L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Première partie
Livre 7
L'Astrée I, 7. Édition Vaganay**, 1925
Devant Astrée, Phillis, Léonide et une femme qui n'est pas dans le roman
Silvandre baise la main de Diane (1, 7, 199 recto)
Au fond, Tircis déplace le cadavre de Cléon (I, 7, 210 verso)
(Voir Illustrations)
L'Astrée I, 7. Édition Vaganay**, 1925.
Devant Astrée, Phillis et Léonide, Silvandre baise la main de Diane (1, 7, 199 recto)
(Voir Illustrations)
Édition de 1607, 295 recto (sic pour 195 recto).
Édition de Vaganay, p. 237.
Astrée, pour interrompre les tristes paroles de Diane : - Mais, belle Bergère, lui dit-elle, qui
était ce misérable qui fut cause d'un si grand
désastre ? - Hélas ! dit Diane, que voulez-vous
que je vous en dise ? C'était un ennemi qui
n'était au monde que pour être cause de mes
éternelles larmes. - Mais encore, répondit Astrée,
ne sut-on jamais quel homme c'était ? - On nous
dit, répliqua-t-elle, quelque temps après, qu'il
venait de certains pays barbares, outre un détroit,
je ne sais si je le saurai bien nommer, qui
s'appelle les Colonnes d'Hercule. Et le sujet qui
le fit venir de si loin pour mon malheur était
que, devenu amoureux en ces contrées-là, sa Dame lui
avait commandé de chercher toute l'Europe pour
savoir
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s'il y a quelque autre aussi belle
qu'elle ; et s'il venait à rencontrer quelque Amant
qui voulût maintenir la beauté η de sa Maîtresse,
il était obligé de combattre contre lui, et lui en
envoyer la tête avec le portrait et le nom de la
Dame. Hélas ! que plût aux Dieux que j'eusse été
moins prompte à m'enfuir lorsqu'il me poursuivait
pour me tuer, afin que par ma mort j'eusse empêché celle du pauvre Filandre. À ces paroles, elle se
mit à pleurer avec une telle abondance de larmes
que Phillis, pour la divertir, changea de propos, et
se levant la première : - Nous avons, dit-elle, trop demeuré
longuement assises, il me semble qu'il serait
bon de se promener un peu. À ce mot, elles se
levèrent toutes trois, et s'en allèrent du côté de
leurs hameaux, car aussi bien était-il tantôt
temps de dîner.
Léonide, qui était, comme je vous ai dit, aux
écoutes, ne perdait pas une seule parole de ces
Bergères, et plus elle oyait de leurs nouvelles, et
plus elle en était désireuse. Mais, quand elle les
vit partir sans avoir parlé de Céladon, elle en fut
fort fâchée. Toutefois, sous l'espérance qu'elle eut que
demeurant ce jour avec elles elle en pourrait
découvrir quelque chose, et aussi que déjà elle en
avait fait le dessein, lorsqu'elle les vit un peu
éloignées, elle sortit de ce buisson, et faisant
un peu de tour, se mit à les suivre, car elle ne
voulait pas qu'elles pensassent qu'elle les eût
ouïes. De fortune, Phillis, se tournant du côté
d'où elles venaient, l'aperçut d'assez loin
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et
la montra à ses compagnes qui s'arrêtèrent ; mais voyant qu'elle venait vers elles, pour lui rendre le
devoir que sa condition méritait, elles retournèrent en arrière et la saluèrent. Léonide, toute pleine
de courtoisie, après leur avoir rendu leur salut,
s'adressant à Diane, lui dit : - Sage Diane, je
veux être aujourd'hui votre hôtesse, pourvu
qu'Astrée et Phillis soient de la troupe, car je
suis partie ce matin de chez Adamas, mon oncle, en
dessein de passer tout ce jour avec vous pour
reconnaître si ce que l'on m'a dit de votre vertu, Diane, de votre beauté, Astrée, de votre mérite, Phillis, répond à la renommée qui est divulguée de vous.
Diane, voyant que ses compagnes s'en remettaient à
elle, lui répondit : - Grande Nymphe, il serait
peut-être meilleur pour nous que vous eussiez
seulement notre connaissance par le rapport de la
renommée, puisqu'elle nous est tant avantageuse. Toutefois, puisqu'il vous plaît de nous faire
cet honneur, nous le recevrons comme nous sommes
obligées de recevoir avec révérence les grâces
qu'il plaît au Ciel de nous faire. À ces dernières
paroles, elles la mirent entre elles, et la menèrent
au hameau de Diane, où elle fut reçue d'un si bon
visage et avec tant de civilité qu'elle s'étonnait
comme il était possible qu'entre les bois et les
pâturages des personnes tant accomplies fussent
élevées.
L'après-dîner se passa entre elles en plusieurs
devis et en des demandes que Léonide leur faisait ;
et entre autres elle s'enquérait qu'était devenu
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un Berger nommé Céladon, qui était fils
d'Alcippe. Diane répondit qu'il y avait quelque
temps qu'il s'était noyé dans Lignon. - Et son frère, Lycidas, dit-elle, est-il marié ? - Non point encore,
dit Diane, et ne crois pas qu'il en ait beaucoup de
hâte, car le déplaisir de son frère lui est encore
trop vif en la mémoire. - Et par quel malheur,
ajouta Léonide, se perdit-il ? - Il voulut, dit
Diane, secourir cette Bergère qui y était tombée
avant que lui. Et lors elle montra Astrée.
La Nymphe, qui, sans en faire semblant, prenait
garde aux actions d'Astrée, voyant qu'à cette
mémoire elle changeait de
visage, et pour dissimuler cette rougeur elle
mettait la main sur ses yeux, connut bien qu'elle
l'aimait à bon escient, et pour en découvrir
davantage, continua : - Et n'en a-t-on jamais
retrouvé le corps ? - Non, dit Diane, et seulement
son chapeau fut reconnu, qui s'était arrêté à
quelques arbres que le courant de l'eau avait
déracinés. Phillis, qui connut que si ce discours
continuait plus outre il tirerait les larmes des
yeux de sa compagne qu'elle avait déjà beaucoup
de peine à retenir, afin de l'interrompre : - Mais,
grande Nymphe, lui dit-elle, quelle bonne fortune pour nous a été celle qui vous a conduite en ce
lieu ? - À mon abord, dit Léonide, je la vous ai
dite : ç'a seulement été pour avoir le bien de
votre connaissance et pour faire amitié avec
vous, désirant d'avoir le plaisir de votre
compagnie.
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- Puisque cela est, reprit Phillis, si
vous le trouvez bon, il serait à propos de sortir
comme de coutume à nos exercices accoutumés ; et
par ainsi vous auriez plus de connaissance de notre
façon de vivre, et même si vous nous permettez
d'user devant vous de la franchise de nos villages.
- C'est, dit Léonide, de quoi je voulais vous
requérir, car je sais que la contrainte n'est
jamais agréable, et je ne viens pas ici pour vous
déplaire. De cette sorte, Léonide prenant Diane d'une main et Astrée de l'autre, elles sortirent,
et avec plusieurs discours parvinrent jusques à un
bois qui s'allait étendant jusques sur le bord de
Lignon, et là, pour avoir plus d'humidité,
s'épaississait davantage et rendait le lieu plus
champêtre. À peine furent elles assises qu'elles ouïrent
chanter assez près de là, et Diane fut la première
qui en reconnut la voix, et se tournant vers Léonide : - Grande Nymphe, lui dit-elle,
prendrez vous plaisir d'ouïr discourir un jeune
Berger qui n'a rien de villageois que * le nom et l'habit ? Car, ayant toujours été nourri dans les
grandes villes et parmi les personnes civilisées,
il ressent moins nos bois que toute autre chose.
- Et qui est-il ? répondit Léonide. - C'est,
répliqua Diane, le Berger Silvandre, qui n'est
parmi nous que depuis * vingt-cinq ou trente lunes. - Et de quelle famille est-il ? dit la Nymphe. - Il
serait bien malaisé, ajouta Diane, de le vous
pouvoir dire, car il ne sait lui-même qui est son
père et sa mère, et a seulement quelque légère
connaissance qu'ils sont
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de Forez. Et à cette
occasion, lorsqu'il a pu, il y est revenu avec
résolution de n'en plus partir, et à la vérité
notre Lignon y perdrait beaucoup s'il s'en allait,
car je ne crois pas que de longtemps il y vienne
Berger plus accompli. - Vous le louez trop, répondit la Nymphe, pour ne me donner
point envie de le voir : allons-nous-en
l'entretenir. - S'il * vous aperçoit, dit Diane,
et qu'il ait opinion de ne * vous être ennuyeux, il
ne faillira point de venir bientôt vers * vous.
Et il advint comme elle disait, car de fortune le
Berger qui se promenait, les apercevant, tourna
incontinent ses pas vers elle et les salua. Mais parce qu'il ne connaissait point Léonide, il
faisait semblant de vouloir continuer son chemin
lorsque Diane lui dit : - Est-ce ainsi, Silvandre,
que l'on vous a enseigné la civilité dans les
villes, d'interrompre une si bonne compagnie * par votre venue et puis ne lui rien dire ?
Le Berger
lui répondit en souriant : - Puisque j'ai failli en vous interrompant, moins je continuerai en cette
faute, et moindre ce me semble sera mon erreur.
- Ce n'est pas, répondit Diane, ce qui vous
faisait si tôt partir d'ici, mais plutôt que
vous n'y η avez rien trouvé qui mérite de vous y
arrêter ; toutefois, si vous tournez la vue vers cette belle Nymphe, je m'assure que si vous avez
des yeux vous ne croirez pas d'en pouvoir trouver
davantage ailleurs. - Ce qui attire quelque chose,
répliqua Silvandre, doit avoir η quelque sympathie avec
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elle ; mais il ne vous doit point sembler
étrange, n'y η en ayant point entre tant de mérites
et mes imperfections que je n'aie point ressenti
cet attrait que vous me reprochez.
