Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Deuxième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie

Livre 4


2-4-1
L'Astrée II, 4. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée M(ichel Lasne)
Hylas s'adresse à une large audience.
Sont nommées Parthénopé (sic Palinice), Florice et peut-être Diane (II, 4, 193)

(Voir Illustrations)


2-4-2
L'Astrée II, 4. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard et Gravelot
Florice conduite à ses noces s'évanouit devant
Hylas à la fenêtre (II, 4, 257)
(Voir Illustrations)

Édition de 1610, p. 185.
Édition de Vaganay, p. 121.

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c_autheurC'était la coutume des Bergers η de Lignon de ne rencontrer jamais étranger sans lui offrir toute sorte d'assistance, leur semblant que les lois de l'hospitalité le leur commandaient ainsi. Cette coutume convia Astrée, Diane et toute leur compagnie, de faire ces mêmes offres à ces belles étrangères, et après, leur demander la cause de leur voyage. À quoi Florice répondit pour toutes qu'étant envoyées en cette contrée par l'ordonnance d'un Dieu qui leur avait défendu d'en dire encore l'occasion elles n'oseraient lui désobéir, que cela était cause qu'elles ne pouvaient leur satisfaire. Et s'étant enquise qui étaient ces Bergères, et ayant su de Phillis leurs noms, Florice s'adressant à Astrée :

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- J'avoue, dit-elle, que j'ai été aveugle de ne connaître pas que vous étiez la Bergère Astrée, de qui la beauté, ne pouvant se renfermer en un si petit pays que les Forêts η, remplit de sa louange toutes les contrées d'alentour. Mais vous devez, ce me semble, recevoir pour excuse qu'admirant et vous et Diane, je demeurais comme éblouie et confuse de trop de lumière. Et je commence de bien espérer de notre voyage, puisque d'abord nous avons fait la plus heureuse rencontre que nous eussions pu désirer. Astrée, pleine de civilité, lui répondit avec les plus honnêtes paroles qu'il lui fut possible, et, après s'être embrassées et baisées, Hylas les interrompant : - Et quoi ? Florice, dit-il, que vous semble de nos villages ? Vîtes-vous jamais rien de si beau parmi les artifices de vos villes, et n'ai-je point eu raison de vous quitter toutes pour ces belles Bergères, puisque la simplicité η de mon humeur et de mon esprit a bien plus de sympathie avec leur beauté naturelle qu'avec les ruses et finesses dont vous usez dans vos villes ? - Si jamais vous avez disposé vos actions, dit Florice, avec jugement, j'avoue que ç'a été cette fois, non pas pour la conformité des humeurs qui peut être entre ces belles Bergères et vous, car en cela vous seriez trop différents, mais parce que Hylas ayant été toute sa vie volage en l'affection qu'il a portée aux autres beautés, deviendra sans doute constant à ce coup, si pour le moins la perfection de la beauté a puissance de le faire. Et quant à moi, je le crois, puisque ne voyant rien de

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mieux en quelque autre lieu où il puisse aller, s'il a de la raison, il sera contraint de s'arrêter ici. - C'est à moi à répondre, dit Phillis, car Hylas est mon serviteur ; et toutefois je ne répondrai pas de sa fidélité, puisque, regardant votre visage qu'il a aimé et depuis cessé d'aimer, je tiens que ce n'est pas la beauté qui le rend amoureux. - Et que pourrait-ce donc être ? interrompit Hylas. - Une imprudente humeur de changer, répondit Florice, et une certaine légèreté d'esprit, qui ne le laisse jamais vingt-quatre heures en même opinion. - Vous êtes partie η, répliqua Hylas, le jugement que vous en faites est suspect. - Je vous assure, répondit-elle, que si vous croyez que je sois partie offensée, je vous remets librement l'injure, * plus obligée à votre changement que je n'eusse reçu de satisfaction de votre constance. Et si vous me dites partie pour prétendre quelque chose en vous, croyez, Hylas, que je quitte de bon cœur ma prétention à qui la voudra, et qu'il m'obligera plus en la recevant, que je ne penserai de lui avoir fait de l'avantage en lui faisant cette donation η. - Vous avez raison, répondit Hylas à moitié colère, de faire de cette sorte vos présents de moi, car vous en pouvez disposer aussi librement que des étoiles.
  Cependant Paris s'était adressé à Diane, et après l'avoir saluée : - C'est bien, dit-il, la plus heureuse rencontre que j'eusse pu désirer que celle de vous avoir trouvée ici où je l'espérais le moins. - Elle l'est pour moi, dit Diane,

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puisqu'elle nous donne le bien de votre compagnie, si ce n'est que ces belles étrangères nous la ravissent. Elle sourit à ce mot, sachant bien que Paris l'aimait, de sorte qu'il n'avait garde de la quitter pour quelque autre que ce fût. Que si ce souris donna du contentement à Paris, il fit bien un contraire effet en Silvandre, qui, n'ignorant point l'amour de Paris, ne se peut défendre des pointes de la jalousie en voyant le bon accueil qu'on faisait à son rival ; et cette expérience η eût eu plus de force à lui faire avouer que la jalousie procédait d'amour que toutes les raisons qu'eût pu alléguer Phillis contre lui. Et à la vérité il n'y avait rien qui pût, ce lui semblait, emporter quelque avantage sur l'âme altière de Diane que la grandeur du père de Paris. La Bergère, qui avait quelque inclination à ne point haïr Silvandre, y prit garde, aussi fit bien Laonice, quoique le Berger dissimulât le mieux qu'il lui fût possible. Mais les yeux d'amour et de la malice sont trop aigus pour ne percer tous les voiles qu'on leur veut opposer. Et la connaissance qu'il leur en donnait eût été beaucoup plus grande, si Astrée ne les eût séparés ; mais désirant avec passion de parachever son voyage, elle rompit bientôt compagnie à ces étrangères et se remit en chemin. Et parce que Paris avait pris sous les bras Diane, Silvandre s'en alla vers Phillis qui le voyant venir : - Voilà que c'est, lui dit-elle, nous sommes tous deux de surplus, et quand nous ne serions point ici, l'on ne laisserait pas de s'entretenir.

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- À ce coup, dit Silvandre, j'avoue, mon ennemie, que vous avez barre sur moi, et que je n'ai rien à répliquer sur ce que vous dites. Je plie patiemment les épaules, et paye de cette sorte le tribut de mon peu de mérite sans murmurer. Lorsqu'elle η lui voulait répondre, Hylas survint, qui, sans se soucier de ces étrangères, s'en courut après Phillis, laissant Palinice, Circène et Florice, tout ainsi que s'il ne les eût jamais aimées. Diane, qui admirait cette humeur, ne put s'empêcher d'en η faire signe à Phillis, qui, de son côté, le regardait en pitié, et l'estimait l'unique en son espèce, après l'avoir considéré quelque temps de cette sorte : - Me direz-vous la vérité, Hylas ? lui dit-elle. - En pouvez-vous faire doute, répondit-il, voyant combien je vous aime, puisque pour vous suivre je laisse toutes celles que j'ai aimées ? - Cette preuve, continua Phillis, n'est pas petite. Mais je doute infiniment de ce que je vous veux demander. Dites-moi donc, avez-vous aimé ces étrangères que vous venons de laisser ? - Vous le pouvez apprendre, répondit-il, par les paroles de Florice. - Je ne fais pas, dit-elle, cette demande sans raison ; car si vous les avez aimées, comment les avez-vous si tôt laissées en ce lieu où elles sont même étrangères ? - Tout ainsi, répondit Hylas, qu'autrefois j'en ai laissé d'autres pour elles, de même je les laisse maintenant pour vous. Et je confesse bien que si l'amour que je vous porte n'eût eu plus de puissance sur moi que la civilité, j'eusse * été en quelque sorte obligé à quelque assistance ; mais je vous aime tant que

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je ne puis avoir autre considération que celle qui dépend de mon amour. - Je ne nie pas, dit Phillis, que vous ne m'obligiez beaucoup, mais je vous admire en ce que les ayant aimées, vous en faites à cette heure si peu de compte. - Je les ai aimées, répondit Hylas, mais je ne les aime plus, et parce que l'amour me retenait autrefois auprès d'elles, maintenant que cette amour est morte, elle ne le peut plus faire, et me semble qu'en cela il n'y a pas grand sujet d'admiration, ou de même il faudrait s'étonner de voir un homme libre, lorsque la corde qui le soulait lier se serait usée et rompue. - Je crois, interrompit Silvandre, que Hylas n'a jamais aimé ces belles étrangères ; car autrement il les aimerait encore, d'autant que les liens d'amour ne se peuvent ni user ni rompre. - S'ils ne peuvent être usés ni rompus, répondit Hylas, ils sont donc bien aisés à dénouer. - Tant s'en faut, répliqua Silvandre, tous les nœuds d'amour sont Gordiens. - Si cela est, dit Hylas, j'ai donc la même épée de celui η qui jadis ne les pouvant dénouer, les coupa ; car je sais bien que je me suis défait de ceux de plusieurs. - Ne croyez point, ajouta Silvandre, que vous les ayez aimées, car vous les aimeriez encore. - Je ne crois pas, dit Hylas, ce que je sais ; c'est pourquoi, sachant très assurément ce que je dis, pour vous faire plaisir je ne le croirai η pas. Et vous, pour ne m'importuner davantage, demeurez en votre humeur mélancolique, sans m'embrouiller davantage le cerveau de vos impertinentes opinions.

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  Phillis, qui était discrète, voyant que Hylas relevait la voix avec colère, lui dit pour l'interrompre : - Encore faut-il, Hylas, que je me fâche contre vous, de ce que vous m'avez empêchée de savoir les nouvelles que ces étrangères avaient commencé de raconter. - Ma maîtresse, répondit-il, j'aimerais mieux ne les avoir jamais aimées que si elles étaient cause que vous eussiez quelque mauvaise satisfaction de moi. - Je sais bien, répondit Phillis, que l'Amour que vous leur avez portée, et la satisfaction dont vous parlez, ne vous pressent guère, car, puisque vous ne les aimez plus, que vous peut importer de les avoir ou ne les avoir pas aimées ? - Et quoi, ma belle Maîtresse, répliqua Hylas, vous n'estimez donc point les contentements qui sont passés ? - Si mon bien ne continue, dit Phillis, le souvenir de ne l'avoir plus m'afflige, et ne m'en laisse rien que du regret. - De sorte, continua Hylas, que les services qu'on vous a faits, huit jours après, sont mis à néant ! Voilà qui ne va pas mal pour Hylas. Silvandre prenant la parole pour Phillis : - Votre maîtresse, lui dit-il, ne parle pas des services, mais des contentements reçus ; et avant que de vous en plaindre, il faut savoir d'elle si vos services sont mis en ce rang. Hylas répondit : - Ceux qui se défient de leurs mérites peuvent entrer en cette doute, comme vous, mais non pas moi, Silvandre, qui sais que toute amour ne se peut payer que par amour, et que celle à qui j'ai adressé la mienne, a trop d'esprit pour ne

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la reconnaître, et trop de jugement pour ne l'estimer. Le Berger voulait répondre lorsque Phillis reprit la parole : - J'estime Hylas, dit-elle, comme je dois, et je reconnais ses mérites pour être très dignes d'être aimés, et ne faut pas qu'il pense que je perde la mémoire de ses services, car continuant de m'aimer, ils seront toujours comme présents. Et si cette déclaration lui est agréable, je lui veux faire une requête qu'il me doit accorder, s'il ne veut que j'aie opinion qu'il ne m'aime pas bien. - Commandez-moi, dit Hylas, tout ce qu'il vous plaira, hormis deux choses, à savoir que je meure, ou que je me départe de l'affection que je vous porte ; car si j'étais mort, je ne vous pourrais plus aimer, et si je ne vous aimais plus, je perdrais le plaisir que j'ai d'être aimé de vous. - Et vous, et l'amour que vous me portez, répondit Phillis en souriant, serez immortels, si vous ne mourez que par ma volonté ! Mais ce que je désire, c'est d'entendre de votre bouche ce que vous nous avez empêché d'apprendre de celle de Florice. Diane, qui ouït cette demande et qui s'ennuyait fort de la grande chaleur qu'il faisait, dit : - Je trouve que si nous rencontrions quelque lieu commode pour passer cette grande ardeur du Soleil, il y aurait bien du plaisir de donner une heure d'audience à Hylas, car je m'assure que son discours ne sera point ennuyeux.
  Astrée, qui, encore que fort désireuse d'achever son voyage, connut bien qu'elle disait vrai, pour ne contrarier seule à la volonté et à la commodité de tous les autres, s'approcha

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d'elle, et dit qu'elle voulait être de la partie. - De sorte, ajouta Hylas, qu'il ne tiendra qu'à moi que vous ne m'écoutiez. Et, à la vérité, je serais de mauvaise compagnie, si en me plaisant moi-même je n'étais bien aise de vous contenter ; car ne croyez pas que ce ne me soit presque autant de plaisir de repenser à mes premières amours η que si j'étais encore amoureux, et que les mêmes choses fussent présentes, parce que la plupart des plaisirs d'Amour sont plus en l'imagination qu'en la chose même ! Et quand on raconte ce qui s'est passé, l'âme jette sa vue sur les images qui lui en sont restées en la fantaisie, et les voit alors comme si elles étaient présentes. Et par ainsi, pour le contentement de toute cette compagnie, il ne faut que trouver un lieu commode où l'ombre nous défende des rais du Soleil. - Il serait impossible, répondit Silvandre, qu'en tout le bois on pût rencontrer une place plus commode que celle de la source de ce petit ruisseau que vous voyez ; car la fraîcheur de l'ombre et le doux murmure de l'eau qui coule parmi le gravier convie η chacun à s'y arrêter, et ce qui est de meilleur, c'est que nous ne nous détournions point de notre chemin. À ce mot, se mettant devant au grand pas, toute la troupe le suivit, bien aise d'éviter l'incommodité du chaud. D'abord chacun mit les mains dans la fontaine, et n'y eut celui qui n'en prît dans la bouche pour se rafraîchir, et puis choisissant les places les plus commodes, ils s'assirent tous à l'entour de cette belle source, hormis

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Silvandre, qui, étant monté sur un grand cerisier η qui même leur faisait * une partie de l'ombrage, leur jetait en bas des branches chargées de fruits. Et, après en avoir choisi quelques-unes des plus belles, les vint présenter à Diane, qui en donna à Paris et aux Bergères, non toutefois sans en choisir une qu'elle donna à Silvandre, en lui disant : - Tenez, Silvandre, c'est ainsi que je vous fais part de * mes biens. - Plût à Dieu, dit-il en la recevant et lui baisant la main qu'elle lui tendait, que vous reçussiez d'aussi bon cœur tout ce que je vous donne, que cette part que vous me faites m'est agréable ! Et prenant place le mieux qu'il put auprès d'elle, lorsque les cerises furent parachevées, Hylas commença de parler de cette sorte :


HISTOIRE
DE PARTHÉNOPÉ, FLORICE
ET DORINDE.

iJe me suis moqué bien souvent en ma pensée de ceux qui blâment l'inconstance, et qui font profession d'en être plus ennemis, considérant qu'ils ne peuvent être tels qu'ils se disent qu'ils ne soient eux-mêmes plus inconstants que ceux qu'ils accusent de ce vice. Car lorsqu'ils deviennent amoureux, n'est-ce pas de la beauté, ou de quelque

