le vueille. - Ou je n'entends point dit Diane, le langage dont nous parlons, ou les paroles de cét oracle ne peuvent despendre de ma volonté. - Et si tout en despend dit Phillis, vous ayderez vous de ceste volonté ? Diane alors demeura sans respondre quelque temps, qui donna occasion à Astree et à Alexis de prendre la parole,

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et s'adressant à Diane, luy dire que non seulement elle y étoit obligee, parce qu'elle l'avoit promis : mais encore d'autant que si cet oracle se remettoit à sa volonté, il sembloit que les Dieux le luy commandoient. - Si les Dieux, dit alors Diane, me le commendent, et si Alexis et Astree me l'ordonnent, peus-je le refuser avec quelque raison ? - Vous le ferez donc, reprit Phillis. - Je le feray, répondit Diane, puisque toutes vous le jugez ainsi, et que vous dites que c'est la volonté de l'oracle. - J'en veux adjoûta Phillis, un serment de vous, car je vous cognois assez pour douter de vostre preudhommie, jurés ε en par le Dieu de Lignon, et par le Guy de l'an neuf η, et que ce soit entre les mains de cette Druide, dit elle, en montrant Alexis. Silvandre qui jusques en ce temps là n'avoit point

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haussé les yeux, et voyant que Phillis montroit Alexis, qu'elle nommoit Druyde, et qui toutefois étoit vétuë en Bergere. - Vous vous trompés ε Bergere luy dit-il, voicy le ε Druyde, se tournant vers Astree elles se mirent à sousrire, voyant qu'il les mécognoissoit. - Et bien dit Phillis, ce sera entre les mains de toutes deux, et lors elle détacha d'un arbre voisin un rameau de chesne, et le leur presenta. Diane alors mettant la main dessus : - Je promets, dit elle, grande Druide, par le Guy η de l'an neuf, et par le Dieu de Lignon, sur ce rameau de chesne et entre vos mains, de vouloir tout ce qui sera necessaire pour rendre cet oracle à l'advantage de Silvandre, pourveu qu'il ne faille que j'y contribue autre chose que de volonté. - Or Silvandre levez vous, dit Phillis, après avoir remercié Diane de la faveur

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qu'elle vous fait, et dor'enavant estimez-vous le plus heureux Berger de Lignon et oyez comment le Dieu η vous annonce toute sorte de contentement par cét oracle. Pour le premier vers où il vous asseure que vostre present déplaisir bien tost se finira, il ne faut pas le vous mieux expliquer que l'évenement l'a desja fait, puisque la peine où vous estiez de la mauvaise satisfaction de Diane, vous a esté assez promptement ostee. Quand ε au second qui vous semble si cruel, il a esté dit pour estre entendu d'autre façon qu'il ne sonne pas, et presque tous les oracles sont de cette sorte, et le tout est sur la force de ce mot, épousera, car il s'entend de deux façons, nous disons qu'un mary espouse sa femme, et que le Druyde épouse le mary et la femme. Et c'est de ceste sorte qu'il faut

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entendre que Pâris espousera Diane : mais avec vous, c'est a dire que pendant ε l'esperance de l'avoir il se fera Druyde, comme son pere Adamas, et ce sera luy qui vous espousera ensemble. - Mais interrompit Sylvandre, en souspirant : mais tu ne dois pretendre d'acomplir tes desirs qu'en la mort de Sylvandre. - O ignorante Bergere ε, reprit Phillis, ne nous as-tu cent fois enseigné que celuy là meurt en soy-mesme η, qui en ayme parfaictement quelqu'autre. Et c'est pourquoy l'oracle η t'advertit que tu ne dois pretendre l'accomplissement de tes desirs qu'en la mort de Sylvandre, c'est à dire, en aymant de telle sorte Diane, ainsi que tu dois, que tu te meure ε en toy-mesme. Astree et Alexis frappant des mains ensemble : - C'est sans doute ainsi s'écrierent elles, que se doit entendre cet

