Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Première partie
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Première partie

Livre 7


1-7-1
L'Astrée I, 7. Édition Vaganay**, 1925
Devant Astrée, Phillis, Léonide et une femme qui n'est pas dans le roman
Silvandre baise la main de Diane (1, 7, 199 recto)
Au fond, Tircis déplace le cadavre de Cléon (I, 7, 210 verso)

(Voir Illustrations)


1-7-2
L'Astrée I, 7. Édition Vaganay**, 1925.
Devant Astrée, Phillis et Léonide, Silvandre baise la main de Diane (1, 7, 199 recto)
(Voir Illustrations)

Édition de 1607, 295 recto (sic pour 195 recto).
Édition de Vaganay, p. 237.

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  Astrée, pour interrompre les tristes paroles de Diane : - Mais, belle Bergère, lui dit-elle, qui était ce misérable qui fut cause d'un si grand désastre ? - Hélas ! dit Diane, que voulez-vous que je vous en dise ? C'était un ennemi qui n'était au monde que pour être cause de mes éternelles larmes. - Mais encore, répondit Astrée, ne sut-on jamais quel homme c'était ? - On nous dit, répliqua-t-elle, quelque temps après, qu'il venait de certains pays barbares, outre un détroit, je ne sais si je le saurai bien nommer, qui s'appelle les Colonnes d'Hercule. Et le sujet qui le fit venir de si loin pour mon malheur était que, devenu amoureux en ces contrées-là, sa Dame lui avait commandé de chercher toute l'Europe pour savoir

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s'il y a quelque autre aussi belle qu'elle ; et s'il venait à rencontrer quelque Amant qui voulût maintenir la beauté η de sa Maîtresse, il était obligé de combattre contre lui, et lui en envoyer la tête avec le portrait et le nom de la Dame. Hélas ! que plût aux Dieux que j'eusse été moins prompte à m'enfuir lorsqu'il me poursuivait pour me tuer, afin que par ma mort j'eusse empêché celle du pauvre Filandre. À ces paroles, elle se mit à pleurer avec une telle abondance de larmes que Phillis, pour la divertir, changea de propos, et se levant la première : - Nous avons, dit-elle, trop demeuré longuement assises, il me semble qu'il serait bon de se promener un peu. À ce mot, elles se levèrent toutes trois, et s'en allèrent du côté de leurs hameaux, car aussi bien était-il tantôt temps de dîner. Léonide, qui était, comme je vous ai dit, aux écoutes, ne perdait pas une seule parole de ces Bergères, et plus elle oyait de leurs nouvelles, et plus elle en était désireuse. Mais, quand elle les vit partir sans avoir parlé de Céladon, elle en fut fort fâchée. Toutefois, sous l'espérance qu'elle eut que demeurant ce jour avec elles elle en pourrait découvrir quelque chose, et aussi que déjà elle en avait fait le dessein, lorsqu'elle les vit un peu éloignées, elle sortit de ce buisson, et faisant un peu de tour, se mit à les suivre, car elle ne voulait pas qu'elles pensassent qu'elle les eût ouïes. De fortune, Phillis, se tournant du côté d'où elles venaient, l'aperçut d'assez loin

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et la montra à ses compagnes qui s'arrêtèrent ; mais voyant qu'elle venait vers elles, pour lui rendre le devoir que sa condition méritait, elles retournèrent en arrière et la saluèrent. Léonide, toute pleine de courtoisie, après leur avoir rendu leur salut, s'adressant à Diane, lui dit : - Sage Diane, je veux être aujourd'hui votre hôtesse, pourvu qu'Astrée et Phillis soient de la troupe, car je suis partie ce matin de chez Adamas, mon oncle, en dessein de passer tout ce jour avec vous pour reconnaître si ce que l'on m'a dit de votre vertu, Diane, de votre beauté, Astrée, de votre mérite, Phillis, répond à la renommée qui est divulguée de vous. Diane, voyant que ses compagnes s'en remettaient à elle, lui répondit : - Grande Nymphe, il serait peut-être meilleur pour nous que vous eussiez seulement notre connaissance par le rapport de la renommée, puisqu'elle nous est tant avantageuse. Toutefois, puisqu'il vous plaît de nous faire cet honneur, nous le recevrons comme nous sommes obligées de recevoir avec révérence les grâces qu'il plaît au Ciel de nous faire. À ces dernières paroles, elles la mirent entre elles, et la menèrent au hameau de Diane, où elle fut reçue d'un si bon visage et avec tant de civilité qu'elle s'étonnait comme il était possible qu'entre les bois et les pâturages des personnes tant accomplies fussent élevées. L'après-dîner se passa entre elles en plusieurs devis et en des demandes que Léonide leur faisait ; et entre autres elle s'enquérait qu'était devenu

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un Berger nommé Céladon, qui était fils d'Alcippe. Diane répondit qu'il y avait quelque temps qu'il s'était noyé dans Lignon. - Et son frère, Lycidas, dit-elle, est-il marié ? - Non point encore, dit Diane, et ne crois pas qu'il en ait beaucoup de hâte, car le déplaisir de son frère lui est encore trop vif en la mémoire. - Et par quel malheur, ajouta Léonide, se perdit-il ? - Il voulut, dit Diane, secourir cette Bergère qui y était tombée avant que lui. Et lors elle montra Astrée.
  La Nymphe, qui, sans en faire semblant, prenait garde aux actions d'Astrée, voyant qu'à cette mémoire elle changeait de visage, et pour dissimuler cette rougeur elle mettait la main sur ses yeux, connut bien qu'elle l'aimait à bon escient, et pour en découvrir davantage, continua : - Et n'en a-t-on jamais retrouvé le corps ? - Non, dit Diane, et seulement son chapeau fut reconnu, qui s'était arrêté à quelques arbres que le courant de l'eau avait déracinés. Phillis, qui connut que si ce discours continuait plus outre il tirerait les larmes des yeux de sa compagne qu'elle avait déjà beaucoup de peine à retenir, afin de l'interrompre : - Mais, grande Nymphe, lui dit-elle, quelle bonne fortune pour nous a été celle qui vous a conduite en ce lieu ? - À mon abord, dit Léonide, je la vous ai dite : ç'a seulement été pour avoir le bien de votre connaissance et pour faire amitié avec vous, désirant d'avoir le plaisir de votre compagnie.

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- Puisque cela est, reprit Phillis, si vous le trouvez bon, il serait à propos de sortir comme de coutume à nos exercices accoutumés ; et par ainsi vous auriez plus de connaissance de notre façon de vivre, et même si vous nous permettez d'user devant vous de la franchise de nos villages. - C'est, dit Léonide, de quoi je voulais vous requérir, car je sais que la contrainte n'est jamais agréable, et je ne viens pas ici pour vous déplaire. De cette sorte, Léonide prenant Diane d'une main et Astrée de l'autre, elles sortirent, et avec plusieurs discours parvinrent jusques à un bois qui s'allait étendant jusques sur le bord de Lignon, et là, pour avoir plus d'humidité, s'épaississait davantage et rendait le lieu plus champêtre. À peine furent elles assises qu'elles ouïrent chanter assez près de là, et Diane fut la première qui en reconnut la voix, et se tournant vers Léonide : - Grande Nymphe, lui dit-elle, prendrez vous plaisir d'ouïr discourir un jeune Berger qui n'a rien de villageois que * le nom et l'habit ? Car, ayant toujours été nourri dans les grandes villes et parmi les personnes civilisées, il ressent moins nos bois que toute autre chose. - Et qui est-il ? répondit Léonide. - C'est, répliqua Diane, le Berger Silvandre, qui n'est parmi nous que depuis * vingt-cinq ou trente lunes. - Et de quelle famille est-il ? dit la Nymphe. - Il serait bien malaisé, ajouta Diane, de le vous pouvoir dire, car il ne sait lui-même qui est son père et sa mère, et a seulement quelque légère connaissance qu'ils sont

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de Forez. Et à cette occasion, lorsqu'il a pu, il y est revenu avec résolution de n'en plus partir, et à la vérité notre Lignon y perdrait beaucoup s'il s'en allait, car je ne crois pas que de longtemps il y vienne Berger plus accompli. - Vous le louez trop, répondit la Nymphe, pour ne me donner point envie de le voir : allons-nous-en l'entretenir. - S'il * vous aperçoit, dit Diane, et qu'il ait opinion de ne * vous être ennuyeux, il ne faillira point de venir bientôt vers * vous. Et il advint comme elle disait, car de fortune le Berger qui se promenait, les apercevant, tourna incontinent ses pas vers elle et les salua. Mais parce qu'il ne connaissait point Léonide, il faisait semblant de vouloir continuer son chemin lorsque Diane lui dit : - Est-ce ainsi, Silvandre, que l'on vous a enseigné la civilité dans les villes, d'interrompre une si bonne compagnie * par votre venue et puis ne lui rien dire ?
  Le Berger lui répondit en souriant : - Puisque j'ai failli en vous interrompant, moins je continuerai en cette faute, et moindre ce me semble sera mon erreur. - Ce n'est pas, répondit Diane, ce qui vous faisait si tôt partir d'ici, mais plutôt que vous n'y η avez rien trouvé qui mérite de vous y arrêter ; toutefois, si vous tournez la vue vers cette belle Nymphe, je m'assure que si vous avez des yeux vous ne croirez pas d'en pouvoir trouver davantage ailleurs. - Ce qui attire quelque chose, répliqua Silvandre, doit avoir η quelque sympathie avec

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elle ; mais il ne vous doit point sembler étrange, n'y η en ayant point entre tant de mérites et mes imperfections que je n'aie point ressenti cet attrait que vous me reprochez.
  - Votre modestie, interrompit Léonide, vous fait mettre cette dissemblance entre nous, mais la croyez-vous au corps ou en l'âme ? Pour le corps, votre visage et le reste qui se voit de vous vous le défend ; si c'est en l'âme, il me semble que si vous en avez une raisonnable, elle n'est point différente des nôtres. Silvandre connut bien qu'il n'avait pas à parler avec des Bergères mais avec une personne qui était bien plus relevée, qui le fit résoudre de lui répondre avec des raisons plus fermes qu'il n'avait pas accoutumé entre les Bergères, et ainsi il lui dit : - Le prix, belle Nymphe, qui est en toutes les choses de l'Univers, ne se doit pas prendre pour ce que nous en voyons, mais pour ce à quoi elles sont propres, car autrement l'homme η qui est le plus estimé serait le moindre, puisqu'il n'y a animal qui ne le surpasse en quelque chose particulière, l'un en force, l'autre en vitesse, l'autre en vue, l'autre en ouïe et semblables privilèges du corps. Mais quand on considère que les Dieux ont fait tous ces animaux pour servir à l'homme, et l'homme pour servir aux Dieux, il faut avouer que les Dieux l'ont jugé être davantage. Et par cette raison, je veux dire que, pour connaître le prix de chacun, il faut regarder à quoi les Dieux s'en

