L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie
Livre 1
L'Astrée II, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée M(ichel Lasne)
Autour du terme de Mercure, Léonide, Paris, Astrée, Diane, Silvandre et d'autres bergers
écoutent l'histoire de Célidée, Thamire et Calidon (II, 1, 32)
(Voir Illustrations)
L'Astrée II, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Gravelot et Guélard
Un mire se penche sur Calidon malade,
tandis que Thamire engage Célidée à s'approcher (II, 1, 48)
(Voir Illustrations)
Édition de 1610, 1.
Édition de Vaganay, p. 7.
La Lune η était déjà pour la deuxième fois sur le milieu de son cours depuis que Céladon, échappé des mains de Galathée, et n'osant se présenter devant les yeux de la Bergère Astrée pour obéir au commandement η qu'elle lui en avait fait, s'était renfermé dans sa caverne. Et quoique trois mois η fussent déjà presque écoulés depuis le jour de sa perte, si est-ce que le déplaisir que sa Bergère en ressentait était encore si vif en son âme que, quelque prudence qui fût en elle, elle ne pouvait toutefois le cacher à ceux qui voulaient y prendre garde. Et semblait que le Ciel, par une juste punition, refusât à sa douleur le remède
que le temps a de coutume de rapporter à tous ceux qui ont plus de sujet de se douloir ; car, au lieu d'adoucir les aigreurs de ses ennuis, tous les jours elle découvrait de nouvelles occasions de regret. Et quand sa mémoire, divertie ailleurs par les compagnies qui la venaient visiter, cessait quelquefois de lui représenter les causes de ses déplaisirs, ses yeux, en échange, partout où ils s'adressaient, ne voyaient que des objets tellement ennuyeux que, pour ne les voir, elle demeurait le plus souvent dans sa cabane. Mais ce qui l'affligeait davantage, c'était qu'elle était privée de cette consolation qui se trouve encore parmi les plus grandes infortunes. Je η veux dire qu'elle ne pouvait rejeter le sujet de sa faute que sur elle-même, ni trouver les moyens de s'en excuser, de quelque biais qu'elle pût η tourner cet accident. Et ne faut douter qu'il lui η eût été entièrement impossible de continuer sa vie surchargée de tant d'ennuis si l'amitié de Diane et de Phillis ne lui eût aidé à les supporter, la présence de la personne aimée étant l'un des plus souverains remèdes que la tristesse puisse recevoir. Aussi ces chères amies, n'en étant pas ignorantes, avaient un si grand soin de cette Bergère que, dès la pointe du jour, l'une ou l'autre, et bien souvent toutes deux, la venaient trouver et comme par force l'arrachaient de sa cabane, et la conduisaient par les endroits les plus reculés, de peur que la vue de ceux où elle soulait voir Céladon ne lui renouvelât
la mémoire de sa fâcheuse perte.
Et puis à l'envi s'étudiaient à qui, pour la
divertir, lui ferait un meilleur conte, ou proposerait
quelque agréable jeu pour passer plus doucement le
reste de la journée ; de sorte qu'en dépit de la fortune, ces gentilles Bergères dérobaient toujours
quelques heures au déplaisir d'Astrée pour les
mettre en un meilleur usage.
Silvandre, d'autre côté, feignant de rechercher
Diane par gageure, en devint de telle sorte amoureux
qu'il servit longuement η d'exemple à tous ceux de sa
contrée, et leur enseigna, à ses dépens, qu'Amour ne
souffre guère qu'on se moque de lui ; car il
rencontra en cette Bergère tant de causes d'amour
qu'il était tout étonné de l'avoir vue si longtemps sans l'avoir aimée. Et quoique la gageure, qui
était cause de la naissance de son affection, fût le
commencement de son mal, si ne s'en plaignait-il
point, puisque, sans offenser Diane, elle lui donnait
la liberté de lui raconter ses passions, la violence
de son amour étant telle que s'il eût été forcé
de la cacher, il lui eût été impossible de vivre. Et
toutefois quand il se rappelait en soi-même, il
connaissait bien qu'il avait fait un changement fort
désavantageux, se souvenant de quel heur il était
accompagné lorsque, maître absolu de ses pensées,
il disposait tout seul de sa vie et de ses desseins.
Combien de fois voulut-il, avec la raison, défaire les
premiers nœuds dont
il se sentait lié en ce nouveau servage ? Combien de fois, voyant que la raison y était inutile, voulut-il les rompre avec la force d'une violente résolution ? Mais autant de fois qu'il s'y essaya, autant de fois reconnut-il que c'est en vain que l'homme s'efforce contre les ordonnances du Ciel, et que celui est le plus avisé qui sait mieux y ployer et conformer sa volonté. Ces considérations étaient cause que, quand il ne pouvait être auprès de sa Diane, comme le matin et le soir, il était bien aise de se retirer de toute compagnie, tant parce qu'il jugeait toute autre ennuyeuse ne pouvant jouir de celle qu'il désirait, que pour avoir plus de loisir de consulter en soi-même librement, et juger quelle était la volonté du ciel, et par quelle voie il y η pourrait mieux parvenir. Et combien qu'il reconnût plus d'impossibilité à la poursuite de son affection que d'apparence de la pouvoir continuer, si ne pouvait-il jamais prendre aucune conclusion qu'à l'avantage de son amour. Que s'il faisait dessein de s'en retirer, ô que son cœur se faisait promptement paraître désobéissant ! Que s'il était d'avis de le continuer, quelles peines et quels martyres ne prévoyait-il point ? - Que ferons-nous donc enfin, disait-il, Silvandre, puisque la poursuite et la retraite nous sont également impossibles ? Faisons, disait-il, en se répondant, ce que le Ciel veut que nous fassions. Pourquoi peut-on juger que les dieux l'aient faite si belle η,
sinon pour être aimée de
ceux qui la verront ? Et puisque de poursuivre et de
nous retirer il nous est également impossible,
élisons pour le moins des deux celui qui est plus
selon la volonté du Ciel et selon la nôtre η. Étant
si belle, il ordonne qu'elle soit aimée, et quant à
moi je consentirai plutôt à me retirer de la vie que
de son service. Que faut-il donc que nous consultions
davantage, puisque le Ciel et notre volonté
approuvent une si bonne résolution ?
De fortune, quand il tenait ces discours en soi-même,
il se trouva sur le bord de la délectable rivière de Lignon vis-à-vis de ce rocher, qui, étant frappé de
la voix, répond si intelligiblement aux derniers
accents. Cela fut cause qu'après que ces pensées lui
eurent longuement roulé par l'esprit, presque comme
revenant d'un profond sommeil : - Mais pourquoi, dit-il,
nous allons-nous consommant et embrouillant en ces
contrariétés ? Écho, qui habite en ce rocher, si nous
l'en enquérons, nous en dira bien ce qu'elle en a ouï
de la bouche même de ma Bergère, qui est l'Oracle η le
plus certain que je puisse consulter.
Et lors relevant la voix il lui parla de cette sorte :
Écho
Stances.
Fille de l'air qui ne saurais rien taire,
De ces rochers hôtesse solitaire,
Où vont les cris que je vais émouvant ? - Au vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martyre,
Que plein d'amour mon cœur va concevant,
Devienne enfin aux maux que je soupire ? -
Pire.
II.
Que ferait donc cet œil qui me désarme
Par sa douceur de toute sorte d'arme,
Et qui promet m'aimer infiniment ? -
Il ment.
Mais s'il est vrai qu'il mente, quel remède
Nous faudra-t-il pour sortir promptement
De cet abus qui, trompeur, nous possède ?
- Cède.
III.
Comment ? céder un tel bien à quelque autre
Qu'Amour ordonne en effet qu'il soit nôtre !
Qui plus que moi voit-elle volontiers ?
- Un tiers.
Un tiers ?
Écho, c'est un cruel langage ;
Mais s'il est vrai qu'elle aime mieux un tiers,
Au lieu d'amour, qu'aurait un grand courage ?
- Rage.
IV.
Nymphe, qui sens dedans ces roches creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N'aurai-je donc jamais allégement ?
- Je mens.
Comment, Écho, n'est-ce point un blasphème
De t'accuser et dire que tu mens ?
Ce que j'entends est-ce bien ta voix même ?
- Aime.
V.
C'est bien ta voix qui frappe mes oreilles :
Mais ce secret, Nymphe qui me conseilles,
L'as-tu, dis-moi, de ma Diane ouï ?
- Oui.
Mais de l'aimer, hélas ! c'est peu de chose,
Si d'elle aimé, d'elle je ne jouis
Pour un tel heur qu'est-ce qu'on me propose ?
- Ose.
VI.
Le Ciel noirci de tempête et d'orage
Ne peut d'effroi m'abattre le courage.
Mon cœur ne craint tous ces étonnements.
- Ne mens.
Je ne mens η point, ni ne suis téméraire,
J'apprends d'amour ces beaux enseignements.
Faut-il bien plus pour un si grand mystère ?
- Taire.
VII.
Je me tairai, plutôt ma voix pressée
Soupirera ma mort que ma pensée,
Amant secret comme amant valeureux.
- Heureux.
Heureux cent fois aimé de cette belle.
Mais d'où sais-tu que son cœur généreux
Sera vaincu
si je lui suis fidèle ?
- D'elle.
Encore que le Berger n'ignorât point que c'était lui-même qui se répondait, et que l'air frappé par sa voix, rencontrant les concavités de la roche, était repoussé à ses oreilles, si ne laissait-il de ressentir une grande consolation des bonnes réponses qu'il avait reçues, lui semblant que, rien n'étant conduit par le hasard mais tout par une très sage providence η, ces paroles que le rocher lui avait renvoyées aux oreilles n'avaient été prononcées par lui à dessein, mais
par une secrète intelligence du démon qui l'aimait, et qui les lui avait mises dans la bouche. Et en cette opinion, il suivait la coutume de ceux qui aiment, qui d'ordinaire se flattent en ce qu'ils désirent, et trouvent des apparences d'espoir où il n'y a point d'apparence de raison. Après avoir remercié le génie de ce rocher et les Nymphes η de Lignon, il faisait dessein d'aller attendre η sa Bergère au carrefour de Mercure, parce que c'était par là qu'elle avait accoutumé d'aller chez Astrée, et il lui semblait que l'heure en approchait, la moitié du jour étant déjà passée. Mais lorsqu'il en voulait prendre le chemin, il vit assez près de lui la Nymphe Léonide et le gentil Paris, qui, ayant ouï sa voix, avaient tourné leurs pas vers lui, tant pour savoir des nouvelles des Bergères, Astrée, Diane et Phillis, que pour avoir le plaisir de sa compagnie. Car, encore que Paris connût bien l'affection qu'il portait à Diane, si ne laissait-il de l'aimer et de l'estimer beaucoup, ne pouvant croire que cette sage Bergère le dût jamais préférer à lui à cause de la grandeur d'Adamas, qui, pour sa qualité de grand Druide était, après Amasis, le plus honoré par toute cette contrée. Ignorant qui ne savait pas que l'amour ne se mesure jamais à l'aune de l'ambition ni du mérite, mais à celle de l'opinion seulement ! Silvandre, qui était plein de civilité comme ayant été nourri parmi les écoles η des Phocenses et Massiliens, encore que la venue de
Paris ne lui fût guère agréable, sachant bien qu'amour le conduisait parmi les bois, et un amour encore qui était à son désavantage, ne laissa de s'avancer vers lui et vers la Nymphe pour les saluer. - Je ne vous demande pas, lui dit Léonide en souriant, quelles étaient les pensées qui vous entretenaient en ce lieu solitaire, sachant assez que celles qui vous accompagnent ne sont guère sans Diane. Mais je voudrais bien savoir de vous pourquoi vous les préférez à sa vue, et quelle est l'occasion qui les vous rend η plus douces que sa présence. - Je ne nierai point, dit-il, Madame, que ces agréables pensées dont vous me parlez ne m'aient tenu fidèle compagnie, aussi bien en ce lieu retiré qu'elles font partout où je me trouve éloigné de Diane, mais que je les tienne plus chères que le bien de sa vue, permettez-moi, je vous supplie, de vous dire qu'encore que par raison cela devrait être, toutefois je ne l'ai point encore pu obtenir sur moi-même. Que si vous me voyez ici sans elle, ce n'est que pour passer plus doucement, en la compagnie de mes imaginations, les heures que son repas me contraint de perdre loin d'elle. Et, d'effet, lorsque vous êtes arrivée, je m'acheminais au carrefour de Mercure, parce que voici le temps qu'elle part de sa cabane pour aller vers Astrée, et je faisais dessein de l'y accompagner. - Nous sommes venus, répondit Léonide, avec résolution de donner le reste du jour à ces belles Bergères, mais
quand cela ne serait pas,
nous penserions de faire une faute qui ne serait pas
légère ni peu désagréable à l'Amour, si nous
retardions votre voyage. C'est pourquoi, Berger, vous
nous y conduirez, et par les chemins nous direz, s'il
vous plaît, pourquoi vos pensées vous devraient être
plus chères que la présence même de celle qui les
fait naître, puisque, quant à moi, je le trouve tant
éloigné de raison que je ne saurais me figurer que
cela puisse être.