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oracle, et il ne reste plus sinon Diane, que vous satifaciez à vôtre promesse. La Bergere qui peut estre η n'étoit pas moins contente du discours de Phillis que Silvandre pouvoit estre, quoy qu'elle en donnast moins de cognoisance. - Je ne voy pas dit-elle, en sousriant, que j'aye rien à faire en cecy. - Non pas, dit Phillis, si ce n'étoit point de vous, de qui η tout cet oracle dépend η, pensez vous, continua-elle η, que Silvandre puisse vivre en vous, et mourir en soy-mesme si vous ne le voulez ? l'amour (ô ma sœur) est un de ses ε métiers qui ne se peut faire par une seule personne ; de plus, pensez vous que Paris vous puisse épouser avec Silvandre si vous ne le voulez ? il faut pour ne faire point mentir le Dieu η, et ne point aussi contrevenir à vostre serment que

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vous veuïllez tout ce que l'oracle veut, c'est a ε dire que non seulement Silvandre vous ayme : mais que vous l'aymiez aussi, de telle sorte qu'il puisse vivre en vous, et vous en luy ! - Ah ma sœur, dit Diane, se retirant d'un pas, et se tournant un peu de l'autre costé. - Non non, dit Phillis, en s'aprochant d'elle, et la prenant par le bras, il n'y a point en cela de milieu, il faut ou estre parjure ou faire ce que je dis, autrement il n'y a point de salut pour ce Berger. - Ma sœur, dit Diane, avec une honneste rougeur, et tenant les yeux baissez, que voulez vous que je fasse ? - Je ne veux point que vous fassiez chose quelconque : mais je veux seulement que vous là ε veuillez, car tout ce que je vous demande ne consiste qu'en la

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volonté, et parce que Diane se teut, et qu'il sembloit que sa mine et son silence fussent un tesmoignage de ne le vouloir pas. - Ma sœur luy dit Astree, il ne faut plus consulter si vous le devez ou non, vostre serment est trop grand pour y contrevenir, il falloit y songer avant que de l'avoir fait, maintenant le Dieu de Lignon, et touttes les Deitez de ces forests escoutent vostre responce, pour cognoistre quelle est la crainte que vous avez d'eux. Alexis adjousta à ces paroles, plusieurs autres semblables, pour la convier à observer sa promesse, car outre le serment qu'elle avoit faict, elles sçavoient bien touttes que l'effect de son serment ne luy estoit point desagreable, et que seulement elle desiroit de l'efectuer, en sorte qu'en le disant

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elle n'eut point de honte. Phillis qui estoit fine, et qui lisoit jusques dans son cœur : - Or sus dit-elle, c'est assez consulté, venons à la resolution : je vous appelle devant les Dieux en observation du serment que vous avez fait. - Et qu'est-ce dit Diane, en sousriant, que j'ay promis ? - Vous avez juré répondit Phillis de vouloir tout ce qui seroit necessaire pour rendre cet oracle à l'advantage de Silvandre. - Il est vray dit Diane, je l'ay juré, et que faut-il que je vueille ? - Il faut reprit Phillis, comme je vous déja dit ε, que vous aymiez de sorte Silvandre qu'il puisse vivre en vous, et vous en luy. - Cela répondit-elle, outrepasse mon serment. - Non fait, repliqua Phillis : car l'amitié ne consiste qu'en la volonté. - Il faut dirent alors Astrée et Alexis, il faut

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Diane, qu'absoluëment vous le veuillez ainsi, Diane s'étant longuement fait presser. - Et bien dit-elle, puis que vous me l'ordonnez je le veux. - Il faut adjousta Phillis, expliquer cette volonté, et dire, je veux aymer de telle sorte Silvandre, que d'orénavant comme il vivra en moy, je veux vivre en luy. - O Dieux dit Diane, n'est-ce point trop. - Ouy bien dit Silvandre, pour mon merite. - Mais non pas adjousta Phillis, pour son affection, ny pour satisfaire à l'oracle. - Et bien, dit alors Diane, je veux ma sœur, tout ce qu'Alexis, Astrée et vous, m'ordonnez : mais s'il y a de la faute, qu'elle soit sur vous, et sur le conseil que vous me donnez. - Soit ainsi dit Phillis : mais de plus j'ordonne que pour asseurance de vos paroles Silvandre, par vostre consentement, vous

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baise la main avec protestation de ne sortir jamais de vostre obeïssance. Silvandre se rejettant à genoux transporté de trop extréme contentement, estoit si surpris de ce bon-heur inesperé que prenant la main de Diane, et la baisant, il ne peut de long temps dire une seule parole, et sembla η que comme le trop de clarté éblouyt cette joye aussi qui pour luy estoit sans mesure, luy eust presque osté l'usage de raison, il est vray que ce silence, et ce transport estoient plus eloquens qu'il n'avoient jamais esté η : car ils declaroient mieux la grandeur de son affection qu'il n'avoit jamais sceu faire par toutes ses paroles, et si ce n'eust esté qu'Alexis et les Bergeres le releverent, il eust longuement esté en cette extase amoureuse sans penser seulement à ce qu'il faisoit.