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servent, car il n'y a pas apparence qu'ils ne sachent bien la valeur de chaque chose. Que si nous en faisons ainsi de vous et de moi, qui ne dira que les Dieux auraient une grande méconnaissance de nous, si, étant égaux en mérite, ils se servaient de vous pour Nymphe, et de moi pour * Berger η. Léonide loua en elle-même beaucoup le gentil esprit du Berger, qui soutenait si bien une mauvaise cause, et pour lui donner sujet de continuer elle lui dit : - Quand cela serait recevable pour mon regard, toutefois pourquoi est-ce que ces Bergères η ne vous eussent pu arrêter puisque, selon ce que vous dites, elles doivent avoir cette conformité avec vous ? - Sage Nymphe, répondit Silvandre, la moindre cède toujours à la plus grande partie : où vous êtes ces Bergères en doivent faire de même. - Et quoi ? ajouta Diane, dédaigneux Berger, nous estimez-vous si peu ? - Tant s'en faut, répondit Silvandre, c'est pour vous estimer beaucoup que j'en parle ainsi, car si j'avais mauvaise opinion de vous, je ne dirais pas que vous fussiez une partie de cette grande Nymphe puisque par là je ne vous rends point son inférieure, sinon qu'elle mérite d'être aimée et respectée pour sa beauté, pour ses mérites, et pour sa condition, et vous pour vos beautés et mérites. - Vous vous jouez η, Silvandre, répondit Diane, si veux-je croire que j'en ai assez pour obtenir l'affection d'un honnête Berger. Elle parlait ainsi, parce qu'il était si éloigné de toute Amour qu'entre elles il était

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nommé bien souvent l'insensible, et elle était bien aise de le faire parler. À quoi il répondit : - Votre créance sera telle qu'il vous plaira, si m'avouerez-vous que pour cet effet il vous défaut une des principales parties. - Et laquelle ? dit Diane. - La volonté, répliqua-t-il, car votre volonté est si contraire à cet effet ... - ... que, dit Phillis en l'interrompant, jamais Silvandre ne le fut davantage à l'Amour. Le Berger l'oyant parler se retira vers Astrée disant que l'on lui faisait supercherie, et que c'était l'outrager que de se mettre tant contre lui. - L'outrage, dit Diane, s'adresse tout à moi ; car cette Bergère, me voyant aux mains avec un si fort ennemi, et faisant un sinistre jugement de mon courage et de ma force, m'a voulu aider.
  - Ce n'est pas, dit-il, en cela, belle Bergère, qu'elle vous a offensée, car elle eût eu trop peu de jugement si elle n'eût cru votre victoire certaine ; mais c'est que, me voyant déjà vaincu, elle a voulu vous en dérober l'honneur en essayant de me donner un coup sur la fin du combat ; mais je ne sais comme elle l'entend, car si vous ne vous en mêlez plus, je vous assure qu'elle n'aura pas si aisément cette gloire qu'elle pense. Phillis, qui de son naturel était gaie et qui ce jour avait résolu de faire passer le temps à Léonide, lui répondit avec un certain haussement de tête :- Il est bon là, Silvandre, que vous ayez opinion que de vous vaincre soit quelque chose de désirable ou d'honorable pour moi ; moi, dis-je, qui

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mettrais cette victoire entre les moindres que j'obtins jamais. - Si ne la devez-vous pas tant mépriser, dit le Berger, quand ce ne serait que pour être la première qui m'aurait vaincu. - Autant, répliqua Phillis, qu'il y a d'honneur d'être la première en ce qui a du mérite, autant y a-t-il de honte en ce qui est au contraire. - Ah ! Bergère, interrompit Diane, ne parlez point ainsi de Silvandre ; car si tous les Bergers qui sont moins que lui devaient être méprisés, je ne sais qui serait celui de qui il faudrait faire cas. - Voilà Diane, répondit Phillis, les premiers coups dont vous le surmontez, sans doute il est à vous. C'est la coutume de ces esprits hagards et farouches de se laisser surprendre aux premiers attraits, d'autant que, n'ayant accoutumé telles faveurs, ils les reçoivent avec tant de goût qu'ils n'ont point de résistance contre elles. Phillis disait ces paroles en se moquant, si advint-il toutefois que cette gracieuse défense de Diane fit croire au Berger qu'il était obligé à la servir par les lois de la courtoisie. Et dès lors, cette opinion et les perfections de Diane eurent tant de pouvoir sur lui qu'il conçut ce germe d'Amour que le temps et la pratique accrurent, comme nous dirons ci-après. Cette dispute dura quelque temps entre ces Bergères avec beaucoup de contentement de Léonide qui admirait leur gentil esprit. Phillis enfin, se tournant vers le Berger, lui dit : - Mais à quoi servent tant de paroles, s'il est vrai que vous soyez tel, venez

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en à la preuve, et me dites quelle Bergère fait particulièrement état de vous ? - Celle, répondit le Berger, de qui vous me voyez faire état particulièrement. - Vous voulez dire, ajouta Phillis, que vous n'en recherchez point ; mais cela procède de faute de courage. - Plutôt, répliqua Silvandre, de faute de volonté. Et puis continuant : - Et vous qui me méprisez si fort, dites-nous quel Berger est-ce qui vous aime particulièrement ? - Tous ceux qui ont de l'esprit et du courage, répondit Phillis, car celui qui voit ce qui est aimable sans l'aimer a faute d'esprit ou de courage.
  - Cette raison, dit Silvandre, vous oblige donc à m'aimer, ou vous accuse de grands défauts ; mais ne parlons point si généralement, et particularisez-nous quelqu'un qui vous aime. Alors Phillis, avec un visage grave et sévère : - Je voudrais bien, dit-elle, qu'il y en eût d'assez téméraires pour l'entreprendre. - C'est donc, ajouta Silvandre, faute de courage. - Tant s'en faut, répondit Phillis, c'est faute de volonté. - Et pourquoi, s'écria Silvandre, voulez-vous que l'on croie que ce soit plutôt en vous faute de volonté qu'en moi ? - Il ne serait pas mauvais, dit la Bergère, que les actions qui vous sont bienséantes me fussent permises ! trouveriez-vous à propos que je courusse, luttasse, ou sautasse comme vous faites ? Mais c'est trop disputer sur un mauvais sujet, il faut que Diane y mette la conclusion, et voyez si je ne m'assure bien fort de la justice de ma cause, puisque je prends

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un juge partial. - Je * le η serai toujours, répondit Diane, pour la raison qui me sera connue. - Or bien, continua Phillis, quand les paroles ne peuvent vérifier ce que l'on soutient, n'est-on pas obligé d'en venir à la preuve ? - C'est sans doute, répondit Diane.
  - Condamnez donc ce Berger, reprit Phillis, à rendre preuve du mérite qu'il dit être en lui, et qu'à cette occasion il entreprenne de servir et d'aimer une Bergère de telle sorte qu'il la contraigne d'avouer qu'il mérite d'être aimé ; que s'il ne le peut, qu'il confesse librement son peu de valeur. Léonide et les Bergères trouvèrent cette proposition si agréable que d'une commune voix il y fut condamné. - Non pas, dit Diane en souriant, qu'il soit contraint de l'aimer : car en Amour la contrainte ne peut rien, et faut que sa naissance procède d'une libre volonté ; mais j'ordonne bien qu'il la serve et honore ainsi que vous dites. - Mon juge, répondit Silvandre, quoique vous m'ayez condamné sans m'ouïr, si ne veux-je point appeler de votre sentence ; mais je requiers seulement que celle qu'il me faudra servir mérite et sache reconnaître mon service. - Silvandre, Silvandre, dit Phillis, parce que le courage vous défaut, vous cherchez des échappatoires, mais si vous en ôterai-je bien tous les moyens par celle que je vous proposerai, car c'est Diane, puisqu'il ne lui défaut ni esprit pour reconnaître votre mérite, ni mérites pour vous donner volonté

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de la servir. - Quant à moi, répondit Silvandre, j'y en reconnais plus que vous ne sauriez dire, pourvu que ce ne soit point profaner ses beautés de les servir par gageure. Diane nous voulait répondre, et se fût excusée de cette corvée, mais à la requête de Léonide et d'Astrée, elle y consentit avec condition toutefois que cette essai ne durerait que trois * lunes.
  Cette recherche étant donc ainsi arrêtée, Silvandre se jetant à genoux baisa la main à sa nouvelle Maîtresse, comme pour faire le serment de fidélité et puis se relevant : - À cette heure, dit-il, que j'ai reçu votre ordonnance, ne me permettez-vous pas, belle Maîtresse, de vous proposer un tort qui m'a été fait ? Et Diane lui répondit qu'il en avait toute liberté. Il reprit ainsi : - Pour avoir parlé trop avantageusement de mes mérites contre une personne qui me méprisait, j'ai justement été condamné à en faire la preuve, pourquoi cette glorieuse de Phillis, qui a beaucoup plus de vanité que moi et qui même est cause de toute cette dispute, ne sera-t-elle condamnée à en rendre un semblable témoignage ? Astrée, sans attendre ce que répondrait Diane, dit qu'elle tenait cette requête pour si juste qu'elle s'assurait qu'elle lui serait accordée, et Diane en ayant demandé l'avis de la Nymphe et voyant qu'elle était de même opinion, condamna la Bergère ainsi qu'il l'avait requis. - Je n'attendais pas, dit Phillis, une sentence plus favorable ayant telles partie.