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chose qu'ils remarquent en la personne qui leur est agréable ? Or si cette beauté vient à défaillir, comme c'est sans doute que le temps emporte cet avantage sur toutes les belles, ne sont-ils pas inconstants d'aimer ces laids visages, et qui ne retiennent rien de ce qu'ils soulaient être, sinon le seul nom de visage ? Si aimer le contraire de ce que l'on a aimé est inconstance, et si la laideur est le contraire de la beauté, il n'y a point de doute que celui conclut fort bien qui soutient celui être inconstant, qui, ayant aimé un beau visage, continue de l'aimer quand il est laid. Cette considération m'a fait croire que, pour n'être inconstant, il faut aimer toujours et en tous lieux la beauté, et que, lorsqu'elle se sépare de quelque sujet, on s'en doit de même séparer d'amitié, de peur de n'aimer le contraire de cette beauté. Je sais bien que la vulgaire opinion tient tout le contraire ; mais il me suffit pour réponse de dire que le peuple est ignorant, et qu'en ceci il en rend une véritable preuve. Ne trouvez donc étrange, ma Maîtresse, ni vous, gentil Paris, si, vous racontant ma vie, vous oyez plusieurs semblables changements ; car je suis si soigneux de ne contrevenir à cette constance, que j'ai mieux aimé de quitter toutes celles que j'ai aimées jusques ici que de faillir envers elle η.
  Vous avez déjà su le sujet η qui me sortit de Camargue, quel fut mon voyage jusques à Lyon, pourquoi j'aimai Palinice et Circène, et lorsque j'ai interrompu Florice, elle voulait raconter comment elle me surprit. Mais parce qu'elle a oublié des choses qu'il est nécessaire

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que vous sachiez, je reprendrai ce qu'elle a tu finement, et puis je continuerai de vous dire le reste de ma vie pourvu que nous ayons assez de temps.
  Sachez donc, ma Maîtresse, que Clorian, à la vérité, fut très mal avisé de me donner charge de parler à Circène pour lui, puisque ce n'est pas être bien conseillé de choisir en cela un ami qui soit plus honnête homme η que celui qui l'envoie, y ayant trop de danger, voire étant presque inévitable, que ce malavisé ne demeure amant, et que l'autre ne demeure aimé, parce que si celle à qui l'on s'adresse a de l'esprit, elle recevra toujours plutôt ce qui vaut le mieux ; et puis c'est prendre un mauvais lustre η que de se servir et accompagner d'un plus honnête homme η que l'on n'est pas. Il est certain que quand j'allai avec Palinice trouver Circène pour Clorian, mon dessein était de le servir en ami et de rapporter tout ce qui me serait possible à son contentement. Mais aussitôt que je vis cette fille, je me ressouvins que j'en étais amoureux depuis que je l'avais vue la nuit dans le Temple ; de sorte que je vis bien qu'il fallait que je contrevinsse ou à l'amitié ou à l'Amour η. Et après que j'eus longuement débattu et pour l'un et pour l'autre, à savoir à qui céderait, enfin je conclus qu'il fallait que le nouveau venu quittât la place à l'autre. Mais je n'eus pas plus tôt fait cette résolution, que l'Amour incontinent me représenta qu'il était né η en mon âme aussitôt presque que j'étais né η, et que l'affection que je portais à Circène

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avait devancé celle que j'avais depuis eue pour Palinice, qui était cause de l'amitié de Clorian. Et par ainsi, l'amitié étant venue long temps après l'Amour, fus-je injuste d'ordonner qu'elle céderait ? Nullement, ce me semble, puisque nous voyons que les Lois approuvent cette primogéniture η des pères envers les enfants, et qu'il semble même que la nature le veuille ainsi. Voilà donc la raison qui me fit parler à Circène de la sorte que Florice vous a dit, et jugez si je pouvais avoir outre cela plus d'obligation au contentement de quelque autre qu'au mien propre. Qu'elle ne m'aille donc point reprochant que je trahis mon ami ; car si de deux maux il faut toujours choisir le moindre, et si l'homicide de soi-même est plus grand que quelque autre que ce soit, qui dira, s'il n'est hors du sens, que je n'aie bien fait de trahir plutôt une amitié qu'un Amour, et d'avoir plus d'égard à la conservation de ma vie et de mon contentement qu'à celle de Clorian ? Clorian m'aime et j'aime Circène. Clorian me prie de parler pour lui à Circène, et mon affection me fait la même requête pour moi. Si je ne satisfais à Clorian, j'offense l'amitié que je lui porte ; si je ne satisfais à mon affection, j'offense Circène et Hylas. J'aime Clorian, j'aime aussi Hylas, et par là vous voyez que ces deux amitiés pour le moins se contre-pèsent, car j'aime bien autant Hylas que Clorian, voire eût-il avec lui tout le reste du monde. Mais l'Amour que je porte à Circène se joignant à l'amitié que je me porte,

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appesantit de sorte ce côté de la balance que je ne tournai pas seulement les yeux sur Clorian pour voir quel était son poids. Je me laissai donc emporter à ce que je me devais, et pour vous montrer que j'avais raison, les Dieux approuvèrent mon dessein, le favorisant tellement que Circène, après avoir été recherchée de moi quelque temps, m'aima enfin peut-être autant que je l'aimais ; et quand vous sauriez les assurances que j'en ai reçues, je veux croire que vous en diriez autant que moi. Mais parce qu'elle avait des personnes à qui elle devait donner de la satisfaction, et particulièrement à sa Mère, elle me pria de trouver bon qu'elle feignît d'aimer Clorian, parce qu'il y avait apparence de mariage entre eux, étant d'une même ville et d'une même condition. Et de plus, Clorian étant fort riche, sa mère sans doute aurait cette recherche agréable, au lieu que si la mienne eût été découverte, parce que j'étais étranger η et qu'on ne savait pas même si je n'étais point marié, elle l'eût désapprouvée, et lui eût peut-être défendu de me voir.
  Je fus très aise qu'elle m'eût fait cette ouverture, d'autant que je ne savais plus avec quelles paroles je devais entretenir Clorian plus longuement, lui ayant déjà dit toutes les excuses que je pouvais, parce que lui, qui me voyait d'ordinaire près de Circène feignant que c'était pour parler pour lui, il commençait d'entrer en doute de moi, voyant que je ne faisais rien à son avantage. Je fis

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donc entendre à Circène tout ce qui s'était passé entre Clorian et moi, et la charge qu'il m'avait donnée de lui en parler. Mais, ma belle maîtresse, je le lui η dis en me moquant de lui, et le méprisant bien fort, de peur que si je lui eusse représenté son affection telle que je l'eusse bien su faire, elle n'eût pris quelque envie de l'aimer. Et je le fis si dextrement que Circène eut plus de volonté encore de se servir de lui pour m'aimer avec moins de soupçon, et me dit que la raison qui lui en avait fait faire choix était que sa mère le lui avait bien souvent proposé pour mari, et qu'elle avait bien reconnu qu'il ne lui voulait point de mal. Je me retire donc en cette intention vers Clorian, à qui je feins un long discours pour lui faire trouver meilleur ce que je lui voulais dire. Je lui raconte des paroles, des réponses, et des répliques merveilleuses que je disais avoir faites à son avantage, et dont il n'avait pas été dit un mot ; et enfin je l'assure que la déclaration qu'il lui fera de son affection lui sera agréable. Les remerciements qu'il me fit furent grands, et plus encore les offres de me servir en semblable occasion, dont je le remerciais de bon cœur, ne désirant pas d'être entre ses mains, comme je le tenais entre les miennes.
  Enfin il se résout de parler à Circène selon mon avis, et se prépara à cette rencontre avec autant de crainte et de battement de cœur que s'il eût dû entrer en champ clos contre le plus vaillant Champion de tous les Francs. Si est-ce que le courage que je lui

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donnais, et l'assurance que ses paroles seraient bien reçues, lui firent enfin surmonter la crainte qui l'en avait si longtemps empêché. Et trouvant la commodité de lui parler, il lui dit son intention avec les meilleures paroles qu'il put inventer, desquelles la conclusion fut qu'il lui portait tant de respect que sans moi il n'eût jamais eu la hardiesse de lui déclarer son affection, encore qu'elle fût si juste et si pleine d'honnêteté ne tendant qu'à l'épouser, qu'il penserait bien qu'autre qu'elle ne s'en saurait offenser. - À la vérité, lui répondit-elle, vous avez un fort bon ami en Hylas, et vous le devez croire tel, et le conserver par tous les moyens qui vous seront possibles, y ayant plus d'un mois que continuellement il me parle de vous. Vous entendrez par lui que je ne suis pas si méconnaissante que vous m'estimez, et que je sais bien qu'une personne de votre mérite oblige une fille, quand il la recherche avec le dessein que votre ami m'a assuré que vous avez. Cela étant, vous devez croire que je vivrai avec vous, comme le requiert une si honnête affection ; mais je serai très aise que Hylas soit témoin de tout ce qui se passera entre nous, afin qu'il condamne celui qui aura le tort. J'abrégerai ce discours, ma belle Phillis, parce que si je me voulais autant arrêter en tous les autres, il faudrait un siècle η pour vous redire les accidents qui me sont arrivés.
  Sachez donc que, depuis ce jour, voilà Clorian tellement embarqué qu'il n'y avait

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point de moyen de l'en retirer. Et parce que les parents commencèrent de s'en prendre garde, il fallut que je fisse entendre à la mère que Clorian avait dessein de l'épouser, et que, d'autant que j'avais jugé ce parti n'être point désavantageux pour Circène, j'y avais apporté tout ce qui m'avait été possible, mais que n'en ayant point parlé à son père et à sa mère, il désirait que cette déclaration fût secrète. La mère de Circène, qui savait que Clorian était riche et bien apparenté, me remercia de ce bon office, et enfin me pria que, s'il avait cette volonté, il lui en dît quelque chose, et qu'elle le tiendrait si secret qu'il lui plairait, mais qu'elle désirait avoir cette satisfaction de lui. Je l'assurai qu'il n'y manquerait point ; et d'effet, quelques jours après, nous l'allâmes trouver en son logis, où Clorian lui en dit encore plus que je n'avais fait. Voilà donc toutes choses en bon état ; car pour moi j'étais bienvenu auprès de la mère, très bien auprès de Clorian, mais mieux encore auprès de Circène. Or voyez à quoi je fus réduit pour faire semblant que je n'étais point amoureux de cette belle fille : j'étais contraint de quitter la place à Clorian, et de parler pour lui. S'il y avait quelque compagnie, je me mettrais devant eux, afin que, sans être vu, Clorian lui baisât les mains, mais je mourais quand je voyais que quelquefois il lui baisait la bouche, et toutefois cela est bien souvent advenu en ma présence. Et quoiqu'il me déplût beaucoup, et plus encore à Circène,

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si nous y contraignions-nous pour avoir sujet de vivre privément, elle et moi, car la mère, qui croyait que je n'y fusse η que pour Clorian, m'en donnait toutes les commodités que je voulais. Voire je dirai bien davantage : je lui portais les lettres que Clorian lui écrivait, et, le plus souvent, je faisais la réponse, et elle ne faisait que la récrire, et Dieu sait si c'était sans rire, et sans bien passer notre temps à ses dépens.
  Je vivais donc de cette sorte, le plus content homme du monde, lorsque la fortune voulut tourner la roue tout à rebours ; toutefois je n'en eus pas tant de mal qu'un autre eût bien pu recevoir, ayant une très bonne recette à toutes ces maladies. Les fêtes des Bacchanales étaient presque parachevées, lorsque Clorian et moi nous résolûmes de maintenir un tournoi. Clorian fit peindre pour sa devise une Circé, avec le visage de Circène, qui transformait par ses breuvages les compagnons d'Ulysse en diverses sortes d'animaux, avec ce mot : L'AUTRE AVAIT MOINS DE CHARMES. Quant à moi, n'osant me déclarer comme lui, je voulus un peu déguiser son nom, et peignis une Sirène, et Ulysse lié dans son vaisseau avec ce mot : QUELS LIENS FAUDRAIT-IL. Je pensais avoir bien travaillé, et qu'elle m'en serait infiniment obligée, et voyez ce qui en advint. Il y avait de fortune une belle fille dans Lyon, qui se nommait Parthénopé, assez voisine du logis où je demeurais, avec laquelle toutefois

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je n'avais jamais eu grande familiarité, et si n'en saurais dire la cause, car ce n'était pas mon humeur d'avoir de belles voisines sans les visiter. Quand je fus sur les rangs, et que chacun eût dit son avis de notre entrée dans le champ, les plus curieux voulurent deviner nos devises.
  Quant à celle de Clorian, il n'y eut celui qui ne la devinât aisément, le visage de Circène et l'équivoque du nom la découvrant assez. Mais pour la mienne, il n'y avait personne qui en put venir à bout. Enfin, un vieil Chevalier qui était parmi les Dames, sur l'échafaud où étaient Circène et Parthénopé, et que l'âge dispensait de vêtir le harnois, répondit froidement : - Il est aisé de découvrir son intention. Et lors, s'adressant à Parthénopé : - C'est pour vous, la belle η, lui dit-il, qu'il entre au champ. Elle rougit, car elle se sentait accusée à tort, et lui répondit comme surprise : - Si c'est pour moi, il est vraiment bien secret et dissimulé, puisqu'il ne m'en a rien dit. - Prenez garde, répondit Circène, qui se sentait piquée, que vous ne le soyez plus que lui, en le voulant dissimuler mieux qu'il n'a su faire. - Il m'est aisé, répondit Parthénopé, de dissimuler une chose que je ne sais pas, ni celui non plus qui l'a dite, sinon par opinion. - Si vous voulez savoir, répondit le vieil Chevalier, qui me l'a fait juger ainsi, je le vous dirai, et je m'assure que vous ferez un jugement semblable au mien. - Je serai bien aise, répondit-elle, d'apprendre ce secret de vous. - Vous voyez, reprit alors le

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vieil Chevalier, qu'il porte une Sirène en son écu, avec ce mot : Quels liens faudrait-il. Il ne pouvait vous nommer plus clairement que par la peinture d'une Sirène, parce que les anciens ont tenu que les Sirènes étaient trois filles d'Achéloos, et de la Nymphe η Calliope, et se nommaient Ligée, Leucosie, et Parthénopé ; et vous, vous appelant Parthénopé, il était bien malaisé qu'il pût vous faire voir plus clairement son intention que par une Sirène et un Ulysse lié à l'arbre de son vaisseau, voulant entendre qu'il n'y a rien qui le pût empêcher de se donner à vous, si par vos faveurs vous le vouliez rendre vôtre. Alors toute la troupe frappant des mains s'écria : - Ah Parthénopé ! Vous nous l'avez bien tenu secret, mais il vaut autant l'avouer maintenant que de le nier ! - Quant à moi, dit-elle, ce m'est tout un, et que cela soit ou non, il m'importe fort peu. - Vous ne vous fâcherez donc point, dit Circène, que nous le nommions votre Chevalier ? - Je ne m'en soucie point, dit-elle, mais prenez garde que vous ne l'accusiez à faux. Ce bruit courut incontinent parmi les Dames, que j'étais le Chevalier de la Sirène, et Clorian de Circène, et qu'on verrait laquelle aurait meilleure fortune en ce tournoi. Quant à moi, je n'en savais rien, et prenais bien garde que quand je passais sous l'échafaud de Circène, elle me criait : - Adieu, Chevalier de Parthénopé, mais je ne savais ce qu'elle voulait dire.
  Enfin le tournoi parachevé, chacun se retira,

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et nous semblant d'avoir bien fait notre devoir, Clorian et moi, aussitôt que nous fûmes désarmés, et que nous eûmes changé d'habit, nous allâmes chez Circène. Mais elle, qui était infiniment piquée contre moi, ne me fit pas l'accueil qu'elle soulait ; au contraire, quand je lui voulais parler, elle ne me disait autre chose, sinon : - Laissez moi en paix, Chevalier de la Sirène. Et, se tournant de l'autre côté, avec une façon de mépris, ne me répondait qu'avec peine. J'étais tant innocent de ce qu'elle m'accusait que je n'y songeais point, et ne savais pourquoi elle me traitait de cette sorte, si ce n'est que je ne me fusse pas bien acquitté à son gré de l'entreprise que nous avions faite, d'être les soutenants en ce tournoi.
  Mais ne me semblant pas que j'eusse plus mal fait que mon compagnon, et voyant qu'elle lui faisait bonne chère, je ne savais qu'en penser. Je me retire ce soir sans en savoir autre chose, car je ne peux tant faire que de parler à elle en particulier. Je m'en vais donc un peu mal satisfait de ma fortune, mais le lendemain il m'advint une rencontre qui ruina tout le reste de mes affaires. Étant le matin dans le Temple, j'y rencontrai Parthénopé avec une de ses tantes ; et de fortune m'étant mis auprès d'elle, je vis qu'elle me regarda d'un œil qui n'était point ennemi. Elle était belle, et par conséquent de celles que par les lois de ma constance, je suis obligé d'aimer. Cela fut cause que je m'approchai un peu plus près d'elle ; et lorsque

