Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée, 1610, Deuxième partie.
Bibliothèque municipale de Versailles, Rés. Lebaudy in-12° 410
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LA SECONDE

PARTIE DE L'ASTREE.

De Messire Honoré d'Urfé.


LIVRE PREMIER

Édition de Vaganay, p. 7.

Signet[ 1 ] 1621 fonctionnelle

[1]  LA LUNE η estoit des-ja pour la deuxiesme fois sur le milieu de son cours, depuis que Celadon eschappé des mains de Galathee, et n'osant se presenter devant les yeux de la Bergere Astree, pour obeir au commandement η qu'elle luy en avoit fait, s'estoit renfermé dans sa caverne. Et quoy que trois mois η fussent des-ja presque escoulez depuis le jour de sa perte, si est-ce que le desplaisir que sa Bergere en ressentoit, estoit encor si vif en son ame, que quelque prudence qui fust en elle, elle ne pouvoit toutefois le cacher à ceux qui vouloient y prendre [2] garde. Et sembloit que le Ciel, par une juste punition, refusast à sa douleur le remede

Signet[ 2 ] 1621 fonctionnelle

que le temps a de coustume de rapporter à tous ceux qui ont plus de sujet de se douloir : car au lieu d'adoucir les aigreurs de ses ennuis, tous les jours elle descouvroit de nouvelles occasions de regret. Et quand sa memoire, divertie ailleurs par les compagnies qui la venoient visiter, cessoit quelquefois de luy representer les causes de ses desplaisirs, ses yeux en eschange, par tout où ils s'adressoient, ne voyoient que des objets tellement ennuieux, que pour ne les voir elle demeuroit le plus souvent dans sa cabane. Mais ce qui l'affligeoit davantage, c'estoit qu'elle estoit privee de cette consolation, qui se trouve encore parmy les plus grandes infortunes. Je η veux dire, qu'elle ne pouvoit rejetter le sujet de sa faute que sur elle mesme, ny trouver les moyens de s'en excuser de quelque biays qu'elle peut η tourner cest accident. Et ne faut douter qu'il luy eut esté entierement impossible de continuer sa vie surchargee de tant d'ennuys, si l'amitié de Diane et de Phillis ne luy eust aydé à les supporter ; la presence de la personne aymee estant l'un des plus souverains remedes que la tristesse puisse recevoir. Aussi ces cheres amies n'en estant pas ignorantes, avoient un si grand soin de cette Bergere, que dés la pointe du jour l'une ou l'autre, et bien souvent toutes deux la venoient trouver, et comme par force l'arrachoient de sa cabane, et la conduisoient par les endroits les plus reculez, de peur que la veuë de ceux où elle souloit voir Celadon ne luy renouvellast

Signet[ 3 ] 1621 fonctionnelle

[3] la memoire de sa fascheuse perte. Et puis à l'envy s'estudioient à qui, pour la divertir, luy feroit un meilleur conte, ou proposeroit quelque agreable jeu pour passer plus doucement le reste de la journee : de sorte qu'en despit de la fortune ces gentiles Bergeres desroboient tousjours quelques heures au desplaisir d'Astree, pour les metre en un meilleur usage.
  Silvandre d'autre costé feignant de rechercher Diane par gageure, en devint de telle sorte amoureux, qu'il servit longuement η d'exemple à tous ceux de sa contree, et leur enseigna à ses despens, qu'Amour ne souffre guere qu'on se mocque de luy : car il rencontra en ceste Bergere tant de causes d'amour, qu'il estoit tout estonné de l'avoir veuë si long temps sans l'avoir aymee. Et quoy que la gageure, qui estoit cause de la naissance de son affection, fut le commencement de son mal, si ne s'en plaignoit-il point, puis que sans offenser Diane elle luy donnoit la liberté de luy raconter ses passions, la violence de son amour estant telle, que s'il eust esté forcé de la cacher, il luy eust esté impossible de vivre. Et toutesfois quand il se rappelloit en soy-mesme, il cognoissoit bien qu'il avoit fait un changement fort desadvantageux, se souvenant de quel-heur il estoit accompagné, lors que maistre absolu de ses pensees il disposoit tout seul de sa vie, et de ses desseins. Combien de fois voulut-il avec la raison défaire les premiers nœuds dont

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il se sentoit lier en ce nouveau servage ? Combien de fois, voyant que la raison y estoit inutile, voulut-il les rompre avec la force [4] d'une violente resolution ? Mais autant de fois qu'il s'y essaya, autant de fois recogneut-il que c'est en vain que l'homme s'efforce contre les ordonnances du ciel, et que celuy est le plus advisé qui sçait mieux y ployer et conformer sa volonté. Ces considerations estoient cause que quand il ne pouvoit estre aupres de sa Diane, comme le matin et le soir, il estoit bien ayse de se retirer de toute compagnie, tant parce qu'il jugeoit toute autre ennuyeuse, ne pouvant joüir de celle qu'il desiroit, que pour avoir plus de loisir de consulter en soy-mesme librement, et juger quelle estoit la volonté du Ciel, et par quelle voye il y pourroit mieux parvenir. Et combien qu'il recogneut plus d'impossibilité à la poursuitte de son affection que d'apparence de la pouvoir continuer, si ne pouvoit-il jamais prendre aucune conclusion qu'à l'avantage de son Amour. Que s'il faisoit dessein de s'en retirer, ô que son cœur se faisoit promptement paroistre des-obeissant ! Que s'il estoit d'avis de le continuer, quelles peines et quels martyres ne prevoyoit-il point ? - Que ferons-nous donc en fin, disoit-il, Silvandre, puis que la poursuitte et la retraitte nous sont egalement impossibles ? Faisons, disoit-il, en se respondant, ce que le Ciel veut que nous fassions. Pourquoy peut-on juger que les Dieux l'ayent faitte si belle η,

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sinon pour estre aymee de ceux qui la verront ; Et puis que de poursuivre et de nous retirer il nous est egalement impossible, eslisons pour le moins des deux celuy qui est plus selon la volonté du [5] Ciel et selon la nostre. Estant si belle il ordonne qu'elle soit aymee, et quant à moy je consentiray plustost à me retirer de la vie que de son service. Que faut-il donc que nous consultions d'avantage, puis que le Ciel et nostre volonté appreuvent une si bonne resolution ?
  De fortune quand il tenoit ces discours en soy-mesme il se trouva sur le bord de la delectable riviere de Lignon vis à vis de ce rocher, qui estant frappé de la voix, respond si intelligiblement aux derniers accens. Cela fut cause qu'apres que ces pensees luy eurent longuement roulé par l'esprit, presque comme revenant d'un profond sommeil : - Mais pourquoy, dit-il, nous allons nous consommant et embroüillant en ces contrarietez ? Echo qui habite en ce rocher, si nous l'en enquerons, nous en dira bien ce qu'elle en a ouy de la bouche mesme de ma Bergere, qui est l'Oracle η le plus certain que je puisse consulter. Et lors relevant la voix il luy parla de ceste sorte.

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[6]

ECHO.

STANCES.

FIlle de l'Air qui ne sçaurois rien taire,
De ces rochers hostesse solitaire,
Où vont les cris que je vas esmouvant ? Au vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martire,
Que plein d'Amour mon cœur va concevant,
Devienne enfin aux maux que je souspire ? Pire.

II.

Que feroit donc cet œil qui me desarme
Par sa douceur de toute sorte d'arme,
Et qui promet m'aymer infiniment ? Il ment.
Mais s'il est vray qu'il mente, quel remede
Nous faudra-t'il pour sortir promptement
De cet abus qui trompeur nous possede ? Cede.

III.

Comment ? ceder un tel bien à quelque autre
Qu'Amour ordonne en effet qui soit nostre !
Qui plus que moy voit-elle volontiers ? Un tiers.
Un tiers, Echo, c'est un cruel langage,
Mais s'il est vray qu'elle ayme mieux un tiers,
Au lieu d'amour qu'auroit un grand courage ? Rage.

IV.

Nimphe qui sents dedans ces roches creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N'auray-je donc jamais alegements ? Je ments.
Comment, Echo, n'est-ce point un blaspheme.
De t'accuser et dire que tu ments ?
[7] Ce que j'entens est-ce bien ta voix mesme ? Ayme.

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V.

C'est bien ta voix qui frappe mes oreilles,
Mais ce secret, Nimphe qui me conseilles
L'as-tu dy moy de ma Diane ouy ? Ouy.
Mais de l'aymer, helas ! c'est peu de chose,
Si d'elle aymé d'elle je ne jouy,
Pour un tel heur qu'est-ce qu'on me propose ? Ose.

VI

Le Ciel noir cy de tempeste et d'orage
Ne peut d'effroy m'abattre le courage
Mon cœur ne craint tous ces estonnemens. Ne mens.
Je ne ments point ny ne suis temeraire,
J'apprens d'Amour ces beaux enseignements,
Faut-il bien plus rien plus pour un si grand mystere ? Taire.

VII.

Je me tairay, plustost ma voix pressee,
Souspirera ma mort que ma pensee,
Amant secret comme Amant valeureux. Heureux.
Heureux cent fois aymé de ceste belle
Mais d'où sçais-tu que son cœur genereux
Sera vaincu si je luy suis fidelle ? D'elle.

  Encore que le Berger n'ignorast point que c'estoit luy-mesme qui se respondoit, et que l'air frappé par sa voix rencontrant les concavitez de la roche, estoit repoussé à ses oreilles : si ne laissoit-il de ressentir une grande consolation des bonnes responces qu'il avoit receuës, luy semblant que rien n'estant conduit par le hazard, mais tout par une tres-sage providence η, ces paroles que le rocher luy avoit renvoyees aux oreilles n'avoient esté prononcees par luy à dessein, [8] mais

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par une secrette intelligence du demon qui l'aymoit, et qui les luy avoit mises dans la bouche. Et en cette opinion il suivoit la coustume de ceux qui ayment, qui d'ordinaire se flattent en ce qu'ils desirent, et trouvent des apparences d'espoir où il n'y a point d'apparence de raison. Apres avoir remercié le genie de ce rocher et les Nimphes η de Lignon, il faisoit dessein d'aller attendre sa Bergere au carrefour de Mercure, parce que c'estoit par là qu'elle avoit accoustumé d'aller chez Astree, et il luy sembloit que l'heure en approchoit, la moitié du jour estant desja passee, mais lors qu'il en vouloit prendre le chemin, il vid η assez pres de luy la Nimphe Leonide, et le gentil Paris, qui ayant ouy sa voix avoient tourné leurs pas vers luy, tant pour sçavoir des nouvelles des Bergeres, Astree, Diane, et Phyllis, que pour avoir le plaisir de sa compagnie ; car encore que Paris cognust bien l'affection qu'il portoit à Diane, si ne laissoit-il de l'aymer et de l'estimer beaucoup, ne pouvant croire que ceste sage Bergere le deust jamais preferer à luy à cause de la grandeur d'Adamas, qui pour sa qualité de grand Druyde estoit apres Amasis, le plus honoré par toute ceste contree, ignorant qui ne sçavoit pas que l'Amour ne se mesure jamais à l'aune de l'ambition ny du merite, mais à celle de l'opinion seulement. Silvandre qui estoit plein de civilité comme ayant esté nourry parmy les escholes η des Phocenses et Massiliens, encore que la venuë de

Signet[ 9 ] 1621 fonctionnelle

Paris ne luy fut guere agreable, sçachant bien qu'Amour le conduisoit parmy les [9] bois, et un amour encore qui estoit à son desadvantage, ne laissa de s'advancer vers luy et vers la Nimphe pour les saluër. - Je ne vous demande pas, luy dit Leonide en sousriant, quelles estoient les pensees qui vous entretenoient en ce lieu solitaire, sçachant assez que celles qui vous accompagnent ne sont guere sans Diane : mais je voudrois bien sçavoir de vous pourquoy vous les preferez à sa veuë, et quelle est l'occasion qui les vous rend η plus douces que sa presence. - Je ne nieray point, dit-il, Madame, que ces agreables pensees dont vous me parlez ne m'ayent tenu fidelle compagnie, aussi bien en ce lieu retiré qu'elles font par tout où je me trouve eslongné de Diane, mais que je les tienne plus cheres que le bien de sa veuë, permettez moy je vous supplie de vous dire qu'encor que par raison cela devroit estre, toutesfois je ne l'ay point encores peu obtenir sur moy mesme. Que si vous me voyez icy sans elle, ce n'est que pour passer plus doucement en la compagnie de mes imaginations les heures que son repas me contrainct de perdre loing d'elle : et d'effet lors que vous estes arrivee je m'acheminois au carrefour de Mercure, parce que voicy le temps qu'elle part de sa cabane pour aller vers Astree, et je faisois dessein de l'y accompagner. - Nous sommes venus, respondit Leonide, avec resolution de donner le reste du jour à ces belles Bergeres, mais