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Mais bien, que faut-il que je fasse ? - Que vous acquériez, dit Silvandre, les bonnes grâces de quelque Berger. - Cela, dit Diane, n'est pas raisonnable. Car jamais la raison ne contrarie au devoir. Mais j'ordonne qu'elle serve une Bergère, et que tout ainsi que vous, elle soit obligée de s'en faire aimer, et que celui de vous deux qui sera moins aimable au gré de celles que vous servirez soit contraint de céder à l'autre. - Je veux donc, dit Phillis, servir Astrée. - Ma sœur, répondit-elle, il me semble que vous doutiez de votre mérite, puisque vous cherchez œuvre faite, mais il faut que ce soit cette belle Diane, non seulement pour les deux raisons que vous avez alléguées à Silvandre, qui sont ses mérites et son esprit, mais, outre cela, parce qu'elle pourra plus équitablement juger du service de l'un et de l'autre si c'est à elle seule que vous vous adressiez. Cette ordonnance sembla si équitable à chacun qu'ils l'observèrent, après avoir tiré serment de Diane que, sans égard d'autre chose que de la vérité, les trois mois étant finis, elle en ferait le jugement. Il y avait du plaisir à voir cette nouvelle sorte d'Amour : car Phillis faisait fort bien le serviteur, et Silvandre en feignant le devint à bon escient, ainsi que nous dirons ci-après η. Diane d'autre côté savait si bien faire la Maîtresse qu'il n'y eût eu personne qui n'eût cru que c'était * sans feinte. Lorsqu'ils étaient sur ce discours et que Léonide en elle-même jugeait cette vie pour

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la plus heureuse de toutes, ils virent venir du côté du pré, deux Bergères et trois Bergers qui à leurs habits montraient d'être étrangers η. Et lorsqu'ils furent un peu plus près, Léonide, qui était curieuse de connaître les Bergers et Bergères de Lignon par leur nom, demanda qui étaient ceux-ci. À quoi Phillis répondit qu'ils étaient étrangers η, et qu'il y avait quelques mois qu'ils étaient venus de compagnie, que, quant à elle, elle n'en avait autre connaissance. Alors Silvandre ajouta qu'elle perdait beaucoup de ne les connaître pas plus particulièrement, car entre autres il y en avait un nommé Hylas, de la plus agréable humeur qu'il se peut dire ; d'autant qu'il aime, disait-il, tout ce qu'il voit. Mais il a cela de bon, que qui lui fait le mal lui donne le remède, parce que si son inconstance le fait aimer, son inconstance aussi le fait bientôt oublier, et il a de si extravagantes raisons pour prouver son humeur être la meilleure qu'il est impossible de l'ouïr sans rire. - Vraiment, dit Léonide, sa compagnie doit être agréable, et faut que nous le mettions en discours aussitôt qu'il sera ici.
  - Ce sera, répondit Silvandre, sans beaucoup de peine, car il veut toujours parler. Mais s'il est de cette humeur, il y a en un autre avec lui qui en a bien une toute contraire, parce qu'il ne fait que regretter une Bergère morte qu'il a aimée. Celui-là est homme rassis et montre d'avoir du jugement, mais il est

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si triste, qu'il ne sort jamais propos de sa bouche qui ne tienne de la mélancolie de son âme. - Et qu'est-ce, répliqua Léonide, qui les arrête en cette contrée ? - Sans mentir, dit-il, belle Nymphe, je n'ai pas encore eu cette curiosité, mais si vous voulez je le leur demanderai, car il me semble qu'ils viennent ici. À ce mot, ils furent si près qu'ils ouïrent que Hylas venait chantant tels vers : 


Villanelle de
Hylas sur son
inconstance

La belle qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.

I

J'aime à changer, c'est ma franchise,
Et mon humeur m'y va portant.
Mais quoi, si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu'on me méprise ?
Tant s'en faut, qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.

II

Faire aimer une âme barbare η,
C'est signe de grande beauté.

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Et rendre mon cœur arrêté,
C'est un effet encore plus rare ;
Si bien que qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.

III

Arrêter un fais immobile,
Qui ne le peut faire aisément ?
Mais arrêter un mouvement,
C'est chose bien plus difficile ;
C'est pourquoi qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.

IV

Et pourquoi trouvez-vous étrange
Que je change pour avoir mieux ?
Il faudrait bien être sans yeux,
Qui ne voudrait ainsi le change.
Mais celle qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.

V

* On dira bien que cette belle
Qui rendra mon cœur arrêté
Surpassera toute beauté,
Me rendant constant et fidèle.
Par ainsi qui m'arrêtera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.

VI

* Venez donc, chères Maîtresses,
Qui de beauté voulez le prix,

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Arrêter mes légers esprits,
* Par des faveurs et des caresses ;
Car celle qui m'arrêtera
Beaucoup plus d'honneur en aura.

  Léonide en souriant contre Silvandre lui dit que ce Berger n'était pas de ces trompeurs qui dissimulent leurs imperfections puisqu'il les allait chantant. - C'est parce, répondit Silvandre, qu'il ne croit pas que ce soit vice, et qu'il en fait gloire. À ce mot ils arrivèrent si prés que pour leur rendre leur salut, la Nymphe et le Berger furent contraints d'interrompre leurs propos. Et parce que Silvandre avait bonne mémoire de ce que la Nymphe lui avait demandé de l'état de ces Bergers, aussitôt que les premières paroles de la civilité furent parachevées : - Mais Tircis, dit Silvandre, car tel était le nom du Berger, si ce ne vous est importunité, dites-nous le sujet qui vous a fait venir en cette contrée de Forez, et qui vous y retient. Tircis alors mettant le genou en terre et levant les yeux et les mains en haut : - Ô bonté infinie, dit-il, qui par ta prévoyance gouvernes tout l'univers, sois-tu louée à jamais de celle qu'il t'a plu avoir de moi. Et puis se relevant, avec beaucoup d'étonnement de la Nymphe et de cette troupe, il répondit à Silvandre : - Gentil Berger, vous me demandez que c'est qui m'amène et me retient en cette contrée, sachez que ce n'est autre que vous, et que

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c'est vous seul que j'ai si longuement cherché. - Moi ? répondit Silvandre, et comment peut-il être puisque je n'ai point de connaissance de vous ? - C'est en partie, répondit-il, pour cela que je vous cherche. - Et s'il est ainsi, répliqua Silvandre, il y a déjà longtemps que vous êtes parmi nous, que veut dire que vous ne m'en avez parlé ? - Parce, répondit Tircis, que je ne vous connaissais pas. Et pour satisfaire à la * demande que vous m'avez faite, parce que le discours est long, s'il vous plaît, je le vous raconterai quand vous aurez repris vos places sous ces arbres comme vous étiez quand nous sommes arrivés. Silvandre alors se tournant vers Diane : - Ma Maîtresse, dit-il, vous plaît-il de vous rasseoir ? - C'est à Léonide, répondit Diane, à qui vous le deviez avoir demandé. - Je sais bien, répondit le Berger, que la civilité me le commandait ainsi, mais Amour me l'a ordonné d'autre sorte. Léonide, prenant Diane et Astrée par la main, s'assit au milieu disant que Silvandre avait eu raison, parce que l'Amour qui a autre considération que de soi-même n'est pas vraie Amour, et après elles, les autres Bergères et Bergers s'assirent en rond. Et lors Tircis, se tournant vers la Bergère qui était avec lui : - Voici le jour heureux, dit-il, Laonice, que nous avons tant désiré, et que, depuis que nous sommes entrés en cette contrée, nous avons attendu avec tant d'impatience. Il ne tiendra plus qu'à vous que nous ne sortions de cette peine, ainsi qu'a ordonné l'Oracle. Alors la

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Bergère, sans lui faire autre réponse, s'adressa à Silvandre et lui parla de cette sorte :


Histoire de Tircis
et de Laonice

  " De toutes les amitiés, il n'y en a point, à
" ce que j'ai ouï dire, qui puissent être
" plus affectionnées que celles qui naissent
" avec l'enfance, parce que la coutume que ce
jeune âge prend va peu à peu se changeant en nature, de laquelle, s'il est malaisé de se dépouiller, ceux le savent qui lui veulent contrarier. Je dis ceci pour me servir en quelque sorte d'excuse, lors, gentil Berger, que vous me verrez contrainte de vous dire que j'aime Tircis, car cette affection fut presque sucée avec le lait, et ainsi mon âme, s'élevant avec telle nourriture, reçut en elle-même comme propres η les accidents de cette passion. Et semblait que toute chose à ma naissance s'y accordât, car nos demeures voisines, l'amitié qui était entre nos pères, nos âges qui étaient fort égaux, et la gentillesse de l'enfance de Tircis, ne m'en donnait que trop de commodité. Mais le malheur voulut que presque en même temps naquit Cléon dans notre hameau, avec peut-être plus de grâces que moi, mais sans doute avec beaucoup plus de bonne fortune, car dès lors que cette fille commença d'ouvrir les yeux, il sembla que Tircis en

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reçut au cœur des flammes, puisque dans le berceau même il se plaisait à la considérer. En ce temps-là, je pouvais avoir six ans et lui dix, et voyez comme le Ciel dispose de nous sans notre consentement : Dès l'heure que je le vis je l'aimai, et dès l'heure qu'il vit Cléon il l'aima ; et quoique ce fussent amitiés telles que l'âge pouvait supporter, toutefois elles n'étaient pas si petites que l'on ne reconnût fort bien cette différence entre nous. Puis venant à croître, notre amitié aussi crût à telle hauteur que peut-être n'y en a-t-il jamais eu qui l'ait surpassée. En cette jeunesse vous pouvez croire que j'y allais sans prendre garde à ses actions. Mais venant un peu plus avant en âge, je remarquai en lui η tant de défaut de bonne volonté que je me résolus de m'en divertir, résolution que plusieurs dépités
conçoivent, mais que point de vrais Amants "
ne peuvent exécuter, comme j'éprouvai longtemps après. Toutefois, mon courage offensé eut bien assez de pouvoir pour me faire dissimuler, et si je ne pouvais en vérité m'en retirer entièrement, essayer pour le moins de prendre quelque espèce de congé. Ce qui m'en ôtait plus les moyens était que je ne voyais point que Tircis affectionnât autre Bergère ; car tout ce qu'il faisait avec Cléon ne pouvait donner soupçon que ce ne fût enfance, puisque pour lors elle ne pouvait avoir plus de * neuf ans. Et quand elle commença à croître, et qu'elle put ressentir les traits d'Amour,

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elle se retira de sorte de lui qu'il semblait que cet éloignement était capable de la garantir de telles blessures. Mais Amour plus fin qu'elle sut en telle sorte approcher de son âme les mérites, l'affection, et les services de Tircis, qu'enfin elle se trouva au milieu, et tellement entourée de toutes parts que si de l'une elle évitait d'être blessée, la plaie qu'elle recevait de l'autre en était plus grande et plus profonde. Si bien qu'elle ne pût η recourre à nul meilleur remède qu'à la dissimulation, non pas pour ne recevoir les coups mais seulement pour empêcher que son ennemi ni autre les aperçût. Elle put η bien toutefois user de cette feinte quand elle ne commença que d'avoir la peau égratignée, mais quand la blessure fut grande, il fallut se rendre et s'avouer vaincue. Ainsi voilà Tircis aimé de sa Cléon, le voilà qui η jouit de toutes les honnêtes douceurs d'une amitié, quoique du commencement il ne sût presque quel était son mal, ainsi que ces vers le témoignent qu'il fit en ce temps-là :

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Sonnet

Mon Dieu, quel est le mal dont je suis tourmenté ?
Depuis que je la vis, cette Cléon si belle,
J'ai senti dans le cœur une douleur nouvelle,
Encore que * son œil me l'ait soudain ôté.