À ce mot, Silvandre, pour lui obéir, leur ayant fait
prendre un
sentier, qui, traversant un grand pré, abrégeait de
beaucoup le chemin, reprit ainsi la parole : - Ce que
vous me demandez, grande Nymphe, n'est pas difficile
d'être entendu, pourvu qu'il soit pris comme il doit
être, parce qu'il est bien certain que les yeux sont
les premiers qui donnent entrée à l'Amour dans nos
âmes. Que si quelques-uns sont devenus amoureux en
oyant raconter les beautés et les perfections des personnes absentes, ou ç'a été une amour qui
n'a pas été de durée ni violente (étant plutôt
une peinture d'Amour qu'une vraie Amour), ou l'esprit
qui l'a conçue a quelque grand défaut en soi-même,
d'autant que l'ouïe η rapporte aussi bien les faussetés
que les vérités, et le jugement qui se fait sur un
rapport incertain, ne saurait être bon ni procéder
d'une âme bien posée. Mais, tout ainsi que ce qui
produit quelque chose n'est pas ce qui la nourrit et
qui la met après
en sa perfection, de même devons-nous dire de l'Amour, parce que si nos agneaux naissent de nos brebis, et qu'au commencement ils tirent quelque légère nourriture de leur lait, ce n'est pas toutefois ce lait qui les met en leur perfection, mais une plus ferme nourriture qu'ils reçoivent de l'herbe dont ils se paissent. Aussi les yeux peuvent bien commencer et élever une jeune affection, mais lorsqu'elle est crûe, il faut bien quelque chose de plus ferme et de plus solide pour la rendre parfaite, et cela ne peut être que la connaissance des vertus, des beautés, des mérites, et d'une réciproque affection de celle que nous aimons. Or quelques-unes de ces connaissances prennent bien leur origine des yeux, mais il faut que l'âme par après, se tournant sur les images qui lui en sont demeurées au rapport des yeux et des oreilles, les appelle à la preuve du jugement, et que, toutes choses bien débattues, elle en fasse naître la vérité. Que si cette vérité est à notre avantage, elle produit en nous des pensées dont la douceur ne peut être égalée par autre sorte de contentement que par l'effet des mêmes pensées. Que si elles sont seulement avantageuses pour la personne aimée, elles augmentent sans doute notre affection, mais avec violence et inquiétude. Et c'est pourquoi il ne faut point douter que l'absence n'augmente l'Amour η, pourvu toutefois qu'elle ne soit pas si longue que les images reçues de la chose aimée se
puissent effacer, soit que l'amant éloigné ne se représente que les perfections de ce qu'il aime, parce qu'Amour, qui est rusé et cauteleux, ne lui a peint que ces images parfaites en la fantaisie, soit que l'entendement étant déjà blessé ne veuille tourner sa vue que sur celles qui lui plaisent, soit que la pensée en semblables choses ajoute toujours beaucoup aux perfections de la personne aimée. Tant y a que celui véritablement n'a point aimé qui n'augmente son affection étant éloigné de ce qu'il aime. - Quant à moi, répondit Léonide, j'eusse fait un jugement bien différent au vôtre, ayant toujours ouï dire que l'absence est la plus grande et plus dangereuse ennemie d'Amour η. - La présence, répliqua le Berger, l'est sans comparaison beaucoup davantage, comme nous l'apprend tous les jours l'expérience, car pour une Amour qui se change entre les personnes absentes nous voyons qu'entre les présentes il y en a plus de cent ; et de plus, pour montrer combien la présence est plus contraire à l'amour, si nous cessons d'aimer étant absents, c'est sans violence et sans effort, et n'y a point d'autre changement sinon que la mémoire se couvre peu à peu d'oubli, comme un feu de sa propre cendre. Mais quand un Amour se rompt en présence, ce n'est jamais sans éclat, ni sans un extrême effort, voire (et qui est un grand témoignage de ce que je dis) sans faire naître des cendres de l'amour éteinte une haine
plus grande encore que n'a été cette amour. Et cela procède de cette raison. L'Amant est ou aimé, ou haï, ou indifférent : s'il est aimé, d'autant que l'abondance saoule incontinent, l'Amour aussitôt se perd en présence, étant outragé, s'il faut dire ainsi, de trop de faveurs ; s'il est haï, d'autant qu'à toutes heures il reçoit de nouvelles connaissances de haine, il est impossible qu'entre tant de coups, il n'y en ait quelqu'un qui perce ses armes pour fortes qu'elles soient, et qui le contraigne, étant plusieurs fois redoublé, de quitter toute sorte de défense. Que s'il est indifférent, lorsqu'il continue son amour, se voyant à toute heure méprisé, il faut qu'il soit sans courage, mais s'il n'en a point, comment résistera-t-il aux continuels outrages qu'il en recevra ? Au lieu qu'en l'absence les faveurs reçues ne peuvent être de celles qui saoulent par leur abondance, puisqu'elles ne font qu'attiser les désirs, et la connaissance de la haine ne venant en notre âme que par l'ouïe η, il y a bien de la différence, et les coups en sont bien moindres que ceux que nous recevons par la vue, de sorte que les blessures en sont beaucoup moins cuisantes, et les sujets de mépris n'étant si ordinaires ni si difficiles à supporter, c'est sans doute que l'absence est beaucoup plus propre à conserver une affection que n'est la présence. - J'avoue, ayant considéré ce que vous dites, répondit la Nymphe, qu'il est vrai, et qu'en présence, il survient plusieurs occasions qui
ruinent l'amour, desquelles l'absence est exempte. Mais si ne sauriez-vous me persuader qu'en voyant ce que l'on aime l'on n'augmente d'affection beaucoup plus qu'en ne le voyant pas, parce que l'amour se nourrissant des faveurs et des caresses, celles que l'on reçoit en présence sont beaucoup plus grandes et plus sensibles que les autres. - Je croyais, ajouta le Berger, avoir déjà satisfait à cette demande, mais puisqu'il vous plaît d'en avoir de plus claires raisons, il faut, Madame, que j'essaye de vous en donner. Nous η avons déjà dit que c'est par les yeux que l'amour commence, mais ce n'est pas toutefois des yeux qu'elle naît, ni ce ne sont point ceux qui la produisent ; la beauté et la bonté étant connues sont sans plus celles qui lui donnent naissance en nous. Or la connaissance de la beauté vient bien par les yeux, mais depuis qu'elle est en notre âme, nous n'avons plus affaire de nos yeux pour l'aimer à l'avenir : ce que vous jugerez aisément si vous avez jamais aimé quelque chose ; car rentrez en vous-même, et considérez si vous perdriez cette amour, encore que vous perdissiez les yeux : si cela n'est point, vous avouerez que les yeux ne conservent donc pas votre amour. Pour la connaissance de la bonté, elle est produite ou des actions ou des paroles, qui toutes deux ont bien besoin de présence pour être connues, mais après nullement ; car cette connaissance se conserve dans les secrets cabinets de la mémoire,
sur laquelle notre âme se repliant aperçoit ce qu'elle y a mis en réserve. Or je crois, Madame, que vous savez bien que plus nous avons de connaissance de la perfection de la chose aimée, plus aussi notre amour s'augmente. Mais qui ne sait que les troubles mouvements des sens empêchent infiniment la clarté de l'entendement, et que, comme aux contrepoids d'une horloge η, l'un ne peut monter que l'autre ne descende, aussi, quand les sens s'élèvent, l'entendement s'abaisse, et se relève au contraire quand les sens sont abaissés. Que s'il est ainsi, ne m'avouerez-vous pas qu'en absence l'entendement de celui qui aime agira beaucoup plus parfaitement que quand, transporté par les objets qui se présentent à ses yeux, il ne peut faire autre chose que regarder, désirer, et soupirer ? Que si jamais vous avez voulu penser profondément à quelque chose, souvenez-vous, Madame, si la sage nature ne vous a pas appris de mettre la main sur vos yeux, afin que la vue ne divertît les forces de l'entendement ailleurs, et par cette raison vous conclurez selon ce que j'ai dit. Que si l'amour s'augmente par la connaissance de la perfection aimée, puisque nous l'avons beaucoup plus grande étant absents, c'est sans difficulté que nous aimons davantage éloignés que présents. - Mais s'il est ainsi, interrompit Paris, d'où procède que tous les amants désirent avec tant de passion la vue de celles qu'ils aiment ? - De l'ignorance, répondit Silvandre. Il n'y a personne
qui se puisse attribuer le nom d'amant, qui en lui-même n'ait cette opinion, que son amour est si grande qu'il est impossible qu'elle puisse augmenter. Que s'il a cette créance, malaisément rechercherait-il les moyens de l'accroître s'il pense qu'elle ne puisse être accrue, et pour ce, sans recourre à cette profonde connaissance, il se contente de celle que ses yeux de moment à autre lui peuvent donner. Mais, ô grande Nymphe, combien y a-t-il de différence de ces amours que les yeux nourrissent à celles que l'entendement produit ? Autant sans doute que l'âme est plus capable d'aimer que le corps, et autant que l'entendement a plus de connaissance η que les yeux. Et toutefois, d'autant que ceux-là même ne peuvent pas être toujours auprès de celles qu'ils aiment, il faut qu'éloignés d'elles et en leur apart ils entretiennent ces images que par leurs yeux Amour leur a mises en la fantaisie. Que si l'on leur demandait si cet éloignement a diminué leur affection, je m'assure qu'il n'y a celui qui ne confessât qu'elle s'en est augmentée, et que c'est un accroissement de désir, et non pas une diminution ; et d'effet, avec quelle violence, et avec quel transport les reviennent-ils voir ? Il est tel, Madame, que bien qu'avant que s'être séparés, ils eussent juré que leur amour était parvenue au suprême degré d'aimer, et que rien ne pouvait être ajouté à la grandeur de leur affection, maintenant, la connaissant si fort accrue, en font
un jugement bien différent, et leur semble qu'autrefois ils ont fait un grand outrage à celles qu'ils ont aimées de les avoir auparavant si peu aimées, tant cette brève absence augmente l'amour par la contemplation de la beauté. - Puisqu'il est ainsi, ajouta Paris, je m'étonne que vous ne vous éloignez de Diane, afin de l'aimer davantage. - J'ai déjà dit, répondit Silvandre, que je le devrais faire, mais que je ne l'ai encore pu obtenir sur moi. Et cela vient, gentil Paris, de ce que nous sommes hommes, c'est-à-dire que nous ne sommes pas parfaits, et que l'imperfection de l'humanité ne peut être ôtée tout à coup. Nous sommes bien raisonnables, mais aussi y a-t-il quelque chose qui contrarie à la raison, autrement il n'y aurait point de vices. Et c'est cette partie de laquelle je n'ai pu encore obtenir ce point dont vous parlez, car les sens sont infiniment puissants en celui qui aime, et quoique l'âme soit celle qui aime, si est-ce qu'avec les beautés de l'âme elle aime aussi celles du corps. Et bien souvent, tout ainsi qu'avec les sens corporels elle sent les choses corporelles et se plaît au goût, aux senteurs et aux attouchements, de même, aimant avec les mêmes sens, elle se plaît de voir, d'ouïr et de toucher ce qu'elle aime, ne pouvant faire divorce d'avec eux, et séparer son plaisir du leur, lui semblant que c'est leur faire tort de jouir seule de ces contentements dont ils ont été les commencements. Et toutefois, si elle ne
recherchait que sa
perfection, comme elle y est obligée par la raison,
elle devrait rejeter bien loin ces considérations,
puisque la nature nous a seulement donné les sens
pour instruments, par lesquels notre âme recevant les
espèces des choses vient à leur connaissance, mais
nullement pour compagnons de ses plaisirs et
félicités comme trop incapables d'un si grand bien.
