Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Deuxième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie

Livre 3


2-3-1
L'Astrée II, 3. Édition Vaganay**, 1925
Astrée et Phillis lisent la lettre tombée de la poche de Silvandre
pendant que le berger parle avec Diane (II, 3, 144)

(Voir Illustrations)


2-3-2
L'Astrée II, 3. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Gravelot et Guélard
Astrée et Phillis lisent la lettre devant Mélampe, pendant que Silvandre
indique un lieu à Diane (II, 3, 148)
(Voir Illustrations)

Édition de 1610, p. 123.
Édition de Vaganay, p. 83.

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l_3Lorsque Silvandre s'endormit, la nuit était déjà tant avancée qu'il ne s'éveilla que le Soleil ne fût fort haut. Et au contraire, le Berger qui la nuit avait discouru avec le Druide fut aussi matineux que l'Aurore. Et parce que le lieu de sa demeure était près de là, de fortune se promenant selon sa coutume, il aperçut Silvandre endormi, et désireux de le connaître (parce que depuis plus d'un mois qu'il faisait séjour en ce lieu, il n'y avait rencontré Berger de sa connaissance η), il s'approcha doucement de lui. Mais il n'eût plutôt jeté l'œil dessus qu'il le reconnut pour l'un de ses plus grands amis, telle connaissance lui fit venir les larmes aux yeux pour le souvenir de sa vie passée.

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Et se retirant quelques pas en arrière, et se couvrant d'un gros arbre pour n'être aperçu de lui si de bonne fortune il s'éveillait, il le considéra quelque temps fort attentivement, et dit enfin d'une voix assez basse : - Très cher ami et très fidèle compagnon, Silvandre, que ta rencontre m'apporte de plaisir et d'ennui ! car notre amitié ne veut pas que la tristesse où je vis m'empêche de me réjouir en te voyant. Et toutefois cette vue me remet en la mémoire l'heureuse vie que j'ai passée depuis que j'eus ta connaissance jusques à la cruelle sentence que ma Bergère prononça contre moi. Sentence dont je ne me puis souvenir que, plein de regret, je n'appelle la mort à mon secours, éprouvant bien véritable ce que l'on dit qu'il n'y a rien de si misérable que celui qui perd le bonheur possédé. Mais qui pourrait sans larmes avoir la mémoire de ma félicité passée, et la vue de ma misère présente ? À ce mot il se tut, et croisant les bras η, se retira encore deux ou trois pas, parce qu'il le vit remuer, et en même temps se tourner d'un côté sur l'autre, disant assez haut : - Ah ! belle Bergère, combien cruellement traitez-vous ce pauvre Berger ? L'Étranger η connut bien qu'il dormait, mais ne sachant de quel Berger η il voulait parler, il s'approcha de lui, et lui regardant le visage, le vit tout couvert de pleurs qui trouvaient passages sous les paupières, quoiqu'elles fussent closes. Il jugea lors que c'était de lui-même de qui il entendait parler, ce qu'il trouva fort étrange, se ressouvenant que son η humeur avait toujours été si contraire à l'Amour, qu'outre

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le surnom d'inconnu, on le nommait bien souvent le Berger sans affection. Mais considérant la force qu'une beauté peut avoir, il crut enfin qu'il n'avait non plus été exempt des blessures d'Amour que les autres Bergers de son âge. Et se confirma davantage en cette opinion, se ressouvenant de ce qu'on lui avait dit de la gageure η de lui et de Phillis. Cette considération lui fit dire en le regardant : - Ah ! Silvandre, que tu es à cette heure peu capable de conseiller autrui, puisque tu es aussi nécessiteux, à ce que je vois, de bon conseil, que nul autre. Pour l'amitié que je te porte, je supplie Amour qu'il te soit plus pitoyable qu'il ne m'a point été, et qu'il donne à ta fortune un tour η plus heureux qu'à la mienne. À ce mot, se reculant doucement, il se retira au lieu de sa demeure. Mais il ne se fut plutôt assis sur le bord de son lit que revenant à penser à la rencontre qu'il avait faite, il se représenta l'amitié que Silvandre lui avait toujours portée, la grande familiarité qui avait été entre eux, et comme la fortune le lui avait amené le premier en ce lieu. - Est-ce point, disait-il, pour donner commencement à une plus douce vie, et qu'elle soit désormais lasse de me travailler ? Cela ne peut être, disait-il, puisque rien ne me saurait rendre moins misérable que je suis sinon la seule mort, et qu'il y a plus de sortes de peines que de puissance pour les supporter. Serait-ce point peut-être que le Ciel, prévoyant la fin de mes jours, ait conduit vers moi Silvandre, l'un de mes plus grands amis, pour en son nom et de tous les autres me venir dire le dernier adieu ? Cette pensée

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le retint quelque temps, enfin elle fut cause de le faire résoudre à chose qu'il n'eût jamais pensé, qui était d'écrire à sa Maîtresse, parce que le rigoureux commandement qu'elle lui avait fait en le bannissant de sa présence lui en ôtait la hardiesse. Mais pensant assurément que ses jours étaient près de leur fin, il jugea d'être obligé à ne partir point de cette vie sans prendre congé d'elle en quelque sorte. Il prend donc la plume, il écrit et raye plusieurs fois la même chose, approuve ce qu'auparavant il a désapprouvé, et enfin lui écrit ce que cent fois il avait effacé, et après avoir plié la lettre, met au-dessus : À la plus belle et plus aimée Bergère de l'Univers. Et reprenant le chemin par où il était venu, retourne où il avait laissé Silvandre, et, s'approchant doucement de lui, avant que lui mettre cette lettre en la main, la baisant deux ou trois fois : - Ha ! trop heureux papier, dit-il, si ton bonheur te porte entre les mains de celle de qui dépend tout mon contentement, touche-lui si vivement le cœur que si la compassion n'y peut trouver place, le souvenir du passé et le témoignage de la misérable vie que je fais la contraignent de croire qu'encore qu'elle soit entièrement changée envers moi, toutefois mon affection ne le sera jamais envers elle. Et toi, Silvandre, dit-il, se tournant vers son ami, et la lui mettant dans la main, si ton Amour te permet d'avoir encore des yeux pour voir la beauté de celle à qui ce papier s'adresse, donne-le-lui, Berger, je te supplie, et fais ce bon office à ton ami, comme le dernier qu'il espère jamais recevoir, ni de toi

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ni d'autre. Il disait cela, sur l'opinion qu'il avait de ne pouvoir longuement continuer sa vie de cette sorte. Ainsi se partit ce Berger, tant affligé qu'il s'en alla les bras η pliés l'un dans l'autre et les yeux contre terre jusques en sa demeure, et très à propos pour n'être aperçu de Silvandre, qui s'éveilla en même temps. Et parce que le Soleil était déjà fort haut, il regardait de quel côté il prendrait son chemin pour s'en retourner, lorsque, frottant ses yeux pour en chasser entièrement le sommeil, il y porta la main, où le Berger lui avait mis la lettre. Son étonnement fut grand lorsqu'il la vit, mais beaucoup plus, quand il lut à qui elle s'adressait. - Dors-je, disait-il, ou si je veille ? Est-ce en songe, ou en effet que je vois cette lettre ? Et lors la considérant : - Je ne dors point, continuait-il, il est tout certain que je veille, et que je tiens en la main une lettre qui s'adresse à la plus belle, et plus aimée Bergère de l'Univers. Mais si je ne dors point, pourquoi ne sais-je qui me l'a donnée ? L'avais-je quand je me suis endormi ? Je ne l'avais point, et faut de nécessité que durant mon sommeil quelqu'un me l'ait mise dans la main. Et cela pourrait bien être, car qui est celui d'entre tous les Dieux qui n'a point aimé les beautés de la terre ? Amour même qui est celui qui blesse les autres n'en a pas été exempt, de sorte qu'il semble qu'ils jugent nos Bergères plus belles que leurs Déesses. Et pourquoi ne croirai-je pas que quelqu'un des immortels, ou quelque Faune, et demi-Dieu η, ayant vu cette belle Diane,

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n'en soit devenu amoureux ? Et lors se taisant et rentrant en peu en lui-même : - Mais que vais-je recherchant, disait-il, qui lui a écrit cette lettre ? Voyons-la : sans doute elle nous le fera mieux savoir que tout autre. Et dépliant le papier, il la lut du commencement jusqu'à la fin. Et lorsqu'il y trouvait quelque chose semblable à ce qu'autrefois il avait pensé (comme bien souvent diverses personnes tombent, en un même sujet, sur une même conception) il y mettait la pointe du doigt dessus, et en trouvant une autre, il le marquait de même. Mais quand il lut à la fin de la lettre, le plus infortuné comme le plus fidèle de vos serviteurs. Ô ! s'écria-t-il, il n'en faut plus douter, c'est moi sans doute qui ai fait cette lettre ; et faut par nécessité que le démon qui a souci de ma vie, ayant lu les pensées de mon âme, les ait écrites en ce papier, afin de les faire voir à Diane. Et de fait, il n'y a point de beauté qui puisse causer de si violentes passions que celles que je lis ici, si ce n'est celle de ma maîtresse, et il n'y a point d'Amant qui soit capable de concevoir tant d'affection, si ce n'est Silvandre ; de sorte qu'il ne faut plus mettre en doute, que cette lettre s'adressant à la plus belle et plus aimée Bergère de l'univers, je ne la doive donner à Diane, et qu'étant écrite par le plus fidèle et plus infortuné amant, ce ne soit par Silvandre. Infortuné, d'autant qu'il aime la plus belle Bergère de l'univers, et que cette Bergère s'est rencontrée la moins sensible à l'amour de toutes celles qui doivent être aimées. Silvandre s'allait ainsi η persuadant que cette lettre s'adressait

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à Diane, et désirant qu'elle vît de quelle η sorte il était traité, après avoir remercié son favorable Démon, duquel il pensait avoir reçu ce bon office, il prit le chemin qui lui sembla le plus court pour retourner en son hameau, avec dessein que si, en y allant, il ne rencontrait Diane, il se mettrait en quête d'elle aussitôt qu'il aurait dîné. Et de fait, ne l'ayant point trouvée, se dépêchant le plus promptement qu'il peut du repas, il sortit son troupeau de l'étable, qui l'appelait, comme ayant attendu, et prit le sentier qui conduisait à la fontaine des Sicomores, espérant d'apprendre là de ses nouvelles. En quoi il ne fut point déçu ; car étant arrivé à l'entrée de la grande prairie qui la η touche, et étendant la vue de tous côtés, il lui sembla de la voir avec Astrée, assise à l'ombre de quelques buissons. Amour le rendit incontinent désireux d'ouïr leurs discours sans être aperçu, lui semblant qu'elles étaient fort attentives à leur ouvrage η. Et pour venir à bout de son dessein, se remettant dans le bois d'où il sortait, il alla suivant les arbres jusques près du lieu où elles étaient, si doucement que, sans être aperçu, il pouvait ouïr tout ce qu'elles disaient, ayant laissé son troupeau un peu derrière dans les bois, sous la garde de ses chiens. Et en ce même temps Astrée parlait de cette sorte à Diane : - C'est sans doute que Phillis ne mérite pas que vous preniez cette peine, et moins encore de porter ces beaux cheveux. Et faut que j'avoue que je me sens en quelque sorte touchée de jalousie, quoique je n'aie

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point fait de gageure avec elle, comme Silvandre ; car je ne voudrais pas qu'elle ni personne du monde eût meilleure part en vos bonnes grâces que moi. - Belle Astrée, répondit Diane, c'est moi qui dois désirer de vous la faveur de votre amitié, ce que je fais de telle sorte que je ne céderai jamais à personne en cette volonté, non pas même à cette Phillis dont vous parlez, et qui me donnerait bien plus de sujet de jalousie, si je ne connaissais qu'il est bien raisonnable que mon affection vous soit connue autant que la sienne, avant que vous m'aimiez autant que vous l'affectionnez. - Ma sœur, lui répliqua Astrée, vos mérites surpassent de tant tous les autres qu'ils ne vous rendent point sujette, pour être aimée, à la loi commune. - Et toutefois, répondit Diane, combien m'a-t-il fallu demeurer auprès de vous, avant que d'avoir obtenu ce bonheur ! - J'avoue, dit Astrée, que j'ai été aveugle de vous avoir vue, et ne vous avoir particulièrement aimée jusques ici, ou il faut confesser que nous ne sommes point maîtresses de nos volontés, mais quelque plus haute puissance qui en dispose comme il lui plaît. Diane, en souriant et baissant doucement les yeux, lui répondit : - Vos paroles, ma sœur, me feraient rougir, si je n'étais du tout à vous ! Mais cette volonté qui me rend telle me les fait recevoir pour des faveurs, encore que, venant de quelque autre, je les dusse tenir pour des moqueries. - Vous offenseriez, dit incontinent Astrée, et l'amitié que je vous porte, et celle que vous m'avez promise.