- Votre modestie,
interrompit Léonide, vous fait mettre cette dissemblance entre nous, mais la croyez-vous au
corps ou en l'âme ? Pour le corps, votre visage
et le reste qui se voit de vous vous le défend ; si c'est en l'âme, il me semble que si vous en avez
une raisonnable, elle n'est point différente des
nôtres. Silvandre connut bien qu'il n'avait pas à parler
avec des Bergères mais avec une personne qui
était bien plus relevée, qui le fit résoudre de lui
répondre avec des raisons plus fermes qu'il n'avait
pas accoutumé entre les Bergères, et ainsi il lui
dit : - Le prix, belle Nymphe, qui est en toutes les
choses de l'Univers, ne se doit pas prendre pour ce
que nous en voyons, mais pour ce à quoi elles sont
propres, car autrement l'homme η qui est le plus
estimé serait le moindre, puisqu'il n'y a animal
qui ne le surpasse en quelque chose particulière,
l'un en force, l'autre en vitesse, l'autre en
vue, l'autre en ouïe et semblables
privilèges du corps. Mais quand on considère que
les Dieux ont fait tous ces animaux pour servir à
l'homme, et l'homme pour servir aux Dieux, il faut avouer que les Dieux l'ont jugé être davantage. Et par cette raison, je veux dire que, pour
connaître le prix de chacun, il faut regarder à
quoi les Dieux s'en
servent, car il n'y a pas
apparence qu'ils ne sachent bien la valeur de
chaque chose. Que si nous en faisons ainsi de vous
et de moi, qui ne dira que les Dieux auraient une
grande méconnaissance de nous, si, étant égaux en
mérite, ils se servaient de vous pour Nymphe, et de
moi pour * Berger η. Léonide loua en elle-même beaucoup le gentil esprit du Berger, qui soutenait si bien une mauvaise
cause, et pour lui donner sujet de continuer elle
lui dit : - Quand cela serait recevable pour mon
regard, toutefois pourquoi est-ce que ces Bergères η ne vous eussent pu arrêter puisque, selon ce que
vous dites, elles doivent avoir cette conformité avec vous ? - Sage Nymphe, répondit Silvandre, la
moindre cède toujours à la plus grande partie : où
vous êtes ces Bergères en doivent faire de même.
- Et quoi ? ajouta Diane, dédaigneux Berger,
nous estimez-vous si peu ? - Tant s'en faut,
répondit Silvandre, c'est pour vous estimer beaucoup que j'en parle ainsi, car si j'avais
mauvaise opinion de vous, je ne dirais pas que vous
fussiez une partie de cette grande Nymphe puisque
par là je ne vous rends point son inférieure, sinon
qu'elle mérite d'être aimée et respectée pour sa
beauté, pour ses mérites, et pour sa condition, et
vous pour vos beautés et mérites. - Vous vous jouez η,
Silvandre, répondit Diane, si veux-je croire que
j'en ai assez pour obtenir l'affection d'un honnête Berger.
Elle parlait ainsi, parce qu'il était si éloigné
de toute Amour qu'entre elles il était
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nommé bien
souvent l'insensible, et elle était bien aise de le
faire parler. À quoi il répondit : - Votre créance
sera telle qu'il vous plaira, si m'avouerez-vous
que pour cet effet il vous défaut une des
principales parties. - Et laquelle ? dit Diane.
- La volonté, répliqua-t-il, car votre volonté est
si contraire à cet effet ... - ... que, dit Phillis
en l'interrompant, jamais Silvandre ne le fut davantage à l'Amour.
Le Berger l'oyant parler se retira vers Astrée
disant que l'on lui faisait supercherie, et que
c'était l'outrager que de se mettre tant contre lui.
- L'outrage, dit Diane, s'adresse tout à moi ; car
cette Bergère, me voyant aux mains avec un si fort
ennemi, et faisant un sinistre jugement de mon
courage et de ma force, m'a voulu aider.
- Ce n'est
pas, dit-il, en cela, belle Bergère, qu'elle vous a
offensée, car elle eût eu trop peu de jugement si
elle n'eût cru votre victoire certaine ; mais c'est que, me
voyant déjà vaincu, elle a voulu vous en dérober
l'honneur en essayant de me donner un coup sur la
fin du combat ; mais je ne sais comme elle l'entend,
car si vous ne vous en mêlez plus, je vous assure
qu'elle n'aura pas si aisément cette gloire
qu'elle pense.
Phillis, qui de son naturel était gaie et qui ce
jour avait résolu de faire passer le temps à
Léonide, lui répondit avec un certain haussement de tête :- Il est bon là, Silvandre, que vous ayez
opinion que de vous vaincre soit quelque chose de
désirable ou d'honorable pour moi ; moi, dis-je,
qui
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mettrais cette victoire entre les moindres que
j'obtins jamais. - Si ne la devez-vous pas tant
mépriser, dit le Berger, quand ce ne serait que
pour être la première qui m'aurait vaincu. - Autant,
répliqua Phillis, qu'il y a d'honneur d'être la
première en ce qui a du mérite, autant y a-t-il de
honte en ce qui est au contraire. - Ah ! Bergère,
interrompit Diane, ne parlez point ainsi de Silvandre ; car si tous les Bergers qui sont moins
que lui devaient être méprisés, je ne sais qui
serait celui de qui il faudrait faire cas. - Voilà Diane, répondit Phillis, les premiers coups
dont vous le surmontez, sans doute il est à vous.
C'est la coutume de ces esprits hagards et
farouches de se laisser surprendre aux premiers
attraits, d'autant que, n'ayant accoutumé telles
faveurs, ils les reçoivent avec tant de goût qu'ils
n'ont point de résistance contre elles. Phillis disait ces paroles en se moquant, si advint-il
toutefois que cette gracieuse défense de Diane fit croire au Berger qu'il était obligé à la servir
par les lois de la courtoisie. Et dès lors, cette opinion et les perfections de Diane eurent tant
de pouvoir sur lui qu'il conçut ce germe d'Amour que le temps et la pratique accrurent, comme nous
dirons ci-après. Cette dispute dura quelque temps entre ces Bergères
avec beaucoup de contentement de Léonide qui
admirait leur gentil esprit. Phillis enfin, se
tournant vers le Berger, lui dit : - Mais à quoi
servent tant de paroles, s'il est vrai que vous
soyez tel, venez
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en à la preuve, et me dites quelle Bergère fait particulièrement état de vous ?
- Celle, répondit le Berger, de qui vous me voyez
faire état particulièrement. - Vous voulez dire,
ajouta Phillis, que vous n'en recherchez point ;
mais cela procède de faute de courage. - Plutôt,
répliqua Silvandre, de faute de volonté. Et puis
continuant : - Et vous qui me méprisez si fort,
dites-nous quel Berger est-ce qui vous aime
particulièrement ? - Tous ceux qui ont de l'esprit et du courage, répondit Phillis,
car celui qui voit ce qui est aimable sans l'aimer
a faute d'esprit ou de courage.
- Cette raison, dit
Silvandre, vous oblige donc à m'aimer, ou vous
accuse de grands défauts ; mais ne parlons point
si généralement, et particularisez-nous quelqu'un
qui vous aime. Alors Phillis, avec un visage grave
et sévère : - Je voudrais bien, dit-elle, qu'il y en
eût d'assez téméraires pour l'entreprendre. - C'est
donc, ajouta Silvandre, faute de courage. - Tant
s'en faut, répondit Phillis, c'est faute de
volonté. - Et pourquoi, s'écria Silvandre,
voulez-vous que l'on croie que ce soit plutôt en
vous faute de volonté qu'en moi ? - Il ne serait
pas mauvais, dit la Bergère, que les actions qui
vous sont bienséantes me fussent permises !
trouveriez-vous à propos que je courusse, luttasse,
ou sautasse comme vous faites ? Mais c'est trop
disputer sur un mauvais sujet, il faut que Diane
y mette la conclusion, et voyez si je ne m'assure
bien fort de la justice de ma cause, puisque je
prends
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un juge partial. - Je * le η serai toujours,
répondit Diane, pour la raison qui me sera
connue. - Or bien, continua Phillis, quand les
paroles ne peuvent vérifier ce que l'on soutient,
n'est-on pas obligé d'en venir à la preuve ? - C'est
sans doute, répondit Diane.
- Condamnez donc ce
Berger, reprit Phillis, à rendre preuve du mérite
qu'il dit être en lui, et qu'à cette occasion il
entreprenne de servir et d'aimer une Bergère de
telle sorte qu'il la contraigne d'avouer qu'il
mérite d'être aimé ; que s'il ne le peut, qu'il
confesse librement son peu de valeur.
Léonide et les Bergères trouvèrent cette proposition
si agréable que d'une commune voix il y fut
condamné. - Non pas, dit Diane en souriant, qu'il
soit contraint de l'aimer : car en Amour la
contrainte ne peut rien, et faut que sa naissance
procède d'une libre volonté ; mais j'ordonne bien
qu'il la serve et honore ainsi que vous dites. - Mon
juge, répondit Silvandre, quoique vous m'ayez
condamné sans m'ouïr, si ne veux-je point appeler
de votre sentence ; mais je requiers seulement
que celle qu'il me faudra servir mérite et sache
reconnaître mon service. - Silvandre, Silvandre,
dit Phillis, parce que le courage vous défaut,
vous cherchez des échappatoires, mais si vous en
ôterai-je bien tous les moyens par celle que
je vous proposerai, car c'est Diane, puisqu'il ne
lui défaut ni esprit pour reconnaître votre
mérite, ni mérites pour vous donner volonté
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de la
servir. - Quant à moi, répondit Silvandre, j'y en
reconnais plus que vous ne sauriez dire, pourvu que ce ne soit point profaner
ses beautés de les servir par gageure. Diane nous voulait
répondre, et se fût excusée de cette corvée, mais
à la requête de Léonide et d'Astrée, elle y
consentit avec condition toutefois que cette essai
ne durerait que trois * lunes.
Cette recherche étant donc ainsi arrêtée,
Silvandre se jetant à genoux baisa la main à sa
nouvelle Maîtresse, comme pour faire le serment de
fidélité et puis se relevant : - À cette heure,
dit-il, que j'ai reçu votre ordonnance, ne me
permettez-vous pas, belle Maîtresse, de vous
proposer un tort qui m'a été fait ? Et Diane lui
répondit qu'il en avait toute liberté. Il reprit
ainsi : - Pour avoir parlé trop avantageusement de
mes mérites contre une personne qui me méprisait,
j'ai justement été condamné à en faire la preuve,
pourquoi cette glorieuse de Phillis, qui a beaucoup
plus de vanité que moi et qui même est cause de
toute cette dispute, ne sera-t-elle condamnée à en
rendre un semblable témoignage ? Astrée, sans
attendre ce que répondrait Diane, dit qu'elle
tenait cette requête pour si juste qu'elle
s'assurait qu'elle lui serait accordée, et Diane
en ayant demandé l'avis de la Nymphe et voyant
qu'elle était de même opinion, condamna la
Bergère ainsi qu'il l'avait requis. - Je n'attendais
pas, dit Phillis, une sentence plus favorable
ayant telles partie.
[ 199 verso ] 1607 1621
Mais bien, que faut-il que je
fasse ? - Que vous acquériez, dit Silvandre, les
bonnes grâces de quelque Berger. - Cela, dit Diane,
n'est pas raisonnable. Car jamais la raison ne
contrarie au devoir. Mais j'ordonne qu'elle serve
une Bergère, et que tout ainsi que vous, elle soit
obligée de s'en faire aimer, et que celui de vous
deux qui sera moins aimable au gré de celles que vous
servirez soit contraint de céder à l'autre. - Je
veux donc, dit Phillis, servir Astrée. - Ma sœur,
répondit-elle, il me semble que vous doutiez de votre
mérite, puisque vous cherchez œuvre faite, mais
il faut que ce soit cette belle Diane, non seulement
pour les deux raisons que vous avez alléguées à
Silvandre, qui sont ses mérites et son esprit,
mais, outre cela, parce qu'elle pourra plus
équitablement juger du service de l'un et de l'autre
si c'est à elle seule que vous vous adressiez.
