L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Première partie
Livre 11
L'Astrée I, 11. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée M(ichel Lasne)
Le messager de Ligdamon (Égide) va annoncer la mort de son maître à
Silvie en présence de Galathée, de Léonide et d'un personnage supplémentaire
(I, 11, 355 recto)
Au fond, devant ses juges, Ligdamon se bat contre un deuxième lion (I, 11, 360 recto)
Amerine à genoux le réclame (I, 11, 360 recto)
(Voir Illustrations)
L'Astrée I, 11. Édition Vaganay**, 1925
Pendant la cérémonie du mariage, Ligdamon prend la coupe empoisonnée
sous les yeux d'Amerine (I, 11, 362 verso)
(Voir Illustrations)
Édition de 1607, 452 recto (sic pour 352 recto).
Édition de Vaganay, p. 421.
[ 361 recto sic 351 recto ] 1607 1621
Céladon allait de cette sorte racontant à la
Nymphe l'histoire de Celion et de Bellinde,
cependant que Léonide et Galathée parlaient
des nouvelles que Fleurial leur avait rapportées ; car, aussitôt que la Nymphe aperçut Léonide,
elle la tira à part et lui dit qu'elle empêchât
que Fleurial ne vît Céladon. - Car, disait-elle,
il est tant acquis à Lindamor qu'il serait assez
bête pour lui dire tout ce qu'il aurait vu. Entretenez-le donc, et quand j'aurai vu mes lettres,
je vous dirai ce qu'il y aura de nouveau.
À ce mot, la Nymphe sortit de la chambre et emmena Fleurial avec elle, et après quelques autres paroles,
elle lui dit : - Et bien, Fleurial, quelles nouvelles
apportes-tu à Madame ? - Fort bonnes, répondit-il,
et toutes telles que vous et elle sauriez désirer.
Car Clidaman
[ 361 verso sic 351 verso ] 1607 1621
se porte bien, et Lindamor a fait tant de merveilles en la bataille où il s'est trouvé que Mérovée et Childéric l'estiment comme mérite sa vertu. Mais il y avait avec moi un jeune homme η qui voulait η parler à Silvie, à qui ceux de la porte n'ont permis d'entrer, qui vous en racontera bien mieux toutes les particularités, d'autant qu'il en vient. Et moi, j'ai pris ces lettres chez ma tante, où un de ceux de Lindamor les a portées, qui attend la réponse. - Et ne sais-tu point, répliqua la Nymphe, ce qu'il veut à Silvie ? - Non, répondit-il, car il ne l'a jamais voulu dire. - Il faut, dit la Nymphe, qu'il entre. À ce mot, s'en allant à la porte, elle reconnut incontinent ce jeune homme pour l'avoir vu souvent avec Ligdamon, qu'il lui fit juger qu'il apportait à Silvie de ses nouvelles. Et parce qu'elle savait combien sa compagne désirait que ces affaires fussent secrètes, elle ne lui en voulut rien demander, feignant de ne le connaître, et seulement lui dit qu'elle en avertirait Silvie. Puis, retirant encore Fleurial à part : - Tu sais bien, Fleurial, lui dit-elle, mon ami, le malheur qui η est arrivé à Lindamor. - Comment, répondit Fleurial, tant s'en faut nous le devons croire heureux, car il acquiert tant de gloire où il est qu'à son retour Amasis n'oserait lui refuser Galathée ! - Ô Fleurial, que dis-tu ! Si tu savais comme toutes choses se passent, tu avouerais que le voyage de notre ami est pour lui celui de la mort, car je ne fais point de doute qu'à son retour il ne meure de regret. - Mon Dieu ! dit-il, que me dites-vous ? - Fleurial, répliqua-t-elle, il est
[ 362 recto sic 352 recto ] 1607 1621
ainsi que je te le dis, et ne crois point qu'il y ait du remède s'il ne vient de toi. - De moi ? dit-il, s'il peut venir de moi, tenez-le pour assuré, car il n'y a rien au monde que je ne fasse. - Or, dit la Nymphe, sois donc secret, et à ce soir je t'en dirai davantage, mais pour cette heure il faut que je sache ce qu'écrit le pauvre absent. - Il a envoyé, dit-il, ces lettres par un jeune homme qui avait charge de les porter chez ma tante, elle me les a incontinent envoyées, et en voici une qu'il vous écrit. Elle l'ouvrit, et vit qu'elle était telle :
Autant que l'éloignement a eu peu de puissance sur mon âme, autant ai-je peur qu'il n'en ait eu beaucoup sur celle que j'adore. Ma foi me dit bien que non, mais ma fortune me menace du contraire, toutefois, l'assurance que j'ai en la prudence de ma confidente me fait vivre avec moins de crainte que si ma mémoire y était seule. Ressouvenez-vous donc de ne tromper l'espérance que j'ai en vous, ni démentir les assurances de notre amitié.
Or bien, dit la Nymphe, va-t'en au lieu plus
[ 362 verso sic 352 verso ] 1607 1621
proche d'ici, où tu dormiras ce soir, et reviens ici de bon matin, puis je te ferai savoir une histoire dont tu seras bien étonné. Là-dessus elle appela ce jeune homme qui voulait η parler à Silvie, et le conduisit avec elle jusques à l'antichambre de Galathée, où, l'ayant fait attendre, elle entra dedans, et fit savoir à la Nymphe ce qu'elle avait fait de Fleurial. - Il faut, dit la Nymphe, que vous lisiez la lettre que Lindamor m'écrit, et lors elle vit qu'elle était telle :
Ni le retardement de mon voyage, ni les horreurs
de la guerre, ni les beautés de ces nouvelles
hôtesses η de la Gaule ne peuvent tellement occuper
le souvenir que votre fidèle serviteur a de vous
qu'il ne revole continuellement au bienheureux
séjour où, en vous éloignant, je laissai toute ma
gloire ; si bien que, ne pouvant refuser à mon
affection la curiosité de savoir comme Madame se
porte, après vous avoir mille fois baisé la robe,
je vous présente toutes les bonnes fortunes dont
[ 363 recto sic 353 recto ] 1607 1621
les armes m'ont voulu favoriser et les offre à vos
pieds, comme à la divinité dont je les reconnais.
Si vous les recevez pour vôtres, la renommée les
vous donnera de ma part, qui me l'a promis ainsi,
aussi bien que vous l'honneur de vos bonnes grâces
à votre très humble serviteur.
Je me soucie fort, dit alors Galathée, ni de lui
ni de ses victoires, il m'obligerait davantage
s'il m'oubliait. - Pour Dieu, Madame, dit Léonide,
ne dites point cela ! Si vous saviez combien il est
estimé, et par Mérovée et par Childéric, je ne
saurais croire, étant née ce que vous êtes, que
vous n'en fissiez plus de cas que d'un Berger, mais je dis Berger qui ne vous aime point, et que vous
voyez soupirer devant vous pour l'affection d'une
Bergère. Vous croyez que tout ce que je vous en dis
soit par artifice. - Il est vrai, dit incontinent
Galathée. - Et bien, Madame, répondit-elle, vous
en croirez ce qu'il vous plaira, si vous jurerai-je
sur tout ce qui est plus à craindre aux parjures,
que j'ai vu à ce voyage, par un grand hasard, ce
trompeur de Climanthe et cet artificieux de Polémas parlant de ce qui vous est arrivé, et
découvrant entre eux toutes les malices dont ils
ont usé. - Léonide, ajouta Galathée, vous perdez
[ 363 verso sic 353 verso ] 1607 1621
temps, je suis toute résolue à ce que je veux faire,
ne m'en parlez plus. - Je le ferai, Madame, comme vous
me le commandez, dit-elle, si me permettrez-vous
encore de vous dire ce mot : Qu'est-ce, Madame, que
vous prétendez faire avec ce Berger ? - Je veux,
dit-elle, qu'il m'aime. - Et en quoi, répliqua
Léonide, desseignez-vous que cette amitié se
conclue ? - Que vous êtes fâcheuse, dit Galathée,
de vouloir que je sache l'avenir ! Laissez seulement
qu'il m'aime, et puis nous verrons que nous ferons.
- Encore, continua Léonide, que l'on ne sache l'avenir, si faut-il
en tous nos desseins avoir quelque but auquel nous
les adressions. - Je le crois, dit Galathée, sinon
en ceux de l'Amour, et pour moi, je n'en veux point
avoir d'autre sinon qu'il m'aime. - Il faut bien,
répliqua Léonide, qu'il soit ainsi, car il n'y a
pas apparence que vous le vouliez épouser, et,
ne l'épousant pas, que deviendra cet honneur que
vous vous êtes si longuement conservé ? Car il ne
peut être que cette nouvelle amitié vous aveugle
de sorte que vous ne connaissiez bien le tort que
vous vous faites, de vouloir pour amant un homme que
vous ne η voulez pour mari. - Et vous, dit-elle,
Léonide, qui faites tant la scrupuleuse, dites en
vérité, avez-vous envie de l'épouser ? - Moi,
Madame, répondit-elle, je le tiens être trop peu
de chose, et vous supplie très humblement de ne me
croire point de si peu de courage que je daignasse
tourner les yeux sur lui. Que s'il y a jamais eu
quelque homme qui ait eu η le pouvoir de me donner quelque ressentiment
[ 364 recto sic 354 recto ] 1607 1621
d'Amour, je vous avouerai librement
que le respect que je vous ai porté m'en a retirée.
- Et quand ? ajouta Galathée. - Lors, dit-elle,
Madame, que vous me commandâtes de ne faire plus
d'état de Polémas. - Ô que vous avez bonne grâce,
s'écria Galathée, par votre foi ? Vous n'avez point
aimé Céladon ? - Je vous jurerai sur la vérité que
je vous dois, Madame, répondit-elle, que je n'aime
point d'autre sorte Céladon que s'il était mon frère.
Et en cela elle ne mentait point, car depuis que le
Berger lui avait la dernière fois parlé si clairement,
elle avait reconnu le tort qu'elle se faisait, et
ainsi avait résolu de changer l'Amour en amitié.
