Édition de 1607, 293 recto (sic pour 193 recto).
Édition de Vaganay, p. 237.
[ 193 recto ] 1607 fonctionnelle
Livre septième
LE
SEPTIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d'Astree
Astree pour interrompre les tristes paroles de Diane : - Mais, belle Bergere, luy dit-elle, qui
estoit ce miserable qui fut cause d'un si grand
desastre ? - Helas ! dit Ξelle Diane, que voulez-vous
que je vous en die ? C'estoit un ennemy qui
n'estoit au monde que pour estre cause de mes
eternelles larmes. - Mais encor, respondit Astrée,
ne sçeut-on jamais quel homme c'estoit ? - On nous
dit, Ξrespondit-elle repliqua-t'elle, quelque temps apres, qu'il
venoit de certains Ξpaïs pays barbares, outre un Ξdestroit détroit,
je ne sçay si je le sçauray bien nommer, qui
s'appelle les ΞCoulonnes d'Hercule Colomnes d'Hercule, et le sujet qui
le fit venir de si loing pour mon mal heur, estoit
que devenu amoureux en ces contrées-là, sa Ξdame Dame luy
avoit commandé de chercher toute l'Europe, pour
sçavoir
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s'il y Ξen a quelqu'autre aussi belle
qu'elle ; et s'il venoit à rencontrer quelque Amant
qui voulust maintenir la beauté η de sa Ξmaistresse Maistresse,
il estoit obligé de combattre contre luy, et luy en
envoyer la teste, avec le Ξportrait pourtrait et le nom de la
Dame. Helas ! que Ξplust pleust aux Dieux que j'eusse esté
moins prompte à m'Ξen fuïr enfuyr, lors qu'il me poursuivoit
pour me tuer, Ξafin à fin que par ma mort j'eusse empesché celle du pauvre Filandre. A ces paroles elle se
mit à pleurer, avec une telle abondance de larmes,
que Phillis pour la divertir, changea de propos, et
se levant la premiere : - Nous avons, dit elle, Ξdemeuré trop trop demeuré
longuement assises, il me semble qu'il seroit
bon de se promener un peu. A ce mot elles se
leverent toutes trois, et s'en allerent du costé de
leurs hameaux, car aussi bien estoit-il tantost
temps de disner.
Leonide qui estoit (comme je vous ay dit) aux
escoutes, ne perdoit pas une seule parole de ces
Bergeres, et plus elle oyoit de leurs nouvelles, et
plus elle en estoit desireuse. Mais quand elle les
vid partir sans avoir parlé de Celadon, elle en Ξfut fust fort faschée ; toutefois sous l'esperance qu'elle eut, que
demeurant ce jour avec elles, elle en pourroit
Ξdescouvrir découvrir quelque chose, et aussi que des-ja elle en
avoit fait le dessein, lors qu'elle les vid un peu
esloignées, elle sortit de ce buisson, et faisant
un peu de tour, se mit à les suivre, car elle ne
vouloit pas qu'elles pensassent qu'elle les eust
ouyes. De fortune Phillis se tournant du costé
d'où elles venoient, l'Ξapperceut assez apperçeut d'assez loing
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et
la Ξmonstrant à ses compagnes, elles s'arresterent toutes trois, et monstra à ses compagnes, qui s'arresterent ; mais voyant qu'elle venoit Ξà vers elles, pour luy rendre le
devoir que sa condition meritoit, elles Ξtournerent retournerent en arriere, et Ξestant plus pres la salüerent. Ξet Leonide toute pleine
de courtoisie, apres leur avoir rendu leur salut,
s'addressant à Diane, luy dit : - Sage Diane, je
veux estre aujourd'huy vostre hostesse, pourveu
qu'Astrée et Phillis soient de la Ξcompagnie trouppe, car je
suis partie ce matin de chez Adamas mon oncle, en
dessein de passer tout ce jour avec vous, pour
Ξcognoistre recognoistre si ce que l'on m'a dit de vostre vertu, Diane, de vostre beauté, Astrée, de vostre merite, Phillis, respond à la renommée qui est divulguée de vous.
Diane voyant que ses compagnes s'en remettoient à
elle, luy respondit : - Grande Nymphe, il seroit
peut-estre meilleur pour nous que vous eussiez
seulement nostre cognoissance par le rapport de la
renommée, puis qu'elle nous est tant advantageuse ;
toutefois, puis qu'il vous plaist de nous faire
Ξcet cest honneur, nous le recevrons, comme nous sommes
obligées de recevoir avec reverence les graces
qu'il plaist au Ξciel Ciel de nous faire. Ξet à ces A ces dernieres
paroles, elles la mirent entre-elles, et la menerent
au hameau de Diane, où elle Ξfust fut receuë d'un si bon
visage, et avec tant de civilité, qu'elle s'estonnoit
comme il estoit possible qu'entre les bois, et les
pasturages des personnes tant accomplies fussent
eslevees.
L'apres-disnée se passa entre elles en plusieurs
devis, et en des demandes que Leonide leur faisoit ;
et entre Ξautre autres elle s'enqueroit, qu'estoit devenu
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un Berger nommé Celadon, qui estoit fils
d'Alcippe. Diane respondit, qu'il y avoit quelque
temps qu'il s'estoit noyé dans Lignon. - Et son frere Lycidas, dit-elle, est-il marié ? - Non point encor,
dit Diane ; et ne croy pas qu'il en Ξayt ait beaucoup de
haste, car le Ξdesplaisir déplaisir de son frere luy est encor
trop vif en la memoire. - Et par quel malheur,
adjousta Leonide, se perdit-il ? - Il voulut, dit
Diane, secourir ceste Bergere qui y estoit tombée
avant que luy ; et lors elle monstra Astree.
La Nymphe qui sans en faire semblant, prenoit
garde aux actions d'Astree, voyant qu'à ceste
memoire elle changeoit de
visage, et Ξque pour dissimuler ceste rougeur, elle
mettoit la main sur Ξles ses yeux, Ξcognut cogneut bien qu'elle
l'Ξaimoit aymoit à bon escient, et pour en Ξdescouvrir découvrir
davantage, continua : - Et n'en a-t'on jamais
retrouvé le corps ? - Non, dit Diane, et seulement
son chappeau Ξfut recognu fust recogneu, qui s'estoit arresté à
quelques arbres que le courant de l'eau avoit
desracinez. Phillis qui Ξcognut cogneut que si ce discours
continuoit plus outre, il tireroit les larmes des
yeux de sa compagne qu'elle avoit des-ja beaucoup
de peine à retenir, Ξafin à fin de l'interrompre : - Mais,
grande Nymphe, luy dit elle, quelle bonne fortune pour nous a esté celle qui vous à conduitte en ce
lieu ? - A mon Ξabort abord, dit Leonide, je la vous ay
ditte : ç'a seulement esté pour avoir le bien de
vostre cognoissance, et pour faire amitié avec
vous, desirant d'avoir le plaisir de vostre
compagnie.
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- Puis que cela est, reprit Philis, si
vous le trouvez bon, il seroit à propos de sortir
comme de coustume à nos exercices accoustumez ; et
par ainsi vous auriez plus de cognoissance de nostre
façon de vivre, et Ξmesmes mesme si vous nous permettez
d'user devant vous de la franchise de nos villages.
- C'est, dit Leonide, dequoy je voulois vous
requerir, car je sçay que la contrainte n'est
jamais agreable, et je ne viens pas icy pour vous
Ξdesplaire deplaire. De ceste sorte Leonide prenant Diane d'une main et Astrée de l'autre, elles sortirent,
et avec plusieurs discours parvindrent jusques à un
bois qui s'alloit estendant Ξjusques jusque sur le Ξbort bord de
Lignon, et là pour avoir plus d'humidité
s'espaississoit Ξdavantage d'avantage et rendoit le lieu plus
champestre. A peine furent elles assises, qu'elles ouyrent
chanter assez prez de là, et Diane fut la premiere
qui en Ξrecognut recogneut la voix, et se tournant Ξà vers Leonide : - Grande Nymphe, luy dit-elle,
prendrez vous plaisir d'Ξouïr ouyr discourir un jeune
Berger, qui n'a rien de Ξ*vilageois que le tiltre villageois que le nom et l'habit ? Car ayant tousjours esté nourry dans les
grandes villes, et parmy les personnes civilisées,
il ressent moins nos bois que Ξtoute tout autre chose.
- Et qui est-il ? respondit Leonide. - C'est,
repliqua Diane, le Berger Silvandre, qui n'est
parmy nous que depuis Ξ*peu de jours vingt cinq ou trente lunes. - Et de quelle famille est-il ? dit la Nymphe. - Il
seroit bien mal-aisé, adjousta Diane, de le vous
pouvoir dire, car il ne sçait luy mesme qui est son
pere Ξny et sa mere, et a seulement quelque legere
cognoissance qu'ils sont
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de ΞForests Forets ; et à ceste
occasion, lors qu'il a Ξpû peu, il y est revenu, avec
resolution de n'en plus partir, et à la verité
nostre Lignon y perdroit beaucoup, s'il s'en alloit,
car je ne Ξcrois croy pas que de long temps il y vienne
Berger plus accomply. - Vous le loüez trop, respondit la Nymphe, pour ne me donner
point envie de le voir : allons nous en
l'entretenir. - S'il Ξ*nous vous apperçoit, dit Diane,
et qu'il Ξayt oppinion ait opinion de ne Ξ*nous point vous estre ennuyeux, il
ne faillira Ξpas point de venir bien tost Ξ*à nous vers vous.
Et il advint comme elle Ξle disoit, car de fortune le
Berger qui Ξs'alloit promenant les apperceut et se promenoit, les appercevant, tourna
Ξincontinent incontinent ses pas vers Ξelles elle, et Ξapres les avoir saluées, les salüa ; mais parce qu'il ne cognoissoit point Leonide, il
faisoit semblant de vouloir continuer son chemin,
lors que Diane luy dit : - Est-ce ainsi, ΞSylvandre Silvandre,
que l'on vous a enseigné la civilité dans les
villes, d'interrompre une si bonne compagnie Ξ*pour par vostre venuë, et puis ne luy rien dire ?
Le Berger
luy respondit en sousriant : - Puis que j'ay Ξerré failly en vous interrompant, moins je continueray en ceste
faute, et moindre, ce me semble, sera mon erreur.
- Ce n'est pas, respondit Diane, ce qui vous
faisoit si tost partir d'icy, mais Ξplutost plustost que
vous Ξn'y ny η avez rien trouvé qui merite de vous y
arrester, toutefois si vous tournez la veuë Ξà vers ceste belle Nymphe, je m'Ξassure asseure que si vous avez
des yeux, vous ne croirez pas d'en pouvoir trouver
davantage ailleurs. - Ce qui attire quelque chose,
repliqua Sylvandre, doit Ξavoir rioua η quelque sympathie avec
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elle, Ξde sorte qu' mais il ne vous doit point sembler
estrange, Ξn'y ny η en ayant point entre tant de merites
et mes imperfections, que je n'aye point ressenty
Ξcet cest attrait, que vous me reprochez.
- ΞVostre Votre modestie,
interrompit Leonide, vous fait mettre ceste Ξ*antipathie dissemblance entre nous, mais la croyez vous au
corps ou en l'ame ? Pour Ξles le corps, vostre visage,
et le reste qui se voit de vous, vous le deffend ; si c'est en l'ame, il me semble que si vous en avez
une raisonnable, elle n'est point Ξdifferante differente des
nostres. ΞSylvandre Silvandre cognut bien qu'il n'avoit pas à parler
avec des Bergeres, mais avec une personne qui
estoit bien plus relevee, qui le fit resoudre de luy
respondre avec des raisons plus fermes qu'il n'avoit
pas accoustumé entre les ΞBergers Bergeres, et ainsi il luy
dit : - Le prix, belle Nymphe, qui est en toutes les
choses de l'Ξunivers Univers ne se doit pas prendre pour ce
que nous en voyons, mais pour ce à quoy elles sont
propres, car autrement l'homme η qui est le plus
estimé, seroit le moindre, puis qu'il n'y a animal
qui ne le surpasse en quelque chose particuliere,
l'un en force, l'autre en vistesse, l'autre en
veuë, l'autre en ouye et semblables
privileges du corps. Mais quand on considere que
les Dieux ont fait tous ces animaux pour servir à
l'homme, et l'homme pour servir aux Dieux, il faut Ξavouër advouër que les Dieux l'ont jugé estre Ξdavantage d'avantage. Et par ceste raison, je veux dire, que pour
cognoistre le prix de chacun, il faut regarder à
quoy les Dieux s'en
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servent, car il n'y a pas
apparence, qu'ils ne sçachent bien la valeur de
Ξchasque chaque chose. Que si nous en faisons ainsi de vous
et de moy, qui ne dira que les Dieux auroient une
grande mescognoissance de nous, si Ξestant estans egaux en
merite, ils se servoient de vous Ξd'une pour Nymphe, et de
moy Ξ*d'un Berger pour Bergere η. Leonide loüa en elle mesme beaucoup le gentil esprit du Berger, qui soustenoit si bien une mauvaise
cause, et pour luy donner Ξoccasion sujet de continuer, elle
luy dit : - Quand cela seroit recevable pour mon
regard, toutefois pourquoy est-ce que ces ΞBergeres Bergers η ne vous eussent Ξpû peu arrester, puis que selon ce que
vous dittes, elles doivent avoir ceste Ξ*simpathie. (Guillemets de "simpathie" à "plus".) conformité avec vous ? - Sage Nymphe, respondit ΞSilvandre Sylvandre, la
moindre cede tousjours à la plus grande partie : où
vous estes ces Bergeres en doivent faire de mesme.