Cette ordonnance sembla si équitable à chacun
qu'ils l'observèrent, après avoir tiré serment de
Diane que, sans égard d'autre chose que de la
vérité, les trois mois étant finis, elle en ferait
le jugement. Il y avait du plaisir à voir cette
nouvelle sorte d'Amour : car Phillis faisait fort bien le
serviteur, et Silvandre en feignant le devint à bon escient, ainsi que nous dirons ci-après η. Diane
d'autre côté savait si bien faire la Maîtresse
qu'il n'y eût eu personne qui n'eût cru que
c'était * sans feinte.
Lorsqu'ils étaient sur ce discours et que
Léonide en elle-même jugeait cette vie pour
[ 200 recto ] 1607 1621
la
plus heureuse de toutes, ils virent venir du côté
du pré, deux Bergères et trois Bergers qui à leurs
habits montraient d'être étrangers η. Et lorsqu'ils
furent un peu plus près, Léonide, qui était
curieuse de connaître les Bergers et Bergères de Lignon par leur nom, demanda qui étaient ceux-ci.
À quoi Phillis répondit qu'ils étaient
étrangers η, et qu'il y avait quelques mois qu'ils
étaient venus de compagnie, que, quant à elle, elle
n'en avait autre connaissance. Alors Silvandre ajouta qu'elle perdait beaucoup de ne les
connaître pas plus particulièrement, car
entre autres il y en avait un nommé Hylas, de la
plus agréable humeur qu'il se peut dire ; d'autant
qu'il aime, disait-il, tout ce qu'il voit. Mais il
a cela de bon, que qui lui fait le mal lui donne le
remède, parce que si son inconstance le fait aimer,
son inconstance aussi le fait bientôt oublier, et
il a de si extravagantes raisons pour prouver son
humeur être la meilleure qu'il est impossible de
l'ouïr sans rire. - Vraiment, dit Léonide, sa
compagnie doit être agréable, et faut que nous le
mettions en discours aussitôt qu'il sera ici.
- Ce
sera, répondit Silvandre, sans beaucoup de peine,
car il veut toujours parler. Mais s'il est de cette
humeur, il y a en un autre avec lui qui en a bien
une toute contraire, parce qu'il ne fait que
regretter une Bergère morte qu'il a aimée. Celui-là
est homme rassis et montre d'avoir du jugement,
mais il est
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si triste, qu'il ne sort jamais propos de sa bouche qui ne tienne de la mélancolie de son âme. - Et qu'est-ce, répliqua Léonide, qui les arrête en cette contrée ? - Sans mentir, dit-il, belle Nymphe, je n'ai pas encore eu cette curiosité, mais si vous voulez je le leur demanderai, car il me semble qu'ils viennent ici. À ce mot, ils furent si près qu'ils ouïrent que Hylas venait chantant tels vers :
Villanelle de
Hylas
sur son
inconstance
La belle qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
I
J'aime à changer, c'est ma franchise,
Et mon humeur m'y va portant.
Mais quoi, si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu'on me méprise ?
Tant s'en faut, qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
II
Faire aimer une âme barbare η,
C'est signe de grande beauté.
Et rendre mon cœur arrêté,
C'est un effet encore plus rare ;
Si bien que qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
III
Arrêter un fais
immobile,
Qui ne le peut faire aisément ?
Mais arrêter un mouvement,
C'est chose bien plus difficile ;
C'est pourquoi qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
IV
Et pourquoi trouvez-vous étrange
Que je change pour avoir mieux ?
Il faudrait bien être sans yeux,
Qui ne voudrait ainsi le change.
Mais celle qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
V
* On dira bien que cette belle
Qui rendra mon cœur arrêté
Surpassera toute beauté,
Me rendant constant et fidèle.
Par ainsi qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
VI
* Venez donc, chères Maîtresses,
Qui de beauté voulez le prix,
Arrêter mes légers esprits,
* Par des faveurs et des caresses ;
Car celle qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
Léonide en souriant contre Silvandre lui dit que ce Berger n'était pas de ces trompeurs qui dissimulent leurs imperfections puisqu'il les allait chantant. - C'est parce, répondit Silvandre, qu'il ne croit pas que ce soit vice, et qu'il en fait gloire. À ce mot ils arrivèrent si prés que pour leur rendre leur salut, la Nymphe et le Berger furent contraints d'interrompre leurs propos. Et parce que Silvandre avait bonne mémoire de ce que la Nymphe lui avait demandé de l'état de ces Bergers, aussitôt que les premières paroles de la civilité furent parachevées : - Mais Tircis, dit Silvandre, car tel était le nom du Berger, si ce ne vous est importunité, dites-nous le sujet qui vous a fait venir en cette contrée de Forez, et qui vous y retient. Tircis alors mettant le genou en terre et levant les yeux et les mains en haut : - Ô bonté infinie, dit-il, qui par ta prévoyance gouvernes tout l'univers, sois-tu louée à jamais de celle qu'il t'a plu avoir de moi. Et puis se relevant, avec beaucoup d'étonnement de la Nymphe et de cette troupe, il répondit à Silvandre : - Gentil Berger, vous me demandez que c'est qui m'amène et me retient en cette contrée, sachez que ce n'est autre que vous, et que
c'est
vous seul que j'ai si longuement cherché. - Moi ?
répondit Silvandre, et comment peut-il être puisque je n'ai point de connaissance de vous ? - C'est
en partie, répondit-il, pour cela que je vous
cherche. - Et s'il est ainsi, répliqua Silvandre,
il y a déjà longtemps que vous êtes parmi nous,
que veut dire que vous ne m'en avez parlé ? - Parce,
répondit Tircis, que je ne vous connaissais pas.
Et pour satisfaire à la * demande que vous m'avez faite, parce que le discours est long, s'il vous
plaît, je le vous raconterai quand vous aurez
repris vos places sous ces arbres comme vous étiez
quand nous sommes arrivés.
Silvandre alors se tournant vers Diane : - Ma
Maîtresse, dit-il, vous plaît-il de vous rasseoir ?
- C'est à Léonide, répondit Diane, à qui vous le
deviez avoir demandé. - Je sais bien, répondit le
Berger, que la civilité me le commandait ainsi, mais
Amour me l'a ordonné d'autre sorte.
Léonide, prenant Diane et Astrée par la main, s'assit
au milieu disant que Silvandre avait eu raison,
parce que l'Amour qui a autre considération que de
soi-même n'est pas vraie Amour, et après elles, les
autres Bergères et Bergers s'assirent en rond. Et
lors Tircis, se tournant vers la Bergère qui
était avec lui : - Voici le jour heureux, dit-il, Laonice, que nous avons tant désiré, et que, depuis que nous sommes entrés en cette contrée, nous avons attendu avec tant d'impatience. Il ne tiendra plus
qu'à vous que nous ne sortions de cette peine,
ainsi qu'a ordonné l'Oracle. Alors la
[ 202 verso ] 1607 1621
Bergère, sans lui faire autre réponse, s'adressa à Silvandre et lui parla de cette sorte :
Histoire de Tircis
et de Laonice
" De toutes les amitiés, il n'y en a point,
à
" ce que
j'ai ouï dire, qui puissent être
" plus affectionnées que celles qui naissent
" avec l'enfance, parce que la
coutume que ce
jeune âge prend va peu à peu se
changeant en nature, de laquelle, s'il est malaisé
de se dépouiller, ceux le savent qui lui veulent
contrarier. Je dis ceci pour me servir en quelque
sorte d'excuse, lors, gentil Berger, que vous me
verrez contrainte de vous dire que j'aime Tircis,
car cette affection fut presque sucée avec le lait,
et ainsi mon âme, s'élevant avec telle nourriture, reçut en
elle-même comme propres η les accidents de cette passion. Et semblait que toute chose à ma
naissance s'y accordât, car nos demeures voisines,
l'amitié qui était entre nos pères, nos âges qui
étaient fort égaux, et la gentillesse de l'enfance
de Tircis, ne m'en donnait que trop de commodité.
Mais le malheur voulut que presque en même temps
naquit Cléon dans notre hameau, avec peut-être
plus de grâces que moi, mais sans doute avec
beaucoup plus de bonne fortune, car dès lors que
cette fille commença d'ouvrir les yeux, il sembla
que Tircis en
[ 203 recto ] 1607 1621
reçut au cœur des flammes, puisque dans le berceau même il se plaisait à la
considérer. En ce temps-là, je pouvais avoir six
ans et lui dix, et voyez comme le Ciel dispose de
nous sans notre consentement : Dès l'heure que je
le vis je l'aimai, et dès l'heure qu'il vit Cléon
il l'aima ; et quoique ce fussent amitiés telles
que l'âge pouvait supporter, toutefois elles
n'étaient pas si petites que l'on ne reconnût fort bien cette différence entre nous. Puis venant à croître, notre amitié aussi crût à telle
hauteur que peut-être n'y en a-t-il jamais eu
qui l'ait surpassée. En cette jeunesse vous pouvez croire que j'y allais
sans prendre garde à ses actions. Mais venant un
peu plus avant en âge, je remarquai en lui η tant de
défaut de bonne volonté que je me résolus de m'en
divertir, résolution que plusieurs dépités
conçoivent, mais que point de vrais Amants "
ne peuvent
exécuter, comme j'éprouvai longtemps après.
Toutefois, mon courage offensé eut bien assez de
pouvoir pour me faire dissimuler, et si je ne
pouvais en vérité m'en retirer entièrement, essayer
pour le moins de prendre quelque espèce de congé. Ce
qui m'en ôtait plus les moyens était que je ne
voyais point que Tircis affectionnât autre
Bergère ; car tout ce qu'il faisait avec Cléon ne
pouvait donner soupçon que ce ne fût enfance,
puisque pour lors elle ne pouvait avoir plus de * neuf ans. Et quand elle commença à croître, et
qu'elle put ressentir les traits d'Amour,
[ 203 verso ] 1607 1621
elle se
retira de sorte de lui qu'il semblait que cet
éloignement était capable de la garantir de telles
blessures. Mais Amour plus fin qu'elle sut en
telle sorte approcher de son âme les mérites,
l'affection, et les services de Tircis, qu'enfin
elle se trouva au milieu, et tellement entourée de
toutes parts que si de l'une elle évitait d'être
blessée, la plaie qu'elle recevait de l'autre en
était plus grande et plus profonde. Si bien qu'elle
ne pût η recourre à nul meilleur remède qu'à la dissimulation, non pas pour
ne recevoir les coups mais seulement pour empêcher
que son ennemi ni autre les aperçût. Elle put η bien toutefois user de cette feinte quand elle ne
commença que d'avoir la peau égratignée, mais
quand la blessure fut grande, il fallut se rendre
et s'avouer vaincue. Ainsi voilà Tircis aimé de
sa Cléon, le voilà qui η jouit de toutes les
honnêtes douceurs d'une amitié, quoique du
commencement il ne sût presque quel était son
mal, ainsi que ces vers le témoignent qu'il fit
en ce temps-là :
[ 204 recto ] 1607 1621
Mon Dieu, quel est le mal dont je suis tourmenté ?