Ces discours eussent bien continué davantage, si de
fortune, étant près du carrefour de Mercure, ils
n'eussent ouï chanter Phillis. Elle était assise
avec une autre Bergère au pied d'un arbre, cependant que leurs brebis, à l'ombre de quelques taillis,
ruminaient toutes resserrées ensemble, attendant que
le chaud fut un peu abattu pour retourner au
pâturage. Aussitôt que Silvandre en ouït la voix,
il tourna la tête de son côté, et l'ayant
reconnue, la détourna si promptement, que Léonide
ne se peut empêcher d'en sourire. - Qu'avez-vous ouï,
lui dit-elle, et qu'avez-vous vu qui vous ait si
promptement fait tourner et détourner la tête ?
- J'ai vu, dit-il, Madame, celle que je ne verrai
jamais sans regret ; car c'est Phillis, la plus
cruelle ennemie que je puisse avoir, puisqu'elle est
la cause de mon servage. En ce même temps, Lycidas, qui, passant chemin sans
voir Léonide ni sa compagnie, suivait un sentier,
qui, couvert d'une grande haie, l'empêchait de voir
et d'être vu, fut tout étonné que le chemin de la
Nymphe venant
traverser le sien, il ne se donna garde qu'il se vit tout auprès d'elle. La jalousie qui le séparait de la fréquentation de chacun, lui faisait fuir Silvandre encore plus que les autres, mais à ce coup la civilité le contraignit de saluer Léonide et Paris, et de les suivre, en étant requis et de l'un et de l'autre, quoiqu'au commencement il essayât d'avoir congé avec quelques mauvaises excuses. Mais Léonide, qui l'aimait à cause de Céladon, le pressa de sorte qu'il fut contraint d'augmenter la troupe, et Paris, qui surtout désirait de savoir où était Diane, lui demanda s'il ne connaissait point celle qui était assise auprès de Phillis sous ce grand arbre. Lui qui n'y avait point encore pris garde, mettant la main sur ses sourcils et s'arrêtant un peu pour les regarder, répondit que c'était Astrée. Et lors, reprenant le chemin, il ouït que Léonide, continuant le discours qu'elle avait commencé avec Silvandre, parlait de cette sorte : - Et pourquoi, Berger, êtes-vous tant offensé contre cette Bergère, encore qu'elle soit cause que vous aimez, puisqu'elle l'est aussi que vous êtes devenu plus honnête homme η ? Car je m'assure que vous m'avouerez que l'amour a cette puissance d'ajouter de la perfection à nos âmes ; s'il est ainsi, l'obligation que vous lui avez ne doit pas être petite. - J'avouerai bien, répondit le Berger, que véritablement je crois que sans Phillis je n'eusse jamais aimé, mais je ne laisserai de dire qu'elle est cause que je ne suis plus mien,
que je sers, et que j'ai perdu ma liberté. Que si cette liberté ne se peut acheter pour quelque prix que ce soit, je ne dois pas être plus son obligé de m'avoir peut-être rendu un peu plus honnête homme η, qu'offensé contre elle de ce qu'elle m'a fait perdre cette chère et désirable franchise. - Mais ne mettez-vous point en compte, ajouta la Nymphe, que vous acquerrez peut-être l'amitié de celle que vous aimez ? Et pour une si belle entreprise une âme bien née comme la vôtre peut-elle regretter quelque perte que ce soit, ou se plaindre de la personne qui en est cause ? - Une âme bien née, répliqua-t-il, ne se peut louer de celle qui est cause de la servitude pour quelque espérance de bien qu'elle lui puisse donner ; car enfin le service, quoique plus ou moins honteux, est toujours service. D'abord que Lycidas ouït nommer Phillis, il demeura beaucoup plus attentif ; mais quand il ouït la suite du discours et des répliques du Berger, il crut que véritablement il l'aimait, et ne sachant si bien couvrir sa jalousie qu'il eût désiré, il ne se put empêcher de lui dire : - Et quoi, Berger, aimez-vous bien autant cette Bergère que vous en faites semblant ? Silvandre qui, sans penser à Lycidas, avait parlé de cette sorte à Léonide, connaissant bien que la jalousie lui faisait faire cette demande, pour le mettre plus en peine, ne voulut le nier ni l'avouer, mais lui dit seulement : - Dites-moi, Lycidas, qu'en pensez-vous ? - Je vois, répondit-il, tant de feintes partout que
mon jugement serait trop incertain. - Puis donc, ajouta Silvandre, que mes dissimulations empêchent le jugement que vous en pourriez faire, dites-moi, je vous supplie, qu'est-ce que vous en désirez ? - Mes désirs, répondit Lycidas, sont fort peu considérables en ce qui dépend de vous, de qui les actions me sont indifférentes, de sorte que je m'en remets bien à vous-même. - Puis donc, continua Silvandre, que vous ne m'en voulez dire votre volonté, s'il y a quelque chose en moi qui vous déplaît, vous n'en devez accuser que vous seul, et le Ciel qui le veut ainsi, et vous armer de patience. Lycidas voulait répondre, et peut-être l'eût fait trop aigrement, si Léonide qui le prévoyait ne l'en eût empêché avec excuse qu'elle voulait ouïr ce que Phillis chantait, car elle en était déjà assez près pour ouïr ses paroles, qui étaient telles :
CONTRE LA JALOUSIE.
AAmour ne brûle plus,
ou bien il brûle en vain,
Son carquois est perdu,
ses flèches sont froissées,
Il a ses dards rompus,
leurs pointes émoussées,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.
Ou sans plus être Archer,
d'un métier incertain
Il se laisse emporter à plus hautes pensées,
Ou ses flèches ne sont en nos cœurs adressées,
Ou bien au lieu d'Amour nous blessent de dédain.
Ou bien s'il fait aimer, Aimer c'est autre chose
Que ce n'était jadis, et les lois qu'il propose
Sont contraires aux lois qu'il nous donnait à tous :
Car aimer et haïr, c'est maintenant le même,
Puisque pour bien aimer il faut être jaloux.
Que si l'on aime ainsi, je ne veux plus qu'on m'aime.
Silvandre, qui avait fait dessein de donner autant de jalousie à Lycidas qu'il lui serait possible, voyant que Phillis, attentive à ce qu'elle chantait, et Astrée aux pensées que ces paroles renouvelaient en sa mémoire, ne prenaient garde à Léonide, ni à eux, s'avança courant vers elle, et se jetant à genoux, et lui surprenant la main la lui baisa, puis se relevant l'avertit de la venue de la Nymphe et de Paris. Elle n'eut loisir de se courroucer à lui de cette outrecuidance, parce que Léonide se trouva si proche qu'elle fut contrainte de se lever pour lui rendre l'honneur qu'elle lui devait. À quoi Silvandre, la prenant sous le bras, la voulut aider, mais elle le repoussa du coude, voyant même Lycidas de la compagnie ; ce qui ne fit une légère blessure en l'âme de ce Berger jaloux, qui, voyant bien que Phillis l'avait aperçu, eut opinion qu'elle l'eût repoussé de cette sorte, parce que c'était en sa présence. Mais après que les salutations faites et rendues
d'un côté et d'autre, chacun eut pris place sous ce grand arbre, Silvandre, qui avait résolu de donner cette journée à la jalousie de Lycidas, se remettant à genoux devant Phillis : - Et bien, belle Bergère, lui dit-il, jusques à quand ordonnez-vous que notre guerre dure ? Quel terme avez-vous établi à mes services ? Combien de temps encore prendrez-vous plaisir aux travaux que vous me faites souffrir ? Il ne sera pas vrai pour le moins, si j'endure de la peine, si je sers et si vous me surmontez, que vous soyez entièrement exempte de travail et de sollicitude ; car, ou vous emploierez contre moi tous vos artifices, toutes vos armes, et toutes vos forces, ou sans doute la victoire demeurera mienne. Phillis, qui entendait bien que ce Berger voulait parler de la gageure η qu'ils avaient faite à qui se ferait mieux aimer à Diane, recevait ces paroles comme elles devaient être entendues ; mais Lycidas, qui pensait que cette gageure n'avait été inventée que pour couvrir leur affection, les prenait tout autrement qu'elle, de quoi elle s'aperçut aisément, jetant à tous coups les yeux sur lui ; et pour lui ôter cette opinion, répondit à Silvandre de cette sorte : - Berger, Berger, souvenez-vous que si mon ennemi était tel qu'il me fallût pour le vaincre y rapporter tant de peine et lui opposer tant d'efforts, il ne vous ressemblerait point, et ce ne serait pas contre Silvandre que j'aurais fait la gageure dont vous voulez parler, car
contre lui il me suffit de dire : Je veux vaincre. Silvandre, qui reconnut bien le dessein de Phillis, pour le contrarier lui répondit : - Personne ne peut ignorer ce que vous pouvez, mais Silvandre en sera encore moins ignorant que tous les autres Bergers de Lignon, puisqu'il a si souvent ressenti les effets de votre beauté. - Si cela est, répliqua la Bergère, il vous est donc advenu comme à ceux qui s'éblouissent au Soleil sans que le Soleil s'en aperçoive. - Ah ! répondit incontinent le Berger, qui voit le Soleil de vos yeux, et volontairement ne s'y éblouit comme moi, n'est pas digne de le voir. - Je ne sais, ajouta Phillis, rougissant de ces paroles, quel peut être votre dessein en me parlant de cette sorte, mais je suis bien assurée que notre Maîtresse sera avertie de vos feintises, et parce que c'est dans peu de jours que nous devons recevoir l'Arrêt de notre gageure, je m'assure que ces paroles vous coûteront cher et que vous saurez combien est cuisante une trop tardive repentance. - Ne croyez point, dit-il, Bergère, que jamais je me repente de vous avoir assurée de l'affection que je vous porte, puisqu'au contraire je dois avoir plus de regret d'avoir si longuement vécu sans le vous avoir déclaré que je ne dois craindre de mal de ce dont vous me menacez. Phillis connaissait bien qu'il se moquait, et Astrée aussi, mais cela ne la pouvait satisfaire pour le soupçon que telles paroles faisaient naître en Lycidas, qui, cependant,
considérant la peine où elle en était, se fortifiait toujours davantage en son opinion. Enfin elle lui dit : - Je pense, Silvandre, que c'est par gageure que vous me voulez déplaire en me tenant ces paroles, ou bien que vous les venez étudier ici pour les savoir mieux dire quand vous serez auprès de votre Maîtresse. - Si cela était, interrompit Astrée, il vaudrait mieux que tout à fait il vous parlât comme si vous étiez Diane, que non pas de vous entretenir par personne empruntée. - Ce m'est tout un, répondit Silvandre, pourvu que je lui fasse entendre la qualité de mon affection. Et lorsqu'il s'y préparait : - Je vous conjure, dit Phillis, par la personne du monde que vous aimez le plus, de me laisser en repos, et que vous vous contentiez que je sais plus de votre affection que vous ne m'en sauriez dire. - Les adjurations, dit-il, sont trop fortes pour y contrevenir, et la déclaration que vous me faites trop avantageuse pour ne m'en contenter ; c'est pourquoi je me tairai, puisque vous le voulez ainsi. - Vous m'obligerez en cela, dit la Bergère, car je ne puis souffrir vos paroles, et plus encore, si, faisant votre devoir, vous alliez aider à Diane que j'ai laissée bien empêchée, à la porte de sa Cabane, après Florette, sa chère brebis, qui se meurt. - Si vous me le commandez, répliqua Silvandre, et que vous vouliez avoir soin de mon troupeau jusques à mon retour, je le ferai. - S'il ne faut que cela, dit Phillis, je vous le commande, et
veux bien prendre garde au troupeau, sur lequel vous vous excusez.
