L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Première partie
Livre 12
L'Astrée I, 12. Édition Vaganay**, 1925
Amerine (sic Mélandre) raconte son histoire à Clidaman et Lindamor (sic Guyemant)
(I, 12, 383 verso)
Au second plan, Amerine (sic Mélandre) défait Lypandas sous les yeux de Lydias
(I, 12, 390 recto)
Au fond, la ville de Calais
(Voir Illustrations)
L'Astrée I, 12. Édition Vaganay**, 1925
Mélandre défait Lypandas sous les yeux de Lydias (I, 12, 390 recto)
(Voir Illustrations)
Édition de 1607, 481 recto (sic pour 381 recto).
Édition de Vaganay, p. 455.
Dès que le jour commença de
poindre, Léonide,
suivant la résolution que le soir Adamas, sa
compagne η et Céladon avaient prise
ensemble,
vint
trouver le Berger dans sa chambre, afin de lui
mettre l'habit que son oncle lui avait apporté. Mais
le petit Meril, qui, par le commandement de Galathée, demeurait presque d'ordinaire avec Céladon pour épier les actions de Léonide
autant que pour servir le Berger, les empêcha
longtemps de le pouvoir faire. Enfin quelque
bruit qu'ils ouïrent dans la cour fit sortir Meril pour leur en rapporter des nouvelles. Tout incontinent Céladon se leva,
et la Nymphe (voyez à quoi l'Amour
la faisait abaisser) lui aida à s'habiller, car il
n'eût su sans elle s'approprier ses habits. Voilà peu après le petit Meril, qui revint si
courant qu'il faillit de les surprendre ; toutefois
[ 380 verso ] 1607 1621
Céladon, qui s'y prenait garde, entra dans une
garde-robe attendant qu'il s'en retournât. Il
ne fut plutôt entré qu'il ne demanda où était Céladon. - Il est dans cette garde-robe, dit la
Nymphe, il ressortira incontinent, mais que lui
veux-tu ? - Je voulais, répondit le garçon, lui dire
que Amasis vient d'arriver céans. Léonide fut un peu surprise de ne pouvoir
achever ce qu'elle avait commencé, toutefois pour
s'en conseiller à Céladon, elle dit à Meril :
- Petit Meril, je te prie, va courant en avertir
Madame, car peut-être elle sera surprise. L'enfant
s'y en courut, et Céladon sortit, riant de ces
nouvelles. - Et quoi, dit la Nymphe, vous riez Céladon, de cette venue ? Vous pourriez bien être
empêché. - Tant s'en faut, dit-il, continuez
seulement de m'habiller, car dans la confusion de tant
de Nymphes, je pourrai plus aisément me dérober.
Mais cependant qu'ils étaient bien attentifs à leur
besogne, voilà Galathée qui entra si à l'improvue que
Céladon ne put se retirer au cabinet. Si la Nymphe
demeura étonnée de cet accident, et Céladon
aussi, vous le pouvez juger ! Toutefois la finesse
de Léonide fut plus grande et plus prompte qu'il
n'est pas croyable, car, voyant entrer Galathée,
elle retint Céladon qui se voulait cacher, et se
tournant vers la Nymphe faisant bien l'empêchée :
- Madame, lui dit-elle, s'il ne vous plaît de faire
en sorte que Madame ne vienne ici nous sommes
perdues ! Quant à moi je
[ 381 recto ] 1607 1621
ferai bien tout ce que je
pourrai pour déguiser Céladon, mais je crains de
n'en pouvoir pas venir à bout. Galathée, qui au commencement ne savait que juger
de cette Métamorphose, loua l'esprit de Léonide
d'avoir inventé cette ruse, et, s'approchant d'eux,
se mit à considérer Céladon si bien * déguisé sous
cet habit qu'elle ne put η s'empêcher de rire, et
répondit à la Nymphe : - Ma mie, nous étions perdues
sans vous, car il n'y avait pas moyen de cacher ce
Berger à tant de personnes qui viennent avec Amasis,
où, étant vêtu de cet habit, non seulement nous
sommes assurées, mais encore je veux le faire voir
à toutes vos compagnes qui le prendront pour fille.
Puis elle passait d'un autre côté, et le
considérait comme ravie, car sa beauté, par ces
agencements, paraissait beaucoup plus. Cependant
Léonide, pour mieux jouer son personnage, lui dit
qu'elle s'en * pouvait aller de peur qu'Amasis ne
les surprît. Ainsi la Nymphe, après avoir résolu
que Céladon se dirait parente d'Adamas, nommée
Lucinde, sortit pour entretenir sa mère, après avoir
commandé à Léonide de la conduire où elles seraient
aussitôt qu'elle l'aurait vêtue. - Il faut avouer
la vérité, dit Céladon après qu'elle s'en fut allée,
de ma vie je ne fus si étonné que j'ai été de ces
trois accidents : de la venue d'Amasis, de la surprise
de Galathée et de votre prompte invention. - Berger,
ce qui est de moi, dit-elle, procède de la volonté
[ 381 verso ] 1607 1621
que j'ai de vous sortir de peine, et plût à Dieu
que tout le reste de votre contentement en dépendît aussi bien que ceci, vous connaîtriez quel est le
bien que je vous veux. - Pour remerciement de tant
d'obligation, répondit le Berger, je ne puis que
vous offrir la vie que vous me conservez.
Avec semblables discours, ils s'allaient entretenant,
lorsque Meril entra dans
la chambre, et voyant Céladon presque vêtu, il en fut ravi, et dit : - Il
n'y a personne qui puisse le reconnaître, et
moi-même, qui suis tous les jours près de lui, ne
croirais point que ce fût lui, si je ne le voyais
habiller. Céladon
lui répondit : - Et qui t'a dit que je me déguisais ainsi ? - C'est,
répondit-il, Madame qui m'a commandé de vous
nommer Lucinde, et que je dise que vous étiez
parente d'Adamas, et même m'a
envoyé tout
incontinent vers le Druide pour l'en avertir, qui
ne s'est pu empêcher d'en rire quand il l'a su,
et m'a promis de le faire comme Madame l'ordonnait.
- Voilà qui va bien, dit le Berger, et garde de t'en oublier.
Cependant Amasis, étant
descendue du Chariot,
rencontra Galathée au pied de l'escalier avec
Silvie et Adamas. - Ma fille, lui dit-elle, vous
êtes trop longtemps en votre solitude, il faut
que je vous débauche un peu, vu même que les
nouvelles que j'ai eues de Clidaman
et de Lindamor
me réjouissent de sorte que je n'ai pu en jouir
seule plus longuement, c'est pourquoi je viens vous
en faire part
[ 382 recto ] 1607 1621
et veux que vous reveniez avec moi à Marcilly, où je fais faire les feux de joie de si bonnes nouvelles. - Je loue Dieu, répondit Galathée, de tant de bonheur, et le supplie de le vous conserver un siècle. Mais à la vérité, Madame, ce lieu est si agréable, qu'il me fait souci de le laisser. - Ce ne sera pas, répliqua Amasis, pour longtemps. Mais parce que je ne veux m'en retourner que sur le soir, allons nous promener, et je vous dirai tout ce que j'ai appris. Alors Adamas lui baisa la robe, et lui dit : - Il faut bien, Madame, que vos nouvelles soient bonnes, puisque pour les dire à Madame votre fille vous êtes partie si matin. - Il y a déjà, dit-elle, deux ou trois jours η que je les reçus, et fis incontinent résolution de venir, car il ne me semble pas que je puisse jouir d'un contentement toute seule, et puis, certes, la chose mérite bien d'être sue. Avec semblables discours, elle descendit dans le jardin où, commençant son promenoir, ayant mis Galathée d'un côté et Adamas de l'autre, elle reprit de cette sorte :
Histoire de Lydias
et de Mélandre
Considérant les étranges accidents qui arrivent par l'Amour, il me semble que l'on est presque contraint d'avouer que si la
fortune a plusieurs
roues pour hausser et baisser, pour tourner et
changer les choses
" humaines, la roue d'Amour est
celle dont
" elle se sert le plus souvent, car il n'y a rien
" d'où l'on
voie sortir tant de changements,
" que de cette passion.
Les exemples en sont
" tous les jours devant nos
yeux, si communs
que ce serait superfluité de les
redire. Toutefois, il faut que vous avouiez, quand
vous aurez entendu ce que je veux dire, que cet
accident est un des plus remarquables que vous en
ayez encore ouï raconter.
Vous savez comme Clidaman par hasard devint
serviteur de Silvie, et comme Guyemant, par la
lettre qu'il lui porta de son frère, en devint aussi
amoureux. Je m'assure que, depuis, vous n'avez point
ignoré le dessein qui les fit partir tous deux si
secrètement pour aller trouver Mérovée, ni que, pour
ne laisser point Clidaman seul en lieu si éloigné,
j'envoyai après lui sous la charge de Lindamor une
partie des jeunes Chevaliers de cette contrée. Mais
difficilement pourrez-vous avoir entendu ce qui leur
est advenu depuis qu'ils sont partis, et c'est ce que
je veux vous raconter à cet heure, car il n'y a rien
qui ne mérite d'être su.
Soudain que Clidaman fut arrivé en l'armée,
Guyemant, qui y était fort connu, lui fit baiser
les mains à Mérovée et à Childéric, et, sans leur dire
qui il était, leur fit seulement entendre que c'était
un jeune Chevalier de bonne maison qui désirait de
les servir. Ils furent reçus à
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bras ouverts, et
principalement pour être venus en un temps que leurs
ennemis s'étant renforcés reprenaient courage et les
menaçaient d'une bataille. Mais, quand Lindamor fut
arrivé, et qu'on sut qui était Clidaman, on ne saurait dire l'honneur ni les caresses qui lui
furent faites, car déjà en trois ou quatre rencontres
il s'était tellement signalé que les amis et les
ennemis le connaissaient et l'estimaient.
Entre autres prisonniers qu'ils firent, lui et
Guyemant, car ils allaient toujours en toutes leurs
entreprises ensemble, il s'y en trouva un jeune
de la Grande-Bretagne, tant beau mais tant triste
qu'il fit pitié à Clidaman. Et parce que, plus il
demeurait en cette captivité et plus il faisait
paraître d'ennui, un jour il le fit appeler, et
après l'avoir enquis de son être et de sa qualité,
il lui demanda l'occasion de sa tristesse, disant que si elle procédait de la prison, il devait, comme
homme de courage, supporter semblables accidents, et
que, tant s'en faut, il devait remercier le Ciel, qu'il
l'eût fait tomber entre leurs mains, puisqu'il était
en lieu où il ne recevrait que toute courtoisie, et
que l'éloignement de sa liberté ne procédait que du
commandement de Mérovée, qui avait défendu que l'on
ne mît point encore de prisonniers à rançon, et que, quand il le leur permettrait, il verrait quelle η était
leur courtoisie.