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je cherchais un sujet pour parler, elle s'approcha et se pencha un peu de mon côté, et me dit : - Comment vous trouvez-vous du tournoi ? - Je dois faire cette demande, lui dis-je, aux belles Dames comme vous êtes, puisque le jugement vous en demeure. - Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous y êtes porté, car chacun est témoin qu'il ne se pouvait mieux ; mais je suis curieuse de savoir si vous ne vous êtes point trouvé las de la peine que vous y eûtes. - Puisque vous faites, lui répliquai-je, un jugement si avantageux pour moi, serait-il possible que j'en puisse ressentir quelque peine ? Nous étions en lieu où les longs discours n'étaient pas bienséants ; cela fut cause qu'elle ne me répondit qu'avec un souris, et en baissant la tête de mon côté. Or les prières et dévotions étant finies, elles sortent hors du Temple ; et moi, me semblant que ces dernières paroles m'obligeaient à les accompagner jusques en leur logis qui était fort proche de ce Temple, je pris sous le bras Parthénopé, et par les chemins je sus l'opinion que chacun avait eue que je fusse entré au tournoi comme son chevalier. Quant à moi, qui étais bien aise de couvrir l'affection que je portais à Circène, et qui outre cela n'eusse jamais refusé les bonnes grâces de Parthénopé, lui répondis qu'il était vrai, et que n'ayant osé le lui déclarer par mes paroles, j'avais choisi cette voie. Après plusieurs discours, et que nous fûmes arrivés en son logis, elle ôta son écharpe qui lui couvrait la tête, et la mit sur la table,

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et puis ôta son masque, et tournant le dos au feu, se chauffait en me parlant, et je connaissais bien qu'elle n'avait point eu désagréable ce qui s'était passé, puisqu'elle en renouvelait toujours le discours ; et plus je voyais que mon service ne lui déplaisait point, et plus j'en devenais amoureux. Enfin avant que partir, je pris cette écharpe qu'elle avait posée sur la table, et me la mis au col, encore qu'elle y fît un peu de résistance. Mais je lui dis qu'étant entré le jour précèdent au tournoi pour elle sans avoir autre marque d'elle que mon affection, il était bien raisonnable que j'eusse celle-ci pour témoignage que j'étais sien. La difficulté qu'elle en fit ne fut pas grande, et par ainsi je l'emportai, et l'eus tout le reste du jour au col. Toutefois, parce que je ne voulais perdre Circène, je me contraignis de n'aller point en lieu où elle me pût voir. Mais celui de qui je me doutai le moins, qui était Clorian, lui dit, sans autre dessein que de lui raconter de mes nouvelles, que j'étais le plus content qui fût jamais pour les faveurs que je recevais de Parthénopé ; et là-dessus lui parla de cette écharpe. Dieu sait si ces paroles lui touchèrent au cœur, car véritablement elle m'aimait, et toutefois elle n'en fit point de semblant. Mais lorsque j'y allai le lendemain, sans que Clorian y fût : - Et bien, me dit-elle, Chevalier de la Sirène, qu'avez-vous fait de votre belle écharpe ? J'aimais Circène beaucoup plus que Parthénopé, et ne voulais point la perdre pour si peu d'occasion ; cela fut cause qu'avec mille

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serments, je lui jurai qu'entrant au tournoi, je n'avais point pensé à Parthénopé, mais au nom de * Sirène η seulement, auquel ajoutant une lettre on pouvait faire Circène. - Mais, dit-elle, pourquoi ne m'en parlâtes-vous point ? - Parce, lui répondis-je, que je croyais la chose si aisée que je pensais que vous la reconnaîtriez. - Et de cette écharpe, ajouta-elle, qu'en dirons-nous ? - J'avoue, lui dis-je, que je la lui pris hier, mais ce ne fut que par manière d'acquit, et comme désireux de mieux celer l'affection que je vous porte.
  Elle demeura quelque temps sans me répondre, et puis elle reprit tout à coup la parole de cette sorte : - Or bien, Hylas, j'en croirai tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me contentiez en une chose. - Elle sera impossible, lui dis-je, si je ne la fais. - Donnez-moi, me répliqua-t-elle, l'écharpe dont je vous parle, et je vous en donnerai en échange une autre qui vaudra mieux. Je fus en peine, et eusse bien voulu m'en excuser, mais il me fut impossible. Et oyez, je vous supplie, quelle fut sa résolution. Aussitôt qu'elle l'eût, elle se la mit au bras, et m'en donna une autre, qui sans mentir était beaucoup plus belle. Et le jour même, sachant que je n'étais point en mon logis, elle s'en va avec quelques-unes de ses amies, feignant de se promener, et passant devant ma porte fait demander si j'étais au logis. Un homme qui me servait et qu'elle connaissait bien vient parler à elle, et lui dit que je n'y étais pas. - Nous voulions, lui dit-elle, cette bonne compagnie

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et moi, qu'il vînt au promenoir avec nous. Mais fais-nous un plaisir, va-t'en dire à Parthénopé que nous l'attendons ici pour cet effet ; et afin que tu y ailles de meilleur courage, voilà une écharpe que je te donne, et porte-la tout aujourd'hui pour l'amour de moi. Et à ce mot, elle lui mit au col celle que j'avais eue de Parthénopé. Ce valet, qui se sentait fort honoré de cette faveur, l'en remercia ; et pour lui obéir, s'en alla courant faire son message à cette fille, qui, voyant d'abord son écharpe au col de cet homme, eut opinion que je la lui faisais porter par mépris d'elle. Et depuis, oyant la harangue, connut bien que cela venait de Circène, et que je la lui avais donnée ; ce qui l'offensa de sorte que jamais depuis je ne pus renouer avec elle, et moins encore avec Circène, qui se retira tout à fait de moi, quoiqu'elle vît bien que je l'aimais davantage. Mais pratiquant * cette maxime qu'il faut haïr ceux que l'on a offensés η, sachant que la trahison qu'elle m'avait faite était très grande, elle ne voulut jamais se fier en moi.
  Je fus contraint de retourner à Palinice, mais je n'y demeurai pas longtemps, car le printemps étant déjà assez avancé, et de fortune s'étant trouvé cette année fort beau, un jour ces belles Dames se mettant ensemble plusieurs de compagnie voulurent jouir de la douceur des champs. Et, pour y aller plus à leur commodité, entrèrent dans un bateau, et remontant contremont le paisible Arar, passaient le temps tantôt à la musique des instruments, tantôt

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à celle des voix, et quelquefois, mettant pied à terre, dansaient à des chansons qu'elles disaient tour à tour. De malheur, je n'avais autre connaissance en cette troupe que celle de Palinice et Circène. Toutefois je ne laissai de me mettre parmi elles, et de les entretenir toutes. Je voyais bien qu'elles se demandaient à l'oreille qui j'étais, et que Palinice avait assez d'affaire à dire mon nom à toutes celles qui s'en enquéraient. Mais cela ayant duré quelque temps, je fus incontinent après aussi connu que personne de la troupe, parce qu'entrant en discours avec la première qui se présentait, elles trouvèrent mon humeur si agréable qu'il n'y en eût une seule qui ne voulût être de mes amies. Tant que le bateau alla contremont, encore que l'Arar coule si doucement que bien souvent on ne peut remarquer de quel côté il descend, si est-ce que quelquefois il faisait un peu de bruit contre les ais, et cela fut cause qu'on ne se servit que des instruments ; sinon qu'interrompant quelquefois la musique, elles discouraient bien souvent aux dépens de ceux qui n'en pouvaient mais. Mais quand on se laissa aller au courant de l'eau, et qu'on n'oyait plus qu'un petit gazouillis que l'onde faisait contre le bateau, comme glorieuse de porter une si belle charge, elles s'assirent dans le fond, et là celles qui avaient la voix bonne chantaient ce qui leur venait en fantaisie. Entre ces belles dames, il y avait plusieurs Chevaliers et enfants des Druides qui s'étaient mis parmi elles pour leur tenir compagnie, et passer le soir

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plus agréablement. Ce fut en ce lieu où la première fois je vis Téombre. Cet homme avait presque passé son automne avec une si bonne opinion de lui-même qu'il pensait que toutes les Dames mourussent d'amour pour lui. Quant à moi, je ne pus jamais y remarquer chose qui me plût ; toutefois il est certain qu'il avait des mignardises qui ne déplaisaient point à quelques-unes. Entre les autres, Florice, à ce que je crois, l'avait aimé : cette Florice à la vérité était belle η, et pouvait conserver ce nom entre celles qui sont estimées belles. Elle était blanche et blonde, avait tous les traits de visage très beaux, mais surtout les yeux si doux et attrayants que j'avoue n'en avoir jamais vu de semblables. Elle avait la taille si belle, et la façon si pleine de Majesté qu'on pouvait aisément juger qu'elle n'était pas née parmi le peuple ; aussi était-elle de cette race qui se vante d'être issue du grand Arioviste. Et quoique cette belle Dame fût telle qu'il n'y eût point en toute la contrée qui peut-être ne lui dût céder et en mérite et en beauté, si est-ce que Téombre, fût pour le malheur d'elle ou autrement, en était plus aimé qu'autre qui fût dans la ville. Et parce qu'il y avait déjà quelque temps que cette amitié était commencée, et que la continuation en est quelquefois languissante, Téombre crut qu'il la fallait rallumer par quelque jalousie, et pour ce sujet fit semblant d'aimer une jeune fille nommée Dorinde, qui avait bien quelque beauté, mais qui cédait en tout à Florice. Or cette Dorinde

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pour lors était partie pour aller chez un de ses oncles, et y avait quelques jours qu'elle était hors de la ville. Cela fut cause que Téombre, pour continuer sa feinte, quand ce fut à lui à chanter, prit son sujet sur cette Dorinde, et en dit quelques vers, dont je ne me saurais souvenir. Mais enfin le sujet était qu'à son départ elle avait fait serment d'avoir toujours mémoire de lui ; ce qu'il tenait pour un si grand heur qu'il n'y avait Dieu dans le Ciel avec lequel il voulût changer sa fortune. La belle Florice se sentit infiniment piquée de ces propos qui, dits en sa présence, semblaient l'offenser davantage. Et prenant la parole, comme si c'eût été en défense de Dorinde qui en quelque façon lui touchait d'alliance, elle lui répondit de cette sorte :


SONNET.

d_627Dorinde se moqua de vous
Quand elle vous tint ce langage,
Sachant bien qu'on peut sans outrage
Promettre toute chose aux fous.

Ou la vanité de votre âme
Vous fait vanter qu'elle l'a dit,
Pour montrer d'avoir du crédit
Auprès d'une si belle Dame.

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Mais soit qu'elle ait fait ce serment
Pour chasser un fâcheux Amant,
Promettre est un doux artifice.

Et quand on l'en devrait punir,
Elle aimerait mieux le supplice
Que non pas un tel souvenir.

  Cette repartie faite si à propos par Florice me fut tant agréable que dès lors je me résolus de l'aimer, et la joindre à Palinice et à Circène. Et presque en même temps, côtoyant un beau pré, elles furent toutes d'avis de mettre pied à terre pour jouir de la beauté du lieu ; quelques-unes soudain commencèrent de chanter, d'autres de danser à leurs chansons, et d'autres de cueillir des fleurs, ou de se promener. Florice fut de celles qui, épanchées par le pré, faisaient des bouquets et des guirlandes. Elle était alors assise sur ses talons, et, séparée de la troupe, s'entretenait η peut-être de ce que Téombre venait de dire. Je m'approchai d'elle, non pas pour m'y embarquer du tout, mais ayant deux desseins : l'un, de sonder s'il y ferait bon, et selon que je trouverais le passage, de passer plus outre ou de m'en retirer ; et l'autre, pensant que Circène, touchée de cette jalousie, ne voudrait pas me perdre, et viendrait peut-être à quelque repentir. Mais il advint autrement, comme vous entendrez. Mettant donc un genou en terre pour lui parler

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plus aisément, je faisais semblant de lui aider à cueillir les fleurs. Elle les prenait de ma main avec beaucoup de civilité, non toutefois sans s'étonner que, ne l'ayant jamais vue auparavant, je prisse cette peine. Je le reconnus bien, mais sans lui en rien dire, je voulais attendre que ses paroles me donnassent occasion de lui faire entendre que je l'aimais, étant bien assuré qu'il était impossible qu'il n'advînt ainsi η. Et ce qui me faisait traiter celle-ci avec plus de respect, c'était la grandeur η qu'elle tenait, qui, à la vérité, était telle que je n'eus jamais tant de crainte d'aborder pas une des autres que j'ai aimées. Et voyez si je ne devine pas quelquefois. Il advint tout ainsi que je l'avais pensé. Car après avoir reçu plusieurs fois les fleurs que je cueillais, enfin elle me dit que je prenais trop de peine, et que je l'estimerais incivile de permettre que je continuasse. - Tant s'en faut, lui dis-je, que cela soit, que je crois chacun être obligé de vous rendre toutes sortes de service, puisque vous assistez si bien vos amies en leur absence. - Ne parlez-vous pas, me dit-elle, de Dorinde ? - C'est celle-là même, lui dis-je, en la personne de qui vous avez obligé toutes les autres. - Je ne saurais, dit-elle, souffrir la vanité de Téombre, car vous voyez quel il est, et toutefois il pense et dit que nous mourons toutes d'amour pour lui. - Il faudrait bien, lui dis-je, que les dames eussent beaucoup d'amour et peu de jugement, et me semble qu'il est plus propre pour le remède d'amour que pour enseigner

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l'art d'aimer η. Florice alors me regardant avec un souris : - Je suis, me répondit-elle, de votre opinion ; et de plus, si je voulais aimer, ce serait le dernier de tous les hommes que je choisirais. - Ce serait bien offenser les Dieux qui vous ont faite telle que vous êtes, lui dis-je, si vous profaniez pour lui tant de beautés. - Je sais bien, me dit-elle, qu'il n'y a point de beauté en moi, mais je sais encore mieux que je n'aurai jamais amour pour lui. - Dieu vous rende, lui dis-je, plus véritable pour lui que vous ne l'êtes pas pour ce qui vous touche ! Et si quelque autre que vous tenait ce langage, il serait bien malaisé que je le souffrisse, mais à vous, je ne puis faire autre réponse sinon que si tous les yeux qui vous regardent ne vous voyaient telle que je vous vois, je pourrais penser que les miens peut-être me voulussent tromper ; mais puisqu'ils font tous un même rapport, je veux croire que la modestie est celle qui vous fait parler contre l'opinion de tous, encore que vos yeux ne voient pas différemment des nôtres. - Je crois, dit-elle, avec la vérité, que mon visage n'a rien qui puisse mériter le nom que vous lui donnez, mais tel qu'il est, n'en parlons plus ; la continuation en est hors de saison et de peu de plaisir. - Je vous obéirai, lui dis-je, mais ce sera avec cette protestation que je ne parlai η jamais plus selon ma créance, et que ce que vous me défendez d'avoir en la bouche, je l'aurai le reste de ma vie au profond du cœur. Nous eussions continué n'eût été que ses compagnes l'appelèrent, qui étaient déjà entrées

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dans le bateau. Elle se leva donc sans me répondre, et ramassant ses fleurs dans l'un des pans de sa robe, je la pris sous les bras, et la conduisis dans sa troupe, où n'osant reprendre le discours que nous avions laissé de peur de paraître trop hardi (car c'est un témoignage de n'aimer guère que d'avoir trop de hardiesse en ces premières déclarations) je me contentai pour cette fois de ce que je lui en avais dit. Et parce que la musique ayant quelque temps continué, enfin elle cessa pour laisser ouïr les voix de ceux qui chantaient. Quand ce vint à mon rang, je chantai les vers que je vous vais dire, pour assurer Florice que tout ce que je lui avais dit, était véritable :


SONNET.
Serments amoureux.

b_619Belle, de mes désirs vous êtes le trépas,
Et c'est vous toutefois que seule je désire,
J'en jure vos beaux yeux que le Soleil admire,
Et j'en jure mon cœur, surpris de vos appâts.

