Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Première partie
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Première partie

Livre 3


1-3-1
L'Astrée I, 3. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Rabel
Céladon se promenant avec Silvie et Léonide dans les jardins d'Isoure (I, 3, 55 recto)

(Voir Illustrations)


1-3-2
L'Astrée I, 3. Édition Vaganay**, 1925
Céladon entouré de Silvie et Léonide devant une statue qui n'est pas dans le roman
(I, 3, 55 recto)

(Voir Illustrations)

Édition de 1607, 47 recto.
Édition de Vaganay, p. 65.

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  Tant que le jour dura, ces belles Nymphes tinrent si bonne compagnie à Céladon que, s'il n'eût eu le cuisant déplaisir du changement d'Astrée, il n'eût point eu occasion de s'ennuyer, car elles étaient et belles et remplies de beaucoup de jugement. Toutefois en l'état où il se trouvait, cela ne fut assez pour lui empêcher de se désirer seul ; et parce qu'il prévoyait bien que ce ne pouvait être que par * le moyen de la nuit * qui les contraindrait de se retirer, il la souhaitait à toute heure. Mais lorsqu'il se croyait plus seul, il se trouva le mieux accompagné, car la nuit étant venue et ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses pensers lui vinrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs qu'ils lui firent bien autant ressentir leur abord qu'il l'avait désiré. Quels désespoirs alors ne se présentèrent point à lui ? Nul η de tous ceux que l'Amour peut produire, voire l'Amour le plus désespéré. Car si à l'injuste sentence

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de sa Maîtresse il opposait son innocence, soudain l'exécution de cet arrêt lui revenait devant les yeux. Et comme d'un penser on tombe en un autre, il rencontra de fortune avec la main le ruban où était la bague d'Astrée, qu'il s'était mis au bras. Ô que de mortelles mémoires lui remit-il en l'esprit ! Il se représenta tous les courroux qu'en cet instant-là elle avait peints au visage η, toutes les cruautés que son âme faisait paraître, et par ses paroles et par ses actions, et tous les dédains avec lesquels elle avait proféré les ordonnances de son bannissement. S'étant quelque temps arrêté sur ce dernier malheur, il s'alla ressouvenir du changement η de sa fortune, combien il s'était vu heureux, combien elle l'avait favorisé, et combien tel heur avait continué. De là il vint à ce qu'elle avait fait pour lui, combien en sa considération elle avait dédaigné d'honnêtes Bergers, combien elle avait peu estimé la volonté de son père, le courroux de sa mère, et les difficultés qui * s'opposaient à leur amitié. Puis il s'allait représentant combien les fortunes d'Amour étaient peu assurées, aussi bien que toutes les autres, et combien peu de chose lui restait de tant de faveurs, qui enfin étaient sans plus un bracelet de cheveux qu'il avait au bras, et un portrait qu'il portait au col, duquel il baisa la boîte plusieurs fois. Pour la bague qu'il avait à l'autre bras, il croyait que ce fût plutôt la force que sa bonne volonté qui la lui eût donnée. Mais tout à coup il se ressouvint des lettres qu'elle lui avait écrites durant le bonheur de sa fortune,

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et qu'il portait d'ordinaire avec lui dans un petit sac de senteur. Ô quel tressaut fut le sien, car il eut peur que ces Nymphes, fouillant ses habits, ne l'eussent trouvé. En ce doute il appela fort haut le petit Meril, car pour le servir il était couché à une garde-robe fort proche. Le jeune garçon, s'oyant appeler coup sur coup deux ou trois fois, vint savoir ce qu'il lui voulait. - Mon petit ami, dit Céladon, ne sais-tu point que sont devenus mes habits ? Car il y a quelque chose dedans qu'il m'ennuierait fort de perdre. - Vos habits, dit-il, ne sont pas loin d'ici, mais il n'y a rien dedans, car je les ai cherchés. - Ah ! dit le Berger, tu te trompes, Meril, j'y avais chose que j'aimerais mieux avoir conservée que la vie. Et lors se tournant de l'autre côté du lit, se mit à plaindre et tourmenter fort longtemps. Meril, qui l'écoutait, d'un côté était marri de son déplaisir, et de l'autre était en doute s'il lui devait dire ce qu'il en savait. Enfin, ne pouvant supporter de le voir plus longuement en cette peine, il lui dit qu'il ne se devait point tant ennuyer, et que la Nymphe Galathée l'aimait trop pour ne lui rendre une chose qu'il montrait d'avoir si chère. Alors Céladon se tourna vers lui : - Et comment, dit-il, la Nymphe a-t-elle ce que je te demande ? - Je crois, répondit-il, que c'est cela même. Pour le moins je n'y ai trouvé qu'un petit sac plein de papier ; et ainsi que je le vous apportais, un peu avant que vous ayez voulu dormir, elle l'a vu et me l'a ôté. - Ô Dieu, dit alors le Berger, aillent toutes choses au pis qu'elles pourront. Et se tournant

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de l'autre côté, ne voulut lui parler davantage. Cependant Galathée lisait les lettres de Céladon, car il était fort vrai qu'elle les avait ôtées à Meril, suivant la curiosité ordinaire de ceux qui aiment. Mais elle lui avait fort défendu de n'en rien dire, parce qu'elle avait intention de les rendre sans qu'il sût qu'elle les eût vues. Pour lors, Silvie lui portait un flambeau devant et Léonide était ailleurs, si bien qu'à ce coup il fallut qu'elle fût du secret. - Nous verrons, disait Silvie, s'il est vrai que ce Berger soit si grossier comme il se feint et s'il n'est point amoureux ; car je m'assure que ces papiers en diront quelque chose. Et lors elle s'appuya un peu sur la table. Cependant Galathée dénouait le cordon qui serrait si bien que l'eau n'y avait guère fait de mal ; toutefois, il y avait quelques papiers mouillés qu'elle tira dehors le plus doucement qu'elle put η pour ne les rompre, et les ayant épanchés sur la table, le premier sur qui elle mit la main fut une telle lettre :


Lettre d'Astrée à Céladon

  Qu'est-ce que vous entreprenez, Céladon ? En quelle confusion vous allez-vous mettre ? Croyez-moi qui vous conseille en amie, laissez ce dessein de me servir, il est trop plein d'incommodité. Quel contentement y espérez-vous ? Je suis tant insupportable que ce n'est guère moins entreprendre que l'impossible. Il faudra servir, souffrir,

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et n'avoir des yeux, ni de l'Amour que pour moi ; car ne croyez point que je veuille avoir à partir avec quelque autre, ni que je reçoive une volonté à moitié mienne. Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner, et facile à perdre, et puis aisée à offenser et très malaisée à rapaiser ; le moindre doute est en moi une assurance. Il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons, et mes commandements des lois inviolables. Croyez-moi encore un coup, retirez-vous, Berger, de ce dangereux labyrinthe, et fuyez un dessein si ruineux. Je me reconnais mieux que vous, ne vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je romprai plutôt que de plier, et ne vous plaignez à l'avenir de moi si à cette heure vous ne croyez ce que je vous en dis.

  - Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n'est amoureux, car en voici un commencement qui n'est pas petit. - Il n'en faut point douter, dit Silvie, étant si honnête homme. - Et comment, répliqua Galathée, avez-vous opinion qu'il faille nécessairement aimer pour être tel ? - Oui, Madame, dit-elle, à ce que j'ai ouï dire ; parce que l'Amant η ne désire rien davantage que d'être aimé, pour être aimé il faut qu'il se rende aimable, et ce qui rend aimable est cela même qui rend honnête homme. À ce mot, Galathée lui donna une lettre qui était un peu mouillée pour sécher au feu,

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et cependant elle en prit une autre qui était telle :


Lettre d'Astrée à Céladon

  Vous ne voulez croire que je vous aime, et désirez que je croie que vous m'aimez. Si je ne vous aime point, que vous profitera la créance que j'aurai de votre affection ? À faire peut-être que cette opinion m'y oblige ? À peine, Céladon, le pourra cette faible considération si vos mérites et les services que j'ai reçus de vous ne l'ont pu encore. Or voyez en quel état sont vos affaires : je ne veux pas seulement que vous sachiez que je crois que vous m'aimez, mais je veux de plus que vous soyez assuré que je vous aime, et entre tant d'autres une chose seule vous en doit rendre certain : si je ne vous aimais point, qui me ferait mépriser le contentement de mes parents ? Si vous considérez combien je leur dois, vous connaîtrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puisque non seulement elle contre-pèse mais emporte de tant η un si grand poids. Et adieu : ne soyez plus incrédule.

  En même temps Silvie rapporta la lettre, et Galathée lui dit avec beaucoup de déplaisir qu'il aimait, et que, de plus, il était infiniment aimé, et lui relut la lettre qui lui touchait fort au cœur voyant qu'elle avait à forcer une place

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où un si fort ennemi était déjà victorieux. Car, par ces lettres, elle jugea que l'humeur de cette Bergère n'était pas d'être à moitié Maîtresse, mais avec une très absolue puissance commander à ceux qu'elle daignait recevoir pour siens. Elle * favorisa beaucoup ce jugement, quand elle lut la lettre qui avait été séchée ; elle était telle :


Lettre d'Astrée à Céladon

  Lycidas a dit à ma Phillis que vous étiez aujourd'hui de mauvaise humeur. En suis-je cause, ou vous ? Si c'est moi, c'est sans occasion, car ne veux-je pas toujours vous aimer et être aimée de vous ? Et ne m'avez-vous mille fois juré que vous ne désiriez que cela pour être content ? Si c'est vous, vous me faites tort de disposer sans que je le sache de ce qui est à moi ; car, par la donation que vous m'avez faite et que j'ai reçue, * et vous et tout ce qui est de vous m'appartient. Avertissez-m'en donc, et je verrai si je vous en dois donner permission, et cependant je le vous défends.