Ce jeune homme le remercia, mais toutefois ne put η s'empêcher de soupirer, dont Clidaman plus ému
[ 383 verso ] 1607 1621
encore lui en demanda la cause. À quoi il répondit :
- Seigneur Chevalier, cette tristesse que vous voyez
peinte en mon visage et ces soupirs qui se dérobent si souvent de mon estomac ne procèdent pas de cette
prison dont vous me parlez, mais d'une autre qui me
lie si étroitement ; car le temps ou la rançon me peuvent désobliger de celle-ci, mais de
l'autre, il n'y a rien que la mort qui m'en puisse
retirer. Et toutefois, d'autant que j'y suis résolu,
encore la supporterais-je avec patience si je n'en
prévoyais la fin trop prompte, non pas par ma mort
seule, mais par la perte de la personne qui me tient
pris si étroitement.
Clidaman jugea bien à ses paroles que c'était
Amour qui le travaillait, et, par la preuve qu'il en
faisait en lui-même, considérant le mal de son
prisonnier, il en eut tant de pitié qu'il l'assura
de procurer sa liberté le plus promptement qu'il lui
serait possible, sachant assez par expérience quelles
sont les passions et les inquiétudes qui accompagnent
une personne qui aime bien. - Puis, lui dit-il, que vous
savez que c'est qu'amour, et que votre courtoisie
m'oblige à croire que quelque connaissance que vous
puissiez avoir de moi ne vous fera changer cette
bonne volonté, afin que vous jugiez le sujet que j'ai
de me plaindre, voire de me désespérer, voyant le mal
si prochain et le remède tant éloigné, pourvu que
vous me promettiez de ne me découvrir, je vous dirai
des choses qui, sans doute,
[ 384 recto ] 1607 1621
vous feront étonner.
Et lors le lui ayant promis, il commença de cette
sorte :
- Seigneur Chevalier, cet accoutrement que vous me
voyez n'est pas le mien propre, mais Amour, qui
autrefois a vêtu η des hommes en femmes, se joue
de moi de cette sorte, et m'ayant fait oublier en
partie ce que j'étais, m'a revêtu d'un habit
contraire au mien, car je ne suis pas homme, mais
fille d'une des bonnes maisons de Bretagne, et me
nomme Mélandre, venue entre vos mains par la plus
grande fortune qui ait jamais été conduite par l'Amour.
Il y a quelque temps qu'un jeune homme nommé Lydias
vint à Londres, fugitif de son pays à ce que j'ai
su depuis, pour avoir tué son ennemi en camp clos.
Tous deux étaient de * cette partie de la Gaule
qu'on appelle Neustrie, mais parce que le mort était
apparenté des plus grands d'entre eux, il fut
contraint de sortir du pays pour éviter les rigueurs
de la justice. Ainsi donc, parvenu à Londres, comme c'est la coutume de notre nation,
il y trouva tant de courtoisie, qu'il n'y avait bonne maison où il ne fût incontinent familier ; entre
autres il vivait aussi privément chez mon père que
s'il eût été chez lui. Et parce qu'il faisait
dessein de demeurer là aussi longuement que le retour
en sa patrie lui serait interdit, il délibéra de faire
semblant d'aimer quelque chose, afin de se conformer mieux à l'humeur de ceux de la Grande-Bretagne
qui ont tous quelque particulière Dame. En cette
[ 384 verso ] 1607 1621
résolution il tourna, je ne sais si je dois dire par
bonne ou mauvaise fortune, les yeux sur moi, et fût
qu'il me trouva ou plus à son gré, ou plus à sa
commodité, il commença de se montrer mon serviteur.
Quelles dissimulations, quelles recherches, quels
serments furent ceux dont il usa en mon endroit ! Je
ne veux vous ennuyer par un trop long discours ; tant y a qu'après une assez longue recherche, car il y
demeura deux ans, je l'aimai sans dissimulation, d'autant que sa beauté, sa courtoisie, sa discrétion,
et sa valeur étaient de trop grands attraits pour
ne vaincre, avec une longue * recherche, toute âme pour
barbare qu'elle fût. Je ne rougirai donc de
l'avouer à une personne qui a éprouvé l'Amour, * ni de dire que ce commencement-là fut la fin de mon repos.
Or les choses étant en cet état, et vivant avec
tout le contentement que peut une personne qui aime, et qui est assurée de la personne aimée, il advint que les Francs, après avoir gagné tant de batailles
contre les Empereurs Romains, contre les Goths, et
contre les Gaulois, tournèrent leurs armes contre les
Neustriens, et les réduisirent à tels termes qu'à cause qu'ils sont nos anciens alliés, ils furent
contraints d'envoyer à Londres pour demander secours,
qui, suivant l'alliance faite entre eux et ceux de
la Grande-Bretagne, leur fut accordé et par le Roi
et par les États.
Soudain cette nouvelle fut divulguée par tout le
Royaume, et nous, qui étions en la principale ville,
en fûmes avertis
[ 385 recto ] 1607 1621
des premiers. Et dès l'heure même
Lydias commença de penser à son retour, s'assurant
que ceux de sa patrie, ayant affaire de ses semblables,
l'absoudraient facilement de la mort d'Aronte.
Toutefois, parce qu'il m'avait toujours promis de ne
s'en point aller qu'il ne m'emmenât avec lui, ce que
le malicieux avait fait pour me tromper et de peur
que je misse empêchement à son départ, il me
cacha son dessein, mais comme il n'y a feu η si secrètement couvert dont
il ne sorte quelque fumée, aussi n'y a-t-il rien de si
secret dont quelque chose ne se découvre, et par ainsi quelques-uns, sans y
penser, me le dirent. Aussitôt que je le sus, la
première fois que je le vis, je le tirai à part :
- Et bien, lui dis-je, Lydias, avez-vous résolu que je
ne sache point que vous me laissez ? Croyez-vous
mon amitié si faible qu'elle ne puisse soutenir les
coups de votre fortune ? Si vos affaires veulent
que vous retourniez en votre patrie, pourquoi ne
permet votre amitié que je m'en aille avec vous ?
Demandez-moi à mon père, je m'assure qu'il sera bien
aise de notre alliance, car je sais qu'il vous
aime. Mais de me laisser seule ici, avec votre
foi parjure, non, Lydias, croyez-moi, ne commettez
point une si grande faute, car les Dieux vous en
puniront.
Il me répondit froidement qu'il n'avait point
pensé à son retour, et que toutes ses affaires ne
lui étaient rien au prix du bien de ma présence,
que je l'offensais d'en douter, mais que ses actions
me contraindraient
[ 385 verso ] 1607 1621
de l'avouer. Et toutefois, ce parjure, deux jours après, s'en alla
avec les premières troupes qui partirent de la
Grande-Bretagne, et prit son temps si à propos
qu'il arriva sur le bord de la mer le même jour
qu'ils devaient partir, et ainsi s'embarqua avec eux.
Nous fûmes incontinent avertis de son départ ;
toutefois, je m'étais tellement figurée qu'il
m'aimait que je fus la dernière qui le crut, de
sorte qu'il y avait plus de huit jours qu'il était
parti, que je ne me pouvais persuader qu'un homme
si bien né fût si trompeur et ingrat. Enfin, un
jour s'écoulant après l'autre sans que j'en eusse
aucune nouvelle, je reconnus que j'étais trompée et
que véritablement Lydias était parti.
Si alors mon ennui fut grand, jugez-le, Seigneur
Chevalier, puisque, tombant malade, je fus réduite
à tel terme que les médecins ne connaissant mon
mal, en désespérèrent et, m'abandonnant, me tenaient
comme morte. Mais Amour, qui voulut montrer sa
puissance, et qu'il est même meilleur médecin
qu'Esculape, me guérit par un étrange antidote, et
voyez comme il se plaît aux effets qui sont contraires
à nos résolutions. Lorsque je sus la fuite de
Lydias, car en vérité elle pouvait se nommer ainsi,
je m'en sentis de telle sorte offensée, qu'après
avoir invoqué mille fois le Ciel comme témoin de
ses perfidies, je jurai que je ne l'aimerais jamais
autant de fois qu'il m'avait juré de m'aimer à jamais !
Et je puis dire que nous fûmes aussi parjures l'un
que l'autre, car lorsque ma haine
[ 386 recto ] 1607 1621
était en sa
plus grande * fureur, ne voilà pas un vaisseau qui
venait de Calais pour rapporter que le secours y était arrivé heureusement, qui nous dit que Lydias
y avait passé en intention de faire la guerre avec
ceux de la Grande-Bretagne, mais, qu'aussitôt
que le gouverneur du lieu,
qui s'était trouvé parent d'Aronte, en avait été averti, il l'avait fait
mettre en prison comme ayant été déjà auparavant condamné ; qu'on le tenait pour perdu, parce que ce
gouverneur * avait un très grand crédit parmi les Neustriens, qu'à la vérité il y avait un moyen de le
sauver, mais si difficile qu'il n'y avait personne qui
le voulût hasarder, et qui était tel.