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quand cela ne seroit pas, nous penserions de faire une faute qui ne seroit pas legere ny peu des agreable à l'Amour, si nous retardions vostre voyage : c'est pourquoy, Berger, [10] vous nous y conduirez, et par les chemins nous direz s'il vous plaist, pourquoy vos pensees vous devroient estre plus cheres que la presence mesme de celle qui les fait naistre, puis que quant à moy je le trouve tant eslongné de raison que je ne sçaurois me figurer que cela puisse estre.
  A ce mot Silvandre, pour luy obeïr, leur ayant fait prendre un sentier, qui traversant un grand pré abregeoit de beaucoup le chemin, reprint ainsi la parole : - Ce que vous me demandez, grande Nimphe ; n'est pas difficile d'estre entendu pourveu qu'il soit pris comme il doit estre, parce qu'il est bien certain que les yeux sont les premiers qui donnent entree à l'Amour dans nos ames. Que si quelques uns sont devenus amoureux en oyant raconter les beautez et les perfections des personnes absentes, ou ç'a esté un Amour qui n'a pas esté de duree ny violente (estant plustost une peinture d'Amour qu'une vraye Amour) ou l'esprit qui la conceuë a quelque grand defaut en soy-mesme, d'autant que l'ouye η raporte aussi bien les faussetez que les veritez, et le jugement qui se fait sur un rapport incertain, ne sçauroit estre bon ny proceder d'une ame bien posee : mais tout ainsi que ce qui produit quelque chose n'est pas ce qui la nourrit et qui la met apres

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en sa perfection, de mesme devons nous dire de l'Amour, parce que si nos agneaux naissent de nos brebis, et qu'au commencement ils tirent quelque legere nourriture de leur laict, ce n'est pas toutesfois ce laict qui les met en leur perfection, mais une plus ferme [11] nourriture qu'ils reçoivent de l'herbe dont ils se paissent : Aussi les yeux peuvent bien commencer, et eslever une jeune affection, mais lors qu'elle est creuë il faut bien quelque chose de plus ferme et de plus solide, pour la rendre parfaicte, et cela ne peut estre que la cognoissance des vertus, des beautez, des merites, et d'une reciproque affection de celle que nous aymons. Or quelques unes de ces cognoissances prennent bien leur origine des yeux, mais il faut que l'ame par apres se tournant sur les images qui luy en sont demeurees au rapport des yeux et des oreilles, les appelle à la preuve du jugement, et que toutes choses bien debatuës elle en fasse naistre la verité. Que si cette verité est à nostre advantage, elle produict en nous des pensees dont la douceur ne peut estre esgalee par autre sorte de contentement que par l'effet, des mesmes pensees. Que si elles sont seulement advantageuses pour la personne aymee, elles augmentent sans doute nostre affection, mais avec violence et inquietude : Et c'est pourquoy il ne faut point douter que l'absence n'augmente l'Amour η, pourveu toutesfois qu'elle ne soit pas si longue que les images receuës de la chose aymee se

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puissent effacer, soit que l'Amant eslongné ne se represente que les perfections de ce qu'il ayme, parce qu'Amour qui est ruzé et cauteleux ne luy a peint que ces images parfaittes en la fantaisie, soit que l'entendement estant desja blessé ne vueille tourner sa veuë que sur celles qui luy plaisent, soit que la pensee en semblables choses adjouste tousjours beaucoup aux perfections [12] de la personne aymee : tant y a que celuy veritablement n'a point aymé qui n'augmente son affection estant esloignée de ce qu'il ayme. - Quant à moy, respondit Leonide, j'eusse fait un jugement bien different au vostre, ayant tousjours ouy dire que l'absence est la plus grande et plus dangereuse ennemie d'Amour η. - La presence, repliqua le Berger, l'est sans comparaison beaucoup davantage, comme nous l'apprend tous les jours l'experience : car pour un Amour qui se change entre les personnes absentes, nous voyons qu'entre les presentes il y en a plus de cent : et de plus pour monstrer combien la presence est plus contraire à l'Amour, si nous cessons d'aymer estant absents, c'est sans violence et sans effort, et n'y a point d'autre changement sinon que la memoire se couvre peu à peu d'oubly, comme un feu de sa propre cendre : mais quand une Amour se rompt en presence, ce n'est jamais sans esclat, ny sans un extreme effort, voire (et qui est un grand tesmoignage de ce que je dis) sans faire naistre des cendres de l'Amour esteinte une hayne

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plus grande encor que n'a esté cest Amour. Et cela procede de ceste raison. L'Amant est ou aimé, ou hay, ou indifferent : s'il est aymé, d'autant que l'abondance soule incontinent, l'Amour aussi tost se perd en presence estant outragé s'il faut dire ainsi, de trop de faveurs : s'il est hay, d'autant qu'à toutes heures il reçoit des nouvelles cognoissances de hayne, il est impossible qu'entre tant de coups, il n'y en ait quelqu'un qui perce ses armes pour fortes qu'elles soyent, et qui le contraigne estant plusieurs [13] fois redoublé de quitter toute sorte de deffence : que s'il est indifferent, lors qu'il continuë son Amour, se voyant à toute heure mesprisé, il faut qu'il soit sans courage, mais s'il n'en a point comment resistera-t'il aux continuels outrages qu'il en recevra ? Au lieu qu'en l'absence les faveurs receuës ne peuvent estre de celles qui soulent par leur abondance, puis qu'elles ne font qu'attiser les desirs, et la cognoissance de la hayne ne venant en nostre ame que par l'ouye η, il y a bien de la difference, et les coups en sont bien moindres que ceux que nous recevons par la veuë, de sorte que les blesseures en sont beaucoup moins cuisantes, et les sujets de mespris n'estant si ordinaires ny si difficiles à supporter, c'est sans doute que l'absence est beaucoup plus propre à conserver une affection que n'est la presence. - J'avouë, ayant consideré ce que vous dites, respondit la Nymphe, qu'il est vray, et qu'en presence il survient plusieurs occasions qui

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ruinent l'Amour, desquelles l'absence est exempte. Mais si ne sçauriez-vous me persuader qu'en voyant ce que l'on ayme l'on n'augmente d'affection beaucoup plus qu'en ne le voyant pas, parce que l'Amour se nourrissant des faveurs et des caresses, celles que l'on reçoit en presence sont beaucoup plus grandes et plus sensibles que les autres. - Je croyois, adjousta le Berger, avoir desja satisfait à cette demande, mais puis qu'il vous plaist d'en avoir de plus claires raisons, il faut, Madame, que j'essaye de vous en donner. Nous η avons des-ja dit que c'est par les yeux que l'Amour [14] commence, mais ce n'est pas toutesfois des yeux qu'elle naist, ny ce ne sont poinct ceux qui la produisent : la beauté et la bonté estant cogneuës sont sans plus celles qui luy donnent naissance en nous : or la cognoissance de la beauté vient bien par les yeux, mais depuis qu'elle est en nostre ame, nous n'avons plus affaire de nos yeux pour l'aymer à l'advenir : ce que vous jugerez aysement si vous avez jamais aymé quelque chose : car r'entrez en vous mesmes, et considerez si vous perdriez cette Amour encor que vous perdissiez les yeux ; si cela n'est point, vous avoüerez que les yeux ne conservent donc pas vostre Amour. Pour la cognoissance de la bonté elle est produite ou des actions ou des paroles, qui toutes deux ont bien besoin de presence pour estre cognuës, mais apres nullement : car cette cognoissance se conserve dans les secrets cabinets de la memoire,

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sur laquelle nostre ame se repliant apperçoit ce qu'elle y a mis en reserve. Or je croy : Madame, que vous sçavez bien que plus nous avons de cognoissance de la perfection de la chose aymée, plus aussi nostre Amour s'augmente. Mais qui ne sçait que les troubles mouvements des sens empeschent infiniment la clarté de l'entendement, et que comme aux contre-poix d'une orloge η l'un ne peut monter que l'autre ne descende, aussi quand les sens s'eslevent l'entendement s'abaisse, et se releve au contraire quand les sens sont abaissez. Que s'il est ainsi, ne m'avoüerez-vous pas qu'en absence l'entendement de celuy qui ayme agira beaucoup plus parfaittement, que [15] quand transporté par les objets qui se presentent à ses yeux, il ne peut faire autre chose que regarder, desirer et souspirer ? Que si jamais vous avez voulu penser profondement à quelque chose, souvenez-vous, Madame, si la sage nature ne vous a pas appris de mettre la main sur vos yeux, afin que la veuë ne divertist les forces de l'entendement ailleurs, et par ceste raison vous concluerez selon ce que j'ay dit. Que si l'Amour s'augmente par la cognoissance de la perfection aymee, puis que nous l'avons beaucoup plus grande estant absents, c'est sans difficulté que nous aymons davantage eslongnez que presens. - Mais s'il est ainsi, interrompit Paris, d'où procede que tous les Amants desirent avec tant de passion la veuë de celles qu'ils ayment ? - De l'ignorance, respondit Silvandre. Il n'y a personne

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qui se puisse attribuer le nom d'Amant, qui en luy mesme n'ait ceste opinion, que son Amour est si grande qu'il est impossible qu'elle puisse augmenter. Que s'il a ceste creance, mal-aysement rechercheroit-il les moyens de l'accroistre s'il pense qu'elle ne puisse estre accreuë, et pour ce, sans recourre à ceste profonde cognoissance il se contente de celle que ses yeux de moment à autre luy peuvent donner : Mais, ô grande Nimphe, combien y a-t'il de difference de ces Amours que les yeux nourrissent à celles que l'entendement produit ? Autant sans doute que l'ame est plus capable d'aymer que le corps, et autant que l'entendement a plus de cognoissance η que les yeux. Et toutesfois d'autant que ceux-là mesme ne peuvent pas [16] estre tousjours aupres de celles qu'ils ayment, il faut qu'eslongnez d'elles et en leur apart ils entretiennent ces images que par leurs yeux Amour leur a mises en la fantaisie. Que si l'on leur demandoit si cet eslongnement a diminué leur affection, je m'asseure qu'il n'y a celuy qui ne confessast qu'elle s'en est augmentee, et que c'est un accroissement de desir, et non pas une diminution : et d'effect avec quelle violence, et avec quel transport les reviennent-t'ils voir ? Il est tel, Madame, que bien qu'avant que s'estre separez, ils eussent juré que leur Amour estoit parvenuë au supreme degré d'aymer, et que rien ne pouvoit estre adjousté à la grandeur de leur affection, maintenant la cognoissant si fort accruë ils en font

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un jugement bien different, et leur semble qu'autrefois ils ont faict un grand outrage à celles qu'ils ont aymees, de les avoir auparavant si peu aymees, tant ceste briefve absence augmente l'Amour par la contemplation de la beauté. - Puis qu'il est ainsi, adjousta Paris, je m'estonne que vous ne vous eslongnez de Diane, afin de l'aymer davantage. - J'ay desja dit, respondit Silvandre, que je le devrois faire, mais que je ne l'ay encore peu obtenir sur moy. Et cela vient, gentil Paris, de ce que nous sommes hommes, c'est à dire que nous ne sommes pas parfaicts, et que l'imperfection de l'humanité ne peut estre ostee tout à coup : nous sommes bien raisonnables, mais aussi y a-il quelque chose qui contrarie à la raison, autrement il n'y auroit point de vices : Et c'est ceste partie de laquelle je n'ay peu encores obtenir ce poinct dont [17] vous parlez, car les sens sont infiniment puissants en celuy qui ayme, et quoy que l'ame soit celle qui ayme, si est-ce qu'avec les beautez de l'ame elle ayme aussi celles du corps : Et bien souvent tout ainsi qu'avec les sens corporels elle sent les choses corporelles et se plaist au goust, aux senteurs et aux attouchements, de mesme aymant avec les mesmes sens elle se plaist de voir, d'ouyr et de toucher ce qu'elle ayme, ne pouvant faire divorce d'avec eux, et separer son plaisir du leur, luy semblant que c'est leur faire tort de joüir seule de ces contentements dont ils ont esté les commencements. Et toutesfois si elle ne