  - Avec quel empire, dit alors Galathée, traite cette Bergère ! - Elle ne lui fait point de tort, répondit Silvie, puisqu'elle l'en a bien averti dès le commencement. Et sans mentir, si c'est celle que je pense, elle a quelque raison, étant l'une des plus belles et des plus accomplies personnes que je vis jamais. Elle s'appelle Astrée,

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et ce qui me le fait juger ainsi, c'est ce mot de Phillis, sachant que ces deux Bergères sont amies jurées. Et encore, comme je vous dis, que sa beauté soit extrême, toutefois c'est ce qui est en elle de moins aimable, car elle a tant d'autres perfections que celle-là est la moins apparente. Ces discours ne servaient qu'à la reblesser davantage, puisqu'ils ne lui découvraient que de plus grandes difficultés en son dessein. Et parce qu'elle ne voulait que Silvie pour lors en sût davantage, elle resserra ces papiers et se mit au lit, non sans une grande compagnie de diverses pensées, entre lesquelles le sommeil se glissa peu à peu.
  À peine était-il jour que le petit Meril sortit de la chambre du Berger, qui avait plaint toute la nuit, et que le travail et le mal η n'avaient pu assoupir qu'à la venue de l'aurore. Et parce que Galathée lui avait commandé de remarquer particulièrement tout ce que ferait Céladon et le lui rapporter, il allait lui dire ce qu'il avait appris. À l'heure même, Galathée s'étant éveillée, parlait si haut avec Léonide que Meril * les oyant heurta à la porte, et se fit ouvrir. - Madame, dit-il, de toute cette nuit je n'ai dormi, car le pauvre Céladon a failli de mourir à cause des papiers que vous me prîtes hier. Et parce que je le vis si fort désespéré, je fus contraint pour le remettre un peu de lui dire que vous les aviez. - Comment, reprit la Nymphe, il sait donc que je les ai ? - Oui, certes, Madame, répond Meril, et m'assure qu'il vous suppliera de les lui rendre, car il les tient trop chers ; et si

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vous l'eussiez ouï comme moi, je ne crois point qu'il ne vous eût fait pitié. - Hé ! Dis-moi, Meril, ajouta la Nymphe, entre autres choses, que disait-il ? - Madame, répliqua-t-il, après qu'il se fut enquis si je n'avais point vu ses papiers, et qu'enfin il eut su que vous les aviez, il se tourna comme transporté de l'autre côté, et dit : Or sus, aillent toutes choses au pis qu'elles pourront. Et après avoir demeuré muet quelque temps, et qu'il * pensa que je me fusse remis dans le lit, je l'ouïs soupirer assez haut et puis dire de telles paroles : - Astrée ! Astrée ! ce bannissement, devait-ce être la * récompense de mes services ? Si votre amitié est changée, pourquoi me blâmez-vous pour vous excuser ? Si j'ai failli, que ne me dites-vous ma faute ? N'y a-t-il point de justice au Ciel non plus que de pitié en votre âme ? Hélas, s'il y en a, que n'en ressens-je quelque faveur afin que, n'ayant pu mourir comme voulait mon désespoir, je le fasse pour le moins comme le commande la rigueur d'Astrée ? Ah ! rigoureux, pour ne dire cruel, commandement ! Qui eût pu, en un tel accident, prendre autre résolution que celle de la mort ? N'eût-il pas donné signe de peu d'Amour plutôt que de beaucoup de courage ? Et il s'arrêta un peu, puis il reprit ainsi : Mais à quoi, mes traîtres espoirs, m'allez-vous flattant ? Est-il possible que vous m'osiez approcher encore ? Dites-vous pas qu'elle changera ? Considérez, ennemis de mon repos, quelle apparence il y a que tant de temps écoulé, tant de services et d'affections reconnues, tant de

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dédains supportés, et d'impossibilités vaincues, ne l'aient pu, et qu'une absence le puisse. Espérons, espérons plutôt un favorable cercueil de la mort qu'un favorable repentir d'elle. Après plusieurs semblables discours, il se tut assez longtemps ; mais étant retourné au lit, je l'ouïs peu après * recommencer ses regrets qu'il a continués jusques au jour, et tout ce que j'en ai pu remarquer n'a η été que des plaintes qu'il fait contre une Astrée qu'il accuse de changement et de cruauté. Si Galathée avait su un peu des affaires de Céladon par les lettres d'Astrée, elle en apprit tant par le rapport de Meril que, pour son repos, il eût été bon qu'elle en eût été plus ignorante. Toutefois, en se flattant, elle se figurait que le mépris d'Astrée pourrait lui ouvrir plus aisément le chemin à ce qu'elle désirait. Écolière d'Amour ! qui ne savait pas qu'Amour ne meurt jamais en un cœur généreux que la racine n'en soit entièrement arrachée. En cette espérance, elle écrivit un billet qu'elle plia sans le cacheter, et le mit entre ceux d'Astrée. Puis donnant le sac à Meril : - Tiens, lui dit-elle, Meril, rends ce sac à Céladon, et lui dis que je voudrais lui pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui lui défaut. Que s'il se porte bien, et qu'il me veuille voir, dis-lui que je me trouve mal ce matin. Elle disait cela afin qu'il eût loisir de visiter ses papiers et de lire celui qu'elle lui écrivait. Meril s'en alla. Et parce que Léonide était dans un autre lit elle ne put voir le sac, ni ouïr la commission qu'elle

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lui avait donnée, mais soudain qu'il fut dehors, elle l'appela, et la fit mettre dans le lit avec elle ; et après quelques autres propos, elle lui parla de cette sorte : - Vous savez, Léonide, ce que je vous dis hier de ce Berger, et combien il m'importe qu'il m'aime ou qu'il ne m'aime pas ; depuis ce temps-là, j'ai su de ses nouvelles plus que je n'eusse voulu. Vous avez ouï ce que Meril m'a rapporté, et ce que Silvie m'a dit des perfections d'Astrée ; si bien, continua-t-elle, que puisque la place est prise, je vois naître une double difficulté à notre entreprise. Toutefois cette heureuse Bergère l'a fort offensé, et un cœur généreux souffre malaisément un mépris sans s'en ressentir. - Madame, lui répondit Léonide, d'un côté je voudrais que vous fussiez contente, et de l'autre je suis presque aise de ces incommodités ; car vous vous faites tant de tort, si vous continuez, que je ne sais si vous l'effacerez jamais. Pensez-vous, encore que vous croyiez être ici bien secrète, que l'on ne vienne à savoir cette vie ? et que sera-ce de vous, si elle se découvre ? Le jugement ne vous manqua jamais au reste de vos actions, est-il possible qu'en cet accident il vous défaille ? Que jugeriez-vous d'une autre qui * mènerait telle vie ? Vous répondrez que vous ne faites point de mal. Ah ! Madame, il ne suffit pas à une personne de votre qualité d'être exempte du crime, il faut l'être aussi du blâme η. Si c'était un homme qui fût digne de vous, je le η patienterais ; mais encore que Céladon soit des premiers de cette contrée, c'est

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toutefois un Berger, et qui n'est reconnu pour autre. Et cette vaine opinion de bonheur ou de malheur pourra-t-elle tant sur vous qu'elle vous abatte de sorte le courage que vous vouliez égaler ces gardeurs de Brebis, ces rustiques, et ces demi-sauvages à vous ? Pour Dieu, Madame, revenez en vous-même, et considérez l'intention dont je profère ces paroles. Elle eût continué, n'eût été que Galathée, toute en colère, l'interrompit : - Je vous ai dit que je ne voulais point que vous me tinssiez ces discours, je sais à quoi j'en suis résolue. Quand je vous en demanderai avis, donnez-le moi, et une fois pour toutes ne m'en parlez plus, si vous ne voulez me déplaire. À ce mot, elle se tourna de l'autre côté, en telle furie, que Léonide connut bien * qu'elle l'avait fort offensée. Aussi n'y a-t-il rien qui touche
" plus vivement qu'opposer l'honneur à l'Amour ;
" car toutes les raisons d'Amour demeurent
" vaincues, et l'Amour toutefois * demeure
" toujours en la volonté le plus fort.
" Peu après, Galathée se * tourna, et lui dit : - Je n'ai
" point cru jusques ici que vous eussiez opinion d'être ma gouvernante, mais à cette heure je commence d'avoir quelque créance que vous le vous figurez. - Madame, répondit-elle, je ne me méconnaîtrai jamais tant que je ne reconnaisse toujours ce que je vous dois ; mais puisque vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m'a fait vous dire, je proteste dès ici que je ne vous donnerai jamais occasion d'entrer pour ce sujet en colère contre moi. - C'est

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une étrange chose que de vous, répliqua Galathée, qu'il faille que vous ayez toujours raison en vos opinions ! Quelle η apparence y a-t-il que l'on puisse savoir que Céladon soit ici ? Il n'y a céans que nous trois, Meril, et ma nourrice, sa mère. Pour Meril, il ne sort point, et outre cela il a assez de discrétion pour son âge. Pour ma nourrice, sa fidélité m'est assez connue, et puis ç'a été en partie par son dessein que le tout s'est conduit de cette sorte. Car lui ayant raconté ce que le Druide m'avait prédit, elle, qui m'aime plus tendrement que si j'étais son enfant propre, me conseilla de ne dédaigner cet avertissement ; et parce que je lui proposai la difficulté du grand abord des personnes qui viennent céans quand j'y suis, elle-même m'avertit de feindre que je me voulais purger. - Et quel est votre dessein ? dit Léonide. - De faire en sorte, répondit-elle, que ce Berger me veuille du bien, et jusques à ce que cela soit de ne le η point laisser sortir de céans ; que si une fois il vient à m'aimer, je laisserai conduire le reste à la fortune. - Madame, dit Léonide, Dieu vous en donne tout le contentement que vous en désirez ; mais permettez-moi de vous dire encore pour ce coup que vous vous ruinez de réputation. Quel temps faut-il pour déraciner l'affection si bien prise qu'il porte à Astrée, la beauté et la vertu de laquelle on dit être sans seconde ? - Mais, interrompit incontinent la Nymphe, elle le dédaigne, elle l'offense, elle le chasse : pensez-vous qu'il n'ait pas assez de

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courage pour la laisser ? - Ô Madame, rayez cela de votre espérance, dit Léonide ; s'il n'a point de courage, il ne le ressentira pas, et s'il en a, un homme généreux ne se divertit jamais d'une entreprise pour les difficultés. Ressouvenez-vous pour exemple de combien de dédains vous avez usé contre Lindamor, et combien vous l'avez traité cruellement, et combien il a peu fait de cas de tels dédains, ni de telles cruautés. Mais qu'il soit ainsi, que Céladon, pour être enfin un Berger n'ait pas tant de courage que Lindamor et qu'il fléchisse aux coups d'Astrée, qu'espérez-vous de bon pour cela ? Pensez-vous qu'un esprit trompé soit aisé à retromper une seconde fois en un même sujet ? Non, non, Madame, quoiqu'il soit et de naissance et de conversation entre des hommes grossiers, si ne le peut-il être tant qu'il ne craigne de se rebrûler à ce feu dont la douleur lui cuit encore en l'âme. Il faut, et c'est ce que vous pouvez espérer de plus avantageux, que le temps le guérisse entièrement de cette brûlure, avant qu'il puisse tourner les yeux sur un autre sujet semblable, et quelle η longueur y faudra-t-il ? Et cependant, sera-t-il possible d'empêcher si longtemps que les gardes qui ne sont qu'en cette basse cour ne viennent à le savoir ? Ou en le voyant, car encore ne le pouvez-vous pas tenir toujours en une chambre, ou par le rapport de Meril, qui, encore qu'assez discret pour son âge, est enfin un enfant ? - Léonide, lui dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma résolution est celle que je vous ai dite ; que si vous voulez

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me faire croire que vous m'aimez, favorisez mon dessein en ce que vous pourrez, et du reste laissez-m'en le souci. Ce matin, si le mal de Céladon le permet (il me sembla qu'hier il se portait bien) vous pourrez le conduire au jardin, car, pour aujourd'hui, je me trouve un peu mal, et difficilement sortirai-je du lit que sur le soir. Léonide, toute triste, ne lui répondit sinon qu'elle rapporterait toujours tout ce qu'elle pourrait à son contentement.
  Cependant qu'elles discouraient ainsi, Meril fit son message, et ayant trouvé le Berger éveillé lui donna le bonjour de la part de la Nymphe, et lui présenta ses papiers. Ô combien promptement se releva-t-il sur le lit ! Il fit ouvrir les rideaux et les fenêtres, n'ayant le loisir de se lever, tant il avait de hâte de voir ce qui lui avait coûté tant de regrets. Il ouvre le petit sac, et après l'avoir baisé plusieurs fois : - Ô secrétaire, dit-il, de ma vie plus heureuse ! Comment t'es-tu trouvé entre ces mains étrangères ? À ce mot, il sort η toutes les lettres sur le lit, et, pour voir s'il en manquait quelqu'une, il les remit en leur rang selon le temps qu'il les avait reçues, et voyant qu'il restait un billet, il l'ouvre et lut tels mots :


  Céladon, je veux que vous sachiez que Galathée vous aime, et que le Ciel a permis le dédain d'Astrée pour ne vouloir que plus longtemps une Bergère possédât ce qu'une Nymphe désire. Reconnaissez ce bonheur, et ne le refusez.