- Or bien, Léonide, dit la Nymphe, laissons ce discours
et celui aussi de Lindamor, car la pierre en est
jetée. - Et quelle réponse, dit-elle, ferez-vous
à Lindamor ? - Je ne lui en veux point faire d'autre
que le silence. - Et que pensez-vous, dit-elle, qu'il
devienne, lorsque celui qu'il a envoyé ici
retournera sans lettres ? - Il deviendra, dit
Galathée, ce qu'il pourra, car pour moi je suis η toute résolue que ni sa η considération, ni celle de tout
autre, ne seront jamais cause que je veuille me
rendre misérable. - Il n'est donc point nécessaire,
répondit Léonide, que Fleurial revienne ? - Nullement,
dit-elle. Léonide alors lui dit froidement qu'il y avait là
un jeune homme qui voulait parler à Silvie, et qu'elle
croyait que c'était de la part de Ligdamon, qu'il
n'avait point voulu dire son message qu'à Silvie
même. - Il
[ 364 verso sic 354 verso ] 1607 1621
faut, répondit la Nymphe, que nous
le menions η
où elle est. Nous en serons quittes pour faire tirer
les rideaux du lit où est Céladon, car je m'assure
qu'il sera bien aise d'ouïr ce que Ligdamon écrit,
puisqu'il me semble que vous lui avez déjà
raconté toutes leurs Amours. - Il est vrai, répondit
Léonide, mais Silvie est si dédaigneuse et si altière
que, sans doute, elle s'offensera si ce messager lui
parle, et même devant Céladon. - Il faut, dit-elle,
la surprendre. Allez seulement devant dire au Berger
qu'il ne parle point, et tirez les rideaux, et je
l'y conduirai. Ainsi sortirent ces Nymphes, et Galathée, reconnaissant
ce jeune homme pour l'avoir vu bien souvent avec Ligdamon, lui demanda d'où il venait et quelles
nouvelles il apportait de son maître. - Je viens,
Madame, dit-il, de l'armée de Mérovée, et quant aux
nouvelles de mon maître, je ne les puis dire qu'à
Silvie. - Vraiment, dit la Nymphe, vous êtes bien
secret, et croyez-vous que je veuille permettre que
vous disiez quelque chose à mes Nymphes que je ne
sache point ? η - Madame, dit-il, ce sera devant vous,
s'il vous plaît, car j'en ai ce commandement, et
principalement devant Léonide. - Venez donc, dit la
Nymphe. Et ainsi elle le fit entrer en la chambre de
Céladon, où déjà Léonide avait donné l'ordre
qu'elle avait résolu sans en rien dire à Silvie, qui, au commencement, s'en étonna, mais puis, voyant
entrer Galathée avec ce jeune homme, elle jugea
bien que c'était pour empêcher que le Berger ne
fût
[ 365 recto sic 355 recto ] 1607 1621
vu. Le sursaut qu'elle reçut fut très grand
quand elle vit Égide, tel était le nom de ce
jeune homme qu'elle reconnut incontinent, car encore
qu'elle n'eût point d'Amour pour Ligdamon, si ne se pouvait-elle exempter entièrement de quelque bonne
volonté. Elle jugea bien qu'il lui en dirait des
nouvelles, toutefois elle ne voulut lui en demander.
Mais Galathée s'adressant au jeune homme : - Voilà,
dit-elle, Silvie, il ne tiendra qu'à vous que vous
ne paracheviez votre message, puisque vous voulez
que Léonide et moi y soyons. - Madame, dit
Égide s'adressant à Silvie, Ligdamon, mon maître,
le plus fidèle serviteur que vos mérites vous
aient jamais acquis, m'a commandé de vous faire
savoir quelle a été sa fortune, ne voulant autre
chose du Ciel pour récompense de sa fidélité sinon
qu'une étincelle de pitié vous touche, puisque
nulle de celles de l'Amour n'a pu approcher le
glaçon de votre cœur. - Et quoi, dit Galathée
en l'interrompant, il semble qu'il fasse son
testament. Comme se porte-t-il ? - Madame, dit-il,
s'adressant à
Galathée, je le vous dirai, s'il vous plaît de
m'en donner le loisir. Et puis, retournant à Silvie, il continua de cette
sorte :
[ 365 verso sic 355 verso ] 1607 1621
Histoire de Ligdamon
Après que Ligdamon eut pris congé de vous, il
partit avec Lindamor, accompagné de tant de beaux
desseins qu'il ne se promettait rien moins que
d'acquérir par ce voyage ce que ses services
n'avaient pu par sa présence, résolvant de faire
tant d'actes signalés que, ou η le nom de vaillant que
ses victoires lui donneraient vous serait agréable,
ou bien, mourant, il vous en laisserait du regret.
En ce dessein, ils parviennent à l'armée de
Mérovée, Prince rempli de toutes les perfections qui
sont requises à un conquérant, et arrivèrent si à
propos que la bataille avait été assignée le
septième jour d'après ; de sorte que tous ces
jeunes Chevaliers n'avaient autre plus grand souci
que de visiter leurs armes et remettre leurs chevaux
en bon état. Mais ce n'est d'eux η de qui j'ai à vous parler. C'est
pourquoi passant sous silence tout ce qui ne touche à Ligdamon, je vous dirai que le jour assigné à ce
grand combat étant venu, les deux armées sortent
de leur camp, et à vue l'une de l'autre, se mettent
en bataille. Ici un escadron de cavalerie, là un
bataillon de gens de pied, ici les tambours, là
les trompettes, d'un côté, le hennissement des
chevaux, de l'autre, les voix des soldats
retentissaient de tant de bruit que l'on pouvait
bien alors
[ 366 recto sic 356 recto ] 1607 1621
dire que Bellone l'effroyable roulait
dans cette campagne et étalait tout ce qu'elle avait
de plus horrible en sa Gorgonne. Quant à moi, qui n'avais jamais été en semblable
occasion, j'étais si étourdi de ce que j'oyais et si
ébloui de l'éclair des armes qu'en vérité je ne
savais où j'étais. Toutefois ma résolution fut de
n'abandonner mon maître, car la nourriture que
d'enfance il m'avait donnée m'obligeait, ce me
semblait, à ne l'éloigner en cette occasion où rien
ne se représentait à nos yeux qu'avec les enseignes
de la mort.
Mais ce ne fut rien au prix * de l'étrange confusion lorsque
tous ces escadrons et tous ces bataillons se mêlèrent, quand le signal de la bataille se
donna, car la cavalerie attaqua celle de l'ennemi,
et l'infanterie de même, avec un si grand bruit que les hommes, les armes et les chevaux faisaient
qu'on n'eût pas ouï tonner. Après
avoir passé plusieurs nues de traits, je ne saurais
vous raconter au vrai comment je me trouvai avec mon
maître au milieu des ennemis, où * je ne faisais qu'admirer les grands coups de l'épée de Ligdamon η.
Et sans mentir, belle Nymphe, je lui vis faire tant
de merveilles que l'une me fait oublier l'autre.
Tant y a que sa valeur fut telle que Mérovée voulut
savoir son nom, comme l'ayant remarqué ce jour là
entre tous les Chevaliers. Déjà ce premier escadron était victorieux, et les nôtres commençaient à se
rallier pour aller attaquer le
[ 366 verso sic 356 verso ] 1607 1621
second, quand l'ennemi,
pour faire un entier effort, fit marcher tout ce qui
lui restait afin d'investir si promptement ceux-ci
que Mérovée ne les puisse secourir à temps, et certes
s'il eût eu affaire à un Capitaine moins expérimenté
que celui-ci, je crois bien que son dessein eût eu effet. Mais ce grand soldat, jugeant le désespoir
de l'adversaire, fit partir en même temps trois
escadrons nouveaux, deux aux deux ailes et le
troisième en queue du premier, si à propos qu'ils
soutinrent une partie du premier choc. Toutefois
nous, qui étions avancés, nous trouvâmes fort
outragés du grand nombre. Mais je ne veux ici vous ennuyer par une particulière
description de cette journée, aussi bien n'en
saurais-je venir à bout. Tant y a qu'au même temps
les deux infanteries s'étant rencontrées, celle
de Mérovée eut du meilleur, et autant que nous
gagnions du terrain sur ceux de Cheval, autant en
perdait l'infanterie de l'ennemi. Si est-ce qu'au
choc que nous reçûmes, il y eut plusieurs des nôtres
portés par terre, outre ceux que les traits de
l'infanterie, dès le commencement de la bataille,
avaient déjà mis à pied ; car d'abord l'ennemi,
faisant débander quelques Archers, nous fit tirer
sur les ailes tant de traits que notre cavalerie,
n'osant quitter son rang, eut beaucoup à souffrir
avant que Mérovée y eût envoyé des siens pour
escarmoucher avec eux.
Et entre ceux qui, au second effort, en furent
incommodés, Clidaman
[ 367 recto sic 357 recto ] 1607 1621
en fut un, car son cheval tomba
mort de trois coups de flèches. Ligdamon, qui avait
toujours l'œil sur lui, soudain qu'il le vit en
terre, poussa son cheval d'extrême furie, et fit tant
d'armes qu'il fit un rond de corps morts à l'entour
de Clidaman qui cependant eut loisir de se
dépêtrer de son cheval. La furie de l'ennemi, qui, à la chute de Clidaman, s'était renforcée en ce lieu,
l'eût enfin étouffé sous les pieds des chevaux sans
le secours et sans la valeur de mon maître,
qui, * se jetant à terre, le remit sur son cheval, demeurant à pied si blessé et si pressé des ennemis qu'il ne put monter sur le Cheval que je lui menais. En ce point, les nôtres furent forcés de
reculer, comme se sentant affaiblis, à ce que je crois,
du bras invincible de mon maître, et le malheur fut
si grand pour nous que nous nous trouvâmes au milieu
de tant d'ennemis, qu'il n'y eut plus d'espérance de
salut. Toutefois Ligdamon ne voulut jamais se rendre, et
quoiqu'il fût blessé et si las que l'on peut imaginer,
si n'y avait-il si hardi, voyant les grands coups
qui sortaient de son bras, qui osât l'attaquer.
Enfin, à toute furie de chevaux, cinq ou six le
vinrent heurter, et si à l'impourvu qu'ayant donné
de son épée dans le poitrail du premier cheval, elle
se rompit près de la garde, et le cheval, frappé dans
le cœur, lui tomba dessus. Je courus alors pour le
relever, mais dix ou douze, qui se jetèrent
[ 367 verso sic 357 verso ] 1607 1621
sur lui,
m'en empêchèrent ; et ainsi tous deux, demi-morts, nous fûmes enlevés. Et cet accident fut encore plus malheureux
en ce que, presque en même temps, les nôtres
recouvrèrent ce qu'ils avaient perdu du champ par les
secours que Childéric donna de toute l'arrière-garde. Et depuis, allèrent toujours gagnant le champ, jusques à ce que sur le soir l'entière route se donna, et que
les logis des ennemis furent brûlés, et eux la
plupart pris ou tués.
Quant à nous, nous fûmes conduits en leur principale
ville nommée Rothomage, où mon maître ne fut si tôt
arrivé que plusieurs le vinrent visiter, les uns se
disant ses parents, les autres ses amis, encore qu'il
n'en connût point. Quant à moi, je ne savais que
dire, ni lui que penser, * de voir que ces étrangers lui faisaient tant de caresses, mais nous fûmes encore
plus étonnés quand une Dame honorable, fort bien
suivie, le vint visiter disant que c'était son fils,
avec tant de démonstration d'amitié que Ligdamon en était comme hors de soi, et davantage encore
quand elle lui dit : - Ô Lydias, mon enfant, avec
combien de contentement et de crainte vous vois-je
ici ! Car je loue Dieu qu'à la fin de mes jours je
vous puisse voir si estimé au rapport de ceux qui
vous ont pris. Mais, hélas, quelle crainte est la
mienne, de vous voir en cette ville si cruelle, puisque votre ennemi, Aronte, est mort des blessures
qu'il a eues de vous, et
[ 368 recto sic 358 recto ] 1607 1621
que vous avez été condamné à mort par ceux de la Justice ! Quant à moi, je n'y
sais autre remède que de vous racheter promptement,
et, attendant que vous soyez guéri, vous tenir caché,
afin que pouvant monter à cheval vous vous retiriez
avec les Francs.