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- Elle m'est, ajouta Diane, trop sainte et trop sacrée pour l'offenser, et par ainsi je croirai, pour vous obéir et pour mon contentement, que ce sont des louanges que toutefois je n'avouerai jamais procéder de vérité, mais de l'amitié que vous me portez, qui fait voir η les choses beaucoup plus grandes que véritablement elles ne sont, ainsi que le verre mis devant les yeux. - Si vous ne me voulez tenir, lui répondit Astrée, pour personne de peu de jugement, croyez que c'est vérité et amitié. - L'une ou l'autre, ajouta Diane, ne peut que η me contenter infiniment ; car, quant à la vérité, je l'estime, et pour votre amitié, je la désire par-dessus toute chose. Et à ces mots, ouvrant les bras l'une et l'autre, et se les jetant au col, s'embrassèrent et baisèrent avec une si entière affection que Silvandre, qui les voyait, désira plusieurs fois d'être Astrée, pour recevoir telles faveurs au nom de qui que ce fût. Après elles se rassirent, et se remettant à l'ouvrage qu'elles avaient laissé, il lui sembla qu'elles le nommaient. Cela fut cause que pour les mieux écouter, il s'approcha davantage d'elles, et passant la vue entre les feuilles et les branches du buisson, il vit que sa Maîtresse faisait un bracelet de ses cheveux, qu'il reconnut aisément, tant pour ce qu'il en avait ouï dire à Astrée, que d'autant qu'il n'y avait Bergère sur les rives de Lignon qui les eût semblables. Et lorsqu'il commençait d'être jaloux que quelque autre les portât que lui, lui semblant que sa seule affection les pouvait mériter, il ouït qu'Astrée

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disait : - Silvandre ne sera pas sans jalousie quand il verra son ennemie plus favorisée que lui. - Je crois, répondit Diane, que ce n'a été qu'à cette intention qu'elle me les a demandés. - Je le pense aussi, ajouta Astrée, mais vous faites tort au Berger, et si vous favorisez l'un plus que l'autre, vous manquez à votre parole, ayant promis le contraire. - Ni leur gageure, répliqua Diane, ni l'avantage que je fais à Phillis, ne sont pas de grande importance, outre que le Berger ne m'en a point requis. - Et par votre foi, dit alors Silvandre, se faisant voir à l'impourvu, s'il vous en supplie, les lui accorderez-vous ? Les Bergères furent toutes surprises l'oyant parler, et leur étonnement fut tel qu'elles demeurèrent longtemps sans dire mot, et ne faisaient que se regarder l'une et l'autre, parce qu'elles craignaient qu'il eût ouï les discours qu'elles avaient tenus quelque temps auparavant qu'il arrivât.
  Enfin η Astrée fut la première qui, reprenant la parole, lui dit : - Et quoi, Silvandre, votre discrétion vous a-t-elle permis d'écouter les secrets d'autrui ? Et avez-vous eu si peu de respect à votre Maîtresse, lorsqu'elle ne voulait n'être ouïe que de moi ? - Je ne sais, répondit Silvandre, de quels secrets vous m'accusez ; mais si fais bien que la curiosité qui m'a conduit ici n'a été que pour ouïr de la bouche de ma maîtresse mes propres secrets : car c'est d'elle et non de moi que je les dois apprendre, et suis très marri d'y être arrivé si tard, puisque les paroles que j'ai ouïes ne m'ont appris autre chose que

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les nouvelles de ce bracelet dédié, encore qu'avec injustice, à Phillis. - Vous ne devez point, répondit Astrée, être marri de n'être arrivé plus tôt, puisque vous n'eussiez fait une moindre offense de dérober ainsi les secrets de votre Maîtresse que celui qui vola le feu du ciel η, et par raison vous n'en devriez pas attendre un moindre châtiment.
  - Ce η ne sera jamais, répondit Silvandre, la crainte du supplice qui m'empêchera d'avoir cette curiosité ; car j'estime de sorte le moyen de lui rendre preuve de mon affection que toutes sortes de peines me sont douces pour ce sujet. - Et comment, lui dit Astrée, lui en penseriez-vous rendre témoignage par cette voie ? - Je le vous dirai, belle Bergère, répondit Silvandre. Ne serait-ce pas lui en rendre un très assuré si, sachant ce qu'elle désire être secret, je le celais, et que par ainsi il ne fût moins secret qu'il était avant que je l'eusse su, puisqu'au siècle où nous sommes, l'on ne dit pas seulement tout ce que l'on sait, mais aussi tout ce qu'on s'est imaginé ? - En cela, répondit Astrée, vous feriez paraître une grande discrétion. - Mais plus encore, dit-il, une grande affection. - Pour la discrétion, ajouta Astrée, je l'avoue ; mais pour l'affection, je m'en remets à celle à qui elle s'adresse. - Aussi, répliqua le Berger, le dis-je pour elle. Et voudrais, puisqu'il a fallu que Silvandre, autrefois η tant ennemi de l'Amour, aime et adore maintenant quelque chose, que pour le moins son amour fût reconnue. Et lors s'adressant à la belle Diane, il continua : - Mais d'où vient, ma

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belle Maîtresse, que vous ne répondez rien à ce que je dis, et qu'il semble que mes discours ne vous touchent point ? - Je crois, répondit Diane, que c'est le déplaisir que je ressens déjà de ne devoir plus être votre Maîtresse que douze η ou quinze jours. - Si cette douleur, dit le Berger, procède de cette plaie, vous y pouvez aisément remédier, obligeant autant Silvandre par vos faveurs à continuer le service qu'il vous rend que véritablement vos beautés et vos perfections m'y ont contraint jusques ici. - Ah ! Silvandre, répondit Diane, ne parlons plus de faveurs ni de service, le terme η des trois mois de votre feinte étant passé. Ce vous serait trop de peine de forcer plus longtemps votre naturel.
  - Belle η Bergère, répondit Silvandre, n'en faites point de difficulté pour la considération de ma peine ; car ce m'est tant de plaisir de faire service à une personne si pleine de mérite que quand mon naturel serait encore beaucoup plus contraire à l'amour, si ne laisserais-je de le continuer avec contentement. - Quand cela serait, dit Diane en souriant, vous n'auriez accordé qu'avec une des parties ; car encore que votre naturel y consentît, vous ne devez jamais espérer que je m'y accorde pour l'intérêt que j'y ai. Ces paroles touchèrent de sorte au cœur de Silvandre, connaissant combien il y avait peu gagné sur sa volonté, que, ne pouvant cacher le déplaisir qu'il en ressentait, son visage par un changement de couleur le découvrit. De quoi Astrée s'apercevant : - Vous est-il, lui dit-elle, survenu quelque défaillance de cœur ?

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- Il est bien malaisé, répliqua le Berger, que ces cruelles paroles de ma Maîtresse ne m'affligent ; mais ne croyez pourtant que le cœur jamais me défaille, quoiqu'elle et le ciel puissent ordonner de mon contentement et de ma vie. - N'est-ce point, répondit Astrée, témérité plutôt que courage qui vous fait défier deux telles puissances ? - Ce n'est, répliqua le Berger, ni témérité η ni courage, mais une très véritable et très fidèle amour qui me fait parler de cette sorte. Tels étaient leurs discours, par lesquels Diane connaissait que véritablement elle était aimée. Silvandre prévoyait beaucoup de peine et peu d'espérance, et Astrée jugeait qu'Amour jetait en leur âme les fondements d'une très belle et longue amitié η. Et quoique tous trois eussent diverses pensées, si furent-elles toutefois véritables, comme nous dirons η ci-après. Mais interrompant la suite de ces discours, et s'adressant à Diane : - J'ai su, dit Silvandre, belle maîtresse, que le bracelet que vous faites de vos cheveux a été promis à Phillis pour vous racheter de son importunité. Si cela est, vous êtes obligée de favoriser Silvandre autant comme elle, et afin que l'on ne vous croie point être partiale, vous nous devez traiter également (si η toutefois l'affection que vous faites naître en mon âme peut recevoir égalité de quelque autre). - Et pourquoi non ? répondit Astrée, prenant la cause de Phillis contre lui, si toutes deux procèdent d'une même cause. Les mêmes grains produisent bien de différents épis η. - Et pourquoi, lui dit-il, ne voulez-vous avouer qu'encore

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que la cause de notre affection soit semblable, toutefois les effets en puissent être différents ? - L'expérience, répliqua Astrée, me l'apprend, car celle de Phillis a obtenu ce qui sera refusé à la vôtre. - Cela, répondit le Berger, n'est pas défaut d'Amour, mais de fortune. Et toutefois, puisque la goutte d'eau, tombant plusieurs fois sur le rocher, le cave par succession de temps, pourquoi ne dois-je espérer que mon Amour et mes prières longuement continuées pourront bien autant sur la dureté de cette belle ? Et lors, se jetant à genoux devant elle, après l'avoir quelque temps considérée, ou plutôt adorée : - Si l'Amour, lui dit-il, belle maîtresse, a quelque intelligence avec la beauté, et si les prières η, qu'on dit être filles de Jupiter, lui font tomber les foudres de la main, serait-il possible que l'extrême affection de Silvandre, et les très ardentes supplications qu'il vous fait ne puissent obtenir de la part d'Amour envers votre beauté, et de la part du grand Dieu envers votre âme, autant de faveur que la faible amitié et l'importunité de Phillis ont déjà obtenu de vous ? Si cela est, avec raison je dirai que pour être aimé, il ne faut point aimer, ni pour vaincre la dureté d'une âme, user de prières, mais seulement feindre et importuner.
  Silvandre ajouta plusieurs autres semblables paroles, par lesquelles ces Bergères s'allaient toujours davantage assurant de l'Amour qui prenait naissance en lui. Et Astrée, qui reconnaissait que la volonté de Diane n'était point trop éloignée d'accorder à Silvandre

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ce qu'il demandait, se les voulut obliger tous deux par un même office. Et ainsi, ajoutant ses prières à celles de Silvandre, elle fit en sorte que le bracelet dédié à Phillis fut donné au Berger, avec promesse toutefois qu'il ne le garderait que jusques à la fin du terme qu'il la devait servir, qu'elle pensait devoir finir dans peu de jours η. À quoi, après quelque difficulté, le Berger s'accorda, se ressouvenant que le terme qu'il η la devait servir par feinte se parachèverait bientôt, mais que celui qu'il la devait servir à bon escient durerait autant que celui de sa vie. Il serait malaisé de raconter η les remerciements de Silvandre, mais plus encore le contentement qu'il en ressentit ; et suffira de dire que lui-même, qui autrefois avait tant méprisé les faveurs d'Amour, et qui ne se pouvait figurer qu'en semblables folies (car telles les soulait-il nommer) on pût trouver quelque sorte de contentement, avoua en cette occasion qu'il n'y avait point de félicité égale à celle que cette faveur lui faisait ressentir. Et lorsque, par des paroles confuses en sa joie, il l'allait représentant le mieux qu'il lui était possible, il sembla qu'amour la lui voulût rendre plus entière faisant arriver la Bergère Phillis. Car si celui ne se peut dire heureux de qui le bonheur n'est connu η de personne, il s'ensuit que plus l'heur que l'on possède est connu, l'on est aussi plus heureux, et encore plus lorsque ce bien ne procède pas de la fortune, mais du mérite. Aussitôt que Silvandre la vit, il courut vers elle, et lui montrant le bras où il avait déjà fait attacher