- Et quoy ? adjousta Diane, desdaigneux Berger,
nous estimez vous si peu ? - Tant s'en faut,
respondit Sylvandre, Ξque c'est pour vous Ξtrop estimer estimer beaucoup que j'en parle ainsi, car si j'avois
mauvaise opinion de vous, je ne dirois pas que vous
fussiez une partie de ceste grande Nymphe, puis que
par là je ne vous rends point son inferieure, sinon
qu'elle merite d'estre aymée et respectee pour sa
beauté, pour ses merites, et pour sa condition, et
vous pour voz beautez et merites. - Vous vous Ξjoüez loüez η, ΞSilvandre Sylvandre, respondit Diane, si veux-je croire que
j'en ay assez pour obtenir l'affection d'un honneste Berger.
Ξet cela elle le disoit parce Elle parloit ainsi, par ce qu'il estoit si esloigné
de toute Amour, qu'entre elles Ξelles le nommoient il estoit
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nommé bien
souvent l'insensible, et elle estoit bien ayse de le
faire parler. A quoy il respondit : - Vostre creance
sera telle qu'il vous plaira, si m'advoüerez vous,
que pour Ξcet effet cét effect il vous deffaut une des
principales parties. - Et laquelle ? dit Diane.
- La volonté, repliqua-t'il, car vostre volonté est
si contraire à Ξcet effet cét effect - ... que, dit Phillis
en l'interrompant, jamais Silvandre ne le Ξfut fust davantage à l'Amour.
Le Berger l'oyant parler se retira vers Astree,
disant que l'on luy faisoit supercherie, et que
c'estoit l'outrager que de se mettre tant contre luy.
- L'outrage, dit Diane, s'Ξs'adresse addresse tout à moy ; car
ceste Bergere, me voyant aux mains avec un si fort
ennemy, et faisant un sinistre jugement de mon
courage et de ma force, m'a voulu Ξaider ayder.
- Ce n'est
pas, dit-il en cela, belle Bergere, qu'elle vous a
offensée, car elle eust eu trop peu de jugement, si
elle n'eust creu vostre victoire certaine ; mais c'est que, me
voyant Ξdesja des-ja vaincu, elle a voulu vous en desrober
l'honneur en essayant de me donner un coup sur la
fin du combat ; mais je ne sçay comme elle l'entend,
car si vous ne vous en meslez plus, je vous Ξassure asseure
qu'elle n'aura pas si Ξaisément aysement ceste gloire
Ξque elle qu'elle pense.
Phillis qui de son naturel estoit gaye, et qui ce
jour avoit resolu de faire passer le temps à
Leonide, luy respondit avec un certain Ξhausser haussement de teste : - Il est bon là, Silvandre, que vous ayez
opinion que de vous vaincre soit quelque chose de
desirable, ou d'honorable pour moy ; moy, dis-je,
qui
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mettrois Ξceste cette victoire entre les moindres que
j'obtins jamais. - Si ne la devez vous pas tant
mespriser, dit le Berger, quand ce ne seroit que
pour Ξ(Guillemets de "estre" à "interrompit".) estre la premiere qui m'auroit vaincu. - Autant,
repliqua Phillis, qu'il y a d'honneur d'estre la
premiere en ce qui a du merite, autant y a t'il de
Ξla honte en ce qui est au contraire. - Ah ! Bergere,
interrompit Diane, ne parlez point ainsi de ΞSilvandre Sylvandre ; car si tous les Bergers qui sont moins
que luy devoient estre mesprisez, je ne sçay qui
seroit celuy de qui il faudroit faire cas. - Voila Diane respondit Phillis, les premiers coups
dont Ξ(Guillemets de "vous" à "contre-elles".) vous le surmontez, sans doute il est à vous.
ΞCar C'est la coustume de ces esprits hagards et
farouches, de se laisser surprendre aux premiers
attraits, Ξdautant d'autant que n'ayant accoustumé telles
faveurs, ils les reçoivent avec tant de goust, qu'ils
n'ont point de resistance contre-elles. Phillis disoit ces paroles en Ξce se mocquant, si advint'il
toutefois que ceste gratieuse deffense de Diane fit croire au Berger Ξd'estre qu'il estoit obligé à la servir
par les loix de la courtoisie. Et dés lors Ξles perfections de Diane et ceste opinion conceurent dans le cœur du Berger ceste opinion, et les perfections de Diane eurent tant
de pouvoir sur luy qu'il conçeut ce germe d'Amour, que le temps et la pratique Ξaccreurent acreurent, comme nous
dirons cy-apres. Ceste dispute dura quelque temps entre ces Bergeres,
avec beaucoup de contentement de Leonide, qui
admiroit leur gentil esprit. Phillis en fin se
tournant Ξau vers le Berger, luy dit : - Mais à quoy
servent tant de paroles, s'il est vray que vous
soyez tel, Ξvenons venez
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en à la preuve, et me Ξdittes dites quelle Bergere Ξfait faict particulierement estat de vous ?
- Celle respondit le Berger, de qui vous me voyez
faire estat particulierement. - Vous voulez dire,
adjousta Phillis, que vous n'en recherchez point,
mais cela procede de faute de courage. - ΞPlutost Plustost,
repliqua ΞSilvandre Sylvandre, de faute de volonté. Et puis
continuant : - Et vous qui me mesprisez si fort,
Ξdittes dites nous quel Berger est ce qui vous Ξaime si ayme
particulierement ? - Tous ceux qui ont de l'esprit et du courage, Ξ(Guillemets de "respondit" à "ou de".) respondit Phillis,
car celuy qui void ce qui est aymable sans l'Ξaimer aymer,
a faute d'esprit ou de courage.
- Ceste raison, dit ΞSilvandre Sylvandre, vous oblige donc Ξde à m'Ξaimer aymer, ou Ξ*accuse en vous vous
accuse de grands Ξdeffaux deffauts ; mais ne parlons point
si generalement, et particularisez nous quelqu'un
qui vous Ξaime ayme. Alors Phillis avec un visage grave
et severe : - Je voudrois bien, dit-elle qu'il y en
eust d'assez temeraires pour l'entreprendre. - C'est
donc, adjousta Silvandre, faute de courage. - Tant
s'en faut, respondit Phillis, c'est faute de
volonté. - Et pourquoy s'escria Silvandre,
voulez-vous que l'on croye que ce soit Ξplutost plustost en
vous faute de volonté qu'en moy ? - Il ne seroit
pas mauvais, dit la Bergere, que les actions qui
vous sont bien seantes me fussent permises :
trouveriez-vous à propos que je courusse, Ξluittasse luitasse,
ou sautasse comme vous faites ? Mais c'est trop
disputer sur un mauvais sujet, il faut que Diane
y mette la conclusion, et voyez si je ne m'Ξassure asseure
bien fort de la justice de ma cause, puis que je
Ξprends prens
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un juge partial. - Je Ξ*la le η seray tousjours,
respondit Diane, pour la raison, qui me sera
Ξcognuë cogneuë. - Or bien, continua Phillis, quand les
paroles ne peuvent verifier ce que l'on soustient,
n'est on pas obligé d'en venir à la preuve ? - C'est
sans doute, respondit Diane.
- Condamnez donc ce
Berger, reprit Phillis, à rendre preuve du merite
qu'il dit estre en luy, et qu'à ceste occasion il
entreprenne de servir et d'Ξaimer aymer une Bergere de
telle sorte qu'il la contraigne d'advoüer qu'il
merite d'estre Ξaimé aymé ; que s'il ne le peut, qu'il
confesse librement son peu de valeur.
Leonide et les Bergeres trouverent ceste proposition
si agreable, que d'une commune voix il y fut
Ξcondanné condamné. - Non pas, dit Diane en sousriant, qu'il
soit contraint de l'Ξ(Guillemets de "aimer" à "il la".) Ξaimer aymer : car en Amour la
contrainte ne peut rien, et faut que sa naissance
procede d'une libre volonté ; mais j'ordonne bien
qu'il la serve et Ξhonore honnore ainsi que vous Ξdittes dictes. - Mon
juge respondit Silvandre, quoy que vous m'ayez
Ξcondanné condamné sans m'ouyr, si ne veux-je point appeller
de vostre sentence ; mais je requiers seulement,
que celle qu'il me faudra servir, merite, et sçache
recognoistre mon service. - Silvandre, Silvandre,
dit Phillis, parce que le courage vous deffaut,
vous cherchez des eschapatoires, mais si vous en
osteray-je Ξbien tost bien tous les moyens, par celle que
je vous proposeray ; car c'est Diane, puis qu'il ne
luy Ξmanque deffaut, ny esprit pour recognoistre vostre
merite, ny merites pour vous donner volonté
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de la
servir. - Quant à moy, respondit Silvandre, j'y en
recognois plus que vous ne scauriez dire, pourveu que ce ne soit point profaner
ses beautez de les servir par gageure. Diane nous vouloit
respondre et se fust excusée de ceste corvée, mais
à la requeste de Leonide et d'Astrée, elle y
consentit, avec condition toutefois que Ξcet ceste essay
ne dureroit que trois Ξ*mois lunes.
Ceste recherche estant doncques ainsi arrestée,
Silvandre se jettant à genoux, baisa la main à sa
nouvelle Ξmaistresse Maistresse, comme pour faire le serment de
fidelité, et puis se relevant : - A ceste heure,
dit-il que j'ay receu vostre ordonnance, ne me
permettez vous pas, belle Ξmaistresse Maistresse, de vous
proposer un tort qui m'a esté fait ? Et Diane luy
respondit qu'il en avoit toute liberté. Il reprit
ainsi : - ΞSi pour avoir parlé trop Ξavantageusement advantageusement de
mes merites, contre une personne qui me Ξmesprisoit méprisoit,
j'ay justement esté Ξcondanné condamné à en faire la preuve,
pourquoy ceste Ξ*altière glorieuse de Phillis, qui a beaucoup
plus de vanité que moy, et qui mesme est cause de
toute ceste dispute, ne sera t'elle Ξcondannée condamnée à en
rendre un semblable tesmoignage ? Astrée, sans
attendre ce que respondroit Diane, dit qu'elle
tenoit ceste requeste pour si juste, qu'elle
s'Ξassuroit asseuroit qu'elle luy seroit accordée, et Diane
en ayant demandé l'advis de la ΞNimphe Nymphe, et voyant
qu'elle estoit de mesme opinion, Ξcondanna condamna la
Bergere ainsi qu'il l'avoit requis. - Je n'attendois
pas, dit Phillis, une sentence plus favorable
ayant telles parties,
[ 199 verso ] 1607 fonctionnelle
mais bien, que faut-il que je
fasse ? - Que vous acqueriez, dit Silvandre, les
bonnes graces de quelque Berger. - Cela, dit Diane,
n'est pas raisonnable. Car jamais la raison ne
contrarie au devoir. Mais j'ordonne qu'elle serve
une Bergere, et que tout ainsi que vous, elle soit
obligée de s'en faire Ξaimer aymer, et que celuy de vous
deux qui sera moins Ξaimable aymable, au gré de celles que vous
servirez, soit contraint de céder à l'autre. - Je
veux donc, dit Phillis, servir Astrée. - Ma sœur,
respondit-elle, il me semble que vous doutiez de vostre
merite, puis que vous cherchez œuvre faite, mais
il faut que ce soit Ξceste cette belle Diane, non seulement
pour les deux raisons que vous avez alleguées à
Silvandre, qui sont ses merites et son esprit,
mais, outre cela, parce qu'elle pourra plus
équitablement juger du service de l'un et de l'autre,
si c'est à elle seule que vous vous adressiez.
Ceste ordonnance sembla si équitable à chacun
qu'ils l'observerent, apres avoir tiré serment de
Diane, que sans esgard d'autre chose que de la
verité, les trois mois estant finis, elle en feroit
le jugement. Il y avoit du plaisir à voir ceste
nouvelle sorte d'Amour : car Phillis faisoit fort bien le
serviteur, et ΞSilvandre Sylvandre en Ξfaignant feignant le devint à bon escient, ainsi que nous dirons cy apres η. Diane
d'autre costé sçavoit si bien faire la Ξmaistresse Maistresse,
qu'il n'y eust eu personne qui n'eust creu que
c'estoit Ξ*à bon escient sans fainte.
Lors qu'ils estoient sur ce discours, et que
Leonide en elle mesme jugeoit ceste vie pour
[ 200 recto ] 1607 fonctionnelle
la
plus heureuse de toutes, ils virent venir du costé
du pré, deux Bergeres, et trois Bergers, qui à leurs
habits monstroient d'estre estrangers η, et lors qu'ils
furent un peu plus pres, Leonide qui estoit
curieuse de cognoistre les Bergers et Bergeres de ΞLygnon Lignon par leur nom, demanda qui estoient ceux cy.