J'en jure vos douceurs, qui sont tout mon soulas,
J'en jure vos dédains, qui sont tout mon martyre,
J'en jure mes douleurs, témoins de votre empire,
J'en jure ces plaisirs qu'avoir je ne puis pas.

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J'en jure les Amours, amoureux de vous-même,
J'en jure ces beautés qui font que l'on vous aime,
J'en jure mes espoirs, encore que bien petits.

J'en jure ces désirs que vous me faites naître,
Bref j'en jure par vous, sans qui je ne veux être,
Encore η ne croirez-vous ce que je vous en dis.

  Or, belle Phillis, voici un grand commencement d'affaires, car depuis que j'eus vu Florice, il me fut impossible de m'en retirer. Toutefois il me fâchait fort de perdre Palinice, tant pour l'obligation que je lui avais que parce que véritablement c'était une veuve qui méritait d'être servie. Outre que j'avais déjà trop de regret de la perte de Circène ; car ce jeune esprit, ayant été offensé, se raidit toujours contre toutes les raisons que je lui peux dire. Et toutefois, encore qu'elle ne m'aimât point, si ne laissait-elle pas d'être fâchée que Florice me possédât plus absolument qu'elle n'avait jamais pu faire, lui semblant que c'était un témoignage de son peu de beauté. Et cela fut cause qu'elle me faisait tous les mauvais offices qu'elle pouvait, tant envers Palinice, de qui elle avait reconnu l'amour, qu'envers Florice, pour qui mon affection n'était que trop apparente. Mais il advint que ses contrariétés me furent utiles, et qu'elle fit plus pour moi que mes services peut-être n'eussent pu faire de longtemps, parce que Florice reconnut incontinent que Circène parlait avec passion, et cela était cause

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qu'elle ne lui ajoutait point de foi, et au contraire, considérant mes actions de plus près, elle commença de les trouver agréables, et peu à peu de s'y plaire. Et lors Amour prenant cette occasion, comme fin et rusé qu'il est, se glissa insensiblement dans son âme. Mais parce que je désirais de conserver Palinice, je ne fus pas sans peine. Et apprends, Silvandre, ceci de moi, dit-il, se tournant vers le Berger, qu'il n'y a rien que les femmes estiment davantage que ceux qui sont amoureux d'elles. - Ni qu'elles méprisent davantage, ajouta Silvandre, que ceux qui les délaissent pour quelque autre. - Ce fut aussi, continua Hylas, cette considération qui me fit résoudre de conserver l'amitié de toutes s'il m'était possible, mais ce fut en vain, d'autant que Florice avait trop de vanité, et trop bonne opinion de ses mérites, pour vouloir un cœur qu'il fallût partager avec quelque autre. Cette âme orgueilleuse voulut être seule maîtresse, et tant qu'elle ne m'aima guère, elle le souffrit, mais lorsqu'elle résolut de n'aimer que moi, il n'en fallut plus parler. Elle eut bonne grâce une fois qu'elle m'assurait de m'aimer. - Mais, lui dis-je, que ferons-nous de Téombre ? (comme voulant le lui reprocher). Elle me répondit incontinent pour me rendre la pareille : - Nous le donnerons à Palinice. J'entendis bien ce qu'elle voulait dire, et dès lors je lui jurai de n'aimer jamais que Florice, et que, si elle se voulait bannir de la vue de Téombre, je lui promettais de jamais ne regarder Palinice. - Non point, dit-elle, pource que vous

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m'en dites, mais parce que véritablement il me déplaît, je vous jure et proteste par la foi que vous devez avoir en moi, que jamais je ne l'aimerai, et que, s'il était bienséant, je me bannirais de sa vue ; mais cette action me blesserait plus que vous n'en sauriez avoir de satisfaction, comme vous jugerez bien, lorsque vous le considérerez. Depuis ce temps, elle se donna toute à moi, et moi, contre mon naturel, me donnai de sorte à elle que je me retirai de toute autre. Du matin jusques au soir je ne bougeais de son logis, sinon lorsqu'elle en sortait, et fallait bien que ceux qui la venaient visiter fussent personnes signalées, si nous interrompions nos discours. J'étais en toutes ses paroles, et elle en tout ce que je disais ; et semblait que nous ne sussions faire un bon conte sans nous nommer ou nous prendre l'un l'autre pour témoin. Jugez si Palinice et Circène trouvaient sujet de parler ! Cela fut cause que nous en prenant garde un peu trop tard, presque toute la ville était abreuvée de cette amour. Et d'autant que la renommée prend des forces en allant, on η en parlait de sorte au désavantage de Florice qu'enfin ce bruit parvint à ses oreilles, par le moyen de quelques-unes de ses amies qui l'en avertirent. Elle se repentit, mais trop tard, de s'être η conduite avec peu de prudence, et s'excusait, en m'en parlant, qu'elle n'avait jamais pensé de m'aimer tant qu'elle faisait, et que cela l'avait empêchée de prendre garde à ces visibles connaissances que nous donnions de notre

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bonne volonté, mais qu'à l'avenir, pour les cacher mieux, il ne fallait plus que je la visse que le soir, afin d'étouffer, s'il se pouvait, ce fâcheux bruit. Je m'y contraignis quelque temps pour lui complaire, mais parce qu'elle ne s'ennuyait guère moins d'être privée de ma vue que moi de l'être de la sienne, nous résolûmes de chercher quelque moyen pour être plus longuement ensemble. Après y avoir pensé quelque temps, elle me conseilla de faire semblant d'aimer quelques-unes de celles qui la voyaient plus familièrement, afin que sous ce prétexte je puisse demeurer auprès d'elle. Et lorsqu'elle y eut longtemps rêvé, enfin elle n'en trouva point une plus à propos que Dorinde, tant à cause qu'il y avait quelque alliance entre elles qui les rendait plus familières que parce que cette fille était assez belle, et non pas trop fine, encore que depuis elle prit bien de l'esprit et de la malice, comme je vous dirai. Et quoiqu'elle ne fût pas si belle que Florice, ni même si avantagée de biens et d'une suite de grands aïeux, si ne laissait-elle pas d'en voir beaucoup d'autres après elle qu'elle outrepassait, fût pour sa beauté, fût pour ses mérites.
  Le jour que je me déclarai son serviteur, ce fut celui que le peuple festoyait pour la restauration de leur ville faite sous Néron, après l'épouvantable embrasement η dont le feu du ciel, en une nuit, l'avait mise en cendre. En cette commune réjouissance, chacun s'efforçait de s'habiller le mieux qui lui était possible, tant pour assister aux sacrifices qui se

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faisaient à Jupiter restaurateur et aux Dieux Tutélaires, que pour se trouver aux jeux et spectacles publics. Dorinde, désireuse d'être remarquée, ne faillit de s'agencer de tous les meilleurs artifices avec lesquels elle pensa que sa beauté pouvait être accrue. Mais pour la conclusion de ce jour, que vous dirai-je, ma belle Phillis ? Vous particulariserai-je tous nos discours ? Ils seraient peut-être ennuyeux, et suffira que je vous fasse brièvement entendre que Dorinde ne partit point de l'assemblée que je ne lui eusse dit tant de choses de l'affection que je lui portais qu'elle commença de le croire. Ce fut ce même jour que je fis amitié avec un jeune chevalier nommé Périandre, homme à la vérité plein de civilité, de discrétion et de courtoisie. Celui-ci, m'ayant vu près de Dorinde et trouvant mon humeur à son gré, résolut de me rendre son ami ; et moi, de mon côté, désireux d'avoir des connaissances en ce lieu où je faisais dessein de demeurer longuement, puisque η l'amour le voulait ainsi, je le jugeai personne de mérite, et fus bien aise de l'avoir pour ami. Cela fut cause que nous étant rencontrés de même volonté, l'amitié fut plutôt contractée entre lui et moi que non pas avec Dorinde, quoique Florice de son côté y rapportât tout ce qui lui était possible, afin de mieux dissimuler. Mais la pauvrette η ne prévoyait pas qu'elle aiguisait un fer qui lui ferait une bien cuisante blessure ; parce que mon humeur n'étant pas de voir quelque chose de beau sans l'aimer peu à peu, je ne me donnai garde que je me trouvai

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amoureux aussi bien de Dorinde que de Florice. Toutefois j'aimais encore davantage Florice, comme à la vérité plus belle, et qui tenait plus de rang. Deux mois s'écoulèrent de cette sorte, et l'amitié de Périandre et de moi prit cependant un si grand accroissement que d'ordinaire on nous appelait les deux amis. Et parce que nous désirions de la conserver telle, afin de l'affermir davantage, nous allâmes au sépulcre η des Deux-Amants, qui est hors de la porte qui a pris son nom de la pierre coupée η. Et là, nous tenant chacun d'une main, et de l'autre l'un des coins de la tombe, nous fîmes, suivant la coutume du lieu, les serments réciproques d'une fidèle et parfaite amitié, appelant les âmes de ces deux amants pour témoins du serment que nous faisions, et pour justes punisseurs de celui qui manquerait aux lois de l'amitié. Après cette protestation, quelques jours se passèrent que l'un n'avait rien en l'âme qu'il ne le découvrît à l'autre. Il advint qu'un matin (parce que le plus souvent nous couchions ensemble) après avoir parlé quelque temps des affections des chères et belles Dames de la ville, en faisant le jugement tel que nous pouvait permettre la connaissance que nous en avions, il me demanda si je n'aimais rien. Et lui ayant répondu que oui, il me dit qu'avant que de me demander qui était ma Maîtresse, il voulait me découvrir la sienne. - Je veux, lui dis-je, être le premier en cette franchise, puisque vous avez été le premier à m'en parler. Et lors je lui racontai toute la recherche que

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j'avais faite à Dorinde depuis deux mois, sans lui parler en façon quelconque de Florice, tant parce que je l'aimais davantage, et qu'à cette occasion je désirais que cette amour fût secrète, que d'autant que je savais qu'un de ses parents la recherchait pour l'épouser. Aussitôt que je lui eus nommé Dorinde : - Comment, reprit-il, vous aimez Dorinde, Dorinde, qui est fille d'Arcingentorix ? - C'est celle-là même, lui dis-je, et vous assure qu'il y a plus de six mois que je la recherche. - Ah Dieu ! s'écria-t-il, comme l'amour m'a cruellement traité ! Et après s'être tu quelque temps : - Je vous jure, dit-il, et vous proteste que c'est la même, à qui l'amour m'a donné il y a longtemps. Me pouvait-il advenir un plus grand malheur, puisque la mort m'est aussi douce que de m'en retirer, et que c'est offenser notre amitié de continuer ! Je fus fort étonné, lui oyant tenir ce langage ; car, encore que je l'aimasse, si est-ce que je me fâchais de lui laisser Dorinde, de qui l'amour me chatouillait de nouveaux désirs. Et pour ce, après avoir tenu les yeux contre le ciel du lit quelque temps, comme une personne interdite, enfin je lui parlai de cette sorte : - Mon frère, puisque cette amour est née en nous avant que notre amitié, tant s'en faut que notre amitié s'en doive plaindre, qu'au contraire elle la doit tenir comme un témoignage de la conformité de nos humeurs, par laquelle nous avons été poussés à aimer une même chose. Mais n'y ayant point eu d'offense par le passé, il faut que notre prudence empêche qu'il n'y en ait point

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aussi à l'avenir. Et pour couper chemin à tout ce qui en peut être, voyons à qui cette belle dame demeurera. De penser que notre amitié nous la fasse quitter l'un à l'autre, ce serait une tyrannie, et non pas une amitié ; de croire aussi que nous puissions être amis et rivaux, c'est une folie. Que faut-il donc que nous fassions ? Remettons le tout à la raison, et voyons lequel elle aime le plus, et me dites par le serment que nous avons fait sur la tombe des Deux-Amants si vous reconnaissez qu'elle vous aime, et quel témoignage elle vous en a donné. Il me répondit : - Je vous jure, mon frère, que je ne vous mentirai jamais, ni en ceci, ni en chose quelconque que vous vouliez savoir de moi, non pas même quand il y irait cent fois de ma vie. Sachez donc qu'il est impossible que je vous puisse assurer si elle m'aime, étant si discrète que sa modestie cache tout ce qu'elle en pourrait avoir en l'âme. - Or puis, lui dis-je, que nous sommes en cet état (car je ne reconnais encore rien en elle qui me soit plus avantageux qu'à vous), jurons par notre amitié l'un à l'autre, et appelons à toutes les divinités qui vengent plus rigoureusement le parjure, que le premier de nous qui retirera plus d'amitié d'elle, et qui en rendra plus de témoignage à l'autre, la possédera tout seul. Par ce moyen nous n'offenserons point notre amitié, puisque la raison sera celle qui ordonnera de cet affaire, étant très raisonnable qu'à celui qu'elle aimera le plus, l'autre la quitte et la délaisse. - Je trouve, répondit Périandre, que votre proposition est fort juste, car de s'en départir à cette heure,

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ce serait faire un trop violent effort à notre volonté ; ce que nous ne ferons pas, lorsque celui qui se verra méprisé s'armera du dédain et du dépit contre les forces de l'Amour. Et je jure tous les Dieux de n'y contrevenir jamais.
  Or, gentil Paris, considérez quel est le naturel de la plupart des hommes ! Avant que Périandre m'eût déclaré son affection, j'aimais certes Dorinde, mais beaucoup moins que je ne fis depuis ; et sembla que, comme le brasier s'augmente par l'agitation du vent, de même mon affection prit beaucoup plus de violence par la contrariété η de celle de Périandre. Cela fut cause que je me donnai à elle plus qu'auparavant ; mais l'ayant recherchée quelques jours sans effet, et craignant que Périandre, pour être de la ville et avoir beaucoup de parents des plus remarquables du lieu, ne s'avançât plus en ses bonnes grâces que moi, je me résolus de le prévenir, et attacher, comme on dit, de la peau du Renard ηdéfaillait celle du Lion. Je recourus donc à la ruse, me semblant qu'en amour toutes finesses sont justes.
  Je fis faire secrètement un miroir de la grandeur de la main, que je fis enrichir autant qu'il me fut possible, soit par l'émail qui était mis sur l'or, soit par les découpures des chiffres qui en augmentaient et la valeur et la beauté ; et après m'être fait peindre le plus au naturel qu'il fût possible au renommé Zeuxide η, je fis mettre mon portrait entre la glace et la table d'or qui la soutenait sans qu'il y eût moyen de l'ouvrir, de peur qu'on ne vînt à découvrir

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mon artifice. Et puis, m'accostant d'une vieille femme qui gagnait sa vie à porter vendre des dorures et pierreries dans les maisons particulières, je lui fis entendre que j'avais envie de tirer de l'argent de ce miroir, et qu'elle η me ferait plaisir si elle le pouvait vendre. Et m'ayant promis qu'elle y travaillerait, je lui dis que j'en avais promptement affaire, et que si elle savait quelqu'une de ses amies qui le voulût, je le lui laisserais à quelque prix que ce fût. Elle me répondit que jamais les choses qui se faisaient à la hâte n'étaient bien, que toutefois elle tâcherait de m'y servir. De cette sorte, elle s'en va avec mon miroir. Mais elle ne fut pas plutôt sortie de mon logis que je la renvoyai quérir, lui disant que quand elle n'en trouverait pas la moitié de ce qu'il valait, elle le donnât, d'autant que j'étais pressé. - Mais avant que de le porter ailleurs, allez chez Arcingentorix, lui dis-je, j'ai su qu'il y a une fille qu'il aime fort ; peut-être sera-t-il bien aise de lui faire ce présent. - Je vous jure, me répondit-elle, que c'était à lui à qui je faisais dessein de le présenter avant qu'à tout autre, parce qu'il y a longtemps que je fréquente en sa maison. - Or, lui dis-je, allez-y donc, et avant que de le porter ailleurs, sachez-moi dire η ce que le père ou la fille en voudront donner. Il ne sert à rien que je vous aille racontant les allées et venues de cette femme ; tant y a que ma ruse réussit, de sorte que Dorinde l'acheta, tant pour sa beauté que pour le bon marché, n'en donnant pas le tiers de ce qu'il valait. Étant donc mes affaires ainsi bien disposées,