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le bienheureux bracelet, le lui passait devant les yeux, et lui demandait : - Quelles arrhes sont celles-ci de ma prochaine victoire ? Phillis, qui venait de chercher Lycidas pour le désir qu'elle avait de le sortir de sa jalousie, et qui ne l'avait su trouver, s'en revenait si triste et si lassée qu'il ne lui fut pas malaisé de contrefaire la courroucée, ni nécessaire de changer de visage pour témoigner le déplaisir que cette faveur lui rapportait. Et parce que le Berger l'importunait fort, non pas en cette action, comme elle feignait, mais d'autant que c'était de lui de qui Lycidas était jaloux, elle lui dit le plus rudement qu'elle peut : - Les arrhes que vous montrez le sont plutôt de votre peu de mérite que de votre prochaine victoire, et c'est ainsi que, pour rendre les charges justes, on a de coutume de faire. - Et comment l'entendez-vous ? répondit le Berger. - Je veux dire, répliqua-t-elle, que du côté qui est trop léger on met quelque chose de pesant pour contrebalancer l'autre jusques à ce que le voyage soit fini, mais étant arrivés, l'on décharge, et la balle demeure toujours de son poids. Aussi, jusques à ce que nous ayons achevé notre terme, Diane va sagement par ses faveurs appesantissant le côté qui est le plus léger, mais après elle jugera sans avoir égard à la pesanteur de mon affection et à la légèreté de votre peu de mérite, et lors Dieu sait à qui sera cette prochaine victoire dont vous parlez. Silvandre en souriant, lui répondit : - C'est bien mieux la coutume des misérables d'être

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envieux et d'amoindrir par leurs paroles le bien d'autrui, qu'ils estiment infiniment.
  Phillis, sans répliquer, passa outre, et vint vers les deux Bergères, auxquelles elle usa d'abord de tant de reproches qu'il semblait qu'elles lui eussent fait une très grande offense. Et parce que Diane rejetait le tout dessus Astrée, et qu'Astrée ne s'en pouvait bien excuser, Silvandre prenant la parole pour toutes deux, et s'adressant à Diane, lui dit : - Considérez, ma Maîtresse, comme Amour est prudent, et avec combien de sagesse il conduit les actions de ceux qu'il lui plaît. Vous avez cru jusques ici que Phillis vous aimait, et je ne sais qui n'y eût été en quelque sorte déçu par ses feintes. Amour, qui reconnaît l'intérieur des âmes, afin de vous détromper, a été cause que vous m'avez favorisé de ces η cheveux, non pas seulement pour marque de mon affection, mais encore pour faire découvrir à cette trompeuse, la fausseté de la sienne par sa jalousie ; car s'il est impossible que deux contraires soient en même temps en même lieu, il est encore plus que l'Amour et la jalousie soient en un même cœur η. Ce qui faisait tenir ces propos à Silvandre, c'était pour tourmenter davantage Phillis ; parce que, sachant la jalousie de Lycidas, il ne faisait nul doute qu'il ne la mît fort en peine en lui proposant que l'Amour ne pouvait être avec la jalousie. Aussi elle, qui se sentait toucher si vivement, ne peut s'empêcher de lui répondre : - Quelle raison, Berger,

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avez-vous pour soutenir une si mauvaise opinion ? - Celle, dit-il, qui vous la devrait faire avouer, si vous aviez pour le moins quelque connaissance de la raison. L'Amour n'est-ce pas un désir, et tout désir n'est-il pas de feu, et la jalousie n'est-ce pas une crainte, et toute crainte n'est-elle pas de glace ? Et comment voulez-vous que cet enfant gelé soit né d'un Père si ardent ? - Des cailloux, répondit Phillis, qui sont froids, on en voit bien sortir des étincelles qui sont chaudes. - Il est vrai, répliqua Silvandre, mais jamais du feu ne procéda le froid. - Et toutefois, reprit Phillis, du feu même procède bien la cendre qui est froide. - Oui, ajouta le Berger, mais quand la cendre est froide, le feu n'y est plus. À cette réplique Phillis demeura troublée, et plus encore quand Diane prenant la parole : - De même, dit-elle, quand la froide jalousie η naît, il faut que l'Amour meure. - Ma Maîtresse, répliqua Phillis, je ne doute point que mon ennemi n'ait la victoire ayant un si bon second que vous êtes. Et se tournant vers Astrée : - Et vous, belle Bergère, continua-t-elle, vous ne pouvez éviter le blâme de mauvaise amie, si, me voyant attaquée par eux deux, vous ne prenez ma défense ! Astrée lui répondit froidement : - Je tiens pour chose si véritable que la jalousie procède de l'Amour que pour ne mettre cette opinion en doute je n'en veux point disputer, de peur d'être contrainte (si les répliques me défaillent) d'avouer qu'étant jalouse je n'ai point aimé, comme je vous vois forcée de confesser qu'étant jalouse de Diane

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vous ne l'aimez point, ou pour le moins qu'étant en doute si la jalousie procède de l'amour, vous n'êtes pas bien assurée si vous aimez Diane. - Que je baise les mains, dit Silvandre, de cette belle et véritable Bergère, puisque, sans égard de personne, elle a parlé à mon avantage avec tant de vérité. Astrée répondit : - Si vous m'étiez obligé, ce serait un témoignage que, pour vous favoriser, j'aurais déguisé la vérité, puisque l'on n'est point obligé à celui qui dit vrai non plus qu'à celui qui nous paye une dette à laquelle il est tenu. - Vous auriez raison, répondit Silvandre, si l'on prenait toutes choses à la rigueur ; mais puisque, au siècle où nous sommes, il y a si peu de personnes qui simplement suivent la vertu, il faut avouer que nous sommes obligés à ceux de qui nous ressentons les bienfaits, encore qu'ils y soient tenus. - Mais que direz-vous, interrompit Phillis, au contraire de l'expérience que nous faisons tous les jours ? Je connais un Berger, qui, ayant longuement aimé, est enfin tombé en une jalousie qui, lui ayant duré quelque temps, ne l'a pas empêché de continuer son amitié longuement après. Oserez-vous dire que c'était un feu éteint qui produise cette cendre ? - Il n'est pas impossible, répondit Silvandre, qu'étant sain on devienne malade, et qu'après la maladie, on retourne en santé, ni qu'un feu soit éteint et puis rallumé. Et pourquoi une amitié ayant brûlé quelque temps ne se peut-elle éteindre par cette froide jalousie ? Et la jalousie perdue η, pourquoi ne deviendra-t-elle aussi ardente qu'elle fut jamais ?

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Mais il ne peut être que la santé et la maladie, que le feu ardent et la cendre froide, soient en même temps en même sujet. Et pour ne perdre tant de paroles pour éclaircir davantage cette vérité, voyons quels sont les effets de l'Amour et de la jalousie, et nous pourrons juger par eux si les causes dont ils procèdent ont quelque conformité ensemble. Quels dirons-nous donc les effets d'Amour ? Un désir extrême qui se produit en nos âmes, de voir la personne aimée, de la servir, et de lui plaire autant qu'il nous est possible. Et ceux de la jalousie, quels sont-ils ? N'est-ce point une crainte de rencontrer celle qu'on a aimée, une nonchalance de lui plaire, et un mépris de la servir ? Et qui pourra croire que ces effets si contraires procèdent d'une même cause ? Si cela est, ne faut-il avouer que la nature se veut détruire, puisqu'elle fait produire à une même chose son contraire ? Phillis voulait répondre, mais elle allait bégayant sans savoir par où commencer ; de quoi Diane ne se pouvait empêcher de rire, ayant déjà pris garde à la jalousie de Lycidas. Et, pour la mettre encore plus en peine, prit expressément ainsi la parole : - La jalousie est sans doute signe d'amour, tout ainsi que les vieilles ruines sont témoignages des anciens bâtiments, étant d'autant plus grandes que les édifices en ont été superbes et beaux. Aussi crois-je qu'une petite Amour ne fut jamais suivie d'une grande jalousie ; mais comme nous n'appelons pas ces ruines des bâtiments, de même, la jalousie ne peut être nommée Amour.

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Et selon que je puis juger de mon humeur, si j'aimais, il ne serait pas en mon pouvoir d'être jalouse η. - Et que deviendriez-vous donc, répondit Phillis, si celui η que vous aimeriez en aimait une η autre. - Son ennemie, répondit Diane, je veux dire que je le η haïrais. Ce n'est pas que je ne prévoie bien que cet accident me rapporterait un extrême déplaisir, mais plus pour avoir été trop longuement déçue que trop promptement oubliée. - Et si ce Berger devenait jaloux de vous, demanda Phillis, qu'en feriez-vous ? - J'en userais tout ainsi, ajouta Diane, que s'il ne m'aimait plus. - Mais si vous désiriez, continua Phillis, qu'il vous aimât encore, quel chemin tiendriez-vous ? - Celui du précipice, répondit Diane, car je me jugerais digne de finir misérablement si j'aimais une personne que je susse ne m'aimer pas. - Ah ! Diane, dit Phillis, que vous parlez librement ! - Et vous, Phillis, répliqua Diane, que vous disputez passionnément ! Que si vous avez affaire de quelque remède pour ce mal, ou prenez celui que je vous donne, ou vous armez de patience pour supporter tous les déplaisirs qui vous en viendront, et soyez assurée qu'ils ne seront pas petits. Ainsi allaient discourant ces belles et sages Bergères avec Silvandre. Et parce qu'Astrée connut que si ces propos continuaient davantage, ils pourraient peut-être amener quelque altération, elle les voulut interrompre ; et ne le pouvant faire plus à propos qu'en se levant, elle feignit de se vouloir promener. Et ainsi, prenant Diane d'une main et Phillis

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de l'autre, elle se leva, disant qu'elles η avaient demeuré trop longuement en ce lieu, et qu'il serait bon de se promener. Lors Silvandre, voulant aider à sa Maîtresse, laissa choir sans y penser la lettre qui lui avait été mise la nuit dans la main. Et parce que Phillis avait toujours l'œil sur lui, elle ne fut pas plutôt à terre qu'elle la releva sans que le Berger s'en aperçût, et la portant vers Astrée, voulait la lire avant que de la lui rendre. Mais soudain qu'elle et la triste Bergère jetèrent les yeux dessus, il leur sembla de voir de l'écriture de Céladon. Cette représentation toucha si vivement Astrée qu'elle fut contrainte, laissant Diane avec Silvandre, et tirant Phillis après elle, de s'asseoir à terre, où Phillis, s'étant mise à genoux, et lui voyant le visage tout changé : - Qu'est ceci, ma sœur, lui dit-elle, et quel est le mal qui vous est si promptement survenu ? - Mon Dieu, ma sœur, répondit Astrée, quel tremblement de genoux m'a surprise ! Et en quel trouble m'a mise la vue de cette lettre ! N'avez-vous point pris garde, dit-elle, à la façon de cette écriture, et combien les traits en sont semblables à ceux de mon pauvre Céladon ? - Et pour cela, répondit Phillis (qui ne désirait pas que Silvandre se prît garde de ce trouble) faut-il vous étonner de cette sorte ? C'est peut-être véritablement une de ses lettres qui est tombée entre les mains de Silvandre, et qu'Amour vous veut rendre comme chose qui vous est due. - Hélas ! Ma sœur, répondit Astrée, cette nuit même il m'a semblé de