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recherchoit que sa perfection comme elle y est obligee par la raison, elle devroit rejetter bien loing ces considerations, puis que la nature nous a seulement donné les sens pour instruments, par lesquels nostre ame recevant les especes des choses vient à leur cognoissance, mais nullement pour compagnons de ses plaisirs et felicitez comme trop incapables d'un si grand bien.
  Ces discours eussent bien continué davantage, si de fortune estant pres du carrefour de Mercure ils n'eussent ouy chanter Philis : elle estoit assise avec une autre Bergere au pied d'un arbre cependant que leurs brebis à l'ombre de quelques taillis ruminoient toutes resserrees ensemble attendant que le chaud fust un peu abbatu pour retourner au pasturage. Aussi tost que Silvandre en ouyt la voix il tourna la teste de son costé, et l'ayant recognuë la destourna si promptement que Leonide ne se peut empescher d'en [18] sousrire. - Qu'avez-vous ouy, luy dit-elle, et qu'avez-vous veu qui vous ayt si promptement fait tourner et detourner la teste ? - J'ay veu, dit-il, Madame, celle que je ne verray jamais sans regret : car c'est Phylis la plus cruelle ennemye que je puisse avoir, puis qu'elle est la cause de mon servage. En ce mesme temps Licidas, qui passant chemin sans veoir Leonide ny sa compagnie, suivoit un sentier, qui couvert d'une grande haye, l'empeschoit de voir et d'estre veu, fut tout estonné que le chemin de la Nimphe venant

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traverser le sien il ne se donna garde qu'il se vit tout auprez d'elle : La jalousie qui le separoit de la frequentation de chacun, luy faisoit fuir Silvandre encores plus que les autres, mais à ce coup la civilité le contraignit de saluer Leonide et Paris, et de les suivre en estant requis et de l'un et de l'autre, quoy qu'au commencement il essayast d'avoir congé avec quelques mauvaises excuses. Mais Leonide qui l'aymoit à cause de Celadon, le pressa de sorte qu'il fut contraint d'augmenter la trouppe, et Paris qui sur tout desiroit de sçavoir où estoit Diane, luy demanda s'il ne cognoissoit point celle qui estoit assise auprez de Phylis sous ce grand arbre. Luy qui n'y avoit point encore pris garde, mettant la main sur ses sourcils et s'arrestant un peu pour les regarder, respondit que c'estoit Astree, et lors reprenant le chemin il ouyt que Leonide continuant le discours qu'elle avoit commencé avec Silvandre parloit de cette sorte : - Et pourquoy, Berger, estes vous tant offensé contre cette Bergere, encore qu'elle [19] soit cause que vous aymez, puis qu'elle l'est aussi que vous estes devenu plus honneste homme η ? Car je m'asseure que vous m'advoüerez que l'Amour a ceste puissance d'adjouster de la perfection à nos ames : s'il est ainsi, l'obligation que vous luy avez ne doit pas estre petite. - J'advoüeray bien, respondit le Berger, que veritablement je croy que sans Phylis je n'eusse jamais aymé, mais je ne laisseray de dire qu'elle est cause que je ne suis plus mien,

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que je sers, et que j'ay perdu ma liberté. Que si cette liberté ne se peut acheter pour quelque prix que ce soit, je ne dois pas estre plus son obligé de m'avoir peut-estre rendu un peu plus honneste homme η, qu'offencé contre elle, de ce qu'elle m'a fait perdre cette chere et desirable franchise. - Mais ne mettez vous point en compte, adjousta la Nimphe, que vous acquerrez peut-estre l'amitié de celle que vous aymez ? Et pour une si belle entreprise une ame bien née comme la vostre peut elle regretter quelque perte que ce soit, ou se plaindre de la personne qui en est cause ? - Une ame bien nee, repliqua-t'il, ne se peut loüer de celle qui est cause de sa servitude pour quelque esperance de bien qu'elle luy puisse donner : car en fin le service, quoy que plus ou moins honteux, est tousjours service. D'abort que Licidas ouyt nommer Phylis, il demeura beaucoup plus atentif ; mais quand il oüit la suite du discours, et des repliques du Berger, il creut que veritablement il l'aymoit, et ne sçachant si bien couvrir sa jalousie, qu'il eust desire, il ne se peut empescher de luy dire : - Et quoy, Berger, aymez-vous bien autant [20] cette Bergere que vous en faittes semblant ? Silvandre qui sans penser à Licidas avoit parlé de ceste sorte à Leonide, cognoissant bien que la jalousie luy faisoit faire cette demande, pour le mettre plus en peine, ne voulut le nier ny l'advoüer, mais luy dit seulement : - Dittes moy, Licidas, qu'en pensez vous ? - Je voy, respondit-il, tant de faintes par tout que

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mon jugement seroit trop incertain. - Puis donques, adjousta Silvandre, que mes dissimulations empeschent le jugement que vous en pourriez faire, dites-moy je vous supplie, qu'est-ce que vous en desirez ? - Mes desirs, respondit Licidas, sont fort peu considerables en ce qui despend de vous, de qui les actions me sont indifferentes, de sorte que je m'en remets bien à vous mesme. - Puis donc, continua Silvandre, que vous ne m'en voulez dire vostre volonté, s'il y a quelque chose en moy qui vous desplaist, vous n'en devez accuser que vous seul, et le Ciel qui le veut ainsi, et vous armer de patience. Licidas vouloit respondre, et peut estre l'eust fait trop aigrement, si Leonide qui le prevoyoit ne l'en eust empesché avec excuse qu'elle vouloit ouyr ce que Phillis chantoit : car il en estoit desja assez prés pour ouyr ses paroles, qui estoient telles.


[21] SONNET.

CONTRE LA JALOUSIE.

AMOUR ne brusle plus, ou bien il brusle en vain,
Son carquois est perdu, ses fleches sont froissees,
Il a ses dards rompus, leurs pointes emoussees,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.
Où sans plus estre Archer d'un mestier incertain
Il se laisse emporter à plus hautes pensees,

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Ou ses fleches ne sont en nos cœurs addressees,
Ou bien au lieu d'Amour nous blessent de desdain.
Ou bien s'il fait aymer, Aymer c'est autre chose
Que ce n'estoit jadis, et les loix qu'il propose
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoit à tous :
Car aymer et hayr c'est maintenant le mesme,
Puis que pour bien aymer il faut estre jaloux.
Que si l'on ayme ainsi je ne veux plus qu'on m'ayme.

 Silvandre, qui avoit fait dessein de donner autant de jalousie à Lycidas qu'il luy seroit possible, voyant que Philis attentive à ce qu'elle chantoit, et Astree aux pensees que ces paroles renouvelloient en sa memoire, ne prenoient garde à Leonide, ny à eux, s'avança courant vers elles, et se jettant à genoux, et luy surprenant la main la luy baisa, puis se relevant l'advertit de la venuë de la Nimphe et de Paris. Elle [22] n'eut le loisir de se courroucer à luy de cette outrecuidance, parce que Leonide se trouva si proche qu'elle fut contrainte de se lever, pour luy rendre l'honneur qu'elle luy devoit. A quoy Silvandre la prenant sous le bras la voulut ayder, mais elle le repoussa du coude, voyant mesme Lycidas de la compagnie : ce qui ne fist une legere blesseure en l'ame de ce Berger jaloux, qui voyant bien que Philis l'avoit apperceu, eut opinion qu'elle l'eust repoussé de ceste sorte, parce que c'estoit en sa presence. Mais apres que les salutations faites, et renduës

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d'un costé et d'autre, chacun eut pris place sous ce grand arbre, Silvandre qui avoit resolu de donner ceste journee à la jalousie de Lycidas, se remettant à genoux devant Philis : - Et bien belle Bergere, luy dit-il, jusques à quand ordonnez-vous que nostre guerre dure ? quel terme avez-vous estably à mes services ? combien de temps encores prendrez-vous plaisir aux travaux que vous me faites souffrir ? Il ne sera pas vray pour le moins si j'endure de la peine, si je sers et si vous me surmontez, que vous soyez entierement exempte de travail et de solicitude : car ou vous employerez contre moy tous vos artifices, toutes vos armes, et toutes vos forces, ou sans doute la victoire demeurera mienne. Philis qui entendoit bien que ce Berger vouloit parler de la gageure η qu'ils avoient faite, à qui se feroit mieux aymer à Diane, recevoit ces paroles comme elles devoient estre entenduës : mais Lycidas qui pensoit que cette gageure n'avoit esté inventee que pour couvrir leur affection, les prenoit [23] tout autrement qu'elle, dequoy elle s'aperceut aysement, jettant à tous coups les yeux sur luy, et pour luy oster ceste opinion, respondit à Silvandre de ceste sorte : - Berger, Berger, souvenez-vous que si mon ennemy estoit tel qu'il me falut pour le vaincre y rapporter tant de peine, et luy opposer tant d'efforts, il ne vous ressembleroit point, et ce ne seroit pas contre Silvandre que j'aurois faict la gageure dont vous voulez parler, car

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contre luy il me suffit de dire ; Je veux vaincre. Silvandre qui recognut bien le dessein de Philis, pour le contrarier, luy respondit : - Personne ne peut ignorer ce que vous pouvez, mais Silvandre en sera encores moins ignorant que tous les autres Bergers de Lignon, puis qu'il a si souvent ressenty les effets de vostre beauté. - Si cela est, repliqua la Bergere, il vous est donc advenu comme à ceux qui s'esbloüissent au Soleil sans que le Soleil s'en apperçoive. - Ah ! respondit incontinent le Berger, qui voit le Soleil de vos yeux et volontairement ne s'y esbloüit comme moy, n'est pas digne de les voir. - Je ne sçay, adjousta Philis, rougissant de ces paroles, quel peut estre vostre dessein en me parlant de cette sorte, mais je suis bien asseuree que nostre Maistresse sera advertie de vos faintizes, et parce que c'est dans peu de jours que nous devons recevoir l'Arrest de nostre gageure, je m'asseure que ces paroles vous cousteront cher et que vous sçaurez combien est cuisante une trop tardive repentance. - Ne croyez point, dit-il, Bergere, que jamais je me repente de vous avoir asseuree de l'affection [24] que je vous porte, puis qu'au contraire je dois avoir plus de regret d'avoir si longuement vescu sans le vous avoir declaré, que je ne dois craindre de mal de ce dont vous me menacez. Phylis cognoissoit bien qu'il se moquoit, et Astree aussi, mais cela ne la pouvoit satisfaire pour le soupçon que telles paroles faisoient naistre en Lycidas : qui cependant

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considerant la peine où elle en estoit se fortifoit tousjours davantage en son opinion. En fin elle luy dit : - Je pense, Silvandre, que c'est par gageure que vous me voulez desplaire en me tenant ces paroles, ou bien que vous les venez estudier icy pour les sçavoir mieux dire quand vous serez aupres de vostre Maistresse. - Si cela estoit, interrompit Astree, il vaudroit mieux que tout à fait il vous parlast comme si vous estiez Diane, que non pas de vous entretenir par personne empruntee. - Ce m'est tout un, respondit Silvandre, pourveu que je luy fasse entendre la qualité de mon affection, et lors qu'il s'y preparoit : - Je vous conjure, dit Philis, par la personne du monde que vous aymez le plus de me laisser en repos, et que vous vous contentiez, que je sçay plus de vostre affection que vous ne m'en sçauriez dire. - Ces adjurations, dit-il, sont trop fortes pour y contrevenir, et la declaration que vous me faites trop advantageuse pour ne m'en contenter, c'est pourquoy je me tairaay puis que vous le voulez ainsi. - Vous m'obligerez en cela, dit la Bergere : car je ne puis souffrir vos paroles, et plus encores si faisant vostre devoir vous allez aider à Diane que j'ay laissee bien empeschee [25] à la porte de sa cabane, apres Florette sa chere brebis, qui se meurt. - Si vous me le commandez, repliqua Silvandre, et que vous vueilliez avoir soing de mon troupeau jusques à mon retour, je le feray. - S'il ne faut que cela, dit Philis, je vous le commande, et

