L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie
Livre 2
L'Astrée II, 2. Édition Vaganay**, 1925
Adamas s'entretient avec Céladon. Silvandre écoute (II, 2, 116)
(Voir Illustrations)
L'Astrée II, 2. Édition Vaganay**, 1925
Gravue signée Guélard et Gravelot
Adamas s'entretient avec Céladon. Silvandre écoute (II, 2, 116)
(Voir Illustrations)
Édition de 1610, p. 63.
Édition de Vaganay, p. 45.
Ainsi paracheva Thamire de raconter ce que la Nymphe Léonide avait désiré savoir, et s'étant tu pour quelque temps : - Or, Madame, continua-t-il, nous nous sommes de fortune rencontrés au sortir de la rivière de Lignon avec cette Bergère, et parce que l'Amour continue autant en nous que le dédain en elle, nous venions tous deux lui prouvant par les meilleures raisons que nous pouvons qu'elle en devait aimer l'un ou l'autre. Et quant à moi, je disais que c'était de moi de qui elle devait faire choix, et au contraire Calidon, que j'ai tant obligé par toute sorte de bons offices, soutient opiniâtrement que c'est de lui. Et quoique je sache bien que votre entendement peut beaucoup mieux comprendre mes raisons que je ne les saurais déduire, si est-ce
que pour mettre une fin à ces longues dissensions (car désormais nous sommes la fable de notre hameau), plût à Dieu, grande Nymphe, que vous voulussiez aussi bien ouïr nos raisons de nos bouches mêmes, et ordonner ce qui vous semblerait être juste, comme librement je me soumettrais à votre jugement. Ce serait une œuvre digne de vous, et de laquelle les Dieux vous sauraient gré, et nous vous demeurerions infiniment obligés. Léonide alors, l'ayant remercié de la peine qu'il avait prise de leur raconter les causes de leur débat, l'assura que si lui et ceux qui y avaient intérêt la jugeaient capable de ce qu'il lui demandait, elle s'offrait librement d'en dire son avis lorsqu'ils auraient promis de l'observer, car autrement ce ne serait que se travailler en vain. Thamire se jetant à genoux : - Je vous remets, ô grande Nymphe, dit-il, non seulement ma vie et ma mort, mais tout le contentement et le déplaisir que j'aurai jamais, et durant ma vie et après ma mort. Que si je contreviens à ce que vous ordonnerez, je veux que nos Druides me déclarent indigne d'assister à leurs sacrifices, et me soient défendus nos bocages sacrés et nos chênes célestes. - Et moi, répondit Calidon, jamais ne me puisse être salutaire le Gui de l'an neuf, et si je rencontre quelquefois l'œuf η salutaire soufflé des serpents, je prie Tautatès qu'il les anime de sorte contre moi qu'ils ne me laissent jamais en repos, et que, m'ayant entortillé et les jambes et les bras de cent tours, leur venin ne m'ait percé le cœur, si je ne reçois votre jugement comme
venant d'un grand Dieu,
et si je ne l'observe tant que je vivrai.
Et parce que Célidée ne disait mot : - Et vous, belle
Bergère, dit Astrée, n'avez-vous point de volonté
de vous décharger de l'importunité que vous recevez
de ces deux Bergers, vous remettant au jugement de cette
grande Nymphe ? - Je voudrais bien, répondit la
Bergère, en être délivrée, mais je crains de tomber
en un plus grand mal, et ne faut point douter que la
haine et l'offense n'aient une si grande force sur moi
que je ne remettrais le hasard de ce jugement à
personne, si les Dieux, cette nuit, ne m'avaient
avertie en songe η de le faire ; car la plus grande
partie était déjà écoulée, lorsqu'il m'a semblé
que mon père, qu'il y a déjà longtemps qui est mort,
m'ouvrait l'estomac, en sortait le cœur, et le
jetait comme si c'eût été une pierre, avec une
fonde, par deçà Lignon, et puis me disait ces mots :
- Va, mon enfant, delà la fatale rivière de Lignon, tu
trouveras ce cœur qui te tourmente si fort au repos
où il doit demeurer jusques à ce que tu me viennes
trouver. Je me suis éveillée en sursaut, et cela a
été cause que je me suis résolue de passer la rivière,
avec espérance de trouver le repos qui m'a été promis.
Vous η devez donc être certaine, Madame, dit-elle,
s'adressant à Léonide, que je n'ai garde de désobéir
à vos commandements, puisque ce sont les Dieux qui me
parleront par votre bouche. - Cela étant, ajouta Léonide, je vous promets à tous trois que je
donnerai un jugement aussi équitable que je le voudrais
recevoir en semblable et plus grande occasion. Et
afin que je ne
sois déçue en mon opinion, Paris et ces gentilles Bergères, et Silvandre m'en diront leur avis avant que j'en dise quelque chose. Et pource, dit-elle se tournant vers Calidon, dites-nous pour quelles raisons il vous semble que Célidée doive être vôtre, non pas à Thamire, qui l'a si longuement possédée et élevée comme sienne. Le Berger alors se relevant, après avoir fait une grande révérence, prit la parole de cette sorte :
HARANGUE.
DU BERGER CALIDON.
Amour, grand Dieu qui par ta puissance m'as ravi toute celle que la raison soulait avoir sur ma volonté, écoute la supplication d'une des plus fidèles âmes qui ait jamais ressenti la puissance que la beauté a par ton moyen sur le cœur des hommes, et m'inspire de sorte les paroles et les raisons que tu m'as si souvent représentées, lorsque, lassé du mépris de Célidée, je me suis voulu retirer de son service ! Que cette grande Nymphe, émue de leur force η, ordonne avec toi que celle à qui tu m'as donné et qui m'a été donnée par celui qui y η avait l'un des plus grands intérêts, me soit conservée et maintenue, et contre le mépris de cette belle, et contre l'autorité et la violence de celui qui me la veut ravir ! J'entends, ô grande Nymphe, cette divinité que j'ai réclamée, qui me promet
son assistance, non seulement en guidant ma langue, mais en gravant mes paroles en vos cœurs avec la pointe de ses meilleurs traits. Aussi, Madame, si ce n'était cette assurance qu'il me donne, comment oserais-je ouvrir la bouche pour parler contre la personne du monde à qui j'ai le plus d'obligation ? Car j'avoue que Thamire, pour son bon naturel, m'a plus obligé que le père qui m'a donné naissance, puisque sans avoir eu le contentement du mariage, il a supporté tous les ennuis et toutes les sollicitudes que la nourriture des enfants peut donner, et ensemble celles que la conduite des troupeaux et des pâturages d'un orphelin dans le berceau (car ce fut en cet âge que je lui fus remis) peut rapporter à qui en reçoit la charge. Il n'a épargné ni peine ni dépense pour m'élever, ni soin ni prudence pour me faire instruire ; de sorte qu'avec beaucoup de raison je le puis appeler mon père, et il me peut nommer son enfant, puisque j'ai reçu de lui tous les offices que ces noms requièrent. Et, avouant que je lui ai ces obligations, comment oserais-je ouvrir la bouche contre lui sans encourir le nom d'ingrat, si cette dispute dépendait maintenant de moi ? J'aimerais mieux être dans le tombeau de mes pères, et que mon berceau m'eût servi de cercueil, que si cette action dépendait de ma volonté, on me vît opposer à celle de Thamire, Thamire qui m'a fait tel que je suis, Thamire à qui je dois tout ce que je vaux, bref ce Thamire au service duquel, quand j'aurais dépendu tous les jours de ma vie, encore ne saurais-je
avoir satisfait à la moindre partie de
ce que je lui dois. Mais, hélas ! je m'en remets à
lui-même, cet Amour qui me commande lui commande
aussi, il vous dira s'il est possible que le cœur
qu'il a vivement touché lui puisse désobéir en quelque
chose. S'il éprouve que cela n'est point, je le
conjure par cet Amour même qui a tant de puissance
sur son âme de me pardonner la faute que je commets
par force, et qu'il me permette de dire que toute
sorte de raison ordonne que Célidée me doit aimer,
et qu'il n'y a personne que moi qui puisse justement
la prétendre sienne.
Car pour le premier point, que répondra Célidée, si
je l'appelle devant le trône d'Amour, et si, en
présence de cette équitable compagnie, je me plains
à lui de cette sorte ? Cette belle, ô grand Dieu, qui
se présente devant toi, c'est celle-là même que tu
m'as commandé d'aimer et de servir, sous les
espérances que tu as accoutumé de donner à ceux qui
te suivent. Si, dès le commencement, j'ai contrarié
à ta volonté, si depuis je n'ai point continué, et si
je ne me résous pas de parachever ma vie en ton
obéissance, ô Amour, qui lis dans mon cœur, voire qui
de ta main même y écris tous mes desseins, châtie-moi comme parjure, et, empruntant contre moi la foudre du grand Taramis, écrase ma tête, comme celle d'un
perfide. Mais si la vérité répond à mes paroles, et
si jamais personne n'aima tant que moi, comment
souffres-tu qu'elle trompe mes espérances, qu'elle
dédaigne tes promesses, et qu'elle se moque du mal
que tu me fais endurer pour elle ? Aussitôt
que je la vis, je l'aimai, et je ne l'aimai point plutôt que me donnant entièrement à elle, je ne retins de moi que la volonté seule de l'adorer. Mais peut-être cette affection lui a été inconnue, j'ai raconté mon mal aux bois reculés, aux antres sauvages, ou bien aux rochers ? Nullement, ô Amour, elle a ouï mes plaintes, elle a vu mes pleurs, elle a su mon affection, un peu par ma bouche, davantage par celle de Thamire, de Cléontine et de mes amis, mais beaucoup plus par l'effet de ma passion. Ne m'a-t-elle point vu dans le lit de la mort pour avoir trop d'affection pour elle ? Ne m'a-t-elle point tendu la main comme me retirant du tombeau, voire du nombre des morts, en me disant : - Vis, Calidon, tes prétentions ne sont pas toutes désespérées. Et pourquoi, ayant déjà souffert les plus âpres douleurs qui devancent la mort, m'a-elle rappelé du repos que le cercueil me promettait, si c'était son dessein de me laisser remourir sans pitié ? Comment sa cruauté n'était-elle point saoulée d'une mort, et fallait-il que pour t'avoir obéi et l'avoir adorée, je fusse par elle condamné à un second trépas ? Elle dira peut-être qu'il faut que je la mesure à mon aune, et que je considère que, comme je n'aurais pas la puissance de quitter l'affection que je lui porte pour la mettre en une autre, que de même étant engagée ailleurs elle ne s'en peut distraire pour m'aimer. Ô Amour ! Ce ne sont que paroles, ce ne sont qu'excuses, qu'elle montre le contrat de cette Amour ! Et si tu ne le juges incontinent faux, je veux bien être condamné. Elle
n'a jamais aimé que le Berger Thamire à ce qu'elle dit, mais je dis bien davantage, car je soutiens qu'elle n'a jamais aimé ce Thamire. Elle l'a aimé ? En quel temps, Amour ? Lorsqu'elle n'était pas capable d'aimer. Elle l'a aimé lorsqu'elle avait les mains et le cœur empêché en ses poupées, et que ses désirs ne pouvaient outrepasser les plaisirs de les habiller, de les bercer ou de les entretenir. N'est-elle pas ignorante d'Amour, ô Amour ! Si elle appelle les opinions d'un tel âge Amour ? Et d'effet, si elle avait aimé ce Thamire, ne l'aimerait-elle point encore ? Quoi ! telles affections sont peut-être comme les habits η desquels on se dépouille quand on veut, ou quand on s'en ennuie ? Ah ! puissant Dieu, combien ignore-t-elle, ou plutôt combien méprise-t-elle ta puissance ! N'est-ce pas l'une de tes principales lois ? Que l'Amant qui peut seulement penser que quelque jour son Amour finira soit déclaré coupable η ; mais celui qui le pourra désirer soit tenu pour fier ennemi. Et quelle sera donc estimée cette Bergère qui n'a pas seulement pu penser, voire qui ne l'a pas seulement désiré, mais qui en effet s'est retirée de l'amour qu'elle portait, ce disait-elle, à son Thamire ? Diras-tu, grand Dieu, qu'elle ait jamais été véritablement des tiennes ? la reconnaîtras-tu pour telle, et permettras-tu qu'elle jouisse du privilège qu'elle prétend et qu'elle m'oppose ? Mais soit ainsi, que ta bonté qui surpasse de beaucoup toutes les bontés de tous les autres Dieux, puisqu'elle recourt à toi, et puisqu'elle te prend pour son Asile, lui permette de jouir du bénéfice des
vrais amants,
et que par ainsi aimant Thamire, elle ne soit point
obligée, je ne veux pas dire de m'aimer, mais non pas seulement de
tourner les yeux vers moi, que répondra-t-elle
maintenant qu'elle avoue elle-même de n'aimer plus Thamire ? De quelle excuse pourra-t-elle η couvrir son
impiété, et pourquoi dira-t-elle qu'elle ne veut
point t'obéir ? Et quelle raison t'empêchera, ô Dieu
qui te fais respecter à tous les Dieux, de ne laisser
impunie la désobéissance de cette Bergère ? Quoi
donc ? Elle sera la seule qui, te méprisant, ne
ressentira point quelles η sont tes vengeances, et moi
le seul qui, t'adorant, ne ressentirai point les effets de ta bonté accoutumée ?