Lors Silvandre, comme s'il n'eût osé contrevenir à
ce qu'elle lui ordonnait, après avoir fait une grande
révérence à la Nymphe et à Paris, et puis à toute la
troupe, s'en alla courant où était Diane, laissant Phillis la plus contente du monde de son départ, et
au contraire Lycidas le plus jaloux Berger de tous
ceux de cette contrée. Car encore que les discours de
Silvandre lui eussent déplu, si est-ce que les
inquiétudes qu'il remarquait en Phillis lui étaient
bien plus cuisantes ; mais le commandement et la
conjuration qu'elle lui avait faite par la personne
qu'il aimait l'offensaient bien davantage. Mais quand
il se représentait qu'elle avait reçu ses brebis en
garde, cette action le touchait au cœur encore plus
vivement ; et toutefois la pauvre Bergère avait mieux
aimé prendre cette peine que de souffrir davantage
les paroles qu'elle pensait être tant ennuyeuses à
Lycidas. Voilà comme quelquefois nos η desseins ont des
effets tous contraires à nos intentions.
Cependant, Silvandre, approchant de la Cabane de sa
Bergère, vit que Phillis ne lui avait point menti ;
car Diane était assise en terre, et tenait sa chère
brebis en son giron, comme si elle eût été morte.
Quelquefois elle lui soufflait à la bouche, et
d'autres fois lui mettait du sel dedans, mais sans
effet, parce qu'elle ne revenait point si tôt de
son assoupissement qu'elle ne retombât, comme
elle était, en terre, après avoir tourné longuement, dont la Bergère était fort en peine, pour ce que c'était celle qu'elle aimait le plus. Et lorsqu'elle en était plus désespérée, et que peut-être elle accusait quelqu'une de ses voisines de sortilège, et de l'avoir regardée de mauvais œil, Silvandre s'en approcha, et après l'avoir saluée, il lui demanda ce qu'elle faisait en terre. - Vous le pouvez voir, lui dit-elle, sans que je le vous le dise, si vous regardez en quel état est ma chère Florette. Le Berger, se mettant lors à genoux, la considéra attentivement, puis lui toucha les oreilles, lui regarda la langue dessus et dessous, la leva sur les pieds, et enfin lui boucha les naseaux avec les doigts pour l'empêcher de respirer. Mais soudain qu'il la laissa en liberté, après avoir à demi éternué, elle recommença ses tours et les continua jusques à ce qu'elle se laissa choir. Silvandre alors, ayant bien reconnu son mal η, se tournant tout joyeux vers Diane : - Ne vous fâchez point, lui dit-il, ma belle Maîtresse, votre chère Florette sera bientôt guérie, et son mal ne procède point de sortilège, mais plutôt de l'ardeur du Soleil, qui, lui ayant offensé le cerveau, d'où procède la source des nerfs η, lui donne ce mal que nous nommons Avertin. Le temps sans doute la guérirait sans autre remède, mais parce qu'elle languirait trop, si vous me donnez le loisir, je connais une herbe, et j'en ai vu dans ce pré le plus proche, qui, pour certain, la rendra saine incontinent. - Comment ?
répondit la Bergère, toute joyeuse de ces bonnes nouvelles, si je vous donnerai ce loisir ? N'en doutez nullement, elle m'est trop chère pour ne rechercher sa guérison par tous les moyens qu'il me sera possible. Pour vous en rendre preuve, je veux aller avec vous pour en cueillir et reconnaître cette herbe, afin de vous exempter de cette peine si j'en ai affaire une autre fois. - Je recevrai, dit-il, un double contentement si vous venez : l'un de vous rendre cet agréable service, attendant que ma fortune me donne les moyens de vous en faire un meilleur, et l'autre, d'être auprès de vous, qui est bien le temps le mieux employé de toute ma vie. À ce mot, laissant cette brebis en garde de ceux qui étaient en sa cabane, ils vont cueillir cette herbe, non pas que durant le chemin Diane ne remerciât le Berger de la bonne volonté qu'il lui faisait paraître. Et parce que Silvandre, en la venant trouver, avait remarqué par hasard le lieu où cette herbe était, il en trouva incontinent, et en ayant amassé une bonne poignée, la pila entre deux cailloux, et, s'en retournant, en pressa le jus avec les deux mains dans les oreilles de la brebis, qui ne l'eut plutôt bien avant dans l'oreille qu'elle se leva, secouant un peu la tête ; et après avoir éternué deux ou trois fois, se prit à bêler comme si elle eût appelé ses compagnes, et puis commença de baisser le nez contre terre pour chercher à manger. Mais Silvandre, la prenant sur son col, la remit en son étable, et
dit à Diane qu'elle ne la laissât point sortir de tout le jour, parce qu'encore que ce mal en quelques-unes procédât quelquefois des herbes qui les enivrent, toutefois que le mal de la sienne à ce coup n'était causé que du Soleil, et qu'il fallait empêcher qu'elle n'en fût pas si tôt retouchée. Diane, ne se contentant pas d'avoir vu la guérison de sa chère brebis et de connaître l'herbe de vue, voulut encore savoir le nom. - Elle a divers noms, répondit Silvandre, quelques-uns l'appellent Orval, d'autres la Toute bonne, et nos Mires Scarlée. Mais pourquoi n'avez-vous autant de curiosité de conserver tout ce qui est à vous ? - Quand je vois le mal apparent, dit-elle, de ce qui non seulement est mien, mais à qui que ce soit, j'en donne le remède le plus prompt que je puis. - Plût à Dieu, répondit le Berger, que vous fussiez aussi véritable que j'éprouve que vous êtes le contraire ! - Il ne faut pas, répliqua Diane en souriant, que vous effaciez l'obligation que je vous ai pour le salut de ma chère Florette en m'injuriant de cette sorte, et vaut mieux que nous allions chercher mes compagnes qui sans doute seront en peine de moi. À ces dernières paroles, après avoir ramassé son troupeau, elle le chassa du côté du carrefour de Mercure, plus aise de la guérison de sa brebis qu'elle ne le pouvait dire. Et par le chemin elle apprit que Léonide et Paris étaient avec les Bergères qu'elle cherchait, et, peu après, elle les vit tous qui venaient droit à elle, parce que Paris, étant
en peine du déplaisir de Diane, avait été cause que toute la troupe s'acheminait vers elle, pour essayer si on pourrait donner quelque secours au mal de sa brebis. Mais lorsqu'ils la virent de loin, ils s'arrêtèrent, pensant ou qu'elle fut guérie ou morte. Et, de fortune, ce fut justement au carrefour de Mercure, où quatre chemins venaient aboutir ; et parce que la base, sur laquelle le Terme de Mercure s'élevait, était rehaussée de trois degrés, ils s'assirent tout à l'entour. Et jetant la vue, qui deçà, qui delà, Léonide aperçut venir du côté de Montverdun deux Bergers et une Bergère qui semblaient n'être guère d'accord, parce que les actions qu'ils faisaient des bras et de tout le reste du corps montraient bien qu'ils disputaient avec passion. Mais surtout la Bergère les repoussait et éloignait d'elle tantôt l'un, tantôt l'autre, sans les vouloir écouter. Quelquefois ils s'arrêtaient et la retenaient par sa robe, comme s'ils l'eussent voulu faire juge de leur différend, mais elle, tout à coup, frappant de force des mains sur les deux côtés de sa robe qu'ils tenaient, la leur faisait lâcher, et puis s'enfuyait jusques à ce qu'ils l'eussent atteinte. Et n'eût été que quelquefois ils se jetaient à genoux devant elle, d'autres fois lui baisaient les mains avec soumission pour la retenir, on eût jugé à sa fuite, qu'ils lui voulaient faire quelque force. Et pource qu'ils s'approchaient du carrefour sans se prendre garde de la bonne compagnie qui y était, Léonide
les montra à toute la troupe, pour savoir s'il y avait personne qui les reconnût. - Je les ai vus bien souvent, répondit Lycidas, ils se tiennent dans le hameau plus proche de Montverdun, encore qu'ils ne soient pas originaires de ce lieu-là, mais étrangers, que la fortune de leurs pères a contraints de se venir loger en cette contrée. Et si vous vîtes jamais une beauté naissante donner une grande espérance de perfection, il faut que vous voyiez le visage de la Bergère. Que si vous pouvez faire en sorte qu'ils vous racontent le différend qui est entre eux, je m'assure que vous passerez agréablement le reste du jour, car ils sont tous deux Amoureux de cette Bergère, et elle, qui est offensée contre tous deux, ne veut ni de l'un ni de l'autre. Je me rencontrai il y a quelque temps de l'autre côté de Lignon, en lieu où j'ouïs de leur bouche même leur dispute, qui, selon mon jugement, n'est pas petite. La Bergère s'appelle Célidée, et ce Berger qui est plus grand et que vous voyez à main droite se nomme Thamire, et l'autre Calidon. À peine Lycidas avait fini ces paroles que ces étrangers η furent si proches que chacun put η remarquer, à voir Célidée, que Lycidas avait dit la vérité, parce que l'éclat de son visage était si grand qu'il attirait les yeux de chacun, et quoiqu'il y eût quelque défaut en sa beauté, on jugeait bien que le temps y rapporterait la perfection nécessaire. Cependant que chacun s'amusait à la considérer, Léonide, désireuse, à cause des paroles de Lycidas, de
savoir leur différend, s'avança vers elle, et après l'avoir saluée, la pria au nom de toute la troupe de s'asseoir sur les degrés du Terme, pour y passer une partie du chaud, sous l'ombre des Sycomores qui étaient plantés aux quatre côtés des chemins. Elle, qui était courtoise, et qui savait bien le respect qu'elle devait à la Nymphe, et qui, outre cela, était bien aise d'éviter les importunités des deux Bergers, obéit librement à la volonté de Léonide. Et lorsqu'ils voulaient prendre leurs places, Diane arriva, qui, embrassée par la Nymphe et saluée de Paris, se mit parmi cette bonne compagnie. Lycidas cependant, qui ne pouvait supporter Silvandre auprès de Phillis, le voyant revenu, se déroba de la troupe sans qu'on s'en prît garde, et, s'enfonçant dans le bois, s'en alla seul entretenir ses tristes pensées. Et lors Léonide, ayant fait asseoir Célidée auprès d'elle, et Astrée de l'autre côté, Diane se mit près de l'étrangère, et Paris auprès d'elle. Et parce que Phillis avait pris place au côté de la triste Astrée, Silvandre demeura debout avec Thamire et Calidon, d'autant que, s'ils se fussent assis autour du Terme, ils eussent tourné le dos à ces belles Bergères, et n'eussent pas eu le bien de les voir ; d'autant que ce côté-là était trop étroit, Paris et Phillis étaient en partie assis sur les côtés qui tournaient, mais ils ne laissaient de voir et parler aux autres en se penchant quelque peu. Étant de cette sorte arrangés, la Nymphe, qui connaissait bien que la honte empêchait Célidée
de parler, afin de la rassurer, rompit de cette sorte le silence : - Encore, belle Célidée, que de vue vous ne fussiez point connue de nous, si est-ce que le bruit de votre beauté n'a pas laissé de venir jusques à nos oreilles, nous donnant la curiosité de savoir qui vous êtes et quelle est votre fortune. Lycidas nous a appris en partie le différend qui peut être entre vous et ces deux gentils Bergers, mais parce qu'il y en a qui le racontent de diverse façon η, nous serions bien aises d'en savoir la vérité par votre bouche même. - Madame, répondit l'étrangère η, vous avez trop de courtoisie de vouloir prendre la peine d'écouter l'histoire de nos dissensions, et si en cela je connaissais qu'il y allât de votre service, je le ferais librement, encore que ce ne serait pas sans peine pour le déplaisir que me rapporte la souvenance des choses passées. Mais, grande Nymphe, cela n'étant pas, je vous supplie de m'en décharger, et permettre que l'on vous entretienne de quelque meilleur discours. - Madame, interrompit incontinent Calidon, ayez agréable, puisque cette Bergère ne daigne tourner ses pensées sur nous, que η je vous raconte ce que vous avez désiré savoir d'elle, et veux bien que ce soit en sa η présence et en celle de Thamire, afin qu'ils me démentent si je ne dis la vérité. - Grande Nymphe, dit incontinent Thamire, d'autant que j'ai le plus grand intérêt en cet affaire, il est plus raisonnable que vous l'oyiez de ma bouche. - Si cela était, ajouta Célidée, ce serait à moi à parler, puisque vous êtes tous deux conjurés contre moi. - Cela n'est pas raisonnable,
dit Calidon ; car si vous êtes, ô belle Célidée, contre nous deux, nous ne laissons pas d'être tous deux à vous. Et quant à Thamire, il sait bien que si celui à qui l'on fait le plus de tort doit avoir la permission de se plaindre, c'est à moi à vous dire, ô grande Nymphe, l'extrême offense que l'on me fait, puisque la belle Célidée m'offense en me refusant, et Thamire me voulant ravir ce que l'amour m'ordonne, et que lui-même m'a donné. - Si vous confessez, répondit Thamire, que celui doit parler à qui l'on fait le plus de tort, laissez parler Thamire qui se plaint de Célidée comme de celle qui, l'ayant aimé, ne l'aime plus, et de Calidon, comme de la personne du monde qui lui est la plus obligée et la plus ingrate. - Et moi, répliqua Célidée, je me plains, grande Nymphe, d'être la butte des importunités de tous les deux, et qu'il semble qu'ils aient fait dessein de me voir plutôt morte que de me laisser en repos ; de sorte que si le plus intéressé doit être celui à qui l'on doit permettre de parler, qu'ils se taisent seulement, et me laissent la parole libre. Cette dispute eût duré longuement entre eux, si Léonide, en souriant, n'y eût mis fin. Mais, leur ayant imposé silence, elle leur proposa que, puisqu'ils ne pouvaient être d'accord à qui serait le premier, il était à propos de le tirer au sort η. Sur quoi chacun ayant mis son gage dans le chapeau de Silvandre, ils furent tirés par Léonide. Le premier fut celui de Thamire, l'autre de Calidon, et le dernier de la Bergère. C'est pourquoi, chacun jetant les yeux sur Thamire,
après une grande révérence, il commença de parler ainsi :
ET CALIDON.