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veux bien prendre garde au troupeau sur lequel vous vous excusez. Lors Silvandre comme s'il n'eust osé contrevenir à ce qu'elle luy ordonnoit, apres avoir fait une grande reverence à la Nimphe, et à Paris, et puis à toute la troupe, s'en alla courant où estoit Diane, laissant Philis la plus contente du monde de son depart, et au contraire Lycidas le plus jaloux Berger de tous ceux de ceste contree. Car encore que les discours de Silvandre luy eussent despleu, si est-ce que les inquietudes qu'il remarquoit en Phillis, luy estoient bien plus cuisantes : mais le commandement et la conjuration qu'elle luy avoit faite par la personne qu'il aymoit, l'offençoient bien davantage, mais quand il se representoit qu'elle avoit receu ses brebis en garde, ceste action le touchoit au cœur encore plus vivement, et toutesfois la pauvre Bergere avoit mieux aymé prendre cette peine, que de souffrir davantage les paroles qu'elle pensoit estre tant ennuyeuses à Lycidas. Voila comme quelquefois nos η desseins ont des effets tous contraires à nos intentions.
  Cependant Sylvandre approchant de la cabane de sa Bergere, vid que Philis ne luy avoit point menty : car Diane estoit assise en terre, et tenoit sa chere brebis en son gyron, comme si [26] elle eust esté morte. Quelquesfois elle luy souffloit à la bouche, et d'autresfois luy mettoit du sel dedans, mais sans effet, parce qu'elle ne revenoit point si tost de son assoupissement, qu'elle ne retombast comme

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elle estoit en terre, aprés avoir tourné longuement, dont la Bergere estoit fort en peine, pource que c'estoit celle qu'elle aymoit le plus. Et lors qu'elle en estoit plus desesperee, et que peut estre elle accusoit quelqu'une de ses voisines de sortilege, et de l'avoir regardee de mauvais œil, Silvandre s'en approcha, et apres l'avoir saluee, il luy demanda ce qu'elle faisoit en terre : - Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous die, si vous regardez en quel estat est ma chere Florette. Le Berger se mettant lors à genoux, la considera attentivement, puis luy toucha les aureilles, luy regarda la langue dessus et dessous, la leva sur les pieds, et en fin luy boucha les nazeaux avec les doigts pour l'empescher de respirer, mais soudain qu'il la laissa en liberté, apres avoir à demi eternué, elle recommença ses tours et les continua jusques à ce qu'elle se laissa choir. Silvandre alors ayant bien recognu son mal η, se tournant tout joyeux vers Diane : - Ne vous faschez point, luy dit-il, ma belle Maistresse, vostre chere Florette sera bien tost guerie, et son mal ne procede point de sortilege, mais plustost de l'ardeur du Soleil, qui luy ayant offencé le cerveau, d'où procede la source des nerfs η, luy donne ce mal, que nous nommons Avertin. Le temps sans doutte la gueriroit sans autre remede, mais parce qu'elle languiroit trop, si vous [27] me donnez le loisir je cognois une herbe, et j'en ay veu dans ce pré le plus proche, qui pour certain la rendra saine incontinent. - Comment,

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respondit la Bergere, toute joyeuse de ces bonnes nouvelles : si je vous donneray ce loisir ? n'en doutez nullement, elle m'est trop chere pour me rechercher sa guerison par tous les moyens qu'il me sera possible. Et pour vous en rendre preuve je veux aller avec vous pour en cueillir et recognoistre cette herbe, à fin de vous exempter de cette peine, si j'en ay affaire une autrefois. - Je recevray, dit-il, un double contentement si vous venez : l'un de vous rendre cet agreable service, attendant que ma fortune me donne les moyens de vous en faire un meilleur : et l'autre d'estre au pres de vous qui est bien le temps le mieux employé de toute ma vie. A ce mot laissant cette brebis en garde de ceux qui estoient en sa cabane, ils vont cueillir cette herbe, non pas que durant le chemin Diane ne remerciast le Berger de la bonne volonté qu'il luy faisoit paroistre : Et parce que Silvandre en la venant trouver, avoit remarqué par hazard, le lieu où ceste herbe estoit, il en trouva incontinent, et en ayant amassé une bonne poignee la pila entre deux caillous, et s'en retournant en pressa le jus avec deux mains dans les aureilles de la brebis, qui ne l'eut plustost bien avant dans l'oreille qu'elle se leva secouant un peu la teste, et apres avoir eternué deux ou trois fois se prins à béeler comme si elle eust appellé ses compagnes, et puis commença de baisser le nez contre terre pour chercher à manger : mais Silvandre la prenant sur son [28] col la remist en son estable, et

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dist à Diane, qu'elle ne la laissast point sortir de tout le jour, parce qu'encore que ce mal en quelques unes procedast quelquefois des herbes qui les ennivrent, toutesfois que le mal de la sienne à ce coup n'estoit causé que du Soleil, et qu'il falloit empescher qu'elle n'en fust pas si tost retouchee. Diane ne se contentant pas d'avoir veu la guerison de sa chere brebis, et de cognoistre l'herbe de veuë, voulut encore sçavoir le nom. - Elle a divers noms, respondit Silvandre, quelques uns l'appellent Orval, d'autre la Toute bonne et nos Myres Scarlee, mais pourquoy n'avez vous autant de curiosité de conserver tout ce qui est à vous ? Quand je voy le mal apparent, dit-elle, de ce qui non seulement est mien, mais à qui que ce soit, j'en donne le remede le plus prompt que je puis. - Pleust à Dieu répondit le Berger, que vous fussiés aussi veritable que j'espreuve que vous estes le contraire. - Il ne faut pas, repliqua Diane en souriant, que vous effaciez l'obligation que je vous ay pour le salut de ma chere Florette en m'injuriant de ceste sorte, et vaut mieux que nous allions chercher mes compagnes qui sans doute seront en peine de moy. A ces dernieres paroles apres avoir ramassé son troupeau, elle le chassa du costé du carrefour de Mercure, plus aise de la guerison de sa brebis qu'elle ne le pouvoit dire, et par le chemin elle apprint que Leonide et Paris estoient avec les Bergeres qu'elle cherchoit, et peu apres elle les vit tous qui venoient droit à elle, parce que Paris estant

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en peine du déplaisir de Diane, [29] avoit esté cause que toute la trouppe s'acheminoit vers elle, pour essayer si on pourroit donner quelque secours au mal de sa brebis : Mais lors qu'ils la virent loing ils s'arresterent, pensans ou quelle fut guerie, ou morte, et de fortune ce fut justement au carrefour de Mercure, ou quatre chemins venoient aboutir, et parce que la baze, sur laquelle le Terme de Mercure s'eslevoit estoit rehaussee de trois degrez, ils s'assirent tous à l'entour, et jettant la veuë qui deça qui de là, Leonide apperceut venir du costé de Montverdun deux Bergers et une Bergere, qui sembloient n'estre guere d'accord parce que les actions qu'ils faisoient des bras et de tout le reste du corps monstroient bien qu'ils disputoient avec passion : mais sur tout la Bergere les repoussoit, et esloignoit d'elle tantost l'un tantost l'autre, sans les vouloir escouter. Quelquesfois ils s'arrestoient et la retenoient par sa robbe, comme s'ils l'eussent voulu faire juge de leur different, mais elle tout à coup frappant de force des mains sur les deux costez de sa robbe qu'ils tenoient, la leur faisoit lascher, et puis s'enfuyoit jusques à ce qu'ils l'eussent attainte : Et n'eust esté que quelquesfois il se jettoient à genoux devant elle, d'autresfois luy baisoient les mains avec soubmission pour la retenir, on eust jugé à sa fuitte qu'ils luy vouloient faire quelque force. Et pour ce qu'ils s'approchoient du carrefour, sans se prendre garde de la bonne compagnie qui y estoit, Leonide

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les monstra à toute la trouppe, pour sçavoir s'il y avoit personne qui les recognust. - Je les ay veu bien souvent, respondit Licidas, ils se tiennent dans le hameau plus proche [30] de Montrerdun η, encores qu'ils ne soient pas originaires de ce lieu là, mais estrangers que la fortune de leurs peres a contrainct de se venir loger en cette contree, et si vous vites jamais une beauté naissante, donner une grande esperance de perfection, il faut que vous voyez le visage de la Bergere : que si vous pouvez faire en sorte qu'ils vous racontent le different qui est entr'eux, je m'asseure que vous passerez agreablement le reste du jour, car ils sont tous deux Amoureux de cette Bergere, et elle qui est offencee contre tous deux, ne veut ny de l'un ny de l'autre. Je me rencontray il y a quelque temps de l'autre costé de Lignon, en lieu où j'ouys de leur bouche mesme leur dispute, qui selon mon jugement n'est pas petite. La Bergere s'appelle Celidee, et ce Berger qui est plus grand et que vous voyez à main droitte, se nomme Thamyre, et l'autre Calydon. A peine Licidas avoit finy ces paroles que ces estrangers η furent si proches, que chacun peut η remarquer à voir Celidee, que Licidas avoit dit la verité, parce que l'esclat de son visage estoit si grand, qu'il attiroit les yeux de chacun, et quoy qu'il y eust quelque deffaut en sa beauté, on jugeoit bien que le temps y rapporteroit la perfection necessaire. Cependant que chacun s'amusoit à la considerer, Leonide desireuse à cause des paroles de Licidas de

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sçavoir leur differend s'avança vers elle, et apres l'avoir saluee, la pria au nom de toute la trouppe de s'asseoir sur les degrez du Terme, pour y passer une partie du chaud, sous l'ombre des Sicomores qui estoient plantez aux [31] quatre costez des chemins, elle qui estoit courtoise, et qui sçavoit bien le respect qu'elle devoit à la Nimphe, et qui outre cela estoit bien aise d'éviter les importunitez des deux Bergers, obeyt librement à la volonté de Leonide, et lors qu'ils vouloient prendre leurs places, Diane arriva qui embrassee par la Nimphe et salüée de Paris, se mit parmy cette bonne compagnie. Licidas cependant qui ne pouvoit supporter Silvandre aupres de Philis, le voyant revenu, se desroba de la trouppe sans qu'on s'en prist garde, et s'enfonçant dans le bois, s'en alla seul entretenir ses tristes pensees. Et lors Leonide ayant fait assoir Celidee aupres d'elle, et Astree de l'autre costé, Diane se mit pres de l'estrangere, et Paris aupres d'elle : et parce que Philis avoit pris place au costé de la triste Astree, Silvandre demeura debout avec Thamyre, et Calydon ; d'autant que s'ils se fussent assis autour du Terme, ils eussent tourné le dos à ces belles Bergeres, et n'eussent pas eu le bien de les voir, d'autant que ce costé là estoit trop estroit : Paris, et Philis estoient en partie assis sur les côtez qui tournoient, mais ils ne laissoient de voir et parler aux autres en se panchant quelque peu. Estant de ceste sorte arrangez, la Nymphe qui cognoissoit bien que la honte empeschoit Celidee