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le voir η si triste et pâle, que je m'en suis éveillée en sursaut. Elle voulait continuer quand Diane et Silvandre survinrent, bien en peine de la voir si tôt changée de visage. Mais Phillis, qui en toute façon voulait cacher cette surprise au Berger, fit signe à Diane, et puis s'adressant à Silvandre : - Berger, lui dit-elle, Astrée voudrait bien pouvoir parler librement à Diane, si Silvandre n'y était pas, ou s'il n'était pas Berger. - Mon ennemie, répondit-il, notre haine n'est point si grande qu'elle me fasse manquer de discrétion envers Astrée ; outre que je sais bien qu'il n'est pas raisonnable que les Bergers oient tous les secrets des filles. Je me retirerai donc dans ce Bocage voisin, attendant que vous m'appeliez. Et à ce mot, faisant une grande révérence à Diane, il se retira sous ces arbres qu'il leur avait montrés. Et pour ne demeurer oisif, prenant son couteau, se mit à découper l'écorce des arbres, cependant que Diane, s'approchant d'Astrée, apprit de la bouche de Phillis le trouble où l'avait mise la vue d'une lettre que Silvandre avait laissé choir, pour la ressemblance qu'elle avait à l'écriture de Céladon. Et lors, la lui montrant, après qu'elle l'eût longtemps considérée : - Ce serait, dit Diane, une très bonne nouvelle que celle que Silvandre, sans y penser, vous aurait donnée, si Céladon avait écrit cette lettre, car sans doute que cette écriture est nouvellement faite, et qu'il semble qu'elle vient d'être écrite à l'heure même. De sorte que si c'est Céladon, soyez sûre qu'il n'est pas mort. Mais voyons ce qu'il y a dedans, peut-être

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y apprendrons-nous davantage. Et lors, la déployant, elles virent qu'elle était telle :


À la plus aimée et plus belle Bergère de
l'univers, le plus infortuné et plus fidèle
de ses serviteurs envoie
le salut η que la fortune
lui dénie.

m_146Mon extrême affection ne consentira jamais que je donne le nom de peine et de supplice à ce que votre commandement m'a fait ressentir, ni ne souffrira jamais que la plainte sorte de cette bouche qui n'a été destinée que pour votre louange. Mais elle me permettra bien de dire que l'état où je suis, qu'un autre trouverait peut être insupportable, me contente, d'autant que je sais que vous le voulez et l'ordonnez ainsi. Ne faites donc point de difficulté d'étendre plus outre encore, s'il se peut, vos commandements, et je continuerai en mon obéissance, afin que si, durant ma vie, je n'ai pu vous assurer de ma fidélité, les Champs-Élysées pour le moins, et les âmes bienheureuses qui y sont, reconnaissent que je suis le plus fidèle comme le plus infortuné de vos serviteurs.

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- Ah ! ma sœur, interrompit Astrée, que c'est bien Céladon, qui a écrit ces paroles ! Je le reconnais à la façon d'écrire et de parler ; mais y a-t-il longtemps ? - Elle n'est point datée, répondit Diane, qui la tenait entre les mains, mais à l'écriture je jugerais, comme je vous ai dit, qu'elle est fort fraîche ; et de fait, voici encore de la poussière qui tient contre l'encre. - Ma sœur, ajouta Phillis, ce qu'il faudrait savoir de Silvandre, mais avec discrétion, c'est le lieu où il l'a trouvée, ou qui la lui a donnée. - Si vous pouvez, répondit Diane, s'adressant à la triste Bergère, remettre un peu votre visage afin qu'il n'y connaisse point de changement, je m'assure que nous saurons de lui tout ce que nous voudrons. Et parce qu'il vous serait difficile de le pouvoir faire si promptement, je m'en vais seule lui en parler, et puis vous nous viendrez trouver. À ce mot, elle s'en alla vers Silvandre qui s'était arrêté au premier arbre qu'il avait trouvé pour y graver avec la pointe d'un couteau les chiffres de sa Maîtresse et de lui. Mais ayant du temps de reste, et rencontrant par hasard une pierre assez tendre au pied de l'arbre, il y grava un cadran dont l'aiguille tremblante tournait du côté de la tramontane, avec ce mot : J'EN SUIS TOUCHÉ. Voulant signifier que tout ainsi que l'aiguille du cadran, étant touchée de l'Aimant η, se tourne toujours de ce côté-là, parce que les plus savants ont opinion que, s'il faut dire ainsi, l'Élément de la Calamite y est, par cette puissance naturelle

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qui fait que toute partie recherche de se rejoindre à son tout ; de même son cœur, atteint des beautés de sa Maîtresse, tournait incessamment toutes ses pensées vers elle. Et pour mieux faire entendre cette conception, il y ajouta ces vers :


MADRIGAL

l_532L'aiguille du cadran cherche la Tramontane,
Touchée avec l'Aimant :
Mon cœur aussi, touché des beautés de Diane,
La cherche incessamment.

 Lorsqu'elle l' ηaborda, il parachevait d'y graver leurs chiffres, et la voyant venir, s'en alla tout joyeux vers elle, lui disant : - Quel bonheur est celui qui vous amène vers moi, ma belle Maîtresse ? - Il est, répondit-elle, encore plus grand que vous ne le pensez, puisque je ne viens pas seulement vous trouver, mais je laisse pour vous les deux plus grandes ennemies que vous ayez. - Si est-ce, répondit-il, que je crains bien davantage vos coups. - Mes coups, dit la Bergère, n'offensent point, ou s'ils offensent, ce ne sont que ceux qui le veulent ainsi. - Il est vrai, ajouta le Berger, qu'ils n'offensent que ceux qui le veulent, mais c'est la raison aussi pourquoi il y en a tant de blessés ; car tous ceux qui vous voient désirent d'en recevoir les blessures. - Les coups, répliqua Diane, qui sont désirables ne doivent

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point être redoutés. - Vos blessures, répondit Silvandre, sont désirées η et non désirables, et sont redoutables et non redoutées. Que si j'ai dit que je les craignais, ç'a été plutôt pour montrer ce que je devais faire que ce que je faisais. - Je m'en remets, dit la Bergère, à ce qui en est, et me moque bien de vous, si vous connaissez votre bien, que vous ne le suiviez ! Mais pour changer de discours, dites-moi, Berger, je vous prie, de qui est cette lettre, et à qui elle s'adresse ? Silvandre, ne sachant comme il l'avait perdue, lui répondit ainsi : - Mon cœur et vos yeux, quand ils se regardent dans quelque fontaine, vous répondront pour moi qu'elle s'adresse à vous, comme à la plus aimée et plus belle Bergère de l'univers ; et vos rigueurs et mon affection vous rendront témoignage qu'elle vient de moi le plus infortuné comme le plus fidèle de vos serviteurs. - Mais, lui dit Diane (et en ce même temps Astrée et Phillis arrivèrent), si cette lettre vient de vous, pourquoi ne l'avez-vous pas écrite ? - Parce, dit-il, que j'ai trouvé un meilleur Secrétaire que je ne suis pas ! Et faut par force que j'avoue qu'elle doit bien avoir quelque chose de surnaturel, puisque j'y ai trouvé mes conceptions sans l'avoir écrite, et que la tenant presque tout à cette heure entre les mains, je la vois entre les vôtres, sans la vous avoir donnée. Mais le démon, qui pour moi en a été le Secrétaire, me l'a dérobée ou plutôt ravie η, voyant que j'étais trop paresseux à la vous présenter ; et toutefois mon dessein n'était que d'attendre que vous fussiez seule.

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- Et comment l'entendez-vous ? répondit Diane. Pensez-vous qu'en particulier je veuille recevoir des papiers que je refuse en général ? - Ce n'était pas, répliqua le Berger, pour votre considération mais pour la mienne que j'avais fait ce dessein, aimant mieux recevoir un refus de vous sans témoin que non pas devant les yeux de mon ennemie. Mais, à ce que je vois, celui qui avait pris la hardiesse de l'écrire pour moi a bien su trouver l'adresse pour la vous faire voir. - Je reçois, dit Diane, votre excuse, à condition toutefois que vous me direz qui a été votre Secrétaire. - Cette nuit, répondit le Berger, après avoir longuement pensé et repensé à ma vie, je me suis endormi dans un bois qui n'est pas loin d'ici, et le matin, à mon réveil, je me suis trouvé la lettre en la main. D'abord j'ai été fort étonné, mais l'ayant lue, j'ai bien reconnu que le démon qui m'aime et qui prend la peine de ma conduite, lisant en mon imagination ces mêmes pensées, les a écrites dans ce papier pour les vous η représenter.
  Phillis, qui était accorte, voyant que Diane ne lui répondait rien, lui demanda s'il saurait bien trouver le chemin de ce bois. - Non pas, dit-il, s'il n'y a que vous qui vouliez y aller ; mais, s'il plaît à ma Maîtresse, je l'y conduirai, et m'assure que les arbres qui m'ont ouï presque toute la nuit racontent encore mes discours entre eux. Astrée, désireuse de voir ce lieu, fit signe de l'œil à Diane qu'elle le prît au mot ; qui fut cause que la Bergère, après avoir demandé

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s'il y avait assez de jour pour aller et revenir, et ayant su qu'oui, le pria de les y conduire toutes. Le Berger, qui était plein de courtoisie, et qui, outre cela, ne désirait rien avec tant de passion que de faire service à la belle Diane, s'offrit fort librement de leur en montrer le chemin. De sorte que Diane, se tournant vers les autres Bergères, afin de mieux cacher le dessein d'Astrée, les pria fort particulièrement de vouloir lui donner le reste de la journée, et de prendre la peine de faire ce voyage avec elle ; qu'en échange elles pourraient une autre fois disposer d'elle avec la même liberté. Astrée, qui était bien aise que Silvandre crût que Diane était la cause de ce dessein, répondit qu'elle la suivrait toujours partout où elle voudrait. Et ainsi, n'attendant plus de se mettre toutes en chemin que pour ne savoir à qui remettre la garde de leurs troupeaux, quelques-uns de leurs voisins arrivèrent, qui s'en chargèrent librement. Et lors Silvandre, prenant un sentier qu'il jugea le plus court, se mit devant pour les conduire.
  Tant que le chemin fut étroit et malaisé, Silvandre marcha toujours le premier ; mais soudain qu'ils furent entrés dans les prés dont les rives de Lignon sont presque partout embellies, il attendit les Bergères η, et voulut aider à sa Maîtresse. Elle, qui avait déjà de l'autre côté Phillis qui s'était mise entre elle et Astrée et les tenait sous les bras, reçut le Berger de bon cœur pour ne se lasser tant par la longueur du chemin, et lui donnant le bras

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gauche : - Vous, dit-elle, Silvandre, je vous tiens pour me servir en ce voyage, et vous, Phillis, pour être ma compagne. Phillis, qui était bien aise de faire parler Silvandre pour désennuyer la compagnie, et qui, outre cela, ne voulait qu'un mot tant à son avantage fût prononcé par Diane sans être remarqué, s'adressant au Berger, lui demanda que lui semblait de cette faveur. - Qu'elle est plus grande que nous ne méritons, répondit Silvandre. - Mais, répliqua Phillis, comment recevez-vous la différence qu'elle met entre nous ? - Comme un fidèle serviteur reçoit ce qui est agréable à sa Maîtresse. - Ce n'est pas, ajouta la Bergère, ce que je vous demande, mais si, voyant la grande faveur que notre maîtresse me fait, vous qui méprisez si fort la jalousie, n'en avez point de ressentiment ? - Je vois bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vôtre, puisque vous pensez que chose qui plaise à ma belle Maîtresse me puisse être ennuyeuse. Et quand cela ne serait pas, j'aurais trop peu de connaissance d'Amour si je ne recevais pour très grande la faveur qu'elle vient de me faire à votre désavantage. Diane sourit oyant cette réponse, et Phillis, qui attendait tout le contraire, en demeura si surprise, que, s'arrêtant tout court, elle considéra quelque temps le Berger. Mais lui, recommençant à marcher : - Phillis, dit-il, ce rire n'est qu'une couverture de votre peu de réplique ; aussi ne vous ai-je pu jusques ici faire entendre, ni par mes paroles, ni par mes actions, un seul des mystères d'Amour, quelque

