L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie
Livre 6
L'Astrée II, 6. Édition Vaganay**, 1925
Tersandre est blessé. Damon se bat contre Léotaris (II, 6, 407)
Au fond, Lériane et Madonthe sont sur des échafauds opposés (II, 6, 404)
Le bûcher préparé est entre elles (II, 6, 411)
(Voir Illustrations)
L'Astrée II, 6. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Damon se bat contre Léotaris. Tersandre et le frère de Léotaris sont au sol (II, 6, 407)
Au fond, Ormanthe et la nourrice de Madonthe (II, 6, 410)
(Voir Illustrations)
Édition de 1610, p. 323.
Édition de Vaganay, p. 207.
Encore que la nuit fût déjà bien fort avancée lorsque ces Bergères se couchèrent sur les jupes et saies de leurs Bergers η, si est-ce qu'étant mal accoutumées de dormir sous le Ciel seulement, et sur l'herbe, et principalement la nuit, elles demeurèrent longtemps à s'entretenir avant que le sommeil les saisît. Et parce que l'horreur de la nuit leur faisait peur, elles se mirent et resserrèrent presque toutes en un monceau. Et lors, étant plus éveillées qu'elles
n'eussent voulu, Diane, qui de fortune se trouva plus près de Madonthe, après quelques autres propos communs, lui demanda quelle η était la fortune qui l'avait conduite en cette contrée. - Sage Diane, répondit-elle, l'histoire en serait et trop longue et trop ennuyeuse, mais contentez-vous, je vous supplie, que ce même Amour, qui n'est point inconnu parmi vos hameaux, ne l'est non plus parmi les Dames et les Chevaliers, et que c'est lui qui m'a revêtue comme vous me pouvez voir, encore que ma naissance me relève beaucoup par-dessus cet état. - S'il n'y a rien, dit Phillis, qui vous en empêche que la crainte de nous être ennuyeuse, je réponds pour toutes que cela ne vous doit pas arrêter ; car je sais qu'il y a longtemps que nous désirons toutes d'entendre ce discours de vous, et il me semble que nous ne saurions trouver un temps plus à propos, puisque voici une heure que nous ne pouvons mieux employer et que nous sommes seules, je veux dire sans Berger. - Quant à moi, ajouta Diane, ce qui me le fait désirer plus particulièrement, c'est que ceux qui nous voient séparées l'une de l'autre me disent que nous nous ressemblons beaucoup ; de sorte que vos fortunes me touchent comme si elles étaient les miennes, et semble que je sois presque obligée de m'en enquérir. - Ce me sera toujours, dit Madonthe, beaucoup de contentement de ressembler à une telle beauté que la vôtre ; mais je ne voudrais pas, pour votre repos, que vos fortunes fussent semblables aux miennes. - Je vous suis obligée, dit Diane, de
cette bonne volonté. Mais ne croyez pas que chacun n'ait son fardeau à porter, et qui nous est d'autant plus pesant que celui des autres, que celui-ci est tout à fait sur nos épaules, et que l'autre ne nous touche que par le moyen de la compassion. Que cela donc ne vous empêche de satisfaire à la requête que nous vous faisons. - Vous me permettez donc, répondit Madonthe, de parler un peu bas, afin de n'être point ouïe des Bergers qui sont près de nous ; car j'aurais trop de honte qu'ils fussent témoins de mes erreurs, outre que je ne voudrais pas que Tersandre me pût ouïr pour les raisons que vous pourrez juger par la suite de mon discours. Et lors elle commença de cette sorte :
HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTHE.
Il est à propos, sage et discrète troupe, que de nuit je vous raconte ma vie, afin que, couverte des ténèbres, j'aie moins de honte à vous dire mes folies, telles faut-il que je nomme les occasions qui, me faisant changer l'état où la fortune m'avait fait naître, m'ont contrainte de prendre celui où vous me voyez. Car encore que je sois avec les habits que je porte et la houlette en la main, je ne suis pas toutefois Bergère, mais
née de parents beaucoup plus relevés. Mon père, suivant la fortune de Thierry, acquit un si grand crédit parmi les gens de guerre qu'il commandait en son absence à toutes ses armées, non pas qu'il fût Wisigoth comme lui, mais s'étant trouvé avec beaucoup d'autorité parmi les Aquitaniens, il fut tant aimé, et tant favorisé de ce Roi, qu'il l'obligea de se donner entièrement à lui, au service duquel, outre les biens qu'il avait de ses prédécesseurs, il en acquit tant d'autres qu'il n'y avait personne en Aquitaine qui se pût dire plus riche qu'il était. Ayant vécu de cette sorte longues années, tout le malheur qu'il ressentit jamais fut seulement de n'avoir d'autres enfants que moi. Car encore que sa mort fût violente, si lui fut-elle tant honorable que je la tiens pour l'une de ses meilleures fortunes, puisqu'après avoir fait lever le siège d'Orléans au cruel Attila, enfin le poursuivant jusques aux Champs Catalauniques, Thierry, Mérovée et Ætius lui donnèrent la bataille et le défirent. Et de fortune, mon père combattit ce jour-là à la main droite de son Roi qui avait eu l'aile gauche de la bataille, et Mérovée la droite. Et d'autant que tout l'effort d'Attila fut presque sur le côté de Thierry, après un long combat, le Roi Wisigoth y fut tué et mon père aussi, qui, percé de plus de cent coups, fut trouvé sur le corps de son Roi où il s'était mis pour le défendre, et pour recevoir les coups en son lieu. Ce que Torrismond, son successeur et son fils, eut tant agréable que, la bataille étant gagnée,
il fit
emporter son père et le mien, et les fit enterrer en
un même tombeau, mettant toutefois la châsse de
plomb de mon père aux pieds du sien, y faisant graver
des inscriptions tant honorables que la mémoire ne
s'en éteindra jamais.
Lorsque mon père mourut, je pouvais avoir l'âge de
sept ou huit ans, et commençai dès ce temps-là de
ressentir les rigueurs de la fortune. Car Léontidas,
qui avait succédé à la charge de mon père, et que
Torrismond aimait par-dessus tous les Chevaliers
d'Aquitaine, usa de tant d'artifice que je lui fus
remise entre les mains et presque ravie de celles de
ma mère, sous un prétexte qu'ils nommaient raison
d'État, disant qu'ayant tant de grands biens et de
places fortes, il fallait prendre garde que je ne me
mariasse à personne η qui ne fût bien affectionnée au
service de Torrismond. Me voilà donc sans père et
sans mère, privée de l'un par la rigueur de mort, et
de l'autre par celle de cette raison d'État !
Toutefois la fortune me fut favorable en ce que je
rencontrai tant de douceur et tant d'honnêteté en
Léontidas que je ne pouvais désirer de meilleurs
offices que ceux que je recevais de lui, ne lui
défaillant rien que le nom de père. Sa femme n'était
pas de cette humeur, qui, au contraire, me traitait
si cruellement que je puis dire n'avoir jamais tant
haï la mort que je lui voulais de mal η.
Or le dessein de Léontidas était de m'élever jusques
en l'âge de me marier, et puis de me donner à l'un de
ses neveux qu'il avait élu pour
son héritier, n'ayant jamais pu avoir des enfants. Mais d'autant que la contrainte est la plus puissante occasion qui empêche un esprit généreux de se plier à quelque chose, il advint que son neveu n'eut jamais de l'amour pour moi, ni moi pour lui, nous semblant que nos fortunes étant limitées en nous-mêmes, nous étions cause l'un à l'autre de ce que nous ne pouvions espérer rien de plus grand, outre que nous n'estimions pas ce qui nous était acquis sans peine. Ce furent donc ces considérations, ou d'autres plus cachées, qui nous empêchèrent d'avoir de l'amitié l'un pour l'autre ; mais lorsque j'eus un peu d'âge, il y en eut bien de plus grandes. Car la recherche de plusieurs jeunes Chevaliers, si pleine d'honneur et de respect, me faisait paraître plus fâcheux le mépris dont usait le neveu de Léontidas envers moi. Lui d'autre côté, piqué de ce que je le dédaignais, comme il lui semblait, se retira de sorte que je ne le voyais plus que comme étranger, dont je ne recevais peu de contentement. Et quoique le respect que chacun portait à Léontidas pour l'extraordinaire faveur que Torrismond lui faisait fût cause que plusieurs n'avaient pas la hardiesse de se déclarer entièrement, si est-ce qu'il se rencontra un parent assez proche de Léontidas qui, fermant les yeux à toutes ces considérations, entreprit de me servir quoi qu'il lui en pût advenir. Dès le commencement, ce n'était pas avec dessein de s'y embarquer à bon escient, mais seulement pour n'être pas oiseux, et pour faire paraître
qu'il avait assez de mérite et de courage pour se faire aimer, et pour aimer ce que l'on estimait de plus relevé dans la Cour, pouvant dire sans vanité que, de ma condition, il n'y avait rien qui le fût plus que moi. Et voyez comme ceux qui blâment l'amour ont peu de raison de le faire. Lorsque ce jeune Chevalier commença de me servir, il était homme sans respect, outrageux, violent et le plus incompatible de tous ceux de son âge ; au reste, vif, ardent, et si courageux, que le nom de téméraire lui était mieux dû que celui de vaillant. Mais depuis qu'Amour l'eût vivement touché, il changea toutes ces imperfections en vertu, et s'étudia de sorte de se rendre aimable qu'il fut depuis le miroir des Chevaliers de Torrismond. Il s'appelait Damon, parent assez proche de Léontidas, comme vous avez ouï dire, et de qui le Roi ne faisait point bon jugement pour les raisons que je vous ai dites ; toutefois, lorsqu'il commença de se changer, le Roi aussi changea d'opinion. Mais parce que Léontidas était homme très avisé, et qui toute sa vie avait fait profession de remarquer les actions d'autrui et d'en faire jugement, il se prit bientôt garde de son dessein, qui lui était insupportable à cause de la volonté qu'il avait de me donner à son neveu. Et pour couper chemin à cette nouvelle recherche, il me défendit si absolument de le voir, et lui en parla de sorte que nous demeurâmes tous deux plus offensés de lui que je ne vous saurais dire. Et suivant la coutume des choses défendues, nous commençâmes
dès lors d'avoir plus de désir de nous voir, et fûmes presque plus attirés à l'amitié l'un de l'autre que nous n'étions auparavant. Il n'y a rien, discrètes Bergères, qui me contraigne de vous avouer ou de nier ce que je vais vous dire, si bien que vous devez croire que c'est la seule vérité qui m'y oblige. Lorsque Damon commença de me rechercher, son humeur m'était si désagréable que je ne le pouvais souffrir ; mais depuis que Léontidas, avec de fâcheuses paroles, m'eut si expressément défendu de le voir, le doute qu'il fit paraître d'avoir de moi me dépita si fort que je résolus de n'en aimer jamais d'autre. Et cela fut cause qu'avec un soin extrême je l'allais détournant des vices à quoi son naturel le rendait enclin, quelquefois les lui blâmant en autrui et d'autres fois lui disant que mon humeur n'était point d'aimer ceux qui en étaient atteints. Le formant de cette sorte sur un nouveau modèle, lorsque je connus les conditions de ce Chevalier changées, je l'aimai beaucoup plus que s'il fût venu me servir avec ces mêmes perfections, d'autant que chacun se plaît beaucoup plus en son ouvrage qu'en celui d'autrui. Je vivais toutefois si discrètement avec lui qu'il ne pût pour lors reconnaître au vrai si je l'aimais, et me tenais tellement sur mes gardes qu'il n'avait seulement la hardiesse de me déclarer sa volonté par ses paroles ; effet bien différent de ceux que son outrecuidance avait accoutumé de produire auparavant. Ce qu'on pourrait trouver étrange, si Amour n'avait fait autrefois des changements
beaucoup plus contraires en maintes personnes. Enfin lui semblant que tout le service qu'il me rendait était perdu si je ne savais son intention, il résolut de prendre un peu plus de courage, et de hasarder cette fortune. Et parce qu'il crut de le pouvoir mieux faire par l'écriture que par les paroles, après une longue dispute en son esprit, il fit une telle lettre :
C'est bien témérité d'aimer tant de perfections, mais aussi c'est bien mon devoir de servir tant de mérites. Et si vous voulez éteindre l'affection de ceux qui vous aiment, il faut que de même vous laissiez les perfections qui vous font aimer. Et si vous ne voulez point être aimée, veuillez aussi n'être point aimable, autrement ne trouvez étrange que vous soyez désobéie ; car la force excusera toujours ceux qui feront cette offense contre votre volonté, puisque la nécessité η ne reconnaît pas même la Loi que les Dieux nous imposent.
Mais quand il me voulut faire voir cette lettre, il ne fut pas sans peine parce qu'il savait bien que je ne la recevrais pas sans artifice. Enfin, voyez quelles sont les inventions d'Amour ! Il me vint trouver, fit semblant de m'entretenir des nouvelles de la Cour, me raconta deux ou trois accidents sur ce sujet, advenus depuis peu, et enfin me dit qu'il avait reconnu une nouvelle affection qui n'était petite, mais qu'il craignait de me la dire parce que la Dame était de mes amies et le Chevalier de ses amis. - Et quoi, lui dis-je, me tenez-vous pour si peu discrète que je ne sache taire ce qui ne doit pas être su ? - Ce n'est point cette doute me dit-il, qui m'en empêche mais que vous n'en vouliez mal à mon ami. - Et pourquoi cela, lui répondis-je, puisque l'amour qui est honnête et pleine de respect ne peut offenser personne ? Je voyais bien, gentilles Bergères, qu'il était en peine de ce qu'il avait à faire ; mais je ne pensais point que ce fût pour son particulier, m'imaginant que s'il eût eu la volonté de m'en parler, il l'eût fait dès longtemps en ayant eu diverses commodités. Et cela fut cause que je l'en pressai, plus peut-être que je ne devais. Enfin il me dit que de me dire les noms, c'était chose qu'il n'oserait faire pour plusieurs considérations, mais qu'il m'en ferait voir une lettre qu'il avait trouvée ce matin même. Et à ce mot il mit la main dans sa poche, et me montra la lettre qu'il venait de m'écrire, que sans difficulté je lus sans en reconnaître l'écriture parce que je n'en avais jamais
vu encore. Mais si auparavant j'avais un peu de volonté d'en savoir les noms, après cette lecture j'en eus un extrême désir, et lorsque je l'en pressais le plus, je le vis sourire et ne me dire que de fort mauvaises excuses. - Et quoi, Damon, lui dis-je, depuis quand êtes-vous devenu si peu soucieux de me plaire que vous ne me vouliez dire ce que je vous demande ? - Je crains, me répondit-il, de vous offenser si je vous obéis, car celle à qui cette lettre s'adresse est fort de vos amies, comme je vous ai dit. - Vous me ferez sans doute, lui répliquai-je, une offense beaucoup plus grande en me désobéissant. - Je suis donc, me dit-il, entre deux grandes extrémités, mais puisque la faute que je ferai par votre commandement sera beaucoup moindre, je vais vous obéir. Et me prenant la lettre, me la relut tout haut, mais étant parvenu à la fin, il s'arrêta tout court sans nommer personne. Voyez, belles Bergères, que c'est que l'Amour ! Quelquefois il porte les esprits les plus abaissés à des témérités incroyables, et d'autres fois fait trembler les courages plus relevés en des occasions que les moindres personnes ne redouteraient point. Damon en sert d'exemple, puisque lui qui, entre les plus effroyables dangers des armes, pouvait être appelé téméraire, comme je vous ai dit, n'avait la hardiesse de dire son nom à une fille, fille encore qu'il savait bien ne lui vouloir point de mal. Mais s'il avait peu de courage, j'avais ce me semble encore moins d'entendement ; car je devais bien connaître à la crainte
qu'il avait que cela lui touchait, et je veux croire qu'Amour était celui qui me bouchait les yeux, ayant fait dessein de rendre par nous sa puissance mieux connue à chacun. Autrement j'y eusse bien pris garde puisque je l'aimais, et qu'on dit que les yeux des Amants percent les murailles. Quoi que ce fût, j'avoue que je n'y pensais point, et voyant qu'il se taisait : - Et quoi ? lui dis-je, Damon, n'en saurai-je autre chose ? Vraiment je pensais avoir plus de pouvoir sur vous. - Tant s'en faut, me répondit-il, que mon silence procède de là, que ce qui m'empêche de vous en dire davantage, c'est que vous pouvez trop sur moi. Et toutefois ce que je vous en ai dit vous devrait suffire ; car que puis-je vous en déclarer, après vous en avoir fait lire la lettre et ouïr la voix ? - Comment, lui dis-je, toute étonnée, est-ce vous, Damon, qui l'avez écrite ? - C'est moi sans doute, dit-il, baissant les yeux contre terre. - Et je vous supplie, continuais-je, dites-moi à qui elle s'adresse. - C'est, ajouta-t-il froidement, puisqu'il vous plaît de le savoir, à la belle Madonthe. Et à ce mot, il se tut pour voir, comme je crois, de quelle sorte je recevais cette déclaration. J'avoue que je fus surprise, parce que j'attendais toute autre réponse que celle-là ; et quoique je l'aimasse comme je vous ai dit, et que ce fût d'une volonté résolue, si est-ce que l'honneur, qui doit toujours tenir le premier lieu dans nos âmes, me fit croire que ces paroles m'offensaient. Et quoique je reconnusse bien que j'avais été cause de sa hardiesse, si ne voulus-je
point l'excuser, me semblant que, comme que ce fût, il se devait taire. Il est vrai qu'Amour, qui n'était pas faible en moi, tenait fort son parti, et quoiqu'il ne pût étouffer entièrement les ressentiments que l'honneur me donnait, si les adoucissait-il infiniment. Enfin je lui répondis ainsi : - Malaisément, Damon, eussè-je attendu cette trahison de vous en qui je m'assurais comme en moi-même ! Mais par cette action vous m'avez appris qu'il ne se faut jamais fier en un jeune homme, ni en une personne téméraire. Toutefois je ne vous accuse pas entièrement de cette faute, j'en suis coupable en partie, ayant vécu par le passé avec vous de la sorte que j'ai fait. Votre outrecuidance sera cause que je serai plus avisée à l'avenir et pour vous et pour tous les autres qui vous ressembleront. - Si vous appelez trahison, me répondit-il, vous avoir plus aimée que vous n'avez pensé, je confesse que vous êtes trahie de moi, et que vous le serez de cette sorte tant que je vivrai, sachant bien que ni vous ni personne du monde ne saurait se figurer la grandeur de mon affection. Et si vous croyez que ma jeunesse m'en ait donné la volonté et ma témérité la hardiesse, je maintiendrai contre tous les hommes que jamais vieillesse ne fut plus prudente que cette jeunesse, ni prudence plus sage que cette témérité que vous blâmez en moi. Que si j'ai failli comme vous dites et que vous en soyez coupable, ce n'est pas pour la façon dont vous avez vécu avec moi, mais parce qu'étant si belle, vous vous êtes rendue si pleine de perfection,
qu'il est impossible que tous ceux qui vous verront ne commettent les mêmes fautes que vous me reprochez. Et toutefois je ne sais quel démon ennemi de mon contentement, vous met à cette heure des opinions en l'âme si contraires à celles que vous venez de me dire. Et il faut bien que ce soit pour mon malheur que vous les ayez si promptement oubliées ! Ne m'avez-vous pas dit que l'amour n'offensait personne ? Si cela est, pourquoi le jugez-vous à cette heure autrement contre moi ? Mais si ces paroles ne vous contentent, voici Damon devant vous qui vous offre l'estomac, voire ce même cœur η qui vous adore, afin que, pour vous satisfaire, vous lui donniez tel châtiment qu'il vous plaira, et s'il en refuse un seul (sinon la défense que vous lui pourriez faire de vous servir) il veut que vous le teniez pour le plus traître qui fût jamais et le plus indigne de tous les hommes d'être honoré de vos bonnes grâces. - Si je vous ai dit, lui répondis-je, que l'on ne s'offensait point d'être aimée, j'y ai ajouté le respect et l'honnêteté à quoi l'on est obligé. Et quand vous vous fussiez contenté de me rendre preuve de votre bonne volonté par ce respect seulement, et non point par l'outrecuidance de vos paroles, j'eusse eu autant d'occasion de vous aimer que j'en ai de vous haïr. Car pourrai-je bien douter à l'avenir que Damon ne recherche ma honte, puisqu'il a eu la hardiesse de me le dire lui-même ? Quelle me pensez-vous, Damon, pour croire que sans vengeance je souffre ces injures ? N'avez-vous point de mémoire
du père que j'ai eu ? N'avez-vous point reconnu quelle vie a été la mienne ? Et combien j'ai eu de soin de me conserver non seulement telle que je dois être mais en sorte que la médisance n'eût occasion de mordre sur mes actions ? Ressouvenez-vous que si vous n'avez ni mémoire ni jugement pour ce que je vous dis, j'en ai assez pour tous deux, et que, si vous continuez, vous me donnerez sujet de vous rendre du déplaisir par toutes les voies que je saurai inventer. - Madame, me répondit-il incontinent, ne laissez de mettre en avant contre moi toutes les sortes de peine que vous pourrez imaginer. Celui qui a pu supporter l'effort de vos yeux ne saurait craindre celui de tout le reste de l'Univers. Ce ne sont que des témoignages de mon affection qui me seront d'autant plus chers qu'ils rendront plus de preuve que vous êtes aimée de Damon. Et ne pensez plus que je vous méconnaisse, ni ceux dont vous êtes descendue. Vos vertus sont trop gravées en mon âme, et j'ai trop d'obligation à ceux qui vous ont mise au monde pour en perdre la mémoire, mais si je ne vous ai offensée que par la parole et non par le dessein que j'ai eu de vous rendre du service, laissons là, Madame, cette fâcheuse parole, oublions-la. Commandez-moi que je sois muet, pourvu qu'il soit permis à mon âme de vous adorer, je veux bien ne parler jamais. Mais si vous redoutez si fort que je vous dise que je vous aime, et si vous croyez que cela importe tant à cette réputation dont justement vous êtes si soigneuse,
ne voyez-vous pas que vous
vous allez procurer un extrême déplaisir, puisque,
vivant avec moi comme vous me menacez, il sera
impossible que mon affection ne se manifeste à
chacun, et par ainsi, ce que je vous dis en particulier
sera public par tous ceux de cette Cour ! Et ne
serez-vous pas plus offensée de l'ouïr de la bouche
de chacun, et en public, que de la mienne, en particulier ? Avant que d'ordonner ce qu'il vous plaît faire de
moi, je vous supplie, Madame, considérez ce que je
vous dis, et de plus, que si je ne faux point, vous
n'avez point de raison de me punir. Et si vous êtes
offensée et que ma faute vous déplaise, pourquoi
voua voulez-vous faire plus de tort en la publiant à tout
le monde ?