Si Ligdamon fut étonné de ce discours, vous le
pouvez juger, et connut bien enfin qu'elle le
prenait pour un autre. Mais il ne put η lui répondre,
parce qu'en même instant celui qui l'avait pris entra dans la chambre, avec deux Députés de la ville,
pour prendre le nom et la qualité des prisonniers,
d'autant qu'il y en avait plusieurs des leurs pris,
et ils voulaient η les changer. La pauvre Dame fut fort
surprise, croyant qu'ils le vinssent saisir pour le
conduire en prison, et oyant qu'ils lui demandaient
son nom, elle faillit à le dire elle-même, mais mon
maître la devança et se nomma Ligdamon Ségusien.
Elle eut alors opinion qu'il se voulût dissimuler,
et, pour ôter tout soupçon, elle se retira chez elle,
en résolution de le racheter si promptement qu'il ne
pût η être reconnu. Et il était vrai que mon maître
ressemblait de telle sorte à Lydias que tous ceux
qui le voyaient le prenaient pour lui. Et ce Lydias
était un jeune homme de ce pays-là, qui, étant
amoureux d'une très belle Dame, s'était battu avec
Aronte, son rival, de qui la jalousie avait été telle
qu'il s'était laissé aller au-delà de son devoir,
médisant d'elle et de lui. De quoi Lydias, offensé,
après lui en avoir
[ 368 verso sic 358 verso ] 1607 1621
fait parler deux ou trois fois afin qu'il changeât de discours, et croyant qu'il
prenait pour crainte ce qui procédait de la prudence de ce jeune homme, il fut enfin forcé, et de son
devoir et de son Amour, d'en venir aux armes, et avec
tant d'heur qu'ayant laissé son ennemi comme mort en
terre, il eut loisir de se sauver des mains de la
Justice, qui, depuis qu'Aronte fut mort, le
poursuivit de sorte qu'il fut, encore qu'absent,
condamné à la mort.
Ligdamon était tellement blessé qu'il ne songeait
point à toutes ces choses. Moi, qui prévoyais le mal
qui lui en pourrait advenir, je pressais toujours
la mère de le racheter, ce qu'elle fit, mais non
point si secrètement que les ennemis de Lydias n'en
fussent avertis ; si bien qu'à leur requête, le
même jour que cette bonne Dame ayant payé sa rançon,
le faisait η porter chez elle, ceux de la Justice y
arrivèrent, qui lui firent faire le chemin de la
prison, quoi que Ligdamon sût dire, déçus comme
les autres de la ressemblance de Lydias η.
Ainsi le voilà au plus grand danger où jamais autre
pût η être pour n'avoir point failli. Mais ce ne fut
rien au prix du lendemain, qu'il fut interrogé sur les
points dont il était tant ignorant qu'il ne savait
que leur dire. Toutefois ils ne laissèrent de
ratifier le premier jugement, et ne lui donnèrent
autre terme que celui de la
guérison de ses plaies. Le bruit incontinent courut
par toute la ville que Lydias est prisonnier, et
qu'il a été condamné,
[ 369 recto sic 359 recto ] 1607 1621
non point à mourir comme
meurtrier seulement, mais comme rebelle, ayant été
pris avec les armes en la main pour les Francs ; qu'à cette occasion on le mettait dans la cage des
Lions. Et cela était vrai que leur coutume de tout
temps était telle, mais on ne lui avait voulu prononcer cet arrêt afin qu'il ne se fît mourir.
Toutefois on ne parlait d'autre chose dans la ville,
et la voix en fut tellement épandue qu'elle en vint
jusques à mes oreilles, dont épouvanté je me
déguisai de sorte, avec l'aide de cette bonne Dame
qui l'avait racheté, que je vins η à Paris
trouver η Mérovée et
Clidaman, auxquels je fis entendre cet
accident, dont ils furent fort étonnés, leur
semblant presque impossible que deux personnes se
ressemblassent si fort qu'il n'y eût point de
différence. Et, pour y remédier, ils y envoyèrent
promptement deux hérauts d'armes pour faire savoir
aux ennemis l'erreur en quoi ils étaient. Mais
cela ne fut que le leur persuader davantage, et leur
faire hâter l'exécution de leur jugement.
Les plaies de Ligdamon étaient déjà presque
guéries, de sorte que, pour ne lui donner plus de
loisir, ils lui prononcèrent la sentence qu'atteint
de meurtre et de rébellion, la justice ordonnait
qu'il eût à mourir par les Lions destinés à telle
exécution. Que, toutefois, pour être né noble et
de leur patrie, lui faisant grâce, ils lui permettaient
de porter l'épée et le poignard comme étant armes de
Chevalier, desquelles,
[ 369 verso sic 359 verso ] 1607 1621
s'il en avait le courage,
il pourrait se défendre, ou essayer pour le moins de
venger généreusement sa mort. Et en même temps, ils firent dans leur conseil réponse à Mérovée qu'ils
châtieraient ainsi tous leurs compatriotes qui
seraient traîtres à leur patrie.
Voilà le pauvre Ligdamon en extrême danger. Toutefois, ce courage qui ne fléchissait jamais que sous
l'Amour, voyant qu'il n'y avait point d'autre remède,
se résolut à sa conservation le mieux qu'il pût.
Et d'autant que Lydias était des meilleures familles
des Neustriens, presque tout le peuple s'assemble
pour voir ce spectacle. Et lorsqu'il se vit prêt à
être mis dans cet horrible camp clos, tout ce qu'il
requit fut de combattre les Lions un à un. Le peuple, qui ouït une si juste demande, la fit accorder par ses
exclamations et battements de mains, quelque difficulté η que les parties y missent, si bien que le
voilà mis seul dans la cage, et les Lions, qui à travers
les barreaux voyaient cette nouvelle proie, rugissaient
si épouvantablement qu'il n'y avait celui des
assistants qui n'en pâlît.
Sans plus Ligdamon semblait assuré entre tant de
dangers, et prenant garde à la première porte qui
s'ouvrit afin de n'y être point surpris, il vit
sortir un Lion furieux, à la hure hérissée, qui, dès
l'abord, ayant trois ou quatre fois battu la terre de
sa queue, commença d'étendre ses grands bras, et
entrouvrir les ongles, comme lui voulant montrer
de quelle mort il mourrait. Mais Ligdamon,
[ 370 recto sic 360 recto ] 1607 1621
voyant
bien qu'il n'y avait nul salut qu'en sa valeur, aussitôt qu'il le voit démarcher, lui darde si à propos
son poignard qu'il le lui planta dans l'estomac jusques à la poignée, dont l'animal
étant touché au cœur tomba mort en même instant.
Le cri de tout le peuple fut grand, car chacun, ému
de son * adresse, de sa valeur, et de son courage, le
favorisait en son âme. Lui toutefois, qui savait
bien que la rigueur de ses Juges ne s'arrêterait
pas là, courut promptement reprendre son poignard, et,
presque en même temps, voilà un autre Lion, non moins
effroyable que le premier, qui, aussitôt que sa
porte fut ouverte, vint, la gorge béante, de telle
furie, que Ligdamon en fut presque surpris. Toutefois
au passer il se détourna un peu, et lui donna un si
grand coup d'épée sur une patte qu'il la lui coupa,
de quoi l'animal en furie se tourna si promptement
vers lui que, du heurt, il le jeta par terre. Mais sa
fortune fut telle qu'en tombant, et le Lion se
lançant dessus, il ne fit que tendre son épée qui
lui donna si à propos sous le ventre qu'il tomba
mort presque aussi promptement que le premier. Cependant que Ligdamon allait ainsi disputant sa vie,
voilà une Dame, belle entre les plus belles
Neustriennes, qui se mit à genoux devant les Juges,
les suppliant de faire surseoir l'exécution jusques
à ce qu'elle eût parlé. Eux, qui la connurent pour
être des principales du pays, voulurent bien la
gratifier de cette faveur, et même que c'était
[ 370 verso sic 360 verso ] 1607 1621
celle-ci pour qui Lydias avait tué Aronte : elle
s'appelait Amerine.
Et lors elle leur parla de cette sorte d'une voix
assez honteuse : - Messieurs, l'ingratitude doit être
punie comme la trahison, puisque ç'en est une espèce. C'est pourquoi, voyant Lydias condamné pour avoir
été contraire à ceux de sa patrie, je craindrais
l'être η, sinon de vous, sans doute de nos Dieux, si
je ne me sentais obligée à sauver la vie à qui l'a η voulu mettre pour me sauver l'honneur. C'est pourquoi
je me présente devant vous, assurée sur nos
privilèges
qui ordonnent que tout homme condamné à mort en est
délivré quand une fille le demande pour son mari.
Soudain que j'ai su votre jugement, je suis venue
en toute diligence le vous requérir, et n'ai pu y
être si tôt qu'il n'ait couru la fortune que chacun
a vue ; toutefois, puisque Dieu me l'a η conservé si
heureusement, vous ne devez me le refuser injustement.
Tout le peuple qui ouït cette demande cria d'une
joyeuse voix : - Grâce, grâce. Et quoique les ennemis
de Lydias poursuivissent le contraire, si fut-il
conclu que les privilèges du pays auraient lieu.
* Mais, hélas ! Ligdamon ne sortit de ce danger que pour rentrer comme je crois en un plus grand, car,
étant conduit devant les Juges, ils lui firent
entendre les coutumes du pays, qui étaient telles :
que tout homme atteint et convaincu de quelque crime
que ce puisse être, serait délivré des rigueurs de la
justice si une fille le demandait
[ 371 recto sic 361 recto ] 1607 1621
pour son mari, de
sorte que, s'il voulait l'épouser, il serait
remis en liberté, et pourrait vivre avec elle.
Lui, qui ne la connaissait point, se trouva fort empêché à leur répondre. Toutefois ne voyant autre
remède d'échapper du danger où il était, il le
promit, espérant que le temps lui apporterait
quelque expédient pour sortir de ce Labyrinthe. Amerine, qui avait toujours reconnu Lydias tant
amoureux d'elle, ne fut pas peu étonnée d'une si
grande froideur. Toutefois jugeant que l'effroi
du danger où il avait été le rendait ainsi hors
de lui, elle en eut plus de pitié, et le mena chez
la mère de Lydias, qui était celle qui avait procuré
ce mariage, sachant qu'il n'y avait point d'autre
remède pour sauver son fils, outre qu'elle n'ignorait
pas l'Amour qui était entre eux, * ce qui lui faisait
presser la conclusion du mariage le plus qu'il lui
était possible, pensant plaire à son fils. Mais au
contraire c'était avancer la mort de celui qui
n'en pouvait mais. Hé ! mon cher maître, quand je me
ressouviens des dernières paroles que vous me dîtes,
je ne sais comme il est possible que je vive.