Je pense, ô grande Nymphe, que Célidée étant de cette
sorte accusée devant le trône de ce grand Dieu pourra
malaisément répondre, ni éviter d'être condamnée à
me rendre autant de contentement que j'ai eu pour elle
de peines et de travaux, et à me donner amour pour
amour, et recevoir désir pour désir, sans que Thamire
puisse s'y opposer pour son intérêt particulier !
Car que peut-il prétendre en ce que librement il a
donné, et pour satisfaire à ce qu'il devait, et dont
volontairement il s'est dépouillé à mon avantage ?
Tant s'en faut qu'il me la puisse débattre par quelque
raison qu'il veuille s'imaginer, qu'au contraire
il serait plutôt obligé de me la maintenir envers
tous et contre tous, puisque c'est de lui de qui je
la tiens. Mais, dira-t-il, je te l'ai donnée sans te
devoir rien, et de pure et franche volonté, pourquoi
serais-je obligé à cette garantie ? Et quoi, Thamire,
appelez-vous cela pure et franche volonté, à quoi vous venez d'avouer devant votre juge que vous avez été forcé par les raisons que vous vous êtes vous-mêmes alléguées avant que de me la remettre ? N'avez-vous pas déjà jugé que, pour l'assurance que mon père a eue en vous, pour la prière qu'il vous a faite en sa mort, et pour l'amitié qu'il vous a toujours fait paraître, vous crûtes de me devoir sauver la vie en vous dépouillant en mon avantage de la possession de cette belle Célidée ? Et appellerez-vous pure et franche volonté ce que vous avez été contraint de faire pour vous acquitter de tant d'obligations ? Est-ce ainsi qu'en payant vos dettes vous avez opinion d'obliger vos créanciers ? J'avoue, grande Nymphe, qu'il fait bon prêter à Thamire, parce qu'il ne paye pas seulement le principal, mais, porté d'un courage généreux, rend ensemble l'intérêt, qui témoigne qu'il n'est point ingrat ! Mais je nie tout à fait qu'en cette action il n'y eût rien qui l'y pût obliger que sa volonté. Et toutefois, soit ainsi que sa seule volonté l'y ait obligé, et que ce soit pour se satisfaire à soi-même, contrevenant à l'effet de cette volonté, ne contrevient-il point à sa propre satisfaction ? Que s'il met en ligne des obligations que je lui ai le don qu'il m'a fait de Célidée, appellera-t-il cela pure et franche volonté, puisque ce qui m'oblige à lui, c'est ce qui le dépouille de la chose qu'il prétend ? Et par ainsi, s'il regarde ce qu'il a dû à la mémoire de mon père, s'il considère ce qu'il devait à soi-même, et s'il tourne les yeux sur l'obligation dont il m'a voulu lier, il
verra que cette action n'a point été de pure
et franche volonté, mais que pour le regard de mon
père, ce n'a été que rendre fidèlement ce que l'on
avait remis en ses mains, et en cela il s'est montré
homme de bien, et plein de prud'homie, de ne nier
point une dette dont l'obligation n'était qu'en sa
mémoire. Et pour son regard, il a été véritablement
juste de payer si franchement et sans se le faire
demander, le tribut à quoi le parentage qui était
entre nous et l'amitié qu'il me portait l'avaient
obligé. Et pour le mien, ce n'a été qu'un argent qu'il
m'a voulu prêter en ma nécessité, afin que je lui en
rende autant et plus grande somme, quand il me la
demandera et qu'il en aura affaire. Et en ce dernier
point il s'est fait paraître bon ménager, puisque la vie des hommes étant si remplie de misères et
d'infortunes, c'est faire bien prudemment que de rendre
redevables des personnes qui ne soient ingrates. Que
si je manque à ce devoir, qu'il se plaigne alors de
moi et m'appelle méconnaissant, mais qu'il ne dise
pas aussi que volontairement il m'a remis Célidée,
puisqu'il y était obligé par la bonne foi, de par sa
propre considération, et par les règles de la prudence humaine ; de sorte que, tant s'en faut qu'il me la
puisse débattre, qu'il est même obligé de me la
maintenir contre tous ceux qui m'en voudraient
empêcher la possession.
Dieu en soit témoin, mon père (tel vous appellerai-je,
si vous ne me le défendez, le reste de ma vie) Dieu
me soit témoin, dis-je, si je ne meurs de regret
qu'il faille que je vous contrarie
en cette occasion. Mais dites vous-même en quel état vous m'avez vu, et combien il s'en est peu fallu, sans votre assistance, que l'Amour ne m'ait ravi la vie, et puis confessez que c'est amour qui me force à vous rendre ce déplaisir, voire m'y contraint de sorte que je n'ai pas la volonté libre, et qu'il m'est impossible de vouloir que ce qu'il lui plaît. Que s'il m'advient jamais de sortir de vos commandements pour quelque autre occasion que ce puisse être, ô Dieux ! ne disposez point autrement la fin de mes jours que comme celle du plus ingrat qui ait jamais vécu ! Mais, mon père, en ce que je suis forcé, pardonnez à ma faiblesse, et m'aidez à me plaindre à vous, de vous-même : car n'êtes-vous pas la cause de cette Amour ? Pourquoi, puisque cela dépendait de vous, me rappelâtes-vous d'entre les Boïens, avant que vous eussiez épousé Célidée ? Pouviez-vous penser que vous appartenant, je n'eusse pas quelque sympathie avec vous, et que par ainsi il y avait du danger que je ne l'aimasse ? Mais direz-vous, je te pensais si bien né que, te commandant, comme je fis, de ne l'aimer point, tu t'en empêcherais, et me rendrais ce respect de ne la regarder que comme ta sœur. Et comment, sage Thamire, est-il possible que vous ne vous soyez pas ressouvenu de l'imprudence de la jeunesse ? Et que c'est le naturel, non seulement de ceux qui sont en tel âge, mais généralement de tous les hommes, de s'efforcer contre les choses défendues ? Et me défendre de l'aimer avant que je l'eusse vue, qu'était-ce autre chose que
m'en donner la volonté par
les oreilles avant qu'elle me fût venue par les
yeux ? Qu'était-ce sinon éveiller mes désirs, et me
faire tout étinceler de feu, comme le caillou qui est
frappé, et qui, auparavant, était froid et sans
apparence de chaleur ? Mais, me direz-vous, ne te
permis-je pas de l'aimer comme ta sœur, afin que
bornant de cette sorte tes désirs, tu n'offensasses ni
toi ni moi : toi en ne te contraignant pas trop, et
moi en n'outrepassant point les limites que je t'avais
ordonnées ?
Ô grande Nymphe, considérez, je vous supplie, quel
commandement est celui-ci ! Thamire me met devant les
yeux une beauté infinie, me permet de la pratiquer,
me commande de l'aimer, mais il veut que mon amour
n'outrepasse point cette borne, et que je la renferme
sous une amitié de frère. Ô Dieux, et quel m'estime-t-il ? Cet Amour qui remplissant cet
univers en remplirait encore sans nombre, si sans
nombre il y avait des univers, cet Amour qui gouverne
et les hommes et les Dieux, et qui dispose d'eux et de
leurs affections à sa volonté, et qui ne se gouverne
à la volonté de personne, sera donc renfermé dans les
limites qu'il me prescrit et m'ordonne ? Mais quelle opinion avait-il conçue de moi ? Pensait-il que
j'eusse plus de puissance que les hommes ni les Dieux,
voire que tout l'univers ? Il me devait pour le moins
mesurer à lui-même, et s'il avait pu contenir ses
affections dans quelques bornes, me commander d'en
faire de même, et non pas, ayant
éprouvé sa propre impuissance et le trop grand
pouvoir
de ce Dieu, me commander chose qu'il n'avait pu
observer, encore que son âge, sa sagesse et sa prudence devaient bien pouvoir davantage en lui que la
jeunesse et inexpérience qui était en moi.
Il se plaindra, peut-être, que je ne lui ai pas porté
le respect que je lui devais, et auquel les offices de
père qu'il m'a rendus me pouvaient obliger. Hélas !
qu'il se ressouvienne que c'est par force, et même qu'il ne peut se plaindre que je ne lui aie porté
tout celui qu'il pouvait désirer, puisque j'avais
plutôt élu de mourir que de lui en faire rien
paraître, ni à personne quelconque. La peine qu'il
eut à découvrir mon mal quand j'étais entre les
bras de la mort rend assez de preuve de ce que je dis.
Que si ce sage Mire, par ruse et par prudence, le
reconnut à mon pouls et aux changements de mon visage,
hélas ! s'il se plaint de cela, qu'il loue auparavant
le respect que je lui rendais de vouloir plutôt
mourir que de le découvrir, et qu'après il blâme la
nature de ce qu'elle ne m'a aussi bien donné le pouvoir
de commander à ces mouvements intérieurs qu'à ma
langue et à mes actions. Et que toutes ces considérations
ne l'empêchent point de juger sainement de ce qu'il
doit au fait qui se présente. Lui, qui n'a jamais par
le passé donné connaissance que la passion eût
quelque pouvoir sur sa prud'homie ni sur son
jugement, voudrait-il bien à ce coup leur faire un
si grief outrage ? Pourquoi les mêmes raisons qu'il
s'est représentées lorsqu'il me donna cette belle
Bergère ne le contraindraient-
elles de m'en laisser
la possession ? Le devoir qu'il avait à l'amitié et à
la confiance de mon père n'est-il pas le même encore à cette heure qu'il était en ce temps-là ? Et lui,
n'est-il pas le même Thamire qu'il était quand il
me la donna, et moi le même Calidon, qui ne reçus
la vie que le mal m'avait presque ôtée qu'aux
conditions que Célidée serait mienne ?
J'avoue que jamais homme n'eut plus d'obligation à
un homme, que jamais parent ne reçut de meilleurs
offices d'un parent, ni que jamais enfant n'a eu plus
de preuve de l'amour de son père que j'en eus et
reçus de Thamire, lorsque, se privant de Célidée,
il m'en a voulu rendre possesseur. Mais, maintenant
qu'il me la veut ravir ne me permettra-t-il pas de
dire que jamais homme ne fut plus outragé d'un
homme, que jamais parent ne reçut de plus grandes
indignités d'un parent, ni que jamais enfant ne fut
plus tyranniquement traité d'un père, que Calidon de Thamire ? De sorte que toutes les obligations que je lui puis avoir eues par le
passé sont maintenant changées en autant d'offenses.