Puisqu'il a plu au grand Tautatès de m'élire pour vous raconter les dissensions qui sont entre nous, je proteste qu'encore que ce soit la coutume des personnes intéressées de ne dire que ce qui est à leur avantage, je ne cèlerai ni ne déguiserai rien de la vérité, à condition qu'il me sera permis par après d'alléguer à part mes raisons, quand chacun aura déduit les siennes. Sachez donc, grande Nymphe, qu'encore que nous soyons, Calidon et moi, demeurants dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne sommes pas toutefois de cette contrée. Nos pères et ceux d'où ils sont descendus sont de ces Boïens, qui, jadis, sous le roi Belovèse, sortirent de la Gaule, et allèrent chercher nouvelles habitations delà les Alpes, et qui, après y avoir demeuré plusieurs siècles η, furent enfin chassés par un peuple nommé Romain hors des villes bâties et fondées par eux ; et parce qu'il y en eut une partie qui, étant privés de leurs biens, s'en allèrent outre la forêt Hircinie, où les Boïens,
leurs parents et amis, s'étaient établis du temps de Sigovèse, et d'autres choisirent plutôt de revenir en leur ancienne patrie ; nos ancêtres revinrent en Gaule, et enfin par mariage se logèrent parmi les Ségusiens. Or, sage Nymphe, je vous ai voulu faire entendre ceci afin que vous puissiez mieux juger quelle doit être l'amitié de Calidon et de moi, puisqu'étant tous deux Boïens, tous deux parents, et tous deux dans un pays étranger η, il y avait plusieurs occasions qui nous conviaient à nous aimer. Aussi j'avouerai librement que je l'ai toujours affectionné comme mon fils : je puis user de ce nom puisque je lui ai rendu les assistances et offices d'un bon père, l'ayant nourri et élevé aussi soigneusement que l'amitié de son père, qui était mon Oncle, l'eût pu désirer de moi, lorsqu'il était encore si enfant qu'il ne pouvait avoir presque connaissance du bien ni du mal. Cette belle Célidée était nourrie tout auprès de ma cabane par la sage Cléontine η, et quoiqu'elle fût en un âge où il n'y avait pas apparence qu'elle pût donner de l'amour (car elle n'avait pas encore atteint la neuvième année), si faut-il que j'avoue que ses actions enfantines me plurent, et que, dès lors, me sentant touché d'une façon inaccoutumée, je me plaisais à ses propos et aux petits jeux qu'elle faisait ; de sorte qu'encore que j'eusse un siècle pour le moins plus qu'elle, je ne laissais de me jouer, comme si j'eusse été de son âge. Combien de fois lui ai-je souhaité en ce temps-là cinquante ou soixante lunes de celles qu'il me semblait avoir trop pour elle, et elle trop peu
pour moi ? Et combien de fois voyant qu'il était impossible, et que son âge venait à pied de plomb, et le mien s'en allait à tire d'aile, ai-je voulu me retirer de cette vaine affection ? Mais ne le pouvant faire, et une lune s'écoulant après l'autre η, quoique trop lentement selon mes souhaits, elle parvint enfin jusques à l'âge de dix ans, qu'elle commença de donner une si grande espérance de sa beauté que je n'avais plus de honte d'aimer un enfant, se pouvant dire dès lors la plus belle fille du hameau. Je me souviens que sur ce sujet je fis ces vers :
D'UNE JEUNE BEAUTÉ.
Quelle Aurore jamais d'un beau jour devancière
Eut le sein plus semé de roses et de lys ?
Ou quels nouveaux Soleils, de rayons embellis,
Furent jamais si beaux commençant leur carrière ?
Dès qu'on t'a η vu paraître, aux rais de ta lumière,
Tous les autres Soleils soudain sont défaillis,
Ou près d'eux pour le moins demeurent si pâlis,
Qu'ils ne retiennent rien de leur clarté première.
Quel sera le Midi d'un si bel Orient ?
Je prévois dès ici que le Ciel tout riant,
Et qui ne vit jamais une Aurore si belle,
Se promet d'en brûler les hommes et les dieux.
Amour, ou rends son cœur aussi doux que ses yeux,
Ou nos yeux ou nos cœurs insensibles pour elle.
Et parce que je prévoyais bien que cette beauté serait vue de plusieurs, et que mon cœur ne serait pas le seul qui en brûlerait de désir, je me résolus d'occuper pour le moins le premier son âme, sachant bien qu'il y a double difficulté de parvenir en un lieu difficile de soi-même, et qui η nous est défendu par quelqu'un qui le tient comme sien. Considérant que son âge n'était encore capable d'une sérieuse affection, j'essayai de la gagner par des actions enfantines, lui parlant toutefois d'amour, de passion, de désir et de flamme ; non pas que je crusse qu'elle en pût ressentir encore quelque chose, mais pour l'accoutumer seulement à ces paroles η qui offensent ordinairement davantage les oreilles des Bergères que les effets mêmes. Je continuai cette vie plus d'un an, durant lequel quelquefois je lui dérobais quelque baiser, quelquefois je lui mettais la main dans le sein, feignant de me jouer, afin que cette coutume η me servît à l'avenir presque comme d'une possession. Et sans mentir, grande Nymphe, je ne travaillai pas en vain, car, étant parvenue en l'âge de onze ans, elle commença de m'aimer, ce disait-elle, comme son père, et augmentant de jour à autre, elle me jurait qu'elle m'aimait plus que son père, ni que son frère, et enfin, avant que les douze ans fussent accomplis, elle m'aimait plus que tout ce qui était au monde. Et quand je la pressais et que je lui disais qu'elle m'aimait en
enfant, et que ce n'était pas d'Amour. - Si fais, disait-elle, d'Amour. Et en effet, l'âge en quoi elle était, privée de toute malice, m'eût permis de l'engager à toute sorte de preuve de bonne volonté, si je n'eusse eu dessein de l'épouser lorsqu'elle eût été un peu plus avancée. Mais cette considération, et celle aussi de la véritable affection que je lui portais, assoupit en moi toute mauvaise volonté. Et parce que sa simplicité me faisait craindre qu'elle ne fût déçue de quelque autre, voyant déjà plusieurs qui la recherchaient, je ne lui représentais jamais que l'estime que chacun fait de la constance et de la fidélité, combien l'on méprisait celles qui aiment diverses personnes, combien les Bergers sont ordinairement trompeurs et infidèles, et combien il se fallait peu fier en leurs paroles, voire que c'était faute de les écouter. Et lorsqu'un jour elle me répondit : - Mais si c'est faute, il ne faut donc pas que je souffre que vous me parliez comme vous faites. Je vis bien qu'il y avait encore de l'enfance en elle, puisqu'elle ne connaissait pas mon dessein, et pour ce je lui fis un long discours de l'amitié η, lui représentant que nous n'étions en ce monde que pour aimer, que sans cette vertu il n'y aurait point de plaisir en la vie, que c'était elle qui rendait toutes les amertumes douces, et toutes les peines aisées ; qu'une personne qui vit sans Amour est misérable, parce qu'elle n'est aimée de personne, qu'elle voyait bien que sa mère avait aimé son père, et que sa tante de même avait choisi son oncle, mais que celles qui en aiment plus d'un étaient blâmées
et méprisées de chacun, parce que, n'étant particulièrement à personne, personne n'était particulièrement à elles. - Et quoi, me répliquait-elle, les Bergers sont-ils aussi obligés de n'aimer qu'une Bergère ? - Ils y sont sans doute obligés, lui disais-je, et d'effet ne voyez-vous pas que je n'aime que vous ? - Mais, ajouta-t-elle, avant que je fusse née, n'aimiez-vous rien, et quand je mourrais, cesseriez-vous d'aimer quelque chose ? Je ne pus η m'empêcher de rire de cette naïve demande, et pour lui répondre : - Sachez, ma belle fille, lui dis-je, qu'avant que vous fussiez née, mon Amour ne l'était pas encore, que, quand vous vîntes au monde, mon Amour y vint avec vous. Et que, si vous mourez avant que moi, elle s'enfermera dans votre tombeau. - Et si vous mourez avant que moi, continua-t-elle, est-il nécessaire que j'en fasse de même ? Et si cela est, apprenez-moi, mon père, je vous supplie, comment il faudra que je fasse pour enclore mon amour en votre cercueil. - Ma fille, lui dis-je en souriant, parce que je suis né η avant que votre amitié, il n'est pas raisonnable qu'elle meure aussi tôt que moi, mais, me survivant, il faut qu'au lieu que vous aimez à cette heure ce que vos yeux vous font voir de moi, qu'alors vous en aimiez ce que la mémoire vous en représentera, et par ainsi, vous souvenant de Thamire, vous l'aimerez ; et ayant mémoire de lui, vous n'en aimerez jamais d'autre, lui donnant aussi bien toute votre volonté lorsque vous vous ressouviendrez de lui que vous devez faire à cette heure que vous le η voyez. - Mais comment, disait-
elle tout étonnée, aimerai-je un mort ? Quelquefois que vous me baisez, et que vous me
chatouillez, ou me mettez la main dans le sein, si
je vous demande pourquoi vous le faites, vous me
répondez que c'est parce que vous m'aimez ; et
faudra-t-il, si je vous aime étant mort, que je vous
en fasse de même ? - Ma belle Fille, lui dis-je, la
prenant entre mes bras, et la baisant, les Bergères,
pour preuve de leur amitié ne doivent pas sauter au col des Bergers qu'elles aiment, ni leur faire les
caresses dont vous parlez, c'est assez qu'elles les souffrent. - Et quoi, me répliqua-t-elle, est-ce un
témoignage de bien aimer que de souffrir d'être
baisée et caressée de cette sorte ? - C'en est un sans
doute, lui dis-je, et c'est pourquoi elles ne le
doivent souffrir sinon de ceux qu'elles aiment. - Et
quelle connaissance de leur amour nous peuvent donner
les Bergers ? - Celle, lui dis-je, que vous pouvez
avoir de moi, quand je vous baise et quand je prends
plaisir à vous caresser. - De sorte, me répondit-elle,
que quand quelqu'un me voudra baiser ou se jouer de
cette sorte avec moi, je reconnaîtrai incontinent
qu'il m'aimera.