Toutes choses étaient prêtes pour le mariage, et
fallait η que le lendemain il se parachevât, quand
le soir il me tira à part et me dit : - Égide, mon
ami, vis-tu jamais une semblable fortune à celle-ci,
que l'on me veuille faire croire que je ne suis pas
moi-même ? - * Seigneur, lui dis-je, il me semble,
qu'elle
[ 371 verso sic 361 verso ] 1607 1621
n'est pas mauvaise. Amerine est belle et
riche, tous ceux qui se disent vos parents sont les
principaux de cette contrée. Que pourriez-vous désirer
mieux ? - Ah ! Égide, me dit-il, que tu parles bien à ton
aise. Si tu savais l'état en quoi je me trouve, tu
en aurais pitié. Mais prends bien garde à ce que je
te vais dire, et sur toute l'obligation que tu m'as
et l'amitié que j'ai toujours connue en toi, ne fais
faute, aussitôt que demain j'aurai fait ce à quoi
je me résous, de porter cette lettre à la belle Silvie,
et lui raconte tout ce que tu auras vu. Et de plus,
assure-la que jamais je n'ai aimé qu'elle, qu'aussi
n'en aimerai-je jamais d'autre. À ce mot, il me donna cette lettre, que je gardai
fort soigneusement jusques au lendemain, qu'à
l'heure même qu'il partit pour aller au temple, il
m'appela, et me commanda de me tenir près de lui,
et me fit encore rejurer de vous venir trouver en
diligence. En même temps, on le vint prendre pour le
mettre sur le chariot nuptial, où déjà la belle
Amerine était assise, avec un de ses oncles qu'elle
aimait et honorait comme père. Elle était au milieu
de Ligdamon et de Caristes, ainsi s'appelait son
oncle, toute voilée d'un grand voile jaune, et ayant
sur la tête aussi bien que Ligdamon le Thyrse. Il est vrai que celui de mon maître était fait
de Sisymbre η, et celui d'Amerine de la piquante
et douce Aspharagone. Devant le chariot marchait toute
leur famille, et après suivaient leurs parents et
proches alliés et
[ 372 recto sic 362 recto ] 1607 1621
amis. En ce triomphe ils arrivèrent au Temple, et furent
menés à l'autel η d'Hymen, au-devant duquel cinq torches étaient allumées. Au côté droit d'Hymen,
on avait mis Jupiter et Junon, au gauche, Vénus
et Diane. Quant à Hymen, il était couronné de
fleurs et d'odorante Marjolaine, tenant de la main
droite un flambeau, et de la gauche un voile de même
couleur à celui qu'Amerine portait, comme aussi les
brodequins qu'il avait aux pieds. Dès lors qu'ils entrèrent dans le Temple, la mère de
Lydias et d'Amerine allumèrent leurs torches. Et
lors le grand Druide, s'approchant d'eux, adressa sa parole à mon maître, et lui demanda : - Lydias,
voulez-vous bien Amerine pour mère de famille ? Il
demeura quelque temps sans répondre, enfin il fut
contraint de dire que oui. Lors le Druide se tournant
vers elle : - Et vous Amerine, voulez-vous bien
Lydias pour père de famille ? Et lui répondant oui,
leur prenant les mains et les mettant ensemble, il
dit : - Et moi, je vous donne de la part des grands
Dieux l'un à l'autre, et pour arrhes, mangez
ensemble le Condron. Et lors, prenant le gâteau
d'orge, mon maître le coupa, et l'ayant épars, elle
en ramassa les pièces, dont, selon la coutume, ils
mangèrent ensemble.
Il ne restait plus pour parachever toutes les
cérémonies que
prendre le vin. Il se tourna vers moi et me dit :
- Or sus, ami, pour le plus agréable service que tu me
fis jamais, apporte-moi la tasse. Je le fis, hélas,
par malheur, trop diligent. Aussitôt qu'il l'eut
en la
[ 372 verso sic 362 verso ] 1607 1621
main, d'une voix fort haute : - Ô puissants
Dieux ! qui savez, dit-il, qui je suis, ne vengez
point ma mort sur cette belle Dame, qui, en l'erreur
de me prendre pour un plus heureux que je ne suis,
me conduit à cette sorte de mort.
Et à ce mot il but tout ce qui était dans la
coupe, qui était contre la coutume, parce que le
mari n'en buvait que la moitié, et la femme le reste. Elle dit en souriant : - Et quoi, ami Lydias,
il semble que vous ayez oublié la coutume ! Vous
m'en devez laisser ma part. - Dieu ne le permette,
dit-il, * sage Amerine, car c'est du poison que j'ai
élu plutôt pour finir ma vie que manquer à ce
que je vous ai promis, et à l'affection aussi que je
dois à la belle Silvie. - Ô Dieux, dit-elle, est-il
possible ? Et lors croyant que ce fût vraiment son Lydias,
mais qu'il eût changé de volonté durant son absence,
ne voulant vivre sans lui, courut la tasse en la
main où était celui qui avait le vin mixtionné,
car le jour auparavant Ligdamon l'avait fait faire
à un Apothicaire, et avant que l'on sût ce que
mon maître avait dit, et quelque défense qu'il en
sût faire, parce que c'était la coutume, on lui
en donna la pleine tasse, qu'elle but promptement.
Et puis revenant le trouver, elle lui dit : - Et bien,
cruel et ingrat, tu as plutôt aimé la mort que moi,
et moi, je l'aime mieux aussi que ton refus. Mais si
ce Dieu η, qui jusques ici a conduit nos affections, ne
me venge d'une âme si parjure en l'autre vie, je
croirai qu'il n'a point d'oreille
[ 373 recto sic 363 recto ] 1607 1621
pour ouïr les faux
serments, ni point de force pour les punir.
Alors chacun s'approcha pour ouïr ces reproches,
et ce fut en même temps que Ligdamon lui répondit : - * Discrète Amerine, j'avoue que j'aurais offensé, si
j'étais celui que vous pensez que je sois. Mais
croyez-moi qui suis sur la fin de mon dernier jour,
je ne suis point Lydias, je suis Ligdamon ; et en
quelque erreur que l'on puisse être de moi à cette
heure, je m'assure que le temps découvrira ma
justice. Et cependant, j'élis plutôt la mort que
de manquer à l'affection que j'ai promise à la belle
Silvie, à qui je consacre ma vie, ne pouvant
autrement satisfaire à toutes deux.
Et lors, il continua : - Ô belle Silvie, reçois cette
volonté que je t'offre, et permets que cette dernière
action soit de toutes les
miennes la mieux reçue, puisqu'elle s'en va
empreinte de ce beau caractère de ma fidélité.
Peu à peu le poison allait gagnant les esprits de
ces deux nouveaux épousés η, de sorte qu'à peine
pouvaient-ils respirer lorsque, tournant les yeux
sur moi, il me dit : - Va, mon ami, parachève ce
que tu as à faire, et surtout raconte bien ce que
tu as vu, et que la mort m'est agréable, qui
m'empêche de noircir la fidélité que j'ai vouée à la belle Silvie. Silvie, fut la dernière parole
qu'il dit ; car avec ce mot cette belle âme sortit hors de ce corps, et je crois quant à moi que si jamais
Amant fut heureux aux Champs-Élysées, mon maître
le sera en attendant qu'il vous puisse revoir. - Et
quoi, dit Silvie, il est donc bien
[ 373 verso sic 363 verso ] 1607 1621
vrai que Ligdamon η est mort ? - C'est sans doute,
répondit-il. - Ô dieux ! s'écria Silvie. À ce mot, tout ce qu'elle put η faire fut de se jeter
sur un lit, car le cœur lui faillait. Et après avoir
demeuré quelque temps le visage contre le chevet, elle
pria Léonide, qui était près d'elle, de prendre la
lettre de Ligdamon, et dire à Égide qu'il s'en allât
chez elle, parce qu'elle s'en voulait servir. Ainsi Égide se retira, mais si affligé qu'il était
tout couvert de larmes.
Alors Amour voulut montrer une de ses puissances :
car cette Nymphe qui n'avait jamais aimé
Ligdamon en vie, à cette heure qu'elle ouït raconter
sa mort, en montre un si grand ressentiment,
" que la personne la plus passionnée d'Amour
" n'en aurait
point davantage. Ce fut sur
" ce propos que Galathée,
parlant à Céladon, disait
qu'à l'avenir elle
croirait impossible qu'une femme une fois en sa vie
n'aimât quelque chose. - Car, disait-elle, cette
jeune Nymphe a usé de tant de cruauté envers tous
ceux qui l'ont aimée, que les uns η en sont morts de
déplaisir, les autres η de désespoir se sont bannis
de sa vue ; et même celui-ci qu'elle pleure mort,
elle l'a réduit autrefois à telle extrémité que, sans Léonide, c'était fait de lui. De sorte que
j'eusse juré qu'Amour eût plutôt eu place dans les
glaçons les plus froids des Alpes que dans son
cœur, et toutefois vous voyez à cette heure à quoi
elle est réduite. - Madame, répondit le Berger, ne
croyez point que ce soit Amour, c'est plutôt pitié.
À la vérité, il faudrait
[ 374 recto sic 364 recto ] 1607 1621
bien qu'elle fût de la
plus dure pierre qui fût jamais, si le rapport que ce
jeune homme a fait ne l'avait bien vivement touchée ;
car je ne sais qui ne le serait en l'oyant raconter,
encore que l'on n'eût autre connaissance de lui que
cette seule action. Et quant à moi, il faut que je dise
la vérité, je tiens Ligdamon plus heureux que s'il
était en vie, puisqu'il aimait cette Nymphe avec tant d'affection
et qu'elle le rudoyait avec tant de rigueur, comme
j'ai su. Car quel plus grand heur lui pouvait-il
advenir que de finir ses misères et entrer aux
félicités qui l'accompagnent ? Quel croyez-vous que
soit son contentement de voir que Silvie le plaint, le regrette, et estime son affection ? Mais je dis
cette Silvie qui autrefois l'a tant rudoyé ; et
puis, qu'est-ce que désire l'Amant que de pouvoir
rendre assurée la personne aimée de sa fidélité et
de son affection ?
Et pour parvenir à ce point,
quels supplices et quelles morts saurait-il
refuser, à cette heure qu'il voit d'où il est les
larmes de sa Silvie, qu'il oit ses soupirs, quel
est son heur, et quelle sa gloire, non seulement
de l'avoir assurée de son Amour, mais d'être
lui-même tout certain qu'elle l'aime ? Ô non,
Madame, croyez-moi, Ligdamon n'est point à plaindre,
mais si est bien Silvie, car (et vous le verrez avec
le temps) tout ce qu'elle se représentera sera
d'ordinaire les actions de Ligdamon, les discours
de Ligdamon, sa façon, son amitié, sa valeur, bref,
cet idole lui ira volant d'ordinaire à l'entour,
presque
[ 374 verso sic 364 verso ] 1607 1621
comme vengeur η des cruautés dont elle a
tourmenté ce pauvre Amant, et les repentirs, qui l'iront
talonnant en ses pensées, seront les exécuteurs de la
justice d'Amour.