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peine que j'y aie mise. Mais je n'en accuse que le défaut de votre amitié. - Si c'est avec l'entendement, dit Phillis, que nous entendons, il faudrait m'accuser plutôt, si je n'entends pas ces mystères, d'avoir peu d'entendement que non pas peu d'amitié, puisque l'intelligence n'est pas en la volonté. - Vous vous trompez, répondit le Berger, et voici un de ces mystères qui vous sont inconnus, et dont il ne faut accuser ni votre entendement, ni votre volonté, mais cette belle Diane. - Et comment, dit Diane, me voulez-vous rendre coupable de l'ignorance de Phillis ? - Je ne vous en juge pas coupable, belle Maîtresse, répliqua Silvandre, mais je dis que vous en êtes la cause, ainsi que me l'a déclaré un ancien Oracle η, par lequel, continua-t-il η se tournant vers Phillis, j'apprends que je suis plus aimé de notre maîtresse que vous. Astrée, qui jusques alors n'avait point parlé : - Voici, dit-elle, les discours plus obscurs, et les raisons les plus embrouillées que j'ouïs jamais. - Si vous me donnez le loisir, répondit Silvandre, de m'éclaircir, je m'assure que vous l'avouerez comme moi. Et pour le vous faire mieux entendre, je redis donc encore une fois que le sujet pour lequel Phillis ne comprend les mystères de ce grand Dieu d'Amour, c'est parce qu'elle n'aime pas assez. Et que de ce défaut d'amitié, il n'en faut point accuser sa volonté, mais Diane seulement, ainsi que nous l'apprend cet ancien Oracle η par lequel je connais que je suis plus aimé d'elle que Phillis, et en voici la raison : Lorsque vous désirez de savoir

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quelle η est la volonté d'un Dieu, à qui vous adressez-vous pour l'apprendre ? - C'est sans doute, répondit Phillis, à ceux qui sont Prêtres de leurs temples, et qui ont accoutumé de servir à leurs autels. - Et pourquoi, ajouta le Berger, ne vous adressez-vous plutôt à ceux qui sont les plus savants que non pas aux ministres de ces temples, qui le plus souvent sont ignorants η en toute autre chose ? - Parce, répondit-elle, que chaque Dieu se communique plus librement à ceux qui sont initiés en ses mystères, et familiers autour de ses autels, qu'aux étrangers, encore qu'ils soient savants. - Voyez, reprit alors Silvandre, quelle est la force de la vérité, puisqu'elle vous contraint même de la dire contre votre intention ; car si vous n'entendez pas les mystères d'Amour, n'est-ce pas signe que vous lui êtes étrangère, puisque vous avouez que les Dieux se communiquent plus librement à ceux qui servent leurs temples et leurs autels ? Mais comment peut-on servir les temples et les autels d'Amour sinon en aimant ? Le sacrifice seul des cœurs est celui qui plaît à ce Dieu. Ne voyez-vous donc, Phillis, que si vous ignorez ces mystères, ce n'est pas faute d'entendement mais d'Amour ? - Et quand cela serait, répondit Phillis (ce que je n'avouerai jamais), comment accuseriez-vous Diane du défaut de mon amitié ? Est-ce, peut-être qu'elle ne soit pas assez belle, ou que les mérites lui défaillent pour se faire aimer ? - Voici, répondit froidement Silvandre, un second mystère

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de ce Dieu, qui n'est pas moindre que celui que je viens de vous expliquer. Diane n'a nul défaut, ni de beauté, ni de mérite, d'autant qu'en chose si parfaite qu'elle est, il n'y en peut point avoir, non plus qu'en votre volonté. Car il ne tient pas à vous que vous ne l'aimiez beaucoup, et que votre amour n'égale les perfections que vous remarquez en elle ; mais il vous est impossible, parce qu'elle ne vous aime pas, suivant cet Oracle η, dont je vous ai parlé. Jadis Vénus, voyant que son fils demeurait si petit, s'enquit des Dieux, quel moyen il y avait de le faire croître : à quoi il lui fut répondu qu'elle lui fît un frère, et qu'il parviendrait incontinent à sa juste proportion, mais que tant qu'il serait seul, il ne croîtrait point. Et ne voyez-vous pas, Phillis, que cette sentence est donnée contre vous, et en ma faveur ? Car si votre Amour demeure petit et presque Nain, c'est qu'il n'a point de frère. Que si au contraire le mien surpasse toutes les choses plus hautes, c'est que cette belle Diane lui en a fait un qu'il aime, qu'il honore, voire puis-je dire qu'il adore. - Et croyez-vous, répliqua Phillis, que vous soyez plus aimé d'elle que je ne suis ? - Il n'en faut non plus douter, répondit le Berger, que de la vérité même. Les Dieux ne mentent jamais, les Oracles sont les interprètes de leurs volontés ; et comment oserez-vous taxer l'Oracle de mensonge ? Non, non, Phillis, puisque j'aime cette belle Diane plus que vous ne l'aimez, ne doutez point qu'elle ne m'aime aussi davantage, autrement les

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Dieux seraient des abuseurs, et non pas des Dieux. - On se trompe, ajouta Phillis, bien souvent en l'intelligence η des Oracles. - Il est vrai, répondit Silvandre, mais quand cela est, l'événement contraire le découvre incontinent ; et ainsi on ne demeure pas longuement abusé. Mais de celui dont je parle, nous ressentons et vous et moi l'effet si conforme que ce serait impiété d'en douter, puisque, quoi que vous vouliez, vous ne pouvez rendre votre amour si grande que la mienne. Et voici ce qui le confirme encore davantage : N'est-ce pas une commune opinion qu'il faut aimer pour être aimé ? - Et quoi, interrompit Phillis, vous pensez en aimant beaucoup, vous faire beaucoup aimer ? - Si je voulais, (dit le Berger) vous expliquer encore ce mystère d'amour, peut-être seriez-vous aussi prompte à l'avouer que vous l'avez été à m'interrompre ; et toutefois ce n'est pas ce que je voulais dire, mais seulement que si, pour se faire aimer, il faut aimer, il n'y a point de doute que Diane, qui me contraint de l'aimer avec tant d'affection, ne m'aime ardemment. Phillis demeura muette ne sachant que répondre au Berger, qui, à la vérité, défendait trop bien sa cause. Astrée, s'approchant de l'oreille de Diane : - Ne me croyez jamais pour véritable, dit-elle le plus bas qu'elle pût, si ce Berger, en feignant ne s'est laissé prendre à bon escient, et s'il n'a fait comme ces enfants qui passent tant de fois le doigt autour de la chandelle pour se jouer qu'enfin ils s'y brûlent. Diane lui répondit : - Cela pourrait être, si j'étais aussi capable de

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brûler qu'il le pourrait être d'être brûlé ! Que si toutefois il a fait la faute, la peine en soit à lui : car quant à moi, je ne prétends point y participer. Ces propos à l'oreille eussent continué davantage, si Phillis, qui était entre deux, ne les eût interrompus, leur reprochant qu'elles tenaient le parti de Silvandre. - Ce n'est pas cela, répondit Diane, mais nous disons bien que vous ne devez plus disputer contre lui, car il en sait trop pour vous. - Si veux-je encore, dit-elle, savoir de lui comment il entend que ce que vous avez dit au commencement est plus à son avantage qu'au mien, parce que je ne puis comprendre que ce ne me soit plus d'honneur, puisque vous m'élisez pour être compagne. - À vous, répondit le Berger, l'honneur, et à moi, l'amitié. - Non, non, répliqua la Bergère, ce nom de compagne est plein d'amitié et d'honneur, car il signifie presque une autre nous-mêmes. - Si m'avouerez- vous, répondit Silvandre, que l'amitié et la flatterie ne peuvent non plus être ensemble que deux contraires ; or si la personne du monde que vous aimez le plus vous venait dire que vous êtes aussi parfaite qu'une Déesse, ne jugeriez-vous pas que ce serait flatterie, et qu'elle ne vous aimerait point ? Et pourquoi, pauvre abusée que vous êtes, ne faites-vous un même jugement de Diane lorsqu'elle vous dit que vous êtes sa compagne, c'est-à-dire, ainsi que vous l'expliquez vous-même, semblable à elle, puisque ses perfections la relèvent de sorte par-dessus toutes les femmes qu'il n'y a pas plus de

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différence des hommes aux Dieux que de vous à elle ? Aveugle Phillis, ne voyez-vous point que cette douce parole qui vous agrée si fort n'est qu'une pure flatterie dont ma belle Maîtresse use envers vous pour reconnaître en quelque sorte la faible amitié que vous lui portez ? Car ne pouvant vous aimer, elle veut vous contenter par ce moyen. Vous prenant donc pour compagne, c'est signe de flatterie, et cette flatterie, de peu d'amitié ; et, au contraire, me prenant pour son serviteur, elle montre la bienveillance qu'elle me porte, puisque je suis capable de cette faveur, s'il y a quelque mortel qui le soit. - Ô outrecuidance ! s'écria Phillis. - Ô Amour ! répondit Silvandre. - Et quoi ? répliqua le Bergère, vous pensez donc être digne de servir celle de qui les mérites outrepassent toutes les choses mortelles ? - Les plus grands Dieux, ajouta le Berger, sont servis par des hommes, et se plaisent de leur voir rendre ce devoir et cette reconnaissance. Et pourquoi, si je suis homme, comme je pense que vous ne doutez pas, ne me voulez-vous pas permettre que je serve et adore ma Déesse, même ayant été élu à ce saint devoir par elle-même ? Phillis ayant quelque temps, sans parler, considéré les raisons de Silvandre, toute confuse, ne savait que lui répondre, lui semblant que véritablement Diane faisait plus de faveur au Berger qu'à elle. Et pource, lui adressant sa parole : - Mais, ma Maîtresse, lui dit-elle, quand j'ai bien pensé à ce que mon ennemi me dit, je trouve qu'il a raison, et que véritablement vous

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le favorisez davantage. Serait-il possible que vous l'eussiez fait à dessein ? Si cela était, j'aurais bien occasion de me plaindre, et de trouver mauvais qu'à mes dépens il fût tant avantagé par-dessus son mérite. - Je vois bien, répondit froidement Diane, que l'opinion a plus de puissance sur vous que la vérité, et que c'est par elle que vous êtes conduite. Il n'y a pas presque un moment que vous étiez glorieuse de la faveur avec laquelle je vous avais préférée à Silvandre ; et voilà qu'incontinent cette opinion étant changée, vous vous plaignez du contraire, de sorte que j'ai bien à craindre que votre amitié de même ne soit toute en opinion. - Et comment, ma belle Maîtresse, dit Silvandre, en pourriez-vous douter, puisqu'elle ne dit pas un mot qui ne vous en rende témoignage ? Ne voilà pas une belle amour que la vôtre, Phillis, qui vous fait trouver les actions de votre Maîtresse mauvaises ? - Et si elles sont à mon désavantage, dit la Bergère, voulez-vous que je les trouve bonnes ? Il faudrait bien être sans sentiment ! - Non pas cela, répliqua Silvandre, mais avoir plus d'amour que vous n'avez pas. Et quoi ! ne voudriez-vous point que Diane se conduisît à votre volonté ? - Plût à Dieu, dit-elle, j'aurais pour le moins autant d'avantage sur vous qu'il semble qu'elle vous en donne sur moi. - Mais si cela était, ajouta le Berger, dites-moi, Phillis, qui serait de vous deux la maîtresse, et qui le serviteur ? En vérité, Bergère, je ne pense pas que vous ayez été égratignée de la moindre de toutes les armes d'Amour. Astrée, qui