Depuis que je la vis, cette Cléon si belle,
J'ai senti dans le cœur une douleur nouvelle,
Encore que * son œil me l'ait soudain ôté.
Depuis, d'un chaud désir je me sens agité,
Si toutefois désir tel mouvement s'appelle,
De qui le jugement tellement s'ensorcelle,
Qu'il joint à son dessein ma propre volonté.
De ce commencement mon mal a pris naissance,
Car depuis le désir accrut sa violence,
Et soudain * je perdis et repos et repas.
Au lieu de ce repos naquit η l'inquiétude,
Qui, serve du désir, bâtit ma servitude :
* C'est le mal que je sens et que je n'entends pas.
Depuis que Tircis eut reconnu la bonne volonté de
l'heureuse Cléon, il la reçut avec tant de
contentement que son cœur n'étant capable de le
celer fut contraint d'en faire part à ses yeux *, qui,
soudain, Dieu sait combien changés de ce qu'ils
soulaient être, ne donnaient que trop de connaissance de leur joie. La discrétion de Cléon était bien telle
[ 204 verso ] 1607 1621
qu'elle ne donna aucun avantage à Tircis sur son devoir. Si est-ce que, jalouse de
son honneur, elle le pria de feindre de m'aimer
afin que ceux qui remarqueraient ses actions,
s'arrêtant à celles-ci toutes évidentes, n'allassent point recherchant celles qu'elle voulait cacher.
Elle fit élection de moi plutôt que de toute
autre s'étant aperçu dès longtemps
" que je
l'aimais, et sachant combien il
" est malaisé d'être aimée sans aimer, elle pensa que facilement chacun croirait cette amitié, n'y en ayant guère
parmi nous qui ne se fussent aperçu de la
bonne volonté que je lui portais. Lui qui n'avait
dessein que celui que Cléon approuvait tâcha
incontinent d'effectuer ce qu'elle lui avait
commandé. Dieux ! quand il me souvient des douces paroles
dont il usait envers moi je ne puis, encore que
mensongères, m'empêcher de les chérir et de
remercier Amour des heureux moments dont il m'a
fait jouir en ce temps-là, et souhaiter que, ne
pouvant être plus heureuse, je fusse pour le moins toujours ainsi trompée. Et certes, Tircis n'eut
pas beaucoup de peine à me persuader qu'il
m'aimait, car outre que chacun croit facilement ce
qu'il désire, encore me semblait-il que cela
était faisable puisque je ne me jugeais point
tant désagréable qu'une si longue pratique que la nôtre n'eût pu gagner quelque chose sur lui,
et même avec le soin que j'avais eu de lui plaire ;
de quoi cette glorieuse de Cléon passait bien
[ 205 recto ] 1607 1621
souvent le temps avec lui. Mais si amour eût
été juste, il devait faire tomber la moquerie sur elle-même permettant que Tircis vînt à
m'aimer sans feinte. Toutefois il n'advint pas comme cela, au
contraire cette dissimulation lui était tant
insupportable qu'il ne la pouvait continuer, et
n'eût été
" que l'Amour ferme les yeux à ceux qui
aiment,
" il n'eût pas été possible que je ne
m'en
fusse aperçue aussi bien que la plupart de
ceux qui nous voyaient ensemble, auxquels, comme
à mes ennemis plus déclarés, je n'ajoutais point
de foi. Et parce que Cléon et moi étions fort
familières, cette fine Bergère eut peur que le
temps et * la vue que j'en avais ne m'ôtassent de l'erreur où j'étais. Mais, gentil Berger, il
eût fallu que j'eusse été aussi avisée qu'elle !
Toutefois, pour se mieux cacher encore, elle
inventa une ruse η qui ne fut pas mauvaise.
Son dessein, comme je vous ai dit, était de
cacher l'amitié que Tircis lui portait par celle
qu'il me faisait paraître ; et il advint comme
elle le proposa, car on commença d'en parler assez
haut et à mon désavantage. Et encore que ce ne
fussent que ceux qui ne prennent garde qu'aux apparences, si est-ce que ce nombre étant plus
grand que l'autre, le bruit en courut incontinent,
et le soupçon qu'on avait auparavant de celles de
Cléon s'amortit tout à fait, si bien que je pouvais dire qu'elle
aimait à mes dépens. Mais elle qui craignait,
ainsi que je vous ai dit, que je ne vinsse à
découvrir cet artifice, voulut le
cacher sous un
autre, et conseilla Tircis de me faire entendre
que chacun commençait de reconnaître notre
amitié et d'en faire des jugements assez mauvais,
* qu'il était nécessaire de faire cesser ce bruit
par la prudence, et qu'il fallait qu'il fît
semblant d'aimer Cléon, afin que, par ce
divertissement, ceux qui en parlaient mal se
tussent. - Et vous direz, lui disait-elle, que vous
m'élisez plutôt qu'une η autre pour la
commodité que vous aurez d'être près d'elle et
de lui parler. Moi, qui étais toute bonne et sans
finesse, je trouvai ce conseil très bon ; si bien
qu'avec ma permission, depuis ce jour, quand nous
nous trouvions tous trois ensemble il ne faisait
point de difficulté d'entretenir sa Cléon comme
il avait accoutumé.
Et certes il y avait bien du plaisir pour eux, et
pour tout autre qui eût su cette dissimulation :
car voyant la recherche qu'il faisait de Cléon,
je pensais qu'il se moquât et à peine me
pouvais-je empêcher d'en rire ; d'autre côté, Cléon, prenant garde à mes façons et sachant
la tromperie en quoi je la pensais être, avait une
peine extrême de n'en faire point de semblant.
Même que ce trompeur lui faisait quelquefois des
clins d'œil qu'elle ne pouvait dissimuler, sinon
trouvant excuse de rire de quelque autre sujet
qui bien souvent était si hors de propos que j'en
accusais l'Amour qu'elle portait au Berger et le
contentement que cette tromperie lui rapportait.
Et voyez si j'étais bonne en mon
[ 206 recto ] 1607 1621
âme qui
ressentais par pitié le déplaisir qu'elle
recevrait quand elle saurait la vérité ; mais
depuis je trouvai que je me plaignais en sa
personne. Toutefois je m'excuse, car qui n'y eût été déçue, puisque l'Amour
aussitôt qu'il se
saisit entièrement d'une âme, "
la dépouille
incontinent de toute défiance η "
envers la personne
aimée ? Et ce dissimulé Berger jouait de telle
sorte son personnage que si j'eusse été en la
place de Cléon j'eusse peut-être douté que sa
feintise n'eût été véritable. Étant quelques fois au milieu de nous deux, s'il se
relâchait à faire trop de démonstration de son
amitié à Cléon, aussitôt il se tournait vers moi et me demandait à l'oreille s'il ne faisait
pas bien. Mais sa plus grande finesse ne s'arrêta
pas à si peu de chose, oyez je vous supplie
jusques où elle passa. En particulier il parlait
à Cléon plus souvent qu'à moi, lui baisait la main,
demeurait une et deux heures à genoux devant elle,
et ne se cachait point de moi pour les causes que je vous ai dites.
Mais en général jamais il ne bougeait d'auprès de
moi, me recherchait avec tant de dissimulation,
que la plupart continuait l'opinion que l'on avait eue de nos Amours ; ce qu'il faisait à dessein,
voulant que seule je visse la recherche qu'il lui
faisait parce qu'il savait bien que je ne la
croyais pas, mais ne voulait en sorte que ce fût
que ceux qui la pourraient penser véritable en
eussent tant soit peu de connaissance. Et quand je
lui disais
[ 206 verso ] 1607 1621
que nous ne pouvions ôter l'opinion
aux personnes de notre amitié, et que nul ne
pouvait croire, à ce que l'on m'en disait, qu'il
aimât Cléon. - Et comment, me répondit-il,
voulez-vous qu'ils croient une chose qui n'est pas ?
Tant y a que notre finesse, en dépit des plus
mal-pensants, sera crue du général.
Mais lui qui était fort avisé, voyant qu'il se
présentait occasion de passer encore plus outre, me
dit que surtout il fallait tromper Cléon, et
que celle-là étant bien déçue, c'était avoir
presque parachevé notre dessein ; qu'à cette
occasion, il fallait que je lui parlasse pour lui,
et que je fusse comme confidente. - Elle, me
disait-il, qui a déjà cette opinion recevra de
bon cœur les messages que vous lui ferez, et ainsi
nous vivrons en assurance. Ô quelle misérable
fortune nous courons * bien souvent ! Quant à moi,
je pensais que si quelquefois Cléon avait cru que
j'eusse aimée ce Berger, je lui en ferais perdre
l'opinion en la priant de l'aimer, et, comme
confidente, lui parlant pour lui. Mais Cléon, ayant su les discours que j'avais tenus au
Berger et voyant la contrainte avec quoi elle
vivait, jugea que par mon moyen elle en pourrait
avoir des messages et même des lettres.
Cela fut cause qu'elle reçut fort bien la
proposition que je lui en fis, et que depuis ce
temps elle traita avec lui comme avec celui qui
l'aimait, et moi je ne servais qu'à porter les
billets de l'un à l'autre. Ô Amour ! quel métier
[ 207 recto ] 1607 1621
est celui que tu me fis faire alors ? Je ne m'en
plains toutefois, puisque j'ai ouï dire que je
n'ai pas été la première η qui a fait semblables
offices pour autrui les pensant faire pour
soi-même.
En ce temps, parce que les Francs, les Romains,
les Goths et les Bourguignons se faisaient une
très cruelle guerre, nous fûmes contraints de nous
retirer en la ville qui porte le nom du Pasteur juge des trois Déesses, car nos demeures n'étaient
point trop éloignées de là, le long des bords du
grand fleuve de Seine. Et d'autant qu'à cause du
grand abord des gens qui de tous côtés s'y venaient retirer et qui ne pouvaient avoir les
commodités telles qu'ils avaient accoutumés aux
champs η, les maladies contagieuses commencèrent de
prendre un si grand cours par toute la ville que
même les plus grands ne s'en pouvaient défendre.
Il advint que la mère de Cléon en fut atteinte.
Et quoique ce mal η soit si épouvantable qu'il
n'y a le plus souvent ni parentage, ni obligation
d'amitié qui puisse retenir les sains auprès de
ceux qui en sont touchés, si est-ce que le bon naturel
de Cléon eut tant de pouvoir sur elle qu'elle ne
voulut jamais éloigner sa mère quelque remontrance qu'elle lui fît, au contraire, lors
qu'aucuns de ses plus familiers l'en voulurent
retirer lui représentant le danger où elle se
mettait, et que c'était offenser les Dieux que
de les tenter de cette sorte, - Si vous m'aimez,
leur disait-elle, ne me tenez jamais
[ 207 verso ] 1607 1621
ce discours ;
car ne dois-je pas la vie à celle qui me l'a
donnée, et les Dieux peuvent-ils être offensés
que je serve celle qui m'a appris à les adorer ?