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  L'étonnement du Berger fut très grand, toutefois voyant que le petit Meril considérait ses actions, il n'en voulut faire semblant. Les resserrant donc toutes ensemble, et se remettant au lit, il lui demanda qui les lui avait baillées. - Je les ai prises, dit-il, dans la toilette de Madame, et n'eût été que je désirais de vous ôter de la peine où je vous voyais, je n'eusse osé y aller, car elle se trouve un peu mal. - Et qui est avec elle ? demanda Céladon. - Les deux Nymphes, dit-il, que vous vîtes ici hier, dont l'une est Léonide, nièce d'Adamas, l'autre est Silvie, fille de Déante le glorieux ; certes elle n'est pas sa fille sans raison, car c'est bien la plus altière en ses façons que l'on puisse voir. Ainsi reçut Céladon le premier avertissement de la bonne volonté de Galathée, car encore qu'il n'y eût ni chiffre ni signature au billet qu'il avait reçu, si jugea-t-il bien que * cela n'avait point été fait sans qu'elle le sût. Et dès lors il prévit que ce lui serait une surcharge à ses ennuis et qu'il s'y fallait résoudre. Voyant donc que la moitié du jour était presque passée et se trouvant assez bien, il ne voulut demeurer plus longtemps au lit, croyant que plus tôt il en sortirait, plus tôt aussi pourrait-il prendre congé de ces belles Nymphes. S'étant levé en cette délibération, ainsi qu'il sortait pour s'aller promener, il rencontra Léonide et Silvie, que Galathée, n'osant se lever ni se montrer encore à lui de honte du billet qu'elle lui avait écrit, lui envoyait pour l'entretenir. Ils descendirent

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dans le jardin. Et parce que Céladon leur voulait cacher son ennui, il se montrait avec le visage le plus riant qu'il pouvait dissimuler, et feignant d'être curieux de savoir tout ce qu'il voyait : - Belles Nymphes, leur dit-il, n'est-ce-pas près d'ici où se trouve la fontaine de la vérité d'Amour η ? Je voudrais bien, s'il était possible, que nous la vissions. - C'est bien près d'ici, répondit la Nymphe, car il ne faut que descendre dans ce grand bois ; mais de la voir il est impossible, et il en faut remercier cette belle qui en est cause, dit-elle en montrant Silvie. - Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous m'en accusez ; car quant à moi je n'ouïs jamais blâmer l'épée si elle coupe l'imprudent qui met le doigt dessus. - Il est vrai, répondit η Léonide, mais si ai bien moi celui qui en blesse, et votre beauté n'est pas de celles qui se laissent voir sans homicide. - Telle qu'elle est, répondit Silvie, avec un peu de rougeur, elle a bien d'assez forts liens, pour ne lâcher jamais ce qu'elle étreint une fois. Elle disait ceci en lui reprochant l'infidélité d'Agis, qui, l'ayant quelque temps aimée, pour une jalousie ou pour une absence de deux mois, s'était entièrement changé, et pour Polémas qu'une autre beauté lui avait dérobé ; ce qu'elle entendit fort bien. Aussi lui répliqua-t-elle : - J'avoue, ma sœur, que mes liens sont aisés à délier, mais c'est d'autant que je n'ai jamais voulu prendre la peine de les nouer. Céladon oyait avec beaucoup de plaisir leurs petites disputes, et afin qu'elles ne finissent si tôt, il dit à

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Silvie : - Belle Nymphe, puisque c'est de vous d'où procède la difficulté de voir cette admirable fontaine, * nous ne vous aurions pas peu d'obligation si par vous-même nous apprenions comme cela est advenu. - Céladon, répondit la Nymphe en souriant, vous avez bien assez d'affaire chez vous sans aller chercher ceux d'autrui. Toutefois si la curiosité peut encore trouver place avec votre amour, cette parleuse de Léonide, si vous l'en priez, vous en dira bien la fin puisque, sans en être requise, elle vous a si bien dit le commencement. - Ma sœur, répondit Léonide, votre beauté fait bien mieux parler * tous ceux de qui elle est vue. Et puisque vous me donnez permission d'en dire un effet, je vous aime tant que je ne laisserai jamais vos victoires inconnues, et même celles que vous désirez si fort que l'on sache. Toutefois pour n'ennuyer ce Berger, j'abrégerai pour ce coup le plus qu'il me sera possible. - Non point pour cela, interrompit le Berger, mais pour donner loisir à cette belle Nymphe de vous rendre la pareille. - N'en doutez nullement, répliqua Silvie, mais selon qu'elle me traitera, je verrai ce que j'aurai à faire. Ainsi de l'une et de l'autre, par leur bouche même, Céladon apprenait η leur vie plus particulière, et afin qu'en se η promenant il les puisse mieux ouïr, elles le mirent entre elles, et, marchant au petit pas, Léonide commença de cette sorte :

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Histoire de Silvie

  Ceux qui disent que pour être aimé, il ne faut qu'aimer n'ont pas éprouvé ni les yeux, ni le courage de cette Nymphe. Autrement ils eussent connu que tout ainsi que l'eau de la fontaine fuit incessamment de sa source, que de même l'Amour qui naît de cette belle s'éloigne d'elle le plus qu'il peut. Si, oyant le discours que je vais vous faire, vous n'avouez ce que je dis, je veux bien que vous m'accusiez de peu de jugement.
  Amasis, mère de Galathée, a un fils nommé Clidaman, accompagné de toutes les aimables vertus qu'une personne de son âge et de sa qualité peut avoir, car il semble être né à tout ce qui est des armes et des Dames. Il peut y avoir trois ans que, pour donner connaissance de son gentil naturel, avec permission d'Amasis, il fit un serviteur à toutes les Nymphes, et cela non point par élection mais par sort η, parce qu'ayant mis tous les noms des Nymphes dans un vase et tous ceux des jeunes Chevaliers dans l'autre, devant toute l'assemblée, il prit la plus jeune d'entre nous et le plus jeune d'entre eux ; au fils il donna le vase des Nymphes, et à la fille celui des Chevaliers, et lors, après plusieurs sons de trompettes, le jeune garçon tira, et le premier nom qui sortit fut Silvie ; soudain on en fit faire de même

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à la jeune Nymphe, qui tira celui de Clidaman. Grand certes fut l'applaudissement de chacun, mais plus grande la gentillesse de Clidaman, qui, après avoir reçu le billet, vint, un genou en terre, baiser les mains à cette belle Nymphe, qui toute honteuse ne l'eût point permis sans le commandement d'Amasis, qui dit que c'était le moindre hommage qu'elle dût recevoir au nom d'un si grand dieu que l'Amour. Après elle, toutes les autres furent appelées : aux unes il rencontra selon leur désir, aux autres non. Tant y a que Galathée en eut un très accompli, nommé Lindamor, qui pour lors ne faisait que revenir de l'armée de Mérovée. Quant au mien, il s'appelait Agis, le plus inconstant et trompeur qui fût jamais. Or de ceux qui furent ainsi donnés, les uns servirent par apparence, les autres par leur volonté ratifièrent à ces belles la donation que le hasard leur avait fait d'eux ; et ceux qui s'en défendirent le mieux furent ceux qui auparavant avaient déjà conçu quelque affection. Entre autres le jeune Ligdamon en fut un : celui-ci échut à Silère, Nymphe à la vérité bien aimable, mais non pour lui qui avait déjà disposé ailleurs de ses volontés. Et certes ce fut une grande fortune pour lui d'être alors absent ; car il n'eût jamais fait à Silère le feint hommage qu'Amasis commandait, et cela lui eût peut-être causé quelque disgrâce. Car il faut, gentil Berger, que vous sachiez, qu'il avait été nourri si jeune parmi nous, qu'il n'avait

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point encore dix ans quand il y fut mis, au reste si beau et si adroit en tout ce qu'il faisait qu'il n'y avait celle qui n'en fît cas, et plus que toutes Silvie étant presque de même âge. Au commencement leur ordinaire conversation * engendra une amitié de frère à sœur telle que leur connaissance était capable de recevoir. Mais à mesure que Ligdamon prenait plus d'âge, il prenait aussi plus d'affection ; si bien que l'enfance se changeant en quelque chose de plus rassis, il commença sur les quatorze ou quinze ans de changer en désirs ses volontés, et peu à peu ses désirs en passions. Toutefois il vécut avec tant de discrétion que Silvie n'en eut jamais connaissance qu'elle-même ne l'y força. Depuis qu'il fut atteint à bon escient et qu'il reconnut son mal, il jugea bien incontinent le peu d'espoir qu'il y avait de guérison, une seule des humeurs de Silvie ne lui pouvant être cachée. Si bien que la joie et la gaillardise, qui était η en son visage et en toutes ses actions, se changea η en tristesse, et sa tristesse en une si pesante mélancolie qu'il n'y avait celui qui ne reconnût ce changement. Silvie ne fut pas des dernières à lui en demander la cause, mais elle n'en put tirer que des réponses interrompues. Enfin, voyant qu'il continuait en cette façon de vivre, un jour qu'elle commençait déjà à se plaindre de son peu d'amitié et à lui reprocher qu'elle l'obligeait à ne lui rien celer, elle ouït qu'il ne put si bien se contraindre qu'un très ardent soupir