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écoutait leur différend sans parler, fut enfin contrainte de dire à Diane : - Je pense, sage Bergère, qu'enfin ce Berger ôtera du tout la parole à Phillis. - Mais plutôt l'Amour, répondit Silvandre, car jusques ici elle a pensé qu'elle aimait, et maintenant elle voit le contraire.
  Ces belles Bergères allaient de cette sorte, trompant la longueur du chemin. Et parce que c'était sur le haut du jour, et que le Soleil était en sa plus grande force, elles demandèrent à Silvandre s'il y avait beaucoup de chemin jusqu'au lieu où il les voulait conduire. Et ayant su qu'elles n'en avaient encore fait la moitié, elles résolurent de s'arrêter à la première fontaine ou sous le premier bel ombrage qu'elles rencontreraient ; car Silvandre leur dit qu'elles en trouveraient une bientôt, où même il y avait un cerisier η tout chargé de fruits. En cette résolution, elles redoublèrent leurs pas ; mais la rencontre qu'elles firent de Laonice, de Hylas, de Tircis, de Madonthe et de Tersandre les arrêtèrent quelque temps. Ces Bergères et Bergers allaient se promenant ensemble, cherchant les fraîches ombres et les agréables sources des fontaines, parce qu'étant étrangers, et n'ayant nul troupeau à garder, ils n'employaient le temps qu'à passer leur vie le plus doucement qu'il leur était possible. Et ayant ce jour-là fait dessein de ne s'abandonner point, ils s'allaient promenant contremont la douce et délectable rivière de Lignon. Or cette troupe s'étant rencontrée, Hylas, laissant incontinent Laonice, s'en η vint vers Phillis, et

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quoi qu'elle sût faire, si fallut-il qu'elle laissât Astrée et Diane ; de quoi Silvandre ne fut point marri, lui semblant qu'il possédait plus absolument sa Maîtresse. Tircis, qui aperçut Astrée toute seule car Tersandre conduisait Madonthe, après lui avoir fait la révérence, s'offrit de lui aider. Elle, qui estimait infiniment la vertu de ce Berger, outre qu'il lui semblait que leurs fortunes avaient beaucoup de conformité η, le reçut fort volontiers. De sorte que chacun avait compagnie, sinon Laonice qui, comme j'ai dit autrefois η, nourrissait en son âme un si extrême désir de vengeance contre Phillis et Silvandre que tout son dessein était de trouver quelque bonne occasion de leur nuire. Et pour venir à bout de son entreprise, elle allait épiant toutes leurs actions, et écoutait le plus qu'elle pouvait leurs discours, principalement quand elle voyait qu'ils parlaient bas et en secret, et qu'elle remarquait à leurs gestes que c'était avec affection. Elle avait déjà été cause en partie de la jalousie de Lycidas, et depuis avait beaucoup appris des nouvelles de Silvandre et des autres Bergères, plus toutefois par ses soupçons que par toute autre chose, mais, à cette rencontre, elle en reconnut bien davantage, et y devint si savante, comme η nous dirons, qu'elle en sut presque autant qu'eux-mêmes. Aussi, n'y ayant personne en la compagnie qui soupçonnât le dessein qu'elle avait, elle les écoutait librement, et s'en approchait sans qu'ils s'en donnassent garde. Elle donc, n'ayant rien qui la divertît, après avoir

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considéré tous ces Bergers et Bergères, se vint mettre le plus près qu'elle pût de Silvandre qui conduisait Diane, parce que c'était celui à qui elle voulait le plus de mal, et, ayant déjà quelque opinion de cette amour, elle désirait avec passion d'en découvrir davantage. Diane, qui n'avait point de dessein sur Silvandre, quoiqu'elle lui voulût plus de bien qu'au reste des Bergers de Lignon, ne se souciait point que ses paroles fussent ouïes ; et Silvandre n'y prenait pas garde, parce que, du tout attentif à ce qu'il disait à sa Maîtresse, il ne voyait presque le chemin par où il passait, qui fut cause que Laonice les put écouter aisément. Or ce Berger, aussitôt qu'il se vit seul près de Diane : - Et bien, ma belle Maîtresse, lui dit-il, quel jugement ferez-vous de Phillis et de moi ? - Que Phillis, répondit-elle, est la personne du monde qui sait le plus mal mentir, et que Silvandre est le Berger que je vis jamais qui dissimule le mieux ; car il est certain que vous contrefaites mieux le passionné que personne du monde. - Ah ! Bergère, reprit Silvandre, qu'il est aisé de contrefaire ce que l'on ressent véritablement ! - Voilà pas, répliqua Diane, ce que je dis ? Jamais je n'eusse cru que, pour une feinte passion, l'on eût pu controuver des paroles et des actions si approchantes du vrai. - Ah ! Diane, continua le Berger, combien sont mes actions et mes paroles impuissantes à déclarer la vérité de mon affection ! Si vous pouviez aussi bien voir mon cœur que mon visage, vous ne feriez pas ce jugement de moi ; car il faut enfin que je vous avoue

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la gageure de Phillis avoir bien été cause que ce Berger (je ne sais η si je dois dire heureux ou malheureux) a eu plus souvent l'honneur d'être près de vous. Mais que je me sois arrêté aux bornes de notre gageure, ah ! belle Maîtresse, ne le croyez pas, vous avez trop de perfections, et j'ai eu trop de commodité de les reconnaître, pour ne les aimer que par semblant. Le ciel me soit témoin, et j'en atteste les Déités de ces lieux solitaires, que je vous aime avec une aussi véritable affection comme il est vrai que je suis Silvandre.
  Ce qui était cause que le Berger parlait de cette sorte, c'était qu'il voyait bien que dans peu de jours η le terme des trois mois finissait et qu'après il lui serait beaucoup plus difficile de l'entretenir de son affection, reconnaissant assez l'humeur de cette Bergère, de sorte qu'il se résolut de prévenir ce temps. Et quoique cela rapportât peu à son dessein, si ne lui fut-il du tout inutile, car il commença d'accoutumer sa Bergère à semblables discours η, qui peut-être n'est pas un des moindres artifices dont un amant avisé se doive servir, d'autant que la coutume nous rend les choses aisées, qui du commencement nous étonnent, et que nous jugeons presque impossibles. Diane, oyant ces paroles, encore qu'elle jugea bien qu'elles étaient véritables, si ne fit-elle semblant de les croire, mais continuant comme elle avait commencé : - Et ceci, dit-elle, Berger, me fortifie encore plus en l'opinion que j'ai conçue de vous, et pour vous témoigner que je dis vrai, regardez avec quelle η froideur je vous écoute

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et vous réponds ; car si j'avais autre créance de vos paroles, soyez certain que le premier mot que vous m'en avez dit eût été le dernier que j'eusse écouté. Silvandre voulait répondre, mais il en fut empêché par une rencontre qu'ils firent. Astrée et Tircis allaient les premiers, Phillis et Hylas après, puis Madonthe et Tersandre, et enfin Diane et Silvandre, et après eux la malicieuse Laonice. Suivant de cette sorte le sentier que Silvandre leur avait montré, ils approchèrent sans faire beaucoup de bruit d'un fort agréable bocage qui était sur leur chemin.
  Et parce que les discours d'Astrée et de Tircis n'étaient pas de ceux qui arrêtent toutes les η forces de l'esprit, comme n'étant que des choses indifférentes, ils prirent garde que, dans le plus épais de l'ombrage, il y avait trois Bergères avec le gentil Paris, fils d'Adamas. Pour les Bergères, elles étaient inconnues à Astrée. Quant à Paris, il s'était depuis quelque temps rendu si familier parmi toute cette troupe à cause de l'amour qu'il portait à Diane qu'il n'y avait celle de tout leur hameau qui ne le reconnût, voire qui ne l'aimât. Aussi pour se rendre plus agréable, toutes les fois qu'il venait voir sa maîtresse, il prenait les habits de Berger comme η j'ai dit, et avec une houlette en main, vivait parmi cette troupe comme s'il eût été de même condition, tant l'amour a de force à dépouiller les âmes même plus généreuses de toute ambition. Et parce qu'à l'heure que cette troupe vint en ce lieu, l'une η des Bergères chantait, Astrée et Tircis s'arrêtèrent tout court, et se tournant

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vers ceux qui venaient après eux, leur firent signe d'aller doucement. Mais d'autant que la chanson était presque finie, ils n'ouïrent que ce dernier couplet :


MADRIGAL

Quoi ? Vous ai-je offensée,
D'effet ou de pensée ?
D'effet, il ne peut être,
Si mon penser η l'a fait, il est un traître.

  Cette Bergère avait la voix si douce que toute la troupe survenue fut bien marrie qu'elle eût si tôt achevé. Mais Hylas, qui avait quitté Phillis pour s'en approcher davantage, n'eut plutôt jeté les yeux dessus qu'il les reconnut. Que si quelqu'un eût pris garde à lui, il eût bien vu à son action que ces Bergères η ne lui étaient pas inconnues ; toutefois, pour ouïr ce qu'elles diraient, il se contraignit le plus qu'il lui fut possible. Il ouït donc que cette dernière, après avoir chanté : - Or sus, dit-elle, gentil Berger, puisque nous avons satisfait à votre curiosité, acquittez-vous de la promesse que vous nous avez faite. - Je ne vous dédirai jamais, répondit Paris, de chose qui soit en ma puissance. Et lors, prenant une harpe que ces Bergères avaient, il chanta sur cet instrument de cette sorte :

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CHANSON

q_166Quand Hylas aperçut les yeux
De Phillis sa belle Maîtresse :
- Voit-on encore telle Déesse
Ailleurs, dit-il, que dans les Cieux ?

II.

Phillis d'un éclat rougissant
Oyant ces mots devint plus belle ;
- En vain cette beauté nouvelle
Rend, dit-il, votre œil plus puissant.

III.

Elle, d'un gracieux souris,
Recevant cette flatterie :
- Cessez, lui dit-il, je vous prie,
C'est fait, enfin Hylas est pris.

IV.

- Mais s'il plaint, dit-elle, à l'instant
Sa liberté, qu'il la reprenne.
- Vous êtes, dit-il, moins humaine
En pardonnant qu'en surmontant.

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V

Lien trop aimable et trop cher,
Dont le captif craint qu'on le lâche
Heureux amant, puisqu'il te fâche
Quand tu vois qu'on te veut lâcher.