Il serait bien malaisé, sages Bergères, de vous
redire toutes les raisons que Damon m'allégua, car je
n'ouïs jamais mieux parler. J'avoue toutefois que
j'éprouvai bien en cette occasion que le conseil
est très bon de ceux qui disent qu'on ne doit jamais
déclarer son affection à une Dame qu'auparavant on ne
l'ait obligée à quelque sorte de bonne volonté. Car
lorsque l'offense qu'elle pense recevoir par telle
déclaration la veut éloigner, cette bonne volonté
qui la tient attachée l'empêche de le η pouvoir
faire, et lui fait écouter par force telles paroles,
voire en fait faire un jugement plus favorable. Je
l'éprouvai, dis-je, à cette fois, puisqu'il me fut
impossible de m'en séparer, encore que je ressentisse
l'injure que j'en recevais ; au contraire, avant
que de mettre fin à nos discours, je consentis d'être
aimée et servie de lui, pourvu que ce fût avec honneur et discrétion. Et parce que Léontidas avait continuellement les yeux sur nous, je lui commandai de ne me voir plus si souvent, et de dissimuler mieux qu'il n'avait fait par le passé, afin de tromper cet homme. Je me souviens qu'en ce temps-là, d'autant que Léontidas, encore que grand et sage Capitaine, ne laissait toutefois de se laisser posséder à l'amour de quelques femmes, qui, feignant de l'aimer, tiraient de son bien tout ce qu'elles pouvaient et, en cachette, en favorisaient d'autres, il η fit des vers qu'il m'envoya. Et parce que nous craignions que les lettres venant à se perdre, nos noms ne fissent reconnaître ce que nous désirions qui fût tenu caché, je l'appelais mon frère, et il me nommait sa sœur. Je pense que je me ressouviendrai encore des vers dont je vous parle. Il me semble qu'ils étaient tels :
Qu'envieux de mon bien il parle ou qu'il blasphème,
Qu'il remarque à nos yeux ce qu'il pense être en nous,
Qu'il connaisse en effet que je ne suis moi-même,
Sinon, ma sœur, en tant que je ne suis qu'à vous ;
Que d'un œil importun il
nous veille, jaloux,
Que sur nos actions la médisance il sème,
Il peut bien m'éloigner de mon bien le plus doux,
Mais non pas empêcher qu'enfin je ne vous aime.
Malgré tous ces discours contre nous inventés,
Malgré tous ces soupçons qui nous ont tourmentés,
Même dans le cercueil, je fais vœu d'être vôtre.
Mais ce fâcheux Argus ne ferait-il pas mieux,
Nous laissant en repos, d'employer tous ses yeux
À garder la beauté qu'il paye pour un autre ?
Mais pour revenir à ce que je vous disais, depuis ce jour, Damon se régla de sorte à ma volonté que je ne puis nier que je n'eusse de l'Amour pour lui. Aussi était-il tel qu'il était bien malaisé de ne l'aimer point, et même connaissant combien l'affection qu'il me portait lui avait fait changer de vices en vertus. Et parce que, pour tromper les yeux de Léontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre, et fort peu souvent en présence de quelqu'un, plusieurs eurent opinion que le courage généreux de Damon n'avait pu souffrir plus longuement les dédains dont j'avais usé envers lui et qu'il s'était retiré de mon amitié, et Léontidas même y fut trompé, encore que sa femme, qui était infiniment soupçonneuse, l'assurât toujours du contraire. Et parce qu'il désirait passionnément, comme je vous ai dit, de me donner à son neveu, pour contenter son esprit, il pensa de mettre près de moi une femme qui prît garde à mes actions sans en faire semblant. Elle se nommait Lériane, et déjà était bien fort avancée en son âge, toutefois d'une humeur assez complaisante, mais au reste la plus fine et rusée qui fût jamais.
Pour ce coup je n'eus pas la vue si bonne que
Damon, car d'abord qu'elle me fut donnée, il
découvrit le dessein de Léontidas ; et parce que je
la trouvais de bonne compagnie et qu'elle faisait tout
ce qu'elle pouvait pour me plaire, je ne pouvais
croire qu'elle eût cette mauvaise intention. Et
d'autant que continuellement il me disait qu'elle me
tromperait, et que je m'en prisse garde, nous fîmes
résolution de jouer au plus fin. Et puisqu'il ne
dépendait pas de notre volonté de l'éloigner
de
nous, nous pensâmes qu'il était à propos de faire
semblant que sa compagnie nous était très agréable.
Par cet artifice, nous avions opinion de l'obliger à
ne nous rendre point tous les mauvais offices qu'elle
pourrait, et de faire paraître à Léontidas que
nous n'avions point de dessein que nous ne
voulussions bien qu'il sût.
Ô que nous eussions
été avisés, si nous eussions mis en effet cette délibération ! Mais oyez, gentilles Bergères, ce qui en advint :
Lériane, voyant la bonne chère que je lui faisais, se
montrait si désireuse de me plaire qu'enfin je vins
à l'aimer insensiblement ; et elle, d'autre côté,
prenant garde aux recherches que Damon lui faisait,
crut aisément qu'il l'aimait. Et cette créance,
jointe à la beauté et aux perfections de ce jeune
Chevalier, convièrent bientôt Lériane de l'aimer,
de sorte qu'il n'y eût que le pauvre Damon qui ne
se trompa point, et toutefois ce fut lui qui paya
plus chèrement nos erreurs. Et quoiqu'il reconnût
bien, dès le commencement, ce que je vous dis, si ne
m'en put-il
empêcher. Il me souviendra le reste de ma vie des paroles dont il usa, lorsqu'il me le dit : - Ma sœur, me dit-il, vous aimez Lériane, mais souvenez-vous qu'elle ne le mérite pas, et que je crains que vous n'y preniez garde trop tard. Elle a un très mauvais dessein, et envers vous, et envers moi, car la femme de Léontidas ne vous l'a donnée que pour vous épier, et croyez que véritablement la bonne chère que vous m'avez commandé de lui faire lui a donné occasion de croire que je l'aimais, et que cette opinion est cause qu'elle ne me veut point de mal. - Tant mieux, lui dis-je, mon frère, en souriant, je sais bien que vous ne serez pas amoureux d'elle, pour le moins, je vous assure que je n'en serai jamais jalouse ! Et cependant, la bonne volonté qu'elle vous portera la retiendra peut-être en son devoir, et l'empêchera de ne nous faire tout le mal qu'elle pourrait. - Dieu veuille, me dit-il, ma sœur, qu'il advienne comme vous dites, mais j'ai bien peur qu'au contraire cette affection n'ait une autre fin, car il est impossible que je continue de lui faire bonne chère, et se voyant déçue, Dieu sait ce qu'elle ne fera point. - Elle ne vous prendra peut-être pas par force, lui dis-je. - Dieu veuille, me répliqua-t-il, que je sois mauvais devin, et qu'elle ne fasse pas quelque chose de pire encore que ce que vous dites. Je vis bien que cette femme lui était importune, mais je ne jugeai jamais qu'elle eût de l'Amour, et pensais que toutes ses recherches n'étaient que pour mieux faire la complaisante. Et parce qu'encore que
Léontidas me fît toute la bonne chère qu'il lui était possible, si est-ce que le mauvais traitement que je recevais de sa femme me faisait passer une vie fort ennuyeuse. Je répondis à Damon qu'il devait considérer la misérable vie que je faisais : que je n'avais contentement que de lui, ni consolation que de Lériane ; que je croyais bien que l'intention de Léontidas et de sa femme avait été, en mettant Lériane auprès de moi, de m'avoir donné un espion, mais que je croyais bien aussi qu'ils pourraient se tromper, et que cette femme se sentait tellement obligée aux caresses que je lui avais faites que je connaissais bien que véritablement elle m'aimait ; et enfin qu'à la longue il perdrait la mauvaise opinion qu'il avait d'elle, parce que, la pratiquant davantage, il connaîtrait que c'était une personne d'honneur. Damon ne sut faire autre chose, voyant comme j'en étais abusée, que de plier les épaules, et depuis, ne m'en osa plus parler de peur de me déplaire. Et voyez combien la bonne opinion que nous avons d'une personne a de force sur nous ! Je voyais bien la recherche qu'elle faisait à Damon, et ne pouvais m'imaginer que ce fût à mauvaise intention, me figurant que tout ce qu'elle en faisait n'était que pour me complaire. Ô que le visage dissimulé de la prud'homie couvre et nous fait méconnaître de vices ! Et cela était cause que quelquefois Damon recevait mauvaise chère de moi, me semblant qu'il ne traitait pas avec Lériane comme il devait, puisque je lui avais dit que je l'aimais, et que c'était la moindre
chose qu'il dût faire pour moi que de faire cas de ceux de qui η je chérissais l'amitié. Ce que Damon reconnaissait bien, et ne s'en osait plaindre, de peur de faire pis, mais seulement nourrissait en son âme une si cruelle haine contre elle qu'à peine la pouvait-il cacher. Au contraire Lériane augmentait de jour à autre de telle sorte cette affection qu'elle lui portait qu'enfin, voyant qu'il ne faisait pas semblant de la reconnaître, elle ne se put empêcher de lui écrire une lettre si pleine de passion que Damon, ne pouvant plus dissimuler, lui en ôta si bien toute espérance qu'elle ne perdît pas seulement l'amour qu'elle lui portait, mais en sa place y fit naître une si grande haine qu'elle jura sa perte. Que si elle eût pu prouver, en l'accusant à Léontidas, ce qu'elle savait de notre affection, il n'y a point de doute qu'elle l'eût fait, mais notre bonheur fut tel que, quelque familiarité qui eût été entre nous, je ne lui en avais jamais parlé que fort peu. Il est vrai que je l'ai depuis reconnue assez fine et malicieuse pour croire que s'il ne lui eût fallu que quelque preuve, elle ne s'y fût pas arrêtée, parce qu'elle n'eût jamais manqué d'invention. Mais un des principaux sujets qui l'en empêcha, ce fut ce que j'ai jugé depuis qu'elle eut crainte que Damon n'eût gardé des lettres qu'elle lui avait écrites, et que, par ce moyen, Léontidas l'eût reconnue pour une très mauvaise femme. Et toutefois cette considération ne pouvait encore être assez forte pour l'empêcher, parce qu'elle eût pu dire qu'elle avait fait semblant d'aimer Damon
pour le
convier de se fier η plus en elle ; et sans doute Léontidas et sa femme l'eussent crue, ayant conçu
une si bonne opinion d'elle qu'ils ne pensaient pas
qu'il y eût Matrone en Gaule plus sage que Lériane.
Mais si j'avais eu tort en l'amitié que je lui
portais, Damon ne se peut excuser qu'il n'ait failli en cette action η, car s'il m'eût montré la lettre
qu'elle lui avait écrite, il n'y a point de doute
qu'il m'eût sortie d'erreur, et que nous ne fussions
pas tombés aux malheurs où nous nous vîmes depuis !
Et ce qui l'en empêcha, comme je pense, ce fut la
cruelle réponse qu'il lui avait faite, d'autant qu'il
eut peur que je la visse et lui en susse mauvais
gré. Tant y a qu'il me le tint si secret que je n'en
sus rien pour lors.
Or Lériane ayant fait dessein, comme je vous disais,
de se venger de ce Chevalier, jugea qu'il n'y avait
point de moyen plus propre que celui que je lui en
donnerais. Et sachant bien que, vivant familièrement
avec moi, il ne pouvait pas être qu'il ne s'en
présentât quelque bonne occasion, elle se rendit si
soigneuse
de me voir et de me suivre que je la pouvais dire
l'ombre qui accompagnait mon corps. Et parce qu'elle
avait un esprit vif, et qui entrait presque dans les
intentions des personnes, elle reconnut que
Tersandre m'aimait. Je dis ce même Tersandre que vous voyez qui est en
ce lieu avec moi. Il ne faut pas que je vous dise ce
qui est de sa personne, puisque vous le
voyez, sages Bergères, mais oui bien de quelle η condition il est : Sachez donc que son père ayant suivi le mien en tous ses voyages de guerre, ils furent enfin tués tous deux le jour que Thierry mourut. Et parce que celui-ci avait été nourri petit enfant dans la maison de mon père, il avait conçu une si grande affection pour moi que la différence de nos conditions ne le put pas empêcher de me regarder d'autre sorte qu'il ne devait. Et j'en pouvais bien être cause sans y penser, car la grande inégalité qui était entre nous me faisait recevoir tous ses services, non pas comme d'un amant, mais comme d'un domestique, le lieu d'où il était ne lui pouvant donner par raison une plus grande prétention pour mon regard. Mais Amour, qui faisait naître ses pensées en son âme, d'autant qu'il est aveugle, peut sans reproche en produire de plus déraisonnables, et par ainsi lui faisait concevoir des espérances qui étaient du tout éloignées de la raison. Toutefois Lériane qui, plus fine que moi, avait jeté les yeux sur lui et avait fort bien reconnu son intention, le jugea un sujet très propre pour commencer sa vengeance. Elle savait bien que de toutes les amertumes d'Amour, il n'y en avait point de si difficile que la jalousie, ni qui fût reçue plus aisément en une âme qui aime bien. Elle commence donc de se rendre familière avec lui, lui fait paraître beaucoup de bonne volonté, lui offre toute sorte d'assistance en tout ce qui se présentera, bref, peu à peu, l'attire auprès de moi, et lui donne commodité de me voir et de parler
à moi. Mais voyant que sa modestie l'empêchait de me déclarer sa volonté, elle résolut de lui en donner le courage, et avec ce dessein, un jour qu'elle le trouva à propos, après quelques discours éloignés et qu'elle fit venir sur ce qu'elle lui voulait dire, elle lui fit entendre qu'elle et moi nous étions souvent étonnées de le voir sans qu'il eût encore fait choix de quelque maîtresse, et que je disais que je n'en pouvais juger la cause ; car de dire que ce fût faute de volonté, l'âge où il était ne le pouvait permettre ; que ce fût faute de courage, encore moins, puisqu'il avait rendu trop de témoignage de ce qu'il était, et que la connaissance qu'il avait de lui-même lui devait donner assez d'assurance de pouvoir acquérir les bonnes grâces de la plus belle de cette cour, tellement que je n'en voyais autre occasion sinon qu'il ne trouvait rien digne de lui. Tersandre, qui croyait ce qu'elle disait, et qui se sentait toucher l'endroit le plus sensible de son âme : - Hélas ! ma fille, lui dit-il en soupirant, (car telle était l'alliance η dont il la nommait) hélas ! Que Madame et vous, avez peu remarqué mes actions, puisque vous n'avez reconnu ma folie. J'aime, mais hélas ! j'aime en tel lieu qu'il vaut mieux le taire pour n'être estimé insensé que le dire pour espérer tant soit peu d'allègement. Cette rusée de Lériane qui savait bien ce qu'il voulait dire, feignant de ne l'entendre pas, le tourna de tant de côtés qu'elle lui arracha le nom de Madonthe de la bouche, mais avec tant d'excuses qu'elle jugea bien qu'il reconnaissait
son outrecuidance, et qu'il fallait lui donner du courage pour continuer son dessein. C'est pourquoi d'abord elle lui dit qu'elle ne trouvait point tant d'inégalité entre lui et moi que cela l'en dût retirer. Que si la fortune m'avait favorisée de beaucoup de biens et d'être née de ces grands aïeux dont je tirais mon origine qu'il avait tant de vertus que s'il était moindre en fortune, il m'était égal en mérite. Elle avait feint tout le discours précédent qu'elle disait que nous avions eu ensemble et m'en avait attribué la plus grande partie pour lui donner la hardiesse de se déclarer, et maintenant, pour lui donner le courage de continuer, elle en invente un autre aussi peu véritable, lui disant qu'elle avait bien reconnu aux paroles que je lui avais dites de lui plusieurs fois que je l'estimais, voire que je l'aimais autant que je me sentais importunée de Damon. Elle ne mentait pas, encore qu'elle crût de mentir, car il était vrai que je l'aimais autant que j'étais importunée de Damon ! Et pour le lui persuader mieux, lui disait que bien souvent, quand il s'approchait de moi, je disais, me tournant vers elle : - Que pour le moins Damon fût changé en Tersandre. Et sur ce discours elle s'étendait le plus qu'elle pouvait en des louanges qu'elle disait de lui, et qu'elle feignait de redire après moi, et pour la fin jurait que je ne trouvais rien de mauvais en lui que le trop grand respect qu'il me portait, afin que, par ce moyen, il fût plus hardi et perdît la grande appréhension qu'il avait pour notre inégalité.
Ayant donc jeté de cette sorte les fondements de sa trahison, elle voulut sonder ma volonté, me parlant quelquefois de Damon, et comme si c'eût été par mégarde, elle y mêlait toujours quelque chose à la louange de Tersandre. Ce que je n'entendais point, car je n'eusse jamais tourné les yeux sur lui, et voyant que j'en parlais comme d'une personne indifférente, elle eut opinion que peut-être en recevrais-je les lettres, si elles m'étaient données bien à propos. Le jour de l'an approchait, où l'on a de coutume de se donner l'un à l'autre de petits présents que nous nommons les étrennes η. Elle pensa que des gants parfumés qu'elle avait recouvrés seraient propres pour m'en faire voir une η. Elle assura donc Tersandre de m'en donner, et sous cette espérance, en retire une de lui, qu'elle met dans un des doigts du gant, et prend si bien son temps qu'en la meilleure compagnie où elle me voit, elle présente ses étrennes η. De fortune Damon y était, et parce qu'elle eut crainte que η, la rencontrant du doigt, je n'en donnasse connaissance à chacun, elle me dit qu'une couture s'était décousue et qu'elle la raccommoderait, et, à ce mot, me ganta celui où la lettre était, laissant l'autre entre les mains de ceux qui le voulaient sentir. Mais quoiqu'elle m'en eût avertie, lorsque je rencontrai le papier, je ne pus m'empêcher de demander que c'était, à quoi elle répondit que c'était la couture qui avait lâché quand elle les avait essayés. Quant à moi, qui n'entendais point cette finesse, je
répliquai que ce n'était point cela. Elle, avec une assurance incroyable : - Vous ne faites que rêver, ma Maîtresse, me dit-elle, car c'était ainsi qu'elle me nommait, c'est moi-même qui l'ai décousu sans y penser. Je jugeai bien que c'était chose qu'il fallait dissimuler en si bonne compagnie, mais j'étais trop jeune pour le savoir faire de sorte que Damon, qui avait les yeux sur nous, η s'en aperçût. Et à la vérité, j'étais si peu accoutumée à telles rencontres que j'étais excusable η si je les savais si peu cacher. Damon, qui avait de l'Amour, et qui savait par expérience combien cette passion rend les personnes ingénieuses, jugea bien incontinent qu'il y avait une lettre, mais il ne put deviner de qui c'était ; car pour Tersandre, il ne l'en eût jamais soupçonné. Toutefois ce qu'il en vit depuis lui fit croire que celle-ci venait de lui, comme je vous dirai. Quant à moi, encore que je voulusse vivre comme je devais, si ne laissais-je d'avoir un extrême désir de savoir ce qu'il y avait dans ce gant ; et cela fut cause que je me retirai le plus tôt que je pus pour le voir. Et lorsque je fus seule, je sors le papier, et le dépliant, je trouve qu'il y avait telles paroles :
LETTRE
DE TERSANDRE À
MADONTHE.