Car qu'ai-je à faire, Thamire, que vous ayez eu le
soin de mon enfance, la peine de m'élever, et les
travaux de la conservation de mes troupeaux et
pâturages ? Qu'ai-je à faire que vous m'ayez chéri,
que vous m'ayez fait soigneusement instruire, que vous
m'ayez élu pour votre fils et successeur, et bref,
que pour me rendre la vie que l'amour était prêt
de me ravir, vous vous soyez privé de la plus chère
chose que vous puissiez avoir, et me l'ayez donnée,
si, la reprenant à cette heure, vous me préparez une mort mille fois plus désespérée que la première, et si, sans la possession de ce que vous me ravissez, les biens, l'instruction, ni la vie ne me sont de nulle considération ? Souvenez-vous, sage Thamire, que reprendre par force la chose donnée offense plus celui qui l'a reçue que si l'on la lui avait refusée. Et ne trouvez point étrange qu'en semblable action je me plaigne de vous, et que je dise que cette seule offense efface toutes les obligations que je puis vous avoir. Afin que cela ne soit, joignez-vous avec moi, et avouez les paroles que je vais dire de votre part à Célidée. Et vous, Bergère, écoutez-les comme si elles étaient proférées de sa bouche. - Comment, ma belle fille, vous dit-il, est-il possible, puisque les mérites de Calidon et son affection, de qui la grandeur ne vous peut être inconnue, n'ont pu obtenir de vous cette grâce de le vous faire aimer qu'au moins la prière et l'étroite recommandation que je vous en ai faite soit demeurée morte en vos oreilles, et sans effet en votre âme ? Ne m'aviez-vous pas tant de fois promis que l'amitié que vous me portiez était telle qu'elle me donnait toute puissance sur vous ? S'il est ainsi, pourquoi n'êtes-vous véritable, et pourquoi voulez-vous me mettre en doute de cette amitié en me refusant l'effet de vos paroles ? Vous ai-je proposé quelqu'un qui ne méritât d'être aimé ? Est-ce une personne inconnue ? Ou qui soit sans parents et amis ? Peut-être n'y a-t-il dans toute la contrée Bergère qui n'estimât
son amitié lui être
avantageuse. Cléontine la sage le juge ainsi,
aussi fait bien votre mère, encore que, pour être
trop tendre mère, elle ne veut vous commander ce qu'elle
voit que vous n'avez pas agréable. Mais, direz-vous peut-être, c'est vous que j'aime,
Thamire, et n'en puis aimer un autre, c'est à vous
seul que je me suis donnée, c'est à vous que j'ai
laissé toute puissance sur moi, hormis celle de
donner ma volonté à quelque autre.
Dieu sait,
ma belle fille, si cette déclaration m'est agréable,
et s'il y a rien sous le Ciel qui me puisse plaire
davantage ! Mais si vous m'aimez, puisqu'une des
principales conditions d'un vrai amant est de chérir
plus l'honneur de la chose aimée que sa propre
conservation, pourquoi ne vous efforcerez-vous de
conserver l'honneur de ce Thamire que vous aimez,
voire pourquoi refuserez-vous d'aimer ce cher Thamire sous le nom de Calidon, puisque Calidon n'est qu'un
autre moi-même. Et pour son corps, il n'est différent
que de figure du mien, car nous sommes si proches que
d'ailleurs on nous peut tenir pour même chose. Pour
son âme, je l'aime de sorte que notre amitié montre
bien notre sympathie, et puisqu'entre les amis
toutes choses sont communes, l'aimant comme je fais,
je n'ai rien à quoi il n'ait part aussi bien que
moi ; de sorte que, si j'ai votre affection comme vous
dites, ne faut-il pas de nécessité qu'il y participe ?
Et ne faut point qu'en cela vous vous plaigniez, disant
que je vous manque de foi en vous changeant pour
un autre, car mon dessein n'est point
d'aimer jamais
autre que vous ; vous êtes le commencement, et serez
la fin de mon affection. Mais puisque le destin me défend de vous posséder,
ayant été contraint de vous donner à un autre par
les lois du devoir et de la nature, pensez, ma belle
fille, quel contentement ce me sera de vous voir à
celui que j'ai élevé, que j'ai instruit, que j'aime,
et que j'ai choisi non pas seulement pour successeur,
mais pour compagnon en tous les biens que le Ciel
et la fortune m'ont donnés et me donneront à
l'avenir. Vous êtes aussi bien obligée à ceci par
notre amitié que je le suis par le devoir, puisque,
si vous pouvez refuser ce que vous connaissez que je
désire et que le devoir me commande de désirer, quelle
force dira-t-on que l'Amour a sur votre âme ? Aimez
donc Calidon, si jamais vous avez aimé Thamire,
recevez-le pour Thamire, et faites-vous paraître
en une seule action, et Amante et religieuse envers
les Dieux, qui, sans doute, ne m'eussent point donné la
liberté de me dépouiller de vous contre mon vouloir
s'ils ne l'avaient ainsi résolu dans leurs destins infaillibles.
Grande et sage Nymphe, ces paroles que Thamire a
proférées, ou a dû η proférer, et dont η j'ai servi
d'instrument, sont, ce me semble, et si véritables
et si dignes de lui que vous en remettant le
jugement entier, je m'assure qu'il ne m'en dédira point. C'est pourquoi, après vous avoir juré par Tautatès que Calidon aime,
et qu'il n'y eut jamais un plus véritable Amant que
lui, je n'ajouterai point d'autres raisons
aux
siennes, mais seulement, remettant et ma vie et ma
mort entre vos mains, je prierai tous nos Dieux qu'ils
vous soient aussi justes que vous me le serez.
Calidon acheva de cette sorte, avec une grande
révérence, et, se rapprochant de Célidée, se remit à
genoux devant elle, attendant ce qu'on voulait
répondre à ce qu'il avait dit. Et lors Thamire s'avança, mais Léonide lui dit que c'était à Célidée à parler la première, puisque Calidon avait touché
en premier lieu ce qui la concernait. Cela fut cause
que le Berger se remettant en sa place, Célidée,
par le commandement de la Nymphe, rougissant d'une
honnête honte, prit ainsi la parole :
RÉPONSE
DE LA BERGÈRE CÉLIDÉE.
Je suis si peu accoutumée, grande Nymphe, à parler du sujet qui se présente, et même en si bonne compagnie, que vous ne devez point douter de la justice de ma cause, encore que vous me voyiez rougir, ou que je parle avec une voix tremblante, en bégayant presque à chaque mot. Que si je n'étais assurée que la raison que j'ai de n'aimer point ce Berger est si claire d'elle-même qu'elle n'a besoin d'artifice pour être mieux vue de vous, je n'aurais pas la hardiesse
d'ouvrir la bouche pour ce sujet, sachant bien que
ce serait inutilement, tant pour le défaut d'esprit
qui est en moi que pour la trop grande éloquence qui
est en Calidon, qui a parlé de sorte qu'il a bien
fait paraître qu'il était au rebours de moi,
puisqu'il mendie de faibles raisons seulement pour
accompagner l'abondance de ses paroles, et moi, je ne
cherche que des paroles à mes raisons, en ayant tant,
et de si fortes, que pour peu que je vous les puisse
déduire, je tiens pour certain que vous connaîtrez
que c'est avec raison que, n'ayant jamais aimé
Calidon, je ne dois point commencer à cette heure,
ni continuer, ou pour mieux dire renouveler l'affection
que j'ai portée à Thamire, puisque j'ai tant
d'occasion du contraire.
Mais par où commencerai-je ? Et qui est-ce qu'en
premier lieu je dois alléguer, ou à quelle divine
puissance faut-il que je recoure pour être assistée
en ce périlleux combat où je suis attaquée, non
par l'Amour, mais par ces monstres d'amour ? Périlleux
combat
véritablement le puis-je nommer, puisque tout mon
heur et mon malheur en dépendent, et monstres d'amour
sont-ils bien, puisqu'ils se veulent faire aimer
par force, et contraindre d'aimer et de haïr à leur
volonté.
J'ai ouï dire à nos sages Druides que ce grand
Hercule que nous voyons élevé sur nos autels avec
la massue en la main, l'épaule chargée de la peau du
Lion, et avec tant de chaînes d'or qui lui sortent
de la bouche, qui tiennent
tant d'hommes attachés
par les oreilles η, fut jadis un grand Héros qui, par
sa force et valeur, domptait les monstres, et, par son
bien-dire, attirait chacun à la vérité. De qui donc
en cette extrême nécessité dois-je plutôt requérir
l'aide que de ce grand Héros ? Et d'autant plus librement, qu'ayant, à ce que j'ai ouï dire, aimé une
de nos Gauloises, sans doute il ne refusera point à
sa considération
le secours qui lui sera demandé.
C'est donc à lui que je recourrai, afin qu'il dompte
ces esprits monstrueux, et qu'il délie de sorte ma
langue que je puisse vous déduire mes raisons, ou
plutôt qu'il les vous η dise lui-même avec ma voix.
Par ta valeur donc, je te prie, et par la belle Galathée, notre Princesse, ô grand Hercule, je te
conjure que tu me délivres de ces monstrueuses amours,
et éclaircisses de sorte à cette grande Nymphe la
raison que j'ai de me conserver sans aimer ni Thamire ni Calidon que j'en puisse recevoir un
juste et favorable jugement.
Et pour commencer, à quoi penses-tu, Calidon, quand
tu m'appelles devant cet Amour duquel tu fais ton juge
et ton Dieu ? Crois-tu que, s'il est le Dieu de ceux
qui se plaisent à leur perte, son pouvoir s'étende
sur nous, qui même avons honte que son nom soit en
notre bouche, voire qu'il frappe nos oreilles ? Une
fille, Calidon, de qui les actions et tout le reste
de la vie ont toujours fait paraître le mépris
qu'elle fait de cet Amour, est maintenant appelée par toi devant son Trône pour en recevoir le
jugement ! Et que dois-tu attendre
pour réponse de
moi, sinon que d'autant qu'Amour l'ordonne ainsi, je
ne le veux pas faire ? C'est bien à propos pour me
convaincre de défaut de m'appeler devant celui
qui n'est que défaut ! Ne pense point, Berger, que
pour ma défense j'use d'excuse envers lui ni envers
toi, tant que tu ne m'allégueras point de meilleures
raisons que celles de ses ordonnances ; car tant s'en
faut que je veuille nier de n'y avoir point contrevenu,
que je fais gloire de les avoir dédaignées. Mais je
te supplie, quand j'aurai observé ce qu'il ordonne,
quand je me serai
contrainte de vivre selon sa volonté, quelle glorieuse
récompense en dois-je attendre ? Voilà, dira-t-on de
moi, pour tout payement de mes peines, voilà la fille
de toute la contrée la plus amoureuse ! Ô beau et
honorable titre pour une fille bien née, et qui désire
passer sa vie sans reproche ! Ne m'appelle donc, ô Berger,
devant ce Trône de qui je ne veux reconnaître la
puissance, et de laquelle je me déclare dès maintenant
ennemie.
Que si tu veux que je te réponde, allons tous deux
devant la Vertu ou la Raison η, et certes je pense qu'à
laquelle que tu te veuilles soumettre, il ne faut
point que nous allions que devant cette grande Nymphe
qui prend la peine d'écouter nos différends. Ce
sera donc devant cette Raison et cette Vertu que je
répondrai à ce que tu as dit, qui, ce me semble, se
peut rapporter à trois points : à savoir que je te
dois aimer, parce que tu m'as aimée et que je l'ai
su ; parce qu'en ta maladie les faveurs que tu
as
reçues de moi, et qui ont, dis-tu, été cause de ta
guérison, m'y ont obligée ; et enfin parce que Thamire m'a donnée à toi.