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cinq ou six jours après que je le vis à sa ceinture, et qu'elle le chérissait fort, tant pour sa beauté, que, suivant le naturel de plusieurs, qui, ayant nouvellement recouvré quelque chose, l'ont beaucoup plus chère, je jugeai qu'il était nécessaire de parachever mon dessein promptement, parce qu'il était à craindre que, le verre étant fragile, ne vînt à être cassé, et que mon portrait ne se découvrît. Pour prévenir donc cet inconvénient, trouvant Périandre en commodité, je m'enquis de lui s'il n'avait rien avancé auprès de Dorinde. À quoi franchement il me répondit qu'il n'avait non plus de connaissance de sa bonne volonté que le premier jour qu'il l'avait vue ; qu'il ne savait s'il en devait accuser le naturel d'elle, ou le peu de mérite qui était en lui, ou son trop de malheur ; toutefois, ce qui lui donnait quelque espèce de contentement, c'était de voir qu'elle traitait de même avec tous les autres. - N'accusez point, lui dis-je, mon frère, ni votre peu de mérite, ni le naturel de Dorinde, car vous méritez beaucoup plus que cette fortune, et elle n'est pas insensible aux coups d'Amour ; mais l'affection qui la possède est cause de cette froideur, et envers vous et envers tout autre. Et afin de vous sortir d'erreur, encore que je sache que cela pour le commencement vous déplaira, si ne laisserai-je de vous en dire la vérité. Soyez assuré, mon frère, lui dis-je en l'embrassant, et le baisant à la joue, que je la possède de sorte qu'elle ne voit que par mes yeux. Il est vrai que je ne vis de ma vie une plus sage ni plus discrète

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amante que celle-là, car elle a tant de peur que sa passion soit connue que jamais en public elle ne tourne la vue vers moi qu'elle n'y soit contrainte par les lois de la civilité. Mais lorsque nous sommes en particulier, si vous voyiez les caresses extraordinaires qu'elle me fait, vous admireriez le commandement qu'elle a sur elle-même de n'en faire point de démonstration ailleurs. Et afin que vous ne pensiez pas que ce soit un conte inventé, encore que l'amitié qui est entre nous doive effacer toute telle méfiance, si vous en veux-je donner une connaissance qui vous assurera assez de tout ce que je vous dis. Mais je vous conjure par notre amitié (puisque ce que je vous en dis n'est que pour vous ôter de la tromperie en quoi sa froideur vous retient) que vous ne me découvriez jamais ; car cela ne vous pourrait profiter, et serait cause de me ruiner envers elle. Et lors, me l'ayant juré, je continuais : - Avez-vous point pris garde à un miroir qu'elle porte à la ceinture depuis quelques jours ? Et m'ayant répondu que oui : - Or, lui dis-je, elle le porte pour l'Amour de moi ; et afin que vous n'en puissiez point douter, la première fois que vous serez auprès d'elle, cassez-en la glace et en ôtez un petit papier qui est entre deux, vous y trouverez dessous mon portrait. Il n'y a point de doute qu'elle sera bien marrie que vous l'ayez vu ; mais l'amitié que je vous porte m'oblige de vous découvrir ce secret afin que vous sortiez de peine. Périandre, m'oyant tenir ce discours, demeura aussi immobile que s'il eût vu le visage de

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Méduse, et après avoir quelque temps rêvé sur ce que je lui disais, il conclut que, si cela était, il n'y avait point de difficulté qu'il me la devait quitter et s'en retirer entièrement. Et pour en savoir promptement la vérité : - Encore, me dit-il, que je ne doute de vos paroles, si serai-je bien aise de me retirer de son service avec connaissance de cause, en sorte η qu'elle ne me puisse accuser de légèreté. Il sort donc à l'heure même, et la va trouver en son logis, où de fortune Arcingentorix ni sa femme n'étaient point, mais Dorinde seulement, qui était demeurée pour entretenir deux jeunes dames qui l'étaient venues visiter. Elle qui véritablement aimait mieux Périandre que pas un de tous ceux qui la recherchaient, quoiqu'elle en fît peu de démonstration ; aussitôt qu'elle l'aperçut, elle l'alla recevoir avec sa courtoisie accoutumée. Mais lui qui était déjà prévenu d'une très mauvaise opinion, jugeant que tout ce qu'elle en faisait n'était que par feinte, commençait déjà de lui vouloir mal, et ne regardait toutes ses actions qu'avec dédain. Presque au même temps qu'il fut arrivé, ces dames s'en allèrent. Et parce que Dorinde était innocente de la faute dont en son âme il l'accusait, il s'étonnait de voir la franchise dont elle traitait avec lui. Mais ne pouvant plus s'arrêter en ce lieu où il lui semblait être tant indignement trahi, il voulut voir si j'avais η dit vérité. Il lui prend donc son miroir, faisant semblant de le trouver beau ; et parce qu'il était debout et appuyé contre la table, il feignit de se laisser emporter au discours qu'il

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lui tenait, et, tournant le bras, le mit entre lui et un des coins. Au bruit que fit la glace en se rompant, il fit semblant de tressaillir, comme l'ayant fait par mégarde. Et voyant que le verre était rompu : - Je vous en demande pardon, dit-il, ma Maîtresse, et je suis obligé, par ma faute, d'y faire mettre une autre glace. Elle lui répondit que c'était peu de chose, et que cela ne méritait pas qu'il en prît la peine. Et à ce mot elle tendit la main pour le reprendre, mais lui, ayant opinion qu'elle ne le lui voulait laisser de peur qu'il ne vît le portrait qui y était, s'y opiniâtrait davantage. Et en cette dispute il ôta toute la glace, et ensemble le petit papier, et lors il vit que je lui avais dit vrai. Encore qu'il eût bien déjà cru à mes paroles, si est-ce que, voyant mon portrait, il demeura si surpris qu'il ne sut parler de quelque temps ; mais l'étonnement de Dorinde ne fut pas moindre. Périandre, qui, sans parler, regardait quelquefois la peinture et puis Dorinde, considérant l'étonnement de cette fille, eut opinion que c'était pour mieux feindre, et par ce transporté d'un puissant dépit : - Je dirai partout, lui dit-il, que vous êtes nonpareille, soit à bien aimer, soit à être secrète, mais plus encore à savoir dissimuler. - Périandre, lui dit-elle, si j'étais la première qui eût été trompée, j'aurais bien de la honte de le confesser, mais croyez-en ce qu'il vous plaira, si vous ferai-je tel serment que vous voudrez que j'étais aussi ignorante de ce que je vois que vous m'en voyez étonnée. - Les Dieux ne punissent jamais,

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dit-il, les serments de ceux qui aiment ; c'est pourquoi je n'en veux point de vous que je sais être de ce nombre. Mais, d'autant que vous êtes la première de qui l'humeur m'a déçu, je veux laisser la place à quelque autre, afin que pour le moins j'aie ce contentement de n'être pas le dernier que vous tromperez, m'assurant bien que vos froideurs et dissimulations me donneront bientôt plusieurs compagnons. Et à ce mot il s'en alla avec plus de dépit et de colère qu'il n'en faisait η paraître, d'autant que sa modestie lui lia la langue. Dorinde fit bien tout ce qu'elle put pour le détromper, mais c'était lui persuader davantage qu'elle dissimulait. Il s'en alla donc de cette sorte ; mais ne pouvant si tôt se départir de son amitié, comme il était contraint pour observer le serment que nous en avions fait, il se résolut de s'éloigner, ne jugeant pas qu'il y eût un meilleur moyen pour vaincre cet amour que l'absence, qui toutefois ne lui servit de guère, ainsi que je vous dirai ci-après.
  Me voilà donc heureusement venu à bout de mon dessein, ayant la place libre. Mais quand je voulus aller voir Dorinde, gentil Paris, que ne me dit-elle point ! Elle avait envoyé vers celle qui lui avait vendu le miroir, et la contraignit de lui dire de qui elle l'avait eu, et sachant que ç'avait été de moi, je ne vous saurais représenter la grandeur de sa colère. - Perfide et trompeur, me dit-elle, comment avez-vous eu le courage d'offenser si mortellement une personne qui ne vous en a

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jamais donné occasion ? Comment, après une si grande offense, avez-vous l'effronterie de vous trouver devant ses yeux ? Je m'étais déjà bien préparé à ces reproches, mais encore ne les puis-je supporter sans rougir, et parce que je savais bien que de vouloir les arrêter d'abord, c'était s'opposer à la furie d'un torrent impétueux, je pensai qu'il était à propos de laisser un peu écouler son juste courroux avant que de lui répondre. Et quand elle eut dit tout ce que je pensais qu'elle eût pu dire, je lui répondis de cette sorte : - Je ne me plains nullement des reproches que vous me faites, car j'avoue que vous avez plus de raison d'en user ainsi contre moi que si vous faisiez autrement. Mais je me plaindrai bien avec sujet de l'Amour, qui, ayant mis tant de feux dans mon âme pour vous, vous a laissée si gelée η pour moi ; puisque, s'il eût été juste, il eût en quelque sorte alenti ma trop ardente affection, et je n'eusse pas été contraint de vous offenser, et eût un peu réchauffé cette grande froideur qui vous fait trouver si mauvaise la ruse avec laquelle j'ai chassé un rival d'auprès de vous. Mais je vois bien que vous me direz que je suis bien novice η en Amour puisque je demande la raison en ce qu'il fait. Il est vrai que je vous répondrai que, s'il est ainsi, vous avez encore plus de tort, belle Dorinde, de vous plaindre de mes actions, si, étant produites par l'Amour, vous voulez toutefois qu'elles soient réglées à la raison η. J'avoue que j'ai failli contre la raison, mais

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je nie que ce soit contre l'Amour, et par ainsi recevez-moi, non pas comme raisonnable mais comme amoureux, et d'autant plus déraisonnable que je suis plus vivement atteint et possédé d'Amour.
  Ces paroles, proférées avec toute l'affection qu'il m'était possible, firent enfin si grand effort en son âme que quelques jours après elle me remit toute l'offense que je lui avais faite. Et voyez comme le malheur est quelquefois profitable ! Il advint depuis que ce qui avait été cause de sa colère le fut d'augmenter sa bonne volonté ; car considérant l'artifice dont j'avais usé, elle eut opinion que véritablement je l'aimais. Et cette connaissance fut cause que Téombre fut encore sans Maîtresse, car elle se donna entièrement à moi, si bien qu'il semblait que je n'aimasse que pour le faire haïr, et toutefois j'aimais encore beaucoup davantage Florice que Dorinde. Il est vrai que quand Dorinde commença de me favoriser plus que de coutume, je commençai aussi de l'aimer davantage, car rien n'augmente tant mon affection que les faveurs.
  Vivant donc de cette sorte avec toutes deux, Florice commença d'entrer en quelques soupçons, d'autant que le bruit commun de cette affection était trop grand. Cela fut cause qu'un jour elle m'en parla avec quelque sorte d'altération. Et moi qui véritablement l'aimais lui jurai tout ce qu'elle voulut : que ce n'était que son commandement η qui me faisait voir Dorinde ; qu'à la vérité, étant auprès d'elle, je lui faisais

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expressément paraître toute la bonne volonté qu'il m'était possible afin que le dessein que nous avions fût mieux couvert ; que si elle trouvait bon que je ne la visse plus, elle m'éviterait une grande corvée, et si elle se regardait en son miroir, et qu'après, elle daignât jeter les yeux sur Dorinde, cette vue l'assurerait plus que toutes mes paroles. Bref, je lui en sus tant dire qu'enfin je la remis en bonne opinion de moi ; si fallut-il toutefois lui promettre que je lui donnerais toutes les lettres que Dorinde m'écrivait. - Voyez-vous, me dit-elle, ne me promettez point une chose que vous ne me vouliez tenir ; car ce serait me perdre du tout, si je venais à reconnaître quelque manquement de parole. - Jamais, lui dis-je, je ne contreviendrai à chose que je promette à qui que ce soit, mais moins à Florice qu'à tous les Dieux ensemble. Nous voilà donc remis mieux que nous n'avions point été. Et parce que véritablement je n'avais rien de plus cher que Florice, et que toutefois je ne laissais pas d'aimer Dorinde et de me plaire en sa compagnie, et même aux faveurs que je recevais d'elle, bientôt après j'usai d'une si grande recherche que tout ainsi que cette dernière recevait des lettres de moi, de même m'en écrivait-elle ; et soudain je les portais à Florice qui les lisait et les gardait soigneusement.
  À ce mot, Hylas voyant que Silvandre, s'approchant de Diane, lui disait quelque chose à l'oreille, et qu'après ils souriaient ensemble, interrompit le fil de son discours pour répondre

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à ce qu'il eut opinion qu'il avait dit. - Vous riez, lui dit-il, Silvandre, de ce qu'aimant Florice, toutefois je me plaisais auprès de Dorinde ? Vous en pouvez faire de même de ceux qui, éloignés de chez eux, passent les nuits entières dans les logis où leurs journées s'adressent. Car si je rencontre le long du chemin qui me conduit aux félicités de Florice quelque contentement ou soulagement en la vue et conversation de Dorinde, contreviendrai-je aux lois de la raison si je les reçois, et votre austérité dénaturée ordonnera-t-elle que je refuse le bien que les Dieux m'envoient ? Et parce que Silvandre, pour ne l'interrompre, ne voulut point répondre, Hylas, ayant quelque temps attendu, enfin voyant qu'il ne disait mot, après avoir hoché la tête, reprit de cette sorte le discours qu'il avait laissé :
  Or voyez ce qui advint de ces Amours. La conversation ordinaire que j'eus avec Dorinde commença de me la faire aimer davantage, et d'autant qu'une faveur reçue de bonne volonté en attire une plus grande, elle me donnait tous les jours de plus clairs témoignages de son amitié, qui fut cause que les lettres, changeant aussi de style, devinrent plus affectionnées que de coutume. Cela fut cause que je n'en donnais plus à Florice que fort rarement, et encore de celles qui avaient moins d'apparence de bonne volonté, gardant finement les autres. Je vécus de cette sorte quelque temps avec plus de plaisir que je ne saurais raconter, étant bien vu de toutes les deux. Mais d'autant que

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les Dieux ordonnent que les plus grands contentements des hommes soient le plus aisément altérés, et se perdent plus facilement, ce bonheur ne me dura guère, parce qu'il advint qu'un jour, fouillant dans ma poche en la présence de Florice et de quelques autres de ses compagnes, elle y entrevit deux ou trois petites lettres pliées de la même sorte qu'étaient celles que je lui avais données de Dorinde. Elle soupçonna incontinent la vérité, aussi y avait-il quelques jours que je ne lui en avais point donné, et dès lors, se figurant qu'elle était trompée, résolut de me les dérober. Et parce que je n'y prenais pas garde, elle les prit fort aisément dans ma poche, cependant que je parlais aux autres, qui même faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour m'abuser, et lui donner plus de commodité de faire son larcin, ayant opinion que ce n'était que pour me les faire chercher. Elle les prit donc si dextrement que je n'en sentis rien, et les ayant cachées : - Quand je m'en serai allée, dit-elle à une de ses compagnes, vous lui pourrez faire savoir que je les ai prises, si vous voyez qu'il en soit trop en peine. Ce qu'elle disait pour m'en η donner davantage. Elle partit incontinent, et ne fut plutôt arrivée en son logis que se renfermant dans son cabinet, elle les jeta toutes sur la table, et trouva qu'il y en avait cinq, dont les unes paraissaient fraîchement écrites, et les autres de plus longue main. La première qu'elle prit, qui toutefois était la dernière écrite, se trouva telle :

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LETTRE
DE DORINDE À HYLAS.

i_562Je m'y trouverai, puisque vous le voulez ainsi ; aussi serait-il bien malaisé que vous y fussiez sans moi, puisque je ne suis jamais sans vous. Mais ressouvenez-vous d'avoir aussi bien les yeux sur ma réputation que sur notre contentement. Quant à moi, lorsque je sais que vous voulez quelque chose de moi, je suis aveugle pour toute autre considération. C'est donc à vous à y prendre garde, si vous m'aimez. Et adieu jusques à ce que je voie celui qui est aimé de moi et qui m'aime, si pour le moins les Dieux me veulent rendre contente.