Depuis, d'un chaud désir je me sens agité,
Si toutefois désir tel mouvement s'appelle,
De qui le jugement tellement s'ensorcelle,
Qu'il joint à son dessein ma propre volonté.

De ce commencement mon mal a pris naissance,
Car depuis le désir accrut sa violence,
Et soudain * je perdis et repos et repas.

Au lieu de ce repos naquit η l'inquiétude,
Qui, serve du désir, bâtit ma servitude :
* C'est le mal que je sens et que je n'entends pas.

  Depuis que Tircis eut reconnu la bonne volonté de l'heureuse Cléon, il la reçut avec tant de contentement que son cœur n'étant capable de le celer fut contraint d'en faire part à ses yeux *, qui, soudain, Dieu sait combien changés de ce qu'ils soulaient être, ne donnaient que trop de connaissance de leur joie. La discrétion de Cléon était bien telle

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qu'elle ne donna aucun avantage à Tircis sur son devoir. Si est-ce que, jalouse de son honneur, elle le pria de feindre de m'aimer afin que ceux qui remarqueraient ses actions, s'arrêtant à celles-ci toutes évidentes, n'allassent point recherchant celles qu'elle voulait cacher. Elle fit élection de moi plutôt que de toute autre s'étant aperçu dès longtemps
" que je l'aimais, et sachant combien il
" est malaisé d'être aimée sans aimer, elle pensa que facilement chacun croirait cette amitié, n'y en ayant guère parmi nous qui ne se fussent aperçu de la bonne volonté que je lui portais. Lui qui n'avait dessein que celui que Cléon approuvait tâcha incontinent d'effectuer ce qu'elle lui avait commandé. Dieux ! quand il me souvient des douces paroles dont il usait envers moi je ne puis, encore que mensongères, m'empêcher de les chérir et de remercier Amour des heureux moments dont il m'a fait jouir en ce temps-là, et souhaiter que, ne pouvant être plus heureuse, je fusse pour le moins toujours ainsi trompée. Et certes, Tircis n'eut pas beaucoup de peine à me persuader qu'il m'aimait, car outre que chacun croit facilement ce qu'il désire, encore me semblait-il que cela était faisable puisque je ne me jugeais point tant désagréable qu'une si longue pratique que la nôtre n'eût pu gagner quelque chose sur lui, et même avec le soin que j'avais eu de lui plaire ; de quoi cette glorieuse de Cléon passait bien

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souvent le temps avec lui. Mais si amour eût été juste, il devait faire tomber la moquerie sur elle-même permettant que Tircis vînt à m'aimer sans feinte. Toutefois il n'advint pas comme cela, au contraire cette dissimulation lui était tant insupportable qu'il ne la pouvait continuer, et n'eût été
" que l'Amour ferme les yeux à ceux qui aiment,
" il n'eût pas été possible que je ne
m'en fusse aperçue aussi bien que la plupart de ceux qui nous voyaient ensemble, auxquels, comme à mes ennemis plus déclarés, je n'ajoutais point de foi. Et parce que Cléon et moi étions fort familières, cette fine Bergère eut peur que le temps et * la vue que j'en avais ne m'ôtassent de l'erreur où j'étais. Mais, gentil Berger, il eût fallu que j'eusse été aussi avisée qu'elle ! Toutefois, pour se mieux cacher encore, elle inventa une ruse η qui ne fut pas mauvaise. Son dessein, comme je vous ai dit, était de cacher l'amitié que Tircis lui portait par celle qu'il me faisait paraître ; et il advint comme elle le proposa, car on commença d'en parler assez haut et à mon désavantage. Et encore que ce ne fussent que ceux qui ne prennent garde qu'aux apparences, si est-ce que ce nombre étant plus grand que l'autre, le bruit en courut incontinent, et le soupçon qu'on avait auparavant de celles de Cléon s'amortit tout à fait, si bien que je pouvais dire qu'elle aimait à mes dépens. Mais elle qui craignait, ainsi que je vous ai dit, que je ne vinsse à découvrir cet artifice, voulut le

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cacher sous un autre, et conseilla Tircis de me faire entendre que chacun commençait de reconnaître notre amitié et d'en faire des jugements assez mauvais, * qu'il était nécessaire de faire cesser ce bruit par la prudence, et qu'il fallait qu'il fît semblant d'aimer Cléon, afin que, par ce divertissement, ceux qui en parlaient mal se tussent. - Et vous direz, lui disait-elle, que vous m'élisez plutôt qu'une η autre pour la commodité que vous aurez d'être près d'elle et de lui parler. Moi, qui étais toute bonne et sans finesse, je trouvai ce conseil très bon ; si bien qu'avec ma permission, depuis ce jour, quand nous nous trouvions tous trois ensemble il ne faisait point de difficulté d'entretenir sa Cléon comme il avait accoutumé. Et certes il y avait bien du plaisir pour eux, et pour tout autre qui eût su cette dissimulation : car voyant la recherche qu'il faisait de Cléon, je pensais qu'il se moquât et à peine me pouvais-je empêcher d'en rire ; d'autre côté, Cléon, prenant garde à mes façons et sachant la tromperie en quoi je la pensais être, avait une peine extrême de n'en faire point de semblant. Même que ce trompeur lui faisait quelquefois des clins d'œil qu'elle ne pouvait dissimuler, sinon trouvant excuse de rire de quelque autre sujet qui bien souvent était si hors de propos que j'en accusais l'Amour qu'elle portait au Berger et le contentement que cette tromperie lui rapportait. Et voyez si j'étais bonne en mon

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âme qui ressentais par pitié le déplaisir qu'elle recevrait quand elle saurait la vérité ; mais depuis je trouvai que je me plaignais en sa personne. Toutefois je m'excuse, car qui n'y eût été déçue, puisque l'Amour
aussitôt qu'il se saisit entièrement d'une âme, "
la dépouille incontinent de toute défiance η "
envers la personne aimée ? Et ce dissimulé Berger jouait de telle sorte son personnage que si j'eusse été en la place de Cléon j'eusse peut-être douté que sa feintise n'eût été véritable. Étant quelques fois au milieu de nous deux, s'il se relâchait à faire trop de démonstration de son amitié à Cléon, aussitôt il se tournait vers moi et me demandait à l'oreille s'il ne faisait pas bien. Mais sa plus grande finesse ne s'arrêta pas à si peu de chose, oyez je vous supplie jusques où elle passa. En particulier il parlait à Cléon plus souvent qu'à moi, lui baisait la main, demeurait une et deux heures à genoux devant elle, et ne se cachait point de moi pour les causes que je vous ai dites. Mais en général jamais il ne bougeait d'auprès de moi, me recherchait avec tant de dissimulation, que la plupart continuait l'opinion que l'on avait eue de nos Amours ; ce qu'il faisait à dessein, voulant que seule je visse la recherche qu'il lui faisait parce qu'il savait bien que je ne la croyais pas, mais ne voulait en sorte que ce fût que ceux qui la pourraient penser véritable en eussent tant soit peu de connaissance. Et quand je lui disais

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que nous ne pouvions ôter l'opinion aux personnes de notre amitié, et que nul ne pouvait croire, à ce que l'on m'en disait, qu'il aimât Cléon. - Et comment, me répondit-il, voulez-vous qu'ils croient une chose qui n'est pas ? Tant y a que notre finesse, en dépit des plus mal-pensants, sera crue du général. Mais lui qui était fort avisé, voyant qu'il se présentait occasion de passer encore plus outre, me dit que surtout il fallait tromper Cléon, et que celle-là étant bien déçue, c'était avoir presque parachevé notre dessein ; qu'à cette occasion, il fallait que je lui parlasse pour lui, et que je fusse comme confidente. - Elle, me disait-il, qui a déjà cette opinion recevra de bon cœur les messages que vous lui ferez, et ainsi nous vivrons en assurance. Ô quelle misérable fortune nous courons * bien souvent ! Quant à moi, je pensais que si quelquefois Cléon avait cru que j'eusse aimée ce Berger, je lui en ferais perdre l'opinion en la priant de l'aimer, et, comme confidente, lui parlant pour lui. Mais Cléon, ayant su les discours que j'avais tenus au Berger et voyant la contrainte avec quoi elle vivait, jugea que par mon moyen elle en pourrait avoir des messages et même des lettres. Cela fut cause qu'elle reçut fort bien la proposition que je lui en fis, et que depuis ce temps elle traita avec lui comme avec celui qui l'aimait, et moi je ne servais qu'à porter les billets de l'un à l'autre. Ô Amour ! quel métier

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est celui que tu me fis faire alors ? Je ne m'en plains toutefois, puisque j'ai ouï dire que je n'ai pas été la première η qui a fait semblables offices pour autrui les pensant faire pour soi-même. En ce temps, parce que les Francs, les Romains, les Goths et les Bourguignons se faisaient une très cruelle guerre, nous fûmes contraints de nous retirer en la ville qui porte le nom du Pasteur juge des trois Déesses, car nos demeures n'étaient point trop éloignées de là, le long des bords du grand fleuve de Seine. Et d'autant qu'à cause du grand abord des gens qui de tous côtés s'y venaient retirer et qui ne pouvaient avoir les commodités telles qu'ils avaient accoutumés aux champs η, les maladies contagieuses commencèrent de prendre un si grand cours par toute la ville que même les plus grands ne s'en pouvaient défendre. Il advint que la mère de Cléon en fut atteinte. Et quoique ce mal η soit si épouvantable qu'il n'y a le plus souvent ni parentage, ni obligation d'amitié qui puisse retenir les sains auprès de ceux qui en sont touchés, si est-ce que le bon naturel de Cléon eut tant de pouvoir sur elle qu'elle ne voulut jamais éloigner sa mère quelque remontrance qu'elle lui fît, au contraire, lors qu'aucuns de ses plus familiers l'en voulurent retirer lui représentant le danger où elle se mettait, et que c'était offenser les Dieux que de les tenter de cette sorte, - Si vous m'aimez, leur disait-elle, ne me tenez jamais