Ces propos se tenaient si haut et si près de Silvie
qu'elle les oyait tous, et cela la faisait crever,
car elle les jugeait véritables. Enfin, après les
avoir soutenus quelque temps et se reconnaissant
trop faible pour résister à de si forts ennemis, elle
sortit de cette chambre, et s'alla retirer en la
sienne où alors il n'y eut plus de retenue à ses
larmes. Car, ayant fermé la porte après elle et prié
Léonide qu'elle la laissât seule, elle se rejette
sur le lit où, les bras croisés sur l'estomac, et
les yeux contre le Ciel, elle allait repassant par
sa mémoire toute leur vie passée, quelle affection il
lui avait toujours fait paraître, comme il avait
patienté ses rigueurs, avec quelle discrétion il
l'avait servie, combien de temps cette affection avait
duré, et enfin, disait-elle, tout cela s'enclôt
à cet heure dans un peu de terre. Et en ce regret, se ressouvenant de ses propres discours, de ses * Adieux, de ses impatiences, et de mille petites particularités, elle fut contrainte de dire : - Tais-toi,
mémoire, laisse reposer les cendres de mon Ligdamon,
que si tu me tourmentes, je sais qu'il te désavouera pour sienne, et si tu ne l'es pas, je ne
te veux point. Enfin, après avoir demeuré quelque
temps muette, elle dit : - Or bien, la pierre en est
jetée, s'abrège ou s'étende ma vie comme il plaira
aux Dieux et à ma destinée, mais je ne cesserai
[ 375 recto sic 365 recto ] 1607 1621
d'aimer le souvenir de Ligdamon, de chérir son amitié et d'honorer ses vertus. Galathée cependant ouvrit la lettre qui était demeurée entre les mains de Léonide. Elle trouva qu'elle était telle :
Si vous avez été offensée de l'outrecuidance qui m'a poussé à vous aimer, ma mort, qui s'en est ensuivie, vous vengera. Que si elle vous est indifférente, je m'assure que ce dernier acte de mon affection me gagnera quelque chose de plus avantageux en votre âme. S'il advient ainsi, je chéris la ressemblance de Lydias plus que ma naissance, puisque par elle je vins au monde pour vous être ennuyeux, et que par celle-ci j'en sors vous étant agréable.
Ce sont, sans mentir, dit Céladon, de grandes vengeances que celles d'Amour, et je me ressouviens qu'un Pasteur des nôtres fit dernièrement sur le tombeau d'un mari jaloux, tels vers :
[ 375 verso sic 365 verso ] 1607 1621
Sonnet
sur le tombeau d'un
mari jaloux
Dessous son pâle effroi cette tombe relente,
Tient enclos l'ennemi du grand Dieu Cupidon.
De sa témérité la mort fut le guerdon,
Mort, qui, selon nos vœux, fut encore trop lente.
C'est ce tyran cruel, dont la force * insolente
Rendait larcin d'Amour ce qui doit être un don,
Et dédaignant les feux et l'Amoureux brandon,
Retenait la pitié, désespérait l'attente.
C'est ce jaloux Argus, dont les cent yeux toujours,
Curieux importuns, veillaient sur nos Amours,
Et faisaient nos espoirs mourir avant que naître.
Mais l'Amour, par la mort, à la fin s'est vengé.
Apprenez, ô mortels ! comme Amour outragé
Fait, quoiqu'il tarde, enfin sa vengeance η paraître.
- Il est tout vrai, répondit Galathée, qu'Amour ne laisse jamais une offense contre lui impunie, et de là vient que nous voyons en ceci de plus étranges accidents qu'en tout le reste des actions humaines. Mais si cela est, Céladon, comment ne frémissez-vous de peur ? Comment n'attendez-vous de moment à autre
[ 376 recto sic 366 recto ] 1607 1621
les traits vengeurs de ce Dieu ? - Et pourquoi, dit
le Berger, dois-je craindre, puisque c'est moi qui
suis l'offensé ? - Ah Céladon ! dit la Nymphe, si
toutes choses étaient justement balancées, combien
vous trouveriez-vous plus pesant aux offenses que
vous faites qu'en celles que vous recevez ! - C'est
là, lui dit Céladon, c'est là le comble du malheur,
quand un affligé est cru bienheureux, et qu'on le voit
languir sans en avoir pitié. - Mais, répondit la
Nymphe, dites-moi, Berger, entre toutes les plus
grandes offenses, celle de l'ingratitude ne tient-elle
pas le premier lieu ? - Si fait, sans doute,
répondit-il. - Or, puisqu'il est ainsi, continua Galathée, comment
vous en pouvez-vous laver, puisqu'à
tant d'amitié que je vous fais paraître, je ne reçois
de vous que froideur et que dédain ? Il a fallu enfin que j'aie dit ce mot. Voyez-vous, Berger, étant
ce que je suis, et voyant ce que vous êtes, je
ne puis penser que je n'aie offensé en quelque chose
Amour, puisqu'il me punit avec tant de rigueur. Céladon fut extrêmement marri d'avoir commencé ce
discours, car il l'allait fuyant le plus qu'il lui
était possible ; toutefois, puisque c'en était
fait, il résolut de l'en éclaircir entièrement, et
ainsi il lui dit : - Madame, je ne sais comment
répondre à vos paroles, sinon en rougissant, et
toutefois, Amour, qui vous a fait parler, me contraint
de vous répondre. Ce que vous nommez en moi
ingratitude, mon affection le nomme devoir, et quand il
vous plaira
[ 376 verso sic 366 verso ] 1607 1621
d'en savoir la raison, je la vous dirai.
- Et quelle raison, interrompit Galathée,
pouvez-vous dire, sinon que vous aimez ailleurs et
" que votre foi vous oblige à cela ? Mais la loi
" de la nature η précède toute autre, cette loi
" nous
commande de rechercher notre bien, et
pouvez-vous
en désirer un plus grand que celui de mon amitié ?
Quelle η autre
y a-t-il en cette * contrée qui soit ce
que je suis, qui puisse faire pour vous ce que je
puis ? Ce sont moqueries, Céladon, que de s'arrêter à ces sottises de fidélité et de constance,
paroles que les vieilles et celles qui deviennent
laides ont
" inventées pour retenir, par ces liens, les
âmes
" que leurs visages mettaient en liberté. On
" dit
que toutes vertus sont enchaînées, la constance
" ne
peut donc être sans la prudence,
" mais serait-ce
prudence de η dédaigner le bien
" certain pour fuir le
titre d'inconstant ? - Madame,
" répondit Céladon,
la prudence ne nous
" apprendra jamais de faire notre
profit par un
" moyen honteux, ni la nature, par ses
lois,
" ne nous commandera jamais de bâtir avant
" que
d'avoir assuré le fondement. Mais y
" a-t-il quelque
chose plus honteuse que n'observer
" pas ce qui est
promis ? Y a-t-il rien
" de plus léger qu'un esprit
qui va comme
" l'abeille η, volant d'une fleur à l'autre,
attirée
" d'une nouvelle douceur ?
Madame, si la
fidélité
se perd, quel fondement puis-je faire en
votre amitié ? Puisque, si vous suivez la loi que
vous dites, combien demeurerai-je en ce bonheur ?
Autant que vous demeurerez
[ 377 recto sic 367 recto ] 1607 1621
en lieu où il n'y aura
point d'autre homme que moi ?
La Nymphe et le Berger discouraient ainsi, cependant
que Léonide se retira en sa chambre pour faire la
dépêche de Lindamor, qui fut enfin de s'en revenir
en toute diligence sans que nul sujet le pût η arrêter, autrement, qu'il désespérât de toute
chose. Et le lendemain que Fleurial revint, après
lui avoir donné sa lettre, elle lui dit : - Vois-tu Fleurial, c'est à ce coup qu'il faut que tu fasses
paraître par ta diligence l'amitié que tu portes à Lindamor, car le retardement ne peut lui rapporter rien de moins que la mort. Va donc, ou plutôt vole,
et lui dis qu'il revienne encore plus promptement, et
qu'à son retour il aille droit chez Adamas, parce
que je le lui ai entièrement acquis, et, qu'étant ici,
il saura la plus remarquable trahison d'Amour qui ait
jamais été inventée. Mais qu'il vienne sans qu'on le
sache, s'il est possible.
Ainsi partit Fleurial, si désireux de servir Lindamor qu'il ne voulut pas même retourner en la maison
de sa tante pour ne perdre ce peu de temps et pour
n'avoir occasion d'y envoyer celui η que Lindamor
avait dépêché, voulant lui-même lui faire ce bon
service.
Ainsi s'écoulèrent trois ou quatre jours, durant
lesquels Céladon se remit de sorte qu'il ne
ressentait presque plus de mal, et déjà commençait
de trouver long le retour du Druide, pour l'espérance
qu'il avait de sortir de ce lieu. Et pour
[ 377 verso sic 367 verso ] 1607 1621
abréger les
jours trop longs, il s'allait quelquefois promener
dans le jardin, et d'autres dans le grand bois de
haute futaie, mais non jamais sans y être
accompagné
de l'une des Nymphes, et bien souvent de toutes trois.
L'humeur de Silvie était celle qui lui plaisait le
plus, comme sympathisant davantage avec la sienne ;
c'est pourquoi il la recherchait le plus qu'il pouvait.
Il advint qu'un jour, étant tous quatre au promenoir,
ils passèrent devant la grotte de Damon et de Fortune, et parce que l'entrée semblait belle, et
* faite avec un grand art, le Berger demanda ce que
c'était. À quoi Galathée répondit : - Voulez-vous,
Berger, voir une des plus grandes preuves qu'Amour ait fait de sa puissance il y a longtemps ? - Et
quelle est-elle ? répondit le Berger. - C'est, dit
la Nymphe, les Amours de Mandrague et de Damon,
car pour la Bergère Fortune, c'est chose ordinaire.
- Et qui est, répliqua le Berger, cette
Mandrague ? - Si l'on connaît à l'œuvre quel est
l'ouvrier, dit Galathée, à voir ce que je dis, vous
jugerez bien qu'elle est une des plus grandes
magiciennes de la Gaule ; car c'est elle qui a fait,
par ses enchantements, cette grotte et plusieurs
autres raretés qui sont autour d'ici.
Et lors, entrant dedans, le Berger demeura ravi en la
considération de l'ouvrage. L'entrée était fort haute
et spacieuse ; aux deux côtés, au lieu de piliers,
étaient deux Termes qui, sur leur tête, soutenaient
les bouts de la voûte du portail.
[ 378 recto sic 368 recto ] 1607 1621
L'un figurait Pan et l'autre Syrinx, qui étaient fort
industrieusement revêtus de petites pierres de
diverses couleurs, les cheveux, les sourcils, les
moustaches, la barbe et les deux cornes de Pan étaient de coquilles de mer, si proprement mises
que le ciment n'y paraissait point. Syrinx, qui
était de l'autre côté, avait les cheveux de roseaux,
et en quelques lieux depuis le nombril on les voyait
comme croître peu à peu. Le tour de la porte était
par le dehors à la rustique, et pendaient des festons
de coquille rattachés en quatre endroits, finissant
auprès de la tête des deux Termes. Le dedans de la
voûte était en pointe de rocher, qui semblait en
plusieurs lieux dégoutter le salpêtre, et sur le
milieu s'entrouvrait en ovale, par où toute la clarté
entrait dedans. Ce lieu, tant par dehors que par dedans, était enrichi d'un grand nombre de statues,
qui, enfoncées dans leurs niches, faisaient diverses
fontaines, et toutes représentaient quelque effet
de la puissance d'Amour.