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de parler, à fin de r'asseurer rompit de ceste sorte le silence : - Encore, belle Celidee, que de veuë vous ne fussiez point cogneuë de nous, si est-ce que le bruit de vostre beauté n'a pas laissé de venir jusques à nos oreilles, nous donnant la curiosité de sçavoir qui vous estes et quelle est vostre fortune : Licidas nous a appris en partie le different qui peut estre entre [32] vous et ces deux gentils Bergers, mais parce qu'il y en a qui le racontent de diverse façon η, nous serions bien ayses d'en sçavoir la verité par vostre bouche mesme. - Madame respondit l'estrangere, vous avez trop de courtoisie de vouloir prendre la peine d'escouter l'histoire de nos dissentions, et si en cela je cognoissois qu'il y allast de vostre service je le ferois librement, encore que ce ne seroit pas sans peine pour le déplaisir que me rapporte la souvenance des choses passees : Mais grande Nimphe, cela n'estant pas je vous supplie de m'en décharger, et permettre que l'on vous entretienne de quelque meilleur discours. - Madame, interrompit incontinent Calidon, ayez agreable, puis que ceste Bergere ne daigne tourner ses pensees sur nous, que je vous raconte ce que vous avez desiré sçavoir d'elle, et veux bien que ce soit en sa presence, et en celle de Thamire, à fin qu'ils me démentent si je ne dis la verité. - Grande Nimphe, dit incontinent Thamire, d'autant que j'ay le plus grand interest en cet affaire, il est plus raisonnable que vous l'oyez de ma bouche. - Si cela estoit, adjousta Celidee, ce seroit à moy à parler, puis que vous estes tous deux conjurez contre moy. - Cela n'est pas raisonnable,

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dit Calydon : car si vous estes ô belle Celidee, contre nous deux, nous ne laissons pas d'estre tous deux à vous. Et quant à Thamire, il sçait bien que si celuy à qui l'on fait le plus de tord, doit avoir la permission de se plaindre, cest à moy à vous dire, ô grande Nimphe, l'extreme offence que l'on me fait, puis que la belle Celidee m'offence en me refusant, [33] et Thamire me voulant ravir ce que l'Amour m'ordonne, et que luy mesme m'a donné. - Si vous confessez, respondit Thamire, que celuy doit parler à qui l'on fait le plus de tord, laissez parler Thamire, qui se plaint de Celidee, comme de celle qui l'ayant aymé, ne l'ayme plus, et de Calydon, comme de la personne du monde qui luy est la plus obligee, et la plus ingratte. - Et moy, repliqua Celidee, je me plains, grande Nimphe, d'estre la butte des importunitez de tous les deux, et qu'il semble qu'ils ayent fait dessein de me voir plustost morte que de me laisser en repos, de sorte que si le plus interessé doit estre celuy à qui l'on doit permettre de parler, qu'ils se taisent seulement, et me laissent la parole libre. Ceste dispute eust duré longuement entr'eux, si Leonide en sousriant n'y eust mis fin : mais leur ayant imposé silence, elle leur proposa que puis qu'ils ne pouvoient estre d'accord à qui seroit le premier, il estoit à propos de le tirer au sort η. Sur quoy chacun ayant mis son gage dans le chappeau de Silvandre, ils furent tirez par Leonide, le premier fut celuy de Thamire, l'autre de Calydon, et le dernier de la Bergere : c'est pourquoy chacun jettant les yeux sur Thamyre,

Signet[ 35 ] 1621 fonctionnelle

apres une grande reverence, il commença de parler ainsi :


[34] HISTOIRE

DE CELIDEE, THAMIRE,

et CALYDON.

   PUIS qu'il a pleu au grand Tautates, de m'eslire pour vous raconter les discensions qui sont entre nous, je proteste qu'encores que ce soit la coustume des personnes interessees de ne dire que ce qui est à leur advantage, je ne celeray ny ne desguiseray rien de la verité, à condition qu'il me sera permis par apres d'alleguer à part mes raisons, quand chacun aura deduit les siennes. Sçachez donc, grande Nimphe, qu'encores que nous soyons Calydon et moy demeurants dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne sommes pas toutesfois de cette contree, nos peres et ceux d'ou ils sont descendus sont de ces Boiens qui jadis sous le Roy Belovese sortirent de la Gaule et allerent chercher nouvelles habitations de là les Alpes, et qui apres y avoir demeuré plusieurs siecles η, furent en fin chassez par un peuple nommé Romain hors des villes basties et fondees par eux, et parce qu'il y en eut une partie qui estant privez de leurs biens s'en allerent outre la forest Hircinie, où les Boiens

Signet[ 36 ] 1621 fonctionnelle

leurs parens et amis s'estoient establis du temps de Sigoveze, et d'autres choisirent plustost de revenir en leur ancienne patrie : nos ancestres revindrent en Gaule, [35] et en fin par mariage se logerent parmy les Segusiens. Or sage Nimphe, je vous ay voulu faire entendre cecy afin que vous puissiez mieux juger quelle doit estre l'amitié de Calidon et de moy, puis qu'estant tous deux Boiens, tous deux parents, et tous deux dans un pays estranger η, il y avoit plusieurs occasions qui nous convioient à nous aymer. Aussi j'avoüeray librement que je l'ay tousjours affectionné comme mon propre fils : je puis user de ce nom puis que je luy ay rendu les assistances et offices d'un bon pere, l'ayant nourry et eslevé aussi soigneusement que l'amitié de son pere, qui estoit mon oncle, l'eust peu desirer de moy, lors qu'il estoit encore si enfant qu'il ne pouvoit avoir presque cognoissance du bien ny du mal. Ceste belle Celidee estoit nourrie tout aupres de ma Cabane, par la sage Cleomene η, et quoy qu'elle fust en un âge où il n'y avoit pas apparence qu'elle peust donner de l'Amour (car elle n'avoit pas encore attaint la neufiesme annee), si faut-il que j'advoüe que ses actions enfantines me pleurent, et que dés lors me sentant touché d'une façon inaccoustumee, je me plaisois à ses propos, et aux petits jeux qu'elle faisoit ; de sorte qu'encores que j'eusse un siecle pour le moins plus qu'elle, je ne laissois de me joüer, comme si j'eusse esté de son aage : Combien de fois luy ay-je souhaitté en ce temps-là cinquante où soixante lunes de celles qu'il me sembloit avoir trop pour elle, et elle trop peu

Signet[ 37 ] 1621 fonctionnelle

pour moy ? Et combien de fois voyant qu'il estoit impossible, et que son aage venoit à pied de plomb, et le mien s'en alloit [36] à tire d'aysle, ay-je voulu me retirer de cette vaine affection ? mais ne le pouvant faire, et une lune s'escoulant apres l'autre, quoy que trop lentement selon mes souhaits, elle parvint en fin jusques à l'âge de dix ans, qu'elle commença de donner une si grande esperance de sa beauté que je n'avois plus de honte d'aymer un enfant, se pouvant dire dés lors la plus belle fille du hameau, je me souviens que sur ce sujet je fis ces vers.


SONNET.

D'UNE JEUNE BEAUTÉ.

QUelle Aurore jamais d'un beau jour devanciere
Eut le sein plus semé de roses et de lys ?
Ou quels nouveaux Soleils de rayons embellis,
Furent jamais si beaux commençant leur carriere ?
Dés qu'on ta η veu paroistre aux rais de ta lumiere,
Tous les autres Soleils soudain sont defaillis,
Ou pres d'eux pour le moins demeurent si pallis,
Qu'ils ne retiennent rien de leur clarté premiere.
Quel sera le Midi d'un si bel Orient ?
Je prevoy dés icy que le Ciel tout riant,
Et qui ne vit jamais une Aurore si belle,
Se promet d'en brusler les hommes et les Dieux,

Signet[ 38 ] 1621 fonctionnelle

Amour ou rends son cœur aussi doux que ses yeux,
Ou nos yeux et nos cœurs insensibles pour elle.

  Et parce que je prevoyois bien que cette [37] beauté seroit veuë de plusieurs, et que mon cœur ne seroit pas le seul qui en bruleroit de desir, je me resolus d'occuper pour le moins le premier son ame, sçachant bien qu'il y a double difficulté de parvenir en un lieu difficile de soy-mesme, et qui nous est deffendu par quelqu'un qui le tient comme sien : considerant que son aage n'estoit encor capable d'une serieuse affection, j'essaiay de la gaigner par des actions enfantines, luy parlant toutesfois d'Amour, de passion, de desir et de flame : Non pas que je creusse qu'elle en peust ressentir encor quelque chose, mais pour l'accoustumer seulement à ces paroles η, qui offencent ordinairement davantage les oreilles des Bergeres, que les effets mesme. Je continuay cette vie plus d'un an, durant lequel quelquefois je luy dérobois quelque baiser, quelquesfois je luy mettois la main dans le sein faignant de me joüer à fin que cette coustume η me servist à l'avenir presque comme d'une possession. Et sans mentir, grande Nimphe, je ne travaillay pas en vain : car estant parvenuë en l'aage de unze ans elle commença de m'aymer, ce disoit elle, comme son pere, et augmentant de jour à autre, elle me juroit qu'elle m'aymoit plus que son pere ny que son frere, et en fin avant que les douze ans fussent accomplis, elle m'aymoit plus que tout ce qui estoit au monde. Et quand je la pressois et que je luy disois qu'elle m'aymoit en

Signet[ 39 ] 1621 fonctionnelle

enfant, et que ce n'estoit pas d'Amour : - Si fais, disoit-elle, d'amour, et en effet, l'âge en quoy elle estoit, privée de tout malice, m'eut permis de l'engager à toute sorte de preuve de [38] bonne volonté, si je n'eusse eu dessein de l'espouser, lors qu'elle eust esté un peu plus avancee. Mais cette consideration et celle aussi de la veritable affection que je luy portois, assoupit en moy toute mauvaise volonté. Et parce que sa simplicité me faisoit craindre qu'elle ne fust deceuë de quelque autre, voyant desja plusieurs qui la recherchoient, je ne luy representois jamais que l'estime que chacun fait de la constance et de la fidelité, combien l'on mesprisoit celles qui ayment diverses personnes, combien les Bergers sont ordinairement trompeurs et infidelles, et combien il se falloit peu fier en leurs paroles, voire que c'estoit faute de les escouter : Et lors qu'un jour elle me respondit : - Mais si c'est faute, il ne faut donc pas que je souffre que vous me parliez comme vous faites ; Je vis bien qu'il y avoit encor de l'enfance en elle, puis qu'elle ne cognoissoit pas mon dessein, et pource je luy fis un long discours de l'amitié η, luy representant que nous n'estions en ce monde que pour aymer, que sans cette vertu il n'y auroit point de plaisir en la vie, que c'estoit elle qui rendoit toutes les amertumes douces, et toutes les peines aysees ; qu'une personne qui vit sans Amour est miserable, parce qu'elle n'est aymee de personne, qu'elle voioit bien que sa mere avoit aymé son pere, et que sa tante de mesme avoit choisi son oncle, mais que celles qui ayment plus d'un estoient blasmees ;

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et mesprisees de chacun, parce que n'estant particulierement à personne, personne n'estoit particulierement à elles : - Et quoy, me repliquoit-elle, les Bergers sont-ils aussi obligez de [39] n'aymer qu'une Bergere ? - Ils y sont sans doute obligez, luy disois-je, et d'effect ne voyez-vous pas que je n'ayme que vous ? - Mais adjousta elle, avant que je fusse née n'aymiez vous rien, et quand je mourrois cesseriez vous d'aymer quelque chose ? Je ne peus m'empescher de rire de cette naïve demande, et pour luy respondre : - Sçachez, ma belle fille, luy dis-je, qu'avant que vous fussiez née, mon Amour ne l'estoit pas encores, et que quand vous vintes au monde, mon Amour y vint avec vous : Et que si vous mourez avant que moy, elle s'enfermera dans vostre tombeau. - Et si vous mourez avant que moy, continua-t'elle, est-il necessaire que j'en fasse de mesme ? Et si cela est, apprenez-moy, mon pere, je vous supplie, comment il faudra que je fasse pour enclore mon amour en vostre cercueil. - Ma fille, luy dis-je en souriant, parce que je suis nay avant que vostre amitié, il n'est pas raisonnable qu'elle meure aussi tost que moy, mais me survivant, il faut qu'au lieu que vous aymez à ceste heure ce que vos yeux vous font voir de moy, qu'alors vous en aymiez ce que la memoire vous en representera, et par ainsi, vous souvenant de Thamire, vous l'aymerez ; et ayant memoire de luy, vous n'en aymerez jamais d'autre, luy donnant aussi bien toute vostre volonté lors que vous vous ressouviendrez de luy, que vous devez faire à cette heure que vous les η voyez. - Mais comment, disoit