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ne lui échappât au lieu de réponse. Ce qui la fit entrer en opinion qu'Amour peut-être était la cause de son mal. Et voyez si le pauvre Ligdamon conduisait discrètement ses actions, puisqu'elle ne se put η jamais imaginer d'en être la cause. Je crois bien que l'humeur de la Nymphe, qui ne penchait point du tout à ce dessein, en pouvait être en partie l'occasion. Car malaisément pensons-nous à une chose éloignée de notre intention ; mais encore fallait-il qu'en cela sa prudence fût grande, et * sa froideur aussi, puisqu'elle couvrait du tout l'ardeur de son affection. Elle donc plus qu'auparavant le presse ; que si c'est Amour, elle lui promet toute l'assistance et tous les bons offices qui se peuvent espérer de son amitié η. Plus il lui en fait de refus, et plus elle désire de le savoir. Enfin ne pouvant se défendre davantage, il lui avoua que c'était Amour, mais qu'il avait fait serment de n'en dire jamais le sujet. - Car, disait-il, de l'aimer, mon outrecuidance certes est grande, mais forcée par tant de beautés qu'elle est excusable en cela ; de l'oser nommer, quelle excuse couvrirait l'ouverture que je ferais de ma témérité ? - Celle, répondit incontinent Silvie, de l'amitié que vous me portez. - Vraiment, répliqua Ligdamon, j'aurai donc celle-là et celle de votre commandement, que je vous supplie avoir ensemble devant les yeux pour ma décharge, et ce miroir η qui vous fera voir ce que vous désirez savoir. À ce mot, il prend celui qu'elle portait à sa ceinture, et le

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lui mit devant les yeux. Pensez quelle fut sa surprise reconnaissant incontinent ce qu'il voulait dire ; et elle m'a depuis juré qu'elle croyait au commencement que ce fut de Galathée * de qui il voulait parler. Cependant qu'il demeurait ravi à la considérer, elle demeura ravie à se considérer en sa simplicité, en colère contre lui, mais beaucoup plus contre elle-même voyant bien qu'elle lui avait tiré par force cette déclaration de la bouche. Toutefois son courage altier ne permit pas qu'elle fît longue défense pour la justice de Ligdamon ; car tout à coup elle se leva, et sans parler à lui, partit pleine de dépit que quelqu'un l'osât aimer. Orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soi ! Le fidèle Ligdamon demeura, mais sans âme, et comme une statue insensible. Enfin revenant à soi, il se conduisit le mieux qu'il pût η en son logis, d'où il ne partit de longtemps, parce que la connaissance qu'il eut du peu d'amitié de Silvie le toucha si vivement qu'il en tomba malade ; de sorte que personne ne lui espérait plus de vie, quand il se résolut de lui écrire une telle lettre : 


Lettre de Ligdamon à Silvie

  La perte de ma vie n'eût eu assez de force pour vous découvrir la témérité de votre serviteur sans votre exprès commandement. Si toutefois vous jugez que je devais mourir et

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me taire, dites aussi que vos yeux devaient avoir moins absolue puissance sur moi ; car, si à la première semonce que leur beauté m'en fit, je ne peux me défendre de leur donner mon âme, comment, en ayant été si souvent requis, eussè-je refusé la reconnaissance de ce don ? Que si toutefois j'ai offensé en offrant mon cœur à votre beauté, je veux bien, pour la faute que j'ai commise de présenter à tant de mérites chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore ma vie, sans regretter la perte de l'un ni de l'autre que d'autant qu'ils ne η vous sont agréables.

  Cette lettre fut portée à Silvie lorsqu'elle était seule dans sa chambre ; il est vrai que j'y arrivai en même temps, et certes à la bonne heure pour Ligdamon ; car voyez quelle η est l'humeur de cette belle Nymphe : elle avait pris un si grand dépit contre lui, depuis qu'il lui avait découvert son affection, que seulement η elle n'effaça pas le souvenir de son amitié passée, mais en perdit tellement la volonté que Ligdamon lui était comme chose indifférente, si bien que, quand elle oyait que chacun désespérait de sa guérison, elle ne s'en émouvait non plus que si elle ne l'eût jamais vu. Moi qui plus particulièrement y prenais garde, je ne savais qu'en juger sinon que sa jeunesse lui faisait ainsi aisément perdre l'amitié des personnes absentes. Mais à cette fois que je lui

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vis refuser ce qu'on lui donnait de sa part, je connus bien qu'il y devait avoir entre eux du mauvais ménage. Cela fut cause que je pris la lettre qu'elle avait refusée, et que le jeune garçon qui l'avait apportée par le commandement de son maître avait laissée sur la table. Elle alors, moins fine qu'elle ne voulait pas être, me courut après, et me pria de ne la point lire. - Je la veux voir, dis-je, quand ce ne serait que pour la défense que vous m'en faites. Elle rougit alors, et me dit : - Non, ne la lisez point, ma sœur, obligez-moi de cela, je vous en conjure par notre amitié. - Et quelle η doit-elle être, lui répondis-je, si elle peut souffrir que vous me cachiez quelque chose ? Croyez, Silvie, que si elle vous laisse assez de dissimulation pour vous couvrir à moi qu'elle me donne bien assez de curiosité pour vous découvrir. - Et quoi, dit-elle, il n'y a donc plus d'espérance en votre discrétion ? - Non plus, lui dis-je, que de sincérité en votre amitié. Elle demeura un peu muette en me regardant, et s'approchant de moi, me dit : - Au moins promettez-moi que vous ne la verrez point que je ne vous aie fait le discours de tout ce qui s'est passé. - Je le veux bien, dis-je, pourvu que vous ne soyez point mensongère. Après m'avoir juré qu'elle me dirait véritablement tout, et m'avoir adjuré que je n'en fisse jamais semblant, elle me raconta ce que je vous ai dit de Ligdamon. - Et à cette heure, continua-t-elle, il vient de m'envoyer cette lettre, et j'ai bien affaire de ses plaintes, ou plutôt

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de ses feintes. - Mais, lui répondis-je, si elles étaient véritables ? - Et quand elles le seraient, pourquoi ai-je à me mêler, dit-elle, de ses folies ? - Pour cela même, ajoutai-je, que celui est obligé d'aider au misérable qu'il a fait tomber dans un précipice. - Et que puis-je mais de son mal ? répliqua-t-elle. Pouvais-je moins faire que de vivre puisque j'étais au monde ? Pourquoi avait-il des yeux ? Pourquoi s'est-il trouvé où j'étais ? Vouliez-vous que je m'enfuisse ? - Toutes ces excuses, lui dis-je, ne sont pas valables, car sans doute vous êtes complice de son mal. Si vous eussiez été moins pleine de perfections, si vous vous fussiez rendue moins aimable, croyez-vous qu'il eût été réduit à cette extrémité ? - Et vraiment, me dit-elle en souriant, vous êtes bien jolie de me charger de cette faute. Quelle vouliez-vous que je fusse, si je n'eusse été celle que je suis ? - Et quoi, Silvie, lui répondis-je, ne savez-vous point que celui qui aiguise un fer entre les mains d'un furieux est en partie coupable du mal qu'il en fait ? Et pourquoi ne le serez-vous pas, puisque cette beauté que le Ciel à votre naissance vous a donnée a été par vous si curieusement aiguisée avec tant de vertus et aimables perfections qu'il n'y a œil qui, sans être blessé, les puisse voir ? Et vous ne serez pas blâmée des meurtres que votre cruauté en fera ? Voyez-vous, Silvie, il ne fallait pas que vous fussiez moins belle ni moins remplie des perfections, mais vous deviez vous étudier autant

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à vous faire bonne que vous étiez belle, et à mettre autant de douceur en votre âme que le Ciel vous en avait mis au visage ; mais le mal est que vos yeux, pour mieux blesser, l'ont toute prise, et n'ont laissé en elle η que rigueur et cruauté.
  Or, gentil Berger, ce qui me faisait tant affectionner la défense de Ligdamon était que, outre que nous étions un peu alliés η, encore était-il fort aimé de toutes celles qui le connaissaient, et j'avais su qu'il était réduit à fort mauvais terme. Donc, après quelques semblables propos, j'ouvris la lettre, et la lus tout haut, afin qu'elle l'entendît. Mais elle n'en fit jamais un seul clin d'œil, ce que je trouvais fort étrange, et prévis bien que si je n'usais de très grande force à peine tirerais-je jamais d'elle quelque bon remède pour mon malade ; ce qui me fit résoudre de lui dire du premier coup qu'en toute façon je ne voulais point que Ligdamon se perdît. - Voyez, ma sœur, me dit-elle, puisque vous êtes si pitoyable, guérissez-le. - Ce n'est pas de moi, répondis-je, dont sa guérison dépend ; mais je vous assure bien, si vous continuez envers lui comme vous avez fait par le passé que je vous en ferai avoir du déplaisir, car je ferai qu'Amasis le saura, et n'y aura une seule de nos compagnes à qui je ne le dise. - Vous seriez bien assez folle, répliqua-t-elle. - N'en doutez nullement, répondis-je, car, pour conclusion, j'aime Ligdamon, et ne veux point voir sa perte, tant que

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je la pourrai empêcher. - Vous dites fort bien, Léonide, me dit-elle alors en colère, ce sont ici des offices que j'ai toujours attendu de votre amitié. - Mon amitié, lui répondis-je, serait toute telle envers vous contre lui s'il avait le tort. En ce point nous demeurâmes quelque temps sans parler ; enfin je lui demandai quelle était sa résolution. - Telle que vous voudrez, me dit-elle, pourvu que vous ne me fassiez point ce déplaisir de publier les folies de Ligdamon. Car encore que je n'en puisse être taxée, il me fâcherait toutefois qu'on les sût. - Voyez, m'écriai-je alors, quelle η humeur est la vôtre, Silvie, vous craignez que l'on sache qu'un homme vous ait aimée, et vous ne craignez pas de faire savoir que vous lui avez donné la mort. - Parce, répondit-elle, qu'on peut soupçonner le premier être produit avec quelque consentement de mon côté, mais non point le dernier. - Laissons cela, répliquai-je, et vous résolvez que je veux que Ligdamon soit à l'avenir traité d'autre sorte. Et puis, je continuai, qu'elle s'assurât que je ne permettrais point qu'il mourût, et que je voulais qu'elle lui écrivît en façon qu'il ne se désespérât plus, que, quand il serait guéri, je me contenterais qu'elle * en usât comme elle voudrait, pourvu qu'elle lui laissât la vie. J'eus de la peine à obtenir cette grâce d'elle, toutefois je la menaçais à tous coups de le dire. Ainsi, après un long débat, et l'avoir fait recommencer deux ou trois fois, enfin elle lui écrivit de cette sorte :

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Réponse de Silvie
à Ligdamon

  S'il y a quelque chose en vous qui me plaise, c'est moins votre mort que toute autre ; la reconnaissance de votre faute m'a satisfaite, et ne veux point d'autre vengeance de votre témérité que la peine que vous en aurez. Reconnaissez-vous à l'avenir, et me reconnaissez. Adieu, et vivez.

  Je lui écrivis ces mots au bas de la lettre, afin qu'il espérât mieux, ayant un si bon second :


Billet de Léonide
à Ligdamon, dans la
réponse de Silvie

  Léonide a mis la plume en la main à cette Nymphe. Amour le voulait, votre justice l'y conviait, son devoir le lui commandait, mais son opiniâtreté avait une grande défense. Puisque cette faveur est la première que j'ai obtenue pour vous, guérissez-vous, et espérez.