Quelle pensez-vous, ma belle Phillis, que devint Florice quand elle lut cette lettre ? Elle demeura tellement hors d'elle-même qu'elle ne savait si c'était songe ou non. Enfin, sans dire un seul mot, elle mit la main sur la première qu'elle rencontra, qui fut telle :

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LETTRE
DE DORINDE À HYLAS.

i_562Je crois de votre affection encore plus que vous ne m'en dites. Mais pourquoi ne m'aimez-vous autant que je vous aime ? Vous jurerez sans doute que vous m'aimez davantage. S'il est ainsi, pourquoi n'avez-vous aussi bonne opinion de mon amitié que j'ai de la vôtre ? Il ne sert à rien de dire que les femmes ne savent point aimer ; car vous avez tant d'expérience du contraire que vous êtes le plus incrédule de tous les hommes si, par mes effets, vous ne croyez à mes paroles.

Voici la troisième qu'elle rencontra :

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LETTRE
DE DORINDE À HYLAS.

i_683Je vous envoie ce portrait η que vous avez désiré de moi, non pas pour vous faire perdre personne que vous ayez acquise, comme vous me fîtes autrefois avec un semblable présent, mais pour vous assurer que vous avez autant de puissance sur celle qui le vous envoie que sur la peinture même que je vous remets entre les mains. S'il m'était permis, je serais aussi souvent avec vous qu'elle sera heureuse en cela plus que moi, et moins heureuse seulement en ce qu'elle possédera ce bien sans le connaître, que, sans le posséder, j'estime plus que ma vie.

  Jetant alors cette lettre de dépit sur la table, et de colère poussant les autres loin d'elle, elle se recula d'un pas, et se nouant les bras η l'un dans l'autre, tint quelque temps les yeux fermes η dessus ; et puis, comme revenant d'un profond sommeil : - Ô Dieux ! dit-elle, est-il possible que ce que je vois soit véritable ? Se peut-il faire, Hylas, que tu m'aies trahi ? Est-il vrai que tu te sois si longtemps moqué de moi,

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et que je n'aie eu de vue pour remarquer tes trahisons ? Et se taisant encore pour quelque temps, tout à coup elle frappa des deux mains sur la table : - Il ne sera pas vrai, perfide, que ta trahison demeure impunie, je la découvrirai pour le moins à celle pour qui tu l'as commencée, encore que tu l'aies parachevée en moi, et peut-être se rendra-t-elle sage à mes dépens. Elle n'eût plus tôt fait ce dessein que ramassant ces lettres, et prenant en sa liette les autres que je lui avais données, elle s'en alla trouver Dorinde, la pria d'aller en son cabinet, où étant : - Ma belle parente, lui dit-elle, (car c'était ainsi qu'elle la nommait) je vous veux rendre une preuve d'amitié qui n'est pas petite, mais je vous conjure de vous en servir avec prudence. Il y a quelque temps que Hylas vous recherche, et vous avez cru d'être aimée de lui. Je viens ici pour vous détromper, et vous faire voir qu'il vous abuse. À ce mot, Dorinde rougit, et voulant en faire la froide. - Non, non, dit Florice, ne pensez pas, ma parente, de pouvoir me cacher ce que je sais mieux que vous. Je dis mieux, car vous savez seulement votre intention, et vous ignorez la sienne, au lieu que je les sais toutes deux. - Vraiment, dit Dorinde, si cela est, vous êtes bien savante. Mais que savez-vous de moi ? - Je sais, dit-elle, que vous l'aimez, que vous lui avez envoyé votre peinture, et que vous recevez les assignations qu'il vous donne. Dorinde, qui se sentit convaincue par la vérité, n'ayant pas l'effronterie de le nier, baissa les yeux, et, rougissant encore davantage, se mit, de

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honte, la main sur le visage. - Qu'il ne vous ennuie point, Dorinde, continua-t-elle alors, que ces choses me soient connues, et au contraire, réjouissez-vous que le tout soit tombé entre mes mains, et non point entre celles de quelque autre qui vous eût moins aimée. Et à l'avenir, retirez-vous, si vous aimez votre honneur, de l'amitié de cet homme qui ne vous recherche que pour se vanter des faveurs que vous lui faites, et à l'aventure, pour en feindre plus qu'il n'y en a pas. Il y a eu autrefois quelque familiarité entre lui et moi ; cela a été cause η, et faut croire que ç'a été pour votre bonheur, qu'il s'est adressé à moi. Je ne crois pas que vous ayez dit une seule parole qu'il ne m'ait racontée. Et parce qu'il serait trop long de les vous η redire, voyez, lui dit-elle, voici la plupart des lettres que vous lui avez écrites, que vous ferez fort bien de brûler, afin qu'il ne s'en puisse prévaloir. Dorinde, les ayant prises et reconnues, avoua librement qu'elle avait cru d'être aimée de moi, et que cela l'avait obligée à tout ce qu'elle avait fait, mais qu'à l'avenir elle me haïrait au double de ce qu'elle m'avait aimé, qu'elle lui avait une infinie obligation de cet avertissement, et qu'elle montrait en cela qu'elle méritait d'être aimée et servie de tout le monde, puisqu'elle était si bonne amie. Et après, se mettant aux injures contre moi, il n'y eut mal que toutes deux n'en disent, mais beaucoup plus Dorinde, comme celle qui était, ce lui semblait, la plus offensée.

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  Or Florice s'étant vengée de moi selon ses désirs, s'en retourna en son logis, résolue de ne m'aimer jamais, voire de ne me voir jamais s'il lui était possible. Mais lorsque ce premier mouvement fut un peu passé, et qu'elle vint à se remettre en mémoire les discours que Dorinde et elle avaient tenus, elle se ressouvint que quelque affection que j'eusse eu pour Dorinde, je ne lui avais point toutefois parlé de l'amitié que je portais à Florice, ni d'aucune faveur que j'eusse reçue d'elle. Et tirant argument de là que je l'aimais encore plus que Dorinde, elle commença de se repentir de m'avoir fait une si grande offense, car elle croyait bien que si j'eusse découvert quelque chose d'elle à l'autre, qu'elle n'eût pas failli de le lui dire en cette occasion. Et plus elle s'arrêtait sur cette pensée, et plus elle se repentait de sa promptitude. Car, disait-elle, s'il l'a vue, j'en suis cause, s'il l'a recherchée, je le lui ai commandé, si elle l'a aimé, c'est parce qu'il est aimable, s'il a reçu les faveurs qu'elle lui a faites, ç'a été au commencement pour mieux dissimuler, et enfin parce qu'étant jeune il n'y en a guère de son âge qui refusent telles fortunes. Que s'il me les a dissimulées, c'est qu'il a cru que je m'en fâcherais, ou que je les déclarerais, et tout homme d'honneur est obligé de conserver la réputation de celles qui l'obligent. Mais qu'il ne m'ait toujours aimée davantage qu'elle il n'y a point de doute, puisque, parmi toutes les faveurs qu'il en a reçues, il ne lui a jamais parlé de notre amitié. Ces pensées enfin la contraignirent de

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se condamner tout à fait coupable, et d'avoir un extrême repentir de la faute qu'elle avait faite, lui laissant un très grand désir de raccommoder ce qu'elle avait défait. Au contraire, Dorinde, justement animée contre moi, brûlant toute de courroux et de dépit, après s'être noyée le sein de pleurs, proféra seule η dans son cabinet toutes les plus cruelles paroles que la douleur lui mit en la bouche. Et de fortune, ainsi qu'elle essuyait ses yeux, j'arrivai chez elle. Et parce qu'elle m'ouït marcher, et qu'elle se douta bien que c'était moi, elle courut pousser la porte qu'elle avait laissée ouverte quand Florice était sortie, et que, depuis, elle ne s'était pas souvenue de refermer tant elle avait l'esprit ailleurs. Mais elle ne le put faire si promptement que je ne visse ses yeux encore rouges de force de pleurer. Et lorsque je m'étonnais et de ses larmes et de ce qu'elle me refusait l'entrée, elle rouvrit le cabinet, et m'appelant par mon nom et se mettant sur l'entrée : - Et bien, dit-elle, méchant et traître que tu es, ne te contentes-tu point encore de tes perfidies, ou si tu en desseignes de nouvelles à mon dommage ?
  Et parce que je ne lui répondais rien étant si surpris d'étonnement que je ne pouvais parler : - Peut-être, dit-elle, ingrat et perfide, voudras-tu nier ta méchanceté ? Ah ! dit-elle, en me montrant ses lettres, ressouviens-toi à qui tu as donné ces témoignages de ma facile créance, et sois certain que pas une de tes trahisons ne m'est inconnue, et que cela a fait que tu n'auras

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jamais une plus cruelle ennemie ! Et à ce mot, me donnant de la main contre l'estomac, me poussa hors de la porte qu'elle ferma sur elle d'une si grande promptitude que je ne l'en pus jamais empêcher. C'est sans doute, ma belle Maîtresse, que je m'en allai, voyant qu'elle ne me voulait point ouvrir, le plus confus homme du monde, mais de telle sorte animé contre Florice que j'eusse acheté bien chèrement un moyen de lui faire déplaisir, car j'avais su que c'était elle qui m'avait pris mes lettres ; je voyais à cette heure qu'elle les avait données à Dorinde pour me déplaire. Je jugeai bien que ce n'était que l'envie, ou plutôt la jalousie, qui lui avait fait commettre cette faute contre notre amitié ; et pensant qu'il n'y aurait rien qui lui fâchât davantage que de voir que je l'eusse quittée pour Dorinde, je me résolus, par dépit, de me départir entièrement d'elle et de me donner tout à fait à l'autre. La difficulté était de rapaiser Dorinde, mais j'avais fait résolution de souffrir toute rigueur et tout dédain d'elle plutôt que je ne me vengeasse de Florice.
  En ce dessein, après que quelques jours se furent écoulés, je trouvai moyen de surprendre Dorinde en son cabinet ; car le déplaisir qu'elle avait reçu la faisait demeurer plus retirée qu'elle ne soulait. Et ayant poussé η la porte sur moi, je me jetai si promptement à genoux qu'elle n'eut pas le loisir de s'en aller. Et là, après plusieurs pardons que je lui demandai, je lui déclarai la vérité : à savoir, que Florice m'ayant longuement aimé, afin de tenir notre amitié

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plus secrète, m'avait commandé de faire semblant de la rechercher, qu'au commencement je l'avais fait par feinte, et qu'en ce temps-là je lui portais toutes ses lettres ; mais depuis, venant à l'aimer à bon escient, que je ne lui en avais plus donné. - Ah ! menteur, me dit-elle, et ne m'a-t-elle pas apporté les dernières que je t'ai écrites ? - Il est vrai, lui répondis-je, qu'elle les a eues, mais c'est parce qu'elle me les a dérobées. Et si vous ne m'en croyez, demandez-le à celles qui lui virent faire ce larcin. Et lors je lui nommai les deux qui l'avaient vu et qui me l'avaient dit. Et cela a été cause que se voyant elle-même punie par sa propre invention, elle vous a déclaré ce qu'elle a cru qui pouvait rompre notre amitié. Mais amour n'est-il pas bien juste de lui avoir fait souffrir le mal qu'elle vous avait préparé ? Et n'était-elle pas bien outrecuidée de penser que l'on peut faire semblant de vous aimer, et se servir de votre beauté pour couvrir l'amitié qu'on lui porterait ? Je ne veux point que les Dieux me soient jamais favorables si je ne la hais comme la chose du monde que je crois la plus haïssable, et si je ne vous aime comme la seule personne de qui je désire les bonnes grâces. Ne veuillez que cette jalousie obtienne davantage par sa médisance sur vous que mon affection, et que le dépit qu'elle a eu d'avoir été dédaignée pour vous ne me nuise, au lieu que cette considération me devrait profiter. Je lui tins encore quelques autres semblables paroles, avec lesquelles je n'eus pas d'abord ce que je désirais.

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Mais je la disposai bien, de sorte qu'après avoir vérifié le larcin que Florice avait fait de ses lettres, elle me pardonna, et peu après renoua notre amitié de plus étroites obligations encore que les premières, ce qui me retira de sorte de Florice, que je ne faisais pas seulement semblant de l'avoir jamais vue. Et en cela je ne me contraignais nullement : car il était très véritable qu'encore qu'elle fût plus belle que Dorinde et beaucoup plus relevée, si est-ce que le dépit m'avait si bien changé les yeux que cette beauté ne m'était point agréable, et que je la méprisais.
  Elle le supporta quelque temps, feignant de ne s'en soucier, et s'efforçait de faire paraître que mes actions lui étaient indifférentes ; mais enfin il fallut venir aux regrets et au repentir de m'avoir perdu. Et d'autant qu'elle savait bien que je l'avais aimée, et qu'une affection ne se perd pas aisément, elle crut que si elle faisait semblant d'en aimer quelque autre, cela sans doute me rappellerait, et ferait revenir vers elle. Elle fit donc ce dessein, et cherchant en elle-même à qui elle se pourrait adresser pour me le faire croire plus aisément, elle n'en trouva point de plus à propos que Téombre, tant parce qu'elle jugeait qu'il serait plus disposé à recevoir de l'amour que d'autant que je le croirais plus tôt, sachant bien qu'elle en avait autrefois été aimée. Elle commence donc de faire bonne chère à Téombre, lui parle, et montre de se plaire à tout ce qu'il dit et qu'il fait, et quand elle voit que je m'en prends garde, c'est

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lorsqu'elle en fait plus de cas, et qu'elle a plus de secrets à lui dire. Je remarquai incontinent ce renouvellement d'amitié, et le dis à Dorinde, qui en riait avec moi, voyant que Téombre s'y rembarquait. Et d'autant que Florice ne voyait point que je revinsse comme elle s'était figuré, elle augmenta les faveurs qu'elle lui faisait de sorte que plusieurs, ne pouvant approuver cette vie, le dirent à ses parents, d'autant que le bruit de cette affection était si grand qu'il ne se pouvait plus cacher, à quoi elle avait été contrainte, parce que, pour me faire voir ses actions, il fallut qu'elle en fît de grandes démonstrations, et qu'au lieu de les cacher comme c'est l'ordinaire, elle les découvrît à la vue de chacun, voire s'étudiât de les faire paraître, autrement elles m'eussent été inconnues, pour ce que je ne la voyais plus qu'en public, et bien souvent encore, étant en ces lieux-là, je ne faisais pas semblant de la voir. Or son père étant averti, comme j'ai dit, de cette amour, l'en tança infiniment, et plus encore sa mère, qui, par toute la contrée, avait toujours été un exemple d'honneur et de chasteté. Elle usa au commencement d'excuse ; mais enfin, ne pouvant plus se couvrir, elle l'avoua, et dit qu'il était vrai que Téombre la recherchait, et qu'elle ne pouvait pas empêcher qu'on ne l'aimât. Mais la mère qui, en quelque sorte que ce fût, ne voulait approuver cette vie, lui répondit pleine de colère que Téombre ne donnait pas tant de connaissance d'être amoureux d'elle qu'elle d'être amoureuse de lui. À cela, Florice, toute confuse,