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-elle, toute estonnée, aymeray je un mort ? Quelquesfois que vous me baisez, et que vous me chatoüillez, ou me mettez la main dans le sein, si je vous demande pourquoy vous le [40] faites, vous me respondrez que c'est parce que vous m'aymez : et faudra-i'il, si je vous ayme estant mort, que je vous en fasse de mesme ? - Ma belle fille, luy dis-je, la prenant entre mes bras, et la baisant, les Bergeres pour preuve de leur amitié ne doivent pas sauter au col des Bergers qu'elles ayment, ny leur faire les caresses dont vous parlez, c'est assez qu'elle les souffrent. - Et quoy, me repliqua t'elle, est-ce un tesmoignage de bien aymer que de souffrir d'estre baisee et caressee de ceste sorte ? - C'en est un sans doute, luy dis-je, et c'est pourquoy elles ne le doivent souffrir, sinon de ceux qu'elles ayment. - Et quelle cognoissance de leur amour nous peuvent donner les Bergers ? - Celle luy dis-je, que vous pouvez avoir de moy, quand je vous baise et quand je prends plaisir à vous caresser : - De sorte, me respondit-elle, que quand quelqu'un me voudra baiser ou se joüer de ceste sorte avec moy, je cognoistray incontinent qu'il m'aymera.
  Je vous raconte les naïvetez de cette Bergere, afin, Madame, que vous cognoissiez mieux, et de quelle qualité estoit l'amitié qu'elle me portoit, et avec quel soin je l'ay eslevee, s'il faut dire non point en Amant, mais en Pere, et quelle est l'obligation qu'elle me doit avoir, de ce qu'en un aage si peu fin, je ne l'ay point aymee malicieusement : car vous jugez bien par ces demandes et repliques, qu'elle n'avoit pas

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un esprit qui m'eust peu resister, ny refuser quoy que j'eusse voulu d'elle. Peut-estre en les considerant vous estonnerez-vous que je trouvasse en un aage si tendre, quelque chose qui me peust [41] arrester, moy, dis-je, qui desormais devois repaistre mon esprit de quelque viande plus solide : mais s'il vous plaist de vous souvenir que l'Amour est tousjours enfant, et que la jeunesse sur toute chose luy plaist, vous jugerez bien que puis qu'il faloit que j'aymasse, il n'y avoit rien qui fut si convenable à une pure et sincere affection que la mienne, que ceste beauté innocente et sans malice : Et à la verité je recognois bien que ce n'estoit pas moy qui en avois fait election, mais le Ciel qui me la faisoit aymer par force. Car par plusieurs fois je voulois m'en eslongner, et me representois tout ce que la raison me pouvoit opposer, mais c'estoit comme retoucher une playe bien envenimee, cela ne me servant qu'à augmenter mon mal, qui en fin parvint à une extreme grandeur.
  Or en ce temps, Calydon revint de la Province des Boiens, et pouvoit avoir dixhuict ans ou environ : Il estoit grand plus que l'ordinaire de son aage, il avoit la taille belle, le visage des plus agreables pour un taint clair brun, au reste le discours bon, et la façon plus relevee que sa condition peut estre ne requeroit pas, mais toutesfois nullement glorieuse ny meslée de mespris. Il faut que j'advouë, que quand je le vis tel, j'augmentay de beaucoup l'amitié que je luy avois portee : car auparavant si je l'avois aymé, ce n'avoit esté qu'en consideration de la

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proximité qui estoit entre nous, et pour la recommandation que mon oncle m'en avoit faite, mais quand à son retour je le trouvay tant aymable, il est certain que je mis en luy tout ce qui me restoit d'amitié, et parce que n'ayant jamais esté marié, je [42] n'avois point d'enfans, je fis resolution de luy remettre apres moy tous mes trouppeaux et tous mes pasturages, qui peut-estre ne sont pas à desdaigner. Et à fin de l'obliger à quelque reciproque bien-veillance envers moy, je ne me contentay pas d'avoir fait ce dessein en moy mesme, mais le luy declaray, et le fis sçavoir à tous mes parens et voisins. Et parce que je prévis bien que demeurant en ma cabane, il estoit impossible qu'il ne vist la belle nourriture de la sage Cleontine, et que peut-estre il l'aymeroit sans sçavoir mon intention, je la luy dis avec tres-expresses deffences de ne la regarder η que comme frere. Avec mille soumissions et mille serments, il me jura qu'en cela ny qu'en toute autre chose il ne me desobeïroit jamais, ny ne feroit chose qu'il pensast me déplaire. Et toutesfois la lune n'avoit point encore parachevé un cours entier, que le voyla tant épris de Celidée, que n'osant le déclarer ny à elle ny à moy, ny à autre qui me le peust dire, apres avoir languy quelque temps, il fut contrainct de se mettre en fin au lict. Pensez, Madame, quel estoit le regret que j'avois de son mal, et quelle la peine que j'en recevois, ne pouvant y trouver remede. On luy vit aussi tost les yeux enfoncez, et le teint jaune, et pour le dire en un mot, il devint si maigre et si changé, qu'il n'estoit

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pas recognoissable. Je le fis voir aux plus sçavants et experimentez de toute cette contree, et lors que la reputation me faisoit cognoistre le nom de quelqu'un, je ne plaignois ny la peine ny la despense de l'envoyer querir. Il n'y eut ny Vacie en la contree à qui je [43] ne fisse faire sacrifice pour appaiser η Tautates, Hesus, Tharamis, et Belenus, si de fortune Calydon les avoit offensez : il n'y eut Eubage de qui je ne demandasse les augures, et l'opinion, il n'y eut Barde que je ne priasse de venir chanter aupres de son lict, pour sçavoir si quelque Harmonie pourroit point prevaloir par dessus la melancolie qu'il cachoit en son ame. Bref il n'y eut sage Sarronide qui à ma requeste ne le vint visiter, et luy donner quelque precepte contre l'ennuy, et quelque grave conseil contre la tristesse. Mais tout cela ne me profita de rien, non pas mesme les pleurs que l'amitié que je luy portois, m'arrachoit des yeux par force, lors que je le priois et conjurois accoudé sur son lict, de me dire le sujet de son mal : En fin languissant de ceste sorte, sans que les remedes que nous luy donnions, luy fissent aucun effect, de fortune un vieux MireΞ de mes amis, sçachant le déplaisir que j'avois de la perte de Calydon, me vint trouver pour avec ses sages propos me consoler en cette cuisante affliction, et apres qu'il m'eust representé toutes les considerations que la prudence humaine eust peu faire, - En fin me dit-il, resignez Calydon, et vostre volonté entre les mains de Tautates, et croiez si vous le faites sans feintise que vous en recevrez

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plus d'aide et de soulagement que vous n'en sçauriez esperer de tous les hommes. Et lors qu'il fut prest à partir, il voulut voir Calydon : Nous allasmes donc tous deux en sa chambre, où il luy parla quelque temps, et le considera fort longuement : il remarqua ses gestes, ses actions : luy toucha le poux, le tourna de tous costez pour recognoistre son mal, et apres avoir [44] demeuré plus de deux heures aupres de luy : - Mon enfant, luy dit-il, resjouyssez-vous, et soyez certain que vous ne mourrez pas encores de cette maladie, et que j'en ay veu plusieurs attaints de mesme mal, mais je n'en vis encor jamais mourir η un seul. En sortant hors de la chambre il me tira à part, et me tint ces propos : - L'âge que j'ay vescu, encor que je ne l'aye pas tout bien employé, si est-ce qu'il ne m'a pas esté entierement inutile, si j'ay bien conté depuis que je naquis, il ne s'en faut pas trois lunes que trois siecles ne soient escoulez η, il y en a plus de deux que je fais profession de Myre, et puis que Tautates l'a voulu ainsi, ce n'a pas esté sans quelque bonne reputation : de sorte que j'ay tousjours esté employé en toutes les maladies des principaux de ceste contree, voire des Boiens, des Eduois, mesmes des Sequanois, et Allobroges, ce que je ne vous dis que pour vous faire entendre que la longue experience que j'ay euë des maladies me fait parler avec beaucoup plus d'asseurance de celle de Calydon, qu'un plus jeune que moy ne pourroit pas faire. Je vous diray donc que le mal qu'il a ne procede pas du corps, mais de l'esprit, et si le corps en est attaint

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c'est à cause de l'estroitte union qu'il a avec l'esprit malade η, qui luy fait ressentir comme sien le mal qui n'est pas de luy, tout ainsi que les amis ressentent le mal et le bien l'un de l'autre. Et quoy que ceste espece de maladie soit fort fascheuse, si est ce qu'elle n'est pas si dangereuse que celle du corps, parce qu'il n'y en a point de l'ame qui soit incurable, pource que ceste ame estant spirituelle, n'est point [45] sujette à corruption, ny à dissolution de parties : mais seulement à changer de qualité, laquelle η soit bonne, soit mauvaise, s'acquiert par l'habitude, et cette habitude par une volonté opiniastree, si c'est au bien, conduitte par un sain jugement, et si c'est au mal, par un jugement despravé. Or d'autant que le jugement est rendu malade par la mescognoissance de la verité, aussi tost qu'on la luy fait recognoistre il est remis en son premier estat. Et quoy que la volonté retienne aussi les ressentimens de cette mauvaise habitude quelque temps apres la cognoissance de la verité, si est-ce qu'en fin elle la pert, et reprend celle de la vertu, parce que tout vice estant mal, et tout mal estant entierement opposé à la volonté, il n'y a point de doute que tout vice recogneu ne soit hay. Je vous dis ces choses, afin que vous ne desesperiez point de la guerison de ce jeune Bergers, de qui je pense avoir fort bien recogneu la maladie : car soit à son poux inegal, sans luy rapporter autre accident, soit à sa foible voix surprise bien souvent par des demy-souspirs, soit à ses yeux qui semblent nager dans l'humidité, soit à la lanteur de dont sa paupiere se hausse et

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s'abat ; bref, à la tristesse qui est peinte en son visage, et à ce continuel silence, je juge qu'il est passionnément amoureux en lieu qu'il n'ose declarer, ou dont il est mal traité. Aussi-tost que ce Myre me tint ce langage, quelque demon me mit en l'esprit que c'estoit sans doute de la belle Celidee, et qu'à cause de la deffence que je luy en avois faite, il ne l'osoit dire, et parce que ce Myre me voyoit pensif au lieu de me [46] resjouir de ses nouvelles, il m'en demanda l'occasion, et luy ayant respondu que je craignois plus qu'auparavant de le perdre, parce que sa guerison ne despendant plus des remedes que je luy pourrois faire donner, mais d'une personne incognuë, ou peut-estre ennemie, et sans raison, je ne voyois qu'il y eut sujet de rejouyssance pour moy. - A toute chose, me dit-il la prudence peut remedier, excepté à la mort, c'est pourquoy ne doutez point que tant que Calydon sera en vie, je ne trouve quelque remede. Quant à ce que vous dites que la personne qui le peut guerir vous est incogneuë, je la descouvriray bien, pourveu que vous me donniez du loisir d'estre aupres de luy quelques jours. - Il ne faut pas, luy dis-je, que vous esperiez de le tirer de sa bouche. - Ce n'est pas dit-il, ce que je pretens : au contraire il se faut bien donner garde de luy en faire semblant : car cela nous osteroit le moyen de la cognoistre, et lors que nous sçaurons qui elle est, ne doutez point que nous n'en venions bien à bout : car il n'y a courage si farouche qui ne s'apprivoise aux caresses d'amour, pourveu que la prudence y apporte l'artifice necessaire.