Aussitôt que Lydias se vit saisi, il η lui demanda
comment un Chevalier plein de tant de réputation comme
lui voulait venger ses querelles par la voie de la
justice et non point par les armes ; car c'est une
coutume entre les Gaulois de ne recourre jamais à
la justice en ce qui offense l'honneur, mais au
combat, et ceux qui font autrement sont tenus pour
déshonorés. Lypandas, qui est le nom de ce
gouverneur, lui répondit qu'il n'avait point tué
Aronte en homme de bien, et que * s'il n'était condamné par la justice, il le lui maintiendrait avec les armes, mais qu'étant honteux de se battre avec un criminel, s'il y avait quelqu'un de ses amis qui
se présentât pour lui, il s'offrait de le combattre
sur cette querelle ; que s'il y était vaincu, il le
mettrait en liberté, qu'autrement la justice en serait
faite, et que, pour donner
[ 386 verso ] 1607 1621
loisir à ses parents et amis, il le garderait un mois en sa puissance ; que si personne ne se présentait dans ce temps, il le remettrait entre les rigoureuses mains des anciens de Rothomage pour être traité selon ses mérites ; et qu'afin qu'il n'y eût point d'avantage pour personne, il voulait que ce combat se fît avec l'épée et le poignard, et en chemise. Mais que Lypandas étant estimé l'un des plus vaillants hommes de toute la Neustrie, il n'y avait personne qui eût la hardiesse d'entreprendre ce combat, outre que les amis de Lydias n'en étant pas avertis ne pouvaient lui rendre ce bon office. Ô Seigneur Chevalier, quand je me ressouviens des contrariétés qui me combattirent oyant ces nouvelles, il faut que j'avoue que je ne fus de ma vie si confuse, non pas même quand ce perfide me laissa. Alors Amour voulut que je reconnusse les propositions faites contre lui être plus impuissantes, quand il voulait, que les flots n'aboient en vain contre un rocher pour l'ébranler η, car il fallut, pour payer le tribut d'Amour, recoure à l'ordinaire monnaie dont l'on paye ses impôts, qui sont les larmes. Mais après avoir longuement et vainement pleuré l'infidèle Lydias, il fallut enfin que je me résolusse à sa conservation, quoiqu'elle me dût coûter et le repos et l'honneur. Et transportée de cette nouvelle fureur, ou plutôt de ce renouvellement d'Amour, je résolus d'aller à Calais en intention de trouver là les moyens d'avertir
les parents et les amis de Lydias. Et donnant ordre le plus secrètement qu'il
me fut possible à mon voyage, une nuit, je me
dérobai en l'habit que vous me voyez. Mais la
fortune fut si mauvaise pour moi que je demeurai plus
de quinze jours sans trouver vaisseau qui allât
de ce côté-là. Je ne sais que devinrent mes parents
me trouvant partie, car je n'en ai point eu de
nouvelle depuis ; bien m'assurai η-je que la vieillesse
de mon pauvre père n'aura pu résister à ce déplaisir,
car il m'aimait plus tendrement que lui-même, et
m'avait toujours nourrie si soigneusement que je me
suis plusieurs fois étonnée comme j'ai pu souffrir les incommodités que depuis mon départ j'ai supportées
en ce voyage, et faut dire que c'est Amour, et non
pas moi.
Mais pour reprendre notre discours, après avoir
attendu quinze ou seize jours sur le bord de la mer,
enfin il se présenta un vaisseau avec lequel j'arrivai
à Calais, lorsqu'il n'y avait plus que cinq ou
six jours du terme que Lypandas lui avait donné. Le
branle du vaisseau m'avait de sorte étourdie que je
fus contrainte de * garder le lit deux jours, si bien
qu'il n'y avait plus de temps de pouvoir avertir les parents de Lydias, ne sachant même quels ils η étaient,
ni où ils se tenaient.
Si cela me troubla, vous le pouvez juger, parce
même qu'il semblait que je fusse venue tout à propos
pour le voir mourir et pour assister à ses funérailles.
Dieux, comment vous disposez de nous ! J'étais
tellement outrée de ce désastre
[ 387 verso ] 1607 1621
que jour et nuit les
larmes étaient en mes yeux. Enfin, le jour avant
le terme, transportée du désir de mourir avant que Lydias, je me résolus d'entrer au combat contre Lypandas. Quelle résolution ou plutôt quel
désespoir ! car je n'avais de ma vie tenu épée en la main, et ne savais bonnement de laquelle il fallait
prendre le poignard ou l'épée. Et toutefois me voilà résolue d'entrer au combat contre un Chevalier qui
toute sa vie avait fait ce métier, et qui avait
toujours acquis le titre de brave et vaillant. Mais
toutes ces considérations étaient nulles envers moi,
qui avais élu de mourir avant que * celui que j'aimais perdît la vie. Et quoique je susse bien
que je ne le pourrais pas sauver, toutefois ce ne
m'était peu de satisfaction qu'il dût avoir cette
preuve de mon * amitié.
Une chose me tourmentait infiniment, à quoi je voulus
tâcher de donner remède, qui * était la crainte d'être
connue de Lydias et que cela ne m'empêchât d'achever mon dessein, parce que nous devions
combattre désarmés. Pour à quoi remédier, j'envoyai un
cartel à Lypandas, par lequel, après l'avoir défié,
je le priais qu'étant tous deux Chevaliers, nous
nous servissions des armes que les Chevaliers ont
accoutumé, et non point de celles des désespérés.
Il répondit que le lendemain il se trouverait sur
le camp et que j'y vinsse armé, qu'il en ferait de
même, toutefois qu'il voulait que ce fût à son
choix : après avoir commencé
[ 388 recto ] 1607 1621
le combat de cette sorte,
pour ma satisfaction, de l'achever pour la sienne
comme il l'avait proposé au commencement. Moi, qui ne
doutais point qu'en toute sorte je n'y dusse mourir,
l'acceptai comme il le voulut.
Et en ce dessein, le lendemain, armée de toute pièce,
je me présentai sur le camp, mais il faut avouer le
vrai, j'étais si empêchée en mes armes que je ne
savais comme me remuer. Ceux qui me voyaient aller
chancelant pensaient que ce fût de peur du combat,
et c'était de faiblesse. Bientôt après, voilà venir
Lypandas armé et monté à l'avantage, qui, à son abord, effrayait ceux même à qui le danger ne touchait
point. Et croiriez-vous que je ne fus point étonnée
que quand le pauvre Lydias fut conduit sur un échafaud pour assister au combat, car la pitié que
j'eus de le voir en tel état me toucha de sorte que
je demeurai fort longtemps sans me pouvoir remuer.
Enfin les juges me menèrent vers lui pour savoir
s'il m'acceptait pour son champion. Il me demanda
qui j'étais ; lors, contrefaisant ma parole :
- Contentez-vous, Lydias, lui dis-je, que je suis le
seul qui veut entreprendre ce combat pour vous. - Puisque cela est, répliqua-t-il, vous devez être personne
de valeur, et c'est pourquoi, dit-il, se tournant vers les juges, je l'accepte. Et ainsi que je m'en allais,
il me dit : - Chevalier vaillant, n'ayez peur que votre
querelle ne soit juste. - Lydias, lui répondis-je,
fussè-je aussi assuré que tu n'eusses point d'autre
[ 388 verso ] 1607 1621
injustice !
Et après je me retirai, si résolue à la mort que déjà
il me tardait que les trompettes donnassent le signal
du combat. De fait au premier son je partis, mais le
cheval m'ébranla de sorte qu'au lieu de porter ma
lance comme il fallait je la laissai aller comme la
fortune voulut. Si bien qu'au lieu de le η frapper, je
donnai dans le col du cheval lui laissant la lance
dans le corps, dont le cheval courut au commencement par le camp en dépit
de son maître, et enfin tomba mort.
Lypandas était venu contre moi avec tant de désir
de bien faire que la trop grande volonté lui fit
faillir son coup. Quant à moi, mon cheval alla jusques
où il voulut, car ce que je pus faire fut de me tenir
sans tomber, et, s'étant arrêté de soi-même et
oyant Lypandas qui me criait de tourner à lui, avec
outrages de ce que je lui avais tué son cheval, je
revins, après avoir mis la main à l'épée au mieux qu'il
me fut possible, et non pas sans peine. Mais mon cheval,
que j'avais peut-être piqué plus que son courage ne voulait, aussitôt que je l'eus tourné, prit de
lui-même sa course, et si à propos qu'il vint heurter
Lypandas de telle furie qu'il le porta les pieds
contremont. Mais, en passant, il lui donna de l'épée
dans le corps si avant que peu après je le sentis
faillir dessous moi, et ce ne fut peu que je me
ressouvinsse d'ôter les pieds des étrieux ; car
presque incontinent il tomba mort, par ma bonne
fortune, si loin de Lypandas, que j'eus loisir de
sortir
[ 389 recto ] 1607 1621
de la selle, et me dépêtrer de mon cheval. Alors je m'en vins à lui, qui déjà s'approchait l'épée haute pour me frapper, et faut que je dise que si Amour n'eût soutenu le faix des armes, je n'avais point de force qui le puisse faire. Enfin voici Lypandas qui, de toute sa force, me déchargea un coup sur la tête, la nature m'apprit à mettre le bras gauche devant, car autrement je ne me ressouvenais pas de l'écu que j'avais en ce bras-là. Le coup donna dessus si à plein que, n'ayant la force de le soutenir, mon écu me redonna un si grand coup contre la salade que les étincelles m'en vinrent aux yeux. Lui, qui voyait que je chancelais, me voulut recharger d'un autre encore plus pesant, mais ma fortune fut telle que, haussant l'épée, je rencontrai la sienne si à propos du tranchant qu'elle se mit en deux pièces, et la mienne, à moitié rompue, fit comme la sienne au premier coup que je lui voulus donner, car il esquiva, et moi, n'ayant la force de la retenir, je la laissai tomber jusques en terre, où, de la pointe, je rencontrai une pierre qui la rompit. Lypandas alors, voyant que nous étions tous deux avec même avantage, me dit : - Chevalier, ces armes nous ont été également favorables, je veux essayer si les autres en feront de même, et pour ce, désarmez-vous, car c'est ainsi que je veux finir ce combat. - Chevalier, lui répondis-je, à ce qui s'est passé vous pouvez bien connaître que vous avez le tort, et, délivrant Lydias, vous devriez laisser
ce combat. - Non, non, dit Lypandas en colère, Lydias et vous mourrez. - J' essayerai,
répliquai-je, de tourner cette sentence sur votre
tête. Et lors m'éloignant dans le camp le plus
que je pus de Lydias, de peur d'être reconnue, avec
l'aide de ceux qui le gardaient, je me désarmai, et,
d'autant que nous avions fait provision tous deux d'une
épée et d'un poignard, après avoir laissé le
pourpoint, nous venons l'un contre l'autre.
Il faut que je vous dise que ce ne fut point sans peine
que je cachais le sein, parce que la chemise, en
dépit que j'en eusse, montrait l'enflure des tétins,
mais chacun eût pensé toute autre chose plutôt que celle-là. Et quant à Lydias, il ne me put η reconnaître, tant pour me voir en cet habit déguisé
que pour ce que j'étais enflammée de la chaleur des
armes, et cette couleur haute me changeait beaucoup
le visage.