Comme contraint, et non pas comme m'en estimant digne, je prends la hardiesse, Madame, de me dire votre très humble serviteur. S'il fallait que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudrait aussi que ceux-là seuls eussent le bonheur de votre vue. Car encore que nous n'en ayons les mérites, nous ne laissons d'en recevoir les désirs, qui nous sont d'autant plus insupportables qu'ils sont moins accompagnés de l'espérance η. Mais si l'Amour, continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendait agréable une extrême affection, Madame, je m'estimerais très heureux, vous seriez fort fidèlement servie. Car je sais bien que jamais personne ne parviendra à la grandeur de ma passion, encore que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aimer et adorer.
Les flatteries de cette lettre me plurent, mais venant de la part de Tersandre, j'en eus honte, ne voulant qu'une telle personne eût la hardiesse de tourner les yeux sur moi pour ce sujet. J'en fus offensée contre Lériane, et, trouvant fort étrange qu'elle m'eût fait voir cette lettre, je consultai longuement en moi-même si je
m'en devais plaindre à elle ou bien n'en faire point de semblant. Je résolus enfin de lui dire que je l'avais jetée au feu sans la lire, parce que si j'en eusse fait des plaintes, peut-être m'en eût-elle dit davantage, et j'en voulais fuir les occasions tant pour en amortir le bruit entièrement que pour n'avoir sujet d'éloigner Lériane de moi, de qui l'humeur m'était très agréable. Et toutefois je connaissais qu'elle avait eu tort, mais ma jeunesse et l'amitié que je lui portais me contraignirent de l'oublier, et de chercher même des excuses à sa faute. Lorsqu'elle revint de là à quelques jours, et n'ayant pas, comme je crois, la hardiesse de me voir si tôt après ce beau message. Et parce que je ne voulus porter les gants qu'elle m'avait donnés ayant opinion qu'ils venaient de Tersandre aussi bien que la lettre, elle me demanda que j'en avais fait. - Je les ai donnés lui dis-je, d'autant qu'ils n'étaient pas bien pour ma main. - Et du papier, dit-elle, qui était dedans, qu'en avez-vous fait ? - Je l'ai jeté au feu, lui répondis-je : était-ce quelque chose d'importance ? - Vous ne l'avez donc point lu, me dit-elle ? Et lui ayant répondu que non, elle continua qu'elle était très aise parce qu'elle avait été trompée par une personne en qui elle se fiait, mais qu'elle louait Dieu que le feu eût nettoyé sa faute. - Et qu'était-ce ? lui demandai-je. - Vous ne le saurez pas de moi, dit-elle, et vous assure que depuis que j'ai su ce que c'était (qui n'est que depuis une heure) je mourais de peur que vous ne la lussiez, et venais pour vous en empêcher. Cette fine femme pensa bien toutefois que je
l'avais
lue, mais connaissant, par ce que je lui en disais,
que je n'étais pas encore bien disposée à ce qu'elle
voulait, elle crut être nécessaire de me laisser
une bonne opinion d'elle, et de feindre aussi bien que
moi. Et parce qu'elle savait que j'aimais Damon,
elle en accusa cette bonne volonté, et pensa qu'elle
ne pouvait mieux bâtir son dessein que des ruines de
l'amitié η que je portais à ce Chevalier. Cela fut cause
qu'elle tourna tout son esprit à la ruiner, et d'autant qu'elle connaissait bien que je n'avais pas
mauvaise η opinion de moi, elle se figura que l'amitié
que Damon me portait était cause que je l'aimais.
Elle fit donc dessein de me mettre en doute de lui,
ne jugeant point qu'il y eût un meilleur moyen que
la jalousie, d'autant qu'un cœur généreux ressent
plus le mépris que toute autre offense. Et quoique
la jalousie puisse procéder de diverses causes,
toutefois la principale est quand l'amant voit que
la personne aimée en aime un autre, prenant cette
nouvelle affection pour un témoignage de mépris, d'autant qu'il juge que, comme celle qu'il aime
mérite toute son amour, de même il doit aussi
recevoir toute la sienne, si pour le moins elle
l'estime autant qu'elle est estimée de lui et, ne le
faisant pas, il l'attribue au mépris.
Mais quand elle voulut exécuter ce dessein, elle n'y
trouva pas une petite difficulté, d'autant que ce Chevalier ne regardait femme du monde que moi, outre
qu'il était nécessaire que Lériane eût toute
puissance sur celle de qui elle me rendrait jalouse
afin de la conduire à sa volonté, et de plus qu'elle
fût secrète et belle,
et de telle condition qu'il y eût apparence qu'elle méritât d'être aimée. Il était bien difficile de trouver toutes ces qualités ensemble en un même sujet. Mais elle, qui avait un esprit qui ne trouvait jamais rien d'impossible, après avoir cherché quelques jours en vain, se résolut de suppléer par la finesse au défaut d'une nièce qu'elle nourrissait. C'était une jeune fille qui s'appelait Ormanthe, je dis jeune d'âge et d'esprit, qui avait le visage assez beau, mais si dénuée de ce vif esprit qui donne de l'amour que peu de personnes la jugeaient belle. Lériane toutefois eut opinion qu'elle l'instruirait de sorte qu'où la nature défaillait, son artifice donnerait un si grand secours que tout réussirait à son avantage. En ce dessein, elle tire à part Ormanthe, la tance du peu de soin qu'elle a d'elle-même, qu'elle devrait avoir honte de voir toutes ses compagnes aimées et servies, qui étaient beaucoup moins belles qu'elle n'était pas, et qu'elle n'avait su encore obliger le moindre Chevalier à l'aimer, que cela procédait de sa nonchalance et de son peu d'esprit, que, quant à elle, si elle ne se voulait résoudre à mieux faire, qu'elle la renverrait vers sa η mère, parce que demeurant davantage dans la Cour, elle n'y ferait autre chose qu'y devenir vieille fille. Ormanthe qui craignait que sa mère la maltraitât si Lériane la renvoyait de cette sorte, les larmes aux yeux, se jette à ses genoux, la supplie de lui vouloir pardonner les fautes qu'elle avait faites, et lui promet qu'à l'avenir elle s'étudiera de lui donner plus de contentement. Lériane, qui vit un si bon commencement en son dessein, continua :
- Mais voyez-vous, Ormanthe, toutes ces larmes et toutes ces protestations seront enfin inutiles si je vois que vous ne changez de façon de vivre. Toutes vos compagnes sont servies, et vous êtes la seule qui ne l'êtes point. Pensez-vous que je sois sans déplaisir, quand je vois toutes les filles de la Cour recherchées et estimées, et, quand nous allons au promenoir, que chacune a son Chevalier qui lui aide à marcher, voire quelques-unes, deux ou trois qui se pressent à qui occupera leurs côtés, et que vous êtes toute seule, sans que personne daigne seulement tourner les yeux vers vous ! Chacun en parle comme il lui plaît, mais ne croyez point que ce soit à votre avantage. Quelques-uns qui voient votre visage être plus beau que celui de plusieurs de vos compagnes desquelles on fait cas disent que si vous n'êtes point recherchée, c'est que vous êtes pauvre, d'autres, que vous avez quelque défaut, ou en votre race, ou en votre personne. Et en vérité ce n'est que pour votre nonchalance, et pour une façon sauvage et humeur rustique qui vous fait fuir de chacun. Et de fait je sais que Damon a eu dessein de vous aimer, je le sais parce qu'il m'en a fait parler par quelques-uns de ses amis, et toutefois il n'a jamais su trouver les moyens de s'approcher de vous, tant vous êtes peu accostable, et tant cette sotte humeur et façon retirée lui en a ôté η la commodité. Et Dieu sait si en toute la Cour, il y a Chevalier de plus de mérite, et si vous ne seriez pas la fille la mieux servie et la plus honorée si ce bien vous advenait. Que si cette bonne fortune se
présentait à quelques autres de vos compagnes, et de quel courage serait-elle reçue, et de quelle η industrie et de quel artifice n'useraient-elles point pour le posséder entièrement ! Or je vous dirai donc encore cette fois pour toutes que, si vous voulez, Ormanthe, que je vous retienne plus longuement en ce lieu, je désire que vous donniez autant de sujet à Damon de vous aimer que vous lui en avez donné du contraire, et ne craignez que les faveurs que vous lui ferez soient vues de quelque autre ; car le dessein qu'il a de vous épouser couvrira assez tout ce qu'on en saurait penser à son η désavantage. Telle fut la leçon que Lériane fît à cette jeune fille, qui ne tomba point en une terre ingrate, d'autant que Ormanthe, qui de son naturel était d'humeur libre et sans feintise, n'ayant plus de bride qui la retint, tant s'en faut, ayant les instructions de Lériane qui l'y poussaient, faisait depuis ce jour tant d'extraordinaires caresses à Damon que lui et tous ceux qui les voyaient en demeuraient étonnés. Et ces choses passèrent si avant que je commençai d'en ouïr quelque bruit, et cela par l'artifice de Lériane qui, par le moyen de Tersandre, le faisait dire en lieu d'où je le pouvais savoir. Et afin que j'eusse moins de soupçon que ce fût une tromperie, jamais Tersandre n'en parlait, mais il le faisait dire par ses amis. Et toutefois je ne pouvais croire que Damon aimât mieux cette sotte fille que moi, puisque sa beauté, ce semblait, n'égalait point celle de mon visage, ainsi que mon miroir m'assurait, sur lequel la voyant je jetais bien souvent les yeux pour en faire comparaison η. De plus, quand je me ressouvenais de ce que j'étais, et qu'Ormanthe
était, je ne pouvais m'imaginer qu'il fît choix, en me dédaignant, d'une personne qui était si peu de chose au prix de moi. Ce que cette malicieuse reconnaissant bien voulut me tromper avec un plus grand artifice. Il y avait une vieille femme qui était tante de Lériane, qui avait toute sa vie vécu avec beaucoup d'honneur et de réputation. Lériane fit en sorte, par la voie de Tersandre, que cette bonne vieille fût avertie des caresses que Ormanthe faisait à Damon, qui étaient telles que, quand elle les sut, elle n'eut repos qu'elle n'en vînt avertir Lériane. Et elle, qui savait sa venue, se trouva expressément dans ma chambre, afin que je visse quand elle lui en parlerait. Leurs discours furent longs, et les branlements de tête, et la colère que je remarquai en elles me donna volonté, quand cette bonne femme fut partie, de savoir ce que c'était. Elle feignit de vouloir et ne pouvoir me le taire, et demeura quelque temps sans répondre. Enfin, parce que je l'en pressais pour l'amitié que je lui portais, elle me dit : - Voyez-vous, ma Maîtresse, (c'était ainsi qu'elle m'appelait) Damon pense être fin, et il ne prend pas garde que je suis encore plus fine. Il croit, en feignant de vous aimer, que je ne verrai pas l'affection qu'il porte à Ormanthe. Cette ruse serait bonne si ce n'était point ma nièce, mais cela me touche trop pour n'avoir les yeux bien clairs en semblables affaires, outre qu'il se laisse tellement emporter au delà de toute prudence qu'il faudrait bien être aveugle pour n'y prendre garde. Je pense que plus de mille personnes m'en ont avertie, et voilà cette bonne femme qui
ne m'est venue trouver que pour me dire qu'ils vivent de sorte que chacun en parle si désavantageusement pour sa petite-nièce qu'elle ne me le peut celer, et que même je ne suis pas exempte du blâme de le souffrir puisqu'elle est sous ma charge. J'en ai tancé plusieurs fois Ormanthe, mais je pense qu'il l'a ensorcelée. Je ne sais, quant à moi, quel goût il y trouve, car, encore qu'elle soit ma nièce, je dirai bien qu'il n'y a pas une fille plus sotte, ni plus incapable, ce me semble, de donner de l'amour que celle-là. Ô que ces paroles me furent fâcheuses, et difficiles à supporter sans en donner connaissance ! Je me retirai en mon cabinet où cette rusée me suivit, étant trop expérimentée en semblables accidents η pour ne reconnaître pas ceux η que ses paroles avaient causés en moi. Et parce que je me fiais entièrement en elle, aussitôt que je la vis seule près de moi, il me fut impossible de retenir les larmes, et enfin de ne lui dire tout ce que jusques alors je lui avais celé de notre affection. Dieu sait si Lériane reçut un extrême contentement de cette déclaration, et quoique tout son dessein ne tendît qu'à me divertir de l'amitié de Damon, si connut-elle bien qu'il n'était pas encore temps de donner les grands coups, et qu'il la fallait affaiblir davantage avant que l'entreprendre. Et pour le pouvoir mieux faire, elle me voulut donner une créance bien contraire à ce qui était de la vérité, à savoir qu'elle était fort amie de ce Chevalier, ce qu'elle faisait pour m'ôter toute méfiance. Elle me parla donc de cette sorte : - J'avoue, ma Maîtresse, que vous m'avez sortie d'une η extrême peine, et toutefois je ne voudrais pas avoir
acheté mon repos à vos dépens. Si j'eusse pensé qu'il vous eût aimée, je n'eusse jamais eu peur qu'il eût tourné les yeux sur ma nièce pour l'aimer. Damon a trop de jugement pour vous changer à une η autre, et même qui vaut si peu. Ce n'est qu'une humeur de jeunesse qui l'a éloigné de vous ; il reviendra bientôt à son devoir, et ne faut pas que cela vous sépare de son amitié. Il a beaucoup de mérite, il est plein de courage, et, sans mentir, personne ne le voit qui ne le juge digne d'une bonne fortune. Toutefois je ne suis pas en doute que cette action ne vous afflige, et ne vous donne autant de déplaisir que si c'était quelque plus grande injure, et c'est parce qu'Amour est un enfant qui s'offense de peu de chose. Mais, ma Maîtresse, ne vous en tourmentez point davantage. Si vous voulez user d'un remède que je vous donnerai, vous serez tous deux bientôt guéris. N'avez-vous jamais pris garde qu'une trop grande clarté éblouit, et que le trop de bruit empêche d'ouïr ? Peut-être aussi trop η d'amitié que vous lui avez fait paraître a rendu moindre son affection. Quant à moi, je le crois facilement, sachant assez que ces jeunes esprits sont ordinairement sujets à telle chose, ou pour se croire trop assurés de ce qu'ils possèdent, si bien qu'ils deviennent nonchalants, ou pour mépriser ce qu'ils ont sans peine et en abondance, qui leur donne de nouveaux désirs. Mais il faut user en ce mal (comme en tout autre) de son contraire. Je suis certaine que si vous feignez de vous retirer un peu de lui, vous le verrez incontinent revenir à
son devoir, et vous crier merci de sa faute. Vous croyez bien, ma Maîtresse, que si je ne vous aimais, je ne vous tiendrais pas ce langage. Aussi vous donné-je le même conseil qu'en semblable accident je voudrais prendre pour moi. La conclusion fut que cette fine et malicieuse se sut tellement déguiser que je lui promis, après plusieurs remerciements, de me servir de ce remède. Or le dessein qu'elle avait était de faire l'un de ces deux effets : - Ou Damon (disait-elle en elle-même), glorieux de son naturel, se voyant dédaigné, avec plus de dépit que d'amour se retirera offensé des actions de Madonthe ; ou bien, ayant plus d'amour que de dépit, essayera de regagner ses bonnes grâces, s'éloignant d'Ormanthe. Si le premier advient, j'aurai obtenu ce que je veux ; si c'est le dernier, j'acquerrai une si grande créance auprès de Madonthe, lorsqu'elle aura éprouvé mon conseil être si bon, qu'après, j'en disposerai entièrement à ma volonté. Et il advint que Damon, connaissant quelque froideur en moi, et n'en pouvant accuser autre chose que les caresses qu'Ormanthe lui faisait, se retira peu à peu d'elle, et la fuyait comme s'il eût été fille et elle homme. Lériane s'en prit garde aussi bien que moi, et pour ne perdre une si bonne occasion, un jour que nous en parlions seules dans mon cabinet, elle me demanda si son conseil n'avait pas été bon, et si à l'avenir je ne la croirais pas ! Et lui ayant répondu que oui, elle continua : - Or, ma maîtresse, il faut que nous fassions comme ces bons Médecins qui, ayant bien préparé les
humeurs par quelques légers remèdes, les chassent après tout à fait par de plus fortes médecines. Je vous veux dire un artifice dont j'ai vu user à celles qui se mêlent d'aimer. Il n'y a rien qu'un amant ressente plus que les coups de la jalousie, ni qui l'éveille mieux et le fasse plus promptement revenir à son devoir. Je suis d'avis que Damon en éprouve quelque chose. Vous verrez comme il reviendra à son devoir et comme il se jettera à vos pieds, et reconnaîtra l'offense qu'il a faite. Je me mis à sourire oyant ces paroles, ne me semblant pas que je pusse obtenir cela sur moi. Toutefois, repassant par ma mémoire combien le conseil qu'elle m'avait déjà donné était réussi à mon contentement, je me résolus de la croire encore à ce coup. - Mais, lui dis-je, de qui sera-ce que nous nous servirons en ceci ? C'était à ce passage que cette rusée m'attendait il y avait longtemps, parce qu'elle ne m'osait proposer Tersandre, à cause de ce qui s'était passé, et toutefois c'était où elle voulait que je vinsse de moi-même. Elle me répondit donc de cette sorte : - Vous avez raison, ma Maîtresse, de faire cette demande, et il y faut bien aviser ; car à tel vous pourriez vous adresser, qui, par après, en ferait son profit, et pourrait nuire à votre réputation, de sorte que je conclus qu'il faut que ce soit un homme de qui vous puissiez disposer absolument, et qu'il soit, au prix de vous, de si peu de considération que, quand vous voudrez vous en retirer, il n'ait la hardiesse de s'en plaindre, ou, s'en plaignant, qu'au lieu d'être cru,
chacun se moque de lui. Et, à ce mot, baissant les yeux en terre, après s'être tue quelque temps, et se grattant le derrière de la tête, feignant d'en chercher un, elle releva les yeux tout à coup sur moi et me dit : - Mais pourquoi cherchons-nous bien loin ce que nous avons si près ? Qui saurait être meilleur que Tersandre ? Vous en ferez tout ce que vous voudrez, et il n'oserait souffler, tant s'en faut qu'il s'ose plaindre, outre qu'il est si discret et si plein de bonne volonté que je ne crois pas qu'il s'en puisse rencontrer un qui soit plus propre à ce pourquoi nous le demandons. Lorsqu'elle me nomma Tersandre, je me ressouvins de ce qui s'était passé, et jugeai bien qu'elle me le proposait plutôt qu'un autre pour ce qu'elle l'aimait ; mais aussi je connus bien que sa condition et sa prudence étaient telles qu'il les fallait pour exécuter la résolution que nous avions prise. Et, quoique mon courage altier refusât de tourner mes yeux sur un homme de si peu, si est-ce que l'affection que je portais à Damon, qui, comme que ce fût, me donnait la volonté de le rappeler, me fit enfin condescendre à ce que voulut Lériane. Je commençai donc de faire plus de cas de Tersandre, et de parler quelquefois à lui, mais je mourais de honte quand je prenais garde que quelqu'un me voyait. Damon, de qui l'affection était extrême, s'aperçut incontinent de ce changement parce que Lériane avait dit à Tersandre que la discrétion avec laquelle il m'avait servie avait eu tant d'effet qu'enfin je l'aimais autant qu'il m'avait aimée, et la
moindre apparence qu'il en remarquait lui en faisait croire au double, d'autant que j'avais accoutumé de vivre si différemment avec lui que les moindres paroles lui étaient de très grandes faveurs. Et cela fut cause qu'il commença de se relever plus que de coutume, de porter plus haut qu'il ne soulait, abusé des vaines espérances qu'il se donnait, et des menteries de cette femme η. De sorte que Damon aperçut bientôt cette bonne chère, et repassant par sa mémoire tout ce qu'il avait vu, se ressouvint de la lettre qu'il m'avait vu recevoir dans les gants, et de là tirant plusieurs désavantageuses conclusions et contre lui et contre moi, il crut enfin que, par la sollicitation de Lériane, j'avais reçu le service de Tersandre et oublié son affection. Et après avoir supporté ce déplaisir quelque temps pour voir si je ne changeais point, enfin n'en ayant plus le pouvoir, il résolut de me faire quelques reproches. Et parce que Lériane était toujours auprès de moi, il lui fut impossible de me parler que dans la chambre même de Léontidas. Il prit donc l'occasion, lorsque, sortant de table, j'étais éloignée de cette femme, et parce qu'il vit bien qu'il n'aurait pas beaucoup de loisir, il me dit : - Est-ce que vous voulez que je meure, ou que vous ayez fait dessein d'éprouver combien une personne qui aime peut supporter des rigueurs ? Je lui répondis froidement : - Votre mort ne me touche non plus que mes rigueurs η vous peuvent atteindre ! Il me voulait répondre, mais Lériane survint, parce qu'elle s'était pris
garde de ces propos, et par sa présence contraignit Damon de se taire, outre que, me tournant vers elle, je lui en ôtai le moyen. Cette rusée me regarda, me faisant signe que c'était un effet de notre dessein ; et puis s'approchant de mon oreille : - Ne voici pas, dit-elle, un bon commencement ? Il faut continuer, et vous verrez que je m'y entends. Ah ! la malicieuse, elle avait raison de dire qu'elle s'y entendait, mais c'était à me rendre la plus malheureuse personne qui fût jamais. Je continue donc, sage Bergère η, et ne daigne pas seulement me tourner du côté de ce Chevalier, qui sortit de la salle si hors de lui-même qu'il fut plusieurs fois prêt à se mettre son épée dans le corps, et je crois que sans le dessein qu'il avait de faire mourir Tersandre, il eût exécuté contre lui-même cette étrange résolution. Et ce qui l'empêcha de η mettre promptement la main sur Tersandre fut la crainte qu'il eût de me déplaire, sachant bien qu'il ferait une grande plaie à ma réputation, si, sans autre sujet, il l'attaquait. Cela fut cause qu'ayant un peu rabattu de sa furie, il allait recherchant quelque occasion, lorsqu'il rencontra Ormanthe, qui, selon sa coutume, lui vint sauter au col. Lui, qui n'était pas en bonne humeur, la repoussa un peu, et lui dit qu'il s'étonnait qu'elle n'eût point de crainte du jugement que chacun pourrait faire de semblables actions. - Et de qui, répondit-elle, me dois-je soucier, pourvu que vous l'ayez agréable ? - Quand ce ne serait de nul autre, répliqua Damon, encore devriez-vous
craindre Lériane. - De Lériane ? (dit-elle en
souriant) ah ! Damon, que vous êtes déçu ! Je ne saurais lui faire plus de plaisir que de faire cas
de vous. Le Chevalier qui savait bien que Lériane lui voulait mal, oyant ces paroles, se douta
incontinent de quelque trahison, et pour l'avérer,
la tirant à part, la pria de lui dire comment elle le
savait. Ormanthe qui était peu fine, et qui, outre
cela, pensait bien s'excuser en rejetant le tout sur
sa tante, lui raconta tout au long les discours de Lériane et le commandement qu'elle lui en avait fait.