A quoy Phillis respondit, qu'ils estoient
estrangers η, et qu'il y avoit quelques mois qu'ils
estoient venus de compagnie, que quant à elle, elle
n'en avoit autre cognoissance. Alors Silvandre Ξreprit adjousta qu'elle perdoit beaucoup de ne les
cognoistre pas plus particulierement, car
Ξentr'autre entr'autres il y en avoit un nommé Hylas, de la
plus agreable humeur qu'il se peut dire ; Ξdautant d'autant
qu'il Ξaime ayme, disoit-il, tout ce qu'il void, mais il
a cela de bon, que qui luy fait le mal luy donne le
remede, parce que si son inconstance le fait Ξaimer aymer,
son inconstance aussi le fait bien tost oublier, et
il a de si extravagantes raisons pour prouver son
humeur estre la meilleure, qu'il est impossible de
l'oüyr sans rire. - Vrayement, dit Leonide, sa
compagnie doit estre agreable, et faut que nous le
mettions en discours aussi tost qu'il sera icy.
- Ce
sera, respondit Sylvandre, sans beaucoup de peine,
car il veut tousjours parler. Mais s'il est de ceste
humeur, Ξil y en a il y a en un autre avec luy, qui en a bien
une toute contraire, Ξparce par ce qu'il ne fait que
regretter une Bergere morte qu'il a Ξaimée aymée. Celuy-là
est homme rassis et monstre d'avoir du jugement,
mais il est
[ 200 verso ] 1607 fonctionnelle
si triste Ξde la mort de sa Bergere , qu'il ne sort jamais propos de sa bouche, qui ne Ξretienne tienne de la melancolie de son ame. - Et qu'est-ce, repliqua Leonide, qui les arreste, en ceste contree ? - Sans mentir, dit-il, belle Nymphe, je n'ay pas encor eu ceste curiosité, mais si vous voulez je le leur demanderay, car il me semble qu'ils viennent Ξnous rencontrer icy. A ce mot, ils furent si pres qu'ils ouyrent que Hylas venoit chantant tels vers.
Villanelle de
Hylas
sur son
inconstance
La belle qui m'arrestera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
I
J'ayme à changer, c'est ma franchise,
Et mon humeur m'y va portant :
Mais quoy, si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu'on me mesprise ?
Tant s'en faut, qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
II
Faire Ξaimer aymer une ame barbare η,
C'est signe de grande beauté.
[ 201 recto ] 1607 fonctionnelle
Et rendre mon cœur arresté,
C'est un Ξeffet encor effect encore plus rare :
Si bien que qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
III
Arrester un fais
immobile,
Qui ne le peut faire Ξaisément aysement ?
Mais arrester un mouvement,
C'est chose bien plus difficile :
C'est pourquoy qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
IIII
Et pourquoy trouvez-vous estrange
Que je change pour avoir mieux ?
Il faudroit Ξn'avoir point des bien estre sans yeux,
Qui ne voudroit ainsi le change :
Mais celle qui m'arrestera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
V
Ξ*Car c'est signe que ceste belle,
Qui mon Amour constante aura,
Toute beauté surpassera,
Pendant que je seray pour elle.
Et ainsi qui m'arrestera On dira bien que ceste belle,
Qui rendra mon cœur arresté,
Surpassera toute beauté,
Me rendant constant et fidelle.
Par ainsi qui m'arrestera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
VI
Ξ*Venez donc me trouver Bergeres, Venez doncques cheres Maistresses,
ΞQui voulez le prix de beauté Qui de beauté voulez le prix,
[ 201 verso ] 1607 fonctionnelle
ΞArrestez ma legereté Arrester mes legers esprits,
Par des faveurs Ξ*non coustumieres et des caresses.
Car celle qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
Leonide en sousriant contre Silvandre, luy dit que ce Berger n'estoit pas de ces trompeurs qui dissimulent leurs imperfections, puis qu'il Ξl' les alloit chantant. - C'est Ξparce par ce, respondit Silvandre, qu'il ne croit pas que ce soit vice, et qu'il en fait Ξ*honneur gloire. A ce mot ils arriverent si prés, que pour leur rendre leur salut, la ΞNymphe Nimphe et le Berger furent contraints d'interrompre Ξleur leurs propos. Et parce que Silvandre avoit bonne memoire de ce que la Nymphe luy avoit demandé de l'estat de ces Bergers, aussi tost que les premieres paroles de la civilité furent parachevées : - Mais Tircis dit Silvandre, car tel estoit le nom du Berger, si ce ne vous est importunité, dittes nous le sujet qui vous a fait venir en ceste contrée de Forestz, et Ξque c'est qui vous y retient. Tircis alors mettant Ξun le genoüil en terre, et levant les yeux et les mains en haut : - O bonté infinie, dit-il, qui par ta prevoyance gouvernes tout l'ΞUnivers, soys univers, sois tu loüée à jamais de celle qu'il t'a pleu avoir de moy. Et puis se relevant, avec beaucoup d'estonnement de la Nymphe, et de Ξceste cette trouppe, il respondit a Silvandre : - Gentil-Berger, vous me demandez que c'est qui m'ameine et me retient en ceste contrée, sçachez que ce n'est autre que vous, et que
[ 202 recto ] 1607 fonctionnelle
c'est
vous seul que j'ay si longuement cherché. - Moy ?
respondit Silvandre, et comment peut-il estre, puis
que je n'ay point de Ξcognoissance connoissance de vous ? - C'est
en partie, respondit-il, pour cela que je vous
cherche. - Et s'il est ainsi, repliqua Silvandre,
il y a des-ja long temps que vous estes parmy nous,
que veut dire que vous ne m'en avez parlé ? - Parce,
respondit Tircis, que je ne vous Ξcognoissois connoissois pas,
et pour satisfaire à la Ξ*peine où vous estes, parce demande que vous m'avez faite, par ce que le discours Ξen est long, s'il vous
plaist je le vous raconteray quand vous aurez
repris vos places sous ces arbres comme vous estiez
quand nous sommes arrivez.
Silvandre alors se tournant Ξà vers Diane : - Ma
Ξmaistresse Maistresse, dit-il, vous plaist-il de vous Ξr'assoir r'asseoir.
- C'est à Leonide, respondit Diane, à qui vous le
deviez avoir demandé. - Je sçay bien respondit le
Berger, que la civilité me le commandoit ainsi, mais
Amour me l'a ordonné d'autre sorte.
Leonide prenant Diane et Astrée par la main s'assit
au milieu, disant que Silvandre Ξ(Guillemets de "avoit" à "est".) avoit eu raison,
parce que l'Amour, qui Ξn' a autre consideration que de
soy mesme n'est pas vraye Amour, et apres elles les
autres Bergeres et Bergers s'assirent en rond. Et
lors Tircis, se tournant Ξà vers la Bergere qui
estoit avec Ξlui luy : - Voicy le jour heureux, dit-il, Ξque nous avons tant desiré Laonice Laonice, que nous avons tant desiré, et que depuis
que nous sommes entrez en ceste contrée, nous Ξsommes tousjours allez recherchant avons attendu avec tant d'impatience. Il ne tiendra plus
qu'à vous, que nous ne sortions de Ξceste cette peine,
ainsi qu'a ordonné l'Oracle. Alors la
[ 202 verso ] 1607 fonctionnelle
Bergere, sans luy faire autre response, s'adressa à Silvandre, et luy parla de Ξceste cette sorte.
Histoire de Tircis
Ξet CLEONICE et de Laonice.
" Ξ(Guillemets de "De" à "changeant".) De toutes les amitiez il n'y en a point,
à
" ce que
j'ay oüy dire, qui puissent estre
" plus affectionnées que celles qui naissent
" avec l'enfance, Ξparce par ce que la
coustume que ce
jeune Ξâge aage prend, va peu à peu se
changeant en nature, de laquelle s'il est mal-aisé
de se despoüiller, ceux le sçavent qui luy veulent
contrarier. Je dis cecy pour me servir en quelque
sorte d'excuse, lors, gentil Berger, que vous me
verrez contrainte de vous dire que j'Ξaime ayme Tircis,
car ceste affection fust presque succée avec le laict,
et ainsi mon ame Ξde telle nourriture s'entretenant s'eslevant avec telle nourriture, receut en
elle-mesme comme propres η, les Ξaccidens de ceste accidents de cette passion, et sembloit que toute chose à ma
naissance s'y accordast, car nos demeures voisines,
l'amitié qui estoit entre nos peres, nos Ξâges aages qui
estoient fort Ξégaux esgaux, et la gentillesse de l'enfance
de Tircis, ne m'en Ξdonnoient donnoit que trop de commodité.
Mais le mal-heur Ξvoulut voulust que presque en mesme temps
nasquit Cleon dans nostre hameau, avec peut estre
plus de graces que moy, mais sans doute avec
beaucoup plus de bonne fortune, car dés lors que
Ξceste cette fille commença d'ouvrir les yeux, il sembla
que Tircis en
[ 203 recto ] 1607 fonctionnelle
receut au cœur Ξles flames des flammes, puis
que dans le berceau mesme il se plaisoit à la
considerer. En ce temps là, je pouvois avoir six
ans et luy dix, et voyez comme le Ciel dispose de
nous sans nostre consentement. Dés l'heure que je
le vis je l'Ξaimay aymay, et dés l'heure qu'il vid Cleon
il l'Ξaima ayma ; et quoy que ce fussent amitiez telles
que l'Ξâge aage pouvoit supporter, Ξtoutefois toutesfois elles
n'estoient pas si petites, que l'on ne Ξrecognust reconneut fort bien Ξceste cette difference entre nous. Puis venant à croistre, nostre amitié aussi creut à telle
hauteur, que peut estre n'y en a t'il jamais eu
qui l'ait surpassée. En ceste jeunesse vous pouvez croire que j'y allois
sans Ξ*artifice prendre garde à ses actions ; mais venant un
peu plus avant en Ξâge aage, je remarquay en Ξluy elle η tant de
Ξdeffaut défaut de bonne volonté, que je me resolus de m'en
divertir : Ξ(Guillemets de "resolution" à "peuvent".) resolution que plusieurs despitez
conçoivent, mais que point de vrays Amants "
ne peuvent
executer, comme j'Ξespreuvis espreuvay long temps apres.
Ξtoutefois toutesfois mon courage offensé eut bien assez de
pouvoir pour me faire dissimuler, et si je ne
pouvois en verité m'en retirer entierement, essayer
pour le moins de prendre quelque espece de congé. Ξet Ce
qui m'en ostoit plus les moyens estoit, que je ne
voyois point que Tircis affectionnast autre
Bergere ; car tout ce qu'il faisoit avec Cleon ne
pouvoit donner soupçon, que ce ne fust enfance,
puis que pour lors elle ne pouvoit avoir plus de
Ξ*douze neuf ans. Et quand elle commença à croistre, et
qu'elle Ξpût peust ressentir les traits d'Amour,
[ 203 verso ] 1607 fonctionnelle
elle se
retira de sorte de luy, qu'il sembloit que cét
esloignement estoit capable de la Ξgarentir garantir de telles
Ξblessures blesseures. Mais Amour plus fin qu'elle, sçeut en
telle sorte approcher de son ame les merites,
l'affection, et les services de Tircis, qu'en fin
elle se trouva au milieu, et tellement entournée de
toutes parts, que si de l'une elle evitoit d'estre
blessée, la playe qu'elle recevoit de l'autre en
estoit plus grande et plus profonde. Si bien qu'elle
ne Ξpût peust η recourre à nul meilleur remede qu'à la dissimulation, non pas pour
ne recevoir les coups, mais seulement pour empescher
que son ennemy ny Ξautres autre les Ξpûst voir apperceut. Elle Ξpût peust η
bien toutefois user de ceste Ξfainte feinte, quand elle ne
commença que d'avoir la peau égratignée ; mais
quand la Ξblessure fut blesseure fust grande, il fallut se rendre,
et s'avoüer vaincuë. Ainsi voila Tircis Ξaimé aymé de
sa Cleon, le Ξvoila voyla Ξqui jouyt qu'il η joüit de toutes les
honnestes douceurs d'une amitié, quoy que du
commencement il ne Ξsçavoit sçeust presque quel estoit son
mal, ainsi que ces vers le tesmoignent qu'il fit
en ce temps-là.
[ 204 recto ] 1607 fonctionnelle
Mon Dieu quel est le mal dont je suis tourmenté ?
Depuis que je la vis, ceste Cleon si belle,
J'ay senty dans le cœur une douleur nouvelle,
Encores que Ξ*larron son œil me l'ait osté son œil me l'ait soudain osté.
Depuis d'un chaut desir je me sens agité,
Si toutefois desir tel mouvement s'appelle,
De qui le jugement tellement s'ensorcelle,
Qu'il joint à son dessein ma propre volonté.