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  Ces billets lui furent portés si à propos qu'ayant encore assez de force pour les lire, il vit le commandement que Silvie lui faisait de vivre. Et parce que, jusques alors, il n'avait voulu user d'aucune sorte de remède, depuis, pour ne désobéir à cette Nymphe, il se gouverna de façon qu'en peu de temps il se porta mieux ; ou fût que sa maladie, ayant fait tout son effort, était sur son
" déclin, ou que véritablement le contentement
" de l'âme soit un bon remède pour les douleurs du corps, tant y a que, depuis, son mal alla toujours diminuant. Mais cela émut si peu cette cruelle beauté qu'elle ne se changeât jamais envers lui, et quand il fut guéri, la plus favorable réponse qu'il put η avoir fut : - Je ne vous aime point, je ne vous hais point aussi ; contentez-vous que de tous ceux qui me pratiquent, vous êtes celui qui me déplaît le moins. Que si lui ou moi la recherchions de plus grande déclaration, elle nous disait des paroles si cruelles qu'autre que son courage ne les pouvait imaginer, ni autre affection les supporter que celle de Ligdamon.
  Mais, pour ne tirer ce discours en longueur, Ligdamon l'aima, et servit toujours depuis sans nulle autre apparence d'espoir que celle que je vous ai dite, jusques à ce que Clidaman fût élu par la fortune pour la servir ; alors certes il faillit bien à perdre toute résolution, et n'eût été qu'il sut par moi qu'il η n'était pas mieux traité, je ne sais quel il fût devenu.

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Toutefois encore que cela le consolât un peu, la grandeur de son rival lui donnait plus * de jalousie. Il me souvient qu'une fois il me fit une telle réponse sur ce que je lui disais qu'il ne devait se montrer tant en peine pour Clidaman. - Belle Nymphe, me répondit-il, je vous dirai librement d'où mon souci procède, et puis jugez si j'ai tort. Il y a déjà si longtemps que j'éprouve Silvie ne pouvoir être émue ni par fidélité d'affection, ni par extrémité d'Amour, que c'est sans doute qu'elle ne peut être blessée de ce côté-là. Toutefois, comme j'ai appris du sage Adamas, votre oncle, toute personne est sujette à une certaine force dont elle ne peut éviter l'attrait quand une fois elle en est touchée. Et quelle puis-je penser que puisse être celle de cette Belle, si ce n'est la grandeur et la puissance ? Et ainsi, si je crains, c'est la fortune, et non les mérites de Clidaman, sa grandeur, et non point son affection. Mais certes en cela il avait tort ; car ni l'Amour de Ligdamon, ni la grandeur de Clidaman n'émurent jamais une seule étincelle de bonne volonté en Silvie. Et ne crois point qu'Amour ne la garde pour exemple aux autres, la voulant punir de tant de dédains par quelque moyen inaccoutumé. Or en ce même temps il advint un grand témoignage de sa beauté, ou pour le moins de la force qu'elle η a à se faire aimer.
  C'était le jour tant célébré que tous les ans nous chômons * le sixième de la Lune de Juillet,

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et que Amasis a accoutumé de faire ce solennel sacrifice, tant à cause de la fête que pour être le jour de la nativité de Galathée. Lorsqu'étant déjà bien avant au sacrifice, il arriva dans le temple quantité de personnes vêtues de deuil, au milieu desquelles venait un Chevalier plein de tant de Majesté entre les autres qu'il était aisé à juger qu'il était leur maître. Il était si triste et mélancolique qu'il faisait bien paraître d'avoir quelque chose en l'âme qui l'affligeait beaucoup. Son habit noir, en façon de mante, lui traînait jusques en terre, qui empêchait de connaître la beauté de sa taille, mais le visage qu'il avait découvert, et la tête nue, dont le poil blond et crêpé faisait honte au Soleil, * attiraient les yeux de chacun sur lui. Il vint au petit pas jusques où était Amasis, et, après avoir baisé sa robe, il se retira, attendant que le sacrifice fût achevé, et par fortune, bonne ou mauvaise pour lui je ne sais, il se trouva vis-à-vis de Silvie. Étrange effet d'Amour ! Il n'eût si tôt mis les yeux sur elle qu'il ne la connût, quoiqu'auparavant il ne l'eût jamais vue. Et pour en être plus assuré le demanda à l'un des siens qui nous connaissait toutes ; sa réponse fut suivie d'un profond soupir par cet étranger, et depuis, tant que les cérémonies durèrent, il n'ôta les yeux de dessus. Enfin * le sacrifice étant parachevé, Amasis s'en retourna en son Palais, où lui ayant donné audience, il lui parla devant tous de telle sorte :

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  - Madame, encore que le deuil que vous voyez en mes habits soit beaucoup plus noir en mon âme, si ne peut-il égaler la cause que j'en ai. Et toutefois, encore que ma perte soit extrême, je ne pense pas être le seul qui y ait perdu, car vous y êtes particulièrement amoindrie entre vos fidèles serviteurs d'un qui peut-être n'était point ni le moins affectionné, ni le plus inutile à votre service. Cette considération m'avait fait espérer de pouvoir obtenir de vous quelque vengeance de sa mort contre son homicide ; mais dès que je suis entré dans ce temple, j'en ai perdu toute espérance, jugeant que si le désir de vengeance mourait en moi, qui suis le frère de l'offensé, qu'à plus forte raison se perdrait-il en vous, Madame, en qui la compassion du Mort, et le service qu'il vous avait voué en peuvent, sans plus, faire naître quelque volonté. Toutefois, parce que je vois les armes de l'homicide de mon frère préparées déjà contre moi, non point pour fuir telle mort mais pour en avertir les autres, je vous dirai le plus brièvement qu'il me sera possible, la fortune de celui que je regrette. Encore, Madame, que je n'aie l'honneur d'être connu de vous, je m'assure toutefois qu'au nom de mon frère, qui n'a η jamais vécu qu'à votre service, vous me reconnaîtrez pour votre très humble serviteur. Il s'appelait Aristandre, et sommes tous deux fils de ce grand Cleomir, qui, pour votre service, visita si souvent le Tibre,

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le Rhin et le Danube. Et d'autant que j'étais le plus jeune, il peut y avoir * neuf ans qu'aussitôt qu'il me vit capable de porter les armes, il m'envoya en l'armée de ce grand Mérovée, la délice des hommes, et le plus agréable Prince qui vînt jamais * en Gaule. De dire pourquoi mon père m'envoya plutôt vers Mérovée que vers Thierry, le Roi des Wisigoths, * ou vers celui des Bourguignons, il me serait malaisé, toutefois j'ai opinion que ce fut pour ne me faire servir un Prince si proche de vos États que la fortune pourrait rendre votre ennemi. Tant y a que la rencontre pour moi fut telle que Childéric, son fils, Prince belliqueux et de grande espérance, me voyant presque de son âge, me voulut plus particulièrement favoriser de son amitié que de tout autre. Quand j'arrivai près de lui, c'était sur le point que ce grand η et prudent Ætius traitait un accord avec Mérovée et ses * Francs - car tels nomme-t-il tous ceux qui le suivent - pour résister à ce fléau η de dieu Attila, Roi des Huns, qui, ayant ramassé par les déserts de l'Asie un nombre incroyable de gens, jusques à cinq cent mille combattants, descendit comme un déluge ravageant furieusement tous les pays par où il passait. Et encore que cet Ætius, Lieutenant général en Gaule de Valentinien, fût venu en délibération de faire la guerre à Mérovée, qui durant le gouvernement de Castinus s'était saisi d'une partie de la Gaule, si lui sembla-t-il

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meilleur de se le rendre ami, et les Wisigoths, et les Bourguignons aussi, que d'être défait par Attila, qui déjà ayant traversé la Germanie, était sur les bords du Rhin où il ne demeura longtemps sans s'avancer tellement en Gaule qu'il assiégea la ville d'Orléans, d'où la survenue de Thierry, Roi des Wisigoths, lui fit lever le siège et prendre autre chemin. Mais atteint par Mérovée et Ætius avec leurs confédérés aux Champs Catalauniques, il fut défait, plus par la vaillance des Francs et la prudence de Mérovée que de toute autre force. Depuis, Ætius ayant été tué, peut-être par le commandement de son maître pour quelque mécontentement, Mérovée fut reçu à Paris, Orléans, Sens, et aux villes voisines pour Seigneur et pour Roi ; et tout ce peuple lui a depuis porté tant d'affection que non seulement il veut être à lui, mais se fait nommer du nom des * Francs pour lui être plus agréable, et leur pays au lieu de Gaule * prend le nom de France. Cependant que j'étais ainsi entre les armes des Francs, des Gaulois, des Romains, des Bourguignons, des Wisigoths, et des Huns, mon frère était entre celles d'Amour. Armes d'autant plus offensives qu'elles n'adressent toutes leurs plaies qu'au cœur ! Son désastre fut tel - si toutefois à cette heure il m'est permis de le nommer ainsi - qu'étant nourri avec Clidaman, il vit la belle Silvie, mais la voyant il vit sa mort aussi n'ayant depuis vécu que comme se traînant au cercueil. D'en dire la

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cause je ne saurais, car étant avec Childéric, je ne sus autre chose sinon que mon frère était à l'extrémité. Encore que j'eusse tous les contentements qui se peuvent, comme étant bien vu de mon maître, aimé de mes compagnons, chéri et honoré généralement de tous pour une certaine bonne opinion que l'on avait conçue de moi aux affaires qui s'étaient présentées, qui peut-être m'avait plus rapporté entre eux d'autorité et de crédit que mon âge et ma capacité ne méritaient. Si ne peux-je, sachant la maladie de mon frère, m'arrêter plus longtemps près de Childéric ; au contraire, prenant congé de lui, et lui promettant de retourner bientôt, je m'en revins avec la hâte que requérait mon amitié. Soudain que je fus arrivé chez lui, plusieurs lui coururent dire que Guyemant était venu, * car c'est ainsi que l'on m'appelle ; son amitié lui donna assez de force pour se relever sur le lit, et m'embrasser de la plus entière affection que η jamais un frère serra l'autre entre ses bras.
  Il ne servirait, Madame, que de vous ennuyer et me reblesser encore plus vivement, de vous raconter les choses que notre amitié fit entre nous. Tant y a que deux ou trois jours après mon frère fut réduit à telle extrémité qu'à peine avait-il la force de respirer, et toutefois ce cruel Amour s'adonnait η toujours plutôt aux soupirs * qu'à la nécessité qu'il en avait pour respirer, et parmi ses plus cuisants regrets, on n'oyait que le nom de Silvie.