Au milieu de la grotte, on voyait le tombeau η élevé
de la hauteur de dix ou douze pieds, qui, par le haut,
se fermait en couronne, et tout à l'entour, était
garni de tableaux dont les peintures étaient si
bien faites que la vue en décevait le jugement.
La séparation
de chaque tableau se faisait par des demi-piliers de
marbre noir rayés, les encoignures du tombeau, les
bases, et les chapiteaux des demi-colonnes, et la
corniche qui tout à l'entour,
[ 378 verso sic 368 verso ] 1607 1621
en façon de ceinture,
rattachait ces tableaux et de diverses pièces n'en
faisait qu'une bien composée, était du même marbre.
La curiosité de Céladon fut bien assez grande, après avoir
considéré le tout ensemble, pour désirer d'en savoir
les particularités, et afin de donner occasion à la
Nymphe de lui en dire quelque chose, il louait
l'invention et l'artifice de l'ouvrier. - Ce sont,
ajouta la Nymphe, les esprits de Mandrague, qui,
depuis quelque temps, ont laissé ceci pour témoignage
que l'Amour ne pardonne non plus au poil chenu qu'aux
cheveux blonds,
et pour raconter à jamais à ceux qui
viendront ici les infortunées η * et fidèles Amours de
Damon, d'elle, et de la Bergère Fortune. - Et quoi,
répliqua Céladon, est-ce ici la fontaine de la
vérité d'Amour ? - Non, répondit la Nymphe, mais elle
n'est pas loin d'ici, et je voudrais avoir assez
d'esprit pour vous faire entendre ces tableaux, car
l'histoire est bien digne d'être sue.
Ainsi qu'elle s'en approchait pour les lui expliquer,
elle vit entrer Adamas, qui, étant de retour, et
ne trouvant point les Nymphes dans le logis, jugea
qu'elles étaient au promenoir, où, après avoir caché
les habits qu'il portait, il les vint trouver si à
propos qu'il semblait que la fortune le conduisit
là pour lui faire déduire les Amours de cette
Fortune. Aussi Galathée ne l'aperçut plus tôt
qu'elle s'écria : - Ô mon père, vous voici venu tout à
temps pour me sortir de la peine où j'étais.
[ 369 recto ] 1607 1621
Et lors, s'adressant à Céladon : - Voici, Berger, qui satisfera au désir que vous avez de savoir cette histoire. Et après lui avoir demandé comme il se portait, et que les salutations furent faites d'un côté et d'autre, Adamas, pour obéir au commandement de la Nymphe et contenter la curiosité du Berger, s'approchant avec eux du tombeau, commença de cette sorte :
Histoire de Damon
et de Fortune
Tout ainsi que l'ouvrier se joue de son œuvre, et en
fait comme il lui plaît, de même les grands
Dieux, de la main desquels nous sommes formés,
prennent plaisir à nous faire jouer sur le théâtre
du monde le personnage qu'ils nous ont élu. Mais
entre tous, il n'y en a point qui ait des imaginations si bizarres qu'Amour, car il rajeunit les vieux et
envieillit les jeunes en aussi peu de temps que dure
l'éclair d'un bel œil. Et cette histoire qui est
plus véritable que je ne voudrais en rend une preuve
que malaisément peut-on contredire, comme par la
suite de mon discours vous avouerez.
[ 369 verso ] 1607 1621
Tableau premier.
Voyez-vous, en premier lieu, ce Berger assis en terre,
le dos appuyé contre ce chêne, les jambes croisées,
qui joue de la cornemuse ? C'est le beau Berger Damon qui eut ce nom de beau pour la perfection
de son visage. Ce jeune Berger paissait ses brebis le long de votre
doux Lignon, étant né d'une des meilleures familles
de Montverdun, et non point trop éloigné parent
de la vieille Cléontine et de la mère de Léonide, et
par conséquent en quelque sorte mon allié η. Prenez
garde comme ce visage, outre qu'il est beau, représente
bien naïvement une personne qui n'a souci que de se
contenter ; car vous y voyez je ne sais quoi d'ouvert
et de serein, sans trouble ni nuage de fâcheuses
imaginations. Et au contraire tournez les yeux sur
ces Bergères qui sont autour de lui. Vous jugerez bien
à la façon de leur visage qu'elles ne sont pas sans
peine, car autant que Damon a l'esprit libre et
reposé, autant ont ces Bergères les cœurs
passionnés pour lui, encore, comme vous voyez, qu'il
ne daigne tourner les yeux sur elles ; et c'est
pourquoi on a peint tout auprès, du côté droit, en
l'air, ce petit enfant nu, avec l'arc et le flambeau
en la main, les yeux bandés, le dos ailé, l'épaule
chargée d'un carquois, qui le menace de l'autre main.
C'est Amour, qui, offensé du mépris
[ 370 recto ] 1607 1621
que ce Berger
fait de ces Bergères, jure qu'il se vengera * de lui.
Mais pour l'embellissement du Tableau, prenez garde
comme l'art de la peinture y est bien observé, soit
aux raccourcissements, soit aux ombrages ou aux
proportions. Voyez comme il semble que le bras du
Berger s'enfonce un peu dans l'enflure de cet
instrument, et comme la canne par où il souffle,
semble en haut avoir un peu perdu de sa teinture :
c'est parce que la bouche moite la lui a ôtée.
Regardez à main gauche comme ses brebis paissent,
voyez-en les unes couchées à l'ombre, les autres
qui se lèchent la jambe,
les autres comme étonnées qui regardent ces deux
béliers qui se viennent heurter de toute leur force.
Prenez garde au tour que celui-ci fait du col, car
il baisse la tête en sorte que l'autre, l'attaquant,
rencontre seulement ses cornes. Mais le
raccourcissement du dos de l'autre est bien aussi
artificiel, car la nature, qui lui apprend que la
vertu unie a plus de force, le fait tellement resserrer
en un monceau qu'il semble presque rond. Le devoir
même des chiens n'y est pas oublié, qui, pour s'opposer
aux courses des loups, se tiennent sur les ailes
du côté du bois. Et semble qu'ils se soient mis
comme trois sentinelles, sur des lieux relevés, afin de voir de plus loin, ou, comme je pense, afin de se voir l'un l'autre, et se secourir en la nécessité. Mais considérez la soigneuse industrie du peintre. Au lieu que les chiens qui dorment sans souci ont
accoutumé de se mettre en
[ 370 verso ] 1607 1621
rond et bien souvent se cachent la tête sous les pattes presque pour se dérober la clarté, ceux qui sont peints ici sont couchés d'une autre sorte pour montrer qu'ils ne dorment pas, mais reposent seulement ; car ils sont couchés sur les quatre pieds, et ont le nez tout le long des jambes de devant, tenant toujours les yeux ouverts aussi curieusement qu'un homme saurait faire. Mais voyons l'autre tableau.
Tableau deuxième.
Voici le second Tableau, qui est bien contraire au
précédent, car celui-là est plein de mépris,
celui-ci l'est d'Amour, s'il ne montre qu'orgueil,
celui-ci ne fait paraître que douceur et soumission,
et en voyez-vous ici la cause.
Regardez cette Bergère assise contre ce buisson comme
elle est belle et proprement vêtue. Ses cheveux
relevés par devant s'en vont folâtrant en liberté
sur ses épaules, et semble que le vent, à l'envi de la nature, par son souffle, les aille recrêpant en onde, mais c'est que, jaloux des petits Amours qui
s'y trouvent cachés et qui vont y tendant leurs * lacs,
il les en veut chasser. Et de fait, voyez-en quelques-uns emportés par force, d'autres qui se tiennent aux
nœuds qu'ils y ont faits, et d'autres qui essayent
d'y retourner, mais ils ne
[ 371 recto ] 1607 1621
peuvent, tant leur aile
encore faiblette est contrariée de l'importunité de
Zéphyr. C'est la belle Bergère Fortune, de qui l'Amour
veut se servir
pour faire la vengeance promise contre Damon, qui est
ce Berger que vous voyez debout près d'elle, appuyé
sur sa houlette. Considérez ces petits Amours qui sont tous embesognés autour d'eux, et comme chacun est attentif à ce qu'il
fait. En voici un qui prend la mesure des sourcils de
la Bergère, et la donne à l'autre, qui, avec un
couteau, écarte son arc afin de le compasser semblable à leur tour. Et voici un autre qui, ayant
dérobé quelques cheveux de cette Belle, de si beau
larcin veut faire la corde de l'arc de son
compagnon. Voyez comme il s'est assis en terre, comme
il a lié le commencement de sa corde au gros orteil,
qui se renverse un peu pour être trop tiré. Prenez garde que, pour mieux coordonner, un autre lui porte sa
pleine main de larmes de quelque Amant pour lui
mouiller les doigts. Considérez comme il tient les
reins, je ne sais comment pliés, que dessous le bras
droit vous lui voyez paraître la moitié du devant,
encore qu'il montre tout à plein le derrière de
l'épaule droite. En voici un autre qui, ayant mis la
corde à un des bouts de l'arc, afin de la mettre en
l'autre, baisse ce côté en terre, et, du genou
gauche, plie l'arc en dedans, de l'estomac il
s'appuie dessus, et, de la main gauche et de la droite,
il tâche de faire glisser la corde jusqu'en bas.
Cupidon est un peu plus haut, de qui la main
[ 371 verso ] 1607 1621
gauche tient son arc, ayant la droite encore derrière l'oreille, comme s'il venait de lâcher son trait, car voyez lui le coude levé, le bras retiré, les trois premiers doigts entrouverts, et presque étendus, et les autres deux retirés dans la main, et certes son coup ne fut point en vain, car le pauvre Berger en fut tellement blessé que la mort seule le put η guérir. Mais regardez un peu de l'autre côté, et voyez cet Antéros, qui, avec des chaînes de roses et de fleurs, lie les bras et le col de la belle Bergère Fortune, et puis les remet aux mains du Berger. C'est pour nous faire entendre que les mérites, l'Amour, et les services de ce beau Berger, qui sont figurés par ces fleurs, obligèrent Fortune à une Amour réciproque envers lui. Que si vous trouvez étrange qu'Antéros soit ici représenté plus grand que Cupidon, sachez que c'est pour vous faire entendre que l'Amour qui naît η de l'Amour est toujours plus grande que celle dont elle procède. Mais passons au troisième.
Troisième
Tableau.
Lors Adamas continua : Voici votre belle rivière de Lignon. Voyez comme elle prend une double source, l'une venant des
montagnes de Cervières et l'autre
de Chalmasel, qui viennent se joindre un peu par-dessus la marchande ville de Boën.