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ce discours ; car ne dois-je pas la vie à celle qui me l'a donnée, et les Dieux peuvent-ils être offensés que je serve celle qui m'a appris à les adorer ? En cette résolution, elle ne voulut jamais abandonner sa mère, et s'enfermant avec elle la servit toujours aussi franchement que si ce n'eût point été une maladie contagieuse. Tircis était tout le jour à leur porte, brûlant de désir d'entrer dans leur logis, mais la défense de Cléon l'en empêchait, qui ne le η lui voulut permettre, de peur que les mal-pensants ne jugeassent cette assistance au désavantage de sa pudicité. Lui, qui ne voulait lui déplaire, * n'y osant entrer, leur faisait apporter tout ce qui était nécessaire avec un soin si grand qu'elles n'eurent jamais faute de rien. Toutefois, ainsi le voulut le Ciel, cette heureuse Cléon ne laissa d'être atteinte du mal de sa mère, quelques préservatifs que Tircis lui pût apporter. Quand ce Berger le sut, il ne fut possible de le retenir qu'il n'entrât dans leur logis, lui semblant qu'il n'était plus saison de feindre ni de redouter les morsures du médisant. Il met donc ordre à toutes ses affaires, dispose de son bien, et déclare sa dernière volonté, puis ayant laissé charge à quelques-uns de ses amis de le secourir, il se renferme avec la mère et la fille, résolu de courre la même fortune que Cléon. Il ne sert de rien que d'allonger ce discours de vous redire quels furent les bons offices, quels les services qu'il rendit à la mère pour la considération

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de la fille, car il ne s'en peut imaginer davantage que ceux que son affection lui faisait produire. Mais quand il la vit morte, et qu'il ne lui restait plus que sa Maîtresse de qui le mal encore allait empirant, je ne crois pas que ce pauvre Berger reposât un moment. Continuellement il la tenait entre ses bras, ou bien il lui pansait η son mal. Elle, d'autre côté, qui l'avait toujours tant aimé η, reconnaissait tant d'Amour en cette dernière action que la sienne était de beaucoup augmentée, de sorte qu'un de ses plus grands ennuis était le danger en quoi elle le voyait à son occasion. Lui au contraire avait tant de satisfaction que la fortune, encore qu'ennemie, lui eût offert ce moyen de lui témoigner sa bonne volonté, qu'il ne pouvait * lui rendre assez de remerciement. Il advint que * le mal de la Bergère étant en état d'être percé, il n'y eut point de Chirurgien qui voulût, par la crainte du danger, se hasarder de la toucher. Tircis, à qui l'affection ne faisait rien trouver de difficile, s'étant fait apprendre comment il fallait faire, prit la lancette et, lui levant le bras, la lui perça et la pansa η sans crainte. Bref, gentil Berger, toutes les choses plus dangereuses et plus malaisées lui étaient douces et trop faciles. Si est-ce que le mal, augmentant d'heure à autre, réduisit enfin cette tant aimée Cléon en tel état qu'il ne lui resta plus que la force de lui dire ces paroles : - Je suis bien marrie, Tircis, que les Dieux n'aient voulu étendre davantage

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le filet de ma vie, non point que j'aie volonté de vivre plus longtemps, car ce désir ne me le fera jamais souhaiter, ayant trop éprouvé quelles sont les incommodités qui suivent les humains, mais seulement pour en quelque sorte ne mourir point tant votre obligée, et η avoir le loisir de vous rendre témoignage que je ne suis point atteinte ni d'ingratitude ni de méconnaissance. Il est vrai que quand je considère quelles η sont les obligations que je vous ai, je juge bien que le Ciel est très juste de m'ôter de ce monde, puisqu'aussi bien, quand j'y vivrais * autant de siècles que j'ai de jours, je ne saurais satisfaire à la moindre du nombre infini que votre affection m'a produite. Recevez donc pour tout ce que je vous dois, non pas un bien égal, mais oui bien tout celui que je puis, qui est un serment que je vous fais que la mort ne m'effacera jamais la mémoire de votre amitié, ni le désir que j'ai de vous en rendre toute la reconnaissance qu'une personne qui aime bien peut donner à celle à qui elle est obligée. Ces mots furent proférés avec beaucoup de peine, mais l'amitié qu'elle portait au Berger lui donna la force de les pouvoir dire, auxquels Tircis répondit : - Ma belle Maîtresse, malaisément pourrais-je croire de vous avoir obligée, ni de le pouvoir jamais faire, puisque ce que j'ai fait jusques ici ne m'a pas encore satisfait. Et quand vous me dites que vous m'avez de l'obligation, je vois bien que vous ne

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connaissez la grandeur de l'Amour de Tircis, autrement vous ne penseriez pas que si peu de chose fût capable de payer le tribut d'un si grand devoir. Croyez, belle Cléon, que * la faveur que vous m'avez faite d'avoir η eu agréables les services que vous dites que je vous ai rendus me charge d'un si grand faix que mille vies et mille semblables occasions ne sauraient m'en décharger. Le Ciel, qui ne m'a fait naître que pour vous, m'accuserait de méconnaissance si je ne vivais à vous, et si j'avais quelque dessein d'employer un seul moment de cette vie ailleurs qu'à votre service. Il voulait continuer lorsque la Bergère, atteinte de trop de mal, l'interrompit : - Cesse, ami, et me laisse parler, afin que le peu de vie qui me reste soit employé à t'assurer que tu ne saurais être aimé davantage que tu l'es de moi, qui, me sentant pressée de partir, te dis l'éternel adieu. Et te supplie de trois choses : d'aimer toujours ta Cléon, de me faire enterrer près des os de ma mère, et d'ordonner que quand tu payeras le devoir de l'humanité, ton corps soit mis auprès du mien afin que je * meure avec ce contentement que ne t'ayant pu être unie * en la vie je le sois pour le moins * en la mort. Il lui répondit : - Les Dieux seraient injustes si, ayant donné commencement à une si belle amitié que la nôtre, ils la séparaient si promptement. J'espère qu'ils vous conserveront, ou que pour le moins ils me prendront avant que vous, s'ils ont quelque compassion

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d'un affligé. Mais s'ils ne veulent, je les requiers seulement de me donner assez de vie pour satisfaire aux commandements que vous me faites, et puis me permettre de vous suivre ; que s'ils ne tranchent ma fusée, et que la main me demeure libre, soyez certaine, ô ma belle Maîtresse, que vous ne serez pas longuement sans moi. - Ami, lui répondit-elle, je t'ordonne outre cela de vivre autant que les Dieux le voudront, car en la longueur de ta vie ils se montreront envers nous très pitoyables, puisque par ce moyen, cependant que je raconterai aux Champs-Élysées notre parfaite amitié, tu la publieras aux vivants, et les hommes honoreront notre mémoire. Mais, ami, je sens que le mal me contraint de te laisser. Adieu, le plus aimable et le plus aimé d'entre les hommes. À ces derniers mots, elle mourut, demeurant la tête appuyée sur le sein de son Berger. De redire ici le déplaisir qu'il en eut et les regrets qu'il en fit, ce ne serait que remettre le fer plus avant en sa plaie ; outre que ses blessures sont encore si ouvertes que chacun en les voyant pourra juger η quels en ont été les coups. - Ô mort ! s'écria Tircis, qui m'as dérobé le meilleur de moi, ou rends-moi ce que tu m'as ôté, ou emporte le reste. Et lors, pour donner lieu aux larmes et aux sanglots que ce ressouvenir lui arrachait du cœur, il se tut pour quelque temps, quand Silvandre lui représenta η qu'il devait s'y résoudre puisqu'il n'y avait point de remède, et qu'aux choses

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advenues et qui ne pouvaient plus être, les plaintes n'étaient que témoignages de faiblesse. - Tant s'en faut, dit Tircis, c'est en quoi je trouve plus d'occasion de plainte, car s'il y avait quelque remède, le plaindre ne serait pas d'homme avisé ni de courage. Mais il doit bien être permis de plaindre ce à quoi on ne peut trouver aucun autre allègement. Lors Laonice, reprenant la parole, continua de cette sorte : - Enfin cette heureuse Bergère étant morte, et Tircis lui ayant rendu les derniers offices d'amitié, il ordonna qu'elle fût enterrée auprès de sa mère. Mais la nonchalance de ceux à qui il donna cette charge fut telle qu'ils la mirent ailleurs, car quant à lui, il était tellement affligé qu'il ne bougeait de dessus un lit sans que rien lui conservât la vie que le commandement qu'elle lui en avait fait. Quelques jours après, s'enquérant de ceux qui le venaient voir en quel lieu ce corps tant aimé avait été mis, il sut qu'il n'était point avec celui de la mère ; dont il reçut tant de déplaisir que, convenant d'une grande somme avec ceux qui avaient accoutumé de les enterrer, ils lui promirent de l'ôter de là où il était et le remettre avec sa mère. Et de fait ils s'y en allèrent, et ayant découvert la terre, ils le prirent entre trois ou quatre qu'ils étaient ; mais l'ayant porté quelques pas, l'infection en était si grande qu'ils furent contraints de le laisser à mi-chemin, résolus de mourir plutôt que de le porter plus outre, dont Tircis averti,

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après leur avoir fait de plus grandes offres encore, et voyant qu'ils n'y voulaient point entendre : - Et quoi, dit-il tout haut, as-tu donc espéré que l'affection du gain pût η davantage en eux que la tienne en toi ? Ah Tircis ! c'est trop offenser la grandeur de ton amitié. Il dit, et, comme transporté, s'en courut sur le lieu où était le corps, et quoiqu'il eût demeuré trois jours enterré et que la puanteur en fût extrême, si le prit-il entre ses bras, et l'emporta jusques en la tombe de la mère, qui avait déjà été ouverte. Et après un si bel acte η et un si grand témoignage de son affection, se retirant hors la ville, il demeura quarante * nuits séparé de chacun. Or toutes ces choses me furent inconnues, car une de mes tantes ayant été malade d'un semblable mal presque en même temps, nous n'avions point de fréquentation avec personne, et le jour même qu'il revint, j'étais aussi revenue, et ayant seulement entendu la mort de Cléon, je m'en allai chez lui pour en savoir les particularités, mais arrivant à la porte de sa chambre, je mis l'œil à l'ouverture de la serrure, parce qu'en m'en approchant il me sembla de l'avoir ouï soupirer, et je n'étais point trompée ; car je le vis sur le lit, les yeux tournés contre le Ciel, les mains jointes, et le visage couvert de larmes. Si je fus étonnée, gentil Berger, jugez-le, car je ne pensais point qu'il l'aimât, et venais en partie pour me réjouir avec lui. Enfin après l'avoir considéré quelque temps, avec

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un soupir qui semblait lui mépartir l'estomac, je lui ouïs proférer telles paroles :


Stances.
Sur la mort de Cléon

* Pourquoi cacher nos pleurs ? Il n'est plus temps de feindre.
Un Amour que sa mort découvre par mon deuil,
Qui cesse d'espérer il doit cesser de craindre,
Et l'espoir de ma vie est dedans le cercueil.