Je vous raconte les naïvetés de cette Bergère, afin,
Madame, que vous connaissiez mieux, et de quelle
qualité était l'amitié qu'elle me portait, et avec
quel soin je l'ai élevée, s'il faut dire, non point
en Amant, mais en Père, et quelle est l'obligation
qu'elle me doit avoir de ce qu'en un âge si peu fin,
je ne l'ai point aimée malicieusement ; car vous
jugez bien, par ces demandes et répliques, qu'elle
n'avait pas
un esprit qui m'eût pu résister, ni
refuser quoi que j'eusse voulu d'elle. Peut-être en
les considérant,
vous étonnerez-vous que je trouvasse en un âge si
tendre quelque chose qui me pût arrêter, moi,
dis-je, qui désormais devais repaître mon esprit de
quelque viande plus solide ! Mais s'il vous plaît de
vous souvenir que l'Amour est toujours enfant, et que
la jeunesse sur toute chose lui plaît, vous jugerez
bien que, puisqu'il fallait que j'aimasse, il n'y
avait rien qui fût si convenable à une pure et
sincère affection que la mienne que cette beauté
innocente et sans malice. Et à la vérité je reconnais
bien que ce n'était pas moi qui en avais fait
élection η, mais le Ciel qui me la faisait aimer par
force, car par plusieurs fois je voulais m'en
éloigner, et me représentais tout ce que la raison
me pouvait opposer, mais c'était comme retoucher une
plaie bien envenimée, cela ne me servant qu'à
augmenter mon mal, qui, enfin, parvint à une extrême
grandeur.
Or en ce temps, Calidon revint de la province des
Boïens, et pouvait avoir dix-huit ans ou environ. Il
était grand, plus que l'ordinaire de son âge, il
avait la taille belle, le visage des plus agréables
pour un teint clair-brun, au reste le discours bon,
et la façon plus relevée que sa condition peut-être
ne requérait pas, mais toutefois nullement glorieuse ni mêlée de mépris. Il faut que j'avoue que, quand
je le vis tel, j'augmentai de beaucoup l'amitié que
je lui avais portée ; car auparavant, si je l'avais
aimé, ce n'avait été qu'en considération de la
proximité qui était entre nous, et pour la recommandation que mon oncle m'en avait faite, mais quand, à son retour, je le trouvai tant aimable, il est certain que je mis en lui tout ce qui me restait d'amitié. Et parce que n'ayant jamais été marié, je n'avais point d'enfants, je fis résolution de lui remettre après moi tous mes troupeaux et tous mes pâturages, qui peut-être ne sont pas à dédaigner. Et afin de l'obliger à quelque réciproque bienveillance envers moi, je ne me contentai pas d'avoir fait ce dessein en moi-même, mais le lui déclarai, et le fis savoir à tous mes parents et voisins. Et parce que je prévis bien que, demeurant en ma cabane, il était impossible qu'il ne vît la belle nourriture de la sage Cléontine, et que, peut-être, il l'aimerait sans savoir mon intention, je la lui dis avec très expresses défenses de ne la regarder η que comme frère. Avec mille soumissions et mille serments, il me jura qu'en cela, ni qu'en toute autre chose il ne me désobéirait jamais, ni ne ferait chose qu'il pensât me déplaire. Et toutefois la Lune n'avait point encore parachevé un cours entier que le voilà tant épris de Célidée que, n'osant le déclarer ni à elle ni à moi, ni à autre qui me le pût dire, après avoir langui quelque temps, il fut contraint de se mettre enfin au lit. Pensez, Madame, quel était le regret que j'avais de son mal, et quelle la peine que j'en recevais ne pouvant y trouver remède. On lui vit aussitôt les yeux enfoncés et le teint jaune, et pour le dire en un mot, il devint si maigre et si changé qu'il n'était
pas reconnaissable. Je le fis voir aux plus savants et expérimentés de toute cette contrée, et lorsque la réputation me faisait connaître le nom de quelqu'un, je ne plaignais ni la peine ni la dépense de l'envoyer quérir. Il n'y eut ni Vacie en la contrée à qui je ne fisse faire sacrifice pour apaiser η Tautatès, Hésus, Taramis, et Bélénus, si de fortune Calidon les avait offensés. Il n'y eut Eubage de qui je ne demandasse les augures et l'opinion. Il n'y eut Barde que je ne priasse de venir chanter auprès de son lit, pour savoir si quelque harmonie ne pourrait point prévaloir par-dessus la mélancolie qu'il cachait en son âme. Bref, il n'y eut sage Saronide qui, à ma requête, ne le vînt visiter et lui donner quelque précepte contre l'ennui, et quelque grave conseil contre la tristesse. Mais tout cela ne me profita de rien, non pas même les pleurs que l'amitié que je lui portais m'arrachait des yeux par force, lorsque je le priais et conjurais, accoudé sur son lit, de me dire le sujet de son mal. Enfin, languissant de cette sorte, sans que les remèdes que nous lui donnions lui fissent aucun effet, de fortune un vieux MireΞ de mes amis, sachant le déplaisir que j'avais de la perte de Calidon, me vint trouver pour, avec ses sages propos, me consoler en cette cuisante affliction ; et, après qu'il m'eut représenté toutes les considérations que la prudence humaine eût pu faire : - Enfin, me dit-il, résignez Calidon et votre volonté entre les mains de Tautatès, et croyez, si vous le faites sans feintise, que vous en recevrez
plus d'aide et de soulagement que vous n'en sauriez espérer de tous les hommes. Et lorsqu'il fut prêt à partir, il voulut voir Calidon. Nous allâmes donc tous deux en sa chambre, où il lui parla quelque temps, et le considéra fort longuement. Il remarqua ses gestes, ses actions, lui toucha le pouls, bref le tourna de tous côtés pour reconnaître son mal, et après avoir demeuré plus de deux heures auprès de lui : - Mon enfant, lui dit-il, réjouissez-vous, et soyez certain que vous ne mourrez pas encore de cette maladie, et que j'en ai vu plusieurs atteints de même mal, mais je n'en vis encore jamais mourir η un seul. En sortant hors de la chambre, il me tira à part, et me tint ces propos : - L'âge que j'ai vécu, encore que je ne l'aie pas tout bien employé, si est-ce qu'il ne m'a pas entièrement été inutile, si j'ai bien compté depuis que je naquis, il ne s'en faut pas trois lunes que trois siècles ne soient écoulés η, il y en a plus de deux que je fais profession de Mire, et, puisque Tautatès l'a voulu ainsi, ce n'a pas été sans quelque bonne réputation, de sorte que j'ai toujours été employé en toutes les maladies des principaux de cette contrée, voire des Boïens, des Éduois, même des Séquanois, et Allobroges, ce que je ne vous dis que pour vous faire entendre que la longue expérience que j'ai eue des maladies me fait parler avec beaucoup plus d'assurance de celle de Calidon qu'un plus jeune que moi ne pourrait pas faire. Je vous dirai donc que le mal qu'il a ne procède pas du corps, mais de l'esprit, et si le corps en est atteint,
c'est à cause de l'étroite union qu'il a avec l'esprit malade η, qui lui fait ressentir comme sien le mal qui n'est pas de lui, tout ainsi que les amis ressentent le mal et le bien l'un de l'autre. Et quoique cette espèce de maladie soit fort fâcheuse, si est-ce qu'elle n'est pas si dangereuse que celle du corps, parce qu'il n'y en a point de l'âme qui soit incurable, pource que cette âme, étant spirituelle, n'est point sujette à corruption, ni à dissolution de parties, mais seulement à changer de qualité, laquelle η, soit bonne, soit mauvaise, s'acquiert par l'habitude, et cette habitude par une volonté opiniâtre, si c'est au bien, conduite par un sain jugement, et si c'est au mal, par un jugement dépravé. Or d'autant que le jugement est rendu malade par la méconnaissance de la vérité, aussitôt qu'on la lui fait reconnaître, il est remis en son premier état. Et quoique la volonté retienne aussi les ressentiments de cette mauvaise habitude quelque temps après la connaissance de la vérité, si est-ce qu'enfin elle la perd, et reprend celle de la vertu, parce que tout vice étant mal, et tout mal étant entièrement opposé à la volonté, il n'y a point de doute que tout vice reconnu ne soit haï. Je vous dis ces choses afin que vous ne désespériez point de la guérison de ce jeune Berger, de qui je pense avoir fort bien reconnu la maladie. Car, soit à son pouls inégal sans lui rapporter autre accident, soit à sa faible voix surprise bien souvent par des demi-soupirs, soit à ses yeux qui semblent nager dans l'humidité, soit à la lenteur dont sa paupière se hausse et
s'abat ; bref, à la tristesse qui est peinte en son visage, et à ce continuel silence, je juge qu'il est passionnément amoureux en lieu qu'il n'ose déclarer, ou dont il est mal traité. Aussitôt que ce Mire me tint ce langage, quelque démon me mit en l'esprit que c'était sans doute de la belle Célidée, et qu'à cause de la défense que je lui en avais faite, il ne l'osait dire. Et parce que ce Mire me voyait pensif au lieu de me réjouir de ses nouvelles, il m'en demanda l'occasion, et lui ayant répondu que je craignais plus qu'auparavant de le perdre, parce que sa guérison ne dépendant plus des remèdes que je lui pourrais faire donner, mais d'une personne inconnue, ou peut-être ennemie et sans raison, je ne voyais qu'il y eût sujet de réjouissance pour moi. - À toute chose, me dit-il, la prudence peut remédier, excepté à la mort ; c'est pourquoi ne doutez point que, tant que Calidon sera en vie, je ne trouve quelque remède. Quant à ce que vous dites que la personne qui le peut guérir vous est inconnue, je la découvrirai bien, pourvu que vous me donniez du loisir d'être auprès de lui quelques jours. - Il ne faut pas, lui dis-je, que vous espériez de le tirer de sa bouche. - Ce n'est pas, dit-il, ce que je prétends. Au contraire, il se faut bien donner garde de lui en faire semblant, car cela nous ôterait le moyen de la connaître. Et lorsque nous saurons qui elle est, ne doutez point que nous n'en venions bien à bout ; car il n'y a courage si farouche qui ne s'apprivoise aux caresses d'amour, pourvu que la prudence y apporte l'artifice nécessaire.