En cette résolution, elle ne voulut jamais
abandonner sa mère, et s'enfermant avec elle la
servit toujours aussi franchement que si ce
n'eût point été une maladie contagieuse. Tircis était tout le jour à leur porte, brûlant de
désir d'entrer dans leur logis, mais la défense
de Cléon l'en empêchait, qui ne le η lui voulut permettre, de peur que les mal-pensants ne
jugeassent cette assistance au désavantage de sa
pudicité. Lui, qui ne voulait lui déplaire, * n'y osant entrer, leur faisait apporter tout ce qui
était nécessaire avec un soin si grand qu'elles
n'eurent jamais faute de rien. Toutefois, ainsi
le voulut le Ciel, cette heureuse Cléon ne laissa d'être atteinte du mal de sa mère, quelques préservatifs que Tircis lui pût apporter. Quand
ce Berger le sut, il ne fut possible de le
retenir qu'il n'entrât dans leur logis, lui
semblant qu'il n'était plus saison de feindre ni
de redouter les morsures du médisant. Il met donc
ordre à toutes ses affaires, dispose de son bien,
et déclare sa dernière volonté, puis ayant laissé
charge à quelques-uns de ses amis de le secourir,
il se renferme avec la mère et la fille, résolu
de courre la même fortune que Cléon.
Il ne sert de rien que d'allonger ce discours de
vous redire quels furent les bons offices, quels
les services qu'il rendit à la mère pour la
considération
[ 208 recto ] 1607 1621
de la fille, car il ne s'en peut
imaginer davantage que ceux que son affection lui
faisait produire. Mais quand il la vit morte, et
qu'il ne lui restait plus que sa Maîtresse de qui
le mal encore allait empirant, je ne crois pas que
ce pauvre Berger reposât un moment. Continuellement il la tenait
entre ses bras, ou bien il lui pansait η son mal. Elle, d'autre côté, qui l'avait toujours tant
aimé η, reconnaissait tant d'Amour en cette dernière action que la sienne était de beaucoup augmentée,
de sorte qu'un de ses plus grands ennuis était le
danger en quoi elle le voyait à son occasion. Lui
au contraire avait tant de satisfaction que la
fortune, encore qu'ennemie, lui eût offert ce
moyen de lui témoigner sa bonne volonté, qu'il ne
pouvait * lui rendre assez de remerciement. Il advint
que * le mal de la Bergère étant en état d'être
percé, il n'y eut point de Chirurgien qui voulût,
par la crainte du danger, se hasarder de la toucher.
Tircis, à qui l'affection ne faisait rien trouver de
difficile, s'étant fait apprendre comment il fallait
faire, prit la lancette et, lui levant le bras, la
lui perça et la pansa η sans crainte.
Bref, gentil Berger, toutes les choses plus
dangereuses et plus malaisées lui étaient douces
et trop faciles. Si est-ce que le mal, augmentant
d'heure à autre, réduisit enfin cette tant aimée
Cléon en tel état qu'il ne lui resta plus que la
force de lui dire ces paroles : - Je suis bien marrie,
Tircis, que les Dieux n'aient voulu étendre
davantage
[ 208 verso ] 1607 1621
le filet de ma vie, non point que j'aie
volonté de vivre plus longtemps, car ce désir ne me
le fera jamais souhaiter, ayant trop éprouvé quelles
sont les incommodités qui suivent les humains, mais
seulement pour en quelque sorte ne mourir point
tant votre obligée, et η avoir le loisir de vous
rendre témoignage que je ne suis point atteinte ni
d'ingratitude ni de méconnaissance. Il est vrai
que quand je considère quelles η sont les obligations
que je vous ai, je juge bien que le Ciel est très
juste de m'ôter de ce monde, puisqu'aussi bien,
quand j'y vivrais * autant de siècles que j'ai de jours, je ne saurais satisfaire à la moindre du nombre infini que votre affection m'a produite.
Recevez donc pour tout ce que je vous dois, non pas
un bien égal, mais oui bien tout celui que je puis,
qui est un serment que je vous fais que la mort ne
m'effacera jamais la mémoire de votre amitié, ni le
désir que j'ai de vous en rendre toute la
reconnaissance qu'une personne qui aime bien peut
donner à celle à qui elle est obligée.
Ces mots furent proférés avec beaucoup de peine,
mais l'amitié qu'elle portait au Berger lui donna
la force de les pouvoir dire, auxquels Tircis répondit : - Ma belle Maîtresse, malaisément
pourrais-je croire de vous avoir obligée, ni de le
pouvoir jamais faire, puisque ce que j'ai fait jusques ici ne m'a pas
encore satisfait. Et quand vous me dites que vous
m'avez de l'obligation, je vois bien que vous ne
[ 209 recto ] 1607 1621
connaissez la grandeur de l'Amour de Tircis,
autrement vous ne penseriez pas que si peu de chose
fût capable de payer le tribut d'un si grand
devoir. Croyez, belle Cléon, que * la faveur que
vous m'avez faite d'avoir η eu agréables les services
que vous dites que je vous ai rendus me charge
d'un si grand faix que mille vies et mille
semblables occasions ne sauraient m'en décharger.
Le Ciel, qui ne m'a fait naître que pour vous,
m'accuserait de méconnaissance si je ne vivais à
vous, et si j'avais quelque dessein d'employer un
seul moment de cette vie ailleurs qu'à votre
service.
Il voulait continuer lorsque la Bergère, atteinte
de trop de mal, l'interrompit : - Cesse, ami, et me
laisse parler, afin que le peu de vie qui me reste
soit employé à t'assurer que tu ne saurais être
aimé davantage que tu l'es de moi, qui, me sentant
pressée de partir, te dis l'éternel adieu. Et te
supplie de trois choses : d'aimer toujours ta
Cléon, de me faire enterrer près des os de ma mère,
et d'ordonner que quand tu payeras le devoir de
l'humanité, ton corps soit mis auprès du mien afin que je * meure avec ce contentement que ne t'ayant pu être unie * en la vie je le sois pour le moins * en la
mort. Il lui répondit : - Les Dieux seraient injustes
si, ayant donné commencement à une si belle amitié
que la nôtre, ils la séparaient si promptement.
J'espère qu'ils vous conserveront, ou que pour le
moins ils me prendront avant que vous, s'ils ont
quelque compassion
[ 209 verso ] 1607 1621
d'un affligé. Mais s'ils ne veulent, je les requiers seulement de me donner assez de vie pour satisfaire aux commandements que vous me faites, et puis me permettre de vous suivre ; que s'ils ne tranchent ma fusée, et que la main me demeure libre, soyez certaine, ô ma belle Maîtresse, que vous ne serez pas longuement sans moi. - Ami, lui répondit-elle, je t'ordonne outre cela de vivre autant que les Dieux le voudront, car en la longueur de ta vie ils se montreront envers nous très pitoyables, puisque par ce moyen, cependant que je raconterai aux Champs-Élysées notre parfaite amitié, tu la publieras aux vivants, et les hommes honoreront notre mémoire. Mais, ami, je sens que le mal me contraint de te laisser. Adieu, le plus aimable et le plus aimé d'entre les hommes. À ces derniers mots, elle mourut, demeurant la tête appuyée sur le sein de son Berger. De redire ici le déplaisir qu'il en eut et les regrets qu'il en fit, ce ne serait que remettre le fer plus avant en sa plaie ; outre que ses blessures sont encore si ouvertes que chacun en les voyant pourra juger η quels en ont été les coups. - Ô mort ! s'écria Tircis, qui m'as dérobé le meilleur de moi, ou rends-moi ce que tu m'as ôté, ou emporte le reste. Et lors, pour donner lieu aux larmes et aux sanglots que ce ressouvenir lui arrachait du cœur, il se tut pour quelque temps, quand Silvandre lui représenta η qu'il devait s'y résoudre puisqu'il n'y avait point de remède, et qu'aux choses
advenues et qui ne pouvaient plus être, les plaintes n'étaient que témoignages de faiblesse. - Tant s'en faut, dit Tircis, c'est en quoi je trouve plus d'occasion de plainte, car s'il y avait quelque remède, le plaindre ne serait pas d'homme avisé ni de courage. Mais il doit bien être permis de plaindre ce à quoi on ne peut trouver aucun autre allègement. Lors Laonice, reprenant la parole, continua de cette sorte : - Enfin cette heureuse Bergère étant morte, et Tircis lui ayant rendu les derniers offices d'amitié, il ordonna qu'elle fût enterrée auprès de sa mère. Mais la nonchalance de ceux à qui il donna cette charge fut telle qu'ils la mirent ailleurs, car quant à lui, il était tellement affligé qu'il ne bougeait de dessus un lit sans que rien lui conservât la vie que le commandement qu'elle lui en avait fait. Quelques jours après, s'enquérant de ceux qui le venaient voir en quel lieu ce corps tant aimé avait été mis, il sut qu'il n'était point avec celui de la mère ; dont il reçut tant de déplaisir que, convenant d'une grande somme avec ceux qui avaient accoutumé de les enterrer, ils lui promirent de l'ôter de là où il était et le remettre avec sa mère. Et de fait ils s'y en allèrent, et ayant découvert la terre, ils le prirent entre trois ou quatre qu'ils étaient ; mais l'ayant porté quelques pas, l'infection en était si grande qu'ils furent contraints de le laisser à mi-chemin, résolus de mourir plutôt que de le porter plus outre, dont Tircis averti,
après leur avoir fait de plus grandes offres encore, et
voyant qu'ils n'y voulaient point entendre : - Et quoi,
dit-il tout haut, as-tu donc espéré que l'affection
du gain pût η davantage en eux que la tienne en
toi ? Ah Tircis ! c'est trop offenser la grandeur
de ton amitié. Il dit, et, comme transporté, s'en courut sur le lieu où était le corps, et quoiqu'il eût demeuré trois jours enterré et que la
puanteur en fût extrême, si le prit-il entre ses
bras, et l'emporta jusques en la tombe de la mère,
qui avait déjà été ouverte. Et après un si bel acte η et un si grand témoignage de
son affection, se retirant hors la ville, il
demeura quarante * nuits séparé de chacun.
Or toutes ces choses me furent inconnues, car une
de mes tantes ayant été malade d'un semblable mal
presque en même temps, nous n'avions point de
fréquentation avec personne, et le jour même qu'il
revint, j'étais aussi revenue, et ayant seulement
entendu la mort de Cléon, je m'en allai chez lui
pour en savoir les particularités, mais arrivant
à la porte de sa chambre, je mis l'œil à
l'ouverture de la serrure, parce qu'en m'en approchant il me sembla de l'avoir ouï soupirer,
et je n'étais point trompée ; car je le vis sur
le lit, les yeux tournés contre le Ciel, les mains
jointes, et le visage couvert de larmes. Si je fus étonnée, gentil Berger, jugez-le, car je ne
pensais point qu'il l'aimât, et venais en partie
pour me réjouir avec lui. Enfin après l'avoir
considéré quelque temps, avec
[ 211 recto ] 1607 1621
un soupir qui semblait lui mépartir l'estomac, je lui ouïs proférer telles paroles :
Stances.