Elle vivait en moi, je vivais tout en elle.
Nos esprits l'un à l'autre étreints de mille nœuds
S'unissaient tellement qu'en leur Amour fidèle
Tous les deux n'étaient qu'un, et chacun était deux.

Mais sur le point qu'Amour d'un fondement plus ferme
Assurait mes plaisirs, j'ai vu tout renverser,
C'est d'autant que mon heur avait touché le terme,
Qu'il est permis d'atteindre et non d'outrepasser.

* Ce fut dedans Paris que les belles pensées
Qu'Amour éprit en moi finirent par la mort,
Au même temps qu'on vit les Gaules oppressées
Aux efforts étrangers opposer leur effort.

Et fallait-il aussi que tombe moins célèbre
Que Paris enfermât ce que j'ai pu η chérir,
Ou que mon mal advint en saison moins funèbre
Que quand toute l'Europe était prête à périr.

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* Mais je me trompe, Ô Dieux ! Ma Cléon n'est point morte,
Son cœur, pour vivre en moi, ne vivait plus en soi.
Le corps seul en est mort, et de contraire sorte,
Mon esprit meurt en elle, et le sien vit en moi.

  Dieux ! quelle devins-je quand je l'ouïs parler ainsi ? Mon étonnement fut tel que sans y penser, étant appuyée contre la porte, je l'entrouvris presque à moitié, à quoi il tourna la tête, et me voyant, n'en fit autre semblant, sinon que me tendant la main il me pria η de m'asseoir sur le lit près de lui. Et lors, sans s'essuyer les yeux, car aussi bien y eût-il fallu toujours le mouchoir, il me parla de cette sorte : - Et bien, Laonice, la pauvre Cléon est morte, et nous sommes demeurés pour plaindre ce ravissement. Et parce que la peine où j'étais ne me laissait la force de pouvoir lui répondre, il continua : - Je sais bien, Bergère η, que me voyant en cet état pour Cléon, vous demeurez étonnée que la feinte amitié que je lui ai portée me puisse donner de si grands ressentiments. Mais, hélas ! sortez d'erreur, je vous supplie, aussi bien me semblerait-il commettre une trop grande faute contre Amour, si sans occasion je continuais la feinte que mon affection m'a jusques ici commandée. Sachez donc, Laonice, que j'ai aimé Cléon et que toute autre recherche n'a été que pour couverture de celle-ci. Par ainsi, si vous m'avez eu de l'amitié, pour Dieu, Laonice, plaignez-moi en ce désastre qui a d'un même coup

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mis tous mes espoirs dans son cercueil. Et si vous êtes en quelque sorte offensée, pardonnez à Tircis l'erreur qu'il a faite η envers vous pour ne faillir en ce qu'il devait à Cléon. À ces paroles, transportée de colère, je partis si hors de moi qu'à peine pus-je retrouver mon logis, d'où je ne sortis de longtemps. Mais après avoir contrarié mille fois à l'Amour, si fallut-il s'y soumettre et avouer que le dépit est une faible défense quand il η lui plaît. Par ainsi, me voilà autant à Tircis que je l'avais jamais été, j'excuse en moi-même les trahisons qu'il m'avait faites, et lui pardonne les torts et les feintes avec lesquelles il m'avait offensée, les nommant feintes ni trahisons, mais violences d'Amour. Et je fus d'autant plus aisément portée à ce pardon qu'Amour, qui se disait complice de sa faute, m'allait flattant d'un certain espoir de succéder à la place de Cléon. Lorsque j'étais en cette pensée, ne voilà pas une de mes sœurs qui me vint avertir que Tircis s'était perdu en sorte qu'on ne le voyait plus et que personne ne savait où il était. Cette recharge de douleur me surprit si fort que tout ce que je pus fut de lui dire que, cette tristesse étant passée, il reviendrait comme il s'en était allé. Mais dès lors je fis dessein de le suivre, et afin de n'être empêchée de personne, je partis si secrètement sur le commencement de la nuit qu'avant le jour je me trouvai fort éloignée. Si je fus étonnée

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au commencement me voyant seule dans ces obscurités η, le Ciel le sait, à qui mes plaintes étaient adressées. Mais Amour qui m'accompagnait secrètement me donna assez de courage pour parachever mon dessein. Ainsi donc je poursuis mon voyage suivant sans plus la route que mes pas rencontraient, car je ne savais où Tircis allait ni moi aussi. De sorte que je fus vagabonde plus de quatre mois sans en avoir nouvelle. Enfin passant le Mont-Dore, je rencontrai cette Bergère, dit-elle montrant Madonthe, et avec elle ce Berger nommé Tersandre, assis à l'ombre d'un rocher, attendant que la chaleur du * midi s'abattît. Et parce que ma coutume était de demander des nouvelles de Tircis à tous ceux que je rencontrais, je m'adressai où je les η vis, et sus que mon Berger, aux marques qu'ils m'en donnèrent, était en ces déserts, et qu'il allait toujours regrettant Cléon. Alors je leur racontai ce que je viens de vous dire, et les adjurai de m'en dire les plus assurées nouvelles qu'ils pourraient. À quoi Madonthe, émue de pitié, me répondit avec tant de douceur que je la jugeai atteinte de même mal que le mien. Et mon opinion ne fut mauvaise, car je sus depuis d'elle la longue histoire de ses ennuis par η laquelle je connus qu'Amour blesse aussi bien dans les cours que dans nos bois. Parce que nos fortunes avaient quelque sympathie entre elles, elle me pria de vouloir demeurer et parachever

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nos voyages ensemble puisque toutes deux faisions une même quête. Moi qui me vis seule, je reçus les bras ouverts cette commodité ; depuis nous ne nous sommes point éloignées. Mais que sert ce discours à mon propos, puisque η je ne veux seulement que raconter ce qui est de Tircis et de moi ? Gentil Berger, ce me sera assez de vous dire qu'après avoir demeuré plus de trois mois en ces pays-là, enfin nous sûmes qu'il était venu ici, où nous n'arrivâmes si tôt que je le rencontrai, et tant à l'impourvu pour lui qu'il en demeura surpris. Pour le commencement il me reçut avec un assez bon visage ; mais enfin, sachant l'occasion de mon * voyage, il me déclara tout au long l'affection extrême qu'il avait portée à Cléon, et combien il était hors de son pouvoir de m'aimer. Amour, s'il y a quelque justice en toi, je te demande, et non à cet ingrat, quelque reconnaissance de tant de travaux passés.
  Ainsi paracheva Laonice, et montrant qu'elle η n'avait rien davantage à dire, en s'essuyant les yeux, elle les tourna pitoyablement contre Silvandre, comme lui demandant faveur en la justice de sa cause. Lors Tircis parla de cette sorte : 
  - Sage Berger, quoique l'histoire de mes malheurs soit telle que cette Bergère vient de vous raconter, si est-ce que celle de mes douleurs est bien plus pitoyable, de laquelle toutefois je ne vous veux point entretenir davantage

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de crainte de vous ennuyer, et cette compagnie. Seulement j'ajouterai à ce qu'elle vient de dire que ne pouvant supporter ses plaintes ordinaires, d'un commun consentement nous allâmes à * l'Oracle pour savoir ce qu'il ordonnerait de nous, et nous eûmes une telle réponse par la bouche d'Arontine :


Oracle

Sur les bords où Lignon paisiblement serpente,
Amants, vous trouverez un curieux Berger
Qui premier s'enquerra du mal qui vous tourmente.
Croyez-le, car le Ciel l'élit pour vous juger.

Et quoiqu'il y ait déjà longtemps que nous sommes ici, si est-ce que vous êtes le premier qui nous avez demandé l'état de notre fortune. C'est pourquoi nous nous jetons entre vos bras, et vous requérons d'ordonner ce que nous avons à faire. Et afin que rien ne se fît que par la volonté du Dieu, la vieille qui nous rendit cet Oracle nous dit que, vous ayant rencontré, nous eussions à jeter au sort η qui serait celui qui maintiendrait la cause de l'un et de l'autre, et que, pour cet effet, tous ceux qui s'y rencontreraient eussent à mettre un gage entre vos mains dans un η chapeau. Le premier qui en sortirait serait celui qui parlerait pour Laonice, et le dernier de tous pour moi. À ce mot, il les pria tous de le vouloir ; à quoi chacun ayant consenti, de fortune celui de Hylas fut le premier, et celui de

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Phillis le dernier. De quoi Hylas se souriant : - Autrefois, dit-il, que j'étais serviteur de Laonice, j'eusse malaisément voulu persuader à Tircis de l'aimer ; mais à cette heure que je ne suis que pour Madonthe, je veux bien obéir à ce que le Dieu me commande. - Berger, répondit Léonide, vous devez connaître par là, quelle η est la providence η de cette divinité, puisque pour émouvoir quelqu'un à changer d'affection, il en donne charge à l'inconstant Hylas, comme à celui qui, par l'usage, en doit bien savoir les moyens. Et pour continuer une fidèle amitié, il en donne la * persuasion à une Bergère constante en toutes ses actions, et que, pour juger de l'un et de l'autre, il a élu une personne qui ne peut être partiale : car Silvandre n'est constant ni η inconstant puisqu'il n'a jamais rien aimé. Alors Silvandre prenant la parole : - Puis donc que vous voulez, ô Tircis, et vous, Laonice que je sois juge de vos différends, jurez entre mes mains tous deux que vous l'observerez inviolablement, autrement ce ne serait qu'irriter davantage les Dieux et prendre de la peine en vain. Ce qu'ils firent, et lors Hylas commença de cette sorte :

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Harangue de
Hylas
pour Laonice