De ce commencement mon mal Ξà a pris naissance,
Car depuis le desir accreut sa violence,
Et soudain Ξ*loing de moy le repos s'envola je perdis et repos et repas.
Au lieu de ce repos Ξnâquit n'aquit η l'inquietude
Qui serve du desir Ξbastit battit η ma servitude :
ΞVoila quel est mon mal, mais mon Dieu qu'est cela ? C'est le mal que je sens et que je n'entens pas.
Depuis que Tircis eut Ξrecognu recogneu la bonne volonté de
l'heureuse Cleon, il la receut avec tant de
contentement, que son cœur n'estant capable de Ξla le celer fut contraint d'en faire part à ses yeux Ξ*et à ses actions , qui
soudain, Dieu sçait combien changez de ce qu'ils
souloient estre, ne Ξdonnerent donnoient que trop de Ξcognoissance connoissance de leur joye. Ξet encores que La discretion de Cleon Ξfust estoit bien telle,
[ 204 verso ] 1607 fonctionnelle
qu'elle ne Ξdonnast donna aucun avantage à Tircis sur son devoir ; si est-ce que jalouse de
son honneur, elle le pria de Ξfaindre feindre de m'Ξaimer aymer,
afin que ceux qui remarqueroient ses actions
s'Ξarrestant arrestans à celles-cy toutes evidentes, n'allassent point Ξrecherchant recherchans celles qu'elle vouloit cacher.
Elle fit election de moy Ξplutost plustost que de toute
autre, s'estant apperceuë dés long
" temps que je
l'Ξaimois aymois, et Ξ(Guillemets de "sçachant" à "sans".) scachant combien il
" est Ξmalaisé d'estre aimée sans aimer mal-aysé d'estre aymée sans aymer, elle pensa que Ξfacilement facillement chacun croiroit Ξceste cette amitié, ny en ayant guieres
parmy nous, qui ne se Ξfust apperceu fussent apperceuës de la
bonne volonté que je luy portois. Luy qui n'avoit
dessein que celuy que Cleon approuvoit, tascha
Ξincontinant incontinent d'effectuer ce qu'elle luy avoit
commandé. Dieux ! quand il me souvient des douces paroles
dont il usoit envers moy je ne puis, encores que
mensongeres, m'empescher de les cherir, et de
remercier Amour des heureux moments dont il m'a
fait Ξjouyr jouïr en ce temps-la et souhaitter que ne
pouvant estre plus heureuse, je fusse pour le Ξmoins toujours moings tous-jours ainsi trompée. Et certes Ξque Tircis n'eut
pas beaucoup de peine à me persuader qu'il
m'aimoit, car outre que chacun croit Ξfacilement facillement ce
qu'il Ξ(Guillemets de "desire" à "desagreable".) desire, encores me sembloit-il que cela
estoit faisable, puis que je ne me jugeois point
tant desagreable, qu'une si longue pratique que la
nostre n'eust pû gagner quelque chose sur luy,
et mesme avec le Ξsoing soin que j'avois eu de luy plaire ;
dequoy ceste glorieuse de Cleon passoit bien
[ 205 recto ] 1607 fonctionnelle
souvent le temps avec luy. Mais si amour eust
esté juste, il devoit faire tomber la Ξmoquerie mocquerie sur elle mesme, permettant que Tyrcis vint à
m'Ξaimer aymer sans Ξfainte feinte. Toutefois il n'advint pas comme cela, au
contraire ceste dissimulation luy estoit tant
Ξinsupportable insuportable qu'il ne la pouvoit continuer, et
n'eust esté
" que l'Amour Ξclost ferme les yeux à ceux qui
ayment,
" il n'Ξestoit pas eust pas esté possible que je ne
m'en
fusse apperceuë, aussi bien que la pluspart de
ceux qui nous voyoient ensemble, ausquels comme
à mes ennemis plus declarez je n'adjoustois point
de foy. Et parce que Cleon et moy estions fort
familieres, ceste fine Bergere Ξeut eust peur que le
temps, et la Ξ*pratique veuë que j'en avois, ne m'Ξostassent otassent de l'erreur où j'estois. Mais gentil Berger, il
eust fallu que j'eusse esté aussi advisee qu'elle,
toutefois pour Ξle se mieux cacher Ξencores encore, elle
inventa une ruze η, qui ne fut pas mauvaise.
Son dessein comme je vous ay dit, estoit de
cacher l'amitié que ΞTyrcis Tircis luy portoit par celle
qu'il me faisoit paroistre ; et il advint comme
elle le proposa, car on commença d'en parler assez
haut, et à mon Ξdesadvantage desavantage. Et encor que ce ne
fussent que ceux qui ne prennent garde qu'aux Ξapparances apparences, si est-ce que ce nombre estant plus
grand que l'autre, Ξla voix incontinent courut de ces nouvelles Amours le bruit en courut incontinent,
et le soupçon qu'on avoit auparavant de celles de
Cleon, s'amortit tout à fait, si bien que je pouvois dire qu'elle
aymoit à mes despens. Mais elle qui craignoit,
ainsi que je vous ay dit, que je ne vinsse Ξà a
descouvrir cet artifice, voulut le
[ 205 verso ] 1607 fonctionnelle
cacher sous un
autre, et conseilla ΞTyrcis Tircis de me faire entendre
que chacun commençoit de Ξrecognoistre reconnoistre nostre
amitié, et d'en faire des Ξjugements jugemens assez mauvais,
Ξ*que ceste voix se devoit esteindre qu'il estoit necessaire de faire cesser ce bruit
par la prudence, et qu'il falloit qu'il fist
semblant d'aymer Cleon, Ξafin à fin que par ce
divertissement ceux qui en parloient mal se
teussent. - Et vous direz, luy disoit elle, que vous
m'eslisez plustost qu'Ξune un η autre, pour la
commodité que vous aurez d'estre pres d'elle, et
de luy parler. Moy qui estois toute bonne, et sans
finesse je treuvay ce conseil tres-bon ; si bien
qu'avec ma permission, depuis ce jour, quand nous
nous trouvions tous trois ensemble, il ne faisoit
point de difficulté d'entretenir sa Cleon, comme
il avoit accoustumé.
Et certes il y avoit bien du plaisir pour eux, et
pour tout autre qui eust sçeu ceste dissimulation :
car voyant la recherche qu'il faisoit Ξà de Cleon,
je pensois qu'il se Ξmoquast mocquast, et à peine me
Ξpounoy pouvoy-je empescher d'en rire ; d'autre costé Cleon prenant garde à mes façons, et sçachant
la tromperie en quoy je la pensois estre, avoit une
peine Ξextresme extreme de n'en faire point de semblant.
Mesme que ce trompeur luy faisoit quelquefois des
clins d'œil, qu'elle ne pouvoit dissimuler, sinon
trouvant excuse de rire de quelque autre sujet,
qui bien souvent estoit si hors de propos que j'en
accusois l'Amour qu'elle portoit au Berger, et le
contentement que ceste tromperie luy Ξrapportoit r'apportoit.
Et voyez si j'estois bonne, en mon
[ 206 recto ] 1607 fonctionnelle
ame Ξ*je qui
ressentois par pitié le desplaisir qu'elle
recevroit, quand elle sçauroit la verité, mais
depuis je trouvay que je me plaignois en sa
personne. Ξtoutefois toutesfois je m'excuse, car qui n'y Ξ(Guillemets de "eust" à "envers".) eust esté deceuë, puis que l'Amour
aussi tost qu'il se
saisit entierement d'une ame, "
la despoüille
incontinent de toute deffiance η "
envers la personne
aymée ? Et ce dissimulé Berger joüoit de telle
sorte son personnage, que si j'eusse esté en la
place de Cleon Ξjeusse j'eusse peut estre douté que sa
Ξfainte feintise n'eust esté veritable.
Estant Ξquelquefois quelques fois au milieu de nous deux s'il se
relaschoit à faire trop de Ξdemostration demonstration de son
amitié à Cleon, aussi tost il se tournoit Ξà vers moy, et me demandoit à l'Ξaureille oreille s'il ne faisoit
pas bien. Mais sa plus grande finesse ne s'arresta
pas Ξà a si peu de chose, oyez je vous supplie
jusques où elle passa. En particulier il parloit
à Cleon plus souvent qu'à moy, luy baisoit la main,
demeuroit une et deux heures à genoux devant elle,
et ne se cachoit point de moy, pour les causes que je vous ay dittes.
Mais en general jamais il ne bougeoit d'aupres de
moy, me recherchoit avec tant de dissimulation,
que la plus part continuoit l'Ξoppinion opinion que l'on avoit Ξeu euë de nos Amours ; Ξet cela il le ce qu'il faisoit à dessein,
Ξcar il vouloit voulant que seule je visse la recherche qu'il luy faisoit, Ξparce par ce qu'il sçavoit bien que je ne la
croyois pas, mais ne vouloit en sorte que ce fust
que ceux qui la pourroient penser veritable en
eussent tant soit peu de Ξcognoissance connoissance. Et quand je
luy disois,
[ 206 verso ] 1607 fonctionnelle
que nous ne pouvions oster l'Ξoppinion opinion
aux personnes de Ξnostre notre amitié, et que nul ne
pouvoit Ξcroire croyre à ce que l'on m'en disoit qu'il
aymast Cleon. - Et comment, me respondit-il,
voulez vous qu'ils croyent une chose qui n'est pas ?
Tant y a que nostre finesse, en despit des plus
mal-pensans, sera Ξcruë creuë du general.
Mais luy qui estoit fort advisé, voyant qu'il se
presentoit occasion de passer encor plus outre me
dit que sur tout il falloit tromper Cleon, et
que celle-là estant bien deceüe, c'estoit avoir
presque parachevé Ξleur nostre dessein ; qu'a ceste
occasion il falloit que je luy parlasse pour luy,
et que je fusse comme confidente. - Elle, me
disoit-il, qui a des-ja ceste Ξoppinion opinion recevra de
bon cœur les messages que vous luy ferez, et ainsi
nous vivrons en Ξassurance asseurance. O quelle miserable
fortune nous courons Ξ*quelquefois bien souvent ! ΞQuant Quand à moy
je pensois que si Ξquelquefois quelquesfois Cleon avoit creu que
j'eusse Ξaymé aymée ce Berger, je luy en ferois perdre
l'Ξoppinion opinion en la priant de l'Ξaimer aymer, et comme
confidente luy parlant pour luy. Mais Cleon ayant sceu les discours que j'avois Ξtenu tenus au
Berger, et voyant la contrainte avec quoy elle
vivoit, jugea que par mon moyen elle en pourroit
avoir des messages, et mesme des lettres.
Cela Ξfut fust cause qu'elle receut fort bien la
proposition que je luy en fis, et que depuis ce
temps elle Ξtraitta traita avec luy, comme avec celuy qui
l'aymoit, et moy je ne servois qu'à porter les
billets de l'un à l'autre. O Amour ! quel mestier
[ 207 recto ] 1607 fonctionnelle
est celuy que tu me fis faire alors ? Je ne m'en
plains toutefois, puis que j'ay ouy dire, que je
n'ay pas esté la premiere η qui a Ξfait de faict semblables
offices pour autruy, les pensant faire pour
soy-mesme.
En ce temps, parce que les Francs, les Romains,
Ξet les Gots, et les Bourguignons, se faisoient une
tres-cruelle guerre, nous fusmes contraints de nous
retirer en la ville, qui porte le nom du Pasteur juge des trois Deesses, car nos demeures n'estoient
point trop esloignées de la, le long des bords du
grand fleuve de Seine. Et Ξdautant d'autant qu'à cause du
grand Ξabort abord des gens, qui de tous Ξles costez s'y venoient retirer, et qui ne pouvoient avoir les
commoditez telles qu'ils avoient Ξaccoustu-me accoustumez aux
champs η, les maladies contagieuses commencerent de
prendre un si grand cours par toute la ville, Ξet que
mesme les plus grands ne s'en pouvoient deffendre.
Il advint que la mere de Cleon en fut atteinte.
Et quoy que ce mal η soit si espouventable, qu'il
n'y a le plus souvent ny parentage, ny obligation
d'amitié qui puisse retenir les sains aupres de
ceux qui en sont touchez, si est-ce que le bon naturel
de Cleon eut tant de pouvoir sur elle, qu'elle ne
voulut jamais esloigner sa mere, Ξquelle quelque remonstrance qu'elle luy fist, au contraire, lors
qu'aucuns de ses plus familiers l'en voulurent
retirer, luy representant le danger Ξou où elle se
mettoit, et que c'estoit offenser les Dieux que
de les Ξtanter tenter de ceste sorte. - Si vous m'Ξaimez aymez,
leur disoit-elle, ne me tenez jamais
[ 207 verso ] 1607 fonctionnelle
ce discours ;
car ne dois-je pas la vie à celle qui me l'a
donnée, et les Dieux peuvent-ils estre offensez
que je serve celle qui m'a appris à les adorer ?