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Diane de son costé n'estoit guere moins esmeuë, quoy qu'elle fist beaucoup moins paroistre η, mais Phillis qui s'en prist garde, et qui luy vouloit ayder à le couvrir : - Et bien Sylvandre, luy dit-elle, seray-je tousjours vostre ennemie ? Et vous semble-il η point que je me sçache bien vanger des outrages qu'on me fait ? Le Berger alors revenant un peu en soy-mesme : - J'advoüe Phillis répondit-il, que vous estes la plus aymable η ennemie qui fut jamais. - Mais advoüez de plus adjousta elle η, que j'ay autant de puissance que les plus grands Dieux, car en quoy voyons nous mieux paroistre la force qu'ils ont, qu'au bon-heur, et au mal-heur qu'ils donnent quand ils veulent η, et n'est il pas vray que quand j'ay voulu, je vous ay rendu malheureux,

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et quand il m'a pleu je vous ay fait le plus heureux homme qui soit sur la terre, et qu'est-ce que la fortune peut plus que moy si du mal-heur au bon-heur η, je ne mets point plus de distance que celle de ma volonté. - Je confesse ! ô puissante Bergere dit Silvandre, que si vostre authorité s'étend aussi bien sur les autres que sur moy, il n'y a point de doute que l'on vous doit dresser des Autels. - Pour le moins reprit elle, si les autres ne le doivent pas faire, vous ne niërez pas que Silvandre ne me doive adorer. - Si parmy nous respondit en sous-riant le Berger, on pouvoit adorer plusieurs Dieux, Phillis sans doute me seroit une deité adorable : Mais puis que cela n'est pas, et que nous n'en pouvons avoir qu'un, je seray excusable si je ne vous rends

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pas ce devoir. - Je me contente bien dit alors Phillis, que vous n'adoriez qu'une deité au Ciel, et une en la terre. - Aussi fay-je, repliqua le Berger, Tautates au Ciel, et Diane en terre. - Ah ! ingrat, s'écria Phillis, et ne m'estes vous pas plus redevable qu'à cette Diane, puis que si vous en avez quelque contentement, c'est de mes mains que vous le recevez. - Je serois ingrat reprit Sylvandre, si je ne recognoissois pas ce que je vous dois, mais je le serois encore d'avantage si j'egallois les obligations que je dois à Diane, à celles que je vous ay : car il est certain que je ne vous en ay point que pour l'amour d'elle, et celles que je luy dois ne sont qu'à sa seule consideration, sans que vous y ayez aucune part. Et pour ce des-abusez vous en cela Phillis, tous les biens

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que vous me faites, je les reçois de vous, comme venant d'elle, et autrement je ne les estimerois pas des biens. - A ce que je voy reprit Phillis, en sousriant, j'ay bien perdu mon temps à vous obliger, puis que tous mes biens-faits vont au conte de cette Bergere. - Que voulez vous, répondit Silvandre, que j'y fasse, si telle est l'affection que je luy porte que de la vie mesme que le Ciel me donne, je ne luy en puis sçavoir gré, ny l'en remercier, sinon d'autant qu'il me donne le moyen de servir et d'adorer cette belle Diane, à qui tous les humains doivent rendre les mesmes hommages.
  Ce fut de cette sorte que Diane donna une asseuree cognoissance à Silvandre qu'elle l'aymoit, et depuis ce jour η elle ne fit plus de difficulté de vivre avec luy, comme

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Astrée souloit avec Celadon, et comme Phillis traittoit avec Lycidas, toutefois c'estoit lors qu'il ne s'y trouvoit point d'autres témoins que ceux qui s'y rencontrerent à ceste fois  : car lors qu'elle se trouvoit en quelque autre compagnie, elle vivoit avec luy plus retenuë qu'auparavant, ne sçachant encore ce que Bellinde, et ses parens voudroient ordonner d'elle η.

Fin du troisiesme livre.