Damon, qui était avisé, jugea, après y avoir un peu
pensé, à quel dessein elle l'avait fait, et vit bien
alors que le changement de mon amitié n'était procédé
que de l'opinion que j'avais conçue qu'il aimât
cette fille. Et pour ne lui en donner connaissance,
il la laissa, faisant semblant d'avoir affaire
ailleurs, bien résolu de me le dire, quelque
empêchement que Lériane y pût donner.
Et il sembla que la fortune lui en voulut offrir la
commodité, car, ce même jour, Torrismond voulut
aller à la chasse. Et parce que la reine avait
accoutumé de l'y accompagner, je montai à cheval comme
le reste de mes compagnes, et allâmes en troupe
jusques à l'assemblée. Mais quand nous fûmes au laisser
courre et que l'on eût donné les chiens, le Cerf
étant lancé, sans se faire battre, laissa librement son buisson, et prenant une grande campagne η, emmena
à perte de vue toute la chasse après lui. Ce fut alors que nous nous séparâmes, et que les chevaux
plus vites laissèrent les autres derrière. Damon, qui était bien monté, avait toujours l'œil sur moi, et me voyant un peu séparée de mes compagnes, et jugeant par la route que je prenais l'endroit où je devais passer, il me gagna les devants, et feignit que son cheval lui étant tombé dessus lui avait blessé une jambe, et pour en donner plus de créance, il souilla tout un côté de la tête, de l'épaule et de la cuisse de son cheval, ayant auparavant donné quelque commission à son Écuyer pour l'éloigner de lui. Et racontait à tous ceux qui passaient en ce lieu l' ηinconvénient qui lui était arrivé, et leur montrait la route que la chasse avait prise, leur disant que le Roi était presque seul. Mais lorsque je passai, il me traversa le chemin, et, prenant mon cheval par la bride, l'arrêta, quoique je ne le voulusse pas, dont certes je fus un peu surprise, craignant que l'amour ne le portât à quelque indiscrétion. Mais ayant peur que si je lui montrais un visage étonné, il ne prît plus de hardiesse, je fis de nécessité vertu, et lui dis d'une voix assez forte : - Et qu'est ceci, Damon ? Depuis quand avez-vous pris tant d'outrecuidance que de m'oser interrompre mon chemin ? - La nécessité, me répondit-il, qui n'a point de Loi, me contraint de commettre cette faute. Que si vous jugez, après m'avoir ouï, qu'elle mérite châtiment, je vous promets qu'au partir de votre présence je le ferai tel que vous en serez satisfaite. Et lors levant les yeux en haut : - Ô Dieux ! dit-il, qui voyez les cachettes des âmes plus dissimulées, oyez ce que
je vais dire à cette belle ; et si je ne suis véritable, ô Dieux ! vous n'êtes point justes si vous ne me punissez devant ses yeux. Et lors se tournant vers moi : - Je ne veux point à cette heure (continua-t-il) ni m'excuser, ni vous accuser, belle Madonthe, pour le choix qu'il vous a plu faire à mon désavantage de Tersandre, mettant en oubli tant de serments jurés et tant de Dieux appelés pour témoins. Mais je me plaindrai bien de ma fortune, qui n'a voulu que j'évitasse le malheur que j'avais prévu. Dès que Lériane s'approcha de vous, il sembla que quelque Démon me prédisait le mal qu'elle me devait pourchasser. Vous savez combien de fois nous avions résolu de ne nous fier en elle, mais mon mauvais destin, plus fort que toutes nos résolutions, vous fit changer de pensée, et a voulu que vous l'ayez aimée. Puisque vous en avez eu du contentement, encore que j'en aie souffert le plus cruel tourment qu'une âme puisse ressentir, j'en loue les Dieux, et les supplie qu'ils le vous continuent. Si est-ce qu'il m'est impossible de vous laisser plus longtemps en doute de ma fidélité, et quoique je sache que ce sera inutilement, et que vous n'en croirez rien, si vous dirai-je la malice avec laquelle elle a ruiné mon bonheur. Et en ce lieu, il me raconta l'amour que Lériane lui avait portée, les recherches qu'elle lui avait faites, comment il l'avait refusée, et l'extrême haine qui était née en elle de ce refus. Et pour vérifier ce qu'il disait, il me remit en même temps les lettres qu'elle lui en η avait écrites, et continuant son η
discours, me dit les conseils qu'elle avait donnés à Ormanthe de le caresser, afin de me faire croire qu'il en était amoureux, me faisant entendre comme il l'avait su. Et enfin il ajouta : - Or cette âme traversée et pleine de malice n'a tenu compte de l'honneur de sa nièce afin de me nuire et de vous faire aimer Tersandre, ce qu'elle savait bien ne pouvoir advenir qu'en me ravissant l'honneur de vos bonnes grâces. Mais, ô Dieux, est-il possible qu'elle y soit parvenue ? Mais, ô Dieux, est-il possible que j'en doute après avoir vu recevoir des lettres dans des gants, et après avoir vu la peine que vous prenez de faire bonne chère à un homme tant indigne de vous ? Mais quels plus sûrs témoignages puis-je avoir que vos paroles pour connaître que je suis misérable, que je suis condamné et que je suis perdu ? Or bien, Madonthe, puisque ma mauvaise fortune est cause que ce généreux courage que j'ai toujours reconnu en vous s'est non seulement souillé de l'inconstance, mais d'un choix encore qui est si vil et honteux, il ne sera pas vrai que je survive votre amitié, et veux faire paraître que j'ai assez d'amour pour laver votre offense de mon sang. Si je fus étonnée d'ouïr cette trahison, vous le pouvez juger, sage Diane, puisque je ne lui sus répondre de quelque temps. Et lorsque je commençais de reprendre la parole et que je voulais lui donner toute la satisfaction qu'il eût su désirer, je vis que la chasse revenait à nous, et qu'elle était déjà si proche que, pour n'être vue seule avec Damon, je fus contrainte
de partir sans avoir le
loisir de lui dire que ce peu de mots : - La vérité
sera toujours la plus forte. Et soudain frappant mon
cheval de la houssine, je me jetai dans le bois,
bien marrie de n'avoir pu lui répondre. Que si
j'eusse osé lui commander de me suivre, je l'eusse
fait, mais j'eus peur que quelqu'un ne nous rencontrât
ensemble ; de sorte que j'aimai mieux remettre à une
meilleure occasion la déclaration que je lui voulais
faire, outre qu'encore voulais-je lire les lettres
qu'il m'avait données pour voir s'il m'avait dit
vrai.
Or oyez, je vous supplie, de quelle sorte les
rencontres sont conduites par les Dieux quand ils se
veulent moquer de notre prudence. J'avais élu le
lendemain pour sortir de peine le pauvre Damon, et
ce fut ce jour qui le mit en sa dernière confusion. Je
ne vous dirai pas quelle fut la nuit qu'il passa, car
on peut croire aisément que ce fut sans repos ; tant
y a que, le jour étant venu, il sort de sa chambre,
et voyant que c'était l'heure que j'avais accoutumé
de me lever, il se vint promener en une galerie de
laquelle il voyait quand on ouvrait la porte de ma
chambre, en dessein d'y entrer aussitôt qu'il saurait
que je serais hors du lit. Mais de fortune ce jour
je m'éveillai fort tard, tant à cause du travail de la chasse, que pour m'être le soir amusée à
lire les lettres de Lériane qu'il m'avait données,
et faut que j'avoue que j'y lus des supplications
indignes du nom de fille, et entre les autres, en la
conclusion de l'une, il y avait ces mêmes mots :
Recevez, ô beau et trop aimable
Damon, les prières de celle qui se donne à vous sans autre condition que d'être vôtre ! Que si ce n'est par Amour, ce soit au moins par pitié. Certes l'étonnement que j'en eus fut grand, mais plus encore le mépris que je conçus de ces paroles. Il fut tel que de dépit d'avoir été si vilainement trompée, je ne pus clore l'œil de longtemps après m'être mise au lit. Mais, cependant que Damon, comme je vous ai dit, se promenait dans cette galerie, Lériane, qui l'avait vu en ce lieu, voulut essayer si un Amant peut mourir de déplaisir ; car ayant trouvé en même temps Tersandre, elle le conduisit à une fenêtre basse au-dessous de celle où elle avait vu que Damon s'appuyait quelquefois étant las de se promener. Et ayant remarqué qu'il y était à l'heure même, feignant de parler bas, elle tint assez haut tels propos à Tersandre : - Afin que vous connaissiez, mon frère, que Madonthe vous aime véritablement et qu'elle se moque de tous les autres qui ont opinion d'être aimés d'elle, hier elle me commanda, dès qu'elle fut revenue de la chasse, de vous donner cette bague qu'elle a fait faire exprès pour vous, toute semblable à celle que vous lui avez vu porter il y a longtemps, et vous prie de l'aimer et de la porter pour l'amour d'elle pour symbole de votre amitié, et pour l'assurance que désormais sa volonté ne différera non plus de la vôtre que cette bague de celle qu'elle retient. Ô Dieux ! quelle trahison ! Est-il possible qu'un esprit humain en ait été l'inventeur ? Car il était certain que j'avais une bague semblable à celle
qu'elle
lui donnait, et qu'il y avait longtemps que je la
portais, et cette malicieuse l'avait fait secrètement
contrefaire avec dessein d'en commettre cette
méchanceté. Damon qui était, comme je vous ai dit, accoudé
sur la fenêtre haute η, oyant la voix de cette femme,
la reconnut incontinent, et prêtant plus
attentivement l'oreille, ouït les paroles que je
viens de vous dire. Et parce qu'à dessein elle sortit
le bras hors de la fenêtre pour faire voir la
bague à Damon, il reconnut bien qu'il était vrai
que j'en avais une semblable ; et cependant qu'il
tâchait de la bien reconnaître, il ouït que
Tersandre lui répondait : - Je jure par tous nos
Dieux que cette faveur m'est
tant agréable que je veux bien que Madonthe ne m'aime
jamais, si je ne l'emporte dans mon cercueil pour
marque que je suis à elle, et que c'est la plus chère
chose que j'aurai jamais. Et à ce mot il la prit, la
baisa diverses fois, et enfin se la mit au doigt.
Si Damon fut transporté, et s'il avait sujet de
sortir hors des limites du devoir, je vous le laisse
à penser, sage Bergère η ! Et toutefois il eut tant
de pouvoir sur sa colère qu'il ne fit ni ne dit
chose qui pût en donner connaissance, de peur que
quelqu'un ne s'en aperçût, et ne l'empêchât
d'exécuter son dessein. En même temps, la Reine s'en
allait au Temple pour assister aux sacrifices qui se
faisaient presque tous les matins. Et parce que la
femme de Léontidas ne l'abandonnait guère, je la
suivis, comme les autres Dames de la Cour ; de quoi
Damon n'étant averti η que
nous ne fussions déjà
en nos
chariots, il monta à cheval et nous atteignit lorsque nous entrions dans le Temple. Voyez quel malheur fut le nôtre. J'avais résolu de recevoir ses excuses et de l'assurer que je l'aimais quelque démonstration que j'eusse faite du contraire, et pour témoignage de mes paroles je voulais rompre toute sorte d'amitié avec Lériane et toute familiarité avec Tersandre, et ne cherchais que l'occasion de le pouvoir dire à Damon. Mais, abusé de la trahison que Lériane venait de lui faire, lorsqu'il me vit, ce fut avec un visage si renfrogné, et tenant si peu de compte du salut que je lui fis, que véritablement, j'en demeurai offensée ne sachant point le dernier sujet qu'il en avait. Et toutefois me représentant la jalousie que je lui avais donnée, quelque temps après je l'en excusai. Nous entrâmes dans le Temple où les sacrifices furent commencés, durant lesquels je pris bien garde, de fois à autre, qu'il me regardait *, mais d'un œil si farouche qu'il témoignait bien qu'il était fort transporté. Or oyez, je vous supplie, jusques où cette passion l'emporta : lorsque les hosties furent offertes, que chacun avec plus de zèle et de dévotion faisait d'une voix basse et à genoux η ses prières, il se releva dans le milieu du Temple, et haussant la voix, il proféra telles paroles : - Ô Dieu ! qui es adoré dans ce saint lieu par cette dévote assemblée, si tu es juste, pourquoi ne punis-tu l'âme la plus perfide et la plus cruelle de toutes celles qui sont au monde ? Je t'en demande justice en sa présence, afin que si elle a quelques défenses, elle les allègue ; mais si cela
n'advient point, je dirai que tu es injuste ou
impuissant.
Vous pouvez penser, sage Bergère η, quelle je devins et
quelle peur j'eus qu'en son transport il n'en dît
davantage, ou fît reconnaître que c'était de moi de
qui il parlait. Toute l'assemblée tourna les yeux sur
lui, tant pour sa voix qui était pleine de terreur et
d'épouvantement que pour cette façon de faire du tout
inaccoutumée. Mais lui, sans en faire semblant, après
s'être remis à genoux, laissa parachever le sacrifice.
Dieu sait si cela fit faire de divers jugements à
plusieurs ! Et il fut très à propos pour moi que le
voile que j'avais sur le visage empêchât que l'on ne
me vît, car on eût sans doute reconnu à ma rougeur que
c'était de moi de qui il se plaignait. Et ses amis et
ses parents trouvèrent cette prière hors de saison, et
n'attendaient, la plupart, que la fin du sacrifice pour
lui en dire leur avis. Mais ils furent bien déçus,
d'autant que se perdant parmi la foule, il se déroba,
sans que personne s'en prît garde, et se retirant en
son logis, après avoir donné ordre à ses affaires le
plus promptement qu'il put, il m'écrivit une lettre
qu'il mit en sa poche, et reprenant la plume, écrivit
ces paroles à Tersandre :
Si l'offense que j'ai reçue de vous n'était de celles qui ne peuvent être effacées qu'avec le sang, je ne désirerais pas, Tersandre, de vous voir seul avec l'épée en la main. Mais ne pouvant être satisfait d'autre sorte, et sachant bien que votre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu'à l'offense, je vous envoie cet homme que vous connaissez bien être à moi, et qui vous conduira où je vous attends sans autres armes que celles que nous portons ordinairement au côté, vous promettant en foi de Chevalier que j'y suis seul, et que vous n'aurez à vous garder de personne que de moi, qui suis DAMON.
Il commanda à un jeune homme des siens nommé Halladin, qu'il avait nourri, et qu'il aimait sur tous ceux qui le servaient, fût pour son affection, fût pour l'entendement qu'il avait, qu'en diligence il lui menât un cheval le long des remparts de la ville sans que personne le vît, et qu'il en prît un autre pour le suivre. Halladin n'y faillit pas, et ainsi, étant tous deux sortis dehors, Damon laisse le grand chemin,
et ayant choisi un lieu commode pour son
dessein, le plus reculé du passage commun, il découvre *
son intention à Halladin, l'instruit de ce qu'il doit
faire, et enfin lui donne η ce qu'il écrit à Tersandre.
Ce jeune homme désireux de servir son maître selon
ses commandements, trouve Tersandre, et fait si à
propos son message que personne ne s'en prit garde.
Mais pourquoi perdrais-je plus de paroles en ce
sujet ? Tersandre s'y en va η, ils mettent la main à
l'épée, Damon est vainqueur et laisse Tersandre évanoui sur la place avec trois grands coups dans le
corps. Il est vrai qu'il n'était guère mieux !
Toutefois il eut assez de force pour prendre la bague
que Lériane avait donnée, et remontant à cheval,
commanda à Halladin de le suivre.
Quant à moi qui voulais en toute façon contenter ce
Chevalier, après toutefois l'avoir tancé de son
imprudence, je l'allais cherchant de l'œil parmi les
autres, et demeurai un peu étonnée de ce que je ne le
voyais point, ne songeant au malheur qui était
arrivé, lorsqu'après dîner, ainsi que quelques-unes
de mes compagnes et moi, nous promenions sur le soir
dans un jardin, je vis arriver Halladin qui, s'étant
adressé à moi, me demanda si Lériane n'était point
près de là. Et l'ayant fait appeler, il lui adressa
sa parole en cette sorte : - Lériane, mon maître, qui
sait bien le contentement que vous recevrez des
nouvelles que j'ai à vous dire, m'a commandé de les
vous raconter, non pas pour amitié qui soit entre vous,
mais pour celle qu'il sait que Madonthe vous porte.