Sur la mort de Cléon
* Pourquoi cacher nos pleurs ? Il n'est plus temps de feindre.
Un Amour que sa mort découvre par mon deuil,
Qui cesse d'espérer il doit cesser de craindre,
Et l'espoir de ma vie est dedans le cercueil.
Elle vivait en moi, je vivais tout en elle.
Nos esprits l'un à l'autre étreints de mille nœuds
S'unissaient tellement qu'en leur Amour fidèle
Tous les deux n'étaient qu'un, et chacun était deux.
Mais sur le point qu'Amour d'un fondement plus ferme
Assurait mes plaisirs, j'ai vu tout renverser,
C'est d'autant que mon heur avait touché le terme,
Qu'il est permis d'atteindre et non d'outrepasser.
* Ce fut dedans Paris
que les belles pensées
Qu'Amour éprit en moi finirent par la mort,
Au même temps qu'on vit les Gaules oppressées
Aux efforts étrangers opposer leur effort.
Et fallait-il aussi que tombe moins célèbre
Que Paris enfermât ce que j'ai pu η chérir,
Ou que mon mal advint en saison moins funèbre
Que quand toute l'Europe était prête à périr.
* Mais je me trompe, Ô Dieux ! Ma Cléon n'est point morte,
Son cœur, pour vivre en moi, ne vivait plus en soi.
Le corps seul en est mort, et de contraire sorte,
Mon esprit meurt en elle, et le sien vit en moi.
Dieux ! quelle devins-je quand je l'ouïs parler
ainsi ? Mon étonnement fut tel que sans y penser,
étant appuyée contre la porte, je l'entrouvris
presque à moitié, à quoi il tourna la tête, et me
voyant, n'en fit autre semblant, sinon que me
tendant la main il me pria η de m'asseoir sur le
lit près de lui. Et lors, sans s'essuyer les yeux, car aussi bien y eût-il fallu toujours le
mouchoir, il me parla de cette sorte : - Et bien,
Laonice, la pauvre Cléon est morte, et nous sommes
demeurés pour plaindre ce ravissement. Et parce que
la peine où j'étais ne me laissait la force de
pouvoir lui répondre, il continua : - Je sais bien,
Bergère η, que me voyant en cet état pour Cléon, vous
demeurez étonnée que la feinte amitié que je lui ai
portée me puisse donner de si grands ressentiments.
Mais, hélas ! sortez d'erreur, je vous supplie,
aussi bien me semblerait-il commettre une trop grande
faute contre Amour, si sans occasion je continuais
la feinte que mon affection m'a jusques ici
commandée. Sachez donc, Laonice, que j'ai aimé
Cléon et que toute autre recherche n'a été que
pour couverture de celle-ci. Par ainsi, si vous
m'avez eu de l'amitié, pour Dieu, Laonice,
plaignez-moi en ce désastre qui a d'un même coup
[ 212 recto ] 1607 1621
mis tous mes espoirs dans son cercueil. Et si vous
êtes en quelque sorte offensée, pardonnez à Tircis l'erreur qu'il a faite η envers vous pour ne faillir en
ce qu'il devait à Cléon. À ces paroles, transportée de colère, je partis si
hors de moi qu'à peine pus-je retrouver mon logis,
d'où je ne sortis de longtemps. Mais après avoir
contrarié mille fois à l'Amour, si fallut-il s'y
soumettre et avouer que le dépit est une faible
défense quand il η lui plaît. Par ainsi, me voilà autant à Tircis que je l'avais jamais été, j'excuse en moi-même les
trahisons qu'il m'avait faites, et lui pardonne les
torts et les feintes avec lesquelles il m'avait offensée, les nommant
feintes ni trahisons, mais violences d'Amour. Et je fus d'autant plus aisément portée à ce pardon
qu'Amour, qui se disait complice de sa faute,
m'allait flattant d'un certain espoir de succéder à
la place de Cléon. Lorsque j'étais en cette pensée, ne voilà pas une
de mes sœurs qui me vint avertir que Tircis
s'était perdu en sorte qu'on ne le voyait plus
et que personne ne savait où il était. Cette
recharge de douleur me surprit si fort que tout ce
que je pus fut de lui dire que, cette tristesse
étant passée, il reviendrait comme il s'en était
allé. Mais dès lors je fis dessein de le suivre,
et afin de n'être empêchée de personne, je partis
si secrètement sur le commencement de la nuit
qu'avant le jour je me trouvai fort éloignée. Si je
fus étonnée
[ 212 verso ] 1607 1621
au commencement me voyant seule dans
ces obscurités η, le Ciel le sait, à qui mes plaintes
étaient adressées. Mais Amour qui m'accompagnait
secrètement me donna assez de courage pour
parachever mon dessein. Ainsi donc je poursuis mon
voyage suivant sans plus la route que mes pas
rencontraient, car je ne savais où Tircis allait
ni moi aussi. De sorte que je fus vagabonde plus de
quatre mois sans en avoir nouvelle.
Enfin passant le Mont-Dore, je rencontrai cette
Bergère, dit-elle montrant Madonthe, et avec elle
ce Berger nommé Tersandre, assis à l'ombre d'un
rocher, attendant que la chaleur du * midi s'abattît.
Et parce que ma coutume était de demander des
nouvelles de Tircis à tous ceux que je rencontrais,
je m'adressai où je les η vis, et sus que mon
Berger, aux marques qu'ils m'en donnèrent, était
en ces déserts, et qu'il allait toujours regrettant
Cléon. Alors je leur racontai ce que je viens de
vous dire, et les adjurai de m'en dire les plus
assurées nouvelles qu'ils pourraient. À quoi
Madonthe, émue de pitié, me répondit avec tant de
douceur que je la jugeai atteinte de même mal que
le mien. Et mon opinion ne fut mauvaise, car je
sus depuis d'elle la longue histoire de ses ennuis
par η laquelle je connus qu'Amour blesse aussi bien
dans les cours que dans nos bois. Parce que nos
fortunes avaient quelque sympathie entre elles, elle
me pria de vouloir demeurer et parachever
[ 213 recto ] 1607 1621
nos
voyages ensemble puisque toutes deux faisions une
même quête. Moi qui me vis seule, je reçus les bras ouverts cette commodité ; depuis nous ne
nous sommes point éloignées. Mais que sert ce
discours à mon propos, puisque η je ne veux seulement
que raconter ce qui est de Tircis et de moi ?
Gentil Berger, ce me sera assez de vous dire qu'après
avoir demeuré plus de trois mois en ces pays-là, enfin nous sûmes qu'il était venu ici, où nous
n'arrivâmes si tôt que je le rencontrai, et tant
à l'impourvu pour lui qu'il en demeura surpris.
Pour le commencement il me reçut avec un assez bon
visage ; mais enfin, sachant l'occasion de mon * voyage, il me déclara tout au long l'affection
extrême qu'il avait portée à Cléon, et combien il
était hors de son pouvoir de m'aimer. Amour, s'il y
a quelque justice en toi, je te demande, et non à cet ingrat, quelque reconnaissance de tant de
travaux passés.
Ainsi paracheva Laonice, et montrant qu'elle η n'avait rien davantage à dire, en s'essuyant les
yeux, elle les tourna pitoyablement contre
Silvandre, comme lui demandant faveur en la justice
de sa cause.
Lors Tircis parla de cette sorte :
- Sage Berger, quoique l'histoire de mes malheurs soit
telle que cette Bergère vient de vous raconter, si est-ce que celle de mes douleurs est bien plus
pitoyable, de laquelle toutefois je ne vous veux
point entretenir davantage
[ 213 verso ] 1607 1621
de crainte de vous ennuyer, et cette compagnie. Seulement j'ajouterai à ce qu'elle vient de dire que ne pouvant supporter ses plaintes ordinaires, d'un commun consentement nous allâmes à * l'Oracle pour savoir ce qu'il ordonnerait de nous, et nous eûmes une telle réponse par la bouche d'Arontine :
Sur les bords où Lignon
paisiblement serpente,
Amants, vous trouverez un curieux Berger
Qui premier s'enquerra du mal qui vous tourmente.
Croyez-le, car le Ciel l'élit pour vous juger.
Et quoiqu'il y ait déjà longtemps que nous
sommes ici, si est-ce que vous êtes le premier qui
nous avez demandé l'état de notre fortune. C'est
pourquoi nous nous jetons entre vos bras, et vous
requérons d'ordonner ce que nous avons à faire. Et
afin que rien ne se fît que par la volonté du Dieu, la
vieille qui nous rendit cet Oracle nous dit que, vous
ayant rencontré, nous eussions à jeter au sort η qui
serait celui qui maintiendrait la cause de l'un et
de l'autre, et que, pour cet effet, tous ceux qui s'y
rencontreraient eussent à mettre un gage entre vos
mains dans un η chapeau. Le premier qui en sortirait
serait celui qui parlerait pour Laonice, et le
dernier de tous pour moi. À ce mot, il les pria tous de le vouloir ; à quoi
chacun ayant consenti, de fortune celui de Hylas
fut le premier, et celui de
[ 214 recto ] 1607 1621
Phillis le dernier.
De quoi Hylas se souriant : - Autrefois, dit-il, que
j'étais serviteur de Laonice, j'eusse malaisément
voulu persuader à Tircis de l'aimer ; mais à cette heure que je ne suis que pour Madonthe, je veux
bien obéir à ce que le Dieu me commande. - Berger,
répondit Léonide, vous devez connaître par là, quelle η est la providence η de cette divinité, puisque pour
émouvoir quelqu'un à changer d'affection, il en
donne charge à l'inconstant Hylas, comme à celui
qui, par l'usage, en doit bien savoir les moyens. Et
pour continuer une fidèle amitié, il en donne la
* persuasion à une Bergère constante en toutes ses
actions, et que, pour juger de l'un et de l'autre,
il a élu une personne qui ne peut être partiale :
car Silvandre n'est constant ni η inconstant puisqu'il n'a jamais rien aimé. Alors Silvandre prenant la parole : - Puis donc que vous voulez, ô Tircis,
et vous, Laonice que je sois juge de vos différends,
jurez entre mes mains tous deux que vous
l'observerez inviolablement, autrement ce ne serait
qu'irriter davantage les Dieux et prendre de la
peine en vain. Ce qu'ils firent, et lors Hylas commença de cette sorte :
[ 214 verso ] 1607 1621
Harangue
de
Hylas
pour Laonice
Si j'avais à soutenir la cause de Laonice devant
quelque personne dénaturée, je craindrais peut-être
que le défaut de ma capacité n'amoindrît en quelque
sorte la justice qui est en elle ; mais puisque
c'est devant vous, gentil Berger, qui avez un cœur
d'homme (je veux dire qui savez quels sont les
devoirs d'un homme bien né) non seulement je ne me
défie point d'un favorable jugement, mais tiens
pour certain que, si vous étiez en la place de
Tircis, vous auriez honte que telle erreur vous
puisse être reprochée.