  Il semblait que ces étrangers attendissent avec impatience la fin de cette chanson pour demander qui était Phillis et Hylas. - Si vous avez quelquefois ouï parler de cette plaine de Forez, répondit Paris, et particulièrement de l'agréable rivière de Lignon, il ne peut être que vous n'ayez ouï le nom de la belle Bergère Diane et d'Astrée. Or cette Phillis dont vous me demandez des nouvelles est leur plus chère compagne. Quant à Hylas, je ne vous en puis dire autre chose sinon qu'il est étranger, mais de la plus gracieuse, et plus heureuse humeur que j'aie jamais pratiquée ; car il ne s'ennuie jamais au service d'une Bergère, la quittant toujours huit jours, à ce qu'il dit, avant que de s'y déplaire. - N'est-il pas (ajouta l'une de ces étrangères η) d'un lieu qui s'appelle Camargue, qui est en la province des Romains ? - Et lui, ayant répondu qu'oui. - Il suffit, continua-t-elle, que vous nous ayez dit son nom et le lieu d'où il est ; car pour toutes ses autres conditions, nous les avons autrefois apprises à nos dépens. Et après s'être tue quelque temps, elle reprit de cette sorte :

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HISTOIRE
DE PALINICE ET DE CIRCÈNE.

i_562Je ne trouverai jamais étrange, gentil Berger, tant que j'aurai mémoire de Hylas, d'ouïr dire que la plupart des choses consiste en l'opinion, puisque n'y ayant rien de si contraire que le vice et la vertu, et celui-ci prenant l'un pour l'autre, il nous montre que véritablement l'opinion est celle qui met le prix à toutes choses. Et certes, c'est bien le plus inconstant de tous les esprits qui aient jamais eu quelque opinion d'être amoureux, et qui, avec plus d'opiniâtres raisons, essaye de prouver que c'est vertu de changer, ou plutôt, que d'aimer en divers lieux ce n'est pas inconstance. Et ne faut point croire qu'il en parle contre ce qu'il en croit, parce que véritablement c'est selon son cœur. Je me souviens η qu'étant venu de Camargue à Lyon, il se laissa renfermer dans le temple parmi les filles, la veille d'une fête, et n'eût été la compassion que Palinice eut de lui (c'est ainsi que celle-ci de mes compagnes se nomme, dit-elle, montrant celle qui était plus près de Paris), il n'y a point de doute que sa curiosité eût été bien rudement punie. Mais elle, reconnaissant que sa faute était procédée d'imprudence et non de malice, en le déguisant

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d'un voile le fit sortir hors du temple, et l'amena jusques en son logis, qui était dans la demi-île que le Rhône et l'Arar font auprès de l'Athénée. À la vérité, cette courtoisie fut bien assez grande pour obliger Hylas à revoir Palinice, mais sa η modestie aussi était bien une bride assez forte pour empêcher que tout autre que Hylas ne lui eût parlé d'amour ! Toutefois il n'attendit pas la troisième visite sans lui en dire son opinion. Car le lendemain qu'il vint chez elle, ce fut avec autant de familiarité que s'il eût été toujours nourri auprès d'elle. - Vous m'avez, lui dit-il d'abord, conservé la vie. Il est bien raisonnable qu'elle soit employée à votre service ; aussi le veux-je faire, quand ce ne serait que pour n'être point ingrat. Vous aussi, pour ne souiller la première faveur que vous m'avez faite, recevez l'offre que je vous fais de mon service, et ne croyez point qu'il y ait personne au monde qui vous puisse plus aimer que moi, ni qui en ait plus de volonté. Ma compagne, qui n'avait pas accoutumé d'ouïr de semblables harangues, pour le commencement lui répondit assez froidement ; mais voyant qu'il continuait, elle s'en fâcha, ne pouvant supporter qu'il lui tînt ce langage. Enfin, quand par la continuation de ses visites, elle reconnut son humeur, elle ne faisait plus qu'en rire, de quoi il ne s'offensait point ; car il a cela de bon, que tout ainsi qu'il vit librement avec tout le monde, il est bien aise qu'on en fasse de même avec lui. Toutefois cette Amour alla croissant de sorte que ma

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compagne s'en trouva ennuyée, non pas que véritablement Hylas ne soit personne de mérite et qu'il n'ait des perfections qui sont dignes d'être aimées ; mais elle étant veuve, et ne faisant pas dessein de se marier, cette recherche ne pouvait que lui être fort désavantageuse. En ce même temps, il sembla que le Ciel eut pitié de Palinice, lui donnant une compagne, et bientôt deux, pour lui aider à porter un si pesant fardeau. Palinice avait un frère qui était serviteur, il y avait longtemps, de Circène (dit-elle montrant l'autre de ses compagnes qui était auprès d'elle) et parce que le respect a plus de puissance sur les cœurs qui aiment bien, Clorian (tel est le nom du frère de Palinice) n'avait point encore eu la hardiesse de le dire à cette belle Circène. Elle, d'autre côté, était encore trop jeune pour prendre garde aux actions qui lui en pouvaient donner connaissance ; si bien que Clorian brûlait bien devant sa Déesse, mais son sacrifice était inutile, n'étant pas connu de celle à qui il l'offrait. Hylas cependant continuait de voir Palinice, et parce, à ce qu'il dit, que l'un des premiers préceptes de la prudence d'amour, c'est d'acquérir les bonnes grâces de tous ceux qui attouchent ou d'amitié ou de parentage à la personne aimée, il fit tout ce qu'il put pour être ami de Clorian ; ce qui lui fut fort aisé pource que ce jeune homme était courtois et bien né, et de son côté avait ce même dessein d'être aimé de tous. Mais d'autant que Hylas était plus fin et plus rusé, soit pour avoir plus voyagé, soit pour avoir plus d'âge,

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il se contenta de feindre ce que Clorian fit à bon escient ; et par ainsi il ne fut son ami que comme le commun, au lieu que l'autre l'aimait comme si c'eût été son frère. Pour le moins ce qui s'en ensuivit en donna connaissance ; car Clorian, augmentant de jour à autre en son affection envers Circène sans la lui oser faire savoir par ses paroles, Hylas enfin s'en prit garde de cette sorte. Circène était partie pour aller voir son père, qui était tombé malade en une ville du côté des Allobroges dans le pays des Sébusiens, et sa maladie fut telle que jamais il n'en releva depuis ; cela fut cause qu'elle demeura longtemps hors de notre ville, et que par conséquent Clorian ne la voyait point. Et parce qu'à ce que j'ai ouï dire, il n'y a rien qui soulage plus celui qui aime bien que de penser en la personne aimée, Clorian se retirait bien souvent en une maison qu'il avait dans l'enceinte même de la ville, sur le haut de cette montée qui va du côté des Sébusiens. De ce lieu, on voit le Rhône d'un côté, et de l'autre l'Arar, et quand on veut étendre la vue, on voit du côté du Rhône la Forêt de Mars, dite d'Heyrieux. Que si les arbres élevés n'empêchaient l'œil, il n'y a point de doute qu'il s'étendrait plus de ce côté-là que de tout autre. Quand on se tourne vers le temple de Vénus, on voit jusques aux monts des Ségusiens. Quand on regarde l'Arar, on voit jusques aux Séquanois ; et quand on étend la vue entre le Rhône et l'Arar, vous voyez jusques aux affreuses montagnes des Allobroges, par delà la plaine des Sébusiens. Que s'il n'y avait

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quelques rochers qui s'opposent, on verrait même jusques aux Sécusiens ; parce qu'outre que le lieu est fort relevé, encore y a-t-il une tour qui est merveilleuse pour sa hauteur, au sommet de laquelle il y a un cabinet ouvert des quatre côtés, afin qu'on puisse plus aisément jouir de la beauté de cette vue. C'était en ce lieu que Clorian se retirait d'ordinaire. Et quand il se pouvait dérober des compagnies, il montait en sa tour, et de là, jetant les yeux sur la plaine des Sébusiens, il demeurait comme ravi en sa pensée, qui ne se divertissait jamais de Circène quelque objet qui se présentât à ses yeux. Il advint que Hylas, étant familier avec lui, comme je vous ai dit, ne le trouvant point dans le bas du logis, se douta bien qu'il était au haut de cette tour. Et parce qu'il était en peine de qui son compagnon était amoureux (car il connaissait bien que ces solitudes et ces longues pensées ne pouvaient procéder d'autre chose que d'amour) il monta les degrés le plus doucement qu'il put ; et, trouvant la porte entrouverte, il le vit accoudé sur la fenêtre qui regardait du côté des Sébusiens, tellement ravi en sa pensée qu'il n'eût pas * ouï tonner, tant s'en faut qu'il eût pu prendre garde au bruit que fit Hylas en ouvrant la porte et en entrant. Et de fortune il parlait alors si haut que Hylas put ouïr ces paroles.

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SONNET.
IL PARLE AU VENT.

d_627Doux Zéphyr que je vois errer folâtrement
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines,
Et qui, pillant des fleurs les plus douces haleines,
Avec ce beau larcin vas tout l'air parfumant,

Si jamais η la pitié te donna mouvement,
Oublie en ma faveur ici tes douces peines,
Et t'en va dans le sein de ces heureuses plaines,
Où mon malheur retient tout mon contentement.

Va, mais porte avec toi les amoureuses plaintes
Que parmi ces forêts j'ai tristement empreintes,
Seul et dernier plaisir entre mes déplaisirs.

Là tu pourras trouver sur des lèvres jumelles
Des odeurs et des fleurs plus douces et plus belles :
Mais rapporte-les-moi pour nourrir mes désirs.

- Je vous y prends, Clorian (dit Hylas, lui jetant le bras au col, et le baisant à la joue) je confesse que vous êtes le plus secret Amoureux qui fût jamais, mais si ne pouvez-vous plus vous cacher à moi. - Ni en cette occasion, dit Clorian, après l'avoir quelque temps considéré, ni en nulle autre, je ne me cacherai jamais à vous. - Je le reconnaîtrai bien, lui dit Hylas, si vous m'avouez librement ce qu'aussi bien je sais

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déjà. - Et qu'est-ce, répondit-il, que vous voulez savoir de moi ? - Je ne vous demande plus, répliqua Hylas, quel est votre mal, mais seulement de qui il procède. - Ah ! Hylas, dit-il, avec un grand soupir, vous avez raison de ne me demander point quel il est, car vous le jugerez assez quand vous saurez qui en est la cause. Et plût aux Dieux que vous puissiez aussi bien m'y rapporter du soulagement, comme j'en désespère, et comme librement je satisferai à votre curiosité ! Et à ce mot, s'étant assis sur un petit lit, et le prenant par la main, il lui fit tout le discours de son affection, lui disant combien le respect qu'il avait porté à Circène était grand, puisqu'il n'avait osé lui déclarer l'Amour qu'il lui portait.
  Lorsque Hylas ouït le nom de Circène, il lui sembla bien de l'avoir ouï nommer autrefois, sans toutefois s'en pouvoir bien souvenir η ; cela fut cause qu'il lui demanda laquelle c'était de toutes celles qu'il avait vues. - Puisque vous n'en connaissez point le nom, répond Clorian, il faut croire que vous ne l'avez jamais vue η, sa beauté étant telle qu'il est impossible qu'elle soit vue sans qu'on n'en demande le nom, et que l'Amour n'en engrave en même temps le visage bien avant dans le cœur. Et, à la vérité, quand je compte en quel temps vous êtes venu en cette ville, je pense que vous ne la pouvez avoir vue. - J'arrivai, ajouta Hylas, la veille de la dernière fête qu'on chômait à Vénus. Clorian, alors, après avoir quelque temps pensé, lui répondit qu'il ne la pouvait

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avoir vue que ce jour-là, parce qu'elle partit le lendemain pour aller vers son père qui était malade dans la province des Sébusiens, d'où elle n'était depuis revenue. - Et bien, dit Hylas, et pour être si belle, pensez-vous qu'elle ne veuille pas être aimée ? Quoi donc, croyez-vous qu'il n'y ait que les laides qui veuillent souffrir de l'être ? Tant s'en faut, si quelques-unes s'en doivent offenser quand on le leur dit, ce sont les laides, parce qu'il y a apparence que l'on se moque d'elles. - Je ne pense pas, répondit Clorian, qu'elles s'en offensent pour être belles, mais oui bien pour être honnêtes. - Comment, ajouta Hylas, qu'une femme pour honnête qu'elle soit, se puisse fâcher d'être aimée ? Ah ! Clorian mon ami, ressouvenez-vous que la mine qu'elles en font quand on le η leur dit, n'est pas pour être marries qu'on les aime, mais pour être en doute qu'il ne soit pas vrai. Et d'effet, où est la femme, qui, étant bien assurée de l'affection d'un homme, ne s'en est enfin fait paraître très contente et ne lui en a rendu des témoignages ? Non, non, Clorian, de toutes les actions que nous faisons, après celles qui conservent la vie, il n'y en a point de plus naturelle que celle de l'Amour. Et tenez-vous les femmes pour tant ennemies de la nature, qu'elles haïssent ce qui est naturel ? Je vous veux donner conseil, encore que vous ne me le demandiez, et, si vous le suivez, vous verrez bientôt que je ne suis pas apprentif en semblables choses. Faites savoir à Circène que vous l'aimez, et cela le plus promptement que vous pourrez ;

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car plus tôt elle le saura, plus tôt aussi en sera-t-elle assurée, et tant plus tôt elle vous aimera. Il n'y a point de doute qu'au commencement elle tournera la tête à côté, qu'elle vous dira qu'elle ne veut point qu'on lui parle d'amour, qu'elle feindra d'être en colère, et de ne vouloir plus parler à vous ; mais continuez seulement, et si vous y êtes bien assidu, soyez assuré que vous l'emporterez. Lorsqu'elles nous font ces réponses, et qu'elles refusent l'affection que nous leur présentons, elles me font ressouvenir de ces Mires, qui, ayant visité les malades, refusent, en tendant la main, l'argent que l'on leur présente. J'ai plus d'âge que vous, j'ai un peu couru du monde, et surtout j'en ai aimé plusieurs ; cela me donne l'autorité de vous en parler plus librement, et vous ne le devez point trouver mauvais. Soyez certain que jamais honteux Amant n'eut belle amie, et que c'est fait de l'amoureux qui est respectueux. Il faut que celui qui veut faire ce métier ose, entreprenne, demande, et supplie, qu'il importune, qu'il presse, qu'il prenne, qu'il surprenne, voire qu'il ravisse. Et ne savez-vous, Clorian, comme la femme est faite ? Écoutez ce qu'en dit ce grand Oracle η, qui de notre temps a parlé delà les Alpes.