Enfin nous voilà Lypandas et moi à dix ou douze
pas l'un de l'autre. L'on nous avait mi-parti le
Soleil, et les juges s'étaient retirés. Ce fut
lors que véritablement je croyais mourir, m'assurant
qu'au premier coup il me mettrait l'épée dans le
corps. Mais la fortune fut si bonne pour Lydias, car
ce n'était que de sa vie que je craignais, que cet
arrogant Lypandas, venant de toute furie à moi, broncha
si à propos qu'il vint donner de la tête presque à
mes pieds, si lourdement que de lui-même il se fit
deux blessures l'une du poignard, dont il se perça
l'épaule droite, et l'autre de l'épée, donnant du
front sur le
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tranchant. Quant à moi, je fus si
effrayée de sa chute, que je croyais déjà être
morte, et sans lui faire autre mal, je me reculai
deux ou trois pas. Il est vrai que, m'imaginant de le
pouvoir vaincre plus par ma courtoisie que par ma
valeur, je lui dis : - Levez-vous, Lypandas, ce n'est
point en terre que je vous veux offenser. Lui, qui
était demeuré quelque temps étourdi du coup, tout
en furie, se releva pour se jeter sur moi, mais des
deux blessures qu'il s'était faites, l'une
l'aveuglait, et l'autre lui ôtait la force du bras,
* de sorte qu'il ne voyait rien, et si ne pouvait
presque soutenir l'épée, de quoi m'apercevant je
pris courage, et m'en vins à lui l'épée haute, lui
disant : - Rends-toi, Lypandas, autrement tu es mort.
- Pourquoi, me dit-il, me rendrai-je, puisque les
conditions de notre combat ne sont pas telles ?
Contente-toi que je mettrai Lydias en liberté.
Alors les juges étant venus, et Lypandas ayant
ratifié sa promesse, * ils m'accompagnèrent hors du
camp comme victorieux.
Mais craignant que l'on ne me fît quelque outrage en
ce lieu-là pour y avoir Lypandas toute puissance, après
m'être armée je m'approchai, la visière baissée,
de Lydias, et lui dis : - Seigneur Lydias, remerciez
Dieu de ma victoire, et si vous désirez que nous
puissions plus longuement conférer η ensemble, je
m'en vais en la ville de Regiaque, où j'attendrai
de vos nouvelles quinze jours, car après ce terme
je suis contraint de parachever quelque affaire
qui
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m'emmènera loin d'ici, et pourrez demander le
Chevalier Triste, parce que c'est le nom que je porte
pour les occasions que vous saurez de moi. - Ne
connaîtrai-je point, dit-il, autrement celui à
qui je suis tant obligé ? - Ni pour votre bien,
lui dis-je, ni pour le mien, il ne se peut. Et, à ce
mot je le laissai, et après m'être pourvue d'un
autre cheval, je vins à Regiaque où je demeurai depuis.
Or ce traître de Lypandas, aussitôt que je fusse
partie, fit remettre Lydias en prison plus étroite
qu'auparavant, et quand il η s'en plaignait, et qu'il
lui reprochait * la promesse qu'il m'avait faite, il
répondait qu'il avait promis de le mettre en liberté,
mais qu'il n'avait pas dit quand, et que ce serait dans
vingt ans, sinon avec une condition qu'il lui proposa,
qui était de faire en sorte que je me remisse prisonnier en sa place, et qu'ainsi je payasse la
rançon de sa liberté par la perte de la mienne.
Lydias lui répondit qu'il serait aussi ingrat envers
moi que Lypandas perfide envers lui. De quoi il
s'offensa de sorte qu'il jura que si, dans quinze
jours, je n'étais entre ses mains, il le remettrait
entre celles de la justice. Et lorsque Lydias lui
remettait devant les yeux sa foi parjurée : - J'en ai
fait, disait-il, la pénitence par les blessures que j'ai apportées du combat, mais ayant dès longtemps promis aux Seigneurs Neustriens de maintenir
la justice, ne suis-je pas plus obligé à la première
qu'à la dernière promesse ?
Les premiers jours s'écoulèrent sans que j'y prisse
[ 391 recto ] 1607 1621
garde, mais voyant que je n'en avais point de nouvelle,
j'y envoyai un homme pour s'en enquérir. Par lui
je sus la malice de Lypandas,
et même le terme
qu'il avait donné, et quoique je prévisse toutes
les cruautés et toutes les indignités qui se peuvent
recevoir, si est-ce que je résolus de mettre Lydias hors de telles mains, n'ayant rien de si cher que
sa conservation. Et par fortune, le jour que vous me
prîtes je m'y en allais, et à cette heure, la
tristesse que vous voyez en moi, et les soupirs qui
ne me donnent point de cesse, procèdent, non de la
prison où je suis (car celle-ci est bien douce au
prix de celle que je m'étais proposé), mais de
savoir que ce perfide et cruel Lypandas mettra sans doute
Lydias entre les mains de ses ennemis, qui
n'attendent autre chose pour en voir une déplorable et honteuse fin ; car des quinze jours qu'il avait
donnés, les dix sont déjà passés, si bien que je ne
puis presque plus espérer de pouvoir rendre ce dernier
office à Lydias.
À ce mot, les larmes lui empêchant la voix, elle fut
contrainte de se taire, mais avec tant de
démonstration de déplaisir que Clidaman η en fut
ému, et, pour la consoler, lui dit : - Vous ne devez
point, courageuse Mélandre, vous perdre tellement de
courage que vous ne mainteniez la générosité en cet
accident que vous avez fait paraître en tous les
autres. Le Dieu, qui vous a conservée en de si grands
périls, ne veut pas vous abandonner en ceux-ci
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qui sont
moindres. Vous devez croire que tout ce qui dépendra de moi sera toujours disposé à votre contentement.
Mais, parce que je suis sous un Prince * à qui je ne peux point déplaire, il faut que votre liberté
vienne de lui ; bien vous promets-je d'y rapporter
de mon côté tout ce que vous pourriez espérer d'un
bon ami. Et la laissant avec ces bonnes paroles, il
alla trouver Childéric, et le supplia d'obtenir du
Roi Mérovée la liberté de ce jeune prisonnier. Le
jeune Prince, qui aimait mon fils, et qui savait bien
que le Roi son père serait bien aise d'obliger
Clidaman, sans retarder davantage, l'alla demander à Mérovée,
qui accorda tout ce que mon fils demandait.
Et parce que le temps était si court que la moindre
partie qu'il en eût perdue eût fait faute à
Mélandre, il l'alla trouver en son logis, où l'ayant
tirée à part : - Chevalier Triste, lui dit-il, il
faut que vous changiez de nom, car si vos infortunes
vous ont ci-devant donné sujet de le porter, il
semble que vous le perdrez bientôt. Le Ciel
commence de vous regarder d'un œil plus doux que de
coutume. Et, tout ainsi qu'un malheur ne vient jamais
seul, de même le bonheur marche toujours accompagné. Et pour témoignage de ce que je
dis, sachez, Chevalier, (car tel vous veux-je nommer,
puisque votre générosité à bon droit vous en
acquiert l'honorable titre) que désormais vous êtes
en liberté, et pouvez disposer de vos actions, tout
ainsi
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qu'il vous plaira. Le Prince des Francs m'a
permis de disposer de vous, et le devoir de Chevalier
m'oblige non seulement à vous mettre en liberté, mais
à vous offrir encore toute l'assistance que vous
jugerez que je vous puisse rendre.
Mélandre, oyant une parole tant inespérée, tressaillit
toute de joie, et se jetant à ses pieds comme transportée
lui baisa la main pour remerciement d'une grâce
si grande, car le bien qu'elle s'était figuré de
recevoir de lui était d'être mise à rançon, et
l'incommodité du payement la désespérait de le
pouvoir faire si tôt que le terme des quinze jours
ne fût écoulé. Mais quand elle ouït une si grande
courtoisie : - Vraiment, lui dit-elle, Seigneur
Chevalier, vous faites paraître que vous savez que
c'est que d'aimer, puisque vous avez pitié de ceux
qui en sont atteints. Je prie Dieu, attendant que je
puisse m'en revancher, qu'il vous rende aussi heureux qu'il vous a fait courtois et digne de toute bonne
fortune. Et à l'heure même elle s'en voulut aller,
ce que Clidaman ne voulut permettre, parce que c'était
de nuit.
Le lendemain donc, à bonne heure, elle se mit en chemin,
et ne tarda qu'elle ne vînt à Calais, où, de fortune, elle arriva le jour avant le terme. Dès le soir, elle
eût fait savoir sa venue à Lypandas n'eût été
qu'elle fut d'avis, vu la perfidie de celui avec
qui elle avait affaire, d'attendre le jour, afin que
plus de personnes vissent le tort qu'il lui ferait,
si de fortune
[ 392 verso ] 1607 1621
il manquait encore une fois de parole. Le jour donc étant venu, et l'heure du midi étant sonnée, que les principaux du lieu pour honorer le gouverneur étaient pour lors en sa maison, voilà le Chevalier Triste qui se présente à lui. À l'abord il ne fut point reconnu, car on ne l'avait vu qu'au combat, où la peur lui avait peut-être changé le visage, lors chacun s'approcha pour ouïr ce qu'il dirait. - Lypandas, lui dit-il, je viens ici de la part des parents et des amis de Lydias, afin de savoir de ses nouvelles, et pour te sommer de ta parole, ou bien de le mettre à quelque nouvelle condition, autrement ils te mandent par moi qu'ils te publieront pour homme de peu de foi. - Étranger, répondit Lypandas, tu leur diras que Lydias se porte mieux qu'il ne fera dans peu de jours, parce qu'aujourd'hui passé je le remettrai entre les mains de ceux qui m'en vengeront ; que, pour ma parole, je crois en être quitte en le remettant entre les mains de la justice, car la justice η qu'est-ce autre chose qu'une vraie liberté ? Que pour de nouvelles conditions, je n'en veux point d'autre que celle que j'ai déjà proposée, qui est que l'on me remette entre les mains η celui qui combattit contre moi, afin que j'en puisse faire à ma volonté, et je délivrerai Lydias. - Et qu'est-ce, lui dit-il, que tu en veux faire ? - Quand j'aurai, répondit-il, à te rendre compte de mes desseins, tu le pourras savoir. - Et quoi, dit-il, es-tu encore en cette même opinion ? - Tout de
même, répliqua Lypandas. - Si cela est,
ajouta le Chevalier Triste, envoie quérir Lydias,
et je te remettrai celui que tu demandes. Lypandas, qui surtout désirait se venger de son
ennemi, car il avait tourné toute sa mauvaise volonté
sur Mélandre, l'envoya incontinent quérir. Lydias,
qui savait bien ce jour être le dernier du terme qu'on lui avait donné, croyait que ce fût pour le
conduire aux Seigneurs de la justice ; toutefois,
encore qu'il en prévît sa mort assurée, si élut-il
plutôt cela que de voir celui qui avait combattu
pour lui en ce danger à son occasion. Quand il η fut
devant Lypandas, il η lui dit : - Lydias, voici le
dernier jour que je t'ai donné pour représenter ton
champion entre mes mains, ce jeune Chevalier est venu
ici pour cet effet, s'il le fait, tu es en liberté.