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  Mais, grande Nymphe, je raconte peut-estre trop par le menu cet accident, si bien que, pour abreger, je vous diray qu'il demeura sept ou huict jours au chevet du lict de Calydon, et toutes les jeunes Bergeres de nostre hameau et d'alentour le vinssent visiter separement, sous pretexte que la tristesse estant son plus grand mal, il falloit le resjouyr par les divertissements [47] des compagnies. Et quant à luy, il luy tenoit tousjours le bras, et sans faire semblant de rien luy touchoit le poux, pour cognoistre quand il prendroit quelque émotion. De fortune Celidee en ce temps là avoit fait un voyage avec Cleontine, où elle demeura cinq ou six jours, cela fut cause qu'encores qu'elle fust l'une de nos plus proches voisines, elle vint nous visiter des dernieres ; car chacun regrettoit de sorte ce Berger, et je faisois tant de pitié à tous ceux qui sçavoient mon déplaisir, qu'il n'y avoit celuy qui refusast d'envoyer, ou sa sœur, ou sa fille, chez moy. En fin estant presque desesperez de recognoistre par ce moyen ce que nous desirions de descouvrir, voicy que l'on nous vint avertir que Celidee estoit à la porte. De fortune alors le Myre luy tenoit le bras, et son poux estoit plus reposé qu'il n'avoit esté de tout le jour : mais quand il ouyt le nom de Celidee, incontinent il s'esmeut et commença de s'eslever, comme s'il eust eu une tres ardante fievre, et puis tout à coup se remettant en son premier estat, ne demeuroit pas long temps sans estre agité de nouveau. Le Mire qui estoit avisé le

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regarde entre les yeux, et les luy voit plus vifs et ardants que de coustume, et comme estincelans, la couleur luy vint au visage, bref il recognoist un si grand changement, que presque il ne vouloit attendre que Celidee fust entree pour en estre plus asseuré, et toutesfois quand elle fut à la porte de la chambre, quand elle entra, quand elle s'approcha de luy, et quand elle luy parla, les changements de son poux [48] et de son visage estoient si differents, que qui que c'eust esté, s'en fust pris garde, et pource me tirant à part : - Amy Thamire, me dit-il, ce n'est pas Celidee qui est entree, mais la femme de Calydon, si tu veux qu'il vive. O Dieux ! quel sursaut me donnerent ces paroles ! je demeuray sans responce, et fut tres à propos que le Mire continua de me parler, car il m'eust esté impossible de prononcer un mot. En fin estant revenu un peu en moy mesme, je luy demanday si en l'estat où il estoit il seroit à propos de le marier ? - Il sera bien tost remis, dit-il, pourveu que vous fassiez en sorte que cette fille luy donne quelque cognoissance d'amitié, et cependant vous pourrez parler à Cleontine, qui estant sage, et cognoissant l'avantage de la Bergere, n'a garde de refuser ce party.
  Ce Myre partit de ceste sorte, me laissant sans doute plus malade que celuy qui estoit au lict. Pourrois-je bien vous representer, Madame, de quelles contrarietez mon ame fut combatuë ? je n'estime pas que cela se puisse, puis qu'en verité je crois que l'entendement m'eust tourné si je ne me fusse promptement resolu.

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D'un costé l'Amitié η me demandoit Celidee pour Calydon, d'autre costé l'Amour me deffendoit de la donner. - Mais me disoit l'Amitié, Calydon mourra si tu ne la luy donnes, et il n'y a point de remede que celuy-la. Et l'Amour respondoit : - Et comment pense-tu de pouvoir vivre toy-mesme si tu ne la possedes ? - Dont η, disoit l'Amitié, est-ce ainsi que tu te laisses surmonter à une vaine passion, et veux plustost que de luy contrarier, contrevenir [49] aux loix de la raison ? - Mais quelle raison, disoit l'Amour, te peut commander que tu meures pour faire vivre quelqu'autre ? ne faut-il pas appeller cela brutalité ? - Est-il possible, repliquoit l'Amitié, que tu ne consideres pas que Calydon est jeune, et par consequent en un aage qui ne peut resister à ses passions ; Et toy qui as desja passé ces premieres fureurs de la jeunesse, veux tu te monstrer aussi foible que luy, ou pour mieux dire, veux tu achetter un peu de plaisir qui se passera presque aussi promptement qu'il aura esté receu, par la miserable et eternelle mort de Calydon ? Ah ! change, change de dessein, et considere non pas quel tu es, mais quel tu devrois estre η escoute les reproches que le pere de ce jeune Berger te fait : - Est ce ainsi, Thamire, que tu maintiens la promesse que tu me fis lors qu'avec mon dernier souspir te tenant la main entre les miennes, pour marquer nostre amitié, je te recommanday cet enfant dans le berceau, et que tu juras que tu l'aurois toute ta vie aussi cher que s'il estoit sorti de ton corps, tant pour la recommandation que je t'en faisois, que pour la memoire des bons

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offices que tu avois receus de moy lors que ton pere jeune en mourant, te laissa encor jeune entre mes mains ? Souviens toy que je n'ay jamais esté ton competiteur en Amour, ny que je n'ay jamais balancé, si pour quelque leger plaisir je te laisserois perdre la vie. N'achete point un repentir si cherement, repentir Thamire, qui honteux t'accompagnera sans doute dans le tombeau avec mille sortes de remors, qui feront la vengeance d'un acte tant [50] indigne de ces anciens Boiens dont tu te vantes d'estre issu.
  Il faut que je l'avouë, ces considerations peurent tant sur moy que je me resolus de me priver de Celidee pour la donner à Calidon. Mais, Madame, combien me trouvay-je empesché lors que je voulu l'executer ? Premierement afin que ce jeune Berger reprint sa premiere santé, ce fut par luy que je voulus commencer, et luy ayant declaré la cognoissance que j'avois de son mal, et la volonté que j'avois d'y pourveoir, d'abord il me le nia. mais en fin avec les larmes aux yeux il l'advoüa, et en mesme temps me demanda pardon, avec tant d'apparence de regret, que sans doute la cognoissance que j'en eus, fit que je luy remis toute la faute qu'il avoit commise contre moy, voyant bien que s'il avoit erré ç'avoit esté par force. Mais lors que j'en voulus parler à Celidee, ce fut bien où je trouvay de la difficulté : car non seulement elle ne l'aymoit point, mais le haissoit, et falloit bien que cette inimitié vint de nature η, puis qu'il n'y avoit sujet quelconque apparent de luy vouloir mal, les bonnes conditions de ce

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Berger estant telles, qu'elles devoient plustost donner de l'Amour que de la hayne. Et toutesfois bien souvent que nous en avions parlé ensemble, elle m'avoit tousjours dit, que Calydon seroit le dernier qu'elle aymeroit : Or à ce coup que j'estois resolu de luy faire cette ouverture, si contraire à sa volonté et à la mienne, et si differente des discours que je luy avois tousjours tenus, je fus fort en suspens par où je devois commencer, [51] en fin je pensay qu'il estoit à propos de l'y embarquer peu à peu : car de luy dire tout à coup qu'elle aymast Calydon, je jugeois bien que je ne l'obtiendrois pas aysement d'elle, tant pour l'amitié qu'elle me portoit que pour le peu d'inclination qu'elle avoit à l'aymer. J'en usay donc de cette sorte, parce que l'aage luy ayant donné plus de cognoissance qu'elle ne souloit avoir, il ne falloit plus traitter avec elle comme un enfant. Je luy representay le desplaisir que j'avois du mal de ce Berger, combien sa vie m'estoit chere, et en fin que je n'aurois jamais plaisir si je le perdois, que les Mires, et tous les plus sçavants me disoient que son mal ne procedoit que de tristesse, mais que ne sçachant quel en estoit le sujet, je ne pouvois que prier tous ceux qui m'aymoient de s'estudier à le resjouyr, ou à recognoistre la source de son mal, et qu'elle estant celle que j'aymois et honorois le plus, elle estoit en quelque sorte obligee plus que tout le reste du monde de rechercher à ma consideration la guerison du Berger : que cela estoit cause que je la conjurois par toute nostre amitié, de le voir le plus souvent qu'elle

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pourroit, et de joüer et passer le temps avec luy, afin de le divertir de cette melancholie qui le faisoit mourir. Elle qui veritablement m'aymoit, me promit de le faire toutes les fois que j'auray la commodité, et en effect n'y manquoit point, dont je recevois d'un costé du contentement, mais de l'autre tant d'ennuy, que je ne sçay comment je pouvois vivre. J'avois eu opinion que la familiarité qu'elle auroit avec luy l'engageroit à quelque bien-vueillance, [52] et qu'apres il seroit plus aisé de changer cette amitié en Amour, et elle qui avoit un autre dessein, fit bien ce qu'elle m'avoit promis, mais ne changea point de volonté, cela toutesfois ne laissa pas de profiter à Calydon, qui recevant ces visites et ces caresses, sous l'esperance que je luy avois donnee beaucoup plus avantageusement pour ses desirs, que sa fortune ne requeroit, en peu de temps commença de se remettre, et quoy qu'il ne fust pas guary entierement, si voyoit-on un grand amendement en son mal : Et parce qu'elle s'en ennuyoit, et que je voyois bien que mon dessein n'avoit pas eu l'effet que je m'estois proposé, je pensay qu'il la falloit obliger d'un autre costé. Je m'adresse donc à Cleontine, luy declare l'amitié que je portois à Calydon, la volonté que j'avois de luy donner apres moy tous mes troupeaux, et mes pasturages, luy mets devant les yeux la qualité de la personne du jeune Berger, sa bonne naissance, ses vertus, bref l'amitié qu'il portoit à Celidee, et n'oubliay chose que je peus penser pouvoir advancer cette alliance. Voyez, grande Nymphe,

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si je n'y marchois pas de bon pied, et s'il n'a pas occasion d'estre obligé à Thamire. Cleontine qui jugea ce party avantageux pour sa nourriture, me remercia de la volonté que j'avois pour Celidee, et dés lors me donna parole, que tout ce qu'elle y pourroit seroit employé en faveur de Calydon, mais que la jeune Bergere avoit une mere qui l'aymoit infiniment, et sans laquelle elle n'en pouvoit disposer, qu'elle luy en parleroit, et que cependant elle y disposeroit [53] Celidee le plus qu'il luy seroit possible. Voyez, Madame, quelle estoit ma miserable fortune ; je recherchois avec tous les artifices que je pouvois inventer, de me priver du seul bien qui me peut rendre la vie agreable, et prevoiois bien, que quoy qu'il m'en arrivast je n'en pouvois avoir du contentement. Si j'obtenois ce que je recherchois pour Calydon, quelle vie pouvois-je esperer ? Et si je ne l'obtenois point, combien m'affligeoit le desplaisir et la peine de ce Berger, qui ne m'estoit pas moins cher que s'il eust esté mon enfant ? Estant donc en cest estat, que je ne sçay si je dois nommer mort, ou vie, apres avoir eu la responce de Cleontine, un jour que je trouvay Celidee, parce que je ne vivois plus si familierement avec elle que je soulois, je luy dis : - Ma belle fille, Cleontine m'a declaré un dessein qu'elle a, il me semble que vous ne le devez point rejetter, et craignant qu'elle ne me demandast ce que c'estoit, je feignis d'estre pressé de quelque affaire, et ainsi la laissay fort en doute : Mais je partis avec bien plus de peine, car quelque effort que je fisse contre ma volonté, si

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ne la pouvois-je desraciner de mon ame, et toutes les fois que je me representois Celidee entre les bras de quelque autre, il faut que j'advouë que je n'avois point assez de resolution pour soustenir seulement cette pensee. Voyez quel je fusse devenu si ce mariage eust eu l'effet que veritablement je recherchois pour le salut de Calydon ?
Il advint donc que Cleontine croyant que ce que j'avois proposé estoit advantageux pour [54] Celidee, la tirant à part le luy proposa, et avant que luy en demander son avis, luy dit, quel estoit le sien, et afin de le fortifier davantage, luy fit entendre qu'elle m'avoit ceste obligation, quis que ç'avoit esté moy qui luy en avois parlé. Cette Bergere, Madame, vous pourroit dire mieux que je ne sçaurois faire, quel sursaut elle receut de ces paroles, et mesme quand elle sceut que ceste proposition venoit de moy, tant y a que ce fut tout ce qu'elle peut que de celer sa colere en presence de Cleontine, à laquelle ayant respondu fort modestement, et toutesfois au plus loin de sa pensee, elle remit cette resolution à son jugement, et à la volonté de sa mere, à laquelle elle ne contreviendroit jamais, puis se retira en son apart, où je crois qu'elle ne parla pas mal à moy. En fin estant resoluë d'espouser plustost le cercueil, que Calydon, elle me vint trouver. Je jugeay bien d'abord que je la vis, qu'elle avoit quelque chose qui la troubloit ; car les yeux luy trembloient dans la teste, elle avoit les sourcils froncez, et la couleur plus haute que de coustume, mais je ne me figurois pas qu'elle fut tant offencee contre moy, ne croyant