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Moi, à qui le déplaisir de sa mort était si violent que rien n'était assez fort pour me le faire dissimuler, je voulais tant de mal à cette Silvie inconnue, que je ne pouvais m'empêcher de la maudire ; ce que mon frère oyant, et son affection étant encore plus forte que son mal, il s'efforça de me parler ainsi : - Mon frère, si vous ne voulez être mon plus grand ennemi, cessez, je vous prie, ces imprécations qui ne peuvent que m'être plus désagréables que mon mal même. J'élirais plutôt de n'être point que si elles avaient effet, et étant inutiles, que profitez-vous, sinon de me témoigner combien vous haïssez ce que j'aime ? Je sais bien que ma perte vous ennuie, et en cela je ressens plus notre séparation que ma fin. Mais puisque tout homme est né pour mourir, pourquoi avec moi ne remerciez-vous le Ciel qui m'a élu la plus belle mort et plus belle meurtrière qu'autre ait jamais eue ? L'extrémité de mon affection et l'extrémité de la vertu de Silvie sont les armes desquelles sa beauté s'est servie pour me mettre au cercueil. Et pourquoi me plaignez-vous, et voulez-vous mal à celle à qui je veux plus de bien qu'à mon âme ? Je crois qu'il voulait dire davantage, mais la force lui manqua, et moi, plus baigné de pleurs de pitié que contre Attila je n'avais jamais été mouillé η de sueur sous mes armes, ni mes armes * n'avaient été teintes de sang sur moi, je lui répondis : - Mon frère, celle qui vous ravit aux vôtres est la plus injuste qui fût jamais. Et si elle est belle, les Dieux même ont usé d'injustice en elle, car

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ou ils lui devaient changer le visage ou le cœur. Alors Aristandre, ayant repris davantage de force, me répliqua : - Pour Dieu, Guyemant, ne blasphémez η plus de cette sorte, et croyez que Silvie a le cœur si répondant au visage que comme l'un est plein de beauté, l'autre aussi l'est de vertu. Que si pour l'aimer je meurs, ne vous en étonnez, pour ce que si l'œil ne peut sans éblouissement soutenir les éclairs d'un Soleil sans nuage, comment mon âme ne serait-elle demeurée éblouie aux rayons de * tant de Soleils qui * éclairent en cette belle ? Que si je n'ai pu goûter tant de divinités sans mourir, que j'aie au moins le contentement de celle qui mourut pour voir η Jupiter en sa divinité. Je veux dire que, comme sa mort η rendit témoignage que nulle autre n'avait vu tant de divinités qu'elle, que vous avouiez aussi que nul n'aima jamais tant de beauté ni tant de vertu que moi. Moi, qui venais d'un exercice qui me faisait croire n'y avoir point d'Amour forcé, mais volontaire, avec lequel on s'allait flattant en l'oisiveté η, je lui dis : - Est-il possible qu'une seule beauté soit la cause de votre mort ? - Mon frère, me répondit-il, je suis en telle extrémité que je ne pense pas vous pouvoir satisfaire en ce que vous me demandez. Mais, continua-t-il en me prenant la main, par l'amitié fraternelle, et par la nôtre particulière qui nous lie encore plus, je vous adjure de me promettre un don. Je le fis. Lors il continua : - Portez de ma part ce baiser à Silvie, et lors il me baisa la main, et observez ce que vous trouverez de ma dernière volonté, et quand vous

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verrez cette Nymphe, vous saurez ce que vous m'avez demandé. À ce mot, avec le souffle s'envola son âme, et son corps me demeura froid entre les bras.
  * L'affliction que je ressentis de cette perte, comme elle ne peut être imaginée que par celui qui l'a faite, aussi ne peut-elle être * comprise que par le η cœur qui l'a soufferte ; et malaisément parviendra la parole où la pensée ne peut atteindre ; si bien que, sans m'arrêter davantage à pleurer ce désastre, je vous dirai, Madame, qu'aussitôt que ma douleur me l'a voulu permettre, je me suis mis en chemin, tant pour vous rendre l'hommage que je vous dois et vous demander justice de la mort d'Aristandre, que pour observer la promesse que je lui ai faite envers son homicide et lui présenter ce que dans sa dernière volonté il a laissé par écrit, et afin que je me puisse dire aussi juste observateur de ma parole que son affection a été inviolable. Mais soudain que je me suis présenté devant vous, et que j'ai voulu ouvrir la bouche pour accuser cette meurtrière, j'ai reconnu si véritables les paroles de mon frère, que non seulement j'excuse sa mort, mais encore j'en désire et requiers une semblable. Ce sera donc, Madame, avec votre permission, que je parachèverai. Et lors faisant une grande révérence à Amasis, il choisit entre nous Silvie, et mettant un genou en terre, il lui dit : - Belle meurtrière, encore que sur ce beau sein il tombât une larme de pitié à la nouvelle de la mort d'une personne qui vous était tant acquise, vous ne laisseriez d'en avoir aussi entière,

Signet[ 66 verso ] 1607 1621

et honorable victoire. Toutefois, si vous jugez qu'à tant de flammes que vous aviez allumées en lui, si peu d'eau ne serait pas grand allègement, recevez pour le moins l'ardent baiser qu'il vous envoie, ou plutôt son âme changée en ce baiser, qu'il remet en cette belle main * riche à la vérité des dépouilles de plusieurs autres libertés, mais de nulle plus entière que la sienne. À ce mot il lui baisa la main, et puis continua ainsi après s'être relevé : - Entre les papiers où Aristandre avait mis sa dernière volonté, nous avons trouvé celui-ci, et parce qu'il est cacheté de la façon que vous voyez et qu'il s'adresse à vous, je le vous apporte avec la protestation que par son testament il me commande de vous faire avant que vous l'ouvriez. Que si votre volonté n'est de lui accorder la requête qu'il vous y fait, il vous supplie de ne la lire point, afin qu'en sa mort comme en sa vie il ne ressente les traits de votre cruauté. Lors il lui présenta une lettre que Silvie, troublée de cet accident, eût refusée sans le commandement qu'Amasis lui en fit. Et puis Guyemant reprit la parole ainsi : - J'ai jusques ici satisfait à la dernière volonté d'Aristandre, il reste que je poursuive sur son homicide sa cruelle mort. Mais si autrefois l'offense m'avait fait ce commandement, l'Amour à cette heure m'ordonne que ma plus belle vengeance soit le sacrifice de ma liberté sur le même autel qui fume encore de celle de mon frère, qui m'étant ravie lorsque je ne respirais contre vous que sang et mort, rendra témoignage que justement tout œil qui vous

Signet[ 67 recto ] 1607 1621

voit vous doit son cœur pour tribut, et qu'injustement tout homme vit qui ne vit en votre service. Silvie, confuse un peu de cette rencontre, demeura assez longtemps à répondre, de sorte qu'Amasis prit le papier qu'elle avait en la main, et ayant dit à Guyemant que Silvie lui ferait réponse, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, et rompant le cachet, lut telles paroles :


Lettre d'Aristandre à Silvie

  Si mon affection ne vous a pu rendre mon service agréable, ni mon service mon affection, que pour le moins, ou η cette affection vous rende ma mort pleine de pitié, ou ma mort vous assure de la fidélité de mon affection ; et que comme nul n'aima jamais tant de perfections, que nul aussi n'aima jamais avec tant de passion. Le dernier témoignage que je vous en rendrai sera le don de ce que j'ai de plus cher après vous, qui est mon frère ; car je sais bien que je le vous donne, puisque je lui ordonne de vous voir, sachant assez par expérience qu'il est impossible que cela soit sans qu'il vous aime. Ne veuillez pas, ma belle meurtrière, qu'il soit héritier de ma fortune, mais oui bien de celle que j'eusse pu justement

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mériter envers toute autre que vous. Celui qui vous écrit c'est un serviteur qui pour avoir eu plus d'Amour qu'un cœur n'était capable d'en * concevoir voulut mourir plutôt que d'en diminuer.

  Amasis appelant alors Silvie lui demanda de quelle si grande cruauté elle avait pu user contre Aristandre qui l'eût conduit à cette extrémité. La Nymphe rougissant lui répondit qu'elle ne savait de quoi il se pouvait plaindre. - Je veux, lui dit-elle, que vous receviez Guyemant en sa place. Alors l'appelant devant tous, elle lui demanda s'il voulait observer l'intention de son frère. Il répondit que oui, pourvu qu'elle ne fût point contraire à son affection. -  Il η prie cette Nymphe, dit alors Amasis, de vous recevoir en sa place, et que vous ayez meilleure fortune que lui. De vous recevoir, je le lui commande ; pour la fortune dont il parle, ce n'est jamais la prière ni le commandement d'autrui qui la peut faire mais le propre mérite, ou la fortune même. Guyemant, après avoir baisé la robe à Amasis, en vint faire de même à la main de Silvie en signe de servitude ; mais elle était si piquée contre lui des reproches qu'il lui avait faites η et de la déclaration de son affection que, sans le commandement d'Amasis, elle ne l'eût jamais permis.
  On commençait à se retirer, quand Clidaman, qui revenait de la chasse, fut averti de ce nouveau serviteur de sa Maîtresse, de quoi il fit ses plaintes si haut qu'Amasis et Guyemant les ouïrent. Parce qu'il ne savait

Signet[ 68 recto ] 1607 1621

d'où cela procédait, elle le lui déclara. Et à peine avait-elle parachevé que Clidaman, reprenant la parole, se plaignit qu'elle eût permis une chose tant à son désavantage, que c'était révoquer ses ordonnances, que le destin la lui avait élue η, que nul ne la lui saurait ravir sans la vie. * Paroles qu'il proférait avec affection et véhémence, parce qu'à bon escient il aimait Silvie. Mais Guyemant, qui outre sa nouvelle Amour avait si bonne opinion de soi-même qu'il n'eût voulu céder à personne du monde, répondit, adressant sa parole à Amasis : - Madame, on veut que je ne sois point serviteur de la belle Silvie. Ceux qui le requièrent savent peu d'Amour autrement ils ne penseraient pas que votre ordonnance, ni celle de tous les Dieux ensemble, fût assez forte pour divertir le cours d'une affection ; c'est pourquoi je déclare ouvertement que si on me défend ce qui m'a déjà été permis, je serai désobéissant et rebelle, et n'y a devoir ni considération qui me fasse changer. Et lors se tournant vers Clidaman : - Je sais le respect que je vous dois, mais je ressens aussi le pouvoir qu'Amour a sur moi. Si le destin vous a donné à Silvie, sa beauté est celle qui m'a acquis : jugez lequel des deux dons lui doit être plus agréable. Clidaman voulait répondre quand Amasis lui dit : - Mon fils, vous auriez raison de vous douloir si on altérait nos ordonnances, mais on ne les intéresse nullement ; il vous a été commandé de servir Silvie, et non pas défendu aux autres. Les senteurs η rendent plus d'odeur étant émues.

Signet[ 68 verso ] 1607 1621

Un Amant aussi, ayant un rival, rend plus de témoignages de ses mérites. Ainsi ordonna Amasis. Et voilà Silvie bien servie ; car Guyemant n'oubliait chose que son affection lui commandât, et Clidaman à l'envi s'étudiait de paraître encore plus soigneux. Mais surtout Ligdamon la servait avec tant de discrétion et de respect que le plus souvent il ne l'osait aborder, pour ne donner connaissance aux autres de son affection. Et à mon gré son service était bien autant aimable que nul des autres. Mais certes une fois il faillit de perdre patience. Il advint qu'Amasis se trouva entre les mains une aiguille faite en façon d'épée, dont Silvie avait accoutumé de se relever et accommoder le poil, et voyant Clidaman assez près d'elle, elle la lui donna pour la porter à sa Maîtresse, mais il la garda tout le jour afin de mettre Guyemant en peine. Il ne se doutait point de Ligdamon ; et voyez comme bien souvent on blesse l'un pour l'autre, car le poison qui fut préparé pour Guyemant toucha tant au cœur à Ligdamon que, ne pouvant le dissimuler, afin de n'en donner connaissance, il se retira en son logis, où après avoir quelque temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume, et m'écrivit tels vers :


Madrigal
sur l'épée de Silvie,
entre les mains de Clidaman.