Et lors il nous raconta
par le menu tout ce que je viens de vous dire de ce combat, puis continuant : - Lorsqu'il fut remonté à cheval, dit-il, et que je lui vis prendre les lieux plus éloignés de la fréquentation du peuple, je m'en étonnai, car il était fort blessé, et ne pus m'empêcher de lui dire qu'il me semblait que le plus nécessaire était de trouver quelque bon Mire pour panser ses plaies. Il me répondit froidement : - Nous le trouverons bientôt, Halladin, n'en sois point en peine. J'eus opinion qu'il disait vrai, et de cette sorte, je le suivis quelque temps, non sans peine toutefois en lui voyant perdre une si grande abondance de sang. Enfin il parvint sur les rives η du fleuve de Garonne, en un lieu où du rivage relevé par quelques rochers on voyait le courant de l'eau qui, d'une extrême furie, se venait rompre contre, et la hauteur était telle qu'elle faisait peur. Étant arrivé en cet endroit, il voulut mettre pied à terre, mais il était si affaibli de la perte du sang qu'il fallut que je lui aidasse à descendre. Et lors, s'appuyant contre le dos d'un rocher, il sortit de sa poche un papier, et me le tendant, il me η dit : - Cette lettre s'adresse à la belle Madonthe, ne fais faute de la lui donner. Et sortant du doigt la bague qu'il avait ôtée à Tersandre : - Donne-la-lui aussi, me dit-il, et l'assure de ma part que la mort m'est agréable, puisque je lui ai pu rendre témoignage que je la méritais mieux que celui à qui elle l'avait donnée. Et puisque mon épée a ôté du monde celui qu'elle en η avait jugé digne, et que sa rigueur ôte la vie à celui de qui l'affection
la η pouvait mériter, conjure-la η, par la mémoire de ceux desquels elle a pris naissance et par son propre mérite, et l'amitié η qu'elle m'avait promise, de ne la donner jamais plus à personne de qui l'amour lui soit honteuse, et qui ne la sache bien conserver. Je reçus la lettre et la bague qu'il me tendait, mais voyant qu'il n'avait plus la force de se soutenir et qu'il devenait pâle, je le pris sous les bras, et lui dis qu'il devait faire paraître plus de courage, et prendre une autre résolution, sans être de cette sorte homicide de soi-même. Et sortant mon mouchoir, je le voulus mettre contre une de ses blessures qui était la plus grande, et par laquelle il perdait plus de sang ; mais me l'ôtant de furie d'entre les mains : - Tais-toi, Halladin, me dit-il, et ne me parle plus de vivre, maintenant que je ne le puis aux bonnes grâces de Madonthe. Et lors, étendant mon mouchoir sous sa blessure, il reçut le sang qui en sortait, et le voyant presque plein, me le tendit, et me dit telles paroles : - Fais-moi paraître, en cette dernière occasion, que la nourriture que je t'ai donnée et l'élection que j'ai faite de toi n'a point été η sans raison ! Et soudain que je serai mort, porte ma lettre et cette bague à Madonthe, et ce mouchoir plein de sang à Lériane, et dis-lui que, puisqu'elle n'a pu se saouler de me faire mal tant que j'ai vécu, je lui envoie ce sang afin qu'elle en passe son envie. - Comment, lui dis-je, Seigneur, que je vous voie mourir pour des femmes qui ne le méritent pas ? Plutôt, si vous me le commandez, je
leur mettrai ce fer dans le cœur, et leur ferai reconnaître qu'elles sont indignes qu'un tel Chevalier soit traité pour elles de cette sorte. Voyez quelle fut la force de son affection ! Il était réduit à telle extrémité qu'à peine pouvait-il parler, et tout ce qu'il pouvait faire c'était de se soutenir appuyé contre le rocher ; mais lorsqu'il m'ouït tenir ce langage, il se leva de furie, mit la main à l'épée et m'eût sans doute tué, si je ne me fusse sauvé de vitesse. Et voyant qu'il ne me pouvait atteindre : - Est-ce donc ainsi, m'écria-t-il, méchant et déloyal serviteur, que tu parles indignement de la plus parfaite Dame η du monde ? Sois certain que si la vie me demeurait, tu ne mourrais jamais que par ma main. Et lors revenant sur le lieu où il était déjà, et sentant que la faiblesse commençait de le saisir, il eut peur, comme je puis juger, que, venant à s'évanouir, je ne le fisse emporter en lieu où il fût pansé contre sa volonté. Cela fut cause que se hâtant d'approcher le rocher escarpé, il s'écria : - Vous perdez aujourd'hui, ô belle Madonthe, celui de qui l'affection pouvait seule être digne de vos mérites ! Ô Dieux ! quel transport ! Ô Dieux ! quelle Manie ! Je le vis qu'il se jeta la tête première dans ce fleuve ! Je courus pour le retenir et à la vérité je fus si prompt que je le pris par l'un des pans de son hoqueton, mais le branle qu'il s'était donné eut tant de force qu'au lieu de le retenir, il m'emporta avec lui dans la rivière, où il faut que j'avoue que la crainte de la mort me fit oublier le soin que j'avais de le sauver ! Et ainsi, allant
au fond, je fis ce que
je pus pour revenir sur l'eau et gagner après le
bord, où j'arrivai si las et étonné de ce danger
que je ne sus remarquer que devint le corps de mon
pauvre maître. Je demeurai quelque temps les bras η croisés, regardant le cours du fleuve ; mais voyant que
c'en était fait, je remontai au mieux que je pus ce
rivage, et me semblant d'être obligé de satisfaire aux derniers commandements qu'il m'avait faits, je
ramassai et sa lettre et sa bague que j'avais mises
en terre quand je lui avais voulu étancher ses plaies,
et prenant mon mouchoir, je viens les vous η présenter.
C'est à vous, Madame, me dit-il, que cette lettre et
cette bague sont dues, et n'en ayez point d'horreur,
encore qu'elles soient tachées de sang, car c'est du
plus noble et du plus généreux qui sortit jamais d'un
homme. Et c'est à toi, dit-il, s'adressant à Lériane,
qu'est dû ce mouchoir que je te veux donner.
Saoules-en ta rage, et te ressouviens que si jamais
les Dieux ont été justes, ils puniront ta méchanceté.
À ce mot, il lui jeta aux pieds un mouchoir tout plein de
sang, et se mettant aux cris, s'en alla comme désespéré,
sans qu'on pût tirer autre parole de lui.
Il ne faut point que je m'arrête à vous dire si ce
message me toucha vivement, car il serait impossible
de le pouvoir représenter, tant y a que, toute hors de
moi, on me ramena dans ma chambre, et de fortune je
rencontrai qu'on rapportait Tersandre qui était
encore sans sentiment. Quand je fus revenue en
moi-même, et que d'un esprit un peu plus rassis, j'eus
jeté les
yeux sur la bague que Halladin m'avait apportée, il me sembla de voir celle que je portais ordinairement, et les approchant l'une de l'autre je n'y trouvai autre différence, sinon que celle-ci était un peu plus neuve et plus grande. Je ne savais penser pourquoi elles avaient été faites si semblables, ni qui l'avait donnée à Tersandre ; enfin je lus la lettre qu'il m'écrivait, qui se trouva telle :
Madame, puisque la connaissance que vous eûtes hier de ma véritable affection et de la malice de Lériane, au lieu de m'être favorable, a sans plus été cause de vous faire favoriser davantage une personne qui en est tant indigne, renouvelant par une bague les assurances de la bonne volonté que vous lui avez promise, je me résous de vous faire voir par mes armes que celui à qui vous faites ces faveurs n'est capable de les conserver contre celui à qui vous les refusez injustement, et que, si elles se pouvaient acquérir par valeur
ou par affection, il n'y aurait personne qui les dût prétendre que moi. Et toutefois, jugeant que je ne mérite de vivre, puisque j'ai le courage d'aimer celle qui me méprise pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n'en suis point en doute, se tourne à mon avantage, je vous promets que la vue que vous aurez de moi ne vous donnera jamais désir de vengeance pour vous avoir ôté votre cher Tersandre, ou le fer, l'eau et le feu ne seront pas capables de faire mourir un misérable.
Ces paroles qui n'étaient pleines que d'un extrême transport me firent une étrange blessure en l'âme, car je fus saisie d'un si grand déplaisir que je ne vous saurais dire ni ce que je dis, ni ce que je fis. Tant y a que, me mettant au lit, je faillis de perdre l'entendement, me semblant à tous coups que Damon me poursuivait, et surtout ce mouchoir plein de sang me revenait devant les yeux, de sorte qu'il fallait qu'il y eût toujours quelqu'un auprès de moi pour me rassurer. Lériane, qui ne pensait pas que je susse toutes ses malices, voulut vivre comme de coutume avec moi, et pour mieux feindre, s'en vint toute éplorée au chevet de mon lit. Mais soudain que je l'aperçus, il faut que j'avoue que je n'eus point assez de force sur moi pour dissimuler la haine que je lui portais, aussi
me semblait-il inutile puisque Damon était mort. - Ôte-toi d'ici, lui dis-je, méchante et perfide créature. Ôte-toi d'ici, peste des humains, et ne viens plus autour de moi pour continuer tes malices et tes trahisons, et crois que si j'avais la force aussi bien que la volonté, je t'étranglerais de mes mains et me saoulerais de ton cœur. Ceux qui étaient dans la chambre, ignorant le sujet que j'avais de lui parler de cette sorte, demeurèrent infiniment étonnés. Mais elle qui avait l'esprit le plus prompt en ses malices qui fût jamais, sortant de ma présence, joignait les mains, pliait les épaules, et levait les yeux en haut, et leur disait d'une voix basse que j'étais hors de moi, et que je rêvais (ce qu'ils crurent aisément pour m'avoir déjà ouï dire quelques autres paroles mal à propos) et elle η sortit de ma chambre avec cette excuse. Cependant Tersandre revint en santé, car les coups qu'il avait reçus η ne se trouvèrent point mortels, et la perte du sang, sans plus, était celle qui l'avait fait évanouir. Et de même, en ce temps-là, j'avais repris mon bon sens, et commençai de m'enquérir de ce que l'on disait par la Cour de moi. Je sus de ma nourrice qui η m'aimait comme son enfant que chacun en parlait selon sa passion, mais que tous en général me blâmaient de la mort de Damon, et que l'on tenait pour certain que Lériane avait dit beaucoup de nouvelles à Léontidas et à sa femme. Et en même temps je vis entrer Tersandre dans ma chambre. Sa venue me donna un grand sursaut, et ne voulais point parler à lui, lorsqu'il se jeta à genoux devant mon lit,
et me voyant tourner la tête à côté : - Vous avez raison, me dit-il, Madame, de ne vouloir point regarder la personne du monde la plus indigne de votre vue ; car j'avoue que je mérite moins cet η honneur qu'homme qui vive pour vous avoir donné tant de sujets de haine. Mais s'il vous plaît d'ouïr ce que je viens vous déclarer, peut-être ne me jugerez-vous point tant coupable que vous faites maintenant. Et parce que je lui répondais avec beaucoup d'aigreur, et que je ne voulais lui donner loisir de parler, ma nourrice m'en reprit, me disant que je devais l'écouter, parce que, s'il n'avait failli, il n'était raisonnable de le traiter de cette sorte, et que s'il avait fait faute, je le pourrais avec plus de raison bannir de ma présence après l'avoir ouï. - Et bien, lui dis-je, que pensez-vous qu'il veuille alléguer ? Je le sais aussi bien que lui. Il dira que l'affection qu'il m'a portée le lui a fait faire, mais qu'ai-je affaire de cette affection, si elle m'est dommageable ? - Je n'accuserai pas, me dit-il, Madame, seulement cette affection dont vous parlez, encore peut-être qu'envers quelque autre cette excuse ne serait pas trouvée si mauvaise que vous la dites, mais je vous dirai de plus que jamais personne ne fut plus finement trompée que vous et moi l'avons été par η Lériane. Et sur cela, il reprit toute l'histoire que je viens de vous faire, de quelle sorte elle lui donna courage de me regarder, de parler à moi, d'aspirer à mes bonnes grâces, les faveurs controuvées qu'elle lui portait de ma part, les inventions contre Damon, les rapports que par son moyen elle me faisait faire
de l'amitié feinte η de lui et d'Ormanthe, par qui sa tante avait été avertie de ce que je vous ai dit ; bref le présent de la bague qui avait été, comme il croyait, le sujet du combat de Damon et de lui. Et enfin il continua de cette sorte : - Or, Madame, jugez s'il est possible que telles espérances ne trouvassent place dans l'âme la plus prudente et avisée qui fût jamais, puisque celui qui vous verra sans souhaiter ce bonheur pourra avec raison être accusé de défaut de jugement, et plus encore y étant attiré par les rapports et par les artifices de Lériane, de qui j'ai pensé vous devoir dire la perfidie afin que vous preniez garde à la dernière méchanceté qu'elle vous a faite, et à moi aussi. Lors il me fit entendre que cette malicieuse femme, voyant bien qu'elle ne pouvait plus m'abuser, ni lui aussi, et de plus se sentant rudement menacée par Léontidas et sa femme qui lui reprochaient le peu de soin qu'elle avait eu de moi, afin de s'excuser, avait dit tout ce qu'elle avait su imaginer de pire de nous, leur faisant entendre que j'aimais, et étais aimée de tant de personnes que, quand elle prenait garde à l'un, l'autre la décevait ; et entre ceux qu'elle avait nommés, Damon et Tersandre n'avaient pas été oubliés. De quoi Léontidas était de sorte en colère, et plus encore sa femme, soit contre moi, soit contre lui, qu'il avait pensé être à propos de m'en avertir afin que j'y donnasse le meilleur ordre que je pourrais. Et après il ajouta tant de supplications, en me demandant pardon de l'offense qu'il avait faite de m'oser aimer, et me fit tant de
protestations de vivre à l'avenir comme il devait,
que je fus contrainte, par l'avis même de ma nourrice,
de lui pardonner.
Mais, sages Bergères η, je vous raconterai maintenant
l'une des plus grandes méchancetés qui fut jamais
inventée contre une personne innocente. Je vous ai dit
qu'Ormanthe avait, par le commandement de Lériane,
rendu η
toutes les privautés qu'elle avait pu à Damon.
Il faut que vous sachiez qu'elle n'était point si
laide, ni lui si dégoûté, qu'enfin ils n'en vinssent aux plus étroites faveurs, tellement qu'elle devint
enceinte. La pauvre fille le déclara incontinent à
cette malicieuse qui, au commencement, en fut étonnée ;
mais revenant soudain à ses malices accoutumées, elle
fit dessein de se servir de cette occasion pour faire
croire à Damon que j'aurais eu cet enfant de
Tersandre, et pour ce elle défendit très expressément à
Ormanthe de ne lui η en rien dire, ni à personne du
monde. Et dès lors, parce que le ventre commençait à
lui grossir, elle lui enseigna comme elle se devait
habiller pour couvrir cette enflure, portant des robes
volantes, ou froncées au corps. Mais quand elle sut
que Damon était mort et que toutes choses étaient
changées, comme vous avez entendu, elle résolut de ne
perdre pas cette belle invention et de s'en servir à ma
ruine. Voici donc ce qu'elle fit : Depuis l'accident de Damon,
j'avais presque toujours tenu le lit, sinon
l'après-dîner que je me levais, et me renfermais dans
mon cabinet où je demeurais jusques à neuf et dix
heures du soir, entretenant toute seule
mes pensées sans que personne sût que j'y fusse, sinon ma nourrice et quelques filles qui me servaient, auxquelles j'avais défendu d'en parler à personne du monde. Et parce qu'on eût pu trouver étrange que je n'allais plus chez la Reine, si l'on eût su que je n'eusse point eu de mal, je feignais d'être fort malade. Et pour tromper les Médecins, je ne me plaignais point de η la fièvre, ni d'autre maladie reconnaissable, mais quelquefois de la migraine, du mal de dents, de la colique et semblables maux. Et d'autant que quelques-unes de mes amies m'envoyaient visiter, n'ayant pas la hardiesse d'y venir elles-mêmes pour ne déplaire à Léontidas et à sa femme qui avaient un grand pouvoir près du Roi et de la Reine, j'avais commandé à ma nourrice de faire mettre une fille dans mon lit, qui recevait les messages pour moi, et, feignant que le mal l'empêchait de parler, ma nourrice faisait les réponses. Les fenêtres qui étaient bien fermées, et les rideaux bien tirés, empêchaient que la clarté ne pouvait entrer dans la chambre, de sorte qu'il n'y avait personne qui s'en prît garde. Or Lériane fut avertie par sa nièce que je ne faillais point toutes les après-dîners de me renfermer de cette sorte, parce que je ne haïssais point Ormanthe encore qu'elle fût en partie l'instrument de mon mal, connaissant bien qu'elle n'y avait rien fait de malice, si bien qu'elle était toujours demeurée parmi mes filles, et à cette fois même elle déclara à Lériane ce que je vous viens de dire, plutôt par
simplicité que par malice. Mais sa tante, qui ne songeait qu'à me ruiner entièrement de réputation, voire à me faire perdre la vie de peur que je ne déclarasse à Léontidas les méchancetés qu'elle avait faites, pensa d'avoir trouvé un bon moyen pour parvenir à la fin de ses désirs. Et parce qu'elle avait su que Tersandre m'avait dit tous les artifices dont elle avait usé contre Damon et contre moi, elle tourna en haine mortelle toute bonne volonté qu'elle lui avait portée. Et d'autant qu'il n'y eut jamais un esprit plus plein de ruse et de malice que celui de cette femme, elle pensa de se venger tout à coup de Tersandre et de moi, et voici les moyens qu'elle tint : Elle demanda à Ormanthe depuis quand elle pensait être enceinte ; et après avoir compté, elle trouva qu'elle était dans son neuvième mois, dont elle fut très aise. Et après lui avoir donné bon courage, et commandé qu'elle tint bien secret son gros ventre, elle lui dit qu'aussitôt qu'elle sentirait quelques tranchées, elle l'en fît avertir, et que cependant, le plus souvent qu'elle pourrait, elle se mît dans mon lit en ma place pour recevoir les messages, ainsi que je vous ai dit. Et bâtissant sa trahison là-dessus, elle vint trouver la femme de Léontidas qui, retirée de toute compagnie, regardait l'état des affaires de sa maison. Et après s'être mise à genoux devant elle la supplia de lui vouloir pardonner la nonchalance dont elle avait usé en ce qui me concernait. Et parce qu'elle connaissait bien que cette Dame était plus offensée à cause de mon bien que pour la perte qu'elle faisait de
moi, d'autant qu'il n'y avait plus d'apparence que son neveu me dût épouser, vu l'opinion que l'on avait de Damon η, elle ajouta ces paroles : - Que s'il vous plaît, Madame, me remettre en vos bonnes grâces, je vous donnerai un moyen infaillible et très juste pour rendre vôtres tous les biens de Madonthe. Cette dame oyant cette proposition tant selon son humeur s'adoucit un peu, et sans lui répondre aux autres points qu'elle avait touchés, elle lui dit : - Et quel moyen avez-vous pour effectuer ce que vous dites ? - Je le vous dirai en peu de mots, répondit cette méchante, mais avec condition, Madame, que vous me pardonnerez l'offense nouvelle que je vous déclarerai, si vous jugez qu'il y ait de ma faute. Et lui ayant commandé qu'elle parlât hardiment, Lériane reprit la parole ainsi : - Madonthe (en la personne de laquelle, Madame, Dieu a bien fait paraître qu'il vous aimait, puisqu'il n'a voulu permettre qu'elle entrât en votre maison) est la plus misérable et perdue fille d'Aquitaine. Et j'avoue que je n'eusse jamais pensé qu'une jeunesse telle que la sienne eût pu si bien décevoir ma vieillesse, et toutefois il est certain que sa façon modeste, sa froideur, cette mine altière, et bref, les honorables aïeux dont elle était issue, et plus encore les bons exemples qu'elle avait de vous m'ont tellement abusée que j'eusse répondu avec autant d'assurance de sa pudicité que de la mienne propre. Et toutefois, je viens de découvrir qu'elle est enceinte. - Madonthe est enceinte, l'interrompit cette bonne Dame toute surprise. - Oui,
Madame, répondit Lériane, et si je vous dirai de plus qu'elle est prête d'accoucher. - Ah ! la misérable qu'elle est ! répliqua-t-elle ; et comment s'est-elle de tant oubliée ? Et comment n'y avez-vous eu l'œil ? Ah ! si son père vivait, en quel lieu de la terre éviterait-elle son juste courroux ! Qu'il est heureux d'être mort avant qu'elle ait fait une si grande honte à sa race ! Mais de qui, et comment le savez-vous ? - Madame, dit-elle, je vous supplie très humblement de me pardonner, et de croire que je n'ai pas été si nonchalante en la charge que vous m'avez donnée d'avoir soin de sa conduite, comme j'ai été déçue de la bonne opinion que j'avais d'elle, vu le peu d'apparence qu'il y avait qu'elle dût aimer une personne de si peu que Tersandre. Et j'avoue que la jalousie a les yeux plus clairvoyants que la prudence, puisque Damon s'était bien aperçu de cette amour que je n'avais jamais vue. Enfin je l' ηai sue par le moyen d'une sage-femme à laquelle elle s'est adressée pour faire perdre son enfant. Mais la bonne femme qui est vertueuse, et qui ne voudrait commettre une méchanceté, lui a répondu qu'il ne se pouvait, parce que l'enfant était entièrement formé, voire prêt à sortir, mais qu'elle ne se mît pas en peine, qu'elle la ferait accoucher si promptement que personne n'en saurait rien. Or cette femme a eu peur qu'elle ne se méfît, c'est pourquoi elle m'en est venue avertir, afin que j'y prisse garde. Et parce que j'étais en peine de savoir qui en était le père, je lui ai demandé si elle n'en pouvait soupçonner personne.