Je ne m'arrêterai donc point à chercher plusieurs
raisons sur ce sujet qui de lui-même est si clair
que toute autre lumière ne lui peut servir que
d'ombrage, et dirai seulement que le nom qu'il
porte d'homme l'oblige au contraire de ce qu'il a
fait, et que les lois et ordonnances du Ciel et de
la nature lui commandent de ne point disputer davantage en cette cause. Les devoirs de la
courtoisie ne lui ordonnent-ils de rendre les
bienfaits reçus ? Le Ciel ne commande-t-il pas
qu'à tout service quelque loyer soit rendu ? Et la
nature ne le contraint-elle d'aimer une belle femme
qui l'aime, et d'abhorrer
[ 215 recto ] 1607 1621
plutôt que de chérir une
personne morte ? Mais celui-ci, tout au rebours,
aux faveurs reçues de Laonice rend des
discourtoisies, et au lieu des services qu'il avoue
lui-même qu'elle lui a faits, lui servant si
longuement de couverture en l'amitié de Cléon, il
la paye d'ingratitude, et pour l'affection qu'elle
lui a portée dès le berceau, il ne lui fait
paraître que du mépris. Si es-tu bien homme,
Tircis, si montres-tu de connaître les Dieux, et
si, me semble-t-il bien, que cette Bergère est telle
que, si ce n'était que son influence η la soumet à ce
malheur, elle est plus propre à faire ressentir
que de ressentir elle-même les outrages dont elle
se plaint η. Que si tu es homme, ne sais-tu pas que
c'est le propre de l'homme d'aimer les vivants et
non pas les morts ? Que si tu connais les Dieux, ne
sais-tu qu'ils punissent ceux qui contreviennent
à leurs ordonnances ? Et que,
Amour jamais l'aimer à l'aimé ne pardonne η ? "
Que si tu avoues que, dès le berceau, elle t'a servi
et aimé, Dieux ! serait-il possible qu'une si longue
affection et un si agréable service dût η enfin
être payé du mépris ?
Mais soit ainsi que cette affection et ce service,
étant volontaires en Laonice et non pas recherchés
de Tircis, puissent peu mériter envers une âme
ingrate, encore ne puis-je croire que vous
n'ordonniez, ô juste Silvandre, qu'un trompeur doive
faire satisfaction à celui qu'il a déçu, et que par ainsi Tircis,
[ 215 verso ] 1607 1621
qui, par ses dissimulations a si longtemps trompé cette belle Bergère, ne soit obligé à réparer cette injure envers elle avec autant de
véritable affection, qu'il lui en a fait recevoir de mensongères et de fausses. Que si chacun
" doit
aimer son semblable, n'ordonnez-vous
" pas, notre
juge, que Tircis aime une personne
vivante et non
pas une morte,
et mette son amitié en ce qui peut aimer, et non
point entre les cendres froides d'un cercueil ? Mais Tircis, dis-moi quel peut être ton dessein ? Après
que tu auras noyé d'un fleuve de larmes les tristes
reliques de la pauvre Cléon, crois-tu de la pouvoir
ressusciter par tes soupirs et par tes pleurs ?
Hélas ! ce n'est qu'une fois que l'on paye
" Charon,
on n'entre jamais qu'une fois dans sa nacelle.
" On a
beau le rappeler de là, il est sourd à
" tels cris,
et ne reçoit jamais personne qui vienne
" de ce
bord. C'est impiété, Tircis, que d'aller
" tourmentant
le repos de ceux que les Dieux appellent.
L'amitié
est ordonnée pour les vivants, et le cercueil pour
ceux qui sont morts η ! Ne veuille confondre de telle
sorte leurs ordonnances qu'à une Cléon morte tu
donnes
" une affection vivante, et à une Laonice
" vive
le cercueil. Et en cela ne t'arme point
" du nom de
constance, car elle n'y a nul intérêt :
" trouverais-tu à propos qu'une personne allât nue
parce qu'elle aurait gâté ses premiers habits η ?
Crois-moi qu'il est aussi digne de risée de t'ouïr
dire que parce que Cléon est parachevée, tu ne
veux plus
[ 216 recto ] 1607 1621
rien aimer. Rentre, rentre en toi-même, reconnais ton erreur, jette-toi aux pieds de cette belle, avoue-lui ta faute, et tu éviteras par ainsi la contrainte à quoi notre juste juge par sa sentence te soumettra. Hylas acheva de cette sorte, avec beaucoup de contentement de chacun, sinon de Tircis, de qui les larmes donnaient connaissance de sa douleur, lors que Phillis, après avoir reçu le commandement de Silvandre, levant les yeux au Ciel, répondit ainsi à Hylas :
Réponse de Phillis
pour Tircis
Ô belle Cléon, qui entends du Ciel l'injure que l'on propose de te faire, inspire-moi de ta divinité, car telle te veux-je estimer, si les vertus ont jamais pu rendre divine une personne humaine ; et fais en sorte que mon ignorance n'affaiblisse les raisons que Tircis a de n'aimer jamais que tes perfections. Et vous, sage Berger, qui savez mieux ce que je devrais dire pour sa défense que je ne saurais le concevoir, satisfaites aux défauts qui seront en moi par l'abondance des raisons qui sont en ma cause. Et pour commencer, je dirai, Hylas, que toutes les raisons que tu allègues pour preuve qu'étant aimé on doit aimer, quoiqu'elles soient fausses, te sont
toutefois accordées pour
bonnes ; mais pourquoi veux-tu conclure par là
que Tircis doit trahir l'amitié de Cléon pour en
commencer une nouvelle avec Laonice ? Tu demandes
des choses impossibles et contrariantes :
impossibles d'autant que nul n'est
" obligé à plus
qu'il ne peut, et comment
" veux-tu que mon Berger
aime, s'il n'a point
" de volonté ? Tu ris, Hylas,
quand tu m'ois dire qu'il n'en a point. - Il est
vrai, interrompit Hylas, car qu'aurait-il fait de
la sienne ?
" - Celui, répondit Phillis, qui aime
" donne son âme même à la personne aimée,
" et la
volonté n'en est qu'une puissance.
- Mais, répliqua
Hylas, cette Cléon, à qui vous voulez qu'il l'ait
remise, étant morte n'a plus rien de personne, et
ainsi Tircis doit avoir repris ce qui était à
soi. - Ah ! Hylas, Hylas, répondit Phillis, tu
parles bien en
" novice d'Amour ; car les donations
qui sont
" faites par son autorité sont à jamais
irrévocables.
- Et que serait donc devenue,
ajouta Hylas, cette volonté depuis la mort de
Cléon ? - Cette petite perte, répliqua Phillis,
a suivi l'extrême qu'il a faite en la perdant. Que
si le plaisir est l'objet de la volonté, puisqu'il
ne
" peut plus avoir de plaisir qu'a-t-il affaire de
" volonté ? et ainsi elle a suivi Cléon. Que si
Cléon n'est plus, ni aussi sa volonté, car il n'en
a jamais eu que pour elle. Mais si Cléon est
encore en quelque lieu, comme nos Druides nous
enseignent, cette volonté est entre ses mains, si
contente en tel lieu que si elle-même
[ 217 recto ] 1607 1621
la voulait chasser, elle ne tournerait pas vers Tircis, comme sachant bien qu'elle y serait inutilement, mais irait dans le cercueil reposer avec ses os bien-aimés. Et cela étant, pourquoi accuses-tu d'ingratitude le fidèle Tircis s'il n'est pas en son pouvoir d'aimer ailleurs ? Et voilà comment tu demandes non seulement une chose impossible, mais contraire à soi-même ; car si chacun doit aimer ce qui l' ηaime, pourquoi veux-tu qu'il n'aime Cléon, qui n'a jamais manqué envers lui d'amitié ? Et quant à la récompense que tu demandes pour les services et pour les lettres que Laonice portait de l'un à l'autre, qu'elle se ressouvienne du contentement qu'elle y recevait, et combien durant η cette tromperie elle a passé de jours heureux qu'autrement elle eût traînés misérablement, qu'elle balance ses services avec ce payement, et je m'assure qu'elle se trouvera leur redevable. Tu dis, Hylas, que Tircis l'a trompée. Ce n'a point été tromperie mais juste châtiment d'Amour qui a fait retomber ses coups sur elle-même, puisque son intention n'était pas de servir mais de décevoir la prudente Cléon ; que si elle a à se plaindre de quelque chose, c'est que de deux trompeuses elle a été la moins fine. Voilà, Silvandre, comme brièvement il m'a semblé de répondre aux fausses raisons de ce Berger, et ne me reste plus que de faire avouer à Laonice qu'elle a tort de poursuivre une telle injustice. Ce que je ferai aisément s'il lui plaît de me répondre : Belle
Bergère, dites-moi, aimez-vous bien Tircis ? - Bergère, dit-elle, toute personne qui
me connaîtra n'en doutera jamais. - Et s'il était
contraint, répliqua Phillis, de s'éloigner pour
longtemps, et que quelque autre vînt cependant à
vous rechercher, changeriez-vous cette amitié ?
- Nullement, dit-elle, car j'aurais toujours
espérance qu'il reviendrait. - Et, ajouta Phillis,
si vous saviez qu'il ne dût jamais revenir,
laisseriez-vous de l'aimer ? - Non certes,
répondit-elle. - Or, belle Laonice, continua Phillis, ne trouvez donc étrange que Tircis, qui
sait que sa Cléon pour ses mérites est élevée
au Ciel, qui sait que de là-haut elle voit toutes
ses actions, et qu'elle se réjouit de sa fidélité,
ne veuille changer l'affection qu'il lui a portée,
ni permettre que cette distance des lieux sépare
leurs affections, puisque toutes les incommodités
de la vie ne l'ont jamais pu faire. Ne pensez pas,
comme Hylas dit, que jamais nul ne repasse deçà
le fleuve d'Achéron. Plusieurs η, qui ont été aimés
des Dieux, sont allés et revenus, et * qui le η saurait
être davantage que la belle Cléon de qui la
naissance a été vue par la destinée d'un œil si
doux et favorable qu'elle n'a jamais rien aimé
dont elle n'ait obtenu l'Amour ? Ô Laonice, s'il
était permis à vos yeux de voir la divinité, vous
verriez cette Cléon, qui sans doute est à cette
heure en ce lieu pour défendre sa cause, qui est
à mon oreille pour me dire les mêmes paroles
qu'il faut que je profère. Et lors vous jugeriez que
Hylas a eu tort de dire que Tircis n'aime
[ 218 recto ] 1607 1621
qu'une
froide cendre. Il me semble de la voir là au milieu de nous,
revêtue d'immortalité au lieu d'un corps fragile
et sujet à tous accidents, qui reproche à Hylas
les blasphèmes dont il a usé contre elle.