En ceste resolution elle ne voulut jamais
abandonner sa mere, et s'Ξenserrant enfermant avec elle, la
servit tousjours aussi franchement que si ce
n'eust point esté une maladie contagieuse. ΞTyrcis Tircis estoit tout le jour à Ξleurs portes, brûslant leur porte, bruslant de
desir d'entrer dans leur logis, mais la deffense
de Cleon l'en empeschoit, qui ne Ξle luy vouloit luy η voulut permettre, de peur que les mal-pensans ne
jugeassent ceste assistance au desadvantage de sa
pudicité. Luy qui ne vouloit luy Ξdesplaire deplaire, Ξ*n'abandonnant jamais leur logis n'y osant entrer, leur faisoit apporter tout ce qui
estoit necessaire, avec un soing si grand, qu'elles
n'eurent jamais faute de rien. ΞToutefois Toutesfois ainsi
le voulut le Ξciel Ciel, ceste heureuse Cleon ne laissa d'estre Ξattainte atteinte du mal de sa mere, Ξquels quelques preservatifs que ΞTyrcis Tircis luy Ξpûst peust apporter. Quand
ce Berger le sçeut, il ne fut Ξplus possible de le
retenir qu'il n'entrast dans leur logis, luy
semblant qu'il n'estoit plus saison de Ξfaindre feindre, ny
de redouter les morsures du mesdisant. Il met donc
ordre à toutes ses affaires, dispose de son bien,
et declare sa derniere volonté, puis ayant laissé
charge à quelques uns de ses Ξamis pour estre secouru amys de le secourir,
il se Ξrenferme r'enferme avec la mere, et la fille, resolu
de courre la mesme fortune que Cleon.
Il ne sert de rien que d'alonger ce discours de
vous redire quels furent les bons offices, quels
les services qu'il rendit à la mere pour la
consideration
[ 208 recto ] 1607 fonctionnelle
de la fille, car il ne s'en peut
imaginer davantage que ceux que son affection luy
faisoit produire. Mais quand il la vid morte, et
qu'il ne luy restoit plus que sa Ξmaistresse Maistresse de qui
le mal encores alloit empirant, je ne Ξcroy crois pas que
ce pauvre Berger reposast un moment. Continuellement il la tenoit
Ξen entre ses bras, ou bien il luy pensoit η son mal ;
elle d'autre costé qui l'avoit tousjours tant
Ξaimé, en ceste derniere action, elle avoit tant recognu d'Amour aymée η, reconnoissoit tant d'Amour en ceste derniere action, que la sienne estoit de beaucoup augmentée,
de sorte qu'un de ses plus grands ennuis, estoit le
danger, en quoy elle le voyoit à son occasion. Luy
au contraire avoit tant de satisfaction, que la
fortune, encores qu'ennemye, luy eust offert ce
moyen de luy tesmoigner sa bonne volonté, qu'il ne
pouvoit Ξ*assez luy rendre de service luy rendre assez de remerciement. Il advint
que Ξ*la glande le mal de la Bergere estant en estat d'estre
Ξpercée percé, il n'y eut point de Chirurgien qui voulust
Ξpour la crainte du mal par la crainte du danger, se hazarder de la toucher. ΞTyrcis Tircis à qui l'affection ne faisoit rien trouver de
difficile, s'estant fait apprendre Ξcomme comment il falloit
faire, prit la lancette, et luy levant le bras la
luy perça, et la pensa η sans crainte.
Bref, gentil Berger, toutes les choses plus
dangereuses et plus mal-Ξaysées aisées luy estoient douces,
et trop faciles ; si est-ce que le mal augmentant
d'heure à autre Ξreduit reduisit en fin ceste tant aymée
Cleon en tel estat, qu'il ne luy resta plus que la
force de luy dire ces paroles : - Je suis bien marrie, ΞTyrcis Tircis, que les Dieux n'ayent voulu estendre
Ξdavantage d'avantage
[ 208 verso ] 1607 fonctionnelle
le filet de ma vie, non point que j'aye
volonté de vivre plus long-temps, car ce desir ne me
le fera jamais souhaitter, ayant trop esprouvé quelles
sont les incommoditez qui suivent les humains, mais
seulement pour en quelque sorte ne mourir point
tant vostre obligée, et en η avoir le loisir de vous
rendre tesmoignage, que je ne suis point atteinte ny
d'ingratitude ny de mescognoissance. Il est vray
que quand je considere Ξquelles qu'elles η sont les obligations
que je vous ay, je juge bien que le Ξciel Ciel est tres
juste de m'oster de ce monde, puis qu'aussi bien,
quand j'y vivrois Ξ*les ans de Nestor ne sçaurois-je autant de siecles que j'ay de jours, je ne sçaurois satisfaire a la moindre Ξd'un du nombre infiny que vostre affection m'a produitte.
Recevez donc pour tout ce que je vous Ξdoy dois, non pas
un bien égal, mais ouy bien tout celuy que je puis,
qui est un serment que je vous fay, que la mort ne
m'effacera jamais la memoire de vostre amitié, ny le
desir que j'ay de vous en rendre toute la
Ξrecognoissance reconnoissance, qu'une personne qui ayme bien, peut
donner à celle à qui elle est obligée.
Ces mots furent Ξproferez proferés avec beaucoup de peine,
mais l'amitié qu'elle portoit au Berger luy donna
la force de les pouvoir dire, ausquels ΞTyrcis Tircis respondit : - Ma belle Ξmaistresse Maistresse, mal aisément
pourrois-je croire de vous avoir obligée, ny de le
pouvoir jamais faire, puis que ce que Ξjusques icy, j'ay fait j'ay fait jusques icy, ne m'a pas
encores satisfait. Et quand vous me Ξdictes dittes que vous
m'avez de l'obligation, je voy bien que vous ne
[ 209 recto ] 1607 fonctionnelle
Ξcognoissez pas connoissez la grandeur de l'Amour de ΞTyrcis Tircis,
autrement vous ne penseriez pas que si peu de chose
fust capable de payer le tribut d'un si grand
devoir. Croyez, belle Cleon que Ξ*le bien la faveur que
vous m'avez Ξfait d'avoir faite devoir η eu agreables les services
que vous Ξdictes dittes que je vous ay rendus, me charge
d'un si grand faix, que mille vies et mille
semblables occasions ne sçauroient m'en descharger.
Le Ξciel Ciel qui ne m'a Ξfait faict naistre que pour vous,
m'accuseroit de Ξmescognoissance mécognoissance, si je ne vivois à
vous, et si j'avois quelque dessein d'employer un
seul moment de ceste vie, ailleurs qu'à vostre
service.
Il vouloit continuer lors que la Bergere, attainte
de trop de mal l'interrompit : - Cesse, amy, et me
laisse parler, afin que le peu de vie qui me reste
soit employé à t'Ξassurer asseurer que tu ne sçaurois estre
aymé davantage que tu l'es de moy, Ξet qui Ξse me sentant
pressee de partir, te dis l'eternel ΞA-Dieu a Dieu. Et te
supplie de trois choses, Ξla premiere d'aimer tousjours ta
Cleon, de me faire enterrer pres des os de ma mere,
et d'ordonner que quand tu payeras le devoir de
l'humanité, ton corps soit mis aupres du mien, Ξafin à fin que je Ξ*demeure meure avec ce contentement, que ne t'ayant Ξpû peu estre unie Ξ*par en la vie, je le sois pour le moins Ξ*par en la
mort. Il luy respondit : - Les Dieux seroient injustes,
si ayant donné commencement à une si belle amitié
que la nostre, ils la separoient si promptement Ξpar la mort .
J'espere qu'ils vous conserveront, ou que pour le
moins ils me prendront avant que vous, s'ils ont
quelque compassion
[ 209 verso ] 1607 fonctionnelle
d'un affligé. Mais s'ils ne veulent, je les requiers seulement de me donner assez de vie pour satisfaire aux commandements que vous me Ξfaictes faittes, et puis me permettre de vous suivre ; que s'ils ne tranchent ma fusée, et que la main me demeure libre, soyez certaine, ô ma belle Ξmaistresse Maistresse, que vous ne serez pas longuement sans moy. - Amy, luy respondit-elle, je t'ordonne outre cela de vivre autant que les Dieux le voudront, car en la longueur de ta vie, ils se monstreront envers nous tres-pitoyables, puis que par ce moyen, cependant que je raconteray aux Ξchamps Elisiens champs Elysiens nostre Ξperfaitte parfaicte amitié, tu la publieras aux vivants ; et Ξ*ainsi les morts, et les hommes honoreront nostre memoire. Mais amy, je sens que le mal me contraint de te laisser. A Dieu le plus aymable et le plus aymé d'entre les hommes. A ces derniers mots elle mourut, demeurant la teste appuyée sur le sein de son Berger. De redire icy le Ξdesplaisir déplaisir qu'il en eut, et les regrets qu'il en fit, ce ne seroit que remettre le fer plus avant en sa playe ; outre que ses blessures sont encores si ouvertes, que chacun en les voyant, pourra juger η quels en ont esté les coups. - O mort ! s'escria ΞTyrcis Tircis, qui m'as Ξdesrobé dérobé le meilleur de moy, ou rends moy ce que tu m'as osté, ou emporte le reste. Et lors pour donner lieu aux larmes, et aux sanglots que ce ressouvenir luy arrachoit du cœur, il se teut pour quelque temps, quand ΞSylvandre Silvandre luy representa η qu'il devoit s'y resoudre, puisqu'il n'y avoit point de remede, et qu'aux choses
[ 210 recto ] 1607 fonctionnelle
advenuës, et qui ne pouvoient plus estre, les plaintes n'estoient que Ξtesmoignage tesmoignages de foiblesse. - Tant s'en faut, dit ΞTyrcis Tircis, c'est en quoy je trouve plus d'occasion de plainte, car s'il y avoit quelque remede, le plaindre ne seroit pas d'homme advisé ny de courage. Mais il doit bien estre permis de plaindre ce à quoy on ne peut trouver aucun autre allegement. Lors Laonice reprenant la Ξparole parolle, continua de ceste sorte : - En fin ceste heureuse Bergere estant morte, et ΞTyrcis Tircis luy ayant rendu les derniers offices d'amitié, il ordonna qu'elle fust enterree aupres de sa mere. Mais la nonchalance de ceux à qui il donna ceste charge fut telle, qu'ils la mirent ailleurs, car Ξquant quand à luy, il estoit tellement affligé, qu'il ne bougeoit de dessus un lit, Ξn'y ayant rien eu qui sans que rien luy conservast la vie, que le commandement qu'elle luy en avoit fait. Quelques jours apres s'enquerant de ceux qui le venoient voir, en quel lieu ce corps tant aymé avoit esté mis, il sçeut qu'il n'estoit point avec celuy de la mere : dont il Ξreceut reçeut tant de desplaisir, que convenant d'une grande somme avec ceux qui avoient accoustumé de les enterrer, ils luy promirent de l'oster de Ξlà la où il estoit, et le remettre avec sa mere. Et de fait ils s'y en allerent, et ayant descouvert la terre, ils le prindrent entre trois ou quatre qu'ils estoient ; mais l'ayant porté quelque pas, l'infection en estoit si grande Ξde ce corps qu'ils furent contraints de le laisser à my chemin, resolus de mourir plutost que de le porter plus outre, dont ΞTyrcis Tircisadverty,
[ 210 verso ] 1607 fonctionnelle
apres leur avoir fait de plus grandes offres encores, et
voyant qu'ils n'y Ξvouloient vouloyent point entendre : - Et quoy,
dit-il tout haut, as-tu donc esperé que l'affection
du gain Ξpûst peust η davantage en eux, que la tienne en
toy ? Ah ΞTyrcis Tircis ! c'est trop offenser la grandeur
de ton amitié. Il dit, et comme transporté s'en courut sur le lieu où estoit le corps, et quoy
qu'il eust demeuré trois jours enterré, et que la
puanteur en fust Ξextresme extreme, si le Ξprint prit-il entre ses
bras, et l'emporta jusques en la tombe de la mere,
qui avoit Ξdes-ja desja esté ouverte. Et apres un si bel acte η, et un si grand tesmoignage de
son affection se retirant hors Ξde la ville, il
demeura quarante Ξ*jours nuits separé de chacun.
Or toutes ces choses me furent Ξincognuës inconnuës, car une
de mes tantes ayant esté malade d'un semblable mal,
presques en mesme temps, nous n'avions point de
frequentation avec personne, et le jour mesme qu'il
revint, j'estois aussi revenuë, et ayant seulement
entendu la mort de Cleon, je m'en allay chez luy
pour en sçavoir les particularitez, mais arrivant
a la porte de sa chambre, je mis l'œil à
l'ouverture de la serrure, parce qu'en Ξ(Guillemets de "m'en" à "car je".) m'en approchant, il me sembla de l'avoir ouy souspirer,
et je n'estois point trompee ; car je le vis sur
le lit, les yeux tournez contre le Ξciel Ciel, les mains
jointes, et le visage Ξtout couvert de larmes. Si je fus estonnee, gentil Berger, jugez-le, car je ne
pensois point qu'il l'Ξaimast aymast, et venois en partie
pour me resjouir avec luy. En fin apres l'avoir
consideré quelque temps, avec
[ 211 recto ] 1607 fonctionnelle
un souspir qui sembloit luy Ξmespartir mépartir l'estomach, je luy ouys proferer telles Ξparoles parolles.