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répondit que Téombre la recherchait avec tant d'honneur qu'elle ne pouvait moins faire que de recevoir son amitié de cette sorte, puisque c'était pour l'épouser. - Si cela est, répondit incontinent son père, faites qu'il nous en prie, autrement nous dirons que vous l'avez inventé pour vous excuser.
  Elle, qui véritablement craignait et son père et sa mère, et qui, outre cela, avait toujours vécu avec beaucoup de réputation, pensa être nécessaire que Téombre tînt quelque propos de mariage à ses parents, sans toutefois qu'elle eût dessein de passer outre, espérant de rompre aisément le tout quand il serait un peu avancé. Elle en parle donc à Téombre, qui, plus content que je ne vous saurais représenter, ne perdit pas une heure de temps, mais tout incontinent prie deux de ses oncles d'en porter la parole au père et à la mère de Florice ; ce qu'ils firent avec de si honnêtes offres qu'ils furent reçus comme ils eussent pu désirer. Car il était fort riche, et le parti n'était point désavantageux pour Florice, ce qui étant bien reconnu et considéré par ses parents, ils ne voulurent point prolonger le temps, mais dès le jour même conclurent le mariage ; ce qu'ils firent d'autant plus librement qu'ils croyaient que c'était la volonté de leur fille. Voilà donc Florice accordée à Téombre, voilà les articles passés, et ne fallait plus que la présenter au Temple devant le Vacie. Pourrais-je bien, belle Bergère, vous représenter l'étonnement de cette fille, quand elle sut ces nouvelles ? Son père, pensant qu'elle

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en serait fort aise, voulut lui-même les lui dire. Mais quand il lui fit entendre en quel état étaient ses affaires, quoiqu'elle voulût feindre, si fut-elle contrainte de recourre aux larmes, dont le père étonné : - Et quoi, ma fille, lui dit-il, qu'est-ce que je vois ? Florice pleure de ce qu'elle a désiré ? - Mon père, répondit-elle, quand j'aurais désiré ce que vous dites, je ne laisserais de ressentir ce coup qui me menace de me séparer de vous et de ma mère, et même m'étant advenu tant inopinément. - Comment, répondit le père, ne m'en avez-vous pas parlé la première, et ne m'avez-vous pas fait entendre que vous l'aviez agréable ? Il ne faut pas, mon enfant, que les choses qui sont à propos aillent traînant si on en veut voir une bonne fin. - Je vous ai bien dit, mon père, répondit la fille, toute en pleurs, que Téombre me recherchait de mariage, mais je ne vous ai pas dit que je le désirasse. - Et n'est-ce pas vous, ajouta le père, qui êtes cause que Téombre en a parlé ? - Ç'a été, répliqua-t-elle, par votre commandement, et non pas de ma volonté ; et je croyais que vous me donneriez du temps à y penser η et à m'y résoudre. - C'est bien pensé à vous, dit-il tout en colère, vous savez bien comme telles affaires se conduisent ! Je vois bien que vous avez beaucoup fait de mariages en votre temps, résolvez-vous que les choses étant de cette sorte avancées, je veux qu'elles se parachèvent. Et quoi donc ? Vous voulez être encore servie et donner occasion à chacun de faire des contes de vous ? Voulez-vous pas avoir davantage de loisir pour me rapporter encore un

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peu plus de honte ? Non, non, contentez-vous, Florice, que j'ai rougi pour vous quand vos parents m'avertirent de votre vie, et que je ne veux plus que cela m'advienne si je puis. Et, à ce mot, la laissant seule, s'en alla trouver sa femme qui, ayant su tous ces discours, vint vers elle toute en colère, et lui η usa de paroles beaucoup plus rudes encore que son mari, lui faisant entendre pour conclusion qu'il n'y avait rien qui pût empêcher l'effet de ce mariage que la mort, et qu'elle s'y résolût. Voilà la pauvre Florice la plus affligée qui fût jamais ; car outre qu'elle se voyait privée de moi, pour surcroît d'ennui, elle se voyait entre les mains d'une personne qu'elle n'avait jamais aimée, et qu'au contraire elle haïssait plus que le tombeau η. Jugez en quelle η confusion de pensée elle pouvait être, et combien elle avait de divers combats en son âme ! Enfin elle résolut que la mort serait celle qui la garantirait de ces déplaisirs, non pas qu'elle eût le courage de se donner du fer dans le sein (car le penser seulement de telle cruauté la faisait frémir) mais elle espérait bien que la vie ne saurait lui demeurer longuement parmi tant de cruelles peines. Et voyez que c'est que η l'amour. Elle n'avait point tant de regret de me perdre, ni de se voir à une personne qu'elle n'aimait point que de penser que je jugerais mal de l'amitié qu'elle m'avait portée. Car encore qu'elle fût en colère contre moi à cause de Dorinde, si est-ce qu'elle ne laissait pas de m'aimer, m'excusant même en ce que je ne l'aimais plus, et s'accusant de ce défaut d'amitié, pour l'offense qu'elle m'avait

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faite. Étant en cette peine, elle résolut d'avoir cette satisfaction de soi-même, puisqu'elle ne pouvait éviter le mariage de Téombre, de me faire savoir pour le moins que sa foi n'était point changée, ni que son affection ne serait jamais autre que je l'avais éprouvée. Sa lettre fut telle :


LETTRE
DE FLORICE À HYLAS.

q_617Quand vous verrez cette écriture, peut-être vous souviendrez-vous d'en avoir vu autrefois, lorsque vous aimiez celle qui vous écrit et que vous avez tant offensée. Que s'il advient ainsi, jugez η quelle est l'amitié que je vous ai portée puisqu'après un si grand outrage, elle me fait mettre la main à la plume pour vous faire savoir l'état où se trouve celle que vous avez tant aimée, et qui vous aime encore plus que toutes les choses du monde en dépit de toutes les injures que vous lui avez faites. Sachez

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donc que, sans y penser et en feignant, je me vois toute à un autre par les rigoureuses lois du mariage, et qu'il n'y a point d'autre remède, sinon que vous vouliez à cette heure celle que vous avez déjà voulue tant de fois, m'assurant que mes parents choisiront toujours plutôt votre alliance que celle de Téombre, à qui, hélas ! je suis destinée, si vous ne m'aimez autant que je vous aime.

  Lorsque cette lettre me fut apportée, j'étais en peine du bruit qui courait de ce mariage ; et quoique je fusse, ce me semblait, fort résolu d'être tout à Dorinde, si est-ce que je ne laissais de ressentir la perte de Florice, car telle estimais-je l'alliance de Téombre. Et considérez la finesse d'Amour : il connaissait bien que de m'attaquer tout ouvertement pour elle, il y perdrait sa peine parce que j'étais encore en colère, il voulut donc me prendre d'un autre côté. Premièrement, il me propose la haine que je portais à Téombre, combien peu il méritait cet avantage, et puis, me représentant la beauté et les mérites de Florice, me faisait regretter que cet homme la possédât, me remettant en mémoire toutes les faveurs que j'avais reçues d'elle. Bref il les sut de telle sorte imprimer

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en mon âme que je ne me donnai garde que j'étais plus amoureux d'elle que de Dorinde. Si bien que quand sa lettre me vint entre les mains, j'avoue que, tournant les yeux d'un sain jugement sur sa beauté, sur sa qualité, et sur ses mérites, je reconnus que j'avais eu tort de l'avoir quittée pour une η autre qui valait moins, et, m'en repentant, je fis dessein de retourner vers elle. Il est vrai que, lisant le remède qu'elle me proposait pour rompre le mariage de Téombre, je ne sus jamais m'y résoudre, haïssant ce lien cruel plus que je ne saurais vous dire, non pas pour le particulier de Florice, mais pour le regard de toutes les femmes, me semblant qu'il n'y a point de tyrannie entre les humains si grande que celle du mariage. Si étais-je bien combattu ; car d'un côté, Dorinde ne m'était point désagréable, de l'autre, je ne pouvais souffrir que Téombre possédât Florice, mais surtout je ne voulais point l'épouser. Après avoir longuement débattu en moi-même, je me résolus de renouer l'amour qui avait été entre nous, et de faire ce que je pourrais pour empêcher que Téombre ne l'eût pas. Et pour mettre en effet cette pensée, je feignis de n'avoir reçu la lettre qu'elle m'avait écrite ; ce que je fis aisément, parce que celui qui l'apporta l'avait remise entre les mains d'un qui était en mon logis, pensant qu'il fût à moi, sans lui dire de la part de qui elle venait, et par hasard il me * donna le loisir quand je me retirais de la lire. L'ayant lue, je le priai de ne dire point que je l'eusse vue, mais que j'étais déjà parti, et, prenant la plume, j'écrivis ainsi à Florice :

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LETTRE
DE HYLAS À FLORICE.

v_652Vous avez donc le courage de vous donner à Téombre ? Vous avez donc si peu de mémoire de l'amitié de Hylas que vous lui vouliez préférer un tel homme ? Donc vous êtes au monde pour le contenter et moi pour vous regretter ? Ô Dieux ! le permettrez-vous ? Ou, le permettant, punirez-vous point cette ingrate et méconnaissante Florice ?

 Or je faisais semblant de n'avoir point reçu sa lettre afin qu'elle ne crût pas que ce fussent ses paroles mais mon amour seulement qui me faisait revenir vers elle, parce que, si j'eusse été poussé par ses prières, il eût semblé que j'eusse eu moins d'affection qu'elle, ce que je ne voulais pas qu'elle pensât. Quand elle reçut ma lettre, elle eut beaucoup de contentement de savoir que je l'aimais, et ne fut peu en peine η de la sienne, voyant que je ne l'avais point reçue. Elle me récrivit donc et me fit savoir qu'elle m'avait déjà averti du moyen qu'il fallait tenir pour l'exempter de la misère qui lui était préparée. Et parce qu'elle craignait que sa lettre ne fût perdue, elle me la redisait encore. Mais sans attendre sa réponse, je fis semblant de partir de la ville, feignant d'y être contraint pour ne pouvoir soutenir

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la vue de ce mariage. Et afin qu'elle le crût mieux, je donnai ordre que presque en même temps une autre lettre des miennes lui fût portée. Elle était telle :


LETTRE
DE HYLAS À FLORICE.

p_35Puisqu'il est impossible que Florice ne suive le cours de son malheureux destin, je pars de cette ville ne pouvant souffrir une vue si déplorable pour moi. J'aime mieux en apprendre η le malheureux succès par mes oreilles que par mes yeux, réservant désormais ceux-ci pour pleurer un si misérable accident. Les Dieux vous en donnent autant de contentement que vous m'en laissez peu, et vous le veuillent continuer aussi longuement que durera le cuisant regret que j'en ai, et qui m'accompagnera dans le cercueil où même je me plaindrai de votre changement et de la rigueur de ma fortune.

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  Or, belle Phillis, je lui écrivais de cette sorte afin qu'elle ne crût pas que j'eusse reçu sa lettre, parce qu'autrement j'eusse été obligé, si je n'eusse voulu me séparer du tout de son amitié, de la demander en mariage. Et j'eusse plutôt consenti à ma mort qu'à l'épouser, non pas que je ne l'estimasse infiniment, mais pour l'extrême horreur que j'ai de ce lien, et j'avais bien une si bonne opinion de moi que je tenais pour certain qu'elle ne me serait point refusée. Et de peur qu'elle ne fût en peine de la lettre qu'elle m'avait écrite, je fis qu'elle lui fût rapportée par un des miens, qui lui fit entendre que j'étais parti il y avait deux ou trois jours et que, d'autant qu'il ne savait où j'étais allé, il lui rendait cette lettre de peur qu'elle ne se perdît. Elle ne connut point qu'elle eût été ouverte, parce que, la fermant avec de la même soie, j'y avais mis le même cachet, d'autant qu'il y avait longtemps que nous en avions chacun un semblable. Elle reprit la lettre en soupirant, et puis s'enquit pourquoi je m'en étais allé, et quel si prompt affaire m'y avait contraint. Il lui répondit, ayant été bien instruit par moi, qu'il n'en savait autre chose sinon qu'il ne m'avait jamais vu si triste que j'étais à mon départ, et que je lui avais seulement commandé de l'attendre. Alors, avec un grand soupir : - Ah ! dit-elle, j'ai peur qu'il reviendra trop tard pour mon contentement ! Et à ce mot, pour ne laisser voir les larmes qui lui sortaient des yeux, elle s'en alla de l'autre côté. À son retour, il me raconte tout ce qu'elle avait

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dit, et fait, et il faut confesser que j'en eus pitié ; mais il me fut impossible de me résoudre à l'épouser. Je me tins donc caché tant que les noces demeurèrent à se faire, et d'heure à autre j'envoyais celui qui lui avait rapporté sa lettre pour apprendre des nouvelles. Enfin je sus que le tout était conclu, parce que Téombre avait tant de volonté de l'épouser qu'il passait par-dessus toute difficulté. Je vous serais ennuyeux, belle Maîtresse, si je vous racontais tous les artifices dont elle usa pour se démêler de cette confusion, mais je m'en tais, parce qu'ils furent tous inutiles, et vous dirai qu'enfin, ne pouvant plus reculer, le soir avant que de signer le contrat de mariage, elle m'écrivit telles paroles :


LETTRE
DE FLORICE À HYLAS.

s_livre_6_petitSi je pouvais vous envoyer ma vie dans ce papier aussi bien que la vérité de mon intention, je ne me plaindrais pas de l'injustice du ciel qui m'a destinée à manquer à mon Amour ou à mon devoir. Demain sera le dernier jour de ma vie, si pour le moins on doit appeler mort ce qui ravit toute espèce de contentement. Si Hylas veut

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accompagner mon déplaisir du sien, il peut me retirer du tombeau, et plus encore s'il ne laisse pas de m'aimer, toute misérable que je suis.

Jugez si cette lettre me toucha vivement, puisque véritablement je l'aimais. Mais ne voyant autre remède à ce malheur que de l'épouser, j'avoue que mon affection ne fut assez forte pour m'en donner la volonté. Enfin elle fut contrainte de signer le lendemain, et d'accorder tout ce que son père et sa mère voulurent, mais avec des regrets incroyables et de si grands tremblements que les jambes ne la pouvaient soutenir, ni la main conduire la plume dont elle écrivit son nom. - Ô Dieux ! dit-elle, à une de ses compagnes, quelle cruelle loi est celle-ci, qui ordonne que l'innocent signe même sa mort ! Mais quand elle fut conduite au Temple, et que de fortune elle passa par la même rue où était mon logis, levant les yeux contre les fenêtres, elle dit en soi-même : - Pourquoi, ô trop heureux logis, ne me sont les Dieux aussi favorables qu'à toi, afin que je fusse, comme tu es, à celui à qui je soulais être ? Et de fortune m'étant mis à la fenêtre que j'avais entrouverte pour la voir passer, elle m'aperçut ; mais, ô Dieux ! quelle η fut cette vue ! Elle tombe évanouie entre les bras de ceux qui la conduisaient ; et pour n'en faire de même je fus contraint de me mettre sur un lit d'où je ne bougeai de la plupart du jour. Enfin la voilà mariée avec tant de pleurs que chacun en avait pitié. Mais parce que je craignais que, m'ayant vu, elle ne crut

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que j'eusse fait semblant de m'en aller, je fis en sorte que, dès le soir même, un de mes amis, feignant de danser avec elle, lui fit entendre que je m'en étais allé pour ne voir point ces malheureuses noces, en intention de ne revenir jamais, mais que mon affection avait eu tant de force sur moi qu'il m'avait été impossible d'en demeurer plus longtemps éloigné, et que, par malheur, j'étais arrivé en l'instant le plus fâcheux que j'eusse pu rencontrer, que j'étais tellement hors de moi qu'il m'était impossible de vivre si elle ne me donnait quelque assurance que son amitié ne fût point changée. Elle alors, sans faire semblant de l'avoir ouï, tirant une bague de son doigt, la lui mit en la main. - Ce diamant, lui dit-elle, l'assurera qu'il a moins de fermeté que l'affection que je lui ai promise. Or, je vous supplie, oyez ce qui en advint. Le soir même qu'elle se mit au lit, et à l'heure même, comme je crois, que Téombre l'avait entre ses bras, j'étais couché et tenais sur mon estomac la main où j'avais mis cette bague, sans la remuer ; toutefois je ne sais comment elle m'entra dans la chair, et me fit une si profonde égratignure que ma chemise en fut toute ensanglantée, et depuis la marque m'en est toujours demeurée au droit du cœur. - Ô Dieux ! m'écriai-je soudain, pensant à l'outrage que Téombre me faisait, combien est plus sensible, et de plus longue durée, l'offense que l'on fait maintenant à mon affection !
  Je me suis peut-être arrêté trop longuement sur ces particularités ; mais excusez Hylas qui