Que tout ce paysage est bien fait, et les bords
tortueux de cette rivière, avec ces petits aunes
qui la η bornent ordinairement ! Ne connaissez-vous
point ici le bois qui confine ce grand pré, où le
plus souvent les Bergers paresseux paissent leurs
troupeaux ? Il me semble que cette grosse touffe d'arbres à main gauche, ce petit bié qui serpente
sur le côté droit, et cette demi-lune que fait la
rivière en cet endroit, vous le doit bien remettre
devant les yeux ; que s'il n'est à cette heure du tout semblable, ce n'est que le Tableau soit faux,
mais c'est que quelques arbres depuis ce temps-là
sont morts, et d'autres crûs, que la rivière en η des
lieux s'est avancée, et reculée en d'autres, et
toutefois il n'y a guère de changement.
Or regardez un peu plus bas le long de Lignon, voici
une troupe de brebis qui est à l'ombre. Voyez comme
les unes ruminent lâchement, et les autres tiennent
le nez en terre pour en tirer la fraîcheur. C'est
le troupeau de Damon, que vous verrez si vous
tournez la vue en ça, dans l'eau jusques à la
ceinture. Considérez comme ces jeunes arbres
courbés le couvrent des rayons du Soleil, et semblent
presque * être jaloux η qu'autre qu'eux le voie. Et
toutefois la curiosité du Soleil est si grande
qu'encore entre les diverses feuilles, il trouve
passage à quelques-uns de ses rayons.
[ 372 verso ] 1607 1621
Prenez garde
comme cette ombre et cette clarté y sont bien
représentées. Mais certes, il faut aussi avouer que
ce Berger ne peut être surpassé en beauté.
Considérez les traits délicats et proportionnés du visage, sa taille droite et longue, ce flanc arrondi, cet estomac relevé, et voyez s'il y a rien
qui ne soit en perfection, encore qu'il soit un
peu courbé pour mieux se servir de l'eau, et que
de la main droite il frotte le bras gauche, si est-ce
qu'il ne fait action qui empêche de reconnaître sa
parfaite beauté. Or jetez l'œil de l'autre côté du rivage si vous
ne craignez d'y voir le laid en sa perfection, comme
en la sienne vous avez vu le beau ; car entre ces
ronces effroyables, vous verrez la magicienne
Mandrague contemplant le Berger en son bain. La voici
vêtue presque en dépit de ceux qui la regardent,
échevelée, un bras nu, et la robe d'un côté
retroussée plus haut que le genou. Je crois qu'elle
vient de faire * quelques sortilèges, mais jugez ici
l'effet d'une beauté. Cette vieille, que vous voyez si ridée qu'il semble
que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son
visage maigre, petite, toute chenue, les cheveux
à moitié tondus, toute accroupie, et, selon son âge, plus propre pour cercueil que pour la vie, n'a
honte de s'éprendre de ce jeune Berger. Si l'amour vient de la sympathie, comme on dit, je ne sais pas
bien où l'on la pourra trouver entre Damon et elle.
Voyez
" quelle mine elle fait en son extase. Elle
étend
[ 373 recto ] 1607 1621
la tête, allonge le col, serre les épaules, tient les bras joints le long des côtés, et les mains assemblées en son giron. Le meilleur est que, pensant sourire, elle fait la moue. Si est-ce que telle qu'elle est elle ne laisse de rechercher l'amour du beau Berger. Or haussez un peu les yeux, et voyez dans cette nue Vénus et Cupidon qui, regardant cette nouvelle Amante, semblent éclater de rire. C'est que sans doute ce petit Dieu, pour quelque gageure peut-être qu'il avait faite avec sa mère, n'a pas plaint un trait qui toutefois devait être tout usé de vieillesse pour faire un si beau coup. Que si ce n'est par gageure, c'est pour faire voir en cette vieille que le bois sec brûle mieux et plus aisément que le vert, ou bien que, pour montrer sa puissance sur cette vieille hôtesse des tombeaux, il lui plaît de faire preuve de l'ardeur de son flambeau, avec lequel il me semble qu'il lui redonne une nouvelle âme, et pour dire en un mot, qu'il la fasse ressusciter et sortir du cercueil.
Tableau quatrième.
Mais passons à cet autre. Voici une nuit fort bien représentée. Voyez comme sous l'obscur de ses ombres ces montagnes paraissent en sorte qu'elles se montrent un peu, et si, en effet, on ne saurait bien juger que c'est. Prenez garde comme ces étoiles semblent trémousser.
Voyez comme
ces autres sont si η bien disposées que l'on les η peut
reconnaître. Voilà la grande Ourse ; voyez comme
le judicieux η ouvrier, encore qu'elle ait vingt-sept
étoiles, toutefois n'en représente clairement que
douze, et de ces douze encore n'y en fait-il que
sept bien éclatantes. Voyez la petite Ourse ;
considérez que d'autant que jamais ces sept étoiles
ne se cachent, encore qu'il y en ait une de la
troisième grandeur et quatre de la quatrième,
toutefois il nous les fait voir toutes, observant
leur proportion. Voilà le Dragon, auquel il a bien
mis les trente une étoiles, mais si n'en
montre-t-il bien que treize dont les cinq, comme
vous voyez, sont de la quatrième grandeur, et les
huit de la troisième. Voici la couronne d'Ariane,
qui a bien ses huit étoiles, mais il n'y en a que
six qui soient bien voyantes, encore en voici une
qui est la plus reluisante de toutes. Voyez-vous
de ce côté la Voie de lait, par où * les Romains tiennent que les Dieux descendent en terre et
remontent au Ciel. Mais que ces nuages sont bien
représentés, qui, en quelques lieux, couvrent le Ciel
avec épaisseur, en d'autres, seulement comme une
légère fumée, et ailleurs, point du tout ! Selon
qu'ils sont plus ou moins élevés, ils sont plus ou
moins clairs. Or, considérons l'histoire de ce Tableau. Voici
Mandrague au milieu d'un cerne, une baguette en la
main droite, un livre tout crasseux en l'autre, avec
une chandelle de cire vierge, des
[ 374 recto ] 1607 1621
lunettes fort
troubles au nez, voyez comme il semble qu'elle
marmotte, et comme elle tient les yeux tournés d'une
étrange façon, la bouche demi-ouverte, et faisant
une mine si étrange des sourcils et du reste du
visage qu'elle montre bien de travailler d'affection.
Mais prenez garde comme elle a le pied, le côté,
le bras, et l'épaule gauche nus, c'est pour être
le côté du cœur. Ces fantômes que vous lui voyez
autour sont démons qu'elle a contraint venir à
elle par la force de ses charmes, pour savoir comme
elle pourra être aimée de Damon. Ils lui
déclarent l'affection qu'il porte à Fortune, qu'il
n'y a point de meilleur moyen que de lui persuader
que cette Bergère aime ailleurs, et que, pour le faire
plus aisément, il faut qu'elle change pour ce coup la vertu de la fontaine de la vérité d'amour η.
Avant que passer plus outre, considérez un peu
l'artifice de cette peinture : voyons les effets
de la chandelle de Mandrague entre les obscurités
de la nuit. Elle a tout le côté gauche du visage
fort clair, et le reste tellement obscur qu'il
semble d'un visage différent, la bouche entrouverte
paraît par le dedans claire, autant que l'ouverture
peut permettre à la clarté d'y entrer, et le bras qui
tient la chandelle, vous le voyez, auprès de la main,
fort obscur, à cause que le livre qu'elle tient y
fait ombre, et le reste est si clair
par le dessus qu'il fait plus paraître la noirceur du
dessous. Et de même avec combien de considération
ont été observés
[ 374 verso ] 1607 1621
les effets que cette chandelle fait en ces démons, car les uns et les autres, selon
qu'ils sont tournés, sont éclairés ou obscurcis.
Or voici un grand artifice de la peinture, qui
est cet éloignement, car la perspective y est si
bien observée que vous diriez que cet autre
accident, qu'il veut représenter de deçà, est
hors de ce Tableau et bien éloigné d'ici, et
c'est η Mandrague encore qui est à la fontaine de la vérité d'Amour η.
Mais pour vous faire mieux entendre le tout, sachez
que, quelque temps auparavant, une belle Bergère, fille
d'un Magicien très savant, s'éprit si secrètement
d'un Berger que son père ne s'en aperçut
" point. Soit que les charmes de la magie ne
" puissent rien sur
les charmes d'Amour, ou soit
" qu'attentif à ses
études, il ne jetât point l'œil
" sur elle. Tant y a qu'après une très ardente
" amitié, d'autant qu'en
Amour il n'y a rien de
" plus insupportable que le
dédain, et que ce
" Berger la méprisait pour s'être
dès longtemps
" voué ailleurs, elle fut réduite à
tel terme que peu à peu, son feu croissant et ses
forces diminuant, elle vint à mourir sans que le
savoir de son père la pût η secourir. De quoi le Magicien étant fort marri, quand il en sut
l'occasion, afin d'en marquer la mémoire à jamais,
changea son tombeau en fontaine, qu'il nomma vérité
d'Amour, parce que qui aime, s'il y regarde, y voit
sa Dame, et s'il en est aimé, il s'y voit auprès, ou
bien celui qu'elle aime ; que si elle n'aime rien, elle
paraît toute seule η.
[ 375 recto ] 1607 1621
Et c'est cette vertu que Mandrague veut changer, afin que Damon y venant voir, et trouvant que sa Maîtresse en aime un autre, il perde aussi l'affection qu'il lui porte, et qu'elle ait ainsi la place libre. Et voyez comme elle l'enchante, quels caractères elle fait tout autour, quels triangles, quels carrés enlacés avec ses ronds. Croyez qu'elle n'y oublie rien qui y soit nécessaire, car cet affaire lui touche de trop près. Auparavant, elle avait, par ses sortilèges, assemblé tous ses démons pour trouver remède à son mal, mais d'autant qu'Amour est plus fort que tous ceux-ci, ils n'osèrent entreprendre contre lui, mais seulement lui conseillèrent de faire cette trahison à ces deux fidèles Amants. Et d'autant que la vertu de la fontaine lui venait par les enchantements d'un Magicien, Mandrague, qui a surmonté en cette science tous ses devanciers, la lui put η bien ôter pour quelque temps. Mais passons au Tableau qui suit.
Tableau Cinquième.
Ce cinquième Tableau, continua Adamas, a deux
actions. La première quand Damon vint à cette
fontaine pour sortir de la peine où l'avait mis
un songe fâcheux. L'autre quand, trompé par
l'artifice de Mandrague, ayant vu dans la fontaine
que la Bergère Fortune aimait un autre, de désespoir
[ 375 verso ] 1607 1621
il se tua. Or voyons comme elles sont bien représentées. Voici
Damon avec son épieu, car il est au même équipage qu'il soulait être allant à la chasse. Voici son
chien qui le suit. Prenez garde avec quel soin ce
fidèle animal considère son maître, car cependant
qu'il η regarde dans la fontaine, il semble, tant il a
les yeux tendus sur lui, d'être désireux de savoir
qui le rend si ébahi. Que si vous considérez
l'étonnement qui est peint en son visage, vous
jugerez bien qu'il en doit avoir une grande occasion.
Mandrague lui avait fait voir en songe η Maradon,
jeune Berger qui, prenant une flèche à Cupidon, en
ouvrait le sein à Fortune, et lui ravissait le cœur.