Mais, Madame, pour éclaircir toutes ces choses, ne
lui commanderez-vous pas qu'il me réponde, afin que
par sa bouche vous tiriez la connaissance de la
vérité ? Je te demande donc, Calidon, avec quel
attrait la première fois que tu commenças de m'aimer,
donnai-je naissance à ton Amour ? Tu ne réponds
point ? À ce mot, voyant qu'il se taisait : - Madame, dit-elle,
s'adressant à la Nymphe, commandez-lui, s'il vous
plaît, qu'il me réponde. Et Léonide le lui ayant
ordonné : - Vous me faites, dit-il, une demande que
vous pouvez aussi bien résoudre que moi. Mais puisque vous la voulez savoir de ma bouche, je vous dirai
que la faveur que je reçus de vous ne fut autre que
de vous laisser voir à moi au sacrifice qui se fit
le sixième de la Lune. - Étais-je la seule fille,
ajouta Célidée, qui assistait à ce sacrifice, et toi
le seul Berger du Hameau qui y fut ? - Toutes les
Bergères du village, répondit-il, et presque tous les
Bergers y étaient. - Et comment, répliqua la Bergère,
fis-je une seule action particulière pour
t'attirer et pour acquérir ton affection ? - Tant
s'en faut, répondit Calidon, et en cela vous devez
reconnaître que cette amour est ordonnée du Ciel, et
presque destinée entre nous : vous ne tournâtes pas
même les yeux vers moi, et toutefois aussitôt
que je vous vis, je vous aimai, comme forcé par une
puissance intérieure, à laquelle il m'était
impossible de résister.
- Mais peut-être, ajouta la
Bergère, lorsque je reconnus d'être
aimée, je conservai cette bonne volonté avec artifice,
et l'allai η augmentant avec des faveurs ? - Il ne faut
point, interrompit incontinent le Berger, que vous
vous donniez cette gloire ! Mon affection est née sans
que vous y ayez rien rapporté, elle a continué sans
vous, et s'est augmentée sans vous, j'entends sans que
vous y ayez rien davantage contribué sinon d'être
vous-même. Au contraire, dès la première fois que
vous la reconnûtes η, (car sans vous l'avoir découvert
avec mes paroles, j'ai bien su que vous y prîtes garde) quel mauvais visage ne reçus-je point de
vous ! Et depuis quelle connaissance de mauvaise
volonté ne m'avez-vous point donnée ! De sorte que
si, véritablement, comme vous dites, je suis monstre
d'amour, je le suis, pource que c'est chose
monstrueuse qu'un amant puisse si longuement conserver
son affection parmi tant de rigueurs et d'occasions
de haine ; car je puis dire que jamais une seule de
vos actions n'a dû η avoir autre nom pour mon regard que celui de rigueur et de haine, si ce n'est en
apparence, lorsque durant ma maladie vous me vîntes voir afin de conserver ma vie, mais avec un cruel
dessein de me faire une autre fois mourir plus
cruellement. Alors la Bergère continua de cette sorte :
- Vous oyez,
grande et sage Nymphe, par la bouche même de
Calidon, que s'il m'a aimée, je n'y ai contribué du
mien, sinon d'être telle que je suis, et contre cela,
quel remède pouvais-je
inventer ? Mais que
me répondra-t-il, si maintenant devant le trône de la
Raison, je lui dis : - Puis, Berger, que je ne consentis
jamais à tes recherches, pourquoi veux-tu que je
participe à la peine et à la honte de l'erreur
que tu as faite ? Celle η que, sans vengeance, j'ai
soufferte jusques ici de tes importunités ne te
doit-elle suffire ? Tu m'as aimée, dis-tu, et pour
cette amour je t'en dois rendre une autre ? Mais
écoute ce que la Raison te dit : tu as aimé Célidée,
et en l'aimant tu l'as offensée, et quelle autre
récompense te doit-elle que la haine ? Et il est
vrai, Berger, que ne voulant prendre de toi la
vengeance qui eût été raisonnable, je me contentai de
te haïr en mon âme, te pardonnant le reste pour
l'amitié que Thamire te portait. Que si, comme tu dis,
j'ai su ton amour par tes pleurs et ta maladie, ce
n'était pas m'obliger davantage à t'aimer, mais à
te haïr plus cruellement.
Et dis-moi, Calidon, puisque Thamire a tant pris de
peine, comme tu dis, de te faire bien instruire, en
quel lieu de la terre as-tu appris qu'il fût bienséant
à une fille telle que je suis d'aimer
et de souffrir d'être aimée ? Que si cette opinion
n'est en lieu du monde que parmi ceux qui tiennent le
vice pour vertu, ne m'offenses-tu pas infiniment de
rechercher de moi ce qui est contraire à mon devoir ?
Tu m'as aimée, dis-tu, parce que tu ne t'en es pu
empêcher : Hé, mon ami, quand ce serait m'obliger que de m'aimer, quelle obligation te pourrais-je
avoir si tu fais ce que tu ne peux
t'empêcher de
faire ? Tu t'excuses envers Thamire de ce que tu
m'aimes encore qu'il ne le veuille pas, parce, dis-tu,
que tu n'es pas coupable de ce que tu fais par force ;
que si tu penses être exempt du blâme en errant par
force, et comment penses-tu être digne de récompense,
si, par force, tu fais quelque chose qui autrement
mériterait quelque reconnaissance ? Ou déclare-toi
coupable envers Thamire, ou cesse de demander
récompense de ton service forcé. Mais aussi, si tu
m'as aimée en dépit de moi, en suis-je punissable ?
T'en ai-je prié ? T'en ai-je donné les occasions ?
Tu dis que non. Cette amour m'a-t-elle rapporté
quelque contentement ou quelque avantage ? En η suis-je
devenue plus belle, plus vertueuse, ou meilleure ?
S'il ne m'en est revenu que de la peine, ô Dieux !
et où est ton jugement, Calidon, de me demander
récompense au lieu de châtiment ? Ou plutôt quelle
effronterie est la tienne d'avoir la hardiesse,
devant cette grande Nymphe, de requérir des grâces
et des loyers de moi, au lieu de demander pardon et te
repentir de tes fautes ?
Je vois bien que tu me veux dire que je ne devais
te maintenir en erreur, si je tenais pour telle
l'Amour
que tu m'as portée, ni te donner des paroles pour
te retenir en vie, lorsque ton mal était prêt à
venger l'offense que tu m'avais faite. Mais, Calidon,
n'aurai-je pas sujet de t'appeler ingrat et
méconnaissant du bien que je t'ai fait, puisqu'outre la plainte et le reproche que tu m'en fais,
tu le prends encore tout autrement que tu ne dois ?
Où fut jamais le coupable qui trouvât son juge trop
doux ? Où fut jamais l'offenseur qui se plaignît
qu'au lieu de vengeance il ait reçu des bienfaits
et des courtoisies ? Quoi donc ? parce que je n'ai pas
voulu ta mort, je suis coupable de ta vie, parce
qu'au lieu de me venger de toi, j'en ai eu pitié et t'ai fait des faveurs, tu m'accuses et me veux
faire châtier ! Jugez, Madame, comme il a
l'entendement blessé, et comme il prend la raison à
contre-poil. Mais ne te fâche point, Berger, ne
m'accuse ni ne me loue de cette action, car je n'en
dois avoir louange ni blâme, puisque celle dont tu
te plains, fut une de ces actions forcées que tu
dis ne devoir être ni récompensées ni punies.
L'amitié que je portais à Thamire, qui m'en avait
requise par toutes les plus obligeantes conjurations
dont il se peut aviser, en fut la cause. Tu souris, Calidon, de ce que j'ai dit que l'amitié que je
portais à Thamire m'avait obligée à traiter ainsi
avec toi, parce qu'il te semble que celle qui, peu
auparavant, s'est déclarée si forte ennemie d'amour ne
devrait pas avouer maintenant que l'amour eût cette
puissance sur son âme. Mais, Berger, tu te trompes si
tu penses qu'étant ennemie d'amour, je le sois
toutefois de l'amitié η ou de cette vertu qui fait
estimer les choses comme elles doivent être prises.
J'ai ouï dire, grande Nymphe, qu'on peut aimer en deux
sortes : l'une est selon la raison, l'autre selon le
désir. Celle qui a pour sa règle la raison, on me
l'a η nommée amitié honnête et vertueuse, et celle qui
se laisse emporter à ses désirs, Amour.
Par la
première, nous aimons nos parents, notre patrie, et, en
général et en particulier, tous ceux en qui quelque
vertu reluit ; par l'autre, ceux qui en sont atteints
sont transportés comme d'une fièvre ardente, et
commettent tant de fautes que le nom en est aussi diffamé parmi les personnes d'honneur que l'autre
est estimable et honorée. Or j'avouerai donc sans
rougir que Thamire a été aimé de moi ; mais
incontinent j'ajouterai, pour sa vertu *. Que, de
même, j'ai été aimée de Thamire, mais selon la vertu.
Que si Calidon me demande comment je puis discerner
deux sortes d'affection puisqu'elles prennent
quelquefois l'habit l'une de l'autre, je lui
répondrai que la sage Cléontine m'enseignant
comment j'avais à vivre parmi le monde me donna cette
différence de ces deux affections : - Ma fille, me
dit-elle, l'âge qui, par l'expérience, m'a fait
connaître plusieurs choses, m'a appris que la plus
sûre connaissance procède des effets. C'est pourquoi,
pour discerner de quelle façon nous sommes aimées,
considérons les actions de ceux qui nous aiment. Si
nous voyons qu'elles soient déréglées et contraires
à la raison, à la vertu ou au devoir, fuyons-les
comme honteuses ; si, au contraire, nous les voyons
modérées, et n'outrepassant point les limites de
l'honnêteté et du devoir, chérissons-les et les
estimons comme vertueuses.
Voilà, Berger, la leçon qui m'a fait connaître que
je devais chérir l'affection de Thamire et fuir la
tienne : car quels effets m'a produits celle de
Calidon ? Il ne faut point les particulariser encore
une fois, puis, Madame, qu'il
ne les vous η a point
cachés. Des violences, des transports et des
désespoirs dont elle est toute
pleine ne furent jamais, ce me semble, des effets de la vertu. Que si nous considérons celle de Thamire, qu'y remarquerons-nous que la vertu
même ? Quand il a commencé de m'aimer ? en une
saison qu'il n'y avait pas apparence que le vice l'y
pût convier. Comment a-t-il continué cette amitié ?
en sorte que l'honnêteté ne s'en saurait offenser.
Mais enfin pourquoi s'en est-il dépouillé ? pour
les considérations qu'il vous a déduites lui-même.
Que si en tout cela la raison ne paraît, voire si elle
ne parle partout, je m'en remets à votre jugement,
Madame. Tant y a que ces considérations me firent
recevoir l'amitié de Thamire et rejeter celle
de Calidon, et que cette amitié sans plus me contraignit
de voir ce Berger quand il fut malade, de lui donner
des paroles pour remède de son mal, tant pour
satisfaire à Thamire qu'à la compassion naturelle
que nous devons tous avoir les uns des autres. Que si
en aimant Thamire j'ai failli, et bien, Calidon,
pour te satisfaire je l'avouerai, et m'en repentirai,
avec protestation de n'aimer plus Thamire, ni de
retomber jamais en semblable faute, mais que pour cela
je doive être obligée à t'aimer, je ne le crois pas,
car ce serait me châtier d'un erreur en m'en faisant
commettre un autre encore pire.
Tu diras, contre ma défense, qu'ayant donné toute
puissance à Thamire sur moi, qui m'a par après remise en tes mains, il ne me doit être permis de
contredire à la disposition qu'il
en a faite. Mais
écoute la plaisante conclusion que tu fais : Je te
choisis pour mon mari, donc l'ayant été quelque
temps tu me peux donner à un autre. Il faut que tu
saches, Calidon, que la raison pour laquelle je
donnai à Thamire toute puissance sur moi fut parce
que je l'aimai, et l'aimai d'autant qu'il m'aima,
et par ainsi, s'il a quelque pouvoir sur moi, c'est
parce qu'il m'a aimée, mais si ce n'est que pour cette occasion, ne sais-tu pas que la cause n'étant plus,
l'effet n'y peut être ? si bien que s'il ne m'aime
plus, il n'a plus de pouvoir sur moi.