Mélandre durant ce peu de mots avait toujours trouvé le moyen de tenir le visage de côté pour
n'être reconnue, et quand elle voulut répondre,
elle se tourna tout à fait contre Lypandas, et lui
dit : - Oui, Lypandas, je l'ai promis, et je le fais,
toi, observe aussi bien ta parole, car je suis
celui que tu demandes, me voici, qui ne redoute
ni rigueur, ni cruauté quelconque, pourvu que mon
ami sorte de peine.
Alors chacun mit les yeux sur elle, et repassant par
la mémoire les façons de celui qui avait combattu, on
connut η qu'elle disait vrai. Sa beauté, sa jeunesse
et son affection émurent tous ceux qui étaient
présents, sinon Lypandas, qui, se croyant infiniment
offensé
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de lui, commanda incontinent qu'elle fût mise en prison, et permit que Lydias s'en allât. Lui, qui désirait plutôt se perdre que de se voir obliger η en tant de sortes, faisait quelque difficulté. Mais Mélandre s'approcha de lui, et lui dit à l'oreille : - Lydias, allez-vous-en, car de moi n'en soyez en peine, j'ai un moyen de sortir de ces prisons si facile que ce sera quand je voudrai ; que si vous désirez de faire quelque chose à ma considération, je vous supplie d'aller servir Mérovée, et particulièrement Clidaman, qui est cause que vous êtes en liberté, et lui dites que c'est de ma part que vous y allez. - Et sera-t-il possible, dit Lydias, que je m'en aille sans savoir qui vous êtes ? - Je suis, répondit-elle, le Chevalier Triste, et cela vous suffise, jusqu'à ce que vous ayez plus de commodité d'en savoir davantage. Ainsi s'en alla Lydias, en résolution de servir le Roi des Francs, puisque celui à qui il devait deux fois la vie le voulait ainsi. Mais cependant Lypandas commanda très expressément que Mélandre fût bien gardée, et la fit mettre en un croton avec les fers aux pieds et aux mains, résolu qu'il était de la laisser mourir de misère léans. Jugez en quel état cette jeune fille se trouva, et quels regrets elle devait faire contre Amour. Ses vivres étaient mauvais et sa demeure effroyable, et toutes les autres incommodités très grandes ; que si son affection n'eût supporté ces choses, il est impossible qu'elle n'y η fût morte. Mais cependant la voix s'épandit
par toute la Neustrie que Lydias, par le moyen d'un sien ami,
avait été sauvé des prisons de Calais, et qu'il
était allé servir le Roi Mérovée. Cela fut cause
qu'en même temps son bannissement fut renouvelé,
et déclaré traître à sa patrie. Lui, toutefois, ne
faillit point de venir au camp des Francs, où,
cherchant la tente de Clidaman, elle lui fut montrée.
Aussitôt qu'il l'aperçut, et que Lindamor et Guyemant le virent, ils coururent l'embrasser,
mais avec tant d'affection et de courtoisie qu'il en
demeura étonné, car ils le η prenaient tous pour
Ligdamon, qui, peu de jours auparavant, s'était perdu
en la bataille η qu'ils avaient eue contre les
Neustriens, auquel il ressemblait de sorte que tous
ceux qui connaissaient Ligdamon y furent déçus.
Enfin, ayant été reconnu pour être Lydias, l'ami
de Mélandre, il fut conduit à Mérovée, où en
présence de tous, Lydias raconta au Roi le discours
de sa prison tel que vous avez ouï, et la courtoisie
que par deux fois il avait reçue de ce Chevalier
inconnu, et pour la fin, le commandement qu'il lui
avait fait de le venir servir, et particulièrement Clidaman. Alors Clidaman, après que le Roi l'eut reçu et remercié de son amitié, lui dit : - Est-il
possible, Lydias, que vous n'ayez point connu celui qui a combattu et qui est en prison pour vous ?
- Non, certes, dit-il. - Ô vraiment, ajouta-t-il,
voilà la plus grande méconnaissance dont j'aie
jamais ouï parler, avez-vous jamais vu
[ 394 verso ] 1607 1621
personne qui
lui ressemblât ? - Je n'en ai point de mémoire, dit
Lydias tout étonné. - Or je veux donc dire au Roi
une histoire la plus digne de compassion qu'autre que
l'Amour ait jamais causée.
Et sur cela, il reprit la fin du discours où Lydias
avait raconté qu'il était allé en la Grande-Bretagne, de la courtoisie qu'il trouva, auquel
il ajouta discrètement l'Amour de Mélandre, les promesses qu'il lui avait faites de la conduire
en Neustrie avec lui s'il était contraint de partir,
de sa fuite, et enfin de sa prison à Calais. Le
pauvre Lydias était si étonné d'ouïr tant de
particularités de sa vie qu'il ne savait que penser.
Mais quand Clidaman raconta la résolution de
Mélandre à se mettre en voyage, et s'habiller en
homme pour avertir ses parents, et puis de s'armer
et entrer au camp clos contre Lypandas, et les
fortunes de ces deux combats, il n'y avait celui
des écoutants qui ne demeurât ravi, et plus encore
quand il paracheva tout ce que je vous ai raconté.
- Ô Dieux ! s'écria Lydias, est-il possible que mes
yeux aient été si aveuglés ? Que me reste-t-il pour
sortir de cette obligation ? - Il ne vous reste plus,
lui dit Clidaman, que de mettre pour elle ce qu'elle
vous a conservé. - Cela, ajouta Lydias avec un
grand soupir, est, ce me semble, peu de chose si
l'entière affection qu'elle me porte n'est accompagnée
de la mienne.
Cependant qu'ils se tenaient tels discours, tous ceux
qui ouïrent Clidaman disaient que cette seule fille
méritait
[ 395 recto ] 1607 1621
que cette grande armée allât attaquer
Calais. - En vérité, dit Mérovée, je lairrai plutôt toutes choses en arrière que je ne fasse rendre la
liberté à une Dame si vertueuse, aussi bien nos armes ne
sauraient être mieux employées qu'au service de ses
semblables.
Le soir étant venu, Lydias s'adressa à Clidaman,
et lui découvrit qu'il avait une entreprise infaillible
sur Calais, qu'il avait faite durant le temps qu'il
y était prisonnier, que si on lui voulait donner des
gens, sans doute il les mettrait dedans. Cet avis
ayant été rapporté à Mérovée fut trouvé si bon qu'il
résolut d'y envoyer. Ainsi il fut donné cinq cents
Archers conduits par deux cents hommes d'armes pour
exécuter cette entreprise. La conclusion fut (car je η ne saurais raconter au long cet affaire) que Calais
fut pris, Lypandas prisonnier, et Mélandre mise
hors de sa captivité. Mais je ne sais comment ni
pourquoi, à peine était le tumulte de la prise de la
ville cessé, que l'on prit garde que Lydias et
Mélandre s'en étaient allés, si bien que depuis on
n'a su qu'ils étaient devenus.
Or durant toutes ces choses, le pauvre Ligdamon a été
le plus tourmenté pour Lydias qu'il se puisse dire,
car étant prisonnier entre les mains des Neustriens,
il fut pris pour Lydias, et aussitôt condamné à
la mort. Clidaman fit que Mérovée leur envoya deux
Hérauts d'armes pour leur faire entendre qu'ils se
trompaient, mais l'assurance que Lypandas fraîchement leur en
[ 395 verso ] 1607 1621
avait donnée η, les fit passer outre sans donner
croyance à Mérovée. Ainsi, voilà Ligdamon mis dans la cage des Lions, où
l'on dit qu'il fit plus qu'un homme ne peut faire,
mais sans doute il y fût mort, n'eût été qu'une
très belle Dame le demanda pour mari. Leur coutume,
qui le permet ainsi, le sauva pour lors, mais tôt
après il mourut, car, aimant Silvie avec tant
d'affection qu'elle ne lui pouvait permettre d'épouser autre qu'elle, il élut plutôt le tombeau que
cette belle Dame. Ainsi, quand on les voulut épouser,
il s'empoisonna, et elle, qui croyait que
véritablement c'était Lydias qui autrefois l'avait
tant aimée, s'empoisonna aussi du même breuvage.
Ainsi est mort le pauvre Ligdamon, tant regretté de chacun qu'il n'y a personne, même entre les
ennemis, qui ne le plaigne η. Mais ç'a été une gracieuse vengeance que celle dont Amour a puni le cruel
Lypandas, car, repassant par le ressouvenir la vertu,
la beauté et l'affection de Mélandre, il en est
devenu si amoureux que le pauvre qu'il est n'a autre
consolation que de parler d'elle : mon fils me mande
qu'il fait ce qu'il peut pour le sortir de prison,
et qu'il espère de l'obtenir.
Voilà, continua Amasis, comme ils vivent si pleins
d'honneurs et de louanges que chacun les estime plus
qu'autres qui soient en l'armée. - Je prie Dieu,
ajouta Adamas, qu'il les continue en cette bonne
fortune.
Et cependant qu'ils discouraient ainsi, ils virent venir
de loin Léonide et Lucinde avec le petit Meril.
Je dis Lucinde,
[ 396 recto ] 1607 1621
parce que Céladon, comme je vous ai
dit, portait ce nom suivant la résolution que Galathée avait faite. Amasis, qui ne la connaissait point, demanda qui elle était. - C'est, répondit Galathée, une parente d'Adamas, si belle et si
remplie de vertu que je l'ai prié de me la laisser
pour quelque temps, elle se nomme Lucinde. - Il
semble, dit Amasis, qu'elle soit bien autant
avisée comme belle. - Je m'assure, ajouta
Galathée, que son humeur vous plaira, et, si vous le
trouvez bon, elle viendra, Madame, avec nous à
Marcilly. À ce mot, Léonide arriva si près que Lucinde, pour
baiser les mains à Amasis, s'avança, et, mettant un
genou en terre, lui baisa la main avec des façons
si bien contrefaites qu'il n'y avait celui qui ne
la prît pour fille. Amasis la releva, et, après l'avoir
embrassée, la baisa en lui disant qu'elle aimait tant
Adamas que tout ce qui lui touchait lui était aussi cher que ses
plus chers enfants.