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que Cleontine luy eust dit que cela vint de moy. J'estois de fortune seul au pied de ce gros Orme qui tout seul au milieu presque de la pleine de Montverdun, est posé sur le grand chemin, aussi tost que je l'aperceu je me levay, et luy tendant la main comme je soulois, je fus estonné qu'elle recula le bras, et me regardant d'un œil plain de courroux ? - Comment, me dit-elle, Thamire, oses-tu tendre la main à [55] celle que tu as donnee à autre ? Ne te contente tu pas de m'avoir abusee, tant que l'innocence de mon aage l'a peu supporter ? Ou si tu penses d'estre si fin et dissimulé, et si tu me crois de si peu d'esprit, que n'estant plus enfant je ne puisse recognoistre tes ruses et ta perfidie ? Et parce que surpris de l'ouyr parler de ceste sorte, elle vit que je ne luy respondois point η : - Ah ! non Thamire, ne penses plus de me pouvoir abuser par tes paroles, ny par tes asseurances d'amitié, je suis devenuë plus malicieuse, et pleust a Dieu que je l'eusse tousjours tant esté, je n'aurois pas pour le moins tant d'occasion de me plaindre de toy maintenant. Mais viensça, ingrat, et cruel : (ouy je te puis appeller ingrat, ayant si ingrattement oublié les raisons que tu avois de m'aymer, et je te puis dire cruel avec raison, n'ayant point eu de pitié de la miserable vie que ta malice m'a preparee), viença donc ingrat et cruel, qu'as-tu recognu en moy qui t'ait donné occasion de me traitter de ceste sorte ? Y avoit-il quelque ancienne inimitié entre nos peres, que tu aye voulu vanger sur moy ? t'ay-je voulu faire mourir ? ay-je parlé contre toy ou contre tes amis ? ou bien t'ay-

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je manqué de parole, ou d'amitié ? ou as tu recogneu en moy quelque deffaut qui t'aye convié a me quitter, ou ne juges-tu point maintenant que je ne sois assez belle, ou assez riche, ou assez avisee ? Mais quand ce seroit pour vanger ton pere, la vengeance que tu pouvois prendre sur une fille, est ce me semble bien indigne de Thamire. Que si je t'ay voulu faire mourir, pourquoy ne m'ostes-tu la vie tout à un coup, au lieu de me remettre [56] entre les mains de cet ennemy avec lequel je remourray tous les moments : Que si je n'ay pas assez de beauté ny de vertu pour t'arrester, et bien Thamire va à la bonne heure en chercher quelque autre qui en ayt d'avantage. Mais helas ! pourquoy ordonnes tu, que pour penitence de la faute de la nature η, je sois remise entre les mains de celuy que la nature η, mesme me fait abhorrer ? laisse-moy en la liberté que tu m'as trouvee, lors que par tes malices tu as commencé de m'abuser, et te contentes du regret qui m'accompagnera toute ma vie de n'avoir sçeu plustost recognoistre ton dessein. Que si je t'ay manqué d'amitié, j'avouë que tu es juste d'en faire de mesme : mais, Thamire, reproche le moy, di moy en quoy j'ay failly ? Ah ! cruel et dénaturé Berger, tu es muet, et ne parles point, est-ce de honte, ou de l'offence que tu m'as faite ? ny l'un ny l'autre ne te sçauroit toucher à mon occasion, mais tu songes quelque nouvelle malice contre cette peu fine Celidee, afin de souler la mauvaise volonté que tu luy portes : Mais va, perfide et deloyal Thamyre, et te ressouviens que tu as fait plus pour moy que tu

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ne penses : car par cette action je suis hors de l'opinion que j'avois d'estre aymee de toy, cognoissance qui me degageant de ta tyrannie, m'empeschera de me remettre jamais sous celle d'homme du monde. Et ne penses pas que je sois pour cela Calydon, car desormais la mort me sera plus chere, que le plus aymable Berger de cette contree, et que ce souvenir te demeure en l'ame pour un regret eternel : Aussi ne te le dis-je qu'à [57] ceste intention, et m'asseure que les Dieux sont trop justes pour me refuser cette vengeance. En me voulant donner à Calydon, tu t'es privé à jamais de la plus vraye et plus entiere affection que jamais Berger ait acquise, et de laquelle il ne faut plus que tu ayes esperance, sinon lors que le feu universel η en bruslant l'univers r'alumera cest Amour en moy : Et si je ne te dis vray, qu'il n'y ait point d'hommes pour moy en terre, mais des monstres cruels qui me devorent : Ny point de Dieux au Ciel pour prendre pitié de mes peines, mais seulement des supplices et des enfers. Et à ce mot ostant de son col une chaine de paille tressee, que je luy avois donnee, et me la presentant, et moy sans y penser la tenant d'une main : - Et pour te donner quelque asseurance de ce que je dis, soit ainsi (dit-elle, en tirant de violence cette chaine) nostre Amour rompue et demeure à jamais telle, que ceste chaine que j'eus de toy, et qui en fut le simbole, demeurera à jamais en deux pieces. Elle n'eut plustost proferé ceste parole qu'elle s'encourut avec une partie de la chaine, dont le reste me demeura en la main, tant hors de moy que je ne peus luy dire

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un mot d'excuse ny faire un pas pour la suivre. J'avouë, Madame, que ces reproches me touchoient bien vivement, et que repassant par ma memoire avec combien de raison Celidee m'avoit parlé de ceste sorte, je jugeois qu'elle estoit exempte de blasme, et moy coulpable entierement. Toutesfois je fus encor assez fort pour demeurer ferme en la resolution que j'avois faite pour [58] le contentement de Calydon. Mais qu'en avint-il ? Le Berger sçachant que j'en avois parlé à Cleontine, oyant le bruit commun de leur mariage, parce qu'il fut incontinent espanché par tout, ne s'estonna pas beaucoup de voir que sa Bergere ne le venoit visiter que quand Cleontine le luy commandoit, jugeant qu'elle le devoit faire ainsi, puis qu'on parloit du mariage η : de sorte qu'en peu de nuits il reprint sa premiere santé, et sortit hors du lict, et peu apres de la cabane. Cependant Celidee ne s'endormit pas, et n'ayant plus d'esperance qu'en la tendre amitié de sa mere, voyant bien que j'avois gaigné Clontine, d'abort qu'elle la vit, se jettant à genoux la sçeut de sorte attendrir qu'elle luy promit qu'elle ne seroit jamais mariee contre sa volonté. Celidee plus contente de cette asseurance que de bonne fortune qui luy peust arriver, fait tant que nous en sommes avertis, ne luy semblant pas qu'elle eust obtenu entierement ce qu'elle desiroit, s'il n'estoit sçeu de nous. Il seroit bien mal aysé de dire, grande Nimphe, si j'en fus plus marri ou plus content : car d'un costé je craignois que Calydon ne retombast en l'estat d'où il ne faisoit que sortir, et de l'autre, mon contentement n'estoit

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pas petit de sçavoir que personne ne possederoit Celidee : Mais lors que je vis que le Berger encor que triste, ne laissoit pas toutesfois de se bien porter, j'avouë que je fus infiniment contant de la resistance que la Bergere avoit faite, et loüois en mon ame sa prudence et sa fermeté : car je pensois que tout ce qu'elle en avoit fait n'estoit que pour se conserver [59] toute à moy, ne pensant pas que le dépit qu'elle m'avoit fait paroistre fust assez fort pour arracher entierement l'Amour qu'elle m'avoit portee : de sorte que revenant en moy mesme, je recogneus le tort que j'avois eu non pas de me separer d'amitié d'avec elle : (car je n'avois jamais eu cette intention, ny n'avois esperé d'obtenir cela sur moy) mais de l'avoir voulu sacrifier à la santé de Calydon. C'est ainsi qu'il faut nommer l'acte que je voulois faire, considerant de plus que le Berger oyant ce second refus, n'en estoit pas mort, je m'en disois encore plus coupable, puis que ce n'estoit pas de sa vie dont il s'agissoit, mais de son plaisir seulement. Et repassant ces considerations souvent par mon esprit, je ne me donnay garde, que mon Amour devint plus violente qu'elle n'avoit esté, et cela fut fort aysé, pource que n'ayant cedé cette belle à Calydon, que pour luy conserver la vie, et voyant qu'il vivoit encor qu'elle ne fut pas sienne, voire qu'il n'en eust point d'esperance, je pensay que toutes les raisons que j'avois euës de la luy quitter, n'ayant plus de lieu, je pouvois librement reprendre les mesmes erres que j'avois laissees à son occasion. En cette deliberation, je trouve la Bergere, je luy

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faits entendre la raison qui m'a contrainct de traitter de ceste sorte avec elle, et celle qui maintenant me rappelle à son service, la supplie et conjure d'oublier la faute que la raison m'avoit fait faire, bref, je n'y oublie ce me semble chose qui puisse servir à ma cause : Mais je la trouve changee de sorte qu'il n'y a excuse qui ne me soit inutile, elle se roidit contre [60] les raisons, et demeurant opiniastre, ne m'a voulu depuis regarder d'un bon œil. De fortune, cependant que je parlois à elle Calidon survint, qui pensant avoir en moy un bon second, s'avança pour luy en dire quelque chose, mais quand il ouyt mes paroles, jamais homme ne fut plus estonné : Il n'osa pas d'abord me reprocher la mauvaise foy dont je l'avois abusé, mais apres avoir fait plusieurs exclamations, et s'estant retiré deux ou trois pas, pliant les bras η l'un sur l'autre sur son estomach : O Dieux ! dit-il ; en qui desormais faut-il esperer de la prud'homie : celuy qui m'a eslevé, celuy que j'appellois mon pere, et qui jusques icy m'en avoit rendu les offices, c'est luy mesme, dis-je, qui me met le glaive dans le cœur, et qui me pousse dans le tombeau. Je luy respondis assez froidement, en luy presentant les considerations qui m'avoient fait quitter Celidee, et celles qui me ramenoient à elle. Mais d'autant que l'Amour le transportoit avec violence, je ne croy pas qu'il y eust reproche que je ne receusse de luy sur ce sujet. Mais la Bergere se mocquant de nous : - Ne debatez point, dit-elle, à qui doit estre Celidee : car vous n'y aurez jamais part ny l'un ny l'autre, vous, dit-elle, s'addressant à Calydon,

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parce que jamais elle ne vous a aymé : Et vous, continua-t'elle, se tournant vers moy, pour vous estre rendu indigne de l'Amour qu'elle vous portoit. Et à ce mot nous laissant tous deux bien confus, nous nous separasmes, et à si bonne heure que depuis ce Berger n'est plus rentré dans ma cabane, et s'est retiré avec l'un de ses parens, sans luy en dire [61] toutesfois le sujet. Plus de trois lunes se sont passees depuis cette separation, et jamais quelque poursuitte que luy ny moy ayons sçeu faire, nous n'avons peu tirer une bonne parole d'elle, au contraire plus elle nous voit obstinez à l'aymer, plus elle s'opiniastre à nous hayr, me faisant bien cognoistre par la preuve quel Prothee est l'esprit d'une jeune femme, et combien il est difficile de l'arrester. Et toutesfois je ne puis diminuer l'affection que je luy porte, tant s'en faut elle augmente de jour à autre de telle façon, que si elle la cognoissoit, il n'y a pas apparence que puisque autresfois elle m'a aymé sous l'opinion que je l'aymois, qu'elle n'eust beaucoup

plus d'Amour pour moy maintenant, qui en
ay infiniment davantage pour elle que
je n'avois pas en ce temps-là, ny que
n'en peut avoir personne
qui l'ayme jamais.