- Malaisément, m'a-t-elle dit, si ce n'est Tersandre, car à toutes les fois qu'elle regardait son ventre et qu'elle songeait au danger où elle était, elle ne disait autre chose sinon : - Ah ! Tersandre, que ton amitié η me coûte ! Cela me fait juger que c'est lui. Or, Madame, considérez comment je pouvais me garder de celui-ci, étant domestique et homme de si basse qualité au prix d'elle que je n'eusse jamais pensé qu'elle y eût daigné tourner les yeux. Mais puisqu'elle s'est rendue indigne de votre alliance, il faut qu'elle soit punie comme elle mérite, et vous devez croire que Dieu l'a de cette sorte * abandonnée pour la faire servir d'exemple aux autres de son âge. Cependant vous devez vous acquérir les biens que la fortune lui avait préparés avec si peu de mérites, et en voici le moyen : Vous savez, Madame, que, par nos lois, toute fille qui manque à son honnêteté est condamnée à mourir par le feu. Nous la convaincrons de cette faute fort aisément, comme vous pouvez penser, puisqu'elle en a des témoignages dans le ventre desquels elle ne se peut défaire. Et parce que celles qui sont ainsi condamnées ne perdent pas seulement la vie, mais le bien aussi qui est acquis au Roi, il faut le lui demander des premiers, car il n'a garde de le vous refuser. En ce même temps, Léontidas entra dans le cabinet, et trouvant Lériane : - Est-il possible, dit-il à sa femme, que vous ayez le courage de voir cette personne qui est cause de tout le déplaisir que nous avons ? Sa femme s'approchant de lui, désireuse d'avoir mon bien,
le tira contre une fenêtre, et commença de lui raconter ce qu'elle venait d'apprendre ; et quoiqu'il fût généreux et plein d'honneur, si le tourna-t-elle de tant de côtés qu'enfin il s'accorda à tout ce qu'elle voulut. Et ainsi rappelant Lériane qui se tenait un peu éloignée, il lui commanda de dire la vérité, et surtout de ne rien mettre en avant qu'elle ne put vérifier. Elle, plus assurée qu'il ne se peut croire, reprit d'un bout à l'autre tout le discours qu'elle avait déjà fait à sa femme, et enfin conclut que s'il ne se voulait assurer en ce qu'elle disait qu'il lui donnât une sage-femme, pourvu qu'elle ne fût point connue de moi, et qu'elle me ferait toucher à elle, et qu'il en pourrait apprendre la vérité par son rapport. Léontidas trouva cette preuve fort bonne, et dès le lendemain lui en envoya une. Il advint que ce jour-là, sa nièce, par son commandement, s'était mise en ma place dans le lit, et pour empêcher que ma nourrice ne se prît garde de ce qu'elle voulait faire, elle dit à la femme de Léontidas qu'elle l'envoyât quérir sous prétexte de lui demander de mes nouvelles. De cette sorte ma chambre demeura sans aucune personne qui eût du jugement, si bien que Lériane entrant dedans avec cette sage-femme, et ayant bien instruit sa nièce de ce qu'elle avait à dire, elle s'approcha d'elle et lui dit : - Madame, je vous avais promis de vous amener une personne qui vous soulagerait en votre mal : je vous tiens parole à ce coup, car vous ne devez rien craindre tant que vous aurez celle que je vous amène. Ormanthe,
contrefaisant sa parole, répondit fort bas : - Elle soit la bienvenue. - Ne trouverez-vous pas bon, Madame, dit la bonne femme, que je sache en quel état vous êtes ? - Je le veux bien, répondit Ormanthe. Elle se mit donc incontinent sous le tour du lit, et passant les mains sur le ventre d'Ormanthe, fit ce qu'on a accoutumé en semblables occasions, et de fortune l'enfant remua, de sorte que, cependant qu'elle la touchait, les douleurs prirent cette pauvre fille qui fut si fort pressée de Lériane et par la sage-femme qu'en moins de deux heures elle accoucha sans bruit, et sans que personne dans le logis s'en prît garde, tant la pauvre Ormanthe se contraignit. Lériane, qui vit la chose réussir si bien, selon son dessein, donnant diverses commissions à deux filles qui étaient dans ma chambre, fit si bien qu'elle demeura seule ; et soudain, y ayant pourvu de longue main, fit bien bander sa nièce, et sans que la sage-femme s'en prît garde, la fit lever une heure après, cependant qu'elles tenaient auprès du feu le petit enfant. Et pour parachever sa trahison, elle porta l'enfant avec la sage-femme à Léontidas tout à découvert, étant bien aise que chacun le vît sortir de ma chambre et de mon logis. Je l'ouïs bien crier du cabinet où j'étais, mais ne me doutant en façon du monde de cette méchanceté, je ne voulus me détourner de mes tristes pensées. Elle s'adressa premièrement à la femme de Léontidas, et avec le témoignage de celle qui avait accouché Ormanthe, elle lui donna une telle assurance que l'enfant était mien
qu'elle le crut
et Léontidas aussi. Mais pour couvrir encore mieux
cette trahison, elle dit à cette Dame qu'elle la
suppliait de se contenter d'avoir mon bien, et que
si elle me voulait conserver la vie, elle s'assurait
que je ne ferais point de difficulté, vu la faute
que j'avais faite, de le lui donner et me renfermer
pour le reste de mes jours entre les filles Druides ou Vestales. Que ce serait une œuvre très agréable à
Dieu de me sauver la vie pour ne diffamer point une
si bonne et honorable famille que la mienne ;
qu'encore que j'eusse commis une si grande faute,
elle ne pouvait toutefois oublier l'amitié qu'elle
m'avait portée cependant que je vivais selon mon
devoir, et que c'était la seule occasion qui lui
faisait faire cette prière. La femme de Léontidas, qui n'avait pas dessein sur ma
vie mais sur mon bien seulement, y consentit sans
grande difficulté ; mais Léontidas, qui était
homme d'honneur et qui n'y tournait point les yeux η,
fut longtemps auparavant que de s'y accorder. Enfin
l'importunité de sa femme, jointe aux feintes larmes
de Lériane, et le souvenir qu'il eut de quelques
obligations dont mon père l'avait autrefois lié le
vainquirent, si bien qu'ils donnèrent charge à
Lériane de me persuader ce qu'elle leur avait proposé.
Or le dessein de cette malicieuse créature n'était
pas celui-là, mais elle eut peur que si, sur l'heure,
j'eusse été visitée, l'on n'eût trop aisément reconnu
que je n'avais point fait d'enfant, de sorte qu'elle
désira de faire en façon
que quelques jours s'écoulassent, après lesquels la connaissance n'en fût pas si assurée. Et pour rendre la chose plus vraisemblable, elle supplia Léontidas et sa femme de lui donner quelques-uns pour voir l'état où j'étais ; ce qu'ils firent, commandant à une vieille Damoiselle et à un vieil Chevalier qui était de leur maison, et auxquels ils avaient beaucoup d'assurance, de suivre Lériane. Elle, avec la sage-femme, après avoir mis l'enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre, s'approche du lit. Mais lorsqu'elle n'y trouve personne, elle fait de l'étonnée, elle le découvre et leur montre les marques d'un accouchement, et feignant de ne savoir où j'étais, me cherche sans faire bruit et enfin me trouve en mon cabinet. Elle les appelle, et sans que j'y prisse garde, me montre par le trou de la serrure. J'étais pour lors couchée de mon long sur un petit lit, et avais la main sous la tête, rêvant au misérable accident de Damon, et à la réputation qui m'en était demeurée, de sorte qu'à mon visage on pouvait reconnaître les tristes représentations de ma pensée. Cette méchante leur fit croire que c'était de mal et de lassitude que je demeurais de cette sorte ; ce qu'ils crurent aisément pour les apparences qu'ils en avaient vues. Et, trompés de cette sorte, s'en retournèrent faire leur rapport. Cependant Lériane, étant demeurée seule avec la sage-femme, fit changer les linceuls de mon lit et tout ce qui me pouvait donner connaissance de ce qui s'y était passé, et contentant fort bien cette bonne femme,
la licencia après l'avoir conjurée de n'en parler point, mais de bien remarquer le jour et l'heure afin qu'en temps et lieu elle s'en pût ressouvenir, et après elles partirent de mon logis. Ma nourrice y revint quelque temps après, ayant toujours été retenue par la femme de Léontidas, et ne trouvant rien de changé dans ma chambre, ne s'étonna d'autre chose que de ne voir point Ormanthe dans mon lit, mais pensant qu'elle eût eu quelque affaire, elle n'en fit plus grande recherche. La nuit étant venue, et l'heure que j'avais accoutumé de me coucher, je fis comme de coutume, et me reposai jusques au lendemain sans entrer en nulle doute. Cependant Lériane bâtissait de merveilleuses harangues en mon nom, disant à Léontidas et à sa femme que je les suppliais très humblement d'avoir pitié de moi, qu'ils avaient ma vie et ma mort entre les mains, que je me donnais à eux, et que je ne voulais plus qu'une maison retirée pour me renfermer en lieu où personne ne me vît, qu'aussitôt que je serais en état de marcher je leur viendrais demander pardon de la faute que j'avais commise, et requérir permission de me retirer du Monde. Bref, sages Bergères η, cette femme conduisit si bien sa méchanceté que six semaines se passèrent durant lesquelles Ormanthe se remit en état qu'on n'eût jamais jugé à la voir qu'elle eût fait un enfant, et, feignant d'avoir eu quelques affaires chez elle, revint plus belle qu'elle n'avait jamais été. Lériane l'avait si bien instruite que, quand je lui demandai
pourquoi elle s'en était allée sans m'en parler, elle me répondit qu'elle n'osa pas heurter à la porte de mon cabinet, et qu'elle croyait que ce ne serait que pour deux ou trois jours, et par ainsi pensait d'être plus tôt revenue que je n'aurais pris garde qu'elle serait partie. Je reçus cette excuse, et lui dis seulement qu'elle n'y retournât plus sans me demander congé. Or ces choses étant en cet état, Lériane, ne craignant plus qu'on la pût convaincre de mensonge, résolut d'achever son malheureux dessein. Elle avait deux cousins germains qui portaient les armes, et qui s'étaient acquis en toutes les armées où ils avaient été la réputation de très vaillants Chevaliers. Ils étaient frères, si grands et forts, et si adroits aux armes qu'il n'y avait personne dans la Cour de Torrismond qui les égalât. Au reste ils étaient pauvres, et n'avaient autre espérance que celle d'être héritiers de Lériane. Elle qui faisait dessein de se servir de leur courage les obligeait par des présents, et par ses paroles leur faisait entendre qu'ils devaient espérer d'avoir son bien ; ce qui les liait de sorte qu'il n'y avait commandement qu'elle leur fît, qu'ils n'essayassent d'exécuter. Après s'être assurée de leur volonté, elle commença de changer de discours en parlant à Léontidas et à sa femme, disant que je reprenais courage, que je ne parlais plus de me retirer du monde, que j'oubliais ce que je leur devais. Bref, quelques jours étant écoulés, elle leur dit qu'il ne fallait plus rien espérer de moi que par force, que je niais tout ce qui s'était passé, et,
en disant ceci, elle feignait d'être tant offensée contre moi qu'elle avouait que j'étais indigne du bien qu'ils me voulaient faire. Et parce que la femme de Léontidas aspirait toujours à mon bien : - Mais comment, lui dit-elle, la pourrez-vous convaincre maintenant ? - Nous avons, dit-elle, de bons témoins, mais quand cela ne serait pas, puisque la vérité est pour nous, j'ai des personnes à moi qui le η maintiendront par les armes contre tous ceux qui soutiendront le contraire. Et vous savez, Madame, que des choses qui sont douteuses et dont les preuves ne sont pas suffisantes, on en tire la vérité par les armes. Léontidas, qui était homme de courage, et qui était entré en colère de la malice dont il pensait que j'avais usé : - Non, non, dit-il, je suis trop certain qu'elle a failli ! Ce sera moi qui l'accuserai, et qui le maintiendrai contre tous. Lériane, qui était très assurée de ses deux germains, et qui voulait surtout se faire paraître affectionnée à Léontidas, se tournant vers sa femme : - Madame, lui dit-elle, j'aimerais mieux mourir que de voir les armes à la main à mon seigneur pour ce sujet. Je vous supplie de le détourner de ce dessein, ou bien je vous proteste de ne m'en mêler plus. J'ai Léotaris, mon germain, et son frère, qui prendront cette charge ; et à la vérité, il est plus à propos que ce soient eux, parce qu'il ne serait pas bienséant de demander le bien de celle que vous accuseriez. Léontidas persistait en cette volonté, mais sa femme qui ne le voulait
point voir en ce danger, et qui jugeait bien qu'il n'était pas à propos qu'il fût mon accusateur et qu'il demandât en même temps mon bien au Roi, fit en sorte qu'elle obtint de lui qu'il laisserait faire aux parents de cette femme. Ayant pris cette résolution, Lériane parle à Léotaris, lui promet tout son bien, lui passe une assurance par écrit. Bref, l'oblige de sorte que lui et son frère eussent entrepris contre le Ciel, tant s'en faut qu'ils eussent fait difficulté de s'armer contre moi. Lériane, assurée de ce côté, et soutenue de l'opinion de plusieurs même de l'autorité de Léontidas, se présente devant la Reine, m'accuse, s'offre de vérifier ce qu'elle dit, et représente la chose si vraisemblable η que chacun la croit. Et de peur que Tersandre ne découvrît les ruses et malices dont elle avait usé par le passé, elle dit qu'il est père de l'enfant, afin qu'il ne pût porter témoignage contre elle. La Reine, qui était une Princesse pleine d'honneur et de vertu, la conduit devant le Roi, et joignant ses prières aux accusations de cette méchante femme requiert que je sois punie selon les rigueurs des lois. Léontidas est appelé, qui, assistant la Reine, fit les mêmes supplications pour la honte qu'il en recevait, cet acte ayant été commis en sa maison. Et sa femme en même temps supplia la Reine de lui faire donner mon bien, ce que le Roi accorda librement. Et toutefois ce bon Prince, se souvenant des services que mon père avait faits à Thierry, son père, n'était pas sans déplaisir de mon désastre. La première
nouvelle que j'en sus fut que les soldats de la justice se vinrent saisir de moi, et cachetèrent ma chambre et mon cabinet, et en même temps me conduisirent devant le Roi sans m'en dire le sujet. Dieux ! quelle devins-je quand j'ouïs les paroles de Lériane ! Je demeurai sans pouvoir proférer un seul mot fort longtemps ; enfin étant revenue à moi, je me jetai à genoux devant la Reine, la suppliai de ne croire point cette méchante femme ; que je lui jurais par tous les Dieux qu'il n'en était rien, qu'il n'y avait preuve que je ne fisse de ma pudicité, et que par pitié elle prît la cause d'une innocente. Le Roi fut plus ému de mes paroles que la Reine, fût qu'il eut plus de mémoire des services de mon père, fût que ma jeunesse et mon visage le touchassent de pitié, tant y a que se tournant vers Lériane : - Si ce que vous proposez, dit-il, n'est point véritable, je vous promets, par l'âme de mon père, que vous souffrirez la même peine que vous préparez aux autres. - Sire, dit-elle très assurément, je prouverai ce que je dis, et par témoins et par les armes. - Tous les deux, dit le Roi, vous sont accordés. Et lors nous faisant séparer, je fus remise en sûre garde, et Tersandre aussi. Et fut ordonné que les témoins nous seraient représentés. Voilà donc la sage-femme et la nourrice à qui on avait remis l'enfant d'Ormanthe qui rendent témoignage de ce qu'elles savent. Voilà le vieil Chevalier et la Damoiselle dont je vous ai parlé qui en font de même. Elle produit outre cela diverses personnes qui avaient
vu sortir cet enfant de mon logis ; bref les preuves étaient telles que si Dieu n'eût eu soin de mon innocence, il n'y a point de doute que j'eusse été condamnée. De fortune, les Juges étant dans ma chambre, et me lisant les dépositions faites contre moi, je ne sus que faire en cette affliction que de recourre aux Dieux et, levant les yeux au Ciel, je m'écriai : - Ô Dieux tout puissants qui lisez dans mon cœur, et qui savez que je ne suis point atteinte de ce dont je suis accusée, soyez mon support, et déclarez mon innocence ! Et lors, comme inspirée de quelque bon Démon, je me tournai vers la cheminée et adressant ma parole aux Juges : - Si ces accusations, leur dis-je, sont véritables, je prie les Dieux que je ne puisse plus respirer, et si elles sont fausses, je les requiers que ce charbon ardent ne me puisse point brûler. Et soudain me baissant, je pris un gros charbon η du feu, et le tins sans me brûler avec la main nue si longtemps qu'il s'y éteignit presque entièrement. Les Juges étonnés de cette preuve voulurent toucher le charbon pour savoir s'il était chaud, mais ils en retirèrent bien promptement la main. Et après qu'il fut presque éteint, comme je vous disais, ils visitèrent ma main pour voir s'il n'y avait point d'apparence de brûlure. Mais ils n'y en trouvèrent non plus que si jamais il n'y eut eu du feu. S'ils en furent étonnés, vous le pouvez penser ; tant y a qu'ils en firent le rapport au Roi qui ordonna que Lériane en serait avertie, pour voir si cette preuve de mon innocence lui ferait point changer de discours.
Mais
au contraire, elle dit que quelque recette avait
empêché que le feu ne m'avait offensée ; mais que
les témoins qu'elle présentait étaient
irréprochables. Et que cette preuve du feu serait
peut-être recevable si elle était ordonnée par les
Juges, et non pas procédée de ma seule volonté, qui la
rendait suspecte de beaucoup d'artifice. Bref, sages
Bergères η, elle sut de telle sorte soutenir sa
fausseté que toute la faveur que le Roi me put
faire fut d'ordonner que le tout se vérifierait par les armes, et que dans quinze jours nous
donnerions des Chevaliers qui combattraient à outrance pour nous.
Les nouvelles de tout ce que je vous ai raconté, furent
incontinent épanchées par toute l'Aquitaine, de
sorte que ma mère les entendit aussi bien que les
autres. Et parce que Lériane avait produit tant de
témoins, elle crut, comme faisaient aussi presque
tous ceux qui en oyaient parler, que véritablement
j'avais commis la faute dont j'étais accusée. Et
comme celle qui avait toujours vécu avec toute sorte
d'honneur, elle en reçut un si grand déplaisir
qu'elle en tomba malade, et ayant déjà de l'âge, ne
put résister longuement au mal, de sorte qu'elle
mourut en dix ou douze jours, avec si mauvaise
opinion de moi qu'elle ne voulut jamais envoyer me
voir, ni m'assister en ma justification. Voyez comme
les Dieux me voulurent affliger en diverses sortes !