Stances.
Sur la mort de Cleon.
Ξ*J'ay plus aimé que moy, que sert-il que je faigne,
Puisqu'enfin s'en est fait, une belle Cleon ?
Mais le ciel veut qu'autant la mort ores j'en plaigne,
Que vivant elle mit en moy d'affection.
Pourquoy cacher nos pleurs ? Il n'est plus temps de faindre.
Un Amour que sa mort découvre par mon dueil,
Qui cesse d'esperer il doit cesser de craindre,
Et l'espoir de ma vie est dedans le cercueil.
Elle vivoit en moy, je vivois tout en elle.
Nos esprits l'un à l'autre Ξestraints estrains de mille nœuds
S'unissoient tellement qu'en leur Amour fidelle
Tous les deux n'estoient qu'un, et chacun estoit deux.
Mais sur le point qu'Amour d'un fondement plus ferme
ΞAssuroit Asseuroit mes plaisirs, j'ay veu tout renverser,
C'est d'autant que mon heur avoit touché le terme,
Qu'il est permis d'atteindre, et non d'outrepasser.
Ξ*Parce que dans Ce fust dedans Paris,
que les Ξplus belles pensées,
Qu'Amour éprit en moy, Ξs'esteindrent finirent par la mort,
Au mesme temps qu'on vid les Gaules oppressées,
Aux efforts estrangers opposer leur effort.
Et falloit-il aussi que tombe moins celebre
Que Paris enfermast ce que j'ay Ξpû peu η cherir.
Ou que mon mal advint en saison moins funebre,
Que quand toute l'Europe estoit preste à perir.
[ 211 verso ] 1607 fonctionnelle
Ξ*Mais helas ! je me faux, ma Cleon n'est point morte,
Pour vivre en mon Amour, elle estoit hors de soy,
Mais je me trompe, O Dieux ! Ma Cleon n'est point morte,
Son cœur pour vivre en moy, ne vivoit plus en soy :
Le corps seul en est mort et de contraire sorte,
Mon esprit meurt en elle, et le sien vit en moy.
Dieux ! quelle devins-je, quand je l'Ξoüys ouys parler
ainsi ? Mon estonnement fut tel que sans y penser,
estant appuyee contre la porte, je l'entr'ouvris
presque Ξà a moitié, Ξà a quoy il tourna la teste, et me
voyant n'en fit autre semblant, sinon que me
tendant la main il me Ξpria prie η de m'assoir sur le
Ξlit lict pres de luy. Et lors sans s'essuyer les yeux (car aussi bien y eust il fallu tousjours le
mouchoir) il me parla de ceste sorte : - Et bien,
Laonice, la pauvre Cleon est morte, et nous sommes
demeurez pour plaindre ce ravissement. Et parce que
la peine où j'estois, ne me laissoit la force de
pouvoir luy respondre, il continua : - Je sçay bien,
ΞBergere Berger η, que me voyant en Ξcet cest estat pour Cleon, vous
demeurez estonnee que la fainte amitié que je luy ay
portee, me puisse donner de si grands ressentimens.
Mais, helas ! sortez d'erreur, je vous supplie, aussi bien me sembleroit-il commettre une trop grande
faute contre Amour, si sans occasion je continuois
la fainte, Ξdont que mon affection m'a jusques icy
Ξ*commandé de dissimuler commandee. Sçachez donc, Laonice, que j'ay aymé
Cleon, et que toute autre recherche n'a esté que
pour couverture de celle-cy ; par ainsi si vous
m'avez eu de l'amitié, pour Dieu, Laonice,
plaignez moy en ce desastre, qui a d'un mesme coup
[ 212 recto ] 1607 fonctionnelle
mis tous mes espoirs dans son cercueil. Et si vous
estes en quelque sorte offensée, pardonnez à ΞTyrcis Tircis l'erreur qu'il a Ξfaitte fait η envers vous pour ne faillir en
ce qu'il devoit à Cleon. A ces Ξparoles parolles, transportee de colere je partis si
hors de moy, qu'à peine pûs-je retrouver mon logis,
d'où je ne sortis de long temps ; mais apres avoir
contrarié mille fois à l'Amour, si fallut-il s'y
sousmettre et Ξ(Guillemets de "advouër" à "autant à".) advouër que le despit est une foible
deffense quand il η luy Ξplait plaist. Par ainsi, me Ξvoyla voilà autant à ΞTyrcis Tircis, que je l'avois jamais esté, j'excuse en moy-mesme les
trahisons qu'il m'avoit Ξfaittes faites, et luy pardonne les
torts Ξdont ses faintes m'avoient offensées les nommants pour leur pardonner et les faintes avec lesquelles il m'avoit offensee, les nommant
Ξnon pas faintes feintes ny trahisons, mais violences d'Amour. Et je fus d'autant plus aisément portee à ce pardon,
qu'Amour, qui se disoit complice de sa faute,
m'alloit flattant d'un certain espoir de succeder à
la place de Cleon.
Lors que j'estois en Ξceste cette pensee, ne Ξvoyla voila pas une
de mes sœurs qui me vint advertir que ΞTyrcis Tircis
s'estoit perdu, en sorte qu'on ne le voyoit plus,
et que personne ne sçavoit où il estoit. Ceste
recharge de douleur me surprit Ξde sorte si fort, que tout ce
que je Ξpûs peus, fut de luy dire, que ceste tristesse
estant passee, il reviendroit comme il s'en estoit
allé ; mais dés lors je fis dessein de le suivre,
et afin de n'estre empeschee de personne, je partis
si secrettement sur le commencement de la nuit,
qu'avant le jour je me trouvay fort esloignee. Si je
fus estonnee
[ 212 verso ] 1607 fonctionnelle
au commencement me voyant seule dans
ces obscuritez η, le Ξciel Ciel le sçait, à qui mes plaintes
estoient adressées. Mais Amour qui m'accompagnoit
secrettement, me donna assez de courage pour
parachever mon dessein. Ainsi donc je poursuy mon
voyage, suivant sans plus la Ξroutte route que mes pas
rencontroient, car je ne sçavois où ΞTyrcis Tircis alloit
Ξne ny moy aussi. De sorte que je fus vagabonde plus de
quatre Ξmois moys, sans en avoir nouvelle.
En fin passant le Mont-d'Or, je rencontray ceste
Bergere (dit-elle monstrant ΞMadon Madonthe) et avec elle
ce Berger nommé ΞFersandre Tersandre, assis à l'ombre d'un
rocher, attendant que la chaleur du Ξ*Soleil s'abattist midy s'abatit.
Et Ξparce par ce que ma coustume estoit de demander des
nouvelles de ΞTyrcis Tircis à tous ceux que je rencontrois,
je m'Ξaddressay adressay où je Ξles vis le η veis, et sçeus que mon
Berger, Ξau aux marques qu'ils m'en donnerent, estoit
en ces deserts, et qu'il alloit tousjours regrettant Ξsa
Cleon. Alors je leur racontay ce que je viens de
vous dire, et les adjuray de m'en dire les plus
Ξassurées asseurees nouvelles qu'ils pourroient. A quoy
ΞMadon Madonthe Ξesmeuë émeuë de pitié me respondit avec tant de
douceur, que je la jugeay attainte Ξdu de mesme mal que
le mien, et mon opinion ne Ξfut fust mauvaise, car je
sçeus depuis d'elle la longue histoire de ses ennuis,
Ξpar pour η laquelle Ξ(Guillemets de "je" à "fortunes".) je Ξcognus conneus qu'Amour blesse aussi bien
dans les cours que dans nos bois. Ξet Parce que nos
fortunes avoient quelque Ξsimpathie sympathie entre elles, elle
me pria de vouloir demeurer et parachever
[ 213 recto ] 1607 fonctionnelle
nos
voyages ensemble, puis que toutes deux faisions une
mesme queste. Moy qui me Ξvis veis seule, je reçeus les bras ouverts ceste commodité, Ξet depuis despuis nous ne
nous sommes point esloignees. Mais que sert ce
discours à mon propos, Ξpuis que que η je ne veux seulement
que raconter ce qui est de Tircis et de moy ?
Gentil Berger, ce me sera assez de vous dire, qu'apres
avoir demeuré plus de trois mois en ces pays-là, en
fin nous sçeusmes qu'il estoit venu icy, où nous
n'arrivasmes si tost, que je le rencontray, et tant
à l'impourveu pour luy, qu'il en demeura surpris.
Pour le commencement il me receut avec un assez bon
visage ; mais en fin sçachant l'occasion de mon Ξ*long voyage, il me declara tout au long l'affection
extreme qu'il avoit portée à Cleon, et combien il
estoit hors de son pouvoir de m'Ξaimer aymer. Amour, s'il y
a quelque justice en toy, je te demande, et non Ξà a cet ingrat, quelque Ξrecognoissance reconnoissance de tant de
travaux passez.
Ainsi paracheva Laonice, et monstrant Ξqu'elle quelle η n'avoit rien davantage à dire en s'essuyant les
yeux elle les tourna pitoyablement contre
Silvandre, comme luy demandant faveur en la justice
de sa cause.
Lors Tircis parla de ceste sorte.
- Sage Berger, quoy que l'histoire de mes Ξmalheurs mal-heurs soit
telle que ceste Bergere vient de vous raconter, si est-ce que celle de mes douleurs est bien plus
pitoyable, de laquelle toutefois je ne vous veux
point entretenir davantage,
[ 213 verso ] 1607 fonctionnelle
de crainte de vous ennuyer, et ceste compagnie ; Ξet seulement, j'adjousteray à ce qu'elle vient de dire, que ne pouvant supporter ses plaintes ordinaires, d'un commun consentement nous Ξ*allasmes à l'Oracle d'Apollon allâmes à l'Oracle pour sçavoir ce qu'il ordonneroit de nous, et nous eusmes une telle response par la bouche d'Arontine.
Sur les bords Ξque où Lignon
paisiblement serpente,
ΞAmans Amants vous trouverez un curieux Berger,
Qui premier s'enquerra du mal qui vous tourmente,
Croyez-le, car le Ciel l'Ξeslit elit pour vous juger.
Et quoy qu'il y ait des-ja long temps que nous
sommes icy, si est-ce que vous estes le premier qui
nous Ξa avez demandé l'estat de nostre fortune. C'est
pourquoy nous nous jettons entre vos bras, et vous
requerons d'ordonner ce que nous avons à faire. Et
afin que rien ne se fist que par la volonté du Dieu, la
vieille qui nous rendit cet Oracle, nous dit, que vous
ayant rencontré, nous eussions à jetter au sort η qui
seroit celuy qui maintiendroit la cause de l'un et
de l'autre, et que pour cet effet, tous ceux qui s'y
Ξrencontreroient rencontreroyent, eussent à mettre un gage entre vos
mains Ξdans un chapeau d'un η chappeau. Le premier qui en sortiroit
seroit celuy qui parleroit pour Laonice, et le
dernier de tous pour moy. A ce mot il les pria tous de le vouloir ; a quoy
chacun ayant consenty, de fortune celuy de Hylas
fut le premier, et celuy de
[ 214 recto ] 1607 fonctionnelle
Phillis le dernier.
Dequoy Hylas se sousriant : - Autrefois dit-il que
j'estois serviteur de Laonice, j'eusse Ξmalaisément mal-aysément
voulu persuader à Tircis de l'Ξaimer aymer ; mais à Ξceste cette heure que je ne suis que pourΞMadon Madonthe, je veux
bien obéir à ce que le Dieu me commande. - Berger,
repondit Leonide, vous devez cognoistre par là, Ξquelle qu'elle η est la providence η de ceste divinité, puis que pour
esmouvoir quelqu'un à changer d'affection, il en
donne Ξla charge à l'inconstant Hylas, comme à celuy
qui par l'usage en doit bien sçavoir les moyens ; et
pour continuer une Ξfidele fidelle amitié il en donne la
Ξ*commission persuasion à une Bergere constante en toutes ses
actions, et que pour juger de l'un et de l'autre,
il Ξà a esleu une personne qui ne peut estre partiale :
car Silvandre n'est constant Ξni n'y η inconstant, puis
qu'il n'a jamais rien Ξaimé aymé. Alors Silvandre Ξreprenant la parole prenant la parolle : - Puis donc que vous voulez, ô Tircis,
et vous, Laonice que je sois juge de vos differens,
jurez entre mes mains tous deux, que vous
l'observerez inviolablement, autrement ce ne seroit
qu'irriter davantage les Dieux, et prendre de la
peine en vain. Ce qu'Ξayant fait tous deux ils firent, et lors Hylas commença de ceste sorte.
[ 214 verso ] 1607 fonctionnelle
Harangue
de
Hylas.
pour Laonice.
Si j'avois à soustenir la cause de Laonice devant
quelque personne desnaturée, je craindrois peut estre
que le deffaut de ma capacité n'amoindrist en quelque
sorte la justice qui est en elle ; mais puis que
c'est devant vous, gentil Berger, qui avez un cœur
d'homme, (je veux dire qui sçavez quels sont les
devoirs d'un homme bien né) non seulement je ne me
deffie point d'un favorable jugement, mais tiens
pour certain, que si vous estiez en la place de
Tircis, vous auriez honte que telle erreur vous
pûst estre reprochee.