Lui qui, suivant l'ordinaire des Amants, était
toujours en doute, s'en vint, aussitôt qu'il fut
jour, courant à cette fontaine, pour savoir si sa
Maîtresse l'aimait. Je vous supplie, considérez son
ébahissement, car si vous comparez les visages des
autres Tableaux à celui-ci, vous y verrez bien les
mêmes traits, quoique le trouble en quoi il est
peint le change de beaucoup. De ces deux figures que
vous voyez dans la fontaine, l'une, comme vous pouvez
connaître, est celle de la Bergère Fortune, et
l'autre, du Berger Maradon, que la magicienne avait
fait représenter plutôt qu'un autre pour savoir
que celui-ci avait été dès longtemps serviteur de
cette Bergère, et, quoiqu'elle n'eût jamais daigné
le regarder, toutefois, Amour qui croit facilement
ce qu'il craint, persuada incontinent
[ 376 recto ] 1607 1621
le contraire à
Damon, créance qui le fit résoudre à la mort.
Remarquez, je vous supplie, que cette eau semble trembler : c'est que la peinture η a voulu représenter
l'effet des larmes du Berger qui tombaient dedans.
Mais passons à la seconde action. Voyez comme la
continuation de cette caverne est bien faite, et
comme il semble que vraiment cela soit plus enfoncé.
Ce mort que vous y voyez au fond, c'est le pauvre
Damon, qui, désespéré, se met l'épieu au travers du
corps. L'action qu'il fait est bien naturelle. Vous
lui voyez la jambe toute étendue, l'autre retirée comme de douleur, un bras engagé
sous le corps, y ayant été surpris par la promptitude de la chute et n'ayant eu la force
de le ravoir, l'autre languissant le long du
corps, quoiqu'il serre encore mollement l'épieu de
la main, la tête penchée sur l'épaule droite,
les yeux à demi-fermés et demi-tournés, et en tel état,
qu'à les voir, on juge bien que c'est un homme aux
transes de la mort, la bouche entrouverte, les
dents en quelques endroits un peu découvertes, et
l'entre-deux du nez fort retiré, tous signes d'une
prompte mort. Aussi ne le figure-t-il pas ici pour
mort entièrement, mais pour être entre la mort et
la vie, si entre elles il y a quelque séparation.
Voici l'épieu bien représenté, voyez comme cette
épaisseur de son fer est à moitié caché dans la
plaie, et la houppe d'un côté toute sanglante, et
de l'autre blanche encore, comme était sa première
[ 376 verso ] 1607 1621
couleur. Mais quelle η a été la diligence du peintre ! Il n'a pas même oublié les clous, qui vont, comme serpentant à l'entour de la hante, car les plus près de la lame η, aussi bien que les bois, sont tachés de sang ; il est vrai que, par-dessous le sang, on ne laisse pas de reconnaître la dorure. Or considérons le rejaillissement du sang en sortant de la plaie : il semble à la fontaine, qui, conduite par longs canaux de quelque lieu fort relevé, lorsqu'elle a été quelque temps contrainte et retenue en bas, aussitôt qu'on lui donne ouverture, saute de furie ça et là ; car, voyez ces rayons de sang comme ils sont bien représentés, considérez ces bouillons qui même semblent se soulever à élans. Je crois que la Nature ne saurait rien représenter de plus naïf. Mais voyons cet autre Tableau.
Tableau sixième.
Or voici le sixième et dernier Tableau, qui contient
quatre actions de la Bergère Fortune.
La première, c'est un songe que Mandrague lui fait
faire, l'autre, comme elle va à la fontaine pour
s'en éclaircir, la troisième, comme elle se plaint
de l'inconstance de son Berger, et la dernière, comme
elle meurt, qui est la conclusion de cette tragédie.
Or voyons toutes choses particulièrement.
Voici le lever du Soleil, prenez garde à la longueur
[ 377 recto ] 1607 1621
de ses ombres, comme d'un côté le Ciel est encore
un peu moins clair. Voyez ces nues qui sont à moitié
air, comme il semble que peu à peu elles
s'aillent élevant ; ces petits oiseaux, qui semblent
en montant chanter et trémousser de l'aile, sont
des alouettes qui se vont séchant de la rosée au
nouveau Soleil ; ces oiseaux mal formés, qui, d'un vol
incertain, se vont cachant, sont des chats-huants qui
fuient le Soleil, dont la montagne couvre encore une
partie, et l'autre reluit, si claire, qu'on ne saurait
juger que ce fût autre chose qu'une grande et confuse
clarté.
Passons plus outre. Voici la Bergère Fortune qui
dort. Elle est dans le lit où le Soleil, qui entre
par la fenêtre ouverte par mégarde, lui donne sur
le sein à demi-découvert. Elle a un bras
négligemment étendu sur le bois du lit, la tête
un peu penchée le long du chevet, l'autre main
étendue le long de la cuisse par le dehors du lit,
et, parce que la chemise s'est par hasard retroussée,
vous la voyez par-dessus le coude sans qu'elle cache
nulle des beautés du bras. Voici autour d'elle les
démons de Morphée dont Mandrague s'est servie
pour lui donner volonté d'aller à la fontaine des
vérités d'Amour.
De fait, la voici à ce côté qui y regorge, car, ayant
songé η que son Berger était mort, et prenant sa mort
pour la perte de son amitié, elle en venait savoir
la vérité. Voyez comme ce visage triste, par sa douceur, émeut à pitié et fait participer à son déplaisir,
parce
[ 377 verso ] 1607 1621
qu'elle n'eut si tôt jeté la vue dans l'eau
qu'elle aperçut Damon. Mais hélas ! près de lui
la Bergère Melinde, Bergère belle à la vérité, et
qui n'avait point été sans soupçon d'aimer Damon,
toutefois sans être aimée de lui. Trompée de cette
menterie, voyez comme elle s'est retirée au profond
de cette caverne, et vient, sans y penser, pour
plaindre son déplaisir au même lieu où Damon, pour même sujet, était presque mort. La voici assise
contre ce rocher, les bras croisés sur l'estomac que
la colère et l'ennui lui ont fait découvrir en
rompant ce qui était dessus. Il me semble qu'elle
soupire, et que l'estomac pantelle, le visage et les
yeux tournés en haut demandent vengeance au Ciel de
la perfidie qu'elle croit être en Damon.
Et parce que le transport de son mal lui fit relever
la voix en se plaignant, Damon, que vous voyez près
de là, encore qu'il fût sur la fin de sa vie,
entre-oyant les regrets de sa Bergère et en reconnaissant la voix, s'efforça de l'appeler. Elle,
qui ouït cette parole mourante, tournant en sursaut
la tête, s'en va vers lui. Mais, ô Dieux, quelle
lui fut cette vue ! Elle oublie, le voyant en cet
état, l'occasion qu'elle avait de se plaindre de
lui, et lui demande
qui l'avait si mal traité. - C'est, lui dit-il, le
changement de ma fortune η, c'est l'inconstance de votre
âme qui m'a déçu avec tant de démonstration de bonne
volonté. Bref, c'est le bonheur de Maradon que
la fontaine d'où vous venez m'a montré auprès de
vous. Et
[ 378 recto ] 1607 1621
vous semble-t-il raisonnable que celui vive
ayant perdu votre amitié, qui ne vivait que pour être
aimé de vous ? Fortune oyant ces paroles : - Ah !
Damon, dit-elle, combien à notre dommage est
menteuse cette source ! puisqu'elle m'a fait voir Melinde auprès de vous, que je vois toutefois
mourir pour me bien aimer ! Ainsi ces fidèles Amants
reconnurent l'infidélité de cette fontaine, et plus
assurés qu'ils n'avaient jamais été de leur
affection, ils moururent embrassés : Damon de sa
plaie, et la Bergère du déplaisir de sa mort.
Voyez-les de ce côté, voilà la Bergère assise contre
ce rocher couvert de mousse, et voici Damon, qui tient
la tête en son giron, et qui, pour lui dire le dernier
Adieu, lui tend les bras, et lui en lie le col, et
semble de s'efforcer, et s'élever un peu pour la baiser,
cependant qu'elle, toute couverte de son sang, baisse
la tête, et se courbe pour s'approcher de son visage,
et lui passe les mains sous le corps pour le soulever
un peu. Cette vieille échevelée qui leur est auprès, c'est
Mandrague la Magicienne, qui, les trouvant morts,
maudit son art, déteste ses démons, s'arrache les
cheveux, et se meurtrit la poitrine de coups. Ce
geste d'élever les bras en haut par-dessus la tête,
y tenant les mains jointes, et au contraire de baisser
le col, et se cacher presque le menton dans le sein,
pliant et s'amoncelant le corps dans son giron, sont
signes de son violent déplaisir et du regret qu'elle
a de la perte de deux si fidèles
[ 378 verso ] 1607 1621
et parfaits Amants,
outre celle de tout son contentement. Le visage de
cette vieille est caché, mais considérez l'effet
que font ses cheveux : ils retombent en bas, et au droit de la nuque, d'autant qu'ils y sont plus
courts, ils y semblent se relever en haut. Voilà, un
peu plus éloigné, Cupidon qui pleure, voici son arc
et ses flèches rompues, son flambeau éteint, et
son bandeau tout mouillé de larmes pour la perte de
deux si fidèles Amants.
Céladon avait été toujours fort attentif au discours du sage Adamas, et bien souvent se reprenait de
peu de courage de n'avoir su retrouver un semblable
remède à celui de Damon, et parce que cette
considération le retint quelque temps muet, Galathée,
en sortant de la grotte et prenant Céladon par la
main : - Que
vous semble, lui dit-elle, de cet Amour et de ses η effets ? - Que ce sont, répondit le Berger, des
effets d'imprudence et non pas d'Amour, et que
c'est un erreur populaire pour couvrir notre
ignorance ou pour
" excuser notre faute, d'attribuer
toujours à
" quelque divinité les effets dont les
causes
" nous sont cachées. - Et quoi, dit la Nymphe,
" croyez-vous qu'il n'y ait point d'Amour ? - S'il y
en a, répliqua le Berger, il ne doit être que
douceur. Mais, quel qu'il soit, vous en parlez, Madame,
à une personne autant ignorante qu'autre qui vive.
Car, outre que ma condition ne me permet pas d'en
savoir beaucoup, mon esprit grossier m'en rend encore
plus incapable.
[ 379 recto ] 1607 1621
Alors la triste Silvie lui répliqua : - Toutefois, Céladon, il y a quelque temps que je vous vis en un lieu où malaisément eût-on pu croire cela de vous, car il y avait trop de beautés pour ne vous pouvoir prendre, et vous êtes trop honnête homme pour ne vous laisser prendre à elles. - Belle Nymphe, répondit le Berger, en quelque lieu que ce fût, puisque vous y étiez, c'est sans doute qu'il y avait beaucoup de beauté, mais comme trop de feu brûle plutôt qu'il n'échauffe, vos beautés aussi sont trop grandes pour nos cœurs rustiques, et se font plutôt admirer qu'aimer, et adorer que servir. Avec tels propos cette belle troupe s'allait retirant au logis où l'heure du repas les appelait.