Car ce coup me toucha plus vivement que je ne vous saurais dire. Me voilà donc sans père et sans
mère, et délaissée de tous ceux qui me connaissaient, voire blâmée universellement de chacun. J'avoue que je fus plusieurs fois en délibération de me précipiter d'une fenêtre en bas pour sortir de tant de peines, car je n'avais que ce seul moyen de me faire du mal. Mais les Dieux me conservèrent avec espoir que mon innocence serait enfin connue, me représentant que si je mourais, je laisserais toute l'Aquitaine en cette mauvaise opinion de moi. Mais lorsque Lériane offrit Léotaris et son frère, et que Tersandre ni moi ne pûmes nommer personne, tant parce que nous ne nous y étions point préparés, que d'autant qu'il n'y avait homme qui voulût entrer au combat sur une mauvaise querelle, comme il croyait celle-ci, il faut avouer que je demeurai fort étonnée et qu'alors plus que jamais je regrettai le pauvre Damon, m'assurant bien que s'il eût été en vie, je n'eusse pas été sans Chevalier. Tersandre, d'autre côté, qui ne pouvait défendre que sa cause, ne put offrir que de combattre Léotaris et son frère l'un après l'autre. Mais le terme étant passé, le Roi, pour nous faire quelque grâce, nous donna encore huit jours, et ceux-là étant écoulés, il en ajouta pour tout délai trois autres, à la fin desquels nous fûmes conduits dans le camp, moi toute vêtue de deuil, et sans autre compagnie que celle des gens de Justice ; au contraire Lériane, toute triomphante et accompagnée de plusieurs, fut mise sur un autre échafaud, vis-à-vis de celui où j'étais. Déjà Léotaris et son frère étaient
dans le camp armés et montés à l'avantage, faisant d'autant plus les vaillants qu'ils croyaient n'avoir à combattre que Tersandre, parce que nous n'avions pu trouver autre que lui, d'autant que Léontidas, qui était favorisé du Roi, fit paraître de tenir le parti de Lériane pour l'offense qu'il disait avoir reçue, et que ceux qui, autrefois portés d'amour, eussent entrepris pour moi cent combats semblables, en étaient refroidis par la créance qu'ils avaient que je les avais tous dédaignés pour Tersandre. Voyez combien une fausseté est difficile à être reconnue quand elle est finement déguisée. Enfin voici Tersandre qui entre dans le camp, résolu de les combattre tous deux, sachant bien que la justice était de son côté. Il fut ordonné par les Juges que si, durant le combat, quelque Chevalier se présentait pour moi il serait reçu, et que Léotaris et son frère pouvaient, ou ensemble, ou séparément, combattre Tersandre s'ils le voulaient. Ces deux frères avaient du courage, et étaient personnes d'honneur, de sorte qu'ils voulaient le prendre l'un après l'autre ; mais Lériane leur dit qu'elle ne le voulait pas, de sorte que, ne lui osant déplaire, ils coururent tous deux contre lui. Pensez, sages Bergères η, en quel état je devais être ! Je vous assure que j'étais tellement hors de moi que je ne voyais pas ce que je regardais. En ce temps le Soleil, suivant la coutume, fut également partagé, les défenses ordinaires furent faites, et le commandement étant donné, les trompettes sonnèrent. Tersandre
qui véritablement a du courage, remettant sa confiance en la justice des Dieux, donne des éperons à son cheval, bien couvert de son écu, et frappe de son bois le frère de Léotaris, sur lequel il le rompt sans effet. Mais lui, atteint en même temps des deux lances, est porté par terre avec la selle entre les jambes. Lériane, voyant un si grand avantage pour les siens, était pleine de contentement, et au contraire je mourais de peur. Tersandre, se voyant en telle extrémité, ne perdit point l'entendement, mais courant à son cheval, lui ôta la bride avant qu'ils fussent revenus à lui. L'animal, qui était courageux, se sentant sans selle et sans bride, se met à courre par le camp, et, comme si Dieu l'eût inspiré, se joint à Léotaris et à son frère, et commence, à coups de pieds et à coups de dents, de les assaillir si furieusement qu'au lieu d'attaquer Tersandre ils furent contraints de se défendre de son cheval ! Cela les amusa quelque temps, parce qu'ils ne le purent tuer si tôt qu'ils pensaient à cause de la légèreté et des coups qu'il leur donnait. Enfin ils en vinrent à bout, et animés contre Tersandre pour cette ruse, résolurent de finir promptement le combat. Et pource, s'adressant tous deux à lui, il ne put faire autre chose que se mettre auprès de son cheval, qui était mort en l'un des bouts du camp, ce qui lui servit beaucoup, d'autant que les chevaux de ses ennemis, ayant frayeur du mort, ne s'en voulaient approcher qu'avec peine, et cela mena le combat à une grande longueur. Enfin Léotaris, voyant
qu'il n'en pouvait venir à bout, se résolut de mettre pied à terre, ce que son frère fit aussi, et laissant aller leurs chevaux par le camp, s'en vinrent tous deux contre Tersandre, qui certes fit tout ce qu'un homme pouvait faire ; mais ayant en tête deux des plus forts et courageux Chevaliers d'Aquitaine, il lui fut impossible de faire longue résistance. Il était donc déjà blessé en divers lieux et avait tant perdu de sang qu'il n'avait plus la force de se défendre longuement, lorsque les Dieux eurent pitié de moi η et firent présenter à la barrière du camp un Chevalier qui demanda d'entrer pour défendre et moi et Tersandre. Elle lui fut incontinent ouverte, et parce qu'il vit bien que Tersandre était réduit à l'extrémité, il pousse son cheval furieusement contre eux ; mais lorsqu'il leur fut auprès, il s'arrêta sans les attaquer, et leur cria : - Cessez, Chevaliers, d'offenser plus longuement les lois de Chevalerie, et vous adressez à moi qui suis envoyé si à propos pour vous en punir. Léotaris et son frère oyant cette voix se reculèrent bien étonnés de se voir à pied, craignant qu'il ne se voulût servir de l'avantage qu'il avait de son cheval. Et pource ils se mirent à courre vers les leurs, mais l'étranger se mit au-devant, et leur dit : - Je veux que vous teniez cette courtoisie de moi, et non pas de votre vitesse et légèreté : Montez à votre aise à cheval, et ne croyez point que je me veuille prévaloir contre vous du mien. Tous ceux qui virent ces deux généreuses actions estimèrent
infiniment l'étranger, mais je ne pouvais m'en contenter, me semblant que, contre ceux qui soutenaient une si méchante trahison, c'était une grande faute de n'user de toute sorte d'avantage, et même puisqu'ils en avaient usé de cette sorte contre Tersandre. Mais le Chevalier avait une autre considération ne jugeant pas que ce qu'il blâmait en autrui lui fût honorable. Cependant que je pensais à ce que je vous ai dit, je vis Léotaris et son frère à cheval, qui, sans se ressouvenir de la courtoisie reçue, vinrent l'attaquer tous deux à la fois, mais ils trouvèrent bien un bras plus fort que celui de Tersandre. Sages Bergères η, je ne vous saurais particulariser ce combat, car j'avais l'esprit tant aliéné qu'à peine le voyais-je. Il suffira de vous dire que l'étranger fit des preuves et de force et de valeur si merveilleuses que Lériane disait que c'était un Démon, et non point un homme mortel. Enfin après avoir quelque temps combattu, je vis bien qu'encore qu'il fût seul, il avait toutefois quelque avantage sur eux ; car pour Tersandre, il était tombé de faiblesse et ne se pouvait relever de terre. Et ce qui le η fit connaître à tous ceux qui les regardaient, ce fut un coup qu'il donna au frère de Léotaris d'une telle force qu'il lui sépara la tête de dessus les épaules. Léotaris voulut venger son frère, mais l'étranger n'ayant plus à faire qu'à lui, le mena de sorte, et le blessa en tant d'endroits que, de faiblesse pour le défaut du sang, il se laissa choir du cheval en terre, et d'une si lourde
chute, que, frappant de la tête η la première,
il se tordit le col de la pesanteur du corps et des
armes. L'étranger mettant pied à terre et voyant
qu'il était mort, le prend par un pied, le traîne
hors du camp et son frère de même ; puis s'adressant à Tersandre, l'aide à se relever, et le met à cheval
sur un de ceux des morts, et reprenant le sien,
demande aux Juges s'il avait rien plus à faire, et
lui ayant répondu que non, il requiert que
je sois mise en liberté, ce qui fut ordonné à l''heure même. Il s'en vint donc à moi, et me demanda s'il
pouvait me rendre quelque autre service. - Deux
encore, lui dis-je, l'un que vous me conduisiez
chez moi, en m'ôtant de la tyrannie de ceux qui
m'ont ravie à ma mère, et l'autre que vous me fassiez
savoir à qui j'ai l'obligation de ma vie et de mon
honneur. - Pour vous dire mon nom, me répondit-il,
c'est une grâce que je vous demande de ne m'y vouloir
point contraindre. Pour vous conduire où vous
voudrez, il n'y a rien qui m'en puisse empêcher,
pourvu que ce soit promptement.
Cependant que ces choses se passaient de cette sorte tant à mon avantage en ce lieu, les Dieux voulurent
bien faire connaître que jamais ils n'abandonnent
l'innocence. Car il advint que ma pauvre nourrice,
n'ayant pas le courage de me voir mourir, croyant
pour certain que Tersandre ne saurait résister
contre ces deux Chevaliers, s'était renfermée dans
ma chambre pleurant et faisant de si pitoyables
regrets qu'il n'y avait personne qui n'en fût
émue. Ormanthe, qui avait reçu d'elle et
de moi
toutes les courtoisies qu'elle pouvait désirer en
fut émue, et η parce qu'elle était fort peu fine,
elle ne put s'empêcher de dire que sa tante lui
avait assuré que je ne mourrais point, mais que
seulement elle voulait que je lui fusse obligée de
la vie afin que je lui fisse plus de bien. - Ah !
ma mie, lui dit ma nourrice, il n'y a point de doute que
notre maîtresse est morte, si Tersandre ne demeure
victorieux et que le Roi même, selon les lois, ne
la saurait sauver. - Comment, dit Ormanthe,
Madame sera brûlée ? - Il n'y a point de doute,
répondit-elle. - Ah ! misérable que je suis !
répliqua cette fille, comment est-ce que les Dieux me pardonneront jamais sa mort ! - Et comment ! en
êtes-vous coupable ? ajouta ma nourrice. - Ah ! ma
mère ! répondit Ormanthe, si vous me promettez de
n'en rien dire, je vous raconterai un étrange
accident. Et ma nourrice le lui ayant promis, elle
lui dit que ç'avait été elle qui avait fait cet
enfant, et lui redit tout ce que je viens de vous
raconter. - Ma mie, dit incontinent ma nourrice,
allons, allons tôt sauver la vie à tant de gens, et
croyez que Dieu vous en saura gré ; et de plus je
vous ferai avoir de Madame tout ce que vous voudrez.
Voyez comme la vérité se découvre. Cette fille
suivit ma nourrice qui, pour abréger, s'adressant
hardiment à la Reine, lui fait entendre tout ce que je
vous ai dit, de fortune au même temps que le Chevalier étranger parlait à moi.
La méchanceté de Lériane étant donc découverte
par les armes et par la confession η
de cette fille, le
Roi commanda qu'elle fût mise dans le feu qui avait
été préparé pour moi, quelques η
reproches qu'elle pût faire à sa nièce, disant que
ma nourrice l'avait trompée et que la fille n'était
pas en âge de porter témoignage, et moins contre
elle que contre tout autre, parce qu'elle l'avait
rudoyée et châtiée de ses vices. Mais toutes ses
défenses furent de nulle valeur, et la vérité fut
assez connue de chacun, tant pour les particularités
que cette fille en disait que pour le rapport de la
sage-femme qui avoua de ne l'avoir jamais vue au
visage. Et parce que chacun battait des mains, et que
le peuple, ayant su les malices de Lériane,
commençait de lui jeter des pierres, le Roi commanda
que la justice en fût faite ; et se voyant prête
à être jetée dans le feu, elle se résolut de dire la
vérité, touchée de la mémoire de tant de méchancetés.
Elle demande donc d'être ouïe, et déclare toutes
ses trahisons, m'en demande pardon, et puis,
volontairement, se jette elle-même dans le feu, où
elle finit sa vie au contentement de tous ceux qui
avaient ouï ses malices.
Cependant que ces choses se démêlaient, le Chevalier
qui m'avait délivrée, ne voulant être connu à ce
que je pense, se retira sans que personne s'en prît
garde, et moi, ne le trouvant point, je demeurai
avec beaucoup de déplaisir pour le peu de remerciement
que je lui avais fait. Je fis tout ce que je pus
pour en savoir des nouvelles, mais il me fut impossible
d'en apprendre jusques au lendemain qu'un homme du
pays qui l'avait rencontré et auquel il avait parlé
me vint trouver de sa part, et me fit entendre que
s'il n'eût été pressé de partir, il eût attendu
tant qu'il m'eût plu pour me conduire où je lui
avais commandé, mais qu'il avait promis à une Dame de
l'assister η en une affaire qui η l'emmenait du côté de
la ville de Gergovie ; que, s'il en revenait et que
j'eusse affaire de son service, on pourrait savoir
de ses nouvelles au Mont-d'Or, et que, pour être
reconnu, il ne changerait point la marque qui était
en son écu. Et lui demandant quelle elle était, parce
que le jour précédent η j'étais si étonnée que je
n'y avais pris garde, il me répondit que c'était
un tigre η qui se repaissait d'un cœur humain avec
ces mots : TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUTIENS TA VIE.
Or, discrètes Bergères, il faut que j'abrège ce long
discours. Il fut ordonné que je sortirais des mains de
Léontidas, à cause que sa femme avait demandé mon
bien, et que je serais remise en ma liberté. Et la
pauvre Ormanthe, pour n'avoir été poussée
à tout ce qui s'était passé que par l'artifice de
sa tante, fut renfermée dans des maisons destinées à
semblables punitions, où telles femmes vivent avec
toute sorte de commodité, sans toutefois en pouvoir
jamais sortir. Je vous vais faire un récit étrange. J'avais toujours
infiniment aimé Damon, et sa mémoire depuis sa mort
m'était demeurée si vive en l'âme que je l'avais
ordinairement devant les yeux. Mais depuis cet
accident, et que j'eus vu ce Chevalier étranger, je
ne sais comment je commençai de changer toute cette
première
affection en lui. Et quoique je ne l'eusse point vu au visage, il faut que j'avoue que je l'aimai, de sorte que je pouvais dire que j'étais amoureuse d'un visage armé, et sans le connaître. Je ne sais si l'obligation que je lui avais en était cause, ou si sa valeur et sa courtoisie, ou sa bonne façon m'y contraignirent ; tant y a que véritablement je n'ai pu aimer depuis ce jour que ce Chevalier inconnu. Et pour preuve de ce que je dis, après avoir attendu quelque temps, et voyant que je n'avais point de ses nouvelles, je me résolus de prendre le chemin de Gergovie et du Mont-d'Or ; et après avoir un peu considéré ce dessein, je le déclarai à Tersandre, qui m'offrit toute assistance. Et je m'adressai plutôt à lui qu'à tout autre, parce que, depuis le jour qu'il avait combattu, il s'était entièrement donné à moi, et que plusieurs fois je lui avais ouï dire qu'il désirait infiniment de connaître ce vaillant Chevalier qui nous avait si bien secourus. Feignant donc de vouloir visiter mon bien, je dresse mon train, je sors de la Cour, et m'en viens chez moi, où me démêlant de tout cet embarras, je ne prends que ma nourrice pour toute compagnie et Tersandre pour me défendre, et nous nous mettons sur le chemin du Mont-d'Or. C'est un pays extrêmement rude et montueux, chargé presque en tout temps de neiges et de glaçons. Ma pauvre nourrice y mourut, et lorsque je la faisais enterrer, et que j'étais merveilleusement en peine pour être seule avec Tersandre, je rencontrai Tircis, Hylas et Laonice, desquels la compagnie me
fut tant
agréable que, pour ne la perdre, je me résolus de
m'habiller en Bergère comme vous me voyez, et Tersandre en Berger. Et après avoir demeuré quelque
temps dans ces montagnes, pensant y trouver quelques
nouvelles de celles η que je cherchais, je me résolus
de venir avec eux en ce pays, puisque par l'Oracle η il leur était
commandé de s'y acheminer ; et pensai aussi, puisque
je m'approchais de Gergovie, que je pourrais
peut-être trouver ce Chevalier à qui j'ai tant
d'obligation.
Madonthe allait de cette sorte racontant sa fortune,
et non sans mouiller son visage de pleurs, cependant que Paris et les Bergers discouraient ensemble, et ne
se pouvant si tôt endormir pour être tous atteints
de ce mal d'esprit η qui, sur tous les autres, est
ennemi du sommeil. Car Tircis même aimait sa
Cléon morte, quoiqu'il n'eût plus d'espérance de
la revoir. Et parce qu'entre tous il n'y en avait
point qui fût plus libre que l'inconstant Hylas,
c'était aussi celui qui portait avec moins
d'incommodité son amour. Et de fortune, Tircis, ayant
la pensée en sa chère Cléon, ne put s'empêcher
de soupirer fort haut, et en même temps Silvandre
en fit de même. - Voilà, dit Hylas, deux soupirs η bien
différents. - Et comment l'entendez-vous ? dit
Paris. - Je l'entends ainsi, et m'imagine que
Silvandre souffle de cette sorte pour éteindre le
feu qui le brûle, et Tircis, pour rallumer celui
qui l'a η brûlé autrefois. - Hylas parle fort bien,
dit Tircis, quand il dit qu'il s'imagine telle chose,
car aussi n'est-ce qu'une pure imagination d'une
âme qui ne sait pas aimer. - Et vous aussi, Tircis, répondit Hylas, me reprochez que je ne sais pas aimer ? Je pensais qu'il n'y eût que ce fantastique Silvandre qui dût avoir cette opinion. - Si chacun, dit Tircis, jugeait avec la raison, vous même le croiriez comme nous. - Comment, dit Hylas, se relevant sur un coude, que pour bien aimer, il faut idolâtrer une morte comme vous ? - Si vous saviez bien aimer, ajouta Tircis, il n'y a point de doute que si vous aviez une rencontre aussi malheureuse que la mienne, vous y seriez obligé par le devoir. - Et quoi ? répliqua l'inconstant, on verrait Hylas amoureux d'un tombeau ? Et si j'avais la jouissance de mes amours, comme enfin tout amant la désire, qu'en naîtrait-il, Tircis, que des cercueils ! Quant à moi, Berger, je ne veux point de tels enfants, et par conséquent n'aimerai jamais telles maîtresses. Mais venons à la raison. Quel contentement et quelle fin proposez-vous à votre amour ? - Amour, dit-il, est un si grand Dieu, qu'il ne peut rien désirer hors de soi-même : il est son propre centre, et n'a jamais dessein qui ne commence et finisse en lui. Et partant, Hylas, quand il se propose quelque contentement, c'est en lui-même d'où il ne peut sortir, étant un cercle rond η, qui partout a sa fin et son commencement, voire qui commence où il finit, se perpétuant de cette sorte non point par l'entremise de quelque autre, mais par sa seule et propre nature. - C'est bien Druiser, dit Hylas, en se moquant, mais quant à moi, je crois que tout ce que vous venez de dire sont des fables avec lesquelles
les femmes endorment les moins rusés. - Et qu'est-ce, Hylas, dit Tircis, qui te semble plus éloigné de la vérité ? - Toutes les choses que vous venez de dire, répondit l'inconstant, sont de telle sorte hors d'apparence que je ne saurais marquer celle qui l'est davantage. Qu'Amour ne désire rien hors de soi-même ? Tant s'en faut, on voit le contraire, puisque nous ne désirons que ce que nous n'avons pas. - Si vous η entendiez, répondit Tircis, de quelle sorte, par l'infinie puissance d'amour, deux personnes ne deviennent qu'une, et une en devient deux, vous connaîtrez que l'amant ne peut rien désirer hors de soi-même. Car aussitôt que vous auriez entendu comme l'amant se transforme en l'aimé, et l'aimé en l'amant, et par ainsi deux ne deviennent qu'un, et chacun toutefois étant Amant et Aimé par conséquent est deux, vous comprendriez, Hylas, ce qui vous est tant difficile, et avoueriez que, puisqu'il ne désire que ce qu'il aime et qu'il est l'Amant et l'Aimé, ses désirs ne peuvent sortir de lui-même. - Voici bien, dit Hylas, la preuve du vieux proverbe : qu'un erreur en attire cent. Car pour me persuader ce que vous avez dit, vous m'allez figurant des choses encore plus impossibles, à savoir que celui qui aime devient ce qu'il aime, et par ainsi je serais donc Phillis. - La conclusion, dit Silvandre, n'est pas bonne, car vous ne l'aimez pas, mais si vous disiez qu'en aimant Diane, je me transforme en elle, vous diriez fort bien. - Et quoi ? dit Hylas, vous êtes donc Diane ? Et votre chapeau aussi n'est-il point changé en
sa coiffure, et votre jupe en sa robe ? - Mon chapeau, dit Silvandre, n'aime pas sa coiffure. - Mais quoi ? dit l'inconstant, vous devriez donc vous habiller en fille, car il n'est pas raisonnable qu'une sage Bergère comme vous êtes se déguise de cette sorte en homme. Il n'y eut personne de la troupe qui se put empêcher de rire des paroles de ce Berger, et Silvandre même en rit comme les autres ; mais après il répondit de cette sorte : - Il faut, s'il m'est possible, que je vous sorte de l'erreur où vous êtes. Sachez donc qu'il y a deux parties en l'homme : l'une, ce corps que nous voyons, et que nous touchons, et l'autre, l'âme qui ne se voit ni ne se touche point, mais se reconnaît par les paroles et par les actions, car les actions ni les paroles ne sont point du corps mais de l'âme, qui toutefois se sert du corps comme d'un instrument. Or le corps ne voit ni n'entend, mais c'est l'âme qui fait toutes ces choses ; de sorte que, quand nous aimons, ce n'est pas le corps qui aime mais l'âme, et ainsi ce n'est que l'âme qui se transforme en la chose aimée et non pas le corps. - Mais, interrompit Hylas, j'aime le corps aussi bien que l'âme ! De sorte que si l'amant se change en l'aimé, mon âme devrait se changer aussi bien au corps de Phillis qu'en son âme. - Cela, dit Silvandre, serait contrevenir aux lois de la nature, car l'âme, qui est spirituelle, ne peut non plus devenir corps que le corps devenir âme, mais pour cela le changement de l'amant en l'aimé ne laisse pas de se faire. - Ce n'est donc qu'en une partie, dit Hylas, qui est l'âme, et qui par conséquent est celle dont je me
soucie le moins. - En cela vous faites paraître, dit Silvandre, que vous n'aimez point, ou que vous aimez contre la raison ; car l'âme ne se doit point abaisser à ce qui est moins qu'elle, et c'est pourquoi on dit que l'amour doit être entre les égaux, à savoir l'âme aimer l'âme, qui est son égale, et non pas le corps, qui est son inférieur, et que la nature ne lui a donné que pour instrument. Or pour faire paraître que l'amant devient l'aimé, et que, si vous aimiez bien Phillis, Hylas serait Phillis, et si Phillis aimait bien Hylas, Phillis serait Hylas, oyez que c'est que l'âme ; car ce n'est rien, Berger, qu'une volonté, qu'une mémoire, et qu'un entendement. Or si les plus savants disent que nous ne pouvons aimer que ce que nous connaissons, et s'il est vrai que l'entendement et la chose entendue ne sont qu'une même chose, il s'ensuit que l'entendement de celui qui aime est le même qu'il aime. Que si la volonté de l'amant ne doit en rien différer de celle de l'aimé, et s'il vit plus par la pensée, qui n'est qu'un effet de la mémoire, que par la propre vie qu'il respire, qui doutera que la mémoire, l'entendement et la volonté étant changée en ce qu'il aime, son âme, qui n'est autre chose que ces trois puissances, ne le soit de même ? - Par Tautatès, dit Hylas, vous le prenez bien haut ! Encore que j'aie longtemps été dans les écoles η des Massiliens, si ne puis-je qu'à peine vous suivre. - Si est-ce, dit Silvandre, que c'est parmi eux que j'ai appris ce que je dis. - Si avez-vous eu beau m'embrouiller η le cerveau par vos discours, dit Hylas, vous ne sauriez pourtant me montrer que l'amant se change en l'aimé, puisqu'il en laisse une partie, qui est le
corps. - Le corps, dit Silvandre, n'est pas partie, mais instrument de
l'aimé ; et, de fait, si l'âme était séparée du
corps de Phillis, ne dirait-on pas : voilà le corps
de Phillis ? Que si c'est bien parler que de dire
ainsi, il faut donc entendre que Phillis est
ailleurs, et ce serait en cette Phillis que vous
seriez transformé si vous saviez bien aimer. Et
cela étant, vous n'auriez point de désir hors de
vous-même, car comprenant toute votre amour en vous,
vous assouviriez aussi en vous tous vos désirs. -
S'il est vrai, dit Hylas, que le corps ne soit que
l'instrument dont se sert Phillis, je vous donne Phillis, et laissez-moi le reste, et nous verrons
qui sera plus content de vous ou de moi ! Et pour
la fin de notre différend, il sera fort à propos
que nous dormions un peu. Et à ce mot, se remettant
en sa place, ne voulut plus leur répondre. Ainsi,
peu à peu, toute cette troupe s'endormit, hormis Silvandre qui, véritablement épris d'une
très violente affection, ne put clore l'œil de longtemps après.