Alors Adamas prit la parole de peur que si la feinte
Lucinde répondait on ne reconnût quelque chose
à sa voix, mais il ne fallait pas qu'il en eût peur,
car elle savait si bien feindre que la voix, comme
le reste, eût aidé à parachever encore mieux la
tromperie. Toutefois, pour ce coup, elle se contenta
d'avouer la réponse d'Adamas seulement avec une
révérence basse, et puis se retira entre les autres
Nymphes, n'attendant que la commodité de se pouvoir
dérober.
Enfin, l'heure étant venue du dîner, Amasis s'en
retourna au logis, où
[ 396 verso ] 1607 1621
trouvant les tables prêtes,
chacun, plein de contentement des bonnes nouvelles
reçues, dîna joyeusement, sinon la belle Silvie, qui avait toujours devant les yeux l'Idole de son
cher Ligdamon, et en l'âme le ressouvenir qu'il était
mort pour elle. Ce fut ce sujet qui les entretint
une partie du dîner, car la Nymphe voulait bien que
l'on sût qu'elle aimait la mémoire d'une personne
vertueuse et si dédiée à elle, mais cela d'autant
qu'étant morte elle ne pouvait plus l'importuner, ni
se prévaloir de cette bonne volonté.
Après le repas, que toutes ces Nymphes étaient
attentives les unes à jouer, les autres à visiter la
maison, les unes au jardin, et les autres à
s'entretenir de divers discours dans la chambre
d'Amasis, Léonide, sans que l'on s'en aperçût,
feignant de se vouloir préparer pour partir, sortit
hors de la chambre, et peu après Lucinde, et s'étant
trouvées au rendez-vous qu'elles s'étaient donné,
feignant d'aller se promener, sortirent du Château,
ayant caché sous leurs mantes chacune une partie des
habits du Berger. Et quand ils furent au fond du bois,
le Berger se déshabilla, et, prenant l'habit accoutumé,
remercia la Nymphe du bon secours qu'elle lui avait
donné et lui offrit en échange sa vie et tout ce
qui en dépendait.
Alors la Nymphe, avec un grand soupir : - Et bien,
dit-elle, Céladon, ne vous ai-je pas bien tenu la
promesse que je vous ai faite ? Ne croyez-vous pas
être obligé d'observer
[ 397 recto ] 1607 1621
de même ce que vous m'avez
promis ? - Je m'estimerais, répondit le Berger, le
plus indigne qui ait jamais vécu si j'y faillissais.
- Or Céladon, dit-elle alors, ressouvenez-vous donc
de ce que vous m'avez juré, car je suis résolue à
cette heure d'en tirer preuve. - Belle Nymphe,
répondit Céladon, disposez de tout ce que je puis
comme de ce que vous pouvez, car vous ne serez point mieux obéie de
vous-même que de moi. - Ne m'avez-vous pas promis,
répliqua la Nymphe, que je recherchasse votre vie
passée, et que ce que je trouverais que vous pourriez
faire pour moi vous le feriez ? Et lui ayant répondu
qu'il était vrai. - Or bien, Céladon, continua-t-elle,
j'ai fait ce que vous m'avez dit, et quoique l'on
peigne Amour aveugle, si m'a-t-il laissé assez de
lumière pour connaître que véritablement vous devez
continuer l'Amour que vous avez si souvent promise
éternelle à votre Astrée ; car les dégoûtements
d'Amour ne permettent que l'on soit ni parjure ni
infidèle. Et ainsi, quoique l'on vous ait mal traité,
vous ne devez pas faillir à ce que vous devez, car
jamais l'erreur d'autrui ne lave notre faute. Aimez
donc la belle et heureuse Astrée avec autant
d'affection et de sincérité que vous l'aimâtes
jamais, servez-la, adorez-la, et plus encore s'il se
peut, car Amour veut l'extrémité en son sacrifice.
Mais aussi, j'ai bien connu que les bons offices que
je vous ai rendus η méritent quelque reconnaissance
de vous, et sans doute, parce qu'Amour
[ 397 verso ] 1607 1621
ne se peut
payer que par Amour, vous seriez obligé de me
satisfaire en même monnaie si l'impossibilité
n'y contredisait. Mais puisqu'il est vrai qu'un
cœur n'est capable que d'un vrai Amour, il faut
que je me paye de ce qui vous reste ; donc, n'ayant
plus d'Amour à me donner comme à Maîtresse, je vous
demande votre amitié, comme votre sœur, et que d'ors en là vous m'aimiez, me chérissiez, et me traitiez
comme telle.
On ne saurait représenter le contentement de Céladon
oyant ces paroles, car il avoua η que celle-ci était
une des choses qu'en sa misère il reconnaissait particulièrement pour quelque espèce de contentement. C'est pourquoi, après avoir remercié la Nymphe
de l'amitié qu'elle lui portait, il lui jura de la
tenir pour sa sœur, et n'user jamais en son endroit
que comme ce nom lui commandait. Là-dessus, pour
n'être pas retrouvés, ils se séparèrent
très contents et satisfaits l'un de l'autre. Léonide
retourna au Palais et le Berger continua son voyage,
fuyant les lieux où il croyait pouvoir rencontrer des
Bergers de sa connaissance. Et laissant Montverdun
à main gauche, il passa au milieu d'une grande plaine,
qui enfin le conduisit jusques sur une côte un peu
relevée, et de laquelle il pouvait reconnaître et
remarquer de l'œil la plupart des lieux où il avait
accoutumé de mener paître ses troupeaux, de l'autre
côté de Lignon, où Astrée le venait trouver, et
où ils passaient
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quelquefois la chaleur trop âpre du Soleil. Bref, cette vue lui remit devant les yeux la plupart des contentements qu'il payait à cette heure si chèrement, et en cette considération, s'étant assis au pied d'un arbre, il soupira tels vers :
Ici mon beau Soleil repose,
Quand l'autre paresseux s'endort ;
Et puis le matin quand il sort,
Couronné d'œillet et de rose,
Pour chasser l'effroi de la nuit.
Deçà premièrement reluit
Le Soleil que mon âme adore,
Apportant avec lui le jour,
À ces campagnes qu'il honore,
Et qu'il va remplissant d'Amour.
Sur les bords de cette rivière,
Il se fait voir diversement,
Quelquefois tout d'embrasement,
D'autres fois couvrant sa lumière,
Il semble devenu jaloux,
Qu'il se veuille ravir de nous,
Ainsi que sous la nue sombre,
Le Soleil cache sa beauté,
Sans que toutefois si peu d'ombre,
Puisse en bien couvrir la clarté.
Mais que veut dire qu'il ne brûle,
Comme on voit que l'autre Soleil,
Sèche les herbes de son œil,
Durant l'ardente canicule ?
Pourquoi, dis-je, ne sèche aussi
Mon Soleil les herbes d'ici ?
J'entends, Amour, c'est que ma Dame,
N'élance ses rayons vainqueurs
Dessus ces corps qui n'ont point d'âme,
Et ne veut brûler que des cœurs.
Fontaine, qui des Sycomores,
Le beau nom t'en vas empruntant,
Tu m'as vu jadis si content,
Et pourquoi ne le suis-je encore ?
Quel erreur puis-je avoir commis
Qui rend les Dieux des ennemis ?
Sont-ils sujets, comme nous sommes,
D'être quelquefois envieux ?
Ou le change propre des hommes
Peut-il atteindre jusqu'aux Dieux ?
Jadis sur tes bords, ma Bergère
Disait, sa main dedans ma main :
- Dispose le sort inhumain
De notre vie passagère,
Jamais, Céladon, en effet
Le serment ne sera défait,
Que dans cette main, je te jure.
Et vif et mort je t'aimerai,
Ou, mourant, dans ma sépulture,
Notre amitié j'enfermerai.
Feuillage épais de ce bel arbre,
Qui couvres d'ombre tout l'entour,
Te ressouviens-tu point du jour
Qu'à ses lys mêlant le Cinabre,
De honte η elle allait rougissant,
Qu'un Berger près d'elle passant,
Parlant à moi l'appela belle,
Et l'heur, et l'honneur de ces lieux ?
Car je ne veux, me disait-elle,
Ressembler belle qu'à tes yeux.
Rocher, où souvent à cachette,
Nous nous sommes entretenus,
Que peuvent être devenus
Tous ces amours que je regrette ?
Les Dieux, tant de fois invoqués,
Souffriront-ils d'être moqués,
Et d'avoir la prière ardente
D'elle et de moi reçue en vain,
Puisqu'ores son âme changeante
Paye ces Amours d'un dédain ?
Veuille le Ciel, disait Astrée,
Que je meure avant que de voir
Que mon père ait plus de pouvoir,
D'une haine opiniâtrée,
En sa trop longue inimitié,
À nous séparer d'amitié,
Que notre amitié ferme et sainte
À nous rejoindre et nous unir,
Aussi bien de regret atteinte
Je mourrais la voyant finir.
Et toi, vieux saule, dont l'écorce
Sans plus se défend des saisons,
Dis-moi, n'ai-je point de raisons
De me plaindre de ce divorce,
Et de t'en adresser mes cris ?
Combien avons-nous nos écrits
Fiés dessous ta sûre garde,
Dans le creux du tronc mi-mangé ?
Mais ores que je te regarde,
Combien, saule, tout est changé !
Ces pensers eussent plus longuement retenu Céladon en ce lieu, n'eût été la survenue du Berger η désolé, qui, plaignant continuellement sa perte, s'en venait soupirant ces vers :
Vous, qui voyez mes tristes pleurs,
Si vous saviez de quels malheurs
J'ai l'âme atteinte,
Au lieu de condamner mon œil,
Vous ajouteriez votre deuil
Avec ma plainte.
Dessous l'horreur d'un noir tombeau,
Ce que la terre eut de plus beau
Est mis en cendre.
Ô destin trop plein de rigueur,
Pourquoi mon corps, comme mon cœur,
N'y peut descendre ?
Elle ne fut plus tôt ça bas
Que les Dieux par un prompt trépas,
Me l'ont ravie ;
Si bien qu'il semblait seulement
Que pour entrer au monument
Elle eût eu vie.
Pourquoi fallait-il tant d'Amour,
Si, ressemblant η la fleur d'un jour,
À peine née,
Le Ciel la montrait pour l'ôter,
Et pour nous faire regretter
Sa destinée ?