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MADRIGAL.

e_595Elle fuit, et fuyant η elle veut qu'on l'atteigne,
Refuse, et refusant veut qu'on l'ait par effort,
Combat, et combattant veut qu'on soit le plus fort,
Car ainsi son honneur ordonne qu'elle feigne.

Celui qui n'a pas le courage de vivre de cette sorte, conseillez-lui seulement qu'il prenne un autre métier que celui d'Amour, car il n'y fera jamais son profit. Je veux donc conclure, Clorian, que non seulement vous devez avoir la hardiesse de lui déclarer votre intention, mais devez espérer pour certain qu'elle vous aimera, pourvu que vous l'aimiez.
  Je ne saurais, gentil Berger, vous redire au long les conseils, ni les raisons de Hylas ; car, à ce que j'ai depuis su par Palinice, à qui son frère les a plusieurs fois racontées, il se faisait bien paraître maître passé en semblables choses. Tant y a que la conclusion fut, d'autant que Clorian n'avait pas la hardiesse de déclarer à cette belle fille l'affection qu'il lui portait, qu'aussitôt qu'elle serait de retour (ce qui devait être dans peu de jours) Hylas en porterait la parole. Ce qu'il accepta librement de faire, parce, disait-il, qu'il s'en obligeait deux en un coup, à savoir Clorian en lui rendant ce bon office, et Circène en lui portant de si bonnes nouvelles. Il advint donc que quelque temps après, ma compagne retourna en la ville, et

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quoique la mort de son père l'eût contrainte de porter le deuil, et que la tristesse de son âme accompagnât fort bien l'habit qu'elle avait, si est-ce que ce déplaisir n'avait point amoindri sa beauté, tant s'en faut, il lui avait ajouté je ne sais quelle douceur au visage, qui émouvait tous ceux qui la voyaient, et d'Amour et d'une certaine attrayante compassion, qui la rendait beaucoup plus agréable. Hylas, pour satisfaire à ce qu'il avait promis, ne sut pas plus tôt son retour qu'il chercha curieusement les moyens de la voir, à quoi Palinice lui servit beaucoup, parce que son frère l'en avait priée. Elle, qui ne savait point leur dessein, et qui croyait que ce ne fût que par curiosité, fut bien aise de contenter son frère, quoiqu'il lui fâchât fort de traîner cet homme η après elle. Et de fortune il se présenta une bonne occasion, car la mère de Circène, voulant faire quelque sacrifice aux Dieux Mânes pour son mari, y convia Palinice, comme l'une de ses meilleures amies. Elle y alla, et avec elle Hylas. Mais voyez s'il n'est pas aussi bon ami que fidèle amant ! Il ne revit pas si tôt Circène qu'il en devint amoureux. Je dis, revit, parce que, jetant les yeux dessus, il se ressouvint qu'il l'avait vue autrefois dans le temple de Vénus, lorsque Palinice le sauva. Et parce que, dès lors, il l'avait trouvée fort à son gré, ses premières flammes se rallumèrent aisément en ce cœur qui est aussi susceptible de l'amour que le soufre le peut être du feu. La considérant donc quelque temps fort attentivement, il se ramentut peu à peu que Circène était celle

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qu'il avait vue dans le temple, et de laquelle il avait η demandé le nom à Palinice. Et se représentant alors la grâce qu'elle eut à chanter, et tout ce que l'amour lui fit concevoir à cette première vue, il oublia de sorte tout ce qu'il avait promis à Clorian qu'il ne pensa plus qu'à faire l'office pour soi-même. Voyez combien il est dangereux d'employer un second en semblables affaires. Il s'approcha d'elle, et, après l'avoir saluée, et que, comme pleine de civilité, elle lui eut rendu son salut, parce que c'était dans le temple, il se mit sur un genou au plus près d'elle qu'il put, et, suivant son humeur, se penchant un peu sur l'autre, il lui parla de cette sorte : - Je vois bien, belle Circène, que votre vue m'est fatale, et qu'étant venu ici pour assister à un de vos sacrifices, vous y serez aussi à un des miens. Elle, qui n'avait jamais vu cet homme, ni ouï parler de lui, le regarda quelque temps au visage, et le considérant un peu, connut bien qu'il était étranger, fût au langage, fût à l'habit, parce qu'encore qu'il le portât comme les autres de la ville, si est-ce qu'il était bien aisé à connaître, d'autant que les étrangers, quoiqu'ils se déguisent de nos habits, ont toujours quelque air différent de ceux de notre contrée ; et me semble que les Francs ont moins cette différence que tous les autres. Et parce que Circène ne connaissait point Hylas, elle crut qu'il la prenait pour quelque autre, et cela fut cause qu'après avoir arrêté quelque temps ses yeux sur lui, elle se tourna froidement d'un autre côté, sans lui répondre ; de quoi

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n'étant pas satisfait, il la tira par un des plis de sa robe.
  - Et quoi, la belle η, lui dit-il, vous ne me répondez non plus que si je ne parlais point à vous ! - Aussi crois-je, dit Circène, que votre parole ne s'adresse pas à moi, ou que vous vous mécomptez ; car qu'est-ce que vous me dites de vue fatale et de votre sacrifice ? - Ce n'est point, dit-il, à autre qu'à vous que je parle, et ne vous prends point pour autre que pour vous-même, c'est à dire pour la plus belle, et plus aimable que je vis jamais, et de qui la première vue a failli de me coûter la vie, et la seconde me la ravira sans doute, si je ne vous trouve à cette heure aussi douce et favorable que Palinice me le fut en ce temps-là. - Et qu'est-ce, dit-elle, que Palinice fit pour vous ? - Elle me sauva la vie, répondit-il, lorsque ma curiosité m'engagea dans le temple, la nuit avant la fête de Vénus, et que votre vue m'y retint plus que je ne devais. - Je n'ai point de mémoire, dit Circène, de vous y avoir vu. - Cela, répliqua Hylas, n'empêche pas que je ne vous aime, et qu'au lieu d'assister à votre sacrifice, comme j'ai pensé de faire, vous n'assistiez à celui qu'Amour vous fait de moi ; en quoi toutefois je m'estimerai bienheureux si j'acquiers quelque part en votre amitié. - Je vois, dit-elle, que vous êtes étranger, et que vous ne me connaissez pas, et crois encore mieux que mon amitié vous est fort indifférente. Et à ce mot, elle se tourna d'un autre côté, et il lui advint à propos qu'une de ses compagnes entra dans le temple, à laquelle feignant

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de quitter sa place par courtoisie, elle se retira au plus près de sa mère qu'elle put ; et, durant tout le reste du sacrifice, elle ne voulut s'approcher de lui. Mais Hylas n'était pas homme pour s'arrêter en si beau chemin.
  Il trouva donc par le moyen de Palinice, celui d'entrer chez Circène, et pour conclusion s'y rendit si familier, faisant toujours croire à Clorian que c'était à son occasion, qu'il demeurait plus avec elle qu'en tout autre lieu. Mais ce n'était pas assez pour l'humeur d'Hylas de tromper son ami et d'aimer Palinice et Circène, si un soir que nous nous allâmes promener contremont l'Arar, il ne m'en eût dit autant qu'aux autres, sans qu'il eût presque connaissance de mon nom.
  Hylas, qui était aux écoutes, comme je η vous ai dit, ne put s'empêcher, quoique ce fût contre son dessein, de se montrer à elle, et de lui dire tout à coup : - Et quoi, belle Florice η, avez-vous opinion que ce fût de votre nom que je fusse amoureux ? Hylas se repentit bien de s'être fait voir sans y penser, mais ces étrangères furent bien plus étonnées, le voyant paraître tant inopinément η, quoique d'abord elles le regardèrent par deux fois avant que de le reconnaître, à cause du changement d'habits.
  Mais Astrée en fut très aise, qui s'ennuyait infiniment que le long discours η de cette étrangère lui retardât le contentement qu'elle espérait de la fin de son voyage. Elle fit semblant toutefois d'en être bien marrie, afin de faire comme les autres, qui tous ensemble se η firent

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voir. Au contraire Hylas, feignant d'avoir interrompu à dessein Florice, s'en courut l'embrasser, et puis salua les autres deux, et enfin retournant vers elle : - Et bien, belle discoureuse, dit-il, ne cesserez-vous jamais de renouveler mes plaies ? - J'avais opinion, dit-elle, de chanter vos louanges ; et depuis quand les estimez-vous autres ? - J'ai de tout temps, dit-il, accoutumé d'appeler chaque chose par son nom : et n'est-ce pas reblesser que de remettre le fer dans des vieilles cicatrices ? Et y a-t-il un fer plus tranchant que la vue de vos beautés, et le souvenir de mes premières Amours ? - Ô ! dit Florice, l'offense n'est pas grande, si je ne vous fais que cette plaie, et vous ne devez pas avoir peur d'en mourir, puisque vous en savez de si bons remèdes. - Cela serait bon, répondit Hylas, si toutes les blessures se guérissaient par des remèdes semblables. Mais n'entrons point si tôt en ce discours, et me dites quel bon dessein vous conduit en ce lieu. - Ce n'est pas, répondit Florice, celui de vous y voir. - Si vous étiez, ajouta Hylas, aussi courtoise que vous m'êtes obligée, cette considération aurait bien assez de force pour vous y conduire, vous ayant assez fait de services à toutes pour vous laisser la volonté de me revoir ! Mais je vois bien que j'ai semé une terre ingrate, et qui ne rend pas la peine qu'on y prend. - Quelquefois, répondit Circène, pource que le laboureur est mauvais, et la graine mal choisie et mise hors de saison, le bon terroir rapporte des ronces au lieu de blé ; prenez garde que quelqu'une de

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ces choses ne soit cause de l'infertilité dont vous nous blâmez.
  - Je sais bien, dit-il, Circène, que, comme vous avez toujours eu beaucoup de beauté pour vous faire aimer, de même vous n'avez jamais eu faute de dédain pour mépriser ceux qui vous ont adorée. - Et moi, dit Palinice, je sais encore mieux que, comme vous avez toujours été très fertile en nouveaux désirs et nouvelles affections, de même vous n'avez jamais eu faute de paroles pour accuser autrui de votre faute. Alors Hylas se reculant deux ou trois pas : - C'est trop, dit-il, d'avoir à combattre contre trois : les plus vaillants même ne le veulent entreprendre contre deux. À ce mot, Astrée, Diane, Phillis et le reste de leur troupe arrivèrent, et furent cause que cette dispute prit fin.

 

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