Et que répondrais-tu, Hylas, si l'heureuse Cléon
te disait : - Tu veux, inconstant, noircir mon Tircis
de ta même infidélité ! Si autrefois il m'a aimée,
crois-tu que ç'ait été mon corps ? Si tu me
dis que oui, je répondrai qu'il η doit être
condamné (puisque nul Amant ne doit jamais se
retirer d'une Amour commencée) d'aimer les cendres
que je lui ai laissées dans mon cercueil autant
qu'elles dureront. Que s'il avoue d'avoir aimé
mon esprit, qui est ma principale partie, et pourquoi, inconstant,
changera-t-il cette volonté, à cette heure qu'elle
est plus parfaite qu'elle n'a jamais été ?
Autrefois (ainsi le veut la misère des vivants) je
pouvais être jalouse, je pouvais être importune,
il me fallait servir, j'étais vue de plusieurs
comme de lui ; mais à cette heure affranchie de
toute imperfection, je ne suis capable de lui
rapporter ces déplaisirs. Et toi, Hylas, tu veux
avec tes sacrilèges inventions, divertir de moi
celui en qui seule je vis en terre, et par une
cruauté plus barbare qu'inouïe, essayes de me
redonner une autre fois la mort.
Sage Silvandre, les paroles que je viens de proférer
sonnent si vivement à mes oreilles que je ne puis
croire que vous ne les ayez ouïes et ressenties jusques au cœur. Cela est cause que pour laisser
parler cette divinité en votre âme je me
[ 218 verso ] 1607 1621
tairai
après vous avoir dit seulement qu'Amour est si
juste que vous en devez craindre en vous-même les
supplices si la pitié de Laonice plutôt que la
raison de Cléon vous émeuvent et vous emportent.
À ce mot, Phillis s'étant levée avec une
courtoise révérence fit signe qu'elle ne voulait
rien dire de plus pour Tircis. De sorte que Laonice voulait répondre, quand Silvandre le lui
défendit, lui disant qu'il n'était plus temps de
se défendre mais d'ouïr seulement l'arrêt que
les Dieux prononceraient par sa bouche, et après
avoir quelque temps considéré en soi-même les
raisons des uns et des autres, il prononça une
telle sentence :
Jugement de Silvandre
Des causes débattues devant nous, le point principal
est de savoir si Amour peut mourir par la mort
de la chose aimée, sur quoi nous disons qu'une
Amour périssable n'est pas vrai Amour, car il doit
suivre le sujet qui lui a donné naissance. C'est
pourquoi ceux qui ont aimé le corps seulement
doivent enclore toutes les Amours du corps dans
le même tombeau où il s'enserre, mais ceux qui
outre cela ont aimé l'esprit doivent avec leur
Amour voler après cet esprit aimé jusques au plus
haut Ciel, sans que les distances les puissent séparer.
Donc toutes ces choses bien
[ 219 recto ] 1607 1621
considérées, nous
ordonnons η que Tircis aime toujours sa Cléon,
et que des deux Amours qui peuvent être en nous,
l'une suive le corps de Cléon au tombeau et l'autre
l'esprit dans les Cieux. Et par ainsi, il soit
d'or en là défendu aux recherches de Laonice de tourmenter davantage le
repos de Cléon : car telle est la volonté du Dieu
qui parle en moi.
Ayant dit ainsi, sans attendre les plaintes et les
reproches qu'il prévoyait en Laonice et en Hylas,
il fit une grande révérence à Léonide et au reste
de la troupe, et s'en alla sans autre compagnie
que celle de Phillis qui ne voulut non plus s'y
arrêter pour n'ouïr les regrets de cette Bergère.
Et parce qu'il était tard Léonide se retira dans
le hameau de Diane pour cette nuit, et les Bergers
et Bergères, ainsi qu'ils avaient accoutumé, sinon
Laonice, qui, infiniment offensée de Silvandre et
Phillis, jura de ne partir de cette contrée qu'elle
ne leur eût rapporté un déplaisir remarquable.
Il sembla que la fortune la conduisît ainsi qu'elle
eût su désirer, car ayant laissé la compagnie,
et s'étant mise dans le plus épais du bois pour
se plaindre en toute liberté, enfin son bon démon lui remit devant les yeux le mépris insupportable
de Tircis, combien il était véritablement
indigne d'être aimé d'elle, et lui fit une telle
honte de sa faute que mille fois elle jura de le
haïr, et, à son occasion, Silvandre et Phillis.
Il advint cependant que ces choses lui passaient
[ 219 verso ] 1607 1621
par le souvenir, Lycidas, qui depuis
quelques jours commençait d'être mal satisfait de
Phillis à cause de quelque froideur qu'il lui
semblait de reconnaître en elle, aperçut
Silvandre qui la venait entretenant. Et il était
vrai que la Bergère usait de plus de froideur
envers lui, ou plutôt de nonchalance, qu'elle ne
faisait * auparavant la fréquentation de Diane, parce
que cette nouvelle amitié et le plaisir
qu'Astrée, Diane, et elle prenaient ensemble
l'occupait de sorte qu'elle ne se souciait plus de
ses petites mignardises dont l'affection de Lycidas était nourrie. Et lui qui savait fort
bien qu'une Amour ne se peut bâtir que de la
ruine d'une précédente eut opinion que ce qui la
rendait plus nonchalante envers lui, et moins
soucieuse de l'entretenir, était quelque nouvelle
amitié qui la divertissait. Et ne pouvant encore
reconnaître qui en était le sujet, il s'allait
tout seul rongeant par ses pensées, et se retirait dans les lieux plus cachés afin de se
plaindre avec plus de franchise. Et par malheur, lorsqu'il s'en voulait retourner, il vit, comme
je vous ai dit, Silvandre et Phillis de loin,
vue qui ne lui rapporta pas peu de soupçon, car,
sachant le mérite du Berger et de la Bergère, il
crut aisément que Silvandre n'ayant jamais rien
aimé s'était donné à elle, et qu'elle, suivant l'humeur de celles de son sexe η, eut assez
volontiers reçu cette donation.
Toutes ces considérations lui donnèrent beaucoup de
soupçon, mais plus encore quand, passant près
de
lui sans le voir, il ouït, ou il lui sembla d'ouïr,
des paroles d'Amour, et cela pouvait bien être à cause de la sentence que Silvandre venait de
donner. Mais pour le faire sortir du tout de patience, il advint que, les ayant laissés passer, il
sortit du lieu où il était, et pour ne les suivre,
prit le chemin d'où ils venaient. Et la fortune voulut qu'il s'alla rasseoir auprès du lieu où
était Laonice sans la voir, où après avoir
quelque temps rêvé à son déplaisir, transporté
de trop d'ennui, il η s'écria assez haut : - Ô Amour,
est-il possible que tu souffres une si grande
injustice sans la punir ? Est-il possible qu'en ton
règne les outrages et les services soient également
récompensés ? Et puis se taisant pour quelque temps,
enfin les yeux tendus au Ciel et les bras
croisés, se laissant aller à la renverse, il reprit
ainsi :
- Pour la fin il te plaît, Amour, que je
rende témoignage qu'il n'y a point de constance
en nulle femme, et que Phillis, pour être de ce
sexe, quoique remplie de toute autre perfection,
est sujette aux mêmes lois de cette inconstance
naturelle. Je dis cette Phillis de qui l'amitié
m'a été autrefois plus assurée que ma volonté
même. Mais quoi, ô ma Bergère ! ne suis-je pas ce
même Lycidas de qui vous avez montré de chérir
si fort l'affection ? Ce que vous avez autrefois jugé de recommandable en moi est-il tellement
changé que vous trouviez plus agréable un Silvandre inconnu, un vagabond, un homme que toute terre
méprise, et ne * daigne avouer pour sien ?
Laonice qui écoutait ce
[ 220 verso ] 1607 1621
Berger, oyant nommer Phillis et Silvandre, désireuse d'en savoir
davantage, commença de lui prêter l'oreille à bon escient, et si à propos pour elle qu'elle
apprit avant que de partir de là tout ce qu'elle
eût pu désirer des plus secrètes pensées de
Phillis, et de là, prenant occasion de lui
déplaire ou à Silvandre, elle résolut de mettre ce
Berger encore plus avant en cette opinion,
s'assurant que si elle η aimait Lycidas, elle le
rendrait jaloux, et si c'était Silvandre, elle en
divulguerait l'Amour de telle sorte que chacun le saurait. Et ainsi, lorsque ce Berger fut parti,
car son mal ne lui permettait de demeurer
longuement en un même lieu, elle sortit aussi de
ce lieu, et se mettant après lui, l'atteignit assez
près de là, parlant avec Corilas qui l'avait
rencontré en chemin, et feignant de leur demander
des nouvelles du Berger désolé, ils lui répondirent qu'ils ne le
connaissaient point. - C'est, leur dit-elle, un Berger
qui va plaignant une Bergère morte, et que l'on m'a
dit avoir demeuré presque toute l'après-dîner en la
compagnie de la belle Bergère Phillis et de son
serviteur. - Et qui est celui-là ? répondit
incontinent Lycidas. - Je ne sais pas, continua la
Bergère, si je saurai bien dire son nom, il me
semble qu'il s'appelle Sylandre η ou Silvandre, un
Berger de moyenne taille, le visage un peu long, et
d'assez agréable humeur quand il lui plaît. - Et
qui vous a dit, répliqua Lycidas, qu'il était son
serviteur ? - Les actions de l'un et de l'autre,
répondit-elle, car j'ai passé autrefois par de
semblables détroits, et je me souviens encore de
quel pied on y marche.
[ 221 recto ] 1607 1621
Mais dites-moi si vous savez quelque nouvelle de celui que je cherche, car il se fait nuit et je ne sais où le trouver. Lycidas ne lui put répondre tant il se trouva surpris, mais Corilas lui dit qu'elle suivît ce sentier, et qu'aussitôt qu'elle serait sortie de ce bois, elle verrait un grand pré où sans doute elle en apprendrait des nouvelles : car c'était là où tous les soirs chacun s'assemblait avant que de se retirer, et que de peur qu'elle ne s'égarât il lui ferait compagnie si elle l'avait agréable. Elle qui était bien aise de dissimuler encore davantage, feignant de ne savoir pas le chemin, reçut avec beaucoup de courtoisie l'offre qu'il lui avait faite, et, donnant le bonsoir à Lycidas, prit le chemin qui lui avait été montré, le laissant si hors de soi qu'il demeura fort longuement immobile au même lieu. Enfin revenant comme d'un long évanouissement, il s'allait redisant les mêmes paroles de la Bergère, auxquelles il lui était impossible de n'ajouter beaucoup de foi, ne la pouvant soupçonner de menterie η. Il serait trop long de redire ici les regrets qu'il fit, et les outrages qu'il dit à la fidèle Phillis, tant y a que de toute la nuit il ne fit qu'aller tournoyant dans le plus retiré du bois, où, sur le matin, travaillé d'ennui et du trop long marcher, il fut contraint de se coucher sous quelques arbres, où tout moite de pleurs, enfin son extrême déplaisir le contraignit de s'endormir.