Comme à son arbre étant serré
Du tronc mort n'est point séparé
L'heureux lierre,
Pour le moins me fût-il permis,
Vif auprès d'elle d'être mis η,
Dessous sa pierre.
Content près d'elle je vivrais,
Et si là-dedans de la voix
J'avais l'usage,
Je bénirais d'un tel séjour
La mort qui m'aurait de l'Amour
Laissé tel gage.
Céladon, qui ne voulait point être vu de personne qui le puisse connaître, d'aussi loin qu'il vit ce Berger, commença peu à peu de se retirer dans l'épaisseur de quelques arbres. Mais, voyant que sans s'arrêter à lui, il passait outre, pour s'asseoir au même lieu d'où il venait de partir, il le suivit pas à pas, et si à propos qu'il put ouïr une partie de ses plaintes. L'humeur de ce berger inconnu sympathisant avec la sienne le rendit curieux de savoir par lui des
nouvelles
de sa Maîtresse, et même croyant ne pouvoir en
savoir plus aisément par autre sans être reconnu.
Donc, s'approchant de lui : - Ainsi, lui dit-il,
triste Berger, Dieu te donne le contentement que tu
regrettes, comme de bon cœur je l'en prie, et ne
pouvant davantage, tu dois recevoir cette prière de
bonne part, que si elle t'oblige à quelque ressentiment de courtoisie, dis- ηmoi, je te supplie, si tu connais
Astrée, Phillis et Lycidas, et, si cela est, dis-m'en ce que tu en sais. - Gentil Berger,
répondit-il, tes paroles courtoises m'obligent à
prier le Ciel, en échange de ce que tu me souhaites,
qu'il ne te donne jamais occasion de regretter ce que
je pleure, et, de plus, de te dire tout ce que je
sais des personnes dont tu me parles, quoique la
tristesse avec laquelle je vis me défende η de me
mêler d'autres affaires que des miennes.
Il peut y avoir un mois et demi η que je vins en ce
pays de Forez, non point comme plusieurs η pour
essayer la fontaine de la vérité d'Amour ; car je ne
suis que trop assuré de mon mal sans en avoir
de nouvelles certitudes, mais, suivant le commandement
d'un Dieu, qui, des rives herbeuses de la glorieuse Seine, m'a envoyé ici avec assurance que j'y
trouverais remède à mon déplaisir. Et depuis, la
demeure de ces villages m'a semblé si agréable et
selon mon humeur que j'ai résolu d'y demeurer aussi
longuement que le Ciel me le voudra permettre. Ce
dessein a été cause que j'ai voulu savoir l'être
et la qualité
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de la plupart des Bergers et Bergères de la contrée. Et parce que ceux dont vous me demandez des nouvelles sont les principaux de cet hameau, qui est delà l'eau vis-à-vis d'ici, où j'ai choisi ma demeure, je vous en saurai dire presque autant que vous en pourriez désirer. - Je ne veux, ajouta Céladon, en savoir autre chose sinon comme ils se portent. - Tous, dit-il, sont en bonne santé. Il est vrai que, comme la vertu est toujours celle qui est la plus agitée, ils ont eu un coup de l'aveugle et muable fortune qu'ils ressentent jusques en l'âme, qui est la perte de Céladon, un Berger que je ne connais point, et qui était frère de Lycidas, tant aimé, et estimé de tous ceux du rivage que sa perte a été ressentie généralement de tous, mais beaucoup plus de ces trois personnes que vous avez nommées ; car on tient, c'est-à-dire ceux qui savent un peu des secrets de ce monde, que ce Berger était serviteur d'Astrée, et que ce qui les a empêchés de se marier a été l'inimitié de leurs parents. - Et comment dit-on, répliqua Céladon, que ce Berger se perdit ? - On le raconte, dit-il, de plusieurs sortes, les uns en parlent selon leur opinion, les autres selon les apparences, et d'autres selon le rapport de quelques-uns, et ainsi la chose est contée fort diversement. Quant à moi, j'arrivai sur ces rives le même η jour qu'il se perdit, et me souviens que je vis chacun si épouvanté de cet accident qu'il n'y avait personne qui sût m'en donner bon conte. Enfin,
et c'est l'opinion plus
commune, parce que Phillis, et Astrée, et Lycidas même le racontent ainsi, s'étant endormi sur le
bord de la rivière en songeant, il faut qu'il soit
tombé dedans, et, de fait, la belle Astrée en fit de
même, mais ses robes la sauvèrent. Céladon alors jugea que, prudemment, ils avaient tous
trois trouvé cette invention pour ne donner occasion
à plusieurs de parler mal à propos sur ce sujet, et
en fut très aise, car il avait toujours beaucoup
craint que l'on soupçonnât quelque chose au
désavantage d'Astrée. Et pour ce, continuant ses
demandes : - Mais, dit-il, que pensent-ils qu'il soit
devenu ? - Qu'il soit mort, répondit le Berger
désolé, et vous assure bien qu'Astrée en a porté,
quoiqu'elle feigne, un si grand déplaisir qu'il
n'est pas croyable combien chacun dit qu'elle est
changée. Si est-ce que si Diane ne l'en empêche,
elle est la plus belle de toutes celles que je vis
jamais hormis ma chère Cléon, mais ces trois-là
peuvent aller du pair. - Quelque autre, ajouta
Céladon, en dira de même de sa Maîtresse, car
l'Amour a cela de propre, non de boucher les
yeux comme quelques-uns croient, mais de changer les
yeux de ceux qui aiment en l'Amour même, et d'autant
qu'il n'y eut jamais laides Amours, jamais un Amant
ne trouva sa Maîtresse laide. - Cela, répondit le
Berger, serait bon si j'aimais Astrée et Diane,
mais n'en étant plus capable, j'en
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suis juge sans
reproche. Et vous, qui doutez de la beauté de ces deux
Bergères, êtes-vous étranger, ou bien si la haine
vous fait commettre l'erreur contraire à celui que
vous dites procéder de l'Amour ? - Je ne suis nul des
deux, dit Céladon, mais oui bien le plus misérable et plus affligé Berger de l'univers. - Cela, dit
Tircis, ne vous avouerai-je jamais, si vous ne
m'ôtez de ce nombre. Car, si votre mal procède d'autre
chose que d'Amour, vos plaies ne sont pas si
douloureuses que les miennes, d'autant que le cœur
étant la partie la plus sensible que nous ayons, nous
en ressentons aussi plus vivement les offenses. Que si votre mal procède d'Amour, encore
faut-il qu'il cède au mien puisque de tous les maux
d'Amour il n'en y a point de tel que celui qui nie
l'espérance, ayant ouï dire de longtemps que là où l'espoir peut seulement lécher notre plaie elle
n'est aussitôt plus endolue. Or cet espoir peut
se mêler en tous les accidents d'Amour, soit
dédain, soit courroux, soit haine, soit jalousie,
soit absence, sinon où la mort a pris place ; car cette
pâle Déesse η, avec sa fatale main, coupe d'un même
tranchant l'espoir dont le filet de la vie est
coupé. Or moi, plus misérable que les plus
misérables, je vais plaignant un mal sans remède et
sans espoir.
Céladon alors lui répondit avec un grand soupir :
- Ô Berger, combien êtes-vous abusé en votre opinion !
Je vous avoue bien que
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les plus grands maux sont
ceux d'Amour, de cela j'en suis trop fidèle témoin ! Mais de dire
" que ceux qui sont sans espoir
soient les
" plus douloureux, tant s'en faut que même
" ne méritent-ils point d'être ressentis, car
" c'est
acte de folie η de pleurer une chose à
" quoi l'on ne
peut remédier. - Et Amour, qu'est-ce, répondit-il,
sinon une pure folie ? - Je ne veux pas, répliqua
Céladon, entrer maintenant en ce discours, d'autant
que je veux parachever le premier, et celui-ci seul
mériterait trop de temps. Mais dites-moi, plaignez-vous
cette mort pour Amour
" ou non ? - C'est, répondit-il,
pour Amour.
" - Or, qu'est-ce qu'Amour, dit Céladon,
sinon,
" comme j'ai ouï dire à Silvandre et
" aux plus
savants de nos Bergers, qu'un désir
" de la beauté que
nous trouvons telle ? - Il
" est vrai, dit l'étranger.
- Mais, répliqua Céladon,
" est-ce chose d'homme
raisonnable
" de désirer une chose qui ne se peut
avoir ?
" - Non certes, dit-il. - Or voyez donc, dit
Céladon,
" comme la mort de Cléon
doit être
" le
remède de vos maux, car, puisque vous m'avouez que
le désir ne doit être où l'espérance ne peut
atteindre, et que l'Amour n'est autre chose que désir,
la mort, qui, à ce que vous dites, vous ôte toute
espérance, vous doit par conséquent ôter η tout le
désir, et, le désir mourant, il traîne l'Amour dans un
même cercueil, et, n'ayant plus d'Amour, puisque le
mal que vous plaignez en vient, je ne sais comment
vous le puissiez ressentir.
Le
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Berger désolé lui répondit : - Soit Amour, ou
haine, tant y a qu'il est plus véritable que je ne
le saurais dire que mon mal est sur tous extrême.
Et parce que Céladon lui voulait répliquer, lui,
qui ne pouvait souffrir d'être contredit en cette
opinion, lui semblant que d'endurer les raisons contraires c'était offenser les cendres de Cléon, lui dit : - Berger, ce qui est
sous les sens est plus certain que ce qui est en
l'opinion, c'est pourquoi toutes ces raisons que vous
alléguez doivent céder à ce que j'en ressens.
Et sur cela, il le recommanda η à Pan, et prit un autre
chemin, Céladon de même, contremont la rivière. Et d'autant que la solitude a cela de propre de
représenter plus vivement la joie ou la tristesse, se
trouvant seul, il commença à être traité de sorte
par le temps, sa fortune et l'Amour η qu'il n'y avait
cause de tourment en lui qui ne lui fût mise devant
les yeux. Il était exempt de la seule jalousie ; aussi,
avec tant d'ennuis, si ce monstre le fût venu
attaquer, je ne sais quelles armes eussent été assez
bonnes pour le sauver.