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ne fut jamais si vivement touché pour autre, si ce n'est pour vous, ma Maîtresse, dit-il, se tournant vers Phillis en souriant. - Je n'en doute, dit-elle, non plus que personne qui soit en cette compagnie. Mais dites-nous comment vous laissâtes Dorinde. Hylas alors reprit ainsi la parole :
  - Lorsque j'étais le plus empêché de m'en démêler honnêtement (car en effet j'aimais Florice, tant parce qu'elle était plus belle que pour avoir reconnu, ce me semblait, que Dorinde en aimait un autre) il sembla que le Ciel me voulût aider me présentant la meilleure occasion que j'eusse su désirer. Périandre, qui, comme je vous ai dit, avait été contraint de me quitter Dorinde, et, ne pouvant souffrir de me la voir posséder, s'en était allé hors de la ville, fut enfin contraint de revenir pour ne pouvoir se priver plus longtemps de sa vue. Et quoiqu'il prévît bien que le regret serait plus grand de voir que d'ouïr dire notre amitié, si ne put-il s'empêcher de revenir, lui semblant que le blessé même a quelque consolation quand il peut voir sa plaie. Et parce que d'abord il me vint voir aussitôt qu'il arriva, je fis dessein de faire, comme on dit, d'une pierre deux coups, à savoir de me démêler de l'amitié de Dorinde, et d'obliger infiniment Périandre à moi. Deux ou trois jours s'étant donc écoulés qu'il ne me parlait qu'à mots interrompus de Dorinde, nous trouvant séparés de toute compagnie, je lui tins ces propos : - Il est impossible, Périandre, que l'amitié que je vous porte souffre que je sois

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cause plus longuement de la mélancolie que je remarque en votre visage. J'aime trop mon frère pour lui voir passer une telle vie à mon occasion ! Vous ne doutez point que je n'aime Dorinde, mais vous devez encore être moins en doute de l'affection que je vous porte. Et pour vous en rendre un témoignage qui ne sera pas petit, je vous remets cette Dorinde que ma bonne fortune vous avait ôtée, et veux bien qu'à ce coup l'amitié que je vous porte surmonte l'Amour η que j'ai pour elle. Recevez-la donc, Périandre, de ma part, et soyez certain que j'aurai moins de regret de m'en séparer que de vous voir triste à mon occasion, ou bien d'être privé de votre présence. Si jamais personne condamnée au supplice reçut du contentement quand on lui apporte sa grâce, vous devez croire que Périandre en eut oyant mes paroles η. Et toutefois sa discrétion et l'amitié qu'il me portait la lui firent au commencement refuser. Mais enfin voyant que je continuais en cette volonté, il la reçut avec tant de remerciements que je fus contraint de lui dire qu'elle lui était justement due, connaissant bien qu'il l'aimait de sorte qu'il me surmontait autant en cette amour que ma bonne fortune avait surpassé la sienne.
  Je me retire donc peu à peu de Dorinde, et Périandre au contraire s'y avance le plus qu'il peut. Mais cependant j'entreprends Florice. Je trouve les moyens de parler à elle, je l'assure de mon affection ; bref, je fais en sorte que jamais il n'y avait eu tant de bonnes intelligences entre nous, et ce qui m'y aida davantage fut

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le peu d'amitié qu'elle portait à Téombre. Il est vrai qu'elle avait toujours du soupçon pour Dorinde, se ressouvenant de ce qui s'était passé. Cela fut cause que quelque temps après qu'elle crut de m'avoir bien rendu sien, elle me dit que résolument elle voulait que tout ouvertement je rompisse de sorte avec Dorinde qu'elle n'en pût jamais avoir doute ; qu'autrement elle vivrait toujours avec incertitude de mon amitié, et qu'elle aimait mieux s'en séparer tout à fait que d'avoir cette continuelle appréhension. Je lui représentai tout ce que je pus, pour ne rendre point de déplaisir à Dorinde ; car elle voulait que ce fût par quelque espèce d'affront que je me séparasse η d'elle, mais pas une de mes raisons ne fut reçue. Il fallut enfin que η je m'y résolusse.
  C'était le sixième de la lune de Juillet η que tous les plus apparants de la ville vont avec les Druides pour cueillir dans la Forêt de Mars, qu'ils nomment d'Heyrieux, le gui salutaire de l'an neuf η, quand Florice, pour la dernière fois, me commanda de satisfaire à ce qu'elle m'avait demandé. Toutes les Dames étaient parées, et chacun était assemblé en l'Athénée, lorsque je résolus de lui complaire. Le sacrifice était parachevé, et les réjouissances accoutumées se commençaient, lorsque, tirant à part Périandre afin qu'il ne s'offensât pas de ce que je voulais faire, je lui dis que je voyais bien que Dorinde avait toujours quelque espérance en moi, et que cela était cause qu'elle ne recevait pas son service comme elle devait, mais que je

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la voulais désabuser afin qu'elle ne s'y arrêtât plus. Et soudain après, la voyant auprès de Florice et au milieu de la meilleure compagnie, je m'approchai d'elle, et après quelques propos communs, je lui dis si haut que celles qui étaient à l'entour me purent ouïr : - Je connais à cette heure, Dorinde, que ce que l'on m'a dit de vous est véritable. - Et quoi ? (me dit-elle en souriant, et attendant toute autre réponse de moi.) - Que vous avez (lui répliquai-je) meilleure opinion de vous que personne du monde puisse avoir de soi-même. Elle rougit alors, et me demanda pourquoi je faisais ce jugement d'elle. - Parce, lui dis-je, que, mesurant les autres par vous, ainsi que vous aimez tout ce que vous voyez, vous pensez aussi que chacun soit amoureux η de vous, et j'ai su que vous êtes en cet erreur de moi, croyant que j'en meurs d'Amour. Mais je veux bien que vous sachiez que vous avez trop peu de mérite pour me donner seulement la volonté de vous regarder. Et si vous vous l'êtes figuré autrement, désabusez-vous, et croyez que Hylas aurait honte de vous avoir aimée, ou, s'il avait fait cette faute, de la continuer maintenant. Pensez, gentil Paris, quelle η devint Dorinde. Quant à moi, pour n'entrer en plus de parole avec elle, à ces derniers mots je m'en allai la laissant la plus confuse personne qui fût jamais.
  Depuis ce temps, Florice, plus satisfaite que je ne vous saurais dire, se redonna toute à moi, et si Téombre la gardait comme mari, je la possédais comme ami. Mais Dorinde, animée

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à outrance contre moi, se résolut de me rendre tous les déplaisirs qui lui seraient possibles ; et découvrant le renouement de l'amitié de Florice et de moi, fit dessein de m'y traverser en tout. Et parce que je ne la voyais plus, encore que ce fût bien à regret, car je l'aimais, quoique ce fût moins que Florice, elle jugea que Périandre serait un bon moyen pour apprendre de mes nouvelles. Elle commença donc de faire cas de lui, et lui montrer meilleur visage que de coutume, et peu à peu fit semblant de l'aimer davantage, et allait ainsi toujours augmentant de jour à autre. De quoi Périandre avait tant de contentement qu'il ne bougeait presque d'auprès d'elle. Ayant vécu quelque temps avec lui de cette sorte, elle lui fit entendre la tromperie dont j'avais usé en mettant mon portrait dans le miroir. Et afin qu'il n'en pût douter, elle fit venir la femme qui le lui avait porté. Bref, elle lui fit ce conte tant à mon désavantage qu'elle refroidit en partie l'amitié qu'il me soulait porter, et cela en dessein d'avoir par son moyen quelque lettre de celles que Florice m'écrivait. Et pour ce, continuant son discours : - Il est, lui disait-elle, entièrement à Florice, mais jusques à ce que quelque autre lui passera devant les yeux. Car c'est bien le plus trompeur et le plus volage qui fût jamais. Mais, lui disait-elle, en lui tenant la main entre les siennes, me voulez-vous faire un extrême plaisir ? Et lui ayant répondu qu'il n'y avait rien qu'il ne fît pour son service, elle le lui fit jurer, et puis continua : - Vous savez que Florice et moi sommes

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amies et alliées. Je ne saurais croire qu'elle l'aime. Je vous supplie, dites-moi ce que vous en savez. - Désabusez-vous de cela (lui dit-il) je vous assure qu'elle l'aime, et qu'il ne se passe jour qu'elle ne lui écrive. - Et mon Dieu ! répliqua-t-elle, me sauriez-vous faire voir une de ses lettres ? - Fort aisément, lui répondit-il, il est assez nonchalant à les serrer. Et en cela Périandre avait raison ; car véritablement je ne sais que je fais de celles qu'on m'écrit, et quoique pour en avoir perdu beaucoup j'aie eu bien souvent du déplaisir, si ne me puis-je châtier de cette nonchalance. - Or bien, ajouta Dorinde, je verrai bien si vous êtes homme de parole et si vous m'aimez, parce que si cela est, vous m'en ferez avoir une bientôt.
  Avec cette résolution, Périandre, sans avoir égard à notre amitié, et pensant y être obligé, fût par le commandement de Dorinde, fût pour se venger de la tromperie que je lui avais faite, ne perdit point le temps, mais ce soir même étant venu coucher avec moi, comme bien souvent il avait accoutumé, m'en déroba une que j'avais reçue en sa présence, et aussitôt qu'il put η entrer le matin en la chambre de Dorinde, il la lui porta. Elle vit qu'elle était telle :

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LETTRE
DE FLORICE À HYLAS.

c_636Celui qui n'est au monde que pour notre supplice s'en va demain hors de la ville. Si vous venez, tout le soir sera nôtre. Le reste du temps que je passe éloignée de ce que j'aime, je ne dis pas qu'il soit à nous.

  Vous savez, gentil Paris, que l'on n'écrit rien sur le repli de semblables lettres de peur qu'étant trouvées on ne reconnaisse par celui à qui elles s'adressent celles qui les écrivent. Cela fut cause que Dorinde, après avoir mille fois remercié Périandre, se retira dans son cabinet, et écrivit au-dessus : À Téombre, puis la recacheta avec de la soie bien proprement ; et la donnant à un jeune homme des siens, l'instruisit de tout ce qu'il avait à faire, et lui commanda de la porter incontinent à Téombre, parce qu'elle savait bien qu'il devait s'en aller ce jour-là hors de la ville. Le jeune homme fit ce que Dorinde lui avait ordonné, et si dextrement que, cependant que Téombre cherchait des ciseaux η pour couper la soie, il ressortit du logis, et vint trouver Dorinde à laquelle il raconta ce qu'il avait fait. Si le mari fut étonné voyant la lettre de sa femme, et plus encore lisant

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ce qu'elle écrivait, vous le pouvez juger, ma belle Maîtresse. Tant y a qu'au lieu de s'en aller seul, il la contraignit de faire le voyage avec lui, et non pas sans lui montrer la lettre, et lui faire plusieurs reproches, dont elle s'excusa le mieux qu'elle pût, disant qu'il y avait longtemps que cette lettre était écrite. Et parce qu'elle avait reconnu que Dorinde avait écrit ce qui était sur le pli, lorsque Téombre lui répondit qu'en quelque temps que cette lettre fût écrite, elle ne pouvait être excusée, elle répliqua qu'étant filles et bonnes amies, Dorinde et elle, elles en avaient bien souvent écrit de semblables, se conviant l'une l'autre à se venir visiter lorsqu'elles n'avaient personne pour les empêcher de parler librement, et que Dorinde à cette heure, étant en colère contre elle, et sachant qu'il devait partir, lui avait envoyé cet écrit. - Et d'effet, disait-elle, vous pouvez bien juger que je dis vrai, puisque le dessus de la lettre est écrit de la main de Dorinde. Que si elle voulait, elle en pourrait bien montrer plusieurs autres semblables, et moi aussi des siennes, si j'eusse été aussi soigneuse à les garder qu'elle a été. Téombre se paya en quelque sorte de cette excuse ; toutefois elle fut contrainte d'aller avec lui hors la ville, et n'eut loisir que d'écrire un mot qu'elle laissa entre les mains d'une fille en qui elle avait toutes sortes d'assurances. Quant à moi qui pensais qu'elle fût demeurée et que Téombre s'en fût allé seul, je ne faillis point, sur le soir, de me trouver au lieu accoutumé. Mais

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cette fille m'ayant ouvert me donna la lettre que Florice m'écrivait, et sans dire un seul mot me referma la porte si promptement que je ne l'en sus empêcher. Et parce qu'il faisait obscur, et que je craignais qu'en heurtant je fusse ouï de quelqu'autre, après avoir attendu quelque temps pour voir si elle rouvrirait, je m'en allai avec une grande appréhension qu'il n'y fût arrivé quelque accident. Et quand je fus en mon logis, j'avais une impatience incroyable d'attendre de la clarté pour lire la lettre qui m'avait été donnée. Enfin je vis qu'elle était telle :


LETTRE
DE FLORICE À HYLAS.

c_livre_6_petitC'est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais qui t'écrit maintenant, pour t'avertir que ni Dorinde, ni toi, n'avez eu assez de méchancetés pour la faire mourir, et que le Ciel me laissera assez de vie pour me venger de tous deux. Cependant, oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir des faveurs que je t'ai faites.

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  Ô Dieux, que devins-je ayant lu cette lettre ! Et en quelle confusion de pensées me trouvai-je, ne pouvant deviner pourquoi Florice m'écrivait de cette sorte ! Je passais cette nuit en me promenant par la chambre et soudain qu'il fut jour, j'envoyai un des miens pour faire en sorte que je pusse parler à celle qui m'avait donné la lettre, mais je ne le pus de tout le jour. Le soir étant venu j'appris d'elle tout ce que je viens de vous dire, et l'opinion que Florice avait que j'eusse donné cette lettre à Dorinde, qui lui faisait croire que j'avais feint lorsque je m'étais retiré de l'amitié η de Dorinde, et que ç'avait été seulement pour l'abuser. Je cherchai incontinent dans ma poche, et ne trouvant point ma lettre, je jugeai bien que Périandre me l'avait dérobée ; et faisant mille protestations à cette fille pour mon innocence, je partis, résolu de m'en venger. Mais quand je rencontrai mon ami, et que d'un visage renfrogné, je me plaignis du larcin qu'il m'avait fait, il répondit en souriant : - Si en cela je vous ai déplu, j'en suis marri, et vous le devez oublier, si vous avez mémoire que vous me fîtes bien plus d'offense en me dérobant Dorinde par l'artifice d'un miroir, que je vous en ai fait en vous prenant une lettre. - Mais, lui dis-je, je vous ai rendu votre Maîtresse, et vous me faites perdre la mienne. - Je ne sais en cela que vous dire (répondit-il) sinon que pour vous la rendre, je lui dirai le larcin que je vous ai fait. J'aimais Périandre, et peut-être autant η que pas une de ces Dames. Cela fut cause que je reçus son

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excuse, jugeant même que c'était le moyen de revenir aux bonnes grâces de Florice. Et pource, convertissant le tout en gausserie, nous fîmes dessein d'attendre le retour de Florice afin de la sortir de l'erreur où elle était. Mais Téombre qui était homme d'esprit, et qui avait bien fait semblant de prendre pour payement les excuses de sa femme, se résolut de demeurer quelque temps aux champs, afin de reconnaître mieux ceux qui la recherchaient, et de quelle humeur elle était. Et en cette délibération s'y arrêta si longtemps, que cependant ne pouvant demeurer inutile, je vis Criséide, et si je la vis, je l'aimai. Et à la vérité elle le méritait, car je ne crois pas que jamais étrangère eût plus d'attraits, ni fût plus capable de donner de l'amour qu'elle.

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