  Si j'avais à soutenir la cause de Laonice devant quelque personne dénaturée, je craindrais peut-être que le défaut de ma capacité n'amoindrît en quelque sorte la justice qui est en elle ; mais puisque c'est devant vous, gentil Berger, qui avez un cœur d'homme (je veux dire qui savez quels sont les devoirs d'un homme bien né) non seulement je ne me défie point d'un favorable jugement, mais tiens pour certain que, si vous étiez en la place de Tircis, vous auriez honte que telle erreur vous puisse être reprochée.
  Je ne m'arrêterai donc point à chercher plusieurs raisons sur ce sujet qui de lui-même est si clair que toute autre lumière ne lui peut servir que d'ombrage, et dirai seulement que le nom qu'il porte d'homme l'oblige au contraire de ce qu'il a fait, et que les lois et ordonnances du Ciel et de la nature lui commandent de ne point disputer davantage en cette cause. Les devoirs de la courtoisie ne lui ordonnent-ils de rendre les bienfaits reçus ? Le Ciel ne commande-t-il pas qu'à tout service quelque loyer soit rendu ? Et la nature ne le contraint-elle d'aimer une belle femme qui l'aime, et d'abhorrer

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plutôt que de chérir une personne morte ? Mais celui-ci, tout au rebours, aux faveurs reçues de Laonice rend des discourtoisies, et au lieu des services qu'il avoue lui-même qu'elle lui a faits, lui servant si longuement de couverture en l'amitié de Cléon, il la paye d'ingratitude, et pour l'affection qu'elle lui a portée dès le berceau, il ne lui fait paraître que du mépris. Si es-tu bien homme, Tircis, si montres-tu de connaître les Dieux, et si, me semble-t-il bien, que cette Bergère est telle que, si ce n'était que son influence η la soumet à ce malheur, elle est plus propre à faire ressentir que de ressentir elle-même les outrages dont elle se plaint η. Que si tu es homme, ne sais-tu pas que c'est le propre de l'homme d'aimer les vivants et non pas les morts ? Que si tu connais les Dieux, ne sais-tu qu'ils punissent ceux qui contreviennent à leurs ordonnances ? Et que,

  Amour jamais l'aimer à l'aimé ne pardonne η ? "

  Que si tu avoues que, dès le berceau, elle t'a servi et aimé, Dieux ! serait-il possible qu'une si longue affection et un si agréable service dût η enfin être payé du mépris ?
  Mais soit ainsi que cette affection et ce service, étant volontaires en Laonice et non pas recherchés de Tircis, puissent peu mériter envers une âme ingrate, encore ne puis-je croire que vous n'ordonniez, ô juste Silvandre, qu'un trompeur doive faire satisfaction à celui qu'il a déçu, et que par ainsi Tircis,

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qui, par ses dissimulations a si longtemps trompé cette belle Bergère, ne soit obligé à réparer cette injure envers elle avec autant de véritable affection, qu'il lui en a fait recevoir de mensongères et de fausses. Que si chacun
" doit aimer son semblable, n'ordonnez-vous
" pas, notre juge, que Tircis aime une personne
vivante et non pas une morte, et mette son amitié en ce qui peut aimer, et non point entre les cendres froides d'un cercueil ? Mais Tircis, dis-moi quel peut être ton dessein ? Après que tu auras noyé d'un fleuve de larmes les tristes reliques de la pauvre Cléon, crois-tu de la pouvoir ressusciter par tes soupirs et par tes pleurs ? Hélas ! ce n'est qu'une fois que l'on paye
Charon, on n'entre jamais qu'une fois dans sa nacelle.
" On a beau le rappeler de là, il est sourd à
" tels cris, et ne reçoit jamais personne qui vienne
" de ce bord. C'est impiété, Tircis, que d'aller
" tourmentant le repos de ceux que les Dieux appellent.
L'amitié est ordonnée pour les vivants, et le cercueil pour ceux qui sont morts η ! Ne veuille confondre de telle sorte leurs ordonnances qu'à une Cléon morte tu donnes
" une affection vivante, et à une Laonice
" vive le cercueil. Et en cela ne t'arme point
" du nom de constance, car elle n'y a nul intérêt :
" trouverais-tu à propos qu'une personne allât nue parce qu'elle aurait gâté ses premiers habits η ? Crois-moi qu'il est aussi digne de risée de t'ouïr dire que parce que Cléon est parachevée, tu ne veux plus

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rien aimer. Rentre, rentre en toi-même, reconnais ton erreur, jette-toi aux pieds de cette belle, avoue-lui ta faute, et tu éviteras par ainsi la contrainte à quoi notre juste juge par sa sentence te soumettra. Hylas acheva de cette sorte, avec beaucoup de contentement de chacun, sinon de Tircis, de qui les larmes donnaient connaissance de sa douleur, lors que Phillis, après avoir reçu le commandement de Silvandre, levant les yeux au Ciel, répondit ainsi à Hylas :


Réponse de Phillis
pour Tircis

  Ô belle Cléon, qui entends du Ciel l'injure que l'on propose de te faire, inspire-moi de ta divinité, car telle te veux-je estimer, si les vertus ont jamais pu rendre divine une personne humaine ; et fais en sorte que mon ignorance n'affaiblisse les raisons que Tircis a de n'aimer jamais que tes perfections. Et vous, sage Berger, qui savez mieux ce que je devrais dire pour sa défense que je ne saurais le concevoir, satisfaites aux défauts qui seront en moi par l'abondance des raisons qui sont en ma cause. Et pour commencer, je dirai, Hylas, que toutes les raisons que tu allègues pour preuve qu'étant aimé on doit aimer, quoiqu'elles soient fausses, te sont

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toutefois accordées pour bonnes ; mais pourquoi veux-tu conclure par là que Tircis doit trahir l'amitié de Cléon pour en commencer une nouvelle avec Laonice ? Tu demandes des choses impossibles et contrariantes : impossibles d'autant que nul n'est
" obligé à plus qu'il ne peut, et comment
" veux-tu que mon Berger aime, s'il n'a point
" de volonté ? Tu ris, Hylas, quand tu m'ois dire qu'il n'en a point. - Il est vrai, interrompit Hylas, car qu'aurait-il fait de la sienne ?
" - Celui, répondit Phillis, qui aime
" donne son âme même à la personne aimée,
" et la volonté n'en est qu'une puissance.
- Mais, répliqua Hylas, cette Cléon, à qui vous voulez qu'il l'ait remise, étant morte n'a plus rien de personne, et ainsi Tircis doit avoir repris ce qui était à soi. - Ah ! Hylas, Hylas, répondit Phillis, tu parles bien en
" novice d'Amour ; car les donations qui sont
" faites par son autorité sont à jamais irrévocables.
- Et que serait donc devenue, ajouta Hylas, cette volonté depuis la mort de Cléon ? - Cette petite perte, répliqua Phillis, a suivi l'extrême qu'il a faite en la perdant. Que si le plaisir est l'objet de la volonté, puisqu'il ne
" peut plus avoir de plaisir qu'a-t-il affaire de
" volonté ? et ainsi elle a suivi Cléon. Que si
Cléon n'est plus, ni aussi sa volonté, car il n'en a jamais eu que pour elle. Mais si Cléon est encore en quelque lieu, comme nos Druides nous enseignent, cette volonté est entre ses mains, si contente en tel lieu que si elle-même

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la voulait chasser, elle ne tournerait pas vers Tircis, comme sachant bien qu'elle y serait inutilement, mais irait dans le cercueil reposer avec ses os bien-aimés. Et cela étant, pourquoi accuses-tu d'ingratitude le fidèle Tircis s'il n'est pas en son pouvoir d'aimer ailleurs ? Et voilà comment tu demandes non seulement une chose impossible, mais contraire à soi-même ; car si chacun doit aimer ce qui l' ηaime, pourquoi veux-tu qu'il n'aime Cléon, qui n'a jamais manqué envers lui d'amitié ? Et quant à la récompense que tu demandes pour les services et pour les lettres que Laonice portait de l'un à l'autre, qu'elle se ressouvienne du contentement qu'elle y recevait, et combien durant η cette tromperie elle a passé de jours heureux qu'autrement elle eût traînés misérablement, qu'elle balance ses services avec ce payement, et je m'assure qu'elle se trouvera leur redevable. Tu dis, Hylas, que Tircis l'a trompée. Ce n'a point été tromperie mais juste châtiment d'Amour qui a fait retomber ses coups sur elle-même, puisque son intention n'était pas de servir mais de décevoir la prudente Cléon ; que si elle a à se plaindre de quelque chose, c'est que de deux trompeuses elle a été la moins fine. Voilà, Silvandre, comme brièvement il m'a semblé de répondre aux fausses raisons de ce Berger, et ne me reste plus que de faire avouer à Laonice qu'elle a tort de poursuivre une telle injustice. Ce que je ferai aisément s'il lui plaît de me répondre : Belle

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Bergère, dites-moi, aimez-vous bien Tircis ? - Bergère, dit-elle, toute personne qui me connaîtra n'en doutera jamais. - Et s'il était contraint, répliqua Phillis, de s'éloigner pour longtemps, et que quelque autre vînt cependant à vous rechercher, changeriez-vous cette amitié ? - Nullement, dit-elle, car j'aurais toujours espérance qu'il reviendrait. - Et, ajouta Phillis, si vous saviez qu'il ne dût jamais revenir, laisseriez-vous de l'aimer ? - Non certes, répondit-elle. - Or, belle Laonice, continua Phillis, ne trouvez donc étrange que Tircis, qui sait que sa Cléon pour ses mérites est élevée au Ciel, qui sait que de là-haut elle voit toutes ses actions, et qu'elle se réjouit de sa fidélité, ne veuille changer l'affection qu'il lui a portée, ni permettre que cette distance des lieux sépare leurs affections, puisque toutes les incommodités de la vie ne l'ont jamais pu faire. Ne pensez pas, comme Hylas dit, que jamais nul ne repasse deçà le fleuve d'Achéron. Plusieurs η, qui ont été aimés des Dieux, sont allés et revenus, et * qui le η saurait être davantage que la belle Cléon de qui la naissance a été vue par la destinée d'un œil si doux et favorable qu'elle n'a jamais rien aimé dont elle n'ait obtenu l'Amour ? Ô Laonice, s'il était permis à vos yeux de voir la divinité, vous verriez cette Cléon, qui sans doute est à cette heure en ce lieu pour défendre sa cause, qui est à mon oreille pour me dire les mêmes paroles qu'il faut que je profère. Et lors vous jugeriez que Hylas a eu tort de dire que Tircis n'aime