Mais, me diras-tu, il jure qu'il continue de t'aimer,
et que c'est la raison, et non pas faute d'amitié
qui η fait qu'il te remet à un autre. Je te
répondrai, Berger, que je n'en crois rien, et
toutefois si la raison peut cela sur son amitié,
pourquoi trouveras-tu étrange que cette même raison
ait autant de force sur la mienne, et m'empêche de le
faire ? Est-il raisonnable que j'aime ce que la nature η et la raison me défendent d'aimer ? La nature η me le
défend, qui, dès l'heure que je te vis, me mit dans
le cœur une si grande
contrariété et haine secrète que je ne me pus η empêcher de désapprouver tout ce que je voyais qui te
contentait. Sois certain, Calidon, que ce n'est
point pour te mépriser ce que j'en dis, mais
seulement pour la vérité. Je choisirai toujours
plutôt de reposer dans le tombeau que de vivre
avec toi, non pas que je ne reconnaisse bien que tu
mérites une meilleure fortune, mais parce que je ne
crois pas que la mienne soit en ton amitié, et que la
nature η me retire de
toi avec tant de violence sans
quelque cause. Or si cela est, comme je ne te l'ai
jamais caché, pour quel sujet me peux-tu prétendre
tienne, puisque la nature η me le défend, et la raison η aussi, qui n'est jamais contraire à la nature η ?
Vis en repos, Calidon, et si tu ne m'aimes point, ne
veuille, par ton opiniâtreté, rendre deux personnes
malheureuses : car enfin tu ne le serais guère moins
que moi. Et si tu m'aimes, contente-toi de la peine
que tu me donnes par ton amitié, sans vouloir me
surcharger d'une autre insupportable en me
contraignant de t'aimer. Et sois certain que Lignon peut retourner à sa source beaucoup plus aisément
que tu ne parviendras à l'amitié de Célidée.
Or, Madame, voilà la réponse que je puis faire aux
mauvaises raisons de Calidon. Mais maintenant il me
reste un plus dangereux ennemi à combattre, et qui
m'oppose bien des armes plus fortes, et m'offense
avec des coups plus cuisants. C'est de cet ingrat Thamire dont je parle, ce Thamire qui véritablement
a été aimé de moi, et de qui j'ai cru d'être aimée
autant que personne le saurait être. Mais hélas !
que me demande-il maintenant ? Peut-il croire en vie
celle qu'il a remise entre les mains du plus cruel
ennemi qu'elle eût ? Peut-il espérer encore quelque
amitié de celle qu'il a si indignement outragée ? Par
quelle raison me peut-il demander que je l'aime ?
Est-ce parce qu'il m'a aimée, ou que je l'ai aimé ?
Cela, Madame, était bon en ce temps-là ; mais
maintenant que de sa volonté il a cessé de m'aimer,
et que par force
il m'a contrainte de ne l'aimer plus, pourquoi me vient-il représenter le temps passé qui n'est plus et qui ne peut revenir ? Temps de qui la mémoire m'oblige plus à la haine envers lui que non pas au désir qu'il fût encore, puisque je reconnais maintenant qu'il le méritait si peu. Je l'avoue, je l'ai aimé ; mais, tout ainsi que, me donnant à un autre, il m'a montré par effet qu'il ne m'aimait plus, qu'il ne trouve pas étrange, puisque mon amitié procédait de la sienne, que je n'en aie plus pour lui. Pourquoi a-t-il coupé l'arbre dont il désirait avoir le fruit ? Il m'a fait plus d'outrage que je ne lui en fais, puisqu'il a été le premier offenseur. Et toutefois j'en suis satisfaite, je ne m'en plains pas, et s'il m'en doit de retour, je l'en quitte de bon cœur, et qu'il ne me recherche plus d'une chose impossible. Qu'est-ce qu'il vient me demander ? Ne sait-il pas que tant que notre amitié a été mutuelle, j'ai été à lui, et il a été à moi, et en ce temps-là il a pu disposer de moi par les lois de l'amitié comme d'une chose sienne ? Que s'il m'a donnée à Calidon, par quelle η raison me peut-il plus prétendre sienne ? S'il a quelque affaire de moi, qu'il recoure à celui à qui il m'a cédée, et s'il me peut ravoir de lui, qu'il revienne à la bonne heure, je verrai après ce que j'aurai à faire. Mais s'il l'en η refuse, qu'il ne se plaigne plus de moi, ni ne me demande plus l'amitié qu'il a quittée, mais que seulement il se ressouvienne de ne donner une autre fois ce qu'il pensera lui être nécessaire. Il m'a sacrifiée, à ce qu'il dit, pour la santé de Calidon, montrant en cela qu'il l'avait plus cher que moi.
Et bien, à la bonne heure ! Mais ne se contente-il η que son sacrifice ait été reçu, et que son cher Calidon ait été rappelé du η tombeau ? Ou bien veut-il retirer ingratement comme sacrilège ce qu'il a voué aux Mânes de son frère ? Ôte, Thamire, cette pensée de ton âme, le Ciel t'en punirait, et ne faut que tu espères, puisque j'ai été offerte pour le salut de Calidon, que je veuille jamais plus me rabaisser aux hommes. Et, à la vérité, ayant été si mal traitée de celui que j'estimais plus que tous les hommes, ce serait une grande imprudence de me remettre entre les mains de celui qui m'a su si mal conduire. Quoi ! Thamire, me voudrais-tu encore ravoir, afin de sauver la vie une autre fois à quelqu'un de tes parents ou amis ? Ne me recherches-tu maintenant que pour me conserver tienne jusques à ce que Calidon retombe malade ? Contente-toi que la disposition que tu fis une fois de moi réduisit ma vie à tel terme que si tu désires me ravoir pour le salut de ceux que tu chéris plus que moi, tu dois être assuré que je désire avec plus de raison me conserver à moi-même, pour me maintenir la vie que j'aime beaucoup plus que celle d'un autre à qui tu me veux donner. Mais ne sois pas glorieux de m'avoir réduite à l'extrémité dont je parle ; car si j'ai pleuré ton départ, je me ris, Thamire, de ton retour. Voilà, dis-je en moi-même, celui qui a fait si peu de compte de mon amitié qu'il a plus aimé le contentement d'autrui que ma vie propre. Le voilà, ce libéral du bien d'autrui, qui regrette, les larmes aux yeux, la prodigalité qu'il en a faite. Ô Dieux, combien êtes-vous justes, puisque m'ayant
vue
offensée par ces deux Bergers, et connaissant mon
innocence, vous avez pris ma protection, et m'avez
vengée par mes ennemis mêmes ! Quels déplaisirs
ne reçoit point ce perfide, par celui même à qui il
m'a voulu donner ! Et quelles peines ne ressent point
cet importun persécuteur de mon repos, par celui
même qui lui a donné tout le droit qu'il prétend
sur moi, maintenant qu'il se veut dédire de cette
impertinente donation ! Qui ne voit η point en eux le
bras de Taramis, et qui ne reconnaît en leur vie
l'effet de la vengeance divine ? Que si cette
connaissance est si claire, comment dois-je douter,
Madame, que, reconnaissant le jugement que les Dieux
en ont fait par la punition qu'ils leur ont ordonnée,
vous ne ratifiez en terre maintenant par votre
sentence ce que dans les cieux ils ont déjà jugé
sur ce différend ?
Ainsi finit Célidée, et faisant une grande révérence
à la Nymphe, donna connaissance qu'elle ne voulait
parler davantage, qui fut cause que Léonide commanda
à Thamire de dire ses raisons η, à quoi satisfaisant, il
commença de parler ainsi :
DU BERGER THAMIRE.
À ce que je vois, grande Nymphe, il m'est advenu comme à celui qui forge et trempe avec une grande peine le fer qu'un autre lui met après dans le cœur ; car, ayant élevé ce Berger et cette Bergère avec tout le soin qu'il m'a été possible, leur ayant appris, s'il faut dire ainsi, de parler et de vivre parmi le monde, à quoi se servent-ils maintenant de ce que je leur ai enseigné, sinon l'un à me ravir le cœur, et l'autre à me le percer de tant d'offenses qu'il ne me reste nulle espérance de vie que celle que j'attends de votre favorable jugement ? Et bien, je suis la butte de l'ingratitude et de la méconnaissance ; mais encore que ces blessures soient si sensibles, si aimè-je mieux en être l'offensé que l'offenseur, et voir en moi les coups de la main d'autrui qu'en autrui ceux de la mienne, tant je suis éloigné naturellement de cet erreur infâme et ennemie de la société des hommes. Il adviendra peut-être que, reconnaissant la faute que vous commettez tous deux, vous en aurez du regret, et vous repentirez de l'outrage que je reçois de vous en échange des bons offices que vous avouez d'avoir reçus de moi. Et lors, ces paroles pleines d'artifice dont vous vous armez à ma ruine seront employées aux justes
reproches que je vous devrais faire maintenant,
si je ne vous aimais encore l'un et l'autre, et si
cette affection que je vous porte ne surmontait de
beaucoup les injures que vous me faites. Or sus, mes
enfants, je les vous pardonne, j'ai bien supporté
jusques ici vos jeunesses, je n'ai pas moins de force
maintenant ni moins de volonté de les excuser à
l'avenir. Mais reconnaissez-le, et me connaissez, avouez-le, et dites que pour pardonner de si grandes
méconnaissances, il ne fallait pas une moindre amitié
que la mienne.
Je vois bien, Madame, que je parle aux sourds η, et que je
conseille des rochers qui n'écoutent point mes
paroles, si n'ai-je pu m'empêcher, avant que de
venir aux raisons, de donner cela à l'affection que
je leur porte, afin d'essayer cette voie plus douce
et plus honorable pour eux que celle de la contrainte
de votre jugement ; mais puisqu'ils demeurent
obstinés, usons du fer et du feu en leurs plaies, puisque les doux remèdes y sont inutiles.
Voici donc les meilleures raisons que Calidon
allègue : - Tu m'as donné Célidée, et tu étais
obligé de me la donner par l'assurance que mon père
a eue en toi, par l'amitié que tu m'as portée, et
par l'espoir que tu as eu de m'obliger à toi. Et tu
m'offenses davantage de la vouloir retirer après me
l'avoir donnée que si tu me l'eusses refusée dès la
première fois. C'est, ce me semble, grande Nymphe, tout
ce que ce Berger a voulu dire, avec une si grande
abondance de paroles, et contre la raison, contre
lui-même et contre moi.