Cependant, ainsi que je vous η disais, Madonthe allait
racontant sa fortune à ces belles Bergères, et parce
qu'une grande partie de la nuit était déjà
passée, peu à peu le sommeil s'écoula dans les yeux
de Phillis et d'elle. Mais Astrée, qui ne pouvait
dormir, allait entretenant Diane, qui, de son côté,
reconnaissant l'extrême affection de Silvandre,
commençait de l'aimer, quoique cette bonne volonté
prît naissance assez insensiblement, car elle-même
ne s'en prenait garde. Au commencement ce ne fut
qu'une connaissance de son mérite (aussi est-il
nécessaire de connaître
avant que d'aimer) ; depuis, sa conversation ordinaire lui fit trouver sa compagnie agréable ; et, enfin, sa recherche avec tant de discrétion et de respect le lui fit aimer sans nul dessein, toutefois, d'avoir de l'amour pour lui. Astrée, qui avait toutes ses pensées en Céladon, ne pouvant si tôt clore l'œil, voyant que Phillis et Madonthe étaient endormies, et croyant de n'être écoutée de personne, parlait de cette sorte à Diane : - Véritablement, ma sœur, il faut avouer qu'une imprudence attire beaucoup de peines après elle, et que, quand une faute est faite, il faut beaucoup de sagesse pour la réparer η. Considérez, je vous supplie, combien celle que j'ai commise en l'amitié de Céladon m'a rapporté et me rapportera d'ennuis, puisque je ne saurais souffrir que ma pensée espère de m'en voir jamais exempte, sinon par la mort. Et encore ne pensé-je pas que, si, après la mort, on a connaissance de ce qui s'est passé en cette vie (comme pour certain je crois que l'on a), je n'aie dans mon tombeau même le regret d'avoir commis cette offense contre la fidélité de Céladon, et cependant voyez à quoi cette faute m'a portée. Voilà cette amour qu'avec tant de peine et de soin j'ai tenue si longuement cachée, et que je ne voulais pas même être connue à ma chère compagne η, la voilà, dis-je, à cette heure découverte par moi-même à des personnes étrangères, et qui ne me sont obligées d'aucune sorte de devoir. Ah ! que si je revenais au bonheur que j'ai perdu, je me conduirais bien, ce me semble, avec plus de prudence ! - Ma sœur, répondit Diane, la faiblesse humaine a cela de propre qu'elle ne reconnaît
presque jamais sa faute que quand elle en ressent le mal, d'autant que les Dieux veulent seuls être estimés parfaits et sages. De sorte qu'il ne faut point que vous croyiez que si la perte que vous avez faite de Céladon ne fût advenue de cette façon, c'eût été sans doute de quelque autre, car il n'y a rien de ferme ni d'entièrement arrêté parmi les hommes. Je ne dis pas que la prudence ne puisse éloigner, divertir ou amoindrir un peu ces accidents, mais croyez-moi, ma sœur, il faut enfin que, par la preuve, nous connaissions que nous sommes hommes, c'est-à-dire avec beaucoup d'imperfections. - Si voyons-nous, répondit Astrée, plusieurs personnes qui passent plus doucement leur vie que d'autres, ou de qui pour le moins les actions ne sont point au vu et au su du public, et sans aller plus loin, j'avoue que vous avez eu du malheur en Filandre η, mais qui est-ce qui vous le peut reprocher ? - Ah ! ma sœur, répondit Diane, il n'y a rien qui nous fasse de plus rudes reproches de nos fautes que la connaissance que nous en avons nous-mêmes. - Il est vrai, répliqua Astrée ; si m'avouerez-vous que, tout ainsi que le bien que nous possédons est plus grand quand il est connu, de même aussi le mal dont chacun a connaissance est bien plus cuisant. De là vient qu'avec tant de soin chacun s'efforce de cacher les incommodités qu'il souffre, et qu'il y en a bien souvent qui aiment mieux les avoir plus grandes et qu'elles soient cachées et secrètes. Or, ma sœur, je vous aime trop pour ne vous avertir d'une chose, où, ce me semble, vous devez apporter tous les remèdes de votre
prudence. Et puisqu'il n'y a personne qui nous écoute, je penserais user de trahison si je ne vous découvrais ma pensée. Car je sais fort bien que, si autrefois j'eusse, avant mon malheur, rencontré une amie η qui m'eût parlé si franchement, je ne serais pas en la confusion où je me trouve. - Ma sœur, répondit Diane, voici un témoignage de notre amitié et de votre bonté. Vous m'obligez infiniment de me dire, non seulement cette fois, mais toujours, ce qui vous semblera de mes actions, et même en particulier, comme nous sommes à cette heure que tout dort autour de nous. Encore que ces deux sages Bergères eussent opinion de n'être point ouïes, si étaient-elles bien fort déçues, car Laonice, qui était de la compagnie, encore qu'elle feignît de dormir, oyant que ces Bergères discouraient entre elles, leur tendait l'oreille le plus attentivement qu'il lui était possible, désireuse outre mesure d'apprendre de leurs nouvelles afin de leur rapporter du déplaisir, suivant le dessein η qu'elle en avait fait. D'autre côté, Silvandre, voyant tous ses compagnons endormis et oyant parler ces Bergères, reconnut, ce lui sembla, la voix de Diane, et, désireux d'entendre leur discours, se déroba le plus doucement qu'il lui fut possible d'entre ces Bergers η ; ce qu'il fit aisément, parce qu'ils étaient sur leur premier sommeil, et, se traînant peu à peu sur les mains et sur les genoux vers le lieu où étaient les Bergères, fit de sorte qu'elles ne l'ouïrent point approcher. Et, parce que leur murmure l'allait guidant, il ne s'arrêta qu'il ne put bien discerner la voix de chacune, et, de fortune il y arriva au même temps
qu'Astrée reprenait la parole de cette sorte :
- Vous ressouvenez-vous des propos que je vous ai dits
aujourd'hui à l'oreille quand Silvandre disputait avec Phillis ? - N'est-ce pas, dit Diane, de
l'amitié de ce Berger envers moi ? - De cela même,
répondit Astrée. Or, continua-t-elle, il faut
que vous sachiez que, depuis, je l'ai bien mieux
reconnue par les discours qu'il m'a tenus ; de
sorte que vous devez attendre pour chose très certaine
une extrême affection de lui. Que si elle vous est
désagréable, il faut que de bonne heure vous
l'éloigniez de vous, et encore ne sais-je si cela
y profitera beaucoup, puisque ces humeurs particulières, comme est celle de ce Berger, ne se
surmontent pas aisément, étant de telle nature
qu'elles s'efforcent plus opiniâtrement contre ce
qui les contrarie. Que si elle vous plaît, il faut
y user d'une très grande discrétion, afin qu'elle ne
soit reconnue d'autre que de vous. - Ma sœur,
répondit Diane, après avoir quelque temps pensé à
ce qu'elle lui disait, vous me faites trop paraître
d'amitié pour vous tenir quelque
chose cachée. Je vous veux donc parler à cœur ouvert,
mais avec supplication que ce que je vous dirai ne
soit jamais redit ailleurs, non pas même à Phillis,
si cela n'offense point l'amitié qui est entre
vous. - Je croirais, répondit Astrée, user d'une
grande trahison, et être indigne d'être aimée de
vous, si je faisais part à quelqu'un d'un secret que
vous m'auriez fié. Et quant à ce qui concerne Phillis, soyez sûre, ma sœur, que tout ainsi que
je ne ferai jamais chose qui puisse blesser l'amitié
que je lui porte, de même ne me fera-t-elle jamais
offenser celle que je vous ai jurée.
- Ce n'est pas, dit Diane, que je sois en doute de la discrétion de Phillis, mais c'est que, si je pouvais, je me cacherais à moi-même. Et à ce mot, s'étant tue pour quelque temps, elle recommença ainsi : - Lors, ma sœur, que je perdis Filandre, comme je vous ai raconté η, le déplaisir m'en fut si sensible qu'après l'avoir plaint fort longtemps, je fis résolution de n'aimer jamais rien et de passer de cette sorte le reste de ma vie en un éternel veuvage. Car encore que Filandre ne fût pas mon mari, si crois-je que sans doute il l'eût été s'il eût survécu Filidas. En cette résolution, je vous puis jurer avec vérité que j'ai vécu jusques ici autant insensible à l'amour que si je n'eusse point eu d'yeux ni d'oreilles pour voir ni ouïr ceux qui se sont présentés. Amidor, cousin de Filidas, en peut rendre preuve qui, encore que d'une humeur volage, ne laissait d'avoir des parties assez recommandables pour se faire aimer, et qui, avant qu'épouser Alfarante η, m'a plusieurs fois représenté la volonté de son oncle, voire celle de Filidas, et offert de me prendre à toutes les conditions que je lui voudrais donner. Témoin le pauvre Nicandre η ! Je l'appelle pauvre pour l'étrange résolution que mon refus lui fit prendre. Et bref, témoins, tous ceux qui, depuis ce jour-là, ont eu la volonté de m'aimer. Tant y a que la mémoire de Filandre m'a jusques à ce jour de telle sorte défendue de semblables coups que je puis jurer n'avoir pas même eu en ma pensée que cela pût être. Mais il faut confesser que, depuis la feinte recherche de Silvandre, je me sens beaucoup η changée,
et vous supplie de considérer ce que je vais vous dire. Je sais que ce Berger, au commencement pour le moins, ne m'a servie que par gageure ; et toutefois, dès qu'il a commencé, j'ai eu sa recherche agréable, et au contraire, je sais que le gentil Paris m'aime véritablement, et que, pour moi, il laisse la grandeur de sa naissance ; et toutefois, quelque mérite que je reconnaisse en lui, il est impossible qu'il fasse naître en moi tant soit peu d'amour, et proteste que toutes les fois que je le considère, et que je me demande de quelle volonté je suis envers lui, je trouve que ce n'est point d'autre sorte que s'il était mon frère η. D'en trouver la raison, il m'est impossible, mais tant y a que cela est très véritable. Or, ma sœur, si je dis que j'aime d'autre façon Silvandre, ne croyez pas pour cela que je sois éprise d'amour pour lui, mais oui bien que je ressens les mêmes commencements que, si j'ai bonne mémoire, je ressentais à la naissance de l'amitié de Filandre. - Et qu'est-ce, ma sœur, répondit Astrée, qui vous plaît le plus en lui ? - Premièrement, dit Diane, je ne vois point qu'il ait jamais rien aimé, et cela ne se peut pas attribuer à une stupidité d'entendement, vu qu'il montre bien le contraire par ses discours. Et puis il se soumet, je ne sais comment, et me donne une si absolue puissance sur sa volonté qu'il ne dit jamais parole qu'il ne craigne de m'offenser. Outre cela, c'est une discrétion toujours continuée que toute sa vie, et ne voyez rien en lui de trop ni de trop peu. Et enfin, et qui est véritablement la cause principale
de mon amitié, c'est que je le juge homme de bien, rond, et sans vice. - Je vous assure, ma sœur, répondit Astrée, que je reconnais les mêmes conditions en ce Berger, et que, quant à moi, je juge que si le Ciel vous destine à aimer quelque chose, vous êtes heureuse si c'est ce Berger. Mais si faut-il que vous y usiez de votre prudence ordinaire, si vous n'en voulez avoir du déplaisir. - Je ne sais, ma sœur, dit Diane, pourquoi vous me tenez ce langage, car sachez qu'encore que je l'aime mieux qu'autre que j'aie vu depuis la perte de Filandre, ce n'est pas pour cela que je veuille qu'il le sache, ni que j'aie intention de lui permettre de me servir ; et s'il est si outrecuidé que de me le déclarer, qu'il s'assure que je le traiterai de sorte qu'il n'aura jamais la hardiesse de m'en parler deux fois. - Mais, ma sœur, dit Astrée, quelle est donc votre intention ? - De nous punir tous deux, répondit Diane ! Je veux dire de le châtier de la hardiesse qu'il aura eue de m'aimer, et me punir aussi de la faute que j'ai faite de l'avoir agréable, afin d'être pour le moins plus juste que bien avisée. - Ma sœur, dit Astrée, ce dessein est très pernicieux, car en cela vous ne vous rapporterez nulle satisfaction mais beaucoup de peine et peut-être une extrême confusion. Prenez garde que, voyant un caillou, vous n'y apercevez point de feu, mais si vous le frappez, ou avec un autre caillou, ou avec quelque chose de plus dur, vous le voyez incontinent tout couvrir d'étincelles, et par ainsi le feu caché se découvre. Faites état que de même ces jeunes cœurs qui aiment bien, s'ils ont de la
prudence, cachent discrètement leurs affections, et n'en donnent la vue qu'à ceux qui en doivent avoir connaissance. Mais quand ils sont heurtés, je veux dire quand une trop grande rigueur les outrage, ils sont si transportés de leur passion, qu'il leur est impossible qu'ils la puissent dissimuler. Et Dieu sait si cela peut être sans mettre un grand trouble en l'âme de celle pour qui ces choses se font, car de quelque côté que ces discours puissent tomber, ils ne peuvent être à l'avantage d'une fille. Votre sagesse, ma sœur, vous ferait bien conseiller une autre η, mais chacun a les yeux clos le plus souvent pour soi-même : c'est ce qui m'a convié à vous demander dès le commencement si vous aimez ou n'aimez pas ce Berger. Car si vous ne l'aimez point, il faut d'abord retrancher toute conférence et toute pratique, mais si entièrement et si promptement qu'il ne lui reste nul espoir, ni à ceux qui découvriront son affection, ni aucun soupçon que vous y ayez jamais consenti. Et il ne faut point se flatter en cela de dire qu'une femme ne peut non plus s'empêcher d'être aimée que d'être vue. Ce sont des contes pour endormir les personnes moins rusées, puisqu'en effet, il n'y a celui qui ne se départe de telle entreprise, si, dès le commencement, toute espérance lui est ôtée, non pas d'une partie, mais du tout. Que si nous en voyons quelques opiniâtres, c'est pour quelques jours seulement, étant certain que l'amour, non plus que le reste des choses mortelles, ne peut vivre sans nourriture, et que la propre nourriture d'amour, c'est l'espérance η.
Mais si vous l'aimez ainsi que vous m'avez dit, et comme, à la vérité, il le mérite, ce serait, ma sœur, une grande imprudence, ce me semble, de vouloir vous ravir ce qui vous plaît. - Mais, dit Diane, ce qui plaît n'est pas toujours ni honorable ni raisonnable, et cela n'étant pas, la vertu nous ordonne de nous en déporter, et quant à moi, j'aimerais mieux la mort que de faire autrement. - Je ne doute point de ce que vous dites, répondit Astrée, étant trop certaine de la vertu de Diane ! Mais voyons donc si cette action est contraire à la raison ou à l'honneur. Est-ce contre la raison d'aimer un gentil Berger sage, discret, et qui a tant été favorisé de la nature ? Quant à moi, je juge que non, tant s'en faut, il me semble raisonnable. Or rien de raisonnable ne peut être honteux, et ne l'étant point, je ne vois pas qu'il y ait apparence de douter de ce que vous disiez η. - Il est aisé, ajouta Diane, de conclure ici à l'avantage de ce Berger, n'y ayant personne qui y contredise, mais si quelqu'un vous proposait : Est-il raisonnable que Diane, qui a toujours été en considération parmi les Bergers de cette contrée, épouse * un Berger inconnu, et qui n'a rien que son corps et ce que sa conduite lui peut acquérir ? Je ne crois pas que vous prissiez la première opinion. Et cette considération est cause que je suis entièrement résolue de souffrir sa recherche et son affection tant que je pourrai feindre de ne la croire. Mais s'il me réduit à tel point que je ne puisse plus me couvrir de cette ruse, dès l'heure que cela m'adviendra, je proteste que jamais je
ne lui
permettrai de me voir, ou, s'il me voit, de m'en
parler, ou s'il m'en parle et qu'il m'aime, je le
traiterai de sorte que, s'il vit η, je croirai qu'il ne
m'aimera plus. - Et vous, dit Astrée, que
deviendrez-vous cependant ? - Je l'aimerai sans
doute, répondit Diane, et en l'aimant, et vivant
de cette sorte avec lui, je punirai l'offense que
j'aurai faite de l'aimer. - Je prévois, ajouta Astrée, que ce dessein vous prépare plus de peines et
de mortels déplaisirs que la vanité qui le vous fait
faire ne vous donnera jamais de faux contentements.
Cependant que ces Bergères discouraient de cette sorte pensant que personne ne les ouït, Laonice était si attentive que, pour n'en perdre une seule
parole, elle n'osait pas même souffler, parce qu'il
n'y avait rien qu'elle désirât avec plus de passion
que de découvrir les nouvelles qu'elle apprenait.
Mais Silvandre y demeurait ravi, et lorsqu'il oyait
au commencement les favorables paroles que Diane disait, combien s'estimait-il heureux ! Puis, quand
il écoutait les conseils d'Astrée, et la défense
qu'elle faisait de son mérite, combien lui était-il obligé. Mais quand sur la fin il vit la résolution
que Diane prenait, ô Dieux ! Qu'est-ce qu'il
devint ! Il fut très à propos pour lui que ces
Bergères s'endormissent, puisqu'il lui eût été
impossible de ne donner connaissance qu'il était là
par quelque cuisant soupir. Car de s'en aller pour
soupirer à son aise loin d'elle, il ne pouvait
obtenir cela sur lui-même, étant trop désireux
d'écouter la fin de leur discours, de sorte
que ce fut un grand bien pour lui que ces Bergères, après s'être donné le bonsoir, s'endormissent. Car il se retira vers ses compagnons η, aussi doucement qu'il en était parti, et ayant repris sa place et bien regardé si quelqu'un de ces Bergers ne veillait point, et trouvant qu'ils étaient tous profondément endormis, il se mit à la renverse, et les yeux en haut, il considérait à travers l'épaisseur des arbres les étoiles qui paraissaient et les diverses chimères qui se forment dans la nue. Mais il n'y en avait point tant η, ni de si diverses, à ce qu'il disait lui-même, que celles η que les discours qu'il venait d'ouïr lui mettaient en la pensée, achetant par là bien chèrement le plaisir qu'il avait eu de savoir que sa Diane l'aimait, étant en doute s'il était plus obligé à la curiosité qui lui avait fait avoir cette connaissance, que désobligé pour avoir appris la cruelle résolution qu'elle avait faite. Cette imagination fut débattue en son âme fort longtemps ; enfin, amour par pitié lui permit de clore les yeux, et y laisser couler le sommeil pour enchanter η en quelque sorte ses fâcheuses incertitudes.