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qu'une froide cendre. Il me semble de la voir là au milieu de nous, revêtue d'immortalité au lieu d'un corps fragile et sujet à tous accidents, qui reproche à Hylas les blasphèmes dont il a usé contre elle.
  Et que répondrais-tu, Hylas, si l'heureuse Cléon te disait : - Tu veux, inconstant, noircir mon Tircis de ta même infidélité ! Si autrefois il m'a aimée, crois-tu que ç'ait été mon corps ? Si tu me dis que oui, je répondrai qu'il η doit être condamné (puisque nul Amant ne doit jamais se retirer d'une Amour commencée) d'aimer les cendres que je lui ai laissées dans mon cercueil autant qu'elles dureront. Que s'il avoue d'avoir aimé mon esprit, qui est ma principale partie, et pourquoi, inconstant, changera-t-il cette volonté, à cette heure qu'elle est plus parfaite qu'elle n'a jamais été ? Autrefois (ainsi le veut la misère des vivants) je pouvais être jalouse, je pouvais être importune, il me fallait servir, j'étais vue de plusieurs comme de lui ; mais à cette heure affranchie de toute imperfection, je ne suis capable de lui rapporter ces déplaisirs. Et toi, Hylas, tu veux avec tes sacrilèges inventions, divertir de moi celui en qui seule je vis en terre, et par une cruauté plus barbare qu'inouïe, essayes de me redonner une autre fois la mort. Sage Silvandre, les paroles que je viens de proférer sonnent si vivement à mes oreilles que je ne puis croire que vous ne les ayez ouïes et ressenties jusques au cœur. Cela est cause que pour laisser parler cette divinité en votre âme je me

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tairai après vous avoir dit seulement qu'Amour est si juste que vous en devez craindre en vous-même les supplices si la pitié de Laonice plutôt que la raison de Cléon vous émeuvent et vous emportent.
  À ce mot, Phillis s'étant levée avec une courtoise révérence fit signe qu'elle ne voulait rien dire de plus pour Tircis. De sorte que Laonice voulait répondre, quand Silvandre le lui défendit, lui disant qu'il n'était plus temps de se défendre mais d'ouïr seulement l'arrêt que les Dieux prononceraient par sa bouche, et après avoir quelque temps considéré en soi-même les raisons des uns et des autres, il prononça une telle sentence :


Jugement de Silvandre

  Des causes débattues devant nous, le point principal est de savoir si Amour peut mourir par la mort de la chose aimée, sur quoi nous disons qu'une Amour périssable n'est pas vrai Amour, car il doit suivre le sujet qui lui a donné naissance. C'est pourquoi ceux qui ont aimé le corps seulement doivent enclore toutes les Amours du corps dans le même tombeau où il s'enserre, mais ceux qui outre cela ont aimé l'esprit doivent avec leur Amour voler après cet esprit aimé jusques au plus haut Ciel, sans que les distances les puissent séparer. Donc toutes ces choses bien

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considérées, nous ordonnons η que Tircis aime toujours sa Cléon, et que des deux Amours qui peuvent être en nous, l'une suive le corps de Cléon au tombeau et l'autre l'esprit dans les Cieux. Et par ainsi, il soit d'or en là défendu aux recherches de Laonice de tourmenter davantage le repos de Cléon : car telle est la volonté du Dieu qui parle en moi.
  Ayant dit ainsi, sans attendre les plaintes et les reproches qu'il prévoyait en Laonice et en Hylas, il fit une grande révérence à Léonide et au reste de la troupe, et s'en alla sans autre compagnie que celle de Phillis qui ne voulut non plus s'y arrêter pour n'ouïr les regrets de cette Bergère. Et parce qu'il était tard Léonide se retira dans le hameau de Diane pour cette nuit, et les Bergers et Bergères, ainsi qu'ils avaient accoutumé, sinon Laonice, qui, infiniment offensée de Silvandre et Phillis, jura de ne partir de cette contrée qu'elle ne leur eût rapporté un déplaisir remarquable. Il sembla que la fortune la conduisît ainsi qu'elle eût su désirer, car ayant laissé la compagnie, et s'étant mise dans le plus épais du bois pour se plaindre en toute liberté, enfin son bon démon lui remit devant les yeux le mépris insupportable de Tircis, combien il était véritablement indigne d'être aimé d'elle, et lui fit une telle honte de sa faute que mille fois elle jura de le haïr, et, à son occasion, Silvandre et Phillis. Il advint cependant que ces choses lui passaient

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par le souvenir, Lycidas, qui depuis quelques jours commençait d'être mal satisfait de Phillis à cause de quelque froideur qu'il lui semblait de reconnaître en elle, aperçut Silvandre qui la venait entretenant. Et il était vrai que la Bergère usait de plus de froideur envers lui, ou plutôt de nonchalance, qu'elle ne faisait * auparavant la fréquentation de Diane, parce que cette nouvelle amitié et le plaisir qu'Astrée, Diane, et elle prenaient ensemble l'occupait de sorte qu'elle ne se souciait plus de ses petites mignardises dont l'affection de Lycidas était nourrie. Et lui qui savait fort bien qu'une Amour ne se peut bâtir que de la ruine d'une précédente eut opinion que ce qui la rendait plus nonchalante envers lui, et moins soucieuse de l'entretenir, était quelque nouvelle amitié qui la divertissait. Et ne pouvant encore reconnaître qui en était le sujet, il s'allait tout seul rongeant par ses pensées, et se retirait dans les lieux plus cachés afin de se plaindre avec plus de franchise. Et par malheur, lorsqu'il s'en voulait retourner, il vit, comme je vous ai dit, Silvandre et Phillis de loin, vue qui ne lui rapporta pas peu de soupçon, car, sachant le mérite du Berger et de la Bergère, il crut aisément que Silvandre n'ayant jamais rien aimé s'était donné à elle, et qu'elle, suivant l'humeur de celles de son sexe η, eut assez volontiers reçu cette donation. Toutes ces considérations lui donnèrent beaucoup de soupçon, mais plus encore quand, passant près

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de lui sans le voir, il ouït, ou il lui sembla d'ouïr, des paroles d'Amour, et cela pouvait bien être à cause de la sentence que Silvandre venait de donner. Mais pour le faire sortir du tout de patience, il advint que, les ayant laissés passer, il sortit du lieu où il était, et pour ne les suivre, prit le chemin d'où ils venaient. Et la fortune voulut qu'il s'alla rasseoir auprès du lieu où était Laonice sans la voir, où après avoir quelque temps rêvé à son déplaisir, transporté de trop d'ennui, il η s'écria assez haut : - Ô Amour, est-il possible que tu souffres une si grande injustice sans la punir ? Est-il possible qu'en ton règne les outrages et les services soient également récompensés ? Et puis se taisant pour quelque temps, enfin les yeux tendus au Ciel et les bras croisés, se laissant aller à la renverse, il reprit ainsi :
  - Pour la fin il te plaît, Amour, que je rende témoignage qu'il n'y a point de constance en nulle femme, et que Phillis, pour être de ce sexe, quoique remplie de toute autre perfection, est sujette aux mêmes lois de cette inconstance naturelle. Je dis cette Phillis de qui l'amitié m'a été autrefois plus assurée que ma volonté même. Mais quoi, ô ma Bergère ! ne suis-je pas ce même Lycidas de qui vous avez montré de chérir si fort l'affection ? Ce que vous avez autrefois jugé de recommandable en moi est-il tellement changé que vous trouviez plus agréable un Silvandre inconnu, un vagabond, un homme que toute terre méprise, et ne * daigne avouer pour sien ? Laonice qui écoutait ce

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Berger, oyant nommer Phillis et Silvandre, désireuse d'en savoir davantage, commença de lui prêter l'oreille à bon escient, et si à propos pour elle qu'elle apprit avant que de partir de là tout ce qu'elle eût pu désirer des plus secrètes pensées de Phillis, et de là, prenant occasion de lui déplaire ou à Silvandre, elle résolut de mettre ce Berger encore plus avant en cette opinion, s'assurant que si elle η aimait Lycidas, elle le rendrait jaloux, et si c'était Silvandre, elle en divulguerait l'Amour de telle sorte que chacun le saurait. Et ainsi, lorsque ce Berger fut parti, car son mal ne lui permettait de demeurer longuement en un même lieu, elle sortit aussi de ce lieu, et se mettant après lui, l'atteignit assez près de là, parlant avec Corilas qui l'avait rencontré en chemin, et feignant de leur demander des nouvelles du Berger désolé, ils lui répondirent qu'ils ne le connaissaient point. - C'est, leur dit-elle, un Berger qui va plaignant une Bergère morte, et que l'on m'a dit avoir demeuré presque toute l'après-dîner en la compagnie de la belle Bergère Phillis et de son serviteur. - Et qui est celui-là ? répondit incontinent Lycidas. - Je ne sais pas, continua la Bergère, si je saurai bien dire son nom, il me semble qu'il s'appelle Sylandre η ou Silvandre, un Berger de moyenne taille, le visage un peu long, et d'assez agréable humeur quand il lui plaît. - Et qui vous a dit, répliqua Lycidas, qu'il était son serviteur ? - Les actions de l'un et de l'autre, répondit-elle, car j'ai passé autrefois par de semblables détroits, et je me souviens encore de quel pied on y marche.

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Mais dites-moi si vous savez quelque nouvelle de celui que je cherche, car il se fait nuit et je ne sais où le trouver. Lycidas ne lui put répondre tant il se trouva surpris, mais Corilas lui dit qu'elle suivît ce sentier, et qu'aussitôt qu'elle serait sortie de ce bois, elle verrait un grand pré où sans doute elle en apprendrait des nouvelles : car c'était là où tous les soirs chacun s'assemblait avant que de se retirer, et que de peur qu'elle ne s'égarât il lui ferait compagnie si elle l'avait agréable. Elle qui était bien aise de dissimuler encore davantage, feignant de ne savoir pas le chemin, reçut avec beaucoup de courtoisie l'offre qu'il lui avait faite, et, donnant le bonsoir à Lycidas, prit le chemin qui lui avait été montré, le laissant si hors de soi qu'il demeura fort longuement immobile au même lieu. Enfin revenant comme d'un long évanouissement, il s'allait redisant les mêmes paroles de la Bergère, auxquelles il lui était impossible de n'ajouter beaucoup de foi, ne la pouvant soupçonner de menterie η. Il serait trop long de redire ici les regrets qu'il fit, et les outrages qu'il dit à la fidèle Phillis, tant y a que de toute la nuit il ne fit qu'aller tournoyant dans le plus retiré du bois, où, sur le matin, travaillé d'ennui et du trop long marcher, il fut contraint de se coucher sous quelques arbres, où tout moite de pleurs, enfin son extrême déplaisir le contraignit de s'endormir.