Ingrat Berger, tu te veux prévaloir à mon désavantage de ma bonté et de la pitié que j'ai eue de toi. Tu dis que je t'ai donné Célidée, et pourquoi te l'ai-je donnée ? Était-ce point que je m'ennuyasse d'elle, ou seulement pour favoriser ton plaisir ? Nullement, dis-tu, mais pour te sauver la vie ; tu m'es donc obligé de la vie, et n'es-tu pas bien ingrat de la vouloir ôter à celui qui te l'a conservée ? Que si je te l'ai donnée pour te maintenir en vie, quel tort te fais-je de te la demander maintenant que je vois ta vie assurée ? Mais, diras-tu, si je suis guéri, ç'a été pour l'espérance que j'ai eue que Célidée me demeurerait ; et qu'importe comme que tu sois revenu en santé, pourvu que tu ne sois plus en danger ? La courtoisie et la discrétion nous enseignent que, quand nous nous sommes servis en notre nécessité de ce qui est à nos amis, nous le leur rendions avec des remerciements. Tu es bien loin de cette courtoisie et de cette discrétion, puisque t'ayant donné l'espérance des bonnes grâces de Célidée, et la santé t'étant revenue par son moyen, maintenant tu la veux prétendre tienne, et cherches par tes paroles d'en trouver des prétextes pour couvrir ton ingratitude. Mais peut-être il dira, Madame, que si je la retire, il retombera aux mêmes accidents, et aux mêmes dangers de sa vie qu'il a été. Nullement, grande Nymphe, nous l'avons vu par expérience ; car étant assuré que Célidée ne sera jamais sienne, il est bien devenu un peu plus mélancolique qu'il n'était pas, mais on n'a point vu d'apparence qu'il fût en danger de sa vie, et c'est ce qui a causé que, connaissant
qu'il ne s'agissait plus de sa vie mais de son plaisir seulement, j'ai pensé que mon contentement me devait être aussi cher que le sien, et que l'occasion étant passée pour laquelle je lui avais cédé Célidée, je pouvais la retirer sans l'offenser. Mais soit ainsi qu'il y ait encore du danger pour lui, il y en a aussi pour moi, et de telle sorte que la mort m'est plus assurée que la vie si je suis privé de cette belle. Jugez, Madame, si par toute sorte de devoir, il n'est pas obligé à faire autant pour moi que j'ai fait pour lui : s'il croit que j'aie dû η lui remettre Célidée afin de lui sauver la vie, à cause que son père m'a aimé et me l'a η recommandé à la mort, pourquoi ne juge-il qu'il est obligé à me la remettre, maintenant qu'il s'agit de ma conservation pour les mêmes respects de l'amitié que son père m'a η portée, pour la recommandation qu'il m'a faite de lui ? Puisqu'il n'y a point de doute que si cela m'a pu obliger en son endroit à quelque devoir, cette même considération le rend encore plus mon redevable ; et par ainsi, si l'amitié que j'ai portée à Calidon m'a obligé d'avoir soin de sa vie, peut-il croire que pour ne m'être méconnaissant, il ne soit obligé d'en avoir encore davantage de la mienne ? Que si, comme il l'avoue, je la lui ai remise pour l'obliger à me rendre de semblables offices, soit en ma nécessité, soit quand je les lui demanderai, pourquoi ne le fait-il à cette heure que je l'en requiers, et qu'il sait bien (l'ingrat qu'il est) que je ne puis vivre s'il me les refuse ? N'est-il pas de mauvaise foi s'il me les nie ? N'est-il pas ingrat s'il ne me les rend ? et n'est-il pas indigne
de se dire fils de
celui qui m'a tant aimé, puisqu'il croit que cette
amitié m'a obligé à me priver de la chose du monde
que j'ai eue la plus chère ? Et ne mérite-il pas
que je le désavoue pour parent, puisqu'il a si peu
de ressentiment de ma mort qu'il voit toute certaine,
voire ne le dois-je pas nier mon ami, puisqu'en
mon extrême nécessité je ne reçois pas les offices
que je lui ai rendus, et bref, ne le dois-je pas
tenir pour le plus cruel ennemi que je puisse avoir,
puisqu'il pourchasse contre raison, et avec tant de
violence, de me donner la mort ?
Le souvenir des ingratitudes reçues des personnes
qui nous sont obligées nous donne des déplaisirs
tant insupportables qu'il m'est impossible de répondre
au long à ce Berger qui m'a tant offensé. Je vous
dirai donc, Madame, en peu de mots, que si, pour lui
avoir cédé η Célidée, il m'est obligé de la vie, je lui
quitte cette obligation, et veux bien qu'il ne m'en
ait point, pourvu qu'il me quitte ma Bergère. Et
pour montrer qu'il est hors de tout danger, il ne
peut nier qu'il n'y ait plus d'une Lune qu'il a eu le
refus de Célidée. Elle lui a dit : - Je ne vous aimerai
jamais. Elle lui a fait savoir que sa mère lui
avait promis de ne la marier jamais contre sa volonté,
et en même temps lui a juré que le Ciel et la terre
se rassembleraient plutôt qu'elle s'unît
d'affection avec lui. Toutefois vous le voyez, il ne
vit pas seulement, mais tâche d'ôter la vie à celui
qui la lui a conservée. Que si je suis assuré, et
lui aussi, que Célidée ne sera jamais
sienne, n'est-il
pas le plus ingrat et méconnaissant homme du monde
de me vouloir empêcher que je ne l'obtienne ? Il n'y
a plus d'espérance pour lui, et pourquoi ne veut-il
point qu'il y en ait pour moi ? S'il désire qu'un
autre possède ce bien plutôt que moi, peut-on voir
une ingratitude semblable à la sienne ? Et puis-je
avoir tort de clore les yeux à toutes les
considérations qui pourraient être à son avantage,
puisqu'il en a si peu à ce qu'il me doit ? Je lui
ai donné ce qui était à moi, et il ne me veut laisser
ce qui n'est à lui. Je lui ai sauvé la vie en me
dépouillant de ce que j'avais de plus cher, et il
me la veut ravir en me refusant ce qui ne fut ni ne
sera jamais sien. Mais, grande Nymphe, toutes ces disputes entre lui et
moi sont bien, ce me semble, hors de propos, puisque
son malheur et la trop grande amitié que je lui ai
portée nous ôte η à tous deux ce bien que nous nous
refusons l'un à l'autre. Quel droit y as-tu,
Calidon, puisqu'elle ne t'aime point ? - Nul autre,
diras-tu,
sinon celui de mon affection, et du don que tu m'en
as fait.
- Mais, Berger, comment y peux-tu prétendre
pour ton affection, puisque tu vois assez qu'elle la
refuse et la dédaigne ? Et comment pour le don que
tu as reçu de moi, puisque je ne t'ai pu remettre
autre chose que la part que j'y avais ? Or tout ce qui
était mien dépendait de sa volonté, que si cette
volonté s'est retirée de moi, quel pouvoir m'y
reste-il η ? Tu n'y as donc rien, Berger, et n'y dois
rien prétendre. Voyons maintenant quel est le droit que j'y puis
demander. Ô Dieux ! qu'il serait grand, s'il n'y
avait point eu
de Calidon au monde ! Car une amitié
d'enfance, un soin si longuement continué, une
recherche si pleine d'honnêteté, et depuis, une
affection si violente, et une si longue possession de
ses bonnes grâces ne rendraient ma cause que trop
forte, si Calidon n'eût point été, ou si, étant,
il eût été sans yeux, ou ayant des yeux, s'il les
eût conduits, comme la raison lui ordonnait.
J'avoue, belle Célidée (et je l'avoue les larmes
aux yeux, et le regret au profond du cœur), j'avoue,
dis-je, que vous avez plus de raison de vous plaindre
de moi que ni vos paroles ni les miennes ne sauraient représenter. Je confesse que jamais amitié
ne reçut un plus grand effort que celui que la vôtre a souffert de mon imprudence. Mais qui doit
supporter, voire vaincre les plus grandes difficultés,
sinon celui qui en a la force et le courage ? Et bien,
je vous ai fort outragée, mais ne devez-vous
dédaigner cette offense pour montrer que
véritablement vous m'aimiez ? Quelle preuve de votre
amour ne m'avez-vous autrefois promise ? Qu'est-ce
que vous ne m'avez point dit qu'elle surmonterait ? Je
vous somme maintenant de votre parole, et si vous vous
en dédites, et que votre jugement altéré par l'offense
ordonne autrement qu'à mon avantage, j'appelle de
vous à vous-même, lorsque vous recevrez les avis
de votre amour, aussi bien que maintenant vous
n'écoutez que ceux du dépit. Et comment me
vouliez-vous rendre preuve de votre bonne volonté,
si quelque semblable occasion ne se fût offerte ?
Quoi donc ? tant que je vous
eusse obligée par services, par affections et par toutes sortes de devoirs, vous eussiez continué de m'aimer ; appelez-vous cela une preuve d'affection, ou plutôt n'est-ce pas une reconnaissance d'obligation ? Il fallait, pour me rendre témoignage de votre amitié, que ce fût en une occasion où vous eussiez sujet de me haïr. La fortune a voulu que cette-ci se soit présentée, j'en ai à la vérité du regret, mais puisqu'elle est advenue, y a-t-il apparence que vous ne la receviez pas, ou que vous puissiez vous dédire de ce que vous m'avez tant de fois promis ? Quoi donc ? vous serez peut-être de ces personnes, qui, loin du péril, se vantent de ne rien craindre, et à la première rencontre de l'ennemi se vont cacher sans résistance ? Mais direz-vous : - Comme espères-tu, Thamire, de recevoir les fruits que l'amour produit si, imprudemment, tu en as coupé l'arbre ? Tu le devais pour le moins conserver et non le rendre un tronc inutile, si tu faisais dessein de t'en prévaloir. Ha ! belle Célidée, permettez-moi de vous dire que j'eusse plutôt coupé ma vie que cette chère plante d'Amour, et que, quand je l'eusse entrepris, il m'eût été impossible. Et toutefois, soit ainsi que mon imprudence l'ait coupée, ne savez-vous pas que le Myrte η est l'arbre d'Amour, et pourquoi le voulez-vous changer en Cyprès η ? Le Myrte η est de cette nature que plus il est coupé et plus il rejette de diverses branches. Que je voie donc cet effet en votre âme, afin que je croie que véritablement ç'a été un arbre d'Amour, et non pas une plante funeste.
Mais je veux que la faute que j'ai commise en vous
quittant soit très grande ; vous semble-t-il que mon
erreur puisse vous donner permission d'en commettre
une semblable ? Si vous le jugez ainsi, il n'y a
point de doute que, comme en m'éloignant de vous vous
prenez sujet de vous éloigner de moi, que, de même,
en retournant vers vous, je ne vous convie de vous en
retourner vers moi ; ou bien vous avouerez que vous
n'avez des yeux que pour les mauvais exemples, et
demeurez aveugle pour les bons. Donc vous vous
laisserez plus emporter à l'offense qu'à la
satisfaction, et vous consentirez qu'auprès de vous le
mal ait l'avantage par-dessus le bien ? Cette
résolution est indigne de l'âme de Célidée, qui ne
promet par sa vue que toute douceur.
Mais vous dites que, vous ayant donnée à Calidon, si
j'ai affaire de vous, c'est à lui à qui il faut que
je vous demande. Cette réponse me mettrait bien en
peine pour le peu de bonne volonté que j'ai reconnu
en ce Berger, si je ne vous avais ouï dire qu'il
m'était impossible de vous donner à lui. Or l'affaire
est parvenue en ce point qu'il faut que vous soyez
ou à lui ou à moi. Que si vous niez d'être mienne à
cause de cette imprudente donation, et bien, Célidée,
pour n'être à Thamire, vous serez à Calidon. Voyez
si ce changement vous est plus agréable. Que si au
contraire
vous refusez d'être à Calidon, vous ne pouvez nier
que vous ne soyez à moi, puisqu'ayant été mienne,
et la donation que j'en avais faite n'ayant point eu
d'effet, toute sorte de droit ordonne que la chose donnée revienne à son premier possesseur. Et vous ne devez vous offenser, comme il semble que vous faites, de ce que je vous ai sacrifiée pour la santé de Calidon, puisque les Hosties que nous offrons aux Dieux sont toujours les choses les plus entières et parfaites que nous ayons. Et ne pensez pas pour cela, si je continue de vous aimer, que je sois sacrilège, ni que je profane les choses saintes et sacrées, puisque nous aimons bien les Dieux mêmes, voire c'est le plus grand commandement qu'ils nous fassent que de les aimer. Que si, outre cette amitié, je désire de vous posséder, ne croyez point que je commette offense, ni contre eux, ni contre vous, puisque nous n'avons rien qui ne soit à eux, et que dorénavant je ne vous aimerai pas seulement, mais vous adorerai avec toute sorte de devoir et de soumission. Et pour Dieu, ne me demandez plus jusques à quand je vous garderai η, et si ce ne sera point pour vous employer encore à la guérison de quelque autre ! car, véritablement, si je désire de vous ravoir, c'est bien pour le salut de quelqu'un, mais pour celui seulement de ce Thamire que Célidée η a tant aimé, qui, avouant sa faute, ne la veut plus prétendre sienne par autre raison que par celle de son extrême affection, et qui, ne voulant entrer en autre jugement avec elle qu'en celui de l'Amour, se jette à ses genoux, et proteste par tous les Dieux de n'en bouger jamais qu'il n'ait perdu la vie, ou recouvré le bonheur d'être encore aimé de Célidée.