*Amour en trahison
D'une meurtrière épée,

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Mais non pas sans raison,
De mon bonheur l'espérance a coupée,
Car ne pouvant payer
Ma grande servitude
Par un digne loyer
Qui l'excusât de son ingratitude,
Il veut me traiter finement,
Plutôt en soldat qu'en Amant η.


ET AU BAS DE CES VERS
il ajouta ces paroles.

  Il faut avouer, belle Léonide, que Silvie fait comme le Soleil qui jette indifféremment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les plus nobles.

  Lui-même m'apporta ce papier, et ne pus, quoique je m'y étudiasse, y rien entendre, ni tirer de lui autre chose, sinon que Silvie lui avait donné un grand coup d'épée ; et me laissant s'en alla le plus perdu homme de la terre. Voyez comme Amour est artificieux blesseur, qui, avec de si petites armes, fait de si grands coups. Il me fâcha de le voir en cet état, et pour savoir s'il y avait quelque chose de nouveau, j'allai trouver Silvie ; mais elle me jura qu'elle ne savait que ce pouvait être. Enfin ayant demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux,

Signet[ 69 verso ] 1607 1621

et n'y trouvant son poinçon, elle se mit à sourire, et dit que son poinçon était perdu et que quelqu'un l'avait trouvé, et qu'il fallait que Ligdamon le lui eût reconnu. À peine m'avait-elle dit cela que Clidaman entra dans la salle avec cette meurtrière épée en la main. Je la suppliai de ne la lui laisser plus. - Je verrai, dit-elle, sa discrétion, puis j'userai du pouvoir que je dois avoir sur lui. Elle ne faillit pas à son dessein, car d'abord elle lui dit : - Voilà une épée qui est à moi. Il répondit : - Aussi est bien celui qui la porte. - Je la veux avoir, dit-elle. - Je voudrais, répondit-il, que vous voulussiez de même tout ce qui est à vous. - Ne me la voulez-vous pas rendre ? dit la Nymphe. - Comment, répliqua-t-il, pourrais-je vouloir quelque chose, puisque je n'ai point de volonté ? - Et, lui dit-elle, qu'avez-vous fait de celle que vous aviez ? - Vous me l'avez ravie, dit-il, et à cette heure elle est changée en la vôtre. - Puis donc, continua-t-elle, que votre volonté n'est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon parce que je le veux. - Puis, dit-il, que je veux cela même que vous voulez et que vous voulez avoir ce poinçon, il faut par nécessité que je le veuille avoir aussi. Silvie sourit un peu. - Mais enfin, dit-elle, je veux que vous me le donniez. - Et moi aussi, dit-il, je veux que vous me le donniez. Alors la Nymphe étendit la main et le prit. - Je ne vous refuserai jamais, dit-il, quoi que vous vouliez m'ôter, et fût-ce le cœur encore une fois. Ainsi Silvie * reçut son épée, et j'écrivis ce billet à Ligdamon :

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Billet de Léonide
à Ligdamon

  Le bien que sans le savoir on avait fait à votre rival, le sachant, lui a été ravi : jugez en quel terme sont ses affaires, puisque les faveurs qu'il a procèdent d'ignorance et les défaveurs de délibération.

  Ainsi Ligdamon fut guéri, non pas de la même main mais du même fer qui l'avait blessé. Cependant l'affection de Guyemant vint à telle extrémité que peut-être ne devait-elle rien à celle d'Aristandre ; d'autre côté Clidaman, sous la couverture de la courtoisie, avait laissé couler en son âme une très ardente et très véritable Amour. Après avoir entre eux plusieurs fois essayé à l'envi qui serait plus agréable à Silvie, et connu qu'elle les favorisait et défavorisait également, ils se résolurent un jour, parce que d'ailleurs ils s'entre-aimaient fort, de savoir qui des deux était le plus aimé, et vinrent pour cet effet à Silvie de laquelle ils eurent de si froides réponses qu'ils n'y purent asseoir jugement. Alors par le conseil d'un Druide, qui peut-être se fâchait de voir deux telles personnes perdre si inutilement le temps qu'ils pouvaient bien mieux employer pour la défense des Gaules que tant de Barbares allaient inondant, ils vinrent à la fontaine η de la vérité d'Amour. Vous savez quelle est la propriété de cette eau,

Signet[ 70 verso ] 1607 1621

et comme elle déclare par force les pensées plus secrètes des Amants ; car celui qui y regarde dedans y voit sa maîtresse, et s'il est aimé, il se voit auprès, et si elle en aime quelque autre, c'est la figure de celui-là qui s'y voit. Or Clidaman fut le premier qui s'y présenta, il mit le genou en terre, baisa le bord de la fontaine, et après avoir supplié le Démon du lieu de lui être plus favorable η qu'à Damon, il se penche un peu en dedans. Incontinent Silvie s'y présente si belle et admirable que l'Amant transporté se baissa pour lui baiser la main, mais son contentement fut bien changé quand il ne vit personne près d'elle. Il se retira fort troublé, après y avoir demeuré quelque temps, et sans en vouloir dire autre chose, fit signe à Guyemant, qu'il y éprouvât sa fortune. Lui, avec toutes les cérémonies requises, ayant fait sa requête, jeta l'œil sur la fontaine ; mais il fut traité comme Clidaman, parce que Silvie seule se présenta brûlant presque avec ses beaux yeux l'onde qui semblait rire autour d'elle. Tous deux, étonnés de cette rencontre, en demandèrent la cause à ce Druide qui était très grand magicien. Il répondit que c'était d'autant que Silvie n'aimait encore personne, comme n'étant point capable de pouvoir être brûlée mais de brûler seulement. Eux qui ne se pouvaient croire tant défavorisés, parce qu'ils s'y étaient présentés séparés, y retournèrent tous deux ensemble ; et quoique l'un et l'autre se penchât de divers côtés, si est-ce que la Nymphe y parut seule. Le Druide en souriant

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les vint retirer, leur disant qu'ils crussent pour certain n'être point aimés, et que se pencher d'un côté et d'autre ne pouvait représenter leur figure dans cette eau. - Car il faut, disait-il, que vous sachiez, que tout ainsi que les autres eaux représentent les corps qui lui sont devant, celle-ci représente les esprits.
  Or l'esprit qui n'est que la volonté, la mémoire et le jugement, lorsqu'il aime, se transforme en la chose aimée ; et c'est pourquoi lorsque
vous vous présentez ici, elle reçoit la figure de "
votre esprit et non pas de votre corps, et votre "
esprit étant changé en Silvie, il représente Silvie "
et non pas vous. Que si Silvie vous aimait, "
elle serait changée aussi bien en vous que vous "
en elle ; et ainsi, représentant votre esprit, vous verriez Silvie, et voyant Silvie changée, comme je vous ai dit, par cet Amour, vous vous y verriez aussi. Clidaman était demeuré fort attentif à ce discours, et considérant que la conclusion était une assurance de ce qu'il craignait le plus, de colère η, mettant l'épée à la main, en frappa deux ou trois coups de toute sa force sur le marbre de la fontaine ; mais son épée, ayant au commencement résisté, enfin se rompit par le milieu, sans laisser presque marque de ses coups. Et parce qu'il était résolu en toute façon de rompre la pierre, imitant en cela le chien en colère qui mord le caillou que l'on lui a jeté, le Druide lui fit entendre qu'il se travaillait en vain, d'autant que cet enchantement ne pouvait prendre fin par force mais par extrémité d'amour ; que toutefois, s'il voulait

Signet[ 71 verso ] 1607 1621

le η rendre inutile, il en savait le moyen. Clidaman nourrissait pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lions et deux Licornes qu'il faisait bien souvent combattre contre diverses sortes d'animaux. Or ce Druide les lui demanda pour gardes de cette fontaine, et les enchanta de sorte qu'encore qu'ils fussent mis en liberté, ils ne pouvaient abandonner l'entrée de la grotte sinon quand ils allaient chercher à vivre, car en ce temps-là il n'y en demeurait que deux. Et depuis n'ont fait mal à personne qu'à ceux qui ont voulu essayer la fontaine ; mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu'il n'y a point d'apparence que l'on s'y hasarde, car les Lions sont si grands et affreux, ont les ongles si longs et si tranchants, sont si légers et adroits, et si animés à cette défense, qu'ils font des effets incroyables. D'autre côté, les Licornes ont la corne si pointue et si forte qu'elles perceraient un rocher, et heurtent avec tant de force et de vitesse qu'il n'y a personne qui les puisse éviter η. Aussitôt que cette garde fut ainsi disposée, Clidaman et Guyemant partirent si secrètement qu'Amasis ni Silvie n'en surent rien qu'ils ne fussent déjà bien loin. Ils allèrent trouver Mérovée et Childéric, car on nous a dit depuis que se voyant également traités de l'Amour, ils voulurent essayer si les armes leur seraient également favorables. Ainsi, gentil Berger, nous avons perdu la commodité de cette fontaine qui découvrait si bien les cachettes η des pensées trompeuses ; que si tous eussent été comme Ligdamon, ils ne nous l'eussent pas fait

Signet[ 72 recto ] 1607 1621

perdre ; car lorsque je sus que Clidaman et Guyemant s'y en allaient, je lui conseillai d'être le tiers, m'assurant qu'il serait * le plus favorisé. Mais il me fit une telle réponse : - Belle
Léonide, je conseillerai toujours à ceux qui "
sont en doute de leur bien ou de leur mal qu'ils "
hasardent quelquefois d'en savoir la vérité ; "
mais ne serait-ce folie à celui qui n'a jamais "
pu concevoir aucune espérance de ce qu'il désire, "
de rechercher une plus sûre connaissance η "
de son * astre ? Quant à moi, je ne suis point en doute si la belle Silvie m'aime ou non, je n'en suis que trop assuré, et quand je voudrai en savoir davantage, je ne le demanderai jamais qu'à ses yeux et à ses actions. Depuis ce temps-là son affection est allée croissant, tout ainsi que le feu où l'on met du bois ; car c'est le propre de la pratique de rendre ce qui plaît plus agréable et ce qui ennuie plus ennuyeux, et Dieu sait, comme cette cruelle l'a toujours traité. Le moment est à venir auquel elle l'a jamais
voulu voir sans dédain, ou cruauté ; et ne sais "
quant à moi comme un homme généreux ait "
eu tant de patience, puisqu'en vérité les offenses "
qu'elle lui a faites tiennent plutôt de l'outrage "
que de la rigueur.
  Un jour qu'il la rencontra qu'elle s'allait promener seule avec moi, parce qu'il a la voix fort agréable, et que je le priai de chanter, il dit tels vers :

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Chanson.
sur un désir.