En ces tristes pensers, continuant ses pas, il trouva
le pont de la Bouteresse, sur lequel étant passé,
il rebroussa contrebas la rivière, ne sachant à
quel dessein il prenait par là son chemin, car en
toute sorte il voulait obéir au commandement d'Astrée
qui lui avait défendu de ne se faire voir à elle
qu'elle ne lui commandât. Enfin, étant parvenu
assez près de Bonlieu, demeure des chastes Vestales, il fut
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comme surpris de honte d'avoir tant approché, sans y penser, celle que sa résolution lui commandait d'éloigner. Et, voulant s'en retourner, il s'enfonça dans un bois si épais et marécageux en quelques endroits, qu'à peine en put η-il sortir. Cela le contraignit de s'approcher davantage de la rivière, car le gravier menu lui était moins ennuyeux que la boue. De fortune, étant déjà assez las du long chemin, il allait cherchant un lieu où il se puisse η reposer attendant que la nuit lui permît de se retirer sans être rencontré de personne, faisant dessein d'aller si loin que jamais on n'entendît de ses nouvelles. Il jeta l'œil sur une caverne qui, du côté de l'entrée, était lavée de la rivière, et de l'autre était à demi-couverte d'arbres et de buissons, qui, par leur épaisseur, en ôtaient la vue à ceux qui passaient le long du chemin. Et lui-même n'y eût pris garde n'eût été qu'étant contraint de passer le long de la rive, il se trouva tout contre l'entrée, où, de fortune, s'étant avancé, et lui semblant qu'il serait bien caché jusques à la nuit, le lieu lui plut de sorte qu'il résolut d'y passer le reste de ses jours tristes et désastrés, faisant dessein de ne point sortir de tout le jour du fond de cette grotte. En cette délibération, il commença de l'agencer au mieux qu'il lui fut possible, ôtant quelques cailloux que la rivière étant grande y avait porté. Aussi n'est-ce autre chose qu'un rocher que l'eau étant grosse avait cavé peu
η à peu, et assez facilement
parce que l'ayant au commencement trouvé graveleux et tendre, il fut aisément miné, en sorte que les
divers tours que l'onde contrainte avait faits
l'avaient arrondi comme s'il eût été fait exprès.
Depuis, venant à se baisser, elle η était rentrée en
son lit, qui n'était qu'à trois ou quatre pas de là.
Le lieu pouvait avoir six ou sept pas de longueur, et
parce qu'elle η était ronde, elle en avait autant de
largeur, elle était un peu plus haute qu'un homme. Toutefois, en quelques lieux, il y avait des pointes
du rocher que le Berger, à coups de cailloux, peu à
peu alla rompant, et parce que de fortune, au plus
profond, il s'était trouvé plus dur, l'eau ne
l'avait cavé qu'en quelques endroits, qui donna
moyen à Céladon, avec plus de peine rompant quelques
coins plus avancés, de se faire la place d'un lit
enfoncé dans le plus dur du rocher, que puis il
couvrit de mousse, qui lui fut une grande commodité,
parce que, soudain qu'il pleuvait à bon escient, le
dessus de sa caverne, qui était d'un rocher fort
tendre, était incontinent percé de l'eau, si bien
qu'il n'y avait point d'autre lieu sec que ce lit
délicieux η.
Étant en peu d'heure accommodé de cette sorte, il
laissa sa jupe et sa panetière, et les autres habits
qui l'empêchaient le plus, et les liant ensemble,
les mit sur le lit avec sa cornemuse que toujours
il portait en façon d'écharpe. Mais par hasard, en
se dépouillant, il tomba un papier en terre qu'il
reconnut bientôt pour être de la belle Astrée.
Ce ressouvenir n'étant empêché de rien
η qui le puisse distraire ailleurs (car rien ne se présentait à ses yeux que le cours de la rivière) eut tant de pouvoir sur lui, qu'il n'y eut ennui souffert depuis son bannissement qui ne lui revint en la mémoire. Enfin, se réveillant de ce penser comme d'un profond sommeil, il vient à la porte de la caverne, où dépliant le cher papier qu'il tenait en ses mains, après cent ardents et amoureux baisers, il dit : - Ah ! cher papier, autrefois cause de mon contentement, et maintenant occasion de rengréger mes douleurs, comme est-il possible que vous conserviez en vous les propos de celle qui vous a écrit sans les avoir changés, puisque la volonté où elle était alors est tellement changée qu'elle ni moi ne sommes plus ceux que nous soulions être ? Ô quelle faute ! une chose sans esprit est constante, et le plus beau des esprits ne l'est pas ! À ce mot, l'ayant ouverte, la première chose qui se présenta fut le chiffre d'Astrée joint avec le sien. Cela lui remit la mémoire de ses bonheurs passés si vive en l'esprit que le regret de s'en voir déchu le réduit presque au terme du désespoir. - Ah ! chiffres, dit-il, témoins trop certains du malheur où, pour avoir été trop heureux, je me retrouve maintenant ! Comment ne vous êtes-vous séparés pour suivre la volonté de ma belle Bergère ? Car si autrefois elle vous a unis, ç'a été en une saison où nos esprits l'étaient encore davantage.
Mais à cette heure que le désastre nous a si cruellement séparés, comment, ô chiffres bienheureux, demeurez-vous encore ensemble ? C'est, comme je crois, pour faire paraître que le Ciel peut pleuvoir sur moi toutes ses plus désastreuses influences, mais non pas faire jamais que ma volonté soit différente de celle d'Astrée. Maintenez donc, ô fidèles chiffres, ce symbole de mes intentions, afin qu'après ma dernière heure, que je souhaite aussi prompte que le premier moment que je respirerai, vous fassiez paraître à tous ceux qui vous verront de quelle qualité était l'amitié du plus infortuné Berger qui ait jamais aimé. Et peut-être adviendra-t-il, si pour le moins les Dieux n'ont perdu tout souvenir de moi, qu'après ma mort, pour ma satisfaction, cette belle vous pourrait retrouver, et que, vous considérant, elle connaîtra qu'elle eut autant de tort de m'éloigner d'elle qu'elle avait eu de raison de vous lier ensemble. À ce mot, il s'assit sur une grosse pierre qu'il avait traînée de la rivière à l'entrée de sa grotte, et là, après avoir essuyé ses larmes, il lut la lettre, qui était telle :
Dieu permette, Céladon, que l'assurance que vous me
faites de votre amitié me puisse être aussi
longuement continuée, comme d'affection
[ 405 verso ] 1607 1621
je vous en
supplie, et de croire que je vous tiens plus cher
que si vous m'étiez frère, et qu'au tombeau même
je serai vôtre.
Ce peu de η mots d'Astrée furent cause de beaucoup de maux à Céladon, car après les avoir maintes fois relus, tant s'en faut qu'il y retrouva quelque allègement qu'au contraire ce n'était que davantage envenimer sa plaie, d'autant qu'ils lui remettaient en mémoire, une à une, toutes les faveurs que cette Bergère lui avait faites, qui se faisaient regretter avec tant de déplaisir que, sans la nuit qui survint, à peine eût-il donné trêve à ses yeux qui pleuraient ce que la langue plaignait et le cœur souffrait. Mais l'obscurité le faisant rentrer dans sa caverne interrompit pour quelque temps ses tristes pensers, et permit à ce corps travaillé de ses ennuis et de la longueur du chemin de prendre par le dormir pour le moins quelque repos. Déjà par deux fois le jour avait fait place à la nuit avant que ce Berger se ressouvînt de manger, car ses tristes pensers l'occupaient de sorte, et la mélancolie lui remplissait si bien l'estomac qu'il n'avait point d'appétit d'autre viande que de celle que le ressouvenir de ses ennuis lui pouvait préparer, détrempée avec tant de larmes que ses yeux semblaient deux sources de fontaine, et n'eût été la crainte d'offenser les Dieux en se laissant mourir, et plus encore celle de perdre
par sa mort la belle Idée qu'il avait d'Astrée en son cœur, sans doute il
eût été très aise de finir ainsi le triste cours de
sa vie. Mais, s'y voyant contraint, il visita sa
panetière que Léonide lui avait fort bien garnie,
la provision de laquelle lui dura plusieurs jours,
car il mangeait le moins qu'il pouvait. Enfin il fut
contraint de recourre aux herbes et aux racines
plus tendres, et par bonne rencontre, il se trouva
qu'assez près de là il y avait une fontaine fort
abondante en cresson, qui fut son vivre plus assuré et plus délicieux, car sachant où trouver assurément de quoi vivre, il n'employait le temps qu'à ses
tristes pensers, aussi lui faisaient-ils si fidèle compagnie que comme ils ne pouvaient être sans lui
aussi n'était-il jamais sans eux.
Tant que durait le jour, s'il ne voyait personne
autour de sa petite demeure, il se promenait le long
du gravier, et là, bien souvent, sur les tendres
écorces des jeunes arbres, il gravait le triste
sujet de ses ennuis, quelquefois son chiffre et
celui d'Astrée ; que s'il lui advenait de les
entrelacer ensemble, soudain il les effaçait, et
disait : - Tu te trompes, Céladon, ce n'est plus la
saison où ces chiffres te furent permis. Autant que
tu es constant, autant à ton désavantage toute chose
est changée. Efface, efface, misérable, ce trop
heureux témoin de ton bonheur passé, et si tu veux
mettre avec ton chiffre ce qui lui est plus
convenable, mets-y des larmes, des peines et des
morts.
Avec semblables propos, Céladon se reprenait, si
quelquefois
[ 406 verso ] 1607 1621
il s'oubliait en ces pensers, mais quand la nuit venait, c'est lors que tous ses déplaisirs plus vivement lui touchaient en la mémoire, car l'obscurité a cela de propre qu'elle rend l'imagination plus forte, aussi ne se retirait-il jamais qu'il ne fût bien nuit ; que si la Lune éclairait il passait les nuits sous quelques arbres, où, bien souvent assoupi du sommeil sans y penser, il s'y trouvait le matin. Ainsi allait traînant sa vie ce triste Berger, qui, en peu de temps, se rendait si pâle et défait, qu'à peine l'eût-on pu reconnaître, et lui-même quelquefois, allant boire à la proche fontaine, s'étonnait quand il voyait sa figure dans l'eau, comme étant réduit en tel état il pouvait vivre. La barbe ne le rendait point affreux, car il n'en avait point encore, mais les cheveux, qui lui étaient fort crûs, la maigreur, qui lui avait changé le tour du visage et allongi le nez, et la tristesse, qui avait chassé de ses yeux ces vifs éclairs qui autrefois les rendaient si gracieux, l'avaient fait devenir tout autre qu'il ne soulait être. Ah ! si Astrée l'eût vu en tel état, que de joie et de contentement lui eût donné la peine de son fidèle Berger connaissant, par un si assuré témoignage, combien elle était vraiment aimée du plus fidèle et du plus parfait Berger de Lignon.
Fin de la première partie d'Astrée.