Mais, grande Nymphe, je raconte peut-être trop par le menu cet accident, si bien que, pour abréger, je vous dirai qu'il demeura sept ou huit jours au chevet du lit de Calidon, et * me conseilla cependant de faire en sorte que toutes les jeunes Bergères de notre hameau et d'alentour le vinssent visiter séparément, sous prétexte que, la tristesse étant son plus grand mal, il fallait le réjouir par les divertissements des compagnies. Et quant à lui, il lui tenait toujours le bras, et sans faire semblant de rien lui touchait le pouls pour connaître quand il prendrait quelque émotion. De fortune, Célidée, en ce temps-là, avait fait un voyage avec Cléontine, où elle demeura cinq ou six jours ; cela fut cause qu'encore qu'elle fût l'une de nos plus prochaines voisines, elle vint nous visiter des dernières, car chacun regrettait de sorte ce Berger, et je faisais tant de pitié à tous ceux qui savaient mon déplaisir, qu'il n'y avait celui qui refusât d'envoyer ou sa sœur ou sa fille chez moi. Enfin étant presque désespérés de reconnaître par ce moyen ce que nous désirions de découvrir, voici que l'on nous vint avertir que Célidée était à la porte. De fortune alors le Mire lui tenait le bras, et son pouls était plus reposé qu'il n'avait été de tout le jour ; mais quand il ouït le nom de Célidée, incontinent, il s'émeut et commença de s'élever, comme s'il eût eu une très ardente fièvre, et puis tout à coup se remettant en son premier état, ne demeurait pas longtemps sans être agité de nouveau. Le Mire, qui était avisé, le
regarde entre les yeux,
et les lui voit plus vifs et ardents que de coutume,
et comme étincelants, la couleur lui vint au visage,
bref il reconnut un si grand changement que presque
il ne voulait attendre que Célidée fût entrée pour
en être plus assuré. Et toutefois quand elle fut à
la porte de la chambre, quand elle entra, quand elle
s'approcha de lui, et quand elle lui parla, les
changements de son pouls et de son visage étaient si
différents que qui que c'eût été s'en fût pris garde, et pource me tirant à part : - Ami Thamire, me
dit-il, ce n'est pas Célidée qui est entrée, mais la
femme de Calidon, si tu veux qu'il vive.
Ô Dieux ! quel sursaut me donnèrent ces paroles ! Je
demeurai sans réponse, et fut très à propos que le
MireΞ continua de me parler, car il m'eût été
impossible de prononcer un mot. Enfin, étant revenu
un peu en moi-même, je lui demandai si en l'état
où il était, il serait à propos de le marier. - Il
sera bientôt remis, dit-il, pourvu que vous fassiez
en sorte que cette fille lui donne quelque connaissance
d'amitié, et cependant vous pourrez parler à
Cléontine, qui, étant sage, et connaissant l'avantage
de la Bergère, n'a garde de refuser ce parti.
Ce MireΞ partit de cette sorte, me laissant sans doute
plus malade que celui qui était au lit. Pourrais-je
bien vous représenter, Madame, de quelles contrariétés
mon âme fut combattue ? Je n'estime pas que cela se
puisse, puisqu'en vérité je crois que l'entendement m'eût tourné si je ne me fusse promptement résolu.
D'un côté, l'Amitié η me demandait Célidée pour Calidon, d'autre côté, l'Amour me défendait de la donner. - Mais, me disait l'Amitié, Calidon mourra si tu ne la lui donnes, et il n'y a point de remède que celui-là. Et l'Amour répondait : - Et comment penses-tu de pouvoir vivre toi-même, si tu ne la possèdes ? - Donc η, disait l'Amitié, est-ce ainsi que tu te laisses surmonter à une vaine passion, et veux, plutôt que de lui contrarier, contrevenir aux lois de la raison ? - Mais quelle raison, disait l'Amour, te peut commander que tu meures pour faire vivre quelqu'autre ? ne faut-il pas appeler cela brutalité ? - Est-il possible, répliquait l'Amitié, que tu ne considères pas que Calidon est jeune, et par conséquent en un âge qui ne peut résister à ses passions ? Et toi qui as déjà passé ces premières fureurs de la jeunesse, veux-tu te montrer aussi faible que lui, ou pour mieux dire, veux-tu acheter un peu de plaisir, qui se passera presque aussi promptement qu'il aura été reçu, par la misérable et éternelle mort de Calidon ? Ah ! change, change de dessein, et considère non pas quel tu es, mais quel tu devrais être η, écoute les reproches que le père de ce jeune Berger te fait : - Est-ce ainsi, Thamire, que tu maintiens la promesse que tu me fis, lorsqu'avec mon dernier soupir, te tenant la main entre les miennes pour marquer notre amitié, je te recommandai cet enfant dans le berceau, et que tu juras que tu l'aurais toute ta vie aussi cher que s'il était sorti de ton corps, tant pour la recommandation que je t'en faisais, que pour la mémoire des bons
offices que tu avais reçus de moi lorsque ton père
jeune en mourant te laissa encore jeune entre mes
mains ? Souviens-toi que je n'ai jamais été ton
compétiteur en amour, ni que je n'ai jamais balancé si pour quelque léger plaisir je te laisserais perdre
la vie. N'achète point un repentir si chèrement,
repentir, Thamire, qui, honteux, t'accompagnera sans
doute dans le tombeau avec mille sortes de remords, qui
feront la vengeance d'un acte tant indigne de ces
anciens Boïens dont tu te vantes d'être issu.
Il faut que je l'avoue, ces considérations purent
tant sur moi que je me résolus de me priver de
Célidée pour la donner à Calidon. Mais, Madame,
combien me trouvai-je empêché lorsque je voulus
l'exécuter ? Premièrement, afin que ce jeune Berger
reprît sa première santé, ce fut par lui que je
voulus commencer, et lui ayant déclaré la connaissance
que j'avais de son mal, et la volonté que j'avais d'y
pourvoir, d'abord il me le nia. Mais enfin, avec les
larmes aux yeux, il l'avoua, et en même temps me
demanda pardon avec tant d'apparence de regret que
sans doute la connaissance que j'en eus fit que je
lui remis toute la faute qu'il avait commise contre
moi, voyant bien que, s'il avait erré, ç'avait été
par force. Mais lorsque j'en voulus parler à Célidée,
ce fut bien où je trouvai de la difficulté, car non
seulement elle ne l'aimait point, mais elle le haïssait,
et fallait bien que cette inimitié vint de nature η,
puisqu'il n'y avait sujet quelconque apparent de lui
vouloir mal, les bonnes conditions de ce
Berger étant telles qu'elles devaient plutôt donner de l'amour que de la haine. Et toutefois, bien souvent que nous en avions parlé ensemble, elle m'avait toujours dit que Calidon serait le dernier qu'elle aimerait. Or à ce coup que j'étais résolu de lui faire cette ouverture si contraire à sa volonté et à la mienne, et si différente des discours que je lui avais toujours tenus, je fus fort en suspens par où je devais commencer, enfin je pensai qu'il était à propos de l'y embarquer peu à peu ; car de lui dire tout à coup qu'elle aimât Calidon, je jugeais bien que je ne l'obtiendrais pas aisément d'elle, tant pour l'amitié qu'elle me portait que pour le peu d'inclination qu'elle avait à l'aimer. J'en usai donc de cette sorte, parce que l'âge lui ayant donné plus de connaissance qu'elle ne soulait avoir, il ne fallait plus traiter avec elle comme avec un enfant. Je lui représentai le déplaisir que j'avais du mal de ce Berger, combien sa vie m'était chère, et enfin que je n'aurais jamais plaisir si je le perdais, que les Mires et tous les plus savants me disaient que son mal ne procédait que de tristesse, mais que, ne sachant quel en était le sujet, je ne pouvais que prier tous ceux qui m'aimaient de s'étudier à le réjouir, ou à reconnaître la source de son mal, et qu'elle, étant celle que j'aimais et honorais le plus, elle était en quelque sorte obligée plus que tout le reste du monde de rechercher à ma considération la guérison du Berger ; que cela était cause que je la conjurais par toute notre amitié de le voir le plus souvent qu'elle
pourrait, et de jouer et passer le temps avec lui afin de le divertir de cette mélancolie qui le faisait mourir. Elle, qui véritablement m'aimait, me promit de le faire toutes les fois qu'elle aurait la commodité, et en effet n'y manquait point, dont je recevais d'un côté du contentement, mais de l'autre tant d'ennui que je ne sais comment je pouvais vivre. J'avais eu opinion que la familiarité qu'elle aurait avec lui l'engagerait à quelque bienveillance, et qu'après il serait plus aisé de changer cette amitié en amour ; et elle, qui avait un autre dessein, fit bien ce qu'elle m'avait promis, mais ne changea point de volonté. Cela toutefois ne laissa pas de profiter à Calidon, qui, recevant ces visites et ces caresses, sous l'espérance que je lui avais donnée, beaucoup plus avantageusement pour ses désirs que sa fortune ne requérait, en peu de temps commença de se remettre, et quoiqu'il ne fût pas guéri entièrement, si voyait-on un grand amendement en son mal. Et parce qu'elle s'en ennuyait, et que je voyais bien que mon dessein n'avait pas eu l'effet que je m'étais proposé, je pensai qu'il la fallait obliger d'un autre côté. Je m'adresse donc à Cléontine, lui déclare l'amitié que je portais à Calidon, la volonté que j'avais de lui donner après moi tous mes troupeaux et mes pâturages, lui mets devant les yeux la qualité de la personne du jeune Berger, sa bonne naissance, ses vertus, bref l'amitié qu'il portait à Célidée, et n'oubliai chose que je pus penser pouvoir avancer cette alliance. Voyez, grande Nymphe,
si je n'y marchais pas de bon pied, et s'il n'a pas occasion d'être obligé à Thamire ! Cléontine, qui jugea ce parti avantageux pour sa nourriture, me remercia de la volonté que j'avais pour Célidée, et dès lors me donna parole que tout ce qu'elle y pourrait serait employé en faveur de Calidon, mais que la jeune Bergère avait une mère qui l'aimait infiniment, et sans laquelle elle n'en pouvait disposer, qu'elle lui en parlerait, et que, cependant, elle y disposerait Célidée le plus qu'il lui serait possible. Voyez, Madame, quelle était ma misérable fortune : je recherchais avec tous les artifices que je pouvais inventer de me priver du seul bien qui me peut rendre la vie agréable, et prévoyais bien que, quoi qu'il m'en arrivât, je n'en pouvais avoir du contentement. Si j'obtenais ce que je recherchais pour Calidon, quelle vie pouvais-je espérer ? Et si je ne l'obtenais point, combien m'affligeait η le déplaisir et la peine de ce Berger qui ne m'était pas moins cher que s'il eût été mon enfant ? Étant donc en cet état que je ne sais si je dois nommer mort ou vie, après avoir eu la réponse de Cléontine, un jour que je trouvai Célidée, parce que je ne vivais plus si familièrement avec elle que je soulais, je lui dis : - Ma belle fille, Cléontine m'a déclaré un dessein qu'elle a, il me semble que vous ne le devez point rejeter. Et craignant qu'elle ne me demandât ce que c'était, je feignis d'être pressé de quelque affaire, et ainsi la laissai fort en doute. Mais je partis avec bien plus de peine, car quelque effort que je fisse contre ma volonté, si
ne la pouvais-je
déraciner de mon âme, et toutes les fois que je me
représentais Célidée entre les bras de quelque autre,
il faut que j'avoue que je n'avais point assez de
résolution pour soutenir seulement cette pensée.
Voyez quel je fusse devenu, si ce mariage eût eu
l'effet que véritablement je recherchais pour le salut
de Calidon !
Il advint donc que Cléontine, croyant que ce que
j'avais proposé était avantageux pour Célidée, la
tirant à part, le lui proposa, et avant que lui en
demander son avis, lui dit quel était le sien, et,
afin de le fortifier davantage, lui fit entendre
qu'elle m'avait cette obligation, puisque ç'avait
été moi qui lui en avais parlé. Cette Bergère,
Madame, vous pourrait dire mieux que je ne saurais
faire quel sursaut elle reçut de ces paroles, et
même quand elle sut que cette proposition venait de
moi ; tant y a que ce fut tout ce qu'elle put que de
celer sa colère en présence de Cléontine, à laquelle
ayant répondu fort modestement, et toutefois au plus
loin de sa pensée, elle remit cette résolution à son
jugement et à la volonté de sa mère à laquelle elle
ne contreviendrait jamais, puis se retira en son apart,
où je crois qu'elle ne parla pas mal à moi.