Je ne m'arresteray donc point à chercher plusieurs
raisons sur ce Ξsujet subject, qui de luy-mesme est si clair,
que toute autre lumiere ne luy peut servir que
d'ombrage, et diray seulement que le nom qu'il
porte d'homme, l'oblige au contraire de ce qu'il a
Ξfait faict, et que les loix et Ξles ordonnances du Ciel et de
la nature, luy commandent de ne point disputer davantage en ceste cause. Les devoirs de la
courtoisie ne luy ordonnent-ils de rendre les
Ξbien-faits biens faits receus ? Le Ciel ne commande-t'il pas,
qu'Ξà a tout service quelque loyer soit rendu ? et la
nature ne le contraint-elle d'Ξaimer aymer une belle femme
qui l'Ξaime ayme, et d'abhorrer
[ 215 recto ] 1607 fonctionnelle
plutost que de cherir une personne morte ? Mais cestuy-cy tout au rebours, aux faveurs receuës de Laonice Ξil rend des discourtoisies, et au lieu des services qu'il advouë luy mesme qu'elle luy a faits, Ξle luy servant si longuement de couverture en l'amitie de Cleon, il la paye d'ingratitude, et pour l'affection qu'elle luy a portee dés le berceau, il ne luy fait paroistre que du mespris. Si es tu bien homme, Tircis si Ξmonstre monstres-tu de Ξcognoistre connoistre les Dieux, et si me semble-t'il bien que ceste Bergere est telle, que si ce n'estoit que son influence η la sousmet à ce mal-heur, elle est plus propre à faire ressentir, que de ressentir elle-mesme les outrages dont elle se plaint η. Que si tu es homme, ne sçais-tu pas que c'est le propre de l'homme d'Ξaimer aymer les vivans, et non pas les morts ? Que si tu Ξcognois connois les Dieux, ne sçais-tu qu'ils punissent ceux qui contreviennent à Ξleur leurs ordonnances ? Et que,
Amour jamais l'Ξaimer aymer à l'Ξaimé aymé ne pardonne η ? "
Que si tu advouës que dés le berceau elle t'a servy
et Ξaimé aymé, Dieux ! seroit-il possible qu'une si longue
affection, et un si agreable service Ξdeust d'eust η en fin
estre payé du mespris ?
Mais soit ainsi que ceste affection, et ce service
estans volontaires en Laonice, et non pas recherchez
de ΞTyrcis Tircis puissent peu meriter envers une ame
ingrate, encores ne puis-je croire que vous
n'ordonniez, ô juste Silvandre, qu'un trompeur Ξne doive
faire satisfaction à celuy qu'il a Ξdeceu deçeu, et que par ainsi ΞTyrcis Tircis
[ 215 verso ] 1607 fonctionnelle
qui par ses dissimulations a si long
temps trompé ceste belle Bergere, ne soit obligé à reparer ceste injure envers elle, avec autant de
veritable affection, Ξqu'il lui quil luy en a Ξdonné fait recevoir de Ξ(Guillemets de "mensongeres" à "nostre".) mensongeres et de fausses. Que si chacun
" doit
Ξaimer aymer son semblable, n'ordonnez vous
" pas, nostre
juge, que Tircis Ξaime ayme une personne
vivante et non
pas une morte,
et Ξmette mettre son amitié en ce qui Ξle peut Ξaimer aymer, et non
point entre les Ξcendre cendres froides d'un cercueil ? Mais Tircis, dy moy quel peut estre ton dessein ? Apres
que tu auras noyé d'un fleuve de larmes les tristes
reliques de la pauvre Cleon, crois-tu de la pouvoir
ressusciter par tes souspirs et par tes pleurs ?
Helas ! ce n'est qu'une fois que l'on Ξ(Guillemets de "paye" à "impiété".) paye
" Charon,
on n'entre jamais qu'une fois dans sa nacelle,
" on a
beau le Ξrappeller r'appeller de là, il est sourd à
" tels cris,
et ne reçoit jamais personne qui vienne
" de ce
bord. C'est impieté, Tircis, que d'aller
" tourmentant
le repos de ceux que les Dieux appellent.
L'amitié
est ordonnée pour les vivans, et le cercueil pour
Ξ(Guillemets de "ceux" à "confondre".) ceux qui sont morts η : ne Ξveuillez point vueille confondre de telle
sorte leurs ordonnances, qu'à une Cleon morte, tu
donnes
" une affection vivante, et à une Laonice
" vive
le cercueil. Et en cela ne t'Ξarmes arme point
" du nom de
constance, car elle n'y a nul interest :
" trouverois-tu à propos qu'une personne allast nuë,
par ce qu'elle auroit gasté ses premiers habits η ?
Croy moy qu'il est aussi digne de risée de t'ouyr
dire que par ce que Cleon est parachevee, tu ne
veux plus
[ 216 recto ] 1607 fonctionnelle
rien Ξaimer aymer. Rentre, rentre en toy-mesme, Ξrecognois reconnois ton erreur, jette toy aux pieds de Ξceste cette belle, advoüe luy ta faute, et tu eviteras par ainsi la contrainte, à quoy nostre juste juge par sa sentence te sousmettra. Hylas Ξparacheva de ceste acheva de cette sorte, avec beaucoup de contentement de chacun, sinon de ΞTyrcis Tircis, de qui les larmes donnoient Ξcognoissance connoissance de sa douleur, lors que Phillis apres avoir receu le commandement de Silvandre, Ξrespondit de ceste sorte, levant les yeux au Ciel levant les yeux au Ciel respondit ainsi à Hylas.
Response de Phillis
pour ΞTyrcis Tircis.
O belle Cleon, qui entends du Ciel l'injure que l'on propose de te faire, inspire moy de ta divinité ; car telle te veux-je estimer, si les vertus ont jamais pû rendre divine une personne humaine ; et faits en sorte que mon ignorance n'Ξafoiblisse affoiblisse les raisons que ΞTyrcis Tircis a de n'Ξaimer aymer jamais que tes perfections. Et vous sage Berger, qui sçavez mieux ce que je devrois dire pour sa deffense que je ne sçaurois le Ξconcevoir, satisfaites conçevoir, satisfaictes aux deffauts qui seront en moy, par l'abondance des raisons qui sont en ma cause. Et pour commencer, je diray, Hylas, que toutes les raisons que tu allegues pour Ξpreuver preuve qu'estant Ξaimé aymé on doit Ξaimer aymer, quoy qu'elles soient fausses, te sont
[ 216 verso ] 1607 fonctionnelle
toutefois accordees pour
bonnes ; mais pour quoy veux-tu conclure par là
que ΞTyrcis Tircis doit trahir l'amitié de Cleon, pour en
commencer une nouvelle avec Laonice ? Tu demandes
des choses impossibles, et Ξ(Guillemets de "impossibles" à "veux-tu que".) contrariantes :
impossibles Ξdautant d'autant que nul n'est
" obligé a plus
qu'il ne peut, et comment
" veux-tu que mon Berger
Ξaime ayme, s'il n'a point
" de volonté ? Tu ris Hylas,
quand tu m'oys dire qu'il n'en a point. - Il est
vray, interrompit Hylas, car Ξ(Guillemets de "auroit" à "une".) qu'auroit-il fait de
la sienne ?
" - Celuy, respondit Phillis, qui Ξaime ayme
" donne son ame mesme a la personne Ξaimée aymée,
" et la
volonté n'en est qu'une puissance.
- Mais, repliqua
Hylas, ceste Cleon Ξen à qui vous voulez qu'il l'ait
remise, estant morte n'a plus rien de personne, et
ainsi ΞTyrcis Tircis doit avoir repris ce qui estoit à
soy. - Ah ! Hylas, Hylas, respondit Phillis, tu
parles bien Ξ(Guillemets de "eni" à "devenuë".) en
" novice d'Amour ; car les donations
qui sont
" Ξfaites faittes par son authorité, sont à jamais
irrevocables.
- Et que seroit donc devenuë,
adjousta Hylas, ceste volonté depuis la mort de
Cleon ? - Ceste petite perte, Ξ*reprit repliqua Phillis,
a suivy l'extreme qu'il a faite en la perdant. Que
Ξ(Guillemets de "si" à "affaire de".) si Ξl'objet de la volonté c'est le plaisir le plaisir est l'object de la volonté, puis qu'il
ne
" peut plus avoir de plaisir qu'a-t'il affaire de
" volonté ? et ainsi elle a suivy Cleon. Que si
Cleon n'est plus, ny aussi sa volonté, car il n'en
a jamais eu que pour elle. Mais si Cleon est
encore en quelque lieu, comme nos Druides nous
enseignent, ceste volonté est entre ses mains si
contente en tel lieu, que si elle-mesme
[ 217 recto ] 1607 fonctionnelle
la vouloit chasser, elle ne tourneroit pas Ξà vers ΞTyrcis Tircis, comme sçachant bien qu'elle y seroit inutilement, mais iroit dans le cercueil reposer avec ses os bien Ξaimez aymez. Et cela estant, pourquoy Ξaccuse accuses-tu d'ingratitude le Ξfidele Tyrcis fidelle Tircis, s'il n'est pas en son pouvoir d'Ξaimer aymer ailleurs ? Et voila comment tu demandes non seulement une chose impossible, mais contraire Ξ(Guillemets de "à" à "qui".) à soy-mesme ; car si chacun doit Ξaimer aymer Ξce qui l'aime ce η qu'il ayme, pourquoy veux-tu qu'il n'Ξaime pas ayme Cleon, qui n'a jamais manqué envers luy d'amitié ? Et quant à la recompense que tu demandes pour les services et pour les lettres que Laonice portoit de l'un à l'autre, qu'elle se ressouvienne du contentement qu'elle y recevoit, et combien Ξdurant d'autant η ceste tromperie elle a passé de jours heureux, qu'autrement elle eust Ξtrainé trainés miserablement, qu'elle balance ses services avec ce payement, et je m'Ξassure asseure qu'elle se trouvera leur redevable. Tu dis Hylas, que ΞTyrcis Tircis l'a trompée : ce n'a point esté tromperie, mais juste chastiment d'Amour, qui a fait retomber ses coups sur elle mesme, puis que son intention n'estoit pas de servir, mais de decevoir la prudente Cleon ; que si elle a à se plaindre de quelque chose, c'est que de deux trompeuses elle a esté la moins fine. Voila Sylvandre comme briefvement il m'a semblé de respondre aux fausses raisons de ce Berger, et ne me reste plus que de faire advoüer à Laonice, qu'elle a tort de poursuivre une telle injustice. Ce que je feray aisement s'il luy plaist de me Ξrespondre repondre : Belle
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Bergere, dittes moy, Ξaimez aymez-vous bien ΞTyrcis Tircis ? - Bergere, dit-elle, toute personne qui
me cognoistra n'en doutera jamais. - Et s'il estoit
contraint, repliqua Phillis, de s'esloigner pour
long temps, et que quelqu'autre vint cependant a
vous rechercher, changeriez-vous ceste amitié ?
- Nullement, dit-elle, car j'aurois tousjours
esperance qu'il reviendroit. - Et, adjousta Phillis,
si vous sçaviez qu'il ne deust jamais revenir,
Ξlairriez laisseriez vous de l'Ξaimer aymer ? - Non certes,
respondit-elle. - Or belle Laonice, continua Phillis, ne trouvez donc estrange que Tircis, qui
sçait que sa Cleon pour ses merites est eslevée
au Ciel, qui sçait que de là haut elle void toutes
ses actions, et qu'elle se resjouyt de sa fidelité,
ne Ξveuille vueille changer l'affection qu'il luy a portée,
ny permettre que ceste distance des lieux separe
leurs affections, puis que toutes les incommoditez
de la vie ne l'ont jamais Ξpû peu faire. Ne pensez pas,
comme Hylas Ξa dit, que jamais nul ne repasse deça
le fleuve Ξde Charon d'Acheron ; plusieurs η qui ont esté Ξaimez aymez
des Dieux, sont allez et revenus, et Ξ*quelle ame la qui le η sçauroit
estre davantage que la belle Cleon, de qui la
naissance a esté veüe par la destinée d'un œil si
doux et favorable, qu'elle n'a jamais rien Ξaimé aymé,
dont elle n'ait obtenu l'Amour ? O Laonice s'il
estoit permis à vos yeux de voir la divinité, vous
verriez ceste Cleon, qui sans doute est à ceste
heure en ce lieu, pour deffendre sa cause, qui est
à mon aureille pour me dire les mesmes paroles
qu'il faut que je profere. Et lors vous jugeriez que
Hylas a eu tort de dire, que Tircis n'Ξaime ayme
[ 218 recto ] 1607 fonctionnelle
qu'une
froide cendre. Il me semble de la voir Ξlà la au milieu de nous
revestuë d'immortalité au lieu d'un corps fragile,
et sujet à tous accidens, qui reproche a Hylas
les blasphemes dont il a usé contre elle.