À ce mot, il se jeta en terre, et lui embrassant les jambes, lui arrosait le giron avec ses larmes, dont presque toute la compagnie fut émue. Même Célidée, pour ne lui en donner connaissance, lui mettant une main contre le visage, tourna la tête de l'autre côté. Alors la Nymphe, voyant qu'ils ne voulaient rien dire davantage, se leva, et tirant Paris, les Bergères et Silvandre à part, leur demanda ce qu'il leur semblait de ce différend. Les avis furent divers, les uns penchant d'un côté, et les autres d'un autre ; enfin toutes choses ayant été longuement débattues, après que chacun se fut remis en sa place, elle prononça son jugement de telle sorte :
JUGEMENT DE LA NYMPHE
LÉONIDE.
Trois choses se présentent à nos yeux sur le différend de Célidée, Thamire et Calidon : la première, l'Amour ; la deuxième, le devoir ; et la dernière, l'offense. En la première, nous remarquons trois grandes affections ; en la deuxième, trois grandes obligations ; et en la dernière, trois grandes injures. Célidée, dès le berceau, a aimé Thamire, Thamire a aimé Célidée étant déjà avancé en âge, et Calidon l'a aimée dès sa jeunesse. Célidée a été obligée à la vertueuse affection de Thamire, Thamire
l'a été à la mémoire du père de Calidon, et Calidon aux bons offices de Thamire. Et enfin Célidée a été fort offensée de Thamire quand il l'a voulue remettre à Calidon, et Calidon n'a pas moins offensé Thamire et Célidée : Thamire, en lui refusant la même courtoisie qu'il avait reçue de lui, et Célidée, en la recherchant contre sa volonté, et lui faisant perdre celui qu'elle aimait. Toutes ces choses longuement débattues et bien considérées, nous avons connu que, tout ainsi que les choses que nature produit sont toujours plus parfaites que celles qui procèdent de l'art, de même l'Amour qui vient par inclination η est plus grande et plus estimable que celles qui procèdent du dessein ou de l'obligation. Davantage, les obligations que nous recevons en notre personne même étant plus grandes que celles que la considération d'autrui nous représente, il est certain qu'un bienfait oblige plus que cette mémoire. Et enfin, si l'offense mêlée avec l'ingratitude est plus griefve que celle qui seulement nous offense, il n'y a personne qui n'avoue celui-là être plus punissable qui les commet toutes deux. Or nous connaissons que l'amour de Thamire procède d'inclination, puisqu'ordinairement celles qui sont telles sont réciproques, et qu'aussi, aimant Célidée, il en a été aimé, ce qui n'est pas advenu à Calidon, de qui l'infertile affection n'a rien produit que de la peine et du mépris. De plus, les bons offices que Calidon a reçus de Thamire le rendent plus son obligé que Thamire ne le peut
être à la considération de son oncle ;
mais au contraire, l'offense de Calidon envers lui étant mêlée d'ingratitude est beaucoup plus grande
que celle que Calidon en reçoit, puisque Thamire la
peut presque couvrir du nom de vengeance ou de
châtiment. C'est pourquoi, en premier lieu, nous ordonnons que
l'amour de Calidon cède à l'amour de Thamire, que
l'obligation de Thamire soit estimée moindre que celle
de Calidon, et l'offense de Calidon plus grande que
celle de Thamire. Et quant à ce qui concerne Thamire
et Célidée, nous déclarons que Célidée a plus
d'obligation à Thamire, mais que Thamire l'a plus
offensée, d'autant qu'il l'a aimée avec tant
d'honnêteté, et élevée avec tant de soin qu'elle
serait ingrate si elle ne s'en tenait obligée. Mais
l'offense qu'il lui a faite n'a pas été petite,
lorsqu'au désavantage de son affection, il a voulu
satisfaire aux obligations qu'il pensait avoir à
Calidon. Et toutefois, d'autant qu'il n'y a offense
qui ne soit vaincue par la personne qui aime bien, nous
ordonnons, de l'avis de tous ceux qui ont ouï avec
nous ce différend, que l'amour de Célidée surmontera
l'offense qu'elle a reçue de Thamire, et que
l'amour que Thamire lui portera à l'avenir
surpassera en échange celle que lui a portée Célidée
jusques ici. Car tel est notre jugement.
Tel fut le jugement de Léonide, qui depuis fut suivi
de tous trois, encore que le pauvre Calidon en reçut
tant de déplaisir, que n'eût été la connaissance
que depuis il eut du dédain de
Célidée, il n'y a point de doute qu'il ne l'eût pu supporter. Mais son mal en cette occasion lui servit de remède, lorsque d'un jugement un peu plus sain, il put considérer quelle obligation il avait à Thamire, et quelle était sa folie, de vouloir être aimé par force de Célidée. Toutefois cette considération n'eut guère de force en lui pour le commencement, parce que les premiers mouvements furent trop grands en lui, se voyant tout à coup déchu de ses espérances ; ce que la Nymphe prévoyant bien, afin d'éviter les regrets et les pleurs de ce Berger, aussitôt qu'elle eut prononcé les dernières paroles de son jugement, elle se leva, y étant même conviée par la nuit qui s'approchait, ne restant guère plus de jour qu'il lui en fallait pour se retirer chez son oncle. Après avoir donc salué ces belles Bergères, elle et Paris prièrent Silvandre de les conduire jusques hors du bois de Bonlieu, craignant de ne se pouvoir pas bien démêler de quelques sentiers entrelacés, parce qu'il était trop tard, ne voulant permettre à ces honnêtes Bergères de l'accompagner pour cette occasion. Elles se séparèrent donc de cette sorte, et peu après la Nymphe et Paris licencièrent aussi Silvandre, ayant passé le pont de la Bouteresse, et, continuant leur voyage, arrivèrent chez Adamas, qui était prêt à souper. Silvandre d'autre côté reprenant son chemin, laissa à main gauche Bonlieu, Temple dédié à la Bonne Déesse, où elle est servie avec honneur et dévotion par les Vestales et chastes filles
Druides, sous la charge de la vénérable Chrisante, et passa dans un bois si touffu qu'encore que la Lune fût déjà levée et qu'elle éclairât, si ne pouvait-il qu'à peine voir le chemin par où il passait. Il est vrai que ses pensées quelquefois lui ôtaient aussi bien la vue que l'épaisseur des arbres, parce que tout ravi en la pensée de Diane, il ne voyait pas même les choses sur lesquelles ses yeux se tournaient. Et de fortune, ayant choppé contre la racine d'un gros arbre, il revint en lui-même, et voulant prendre le chemin de son hameau, parce qu'il s'en était un peu détourné sans y penser, il parvint en un lieu du bois où les arbres pour être rares lui laissèrent voir la Lune. Elle avait passé le plein de quelques jours, et ne laissait toutefois d'éclairer, de sorte que le Berger, oubliant tout autre dessein, se jeta à genoux pour l'adorer, parce que la conformité des noms de Diane et d'elle η lui commandait d'aimer cet astre sur tous ceux qui paraissaient dans les Cieux. L'ayant donc adorée, et sa Bergère en elle, il se releva, et tenant les yeux haussés vers elle, il lui parla de cette sorte :
SONNET.
RAPPORT DE DIANE
À LA LUNE.
Bel astre flamboyant, qui dans un Ciel serein
Éclairez de la Nuit le visage effroyable,
Ne vous offensez point, si je vous dis semblable
À la belle qui tient mon cœur dedans sa main.
Comme vous chastement elle s'arme le sein
De tant de cruautés qu'elle en est redoutable,
Et quiconque la voit, Actéon misérable,
Dévoré de désirs, va, l'appelant en vain η.
Tous les feux de la Nuit vous cèdent en lumière,
Et des belles, Diane est toujours la première.
Rien ne trompe vos coups, rien n'évite ses yeux.
Bref, vous vous ressemblez ; non, elle est plus cruelle,
Car un Endymion vous fit laisser les Cieux,
Mais nul Endymion ne se trouve pour elle.
Ô Dieux, s'écria-t-il alors, et que sera-ce donc de toi, Silvandre, puisqu'il n'y a point d'Endymion pour elle ? Serait-il possible que la Nature qui s'est plu en cet ouvrage, si jamais de tous ceux qui lui sont sortis de la main elle en a eu quelqu'un d'agréable ? Est-il possible, dis-je, qu'elle ait donné tant de beauté à cette Bergère
pour ne lui donner point d'amour ? Quoi donc ? Il n'y aura que les yeux qui jouissent d'une chose si rare ? Et pourquoi ne permettent les Dieux que si nos cœurs en reçoivent les plus grands coups, nos cœurs aussi en ressentent le plus grand contentement ? L'ont-ils faite si belle pour n'être point aimée ? ou si nous l'aimons, l'ordonnent-ils seulement pour nous consumer ? Ah ! je vois bien qu'ils me répondent que si cette beauté a été produite pour être aimée, c'est pour sa propre gloire et pour le dommage de ceux qui l'aimeront comme moi. Cette pensée l'arrêta si court, qu'en cessant de marcher, après l'avoir longtemps roulée dans son esprit, il proféra telles paroles :
SONNET.
QU'IL N'Y A CONSIDÉRATION
QUI L'EMPÊCHE D'AIMER
sa
maîtresse.
Mon penser η, hé ! pourquoi me viens-tu figurer
Qu'il ne faut que je l'aime, et qu'elle est pour un
autre ?
Si c'est pour un mortel, ne peut-elle être nôtre,
Et si c'est pour un Dieu, ne la puis-je adorer ?
Si c'est pour un Mortel, qui saurait mesurer,
Entre tous les mortels, son amour à ma flamme ?
Et si c'est pour un Dieu, se peut-il voir une âme
Qui d'un zèle plus saint la puisse révérer ?
Mais que nous vaut cela, si cette âme cruelle
Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle ?
L'Amour ou la Raison la forceront un jour.
Enfin elle aimera, puisque nul η ne l'évite :
Que si c'est par Raison, gagnons-la par mérite,
Et si c'est par Amour, gagnons-la par Amour.
La Lune alors, comme si c'eût été pour le convier à demeurer davantage en ce lieu, sembla s'allumer d'une nouvelle clarté, et parce qu'avant que de partir, il avait mis son troupeau avec celui de Diane, et qu'il s'assurait bien que sa courtoisie lui en ferait avoir le soin nécessaire, il résolut de passer en ce lieu une partie de la nuit, suivant sa coutume. Car bien souvent, se retirant de toute compagnie, pour le plaisir qu'il avait d'entretenir ses nouvelles pensées, il ne se donnait garde que, s'étant le soir égaré dans quelque vallon retiré ou dans quelque bois solitaire, le jour le surprenait avant que la volonté de dormir, rattachant ainsi le soir avec le matin par ses longues et amoureuses pensées. Se laissant donc à ce coup emporter à ce même dessein, suivant sans plus le sentier que ses pieds rencontraient par hasard, il s'éloigna tellement de son chemin qu'après avoir formé mille chimères, il se trouva enfin dans le milieu du bois, sans se reconnaître. Et quoiqu'à tous les pas il choppât presque contre quelque chose, si ne se pouvait-il distraire de ses agréables pensées. Tout ce qu'il voyait, et tout ce qui se présentait devant lui, ne servait
qu'à l'entretenir en cette imagination. Si, comme j'ai dit η, il bronchait contre quelque chose : - Je trouve bien encore, disait-il, plus de contrariétés à mes désirs. S'il oyait trembler les feuilles des arbres, émues par quelque souffle de vent : - Ô que je tremble bien mieux de crainte, disait-il, quand je suis près d'elle, et que je lui veux dire les véritables passions qu'elle pense être feintes ! Que s'il levait quelquefois les yeux en haut, considérant la Lune, il s'écriait :
La Lune au Ciel, et ma Diane en terre.