Enfin, étant résolue d'épouser plutôt le cercueil
que
Calidon, elle me vint trouver. Je jugeai bien,
d'abord que je la vis, qu'elle avait quelque chose qui
la troublait, car les yeux lui tremblaient dans la
tête, elle avait les sourcils froncés, et la couleur
plus haute que de coutume, mais je ne me figurais pas qu'elle fût tant offensée contre moi, ne croyant
que Cléontine lui eût dit que cela vînt de moi. J'étais de fortune seul au pied de ce gros Orme qui, tout seul au milieu presque de la plaine de Montverdun, est posé sur le grand chemin. Aussitôt que je l'aperçus, je me levai, et, lui tendant la main comme je soulais, je fus étonné qu'elle recula le bras, et me regardant d'un œil plein de courroux : - Comment, me dit-elle, Thamire, oses-tu tendre la main à celle que tu as donnée à un autre ? Ne te contentes-tu pas de m'avoir abusée tant que l'innocence de mon âge l'a pu supporter ? Ou si tu penses d'être si fin et dissimulé, et si tu me crois de si peu d'esprit que, n'étant plus enfant, je ne puisse connaître tes ruses et ta perfidie ? Et parce que, surpris de l'ouïr parler de cette sorte, elle vit que je ne lui répondais point η : - Ah ! non, Thamire, ne pense plus de me pouvoir abuser par tes paroles, ni par tes assurances d'amitié, je suis devenue plus malicieuse, et plût à Dieu que je l'eusse toujours tant été, je n'aurais pas pour le moins tant d'occasions de me plaindre de toi maintenant. Mais viens-çà, ingrat, et cruel (oui, je te puis appeler ingrat, ayant si ingratement oublié les raisons que tu avais de m'aimer, et je te puis dire cruel avec raison, n'ayant point eu de pitié de la misérable vie que ta malice m'a préparée), viens-çà donc, ingrat et cruel, qu'as-tu reconnu en moi qui t'ait donné occasion de me traiter de cette sorte ? Y avait-il quelque ancienne inimitié entre nos Pères que tu aies voulu venger sur moi ? t'ai-je voulu faire mourir ? ai-je parlé contre toi ou contre tes amis ? ou bien t'ai-
je manqué de parole ou d'amitié ? ou as-tu reconnu en moi quelque défaut qui t'ait convié à me quitter, ou ne juges-tu point maintenant que je ne sois assez belle, ou assez riche, ou assez avisée ? Mais quand ce serait pour venger ton père, la vengeance que tu pouvais prendre sur une fille est, ce me semble, bien indigne η de Thamire. Que si je t'ai voulu faire mourir, pourquoi ne m'ôtes-tu la vie tout à un coup, au lieu de me remettre entre les mains de cet ennemi avec lequel je remourrai tous les moments ? Que si je n'ai pas assez de beauté ni de vertu pour t'arrêter, et bien, Thamire, va à la bonne heure en chercher quelque autre qui en ait davantage. Mais, hélas, pourquoi ordonnes-tu que, pour pénitence de la faute de la nature η, je sois remise entre les mains de celui que la nature η même me fait abhorrer ? Laisse-moi en la liberté que tu m'as trouvée, lorsque, par tes malices, tu as commencé de m'abuser, et te contente du regret qui m'accompagnera toute ma vie de n'avoir su plus tôt reconnaître ton dessein. Que si je t'ai manqué d'amitié, j'avoue que tu es juste d'en faire de même ; mais, Thamire, reproche-le moi, dis-moi en quoi j'ai failli ? Ah ! cruel et η dénaturé Berger, tu es muet, et ne parles point ! Est-ce de honte, ou de l'offense que tu m'as faite ? ni l'un ni l'autre ne te saurait toucher à mon occasion, mais tu songes quelque nouvelle malice contre cette peu fine Célidée, afin de saouler la mauvaise volonté que tu lui portes. Mais va, perfide et déloyal Thamire, et te ressouviens que tu as fait plus pour moi que tu
ne penses ; car par cette action je suis hors de l'opinion que j'avais d'être aimée de toi, connaissance qui, me dégageant de ta tyrannie, m'empêchera de me remettre jamais sous celle d'homme du monde. Et ne pense pas que je sois pour cela à Calidon, car désormais la mort me sera plus chère que le plus aimable Berger de cette contrée, et que ce souvenir te demeure en l'âme pour un regret éternel ! Aussi ne le te dis-je qu'à cette intention, et m'assure que les Dieux sont trop justes pour me refuser cette vengeance. En me voulant donner à Calidon, tu t'es privé à jamais de la plus vraie et entière affection que jamais Berger ait acquise, et de laquelle il ne faut plus que tu aies espérance, sinon lorsque le feu universel η en brûlant l'univers rallumera cet amour en moi. Et si je ne te dis vrai, qu'il n'y ait point d'hommes pour moi en terre, mais des monstres cruels qui me dévorent, ni point de Dieux au ciel pour prendre pitié de mes peines, mais seulement des supplices et des enfers. Et à ce mot, ôtant de son col une chaîne de paille tressée que je lui avais donnée et me la présentant, et moi sans y penser la tenant d'une main : - Et pour te donner quelque assurance de ce que je dis, soit ainsi (dit-elle en tirant de violence cette chaîne) notre amour rompue, et demeure à jamais telle que cette chaîne que j'eus de toi, et qui en fut le symbole, demeurera à jamais en deux pièces. Elle n'eut plutôt proféré cette parole qu'elle s'encourut avec une partie de la chaîne, dont le reste me demeura en la main, tant hors de moi que je ne pus lui dire
un mot d'excuse ni faire un pas pour la suivre. J'avoue, Madame, que ces reproches me touchaient bien vivement, et que, repassant par ma mémoire avec combien de raison Célidée m'avait parlé de cette sorte, je jugeais qu'elle était exempte de blâme, et moi coupable entièrement. Toutefois je fus encore assez fort pour demeurer ferme en la résolution que j'avais faite pour le contentement de Calidon. Mais qu'en advint-il ? Le Berger, sachant que j'en avais parlé à Cléontine, oyant le bruit commun de leur mariage, parce qu'il fut incontinent épanché partout, ne s'étonna pas beaucoup de voir que sa Bergère ne le venait visiter que quand Cléontine le lui commandait, jugeant qu'elle le devait faire ainsi, puisqu'on parlait du mariage η ; de sorte qu'en peu de nuits il reprit sa première santé, et sortit hors du lit, et peu après de la cabane. Cependant Célidée ne s'endormit pas, et n'ayant plus d'espérance qu'en la tendre amitié de sa mère voyant bien que j'avais gagné Cléontine η, d'abord qu'elle la vit, se jetant à genoux, la sut de sorte attendrir qu'elle lui promit qu'elle ne serait jamais mariée contre sa volonté. Célidée, plus contente de cette assurance que de bonne fortune qui lui pût arriver, fait tant que nous en sommes avertis, ne lui semblant pas qu'elle eût obtenu entièrement ce qu'elle désirait s'il n'était su de nous. Il serait bien malaisé de dire, grande Nymphe, si j'en fus plus marri ou plus content ; car, d'un côté, je craignais que Calidon ne retombât en l'état d'où il ne faisait que sortir, et de l'autre, mon contentement n'était
pas petit de savoir que personne ne posséderait Célidée. Mais lorsque je vis que le Berger, encore que triste, ne laissait pas toutefois de se bien porter, j'avoue que je fus infiniment content de la résistance que la Bergère avait faite, et louais en mon âme sa prudence et sa fermeté. Car je pensais que tout ce qu'elle en avait η fait n'était que pour se conserver toute à moi, ne pensant pas que le dépit qu'elle m'avait fait paraître fût assez fort pour arracher entièrement l'amour qu'elle m'avait portée. De sorte que, revenant en moi-même, je reconnus le tort que j'avais eu, non pas de me séparer d'amitié d'avec elle (car je n'avais jamais eu cette intention, ni n'avais espéré d'obtenir cela sur moi), mais de l'avoir voulu sacrifier à la santé de Calidon. C'est ainsi qu'il faut nommer l'acte que je voulais faire. Considérant de plus que le Berger, oyant ce second refus, n'en était pas mort, je m'en disais encore plus coupable, puisque ce n'était pas de sa vie dont il s'agissait, mais de son plaisir seulement. Et repassant ces considérations souvent par mon esprit, je ne me donnai garde que mon Amour devint plus violente qu'elle n'avait été, et cela fut fort aisé, pource que n'ayant cédé cette belle à Calidon que pour lui conserver la vie, et voyant qu'il vivait, encore qu'elle ne fût pas sienne, voire qu'il n'en eût point d'espérance, je pensai que toutes les raisons que j'avais eues de la lui quitter n'ayant plus de lieu, je pouvais librement reprendre les mêmes erres que j'avais laissées à son occasion. En cette délibération, je trouve la Bergère, je lui
fais entendre la raison qui m'a contraint de traiter
de cette sorte avec elle, et celle qui maintenant me
rappelle à son service, la supplie et conjure
d'oublier la faute que la raison m'avait fait faire,
bref, je n'y oublie, ce me semble, chose qui puisse
servir à ma cause. Mais je la trouve changée de sorte
qu'il n'y a excuse qui ne me soit inutile, elle se
raidit contre les raisons, et, demeurant opiniâtre,
ne m'a voulu depuis regarder d'un bon œil.
De fortune, cependant que je parlais à elle, Calidon survint, qui, pensant avoir en moi un bon second,
s'avança pour lui en dire quelque chose, mais quand il
ouït mes paroles, jamais homme ne fut plus étonné. Il
n'osa pas d'abord me reprocher la mauvaise foi dont je
l'avais abusé, mais après avoir fait plusieurs
exclamations, et s'étant retiré deux ou trois pas,
pliant les bras η l'un sur l'autre sur son estomac :
- Ô Dieux ! dit-il, en qui désormais faut-il espérer de
la prud'homie ? Celui qui m'a élevé, celui que
j'appelais
mon père, et qui jusques ici m'en avait rendu les
offices, c'est lui-même, dis-je, qui me met le glaive
dans le cœur, et qui me pousse dans le tombeau !
Je lui répondis assez froidement, en lui représentant
les considérations qui m'avaient fait quitter Célidée
et celles qui me ramenaient à elle. Mais d'autant que
l'amour le transportait avec violence, je ne crois pas
qu'il y eût reproche que je ne reçusse de lui sur ce
sujet. Mais la Bergère, se moquant de nous : - Ne débattez
point, dit-elle, à qui doit être Célidée ; car vous
n'y aurez jamais part ni l'un ni l'autre. Vous,
dit-elle, s'adressant à Calidon,
parce que jamais elle ne vous a aimé. Et vous, continua-elle, se tournant vers moi, pour vous être rendu indigne de l'amour qu'elle vous portait ! Et à ce mot, nous laissant tous deux bien confus, nous nous séparâmes, et à si bonne heure que depuis ce Berger n'est plus rentré dans ma Cabane, et s'est retiré avec l'un de ses parents, sans lui en dire toutefois le sujet. Plus de trois lunes se sont passées depuis cette séparation, et jamais, quelque poursuite que lui ni moi ayons su faire, nous n'avons pu tirer une bonne parole d'elle. Au contraire, plus elle nous voit obstinés à l'aimer, plus elle s'opiniâtre à nous haïr, me faisant bien connaître par la preuve quel Protée est l'esprit d'une jeune femme, et combien il est difficile de l'arrêter. Et toutefois je ne puis diminuer l'affection que je lui porte, tant s'en faut, elle augmente de jour à autre de telle façon que, si elle la connaissait, il n'y a pas apparence que, puisque autrefois elle m'a aimé sous l'opinion que je l'aimais, qu'elle n'eût beaucoup plus d'amour pour moi maintenant, qui en ai infiniment davantage pour elle que je n'avais pas en ce temps-là, ni que n'en peut avoir personne qui l'aime jamais.