Et que respondrois-tu Hylas, si l'heureuse Cleon
te disoit : - Tu veux, inconstant noircir mon Tircis
de ta mesme infidelité ; si autrefois il m'a Ξaimée aymée,
crois-tu que ç'ait esté mon corps ? Si tu me
dis qu'oüy, je respondray qu'il ne η doit estre
Ξcondanné condamné, Ξ(Guillemets de "que" à "cendres que".) (puis que nul Amant ne doit jamais se
retirer d'une Amour commencée,) d'Ξaimer aymer les cendres
que je luy ay laissées dans mon cercueil, autant
qu'elles dureront. Que s'il advouë d'avoir Ξaimé aymé
mon esprit, qui est ma principale partie, et pourquoy inconstant
changera-t'il ceste volonté, à ceste heure qu'elle
est plus parfaite qu'elle n'a jamais esté ?
Autrefois (ainsi le veut la misere des vivans) je
Ξponvois pouvois estre jalouse, je pouvois estre importune,
il me falloit servir, j'estois veuë de plusieurs
comme de luy ; mais à ceste heure affranchie de
toute imperfection, je ne suis Ξplus capable de luy
rapporter ces desplaisirs. Et toy, Hylas, tu veux
avec tes sacrileges inventions, divertir de moy
celuy en qui seule je vis en terre, et par une
cruauté plus barbare Ξque jamais ouye qu'inoüye, essayes de me
redonner une Ξautrefois autre fois la mort.
Sage Silvandre, les paroles que je viens de proferer
sonnent si vivement à mes aureilles, que je ne puis
croire que vous ne les ayez oüyes et Ξressenties ressentyes jusques au cœur ; cela est cause que pour laisser
parler ceste divinité en vostre ame je me
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tairay
apres vous avoir dit seulement, qu'Amour est si
juste, que vous en devez craindre en vous Ξmesme mesmes les
supplices, si la pitié de Laonice Ξplutost plustost que la
raison de Cleon, vous esmeuvent et vous emportent.
A ce mot Phillis s'estant levée avec une
courtoise reverence fit signe qu'elle ne vouloit
rien dire de plus pour ΞTyrcis Tircis. De sorte que Laonice vouloit respondre, quand ΞSilvandre Sylvandre le luy
deffendit, luy disant qu'il n'estoit plus temps de
se deffendre, mais d'oüyr seulement l'arrest que
les Dieux prononceroient par sa bouche, et apres
avoir quelque temps consideré en soy mesme les
raisons des uns et des autres, il prononça une
telle sentence.
Jugement de ΞSilvandre Sylvandre.
Des causes debatuës devant nous, le point principal
est, de sçavoir si Amour peut mourir par la mort
de la chose Ξaimée aymée, sur quoy nous disons qu'une
Amour perissable n'est pas vray Amour, car il doit
suivre le sujet qui luy a donné naissance. C'est
pourquoy ceux qui ont Ξaimé aymé le corps seulement,
doivent enclorre toutes les Amours du corps dans
le mesme tombeau où il s'enserre, mais ceux qui
outre cela ont Ξaimé aymé l'esprit, doivent avec leur
Amour voler apres cét esprit Ξaimé aymé jusques au plus
haut Ciel, sans que les distances les puissent separer.
Doncques toutes ces choses bien
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considerées, nous
ordonnons η que ΞTyrcis Tircis Ξaime toujours ayme tousjours sa Cleon,
et que Ξles des deux Amours qui peuvent estre en nous,
l'une suive le corps de Cleon au tombeau et l'autre
l'esprit dans les Cieux. Et par ainsi, il soit
d'or en la deffendu aux recherches de Laonice, de tourmenter davantage le
repos de Cleon : car telle est la volonté du Dieu
qui parle en moy.
Ayant dit ainsi, sans attendre les plaintes et les
reproches qu'il prevoyoit en Laonice et en Hylas,
il fit une grande reverence à Leonide, et au reste
de la Ξtrouppe troupe, et s'en alla sans autre compagnie
que celle de Phillis, qui ne voulut non plus s'y
arrester, pour n'oüyr les regrets de ceste Bergere.
Et parce qu'il estoit tard Leonide se retira dans
le hameau de Diane pour ceste nuit, et les Bergers
et Bergeres, ainsi qu'ils avoient Ξaccoustumez accoustumé, sinon
Laonice, qui infiniment offensée Ξcontre Silvandre de Sylvandre et
Phillis, jura de ne partir de ceste contrée, qu'elle
ne leur eust Ξrapporté r'apporté un desplaisir remarquable.
ΞEt Il sembla que la fortune la Ξconduist conduisit ainsi qu'elle
eust sçeu desirer, car ayant laissé la compagnie,
et s'estant mise dans le plus espais du bois pour
se plaindre en toute liberté, en fin son bon demon luy remit devant les yeux le mespris insupportable
de ΞTircis Tyrcis, combien il estoit veritablement
indigne d'estre Ξaimé aymé d'elle, et luy fit une telle
honte de sa faute, que mille fois elle jura de le
Ξhayr haïr et à son occasion, ΞSilvandre Sylvandre et Phillis.
Il advint Ξque cependant que ces choses luy passoient par le souvenir, que cependant que ces choses luy passoient
[ 219 verso ] 1607 fonctionnelle
par le souvenir, Lycidas qui depuis
quelques jours commençoit d'estre mal satisfait de
Phillis, à cause de quelque froideur, qu'il luy
sembloit de recognoistre en elle, apperceut ΞSilvandre Sylvandre qui la venoit entretenant. Et il estoit
vray que la Bergere usoit Ξavec de plus de froideur
Ξavec envers luy, ou Ξplutost plustost de nonchalance qu'elle ne
faisoit Ξ*auparavant la pratique paravant la frequentation de Diane, Ξparce par ce
que ceste nouvelle amitié, et le plaisir
qu'Astrée, Diane, et elle prenoient ensemble,
l'occupoit de sorte, qu'elle ne se soucioit plus de
ses petites mignardises, dont l'affection de Lycidas estoit Ξnourrie nourrye, et luy qui sçavoit fort
bien qu'une Amour ne se peut bastir, que de la
ruine d'une precedente, eut opinion que ce qui la
rendoit plus nonchalante envers luy, et moins
soucieuse de l'entretenir, estoit quelque nouvelle
amitié, qui la divertissoit ; et ne pouvant encores
recognoistre qui en estoit le Ξsujet subject, il s'alloit
tout seul rongeant par ses pensées, Ξse retirant et se retiroit dans les lieux plus cachez, afin de se
plaindre avec plus de franchise ; et par Ξmalheur, ainsi mal-heur, lors qu'il s'en vouloit retourner, il vid, comme
je vous ai dit, ΞSilvandre Sylvandre et Phillis de loing,
veüe qui ne luy Ξrapporta r'apporta pas peu de soupçon, car
sçachant le merite du Berger et de la Bergere, il
creut aisément que ΞSilvandre Sylvandre n'ayant jamais rien
Ξaimé aymé Ξ*ce fust s'estoit donné à elle, et qu'elle, suivant l'humeur de celles de son sexe η, eust assez
volontiers receu ceste donation.
Toutes ces considerations luy donnerent beaucoup de
soupçon, mais plus encore quand passant pres
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de
luy sans le voir, il oüyt, ou il luy sembla d'oüyr
des paroles d'Amour, et cela pouvoit bien estre, Ξà a cause de la sentence que ΞSilvandre Sylvandre venoit de
donner. Mais pour le Ξ*perdre entierement, ne voila pas faire sortir du tout de patience, il advint que les ayant laissé passer, il
sortit du lieu où il estoit, et pour ne les suivre,
prit le chemin d'où ils venoient, et la fortune voulut qu'il s'alla Ξrassoir rasseoir aupres du lieu où
estoit Laonice, sans la voir, où apres avoir
quelque temps resvé à son desplaisir, transporté
de trop d'ennuy, Ξil ils η s'escria assez haut : - ô Amour,
est-il possible que tu Ξsouffre souffres une si grande
injustice sans la punir ? Est-il possible qu'en ton
Ξreigne regne les outrages et les services soient egalement
recompensez ? Et puis se taisant pour quelque temps,
en fin les yeux tendus au Ciel, et les bras
croisez, se laissant aller à la renverse, il reprit
ainsi.
- Pour la fin il te plaist Amour, que je
rende tesmoignage qu'il n'y a Ξ(Guillemets de "point" à "que".) point de constance
en nulle femme, et que Phillis pour estre de ce
sexe, quoy que remplie de toute autre perfection,
est sujette aux mesmes loix de ceste inconstance
naturelle. Je dis ceste Phillis, de qui l'amitié
m'a esté autrefois plus Ξassurée asseurée que ma volonté
mesme. Mais quoy, ô ma Bergere ! ne suis-je pas ce
mesme Lycidas, de qui vous avez monstré de cherir
si fort l'affection ? Ce Ξqu'autrefois vous avez trouvé que vous avez autrefois jugé de recommandable en moy, est-il tellement
changé que vous trouviez plus agreable un ΞSilvandre Sylvandre Ξincognu incogneu, un vagabond, un homme que toute terre
Ξ*mesprise et ne le veut méprise, et ne daigne advoüer pour sien ?
Laonice qui escoutoit ce
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Berger, oyant nommer Phillis, et ΞSilvandre Sylvandre desireuse d'en sçavoir
davantage, commença de luy prester l'aureille à bon escient, et si à propos pour elle, qu'elle
apprit avant que de partir de là tout ce qu'elle
eust peu desirer des plus secrettes pensées de
Phillis, et de Ξlà la prenant occasion de luy
Ξdesplaire déplaire ou à ΞSilvandre Sylvandre, elle resolut de mettre ce
Berger encor plus avant en ceste opinion,
s'Ξassurant asseurant que si elle η Ξaimoit aymoit Lycidas, elle le
rendroit jaloux, et si c'estoit ΞSilvandre Sylvandre, elle en
divulgueroit l'Amour de telle sorte que chacun Ξla le sçauroit. Et ainsi lors que ce Berger fut party,
car son mal ne luy permettoit de demeurer
longuement en un mesme lieu, elle Ξsort sortit aussi de
ce lieu, et se mettant apres luy, l'attaignit assez
pres de là, parlant avec Corilas, qui l'avoit
rencontré en chemin, et faignant de leur demander
des nouvelles du Berger desolé, ils luy respondirent qu'ils ne le
cognoissoient point. - C'est, leur dit-elle, un Berger
qui va plaignant une Bergere morte, et que l'on m'a
dit avoir demeuré presque toute l'apres dinée en la
compagnie de la belle Bergere Phillis et de son
serviteur. - Et qui est celuy-là ? respondit
Ξincontinant incontinent Lycidas. - Je ne sçay pas, continua la
Bergere, si je sçauray bien dire son nom, il me
semble qu'il s'appelle ΞSilandre η ou Silvandre Sylandre η ou Sylvandre, un
Berger de moyenne taille, le visage un peu long, et
d'assez agreable humeur, quand il luy plaist. - Et
qui vous a dit, repliqua Lycidas, qu'il estoit son
serviteur ? - Les actions de l'un et de l'autre,
respondit-elle, car j'ay passé autrefois par de
semblables Ξdestroits detroicts, et je me souviens Ξencore encor de
quel pied on y marche ;
[ 221 recto ] 1607 fonctionnelle
mais Ξdittes dites moy si vous sçavez quelque nouvelle de celuy que je cherche, car il se fait nuit, et je ne sçay où le trouver. Lycidas ne luy peut respondre tant il se trouva surpris, mais Corilas luy dit, qu'elle suivist ce sentier, et qu'aussi tost qu'elle seroit sortie de ce bois, elle verroit un grand pré η, où sans doute elle en apprendroit des nouvelles : car c'estoit là où tous les soirs chacun s'assembloit avant que de se retirer, et que de peur qu'elle ne s'Ξesgarast égarast il luy feroit compagnie, si elle l'avoit agreable. Elle qui estoit bien-ayse de Ξse dissimuler Ξencore encores davantage (faignant de Ξn'en ne sçavoir pas le chemin) reçeut avec beaucoup de courtoisie l'offre qu'il luy avoit faitte, et donnant le bon soir à Lycidas, prit le chemin qui luy avoit esté monstré, le laissant si hors de soy, qu'il demeura fort longuement immobile au mesme lieu. En fin revenant comme d'un long Ξesvanoüissement évanoüissement, il s'alloit redisant les mesmes paroles de la Bergere, ausquelles il Ξ*ne pouvoit qu' luy estoit impossible de n'adjouster beaucoup de foy, ne la pouvant soupçonner de Ξmenterie mentirie η. Il seroit trop long de redire icy les regrets qu'il fit, et les outrages qu'il dit Ξde la fidele à la fidelle Phillis, tant y a que de toute la Ξnuit nuict, il ne fit qu'aller Ξtournoyant tournoiant dans le plus retiré du bois, où sur le matin travaillé d'ennuy, et du trop long marcher, il Ξfut fust contraint de se coucher sous quelques arbres, où tout moitte de pleurs, en fin son extreme desplaisir le contraignit de s'endormir.