Le lieu solitaire, le silence, et l'agréable lumière de cette nuit eussent été cause que le Berger eût longuement continué, et son promenoir, et le doux entretien de ses pensées, sans que, s'étant enfoncé dans le plus épais du bois, il perdît en partie la clarté de la lune qui était empêchée par les branches et par les feuilles des arbres, et que, revenant en lui-même, voulant sortir de cet endroit incommode, il n'eût pas si tôt jeté les yeux d'un côté et d'autre pour choisir un bon sentier, qu'il ouït quelqu'un qui parlait auprès de lui. Encore qu'il s'entretînt en ce lieu séparé de chacun pour être tout à lui-même, si ne laissa-t-il d'avoir la curiosité de savoir qui étaient ceux qui, comme lui, passaient les nuits sans dormir, s'assurant bien qu'il fallait que ce fût quelqu'un atteint de même mal qu'il était, faisant bien paraître en cela qu'il est vrai que chacun cherche son semblable, et que la curiosité a principalement un très grand pouvoir
en amour, puisqu'ayant un si doux entretien que celui de ses pensées, pour lesquelles il méprisait toutes choses hormis la vue de Diane, il était toutefois content de les interrompre pour apprendre des nouvelles de ceux qu'il ne connaissait point. Les η quittant donc pour quelque temps, et donnant cela à sa curiosité, il tourna ses pas du côté où il oyait parler, et se laissant conduire par la voix à travers les arbres et les ronces qui s'épaississaient davantage en ce lieu, il ne se fut avancé quinze ou vingt pas qu'il se trouva dans le plus obscur du bois, assez près de deux hommes qu'il lui fut impossible de reconnaître, tant pour l'obscurité du lieu que pource qu'ils avaient le dos contre lui. Il vit bien toutefois à leurs habits que l'un était Druide et l'autre Berger. Ils étaient assis sous un arbre qui abreuvait ses racines dans la claire onde d'une fontaine, de qui le doux murmure et la fraîcheur les avait conviés à passer en ce lieu une partie de la nuit. Et lorsque Silvandre était plus désireux de les connaître, il ouït que l'un d'eux répondit à l'autre de cette sorte : - Mais, mon père, c'est une chose étrange, et que je ne puis assez admirer, que celle que vous me dites de cette beauté ; puisque, selon votre discours, il faudrait avouer qu'il y en a d'autres beaucoup plus parfaites que celle de ma Maîtresse, ce que je ne puis croire sans l'offenser infiniment. Car s'il était vrai, il faudrait de même dire que la sienne ne serait pas accomplie, puisqu'on ne doit tenir pour telle la beauté qui est moindre que quelque autre :
crime, ce semble, de lèse-Majesté, soit contre ma Maîtresse, soit contre l'Amour.
Il ouït alors que le Druide lui répondait : - Mon
enfant, vous ne devez nullement douter de ce que je
vous dis, ni le croyant craindre d'offenser sa
beauté ni votre Amour, et je m'assure que je le vous
ferai entendre en peu de mots. Il faut donc que vous
sachiez que toute beauté procède de cette souveraine
bonté que nous appelons Dieu, et que c'est un
rayon qui s'élance de lui sur toutes les choses
créées. Et comme le Soleil que nous voyons éclaire
l'air, l'eau et la terre d'un même rayon, ce Soleil
Éternel embellit aussi l'entendement Angélique, l'âme
raisonnable et la matière. Mais, comme la clarté du
Soleil paraît plus belle en l'air qu'en l'eau, et
en l'eau qu'en la terre, de même celle de Dieu est
bien plus belle en l'entendement Angélique qu'en l'âme
raisonnable, et en l'âme qu'en la matière. Aussi
disons-nous qu'au premier il a mis les Idées, au second
les raisons, et au dernier les formes.
Il voulait continuer lorsque le Berger l'interrompit
de cette sorte : - Vous vous élevez un peu trop haut,
mon père, et ne regardez pas à qui vous parlez ! J'ai
l'esprit trop pesant pour voler à la hauteur de votre
discours. Toutefois, si vous me faites entendre que c'est que l'entendement, que l'âme et que la
matière dont vous parlez, peut-être y pourrais-je
comprendre quelque chose. - Mon enfant, ajouta le Druide, les entendements Angéliques sont ces pures
intelligences qui, par la vue
qu'ils ont de cette souveraine beauté, sont embellies η des Idées de toutes choses. L'âme raisonnable est celle par qui les hommes sont différents des brutes, et c'est elle-même qui, par le discours, nous fait parvenir à la connaissance des choses, et qui, à cette occasion, s'appelle raisonnable. La matière est ce qui tombe sous les sens, qui s'embellit par les diverses formes que l'on lui donne. Et par là vous pouvez juger que celle que vous aimez peut bien avoir en perfection les deux dernières beautés que nous nommons corporelle et raisonnable, et que toutefois nous pouvons dire, sans l'offenser, qu'il y en a d'autres plus grandes que la sienne. Ce que vous entendrez mieux par la comparaison des vases pleins d'eau : car tout ainsi que les grands en contiennent davantage que les petits, et que les petits ne laissent d'être aussi pleins que les plus grands, de même faut-il dire des choses capables de recevoir la beauté. Car il y a des substances qui, pour leur perfection, en doivent recevoir, selon leur nature, beaucoup plus que d'autres, qui, toutefois, ne se peuvent dire imparfaites, ayant autant de perfection qu'elles en peuvent recevoir. Et c'est de celles-ci que sera votre maîtresse, que, sans offense, vous pouvez dire parfaite, et avouer moindre que ces pures intelligences dont je vous ai parlé. Que si toutefois vous ne vous laissiez emporter aux folles affections de la jeunesse imprudente, faisant peu de compte de cette beauté que vous voyez en son visage, vous mettriez toute votre affection en celle de son esprit, qui vous rendrait aussi content et satisfait que l'autre
jusques ici vous a donné d'occasions
d'ennui, et peut-être de désespoir.
- Il y a longtemps, répondit le Berger, que j'ai
ouï discourir sur ce sujet, mais les déplaisirs
que j'ai soufferts m'en avaient ôté la mémoire.
Je η
me souviens à cette heure qu'il y avait un de vos η Druides qui tâchait de prouver qu'il n'y avait que
l'esprit, la vue, et l'ouïe qui dussent avoir part
en l'Amour, d'autant, disait-il, que l'Amour n'est
qu'un désir de Beauté, et y ayant trois sortes de beauté,
celle qui tombe sous la vue, de laquelle il faut
laisser le jugement à l'œil, celle qui est en
l'harmonie, dont l'oreille est seulement capable, et
celle enfin qui est en la raison, que l'esprit seul
peut discerner, il s'ensuit que les yeux, les oreilles,
et les esprits seuls en doivent avoir la jouissance.
Que si quelques autres sentiments s'y veulent mêler,
ils ressemblent à ces effrontés qui viennent aux noces
sans y être conviés. - Ha ! mon enfant, ajouta l'autre η, que ce Druide
vous apprenait une doctrine entendue peut-être de
plusieurs, mais suivie sans doute de peu de personnes.
Et c'est pourquoi il ne faut point trouver étranges
les ennuis et les infortunes qui arrivent parmi ceux
qui aiment, car Amour, qui véritablement est le plus
grand et le plus saint de tous les Dieux, se voyant
offensé en tant de sortes par ceux qui se disent
des siens, et ne pouvant supporter les injures qu'ils
lui font, soit en contrevenant à ses ordonnances,
soit en profanant sa pureté, les châtie presque
ordinairement, afin de leur faire reconnaître leur
faute. Car toutes ces jalousies,
tous ces dédains,
tous ces rapports, toutes ces querelles, toutes ces
infidélités, et bref, tous ces dénouements d'amitié η,
que pensez-vous, mon enfant, que ce soient que
punitions de ce grand Dieu ? Que si nos désirs ne
s'étendaient point au-delà du discours, de la vue
et de l'ouïe, pourquoi serions-nous jaloux, pourquoi
dédaignés, pourquoi douteux, pourquoi ennemis,
pourquoi trahis, et enfin pourquoi cesserions-nous
d'aimer et d'être
aimés, puisque la possession que quelque autre
pourrait avoir de ces choses n'en rendrait pas moindre
notre bonheur ?
Alors Silvandre ouït, qu'avec un grand soupir, le
Berger l'interrompit ainsi : - Hélas ! mon père, que
votre discours semble être véritable pour tous ceux
qui aiment sinon pour moi ! Car mon amitié a été
tant honnête qu'il n'y a chaste Vestale qui s'en eût η pu offenser, et quand l'Amour serait le plus
sévère juge de tous les Dieux, si suis-je très assuré
qu'il ne saurait trouver sujet de reprendre mon
affection. Et toutefois, quel Amant a jamais été
plus rigoureusement traité que je suis ? - Mon enfant,
dit-il, il y a plusieurs choses qui font différents
effets selon les sujets qu'elles rencontrent. Et
la règle, qui est droite, n'est pas seulement pour
tirer une ligne semblable, mais sert bien souvent pour
faire connaître ce qui n'est pas droit. Les
désastres aussi que vous ressentez, encore qu'en
d'autres on les doive appeler punitions, en vous
toutefois nous les nommerons des témoignages η et
des épreuves d'Amour et de vertu, qui enfin
réussiront η
de telle sorte à votre avantage que vous
pourrez dire avec raison que vous n'eussiez jamais
été assez heureux si vous n'eussiez été trop malheureux η. Et cependant soyez certain que votre
Maîtresse n'est pas à se repentir η de sa faute et du
tort qu'elle vous a fait.
À ce mot, parce qu'il était déjà tard, il se leva
pour s'en aller, et prit le Berger par la main, qui,
le suivant, lui répondit : - Je vous supplie, mon
père, et vous conjure par toute l'amitié que vous me
portez, de ne me dire jamais plus que ma maîtresse
ait failli, ni moins qu'elle m'ait fait quelque
tort ; car, outre que cela ne peut être puisqu'elle
a le pouvoir de disposer plus absolument de moi
que moi-même, encore offensez-vous la plus
parfaite personne que jamais la Nature ait produite,
et me désobligez plus par telles paroles que ne me
peut être agréable l'assistance que je reçois de vous
en l'état où je suis.
Silvandre, qui écoutait attentivement leur discours,
et considérait le plus particulièrement qu'il lui
était possible leurs actions, ne peut toutefois les
reconnaître, empêché de l'obscurité du lieu, qui,
encore qu'éclairé de quelques rayons de la Lune,
demeurait sombre pour l'épaisseur des arbres
de la fontaine. Et quoiqu'il lui semblât bien de
reconnaître le Druide, si ne s'en pouvait-il
assurer le voyant seulement par derrière ; pour le
Berger, il le méconnaissait tout à fait, bien qu'il
eût quelque mémoire d'avoir ouï autrefois une semblable voix. Cette
incertitude donc fut cause qu'il les suivit, espérant
que la clarté de la Lune les lui ferait reconnaître hors du bois. Mais parce qu'il s'en tenait éloigné pour n'être aperçu d'eux, il ne se prit garde qu'il les perdit entre les arbres, et ne sut depuis deviner qu'ils étaient devenus. De quoi fort ennuyé, il ne cessa de les chercher que la plus grande partie de la nuit ne fût écoulée. Le travail et le sommeil enfin le contraignirent de choisir un lieu pour reposer, ne sachant bonnement par où s'en retourner en son hameau.