* Quel est ce mal qui me travaille,
Et ne veut me donner loisir
De trouver remède qui vaille ?
Hélas ! C'est un ardent désir,
Qui comme un feu toujours aspire
Au lieu plus haut et malaisé :
Car le bien que plus je désire,
C'est celui qui m'est refusé.

Ce désir eut dès sa naissance,
Et pour sa mère et pour sa sœur,
Une téméraire espérance,
Qui presque le fit possesseur ;
Mais comme le cœur d'une femme
N'est pas en amour arrêté,
Le désir me demeure en l'âme,
Bien que l'espoir m'en soit ôté.

Mais si l'espérance est éteinte,
Pourquoi, désir, t'efforces-tu
De faire une plus grande atteinte ?
C'est que tu nais de la vertu,
Et comme elle est toujours plus forte,

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Et sans faveurs et sans appâts,
Quoique l'espérance soit morte,
Désir, pourtant tu ne meurs pas.

  Il n'eut point si tôt achevé que Silvie reprit ainsi : - Hé ! dites-moi, Ligdamon, puisque je ne suis pas cause de votre mal, pourquoi vous en prenez-vous à moi ? C'est votre désir que vous devez accuser, car c'est lui qui vous travaille vainement. Le passionné Ligdamon répondit : - Le désir est celui certes qui me tourmente, mais ce n'est pas lui qui en doit être blâmé, c'est ce qui le fait naître, ce sont les vertus et les perfections de Silvie. - Si les
désirs, répliqua-t-elle, ne sont déréglés, ils "
ne tourmentent point, et s'ils sont déréglés "
et qu'ils transportent au-delà de la raison, ils "
doivent naître d'autre objet que de la vertu, et "
ne sont point vrais enfants d'un tel père, "
puisqu'ils ne lui ressemblent point. - Jusques ici, "
répondit Ligdamon, je n'ai point ouï dire que l'on désavouât un enfant pour ne ressembler
à son père. Et toutefois les extrêmes "
désirs ne sont point contre la raison : car n'est-il "
pas raisonnable de désirer toutes choses "
bonnes, selon le degré de leur bonté ? Et "
par ainsi une extrême beauté sera raisonnablement "
aimée en extrémité ; que s'il les faut en quelque chose blâmer, on ne saurait dire qu'ils soient contre raison, mais outre la raison. - Cela suffit, répliqua cette cruelle, je ne suis point plus raisonnable que la raison ; c'est pourquoi je ne veux avouer pour mien

Signet[ 73 verso ] 1607 1621

ce qui l'outrepasse. À ce mot, pour ne lui laisser le moyen de lui répondre, elle alla rencontrer quelques-unes de ses compagnes qui nous avaient suivies.
  Une fois qu'Amasis revenait de ce petit lieu de Montbrison, où la beauté des jardins et la solitude * l'avaient plus longtemps arrêtée qu'elle ne pensait, la nuit la surprit en revenant à Marcilly. Et parce que le soir était assez frais, je lui allais demandant par les chemins, expressément pour le faire parler devant sa Maîtresse, s'il ne sentait point la fraîcheur et l'humidité du serein η. À quoi il me répondit qu'il y avait longtemps que le froid η, ni le chaud extérieur ne lui pouvait guère faire de mal. Et lui demandant pourquoi, et quelle η était sa recette : - À l'un, me répondit-il, j'oppose mes désirs ardents, et à l'autre mon espoir gelé. - Si cela est, lui répliquai-je soudain, d'où vient que je vous ois si souvent dire que vous brûlez, et d'autres fois que vous gelez ? - Ah ! me répondit-il, avec un grand soupir, courtoise Nymphe, le mal dont je me plains ne me tourmente pas par dehors ; c'est au dedans, et encore si profondément que je n'ai cachette en l'âme si reculée où je n'en ressente la douleur. Car il faut que vous sachiez qu'en tout autre le feu et le froid sont incompatibles ensemble ; mais moi j'ai dans le cœur continuellement le feu allumé et la froide glace, et en ressens sans soulagement la seule incommodité.
  Silvie ne tarda plus longuement à lui faire ressentir ses cruautés accoutumées que jusqu'à

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la fin de cette parole. Encore crois-je qu'elle ne lui donna pas même du tout le loisir de la proférer, tant elle avait d'envie de lui faire éprouver ses pointures, vu que, se tournant vers moi, comme souriant, elle dit, en penchant dédaigneusement la tête de son côté : - Ô que Ligdamon est heureux d'avoir et le chaud et le froid quand il veut ! Pour le moins il n'a pas de quoi se plaindre, ni de ressentir beaucoup d'incommodité, car si la froideur de son espoir le gèle, qu'il se réchauffe en l'ardeur de ses désirs ; que si ses désirs trop ardents le brûlent, qu'il se refroidisse aux glaçons de ses espoirs. - Il est bien nécessaire, belle Silvie, répondit Ligdamon, que j'use de ce remède pour me maintenir, autrement il y a longtemps que je ne serais plus, mais c'est bien peu de soulagement à un si grand feu. Tant s'en faut, la connaissance de ces choses m'est une nouvelle blessure qui m'offense, d'autant plus qu'en la grandeur de mes désirs, je connais leur impuissance, et en leur impuissance leur grandeur. - Vous figurerez, répliqua la Nymphe, votre mal tel que vous voudrez, si ne croirai-je jamais que le froid étant si près du chaud, et le chaud si près du froid, l'un ni l'autre permette à son voisin d'offenser beaucoup. - À la vérité, répondit Ligdamon, me faire brûler et geler en même temps n'est pas une des moindres merveilles qui procèdent de vous ; mais celle-ci est bien plus grande, que c'est de votre glace que procède ma chaleur, et de ma chaleur votre glace. - * Mais il est encore

Signet[ 74 verso ] 1607 1621

plus merveilleux de voir qu'un homme puisse avoir de semblables imaginations, ajouta la Nymphe ; car elles conçoivent des choses tant impossibles que celui qui les croirait pourrait être autant taxé de peu de jugement que vous, en les disant, de peu de vérité. - J'avoue, répondit-il, que mes imaginations conçoivent des choses du tout impossibles ; mais cela procède de mon trop d'affection et de votre trop de cruauté, et comme cela est un de vos moindres effets, aussi ce que vous me reprochez n'est un de mes moindres tourments. - Je crois, ajouta-t-elle, que vos tourments et mes effets sont en leur plus grande force en vos discours. - Malaisément, répondit Ligdamon, pourrait-on bien dire ce qui ne se peut bien ressentir. - Malaisément, répliqua la Nymphe, peuvent avoir connaissance les sentiments des vaines idées d'une malade imagination. - Si la vérité, ajouta Ligdamon, n'accompagnait cette imagination, à peine aurais-je tant de besoin de votre compassion. - Les hommes, répondit la Nymphe, font leurs trophées de notre honte. - Ne fissiez-vous point mieux, répondit-il, les vôtres de notre perte ? - Je ne vis jamais, répliqua Silvie, des personnes tant perdues, qui se trouvassent si bien que vous faites tous.
  Plus je vous raconte des cruautés de cette Nymphe et des patiences de Ligdamon, et plus il m'en revient en la mémoire. Quand Clidaman s'en fut allé, comme je vous ai dit, Amasis voulut lui envoyer après la plupart des jeunes

Signet[ 75 recto ] 1607 1621

Chevaliers de cette contrée sous la charge de Lindamor, afin qu'il fût tenu de Mérovée pour tel qu'il était. Entre autres Ligdamon, comme très gentil Chevalier, n'y fut point oublié, mais cette cruelle ne voulut jamais lui dire Adieu, feignant de se trouver mal ; lui toutefois qui ne s'en voulait point aller sans qu'elle le sût en quelque sorte m'écrivit tels vers :


SUR UN DÉPART

Amour, pourquoi, puisque tu veux
Que je brûle de tant de feux,
Faut-il que j'éloigne Madame ?

Je lui répondis :

Pour faire en elle quelque effet,
Ne sais-tu qu'en la cendre naît,
Le Phénix qui meurt en la flamme ?

  Il eût été trop heureux de cette réponse ; mais cette cruelle m'ayant trouvé que j'écrivais, et ne voulant ni lui faire du bien ni permettre qu'autre lui en fît, me ravit la plume à toute force de la main, me disant que les flatteries que je faisais à Ligdamon étaient cause de la continuation de ses folies, et qu'il

Signet[ 75 verso ] 1607 1621

avait plus à se plaindre de moi que d'elle. Pour la fin, elle lui * écrivit :


RÉPONSE DE SILVIE

Le Phénix de la cendre sort,
Parce qu'en la flamme il est mort η.
L'absence en l'Amour est mortelle,
Si la présence n'a rien pu.
Jamais par le froid n'est rompu
Le glaçon qu'un feu ne dégèle.

  Vous pouvez penser avec quel contentement il partit. Il fut fort à propos pour lui d'avoir accoutumé de longue main semblables coups, et qu'il se ressouvint que les défaveurs qui partent de celles que l'on sert doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs. Et me souviens que sur ce discours, il se disait le plus heureux Amant du monde, puisque les ordinaires défaveurs qu'il recevait de Silvie ne pouvaient le remettre en doute qu'elle n'eût beaucoup de mémoire de lui, et qu'elle ne le reconnût pour son serviteur, et que, puisqu'elle ne traitait point de cette sorte avec les autres qui ne lui étaient point particulièrement affectionnés, il fallait croire que cette monnaie était celle dont elle payait ceux qui étaient à elle, et que, telle qu'elle η était, il la fallait chérir puisqu'elle avait cette marque. Et sur ce sujet, il m'envoya ces vers avant que partir :

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Sonnet

Elle le veut ainsi, cette beauté suprême,
Que ce soit l'impossible, et non ce que je puis,
Qui lui fasse l'essai de ce que je lui suis ?
Et bien, elle le veut, et je le veux de même.

Enfin elle verra que mon amour extrême,
En la source ressemble à la source du puits η,
Car plus elle voudra m'épuiser par ennuis,
Et plus elle verra qu'infiniment je l'aime.

La source qui produit ma belle affection,
Est celle-là sans plus de sa perfection,
Éternelle en effet, comme elle est éternelle.

Donc, * essais rigoureux de mon cruel destin,
Puisez incessamment, mon amour est sans fin,
Et plus vous puiserez, plus elle sera belle.

Léonide eût continué son discours n'eût été que de loin elle vit venir Galathée, qui, après avoir demeuré longuement seule et ne pouvant plus longtemps se priver de la vue du Berger, s'était habillée le mieux à son avantage que son miroir lui avait su conseiller, et s'en venait sans autre compagnie que du petit Meril. Elle était belle et bien digne d'être aimée η d'un cœur qui n'eût point eu d'autre affection. En ce même temps, pour la confusion que l'eau avait mise en l'estomac de Céladon, il se trouva fort mal. De sorte qu'à l'abord de la Nymphe, ils furent contraints de se retirer, et le Berger peu après se mit au lit, où il demeura plusieurs jours tombant et se relevant de ce mal, sans pouvoir être ni bien malade, ni bien guéri.