L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie
Livre 8
L'Astrée II, 8. Édition Vaganay**, 1925
Au fond, le vain tombeau de Céladon. le vacie et les bêtes sacrifiées
Au premier plan, Léonide et Chrisante
Derrière elles, Lycidas portant l'eau arfériale
À l'arrière, les filles druides (II, 8, 552)
(Voir Illustrations)
L'Astrée II, 8. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Devant le vain tombeau de Céladon, le vacie accroche l'épitaphe
Au premier plan, Astrée et Mélampe. Au centre, Silvandre à genoux (II, 8, 552)
(Voir Illustrations)
Édition de 1610, p. 489.
Édition de Vaganay, p. 309.
Quelque dessein que Léonide eût fait de n'avoir plus d'amour pour Céladon, si ne se pouvait-elle défaire entièrement de la première affection qu'elle avait eue pour lui, tant cette passion est difficilement arrachée quand elle a jeté de profondes racines dans un cœur qui n'a point d'autre souci. De sorte que la rencontre qu'elle avait faite de lui ne lui avait pas rapporté un petit contentement. Mais le déplaisir de l'avoir vu en un misérable état n'était pas moindre, et se rendait encore plus grand, quand elle se représentait l'étrange résolution qu'il avait faite. Si bien qu'elle se trouvait étrangement combattue,
et ne savait si elle se devait plus réjouir de l'avoir trouvé que s'attrister de l'état auquel elle l'avait trouvé. Tant que le chemin dura, elle ne fit que penser et chercher les moyens de le retirer de cette façon de vivre. Quelquefois, elle avait opinion qu'elle devait faire entendre le tout à la Bergère Astrée, afin que, l'y conduisant, il laissât cette vie sauvage. Mais elle changeait d'avis aussitôt qu'elle se ressouvenait que par ce moyen elle s'ôtait toute espérance de pouvoir jamais être aimée de lui, sachant bien que si Astrée entendait qu'il fût en vie et qu'elle le pût trouver, elle lui ferait tant de démonstrations de bonne volonté qu'elle η ne devait plus rien espérer de lui. Car encore qu'elle eût trouvé Céladon si opiniâtre pour conserver l'affection qu'il portait à sa Bergère, si ne se pouvait-elle figurer qu'une amitié pût longuement vivre seule, et se persuadait qu'enfin l'amour ferait des merveilles pour elle, ou pour le moins le dédain d'Astrée. Changeant donc d'avis, et se représentant qu'Adamas avait toujours beaucoup aimé le père de Céladon, à ce qu'elle lui avait ouï dire, elle jugea d'être à propos de l'avertir de la vie qu'il faisait, s'assurant bien qu'il y mettrait l'ordre qui serait nécessaire. Toutefois, considérant que le lieu où Céladon s'était réduit était le plus commode qu'elle saurait choisir, fût pour l'entretenir toute seule, fût pour lui rendre de grandes preuves de sa bonne volonté, elle pensa qu'il valait mieux n'en rien dire à personne pour encore, et essayer de lui faire η passer le temps et le divertir de ses
tristes
pensées le plus qu'il lui serait possible, faisant
résolution que, si elle voyait que sa présence et
son artifice ne le fissent point changer, il serait
toujours assez à temps d'en avertir son oncle.
Elle s'arrêta donc en cette résolution, et pour
l'effectuer, elle ne faillait point tous les jours de
le venir trouver, et passer toutes les heures qu'elle
pouvait auprès de lui. Le Berger, qui reconnut que le
grand soin que la Nymphe avait de le visiter ne
pouvait procéder que d'Amour, en reçut du déplaisir,
lui semblant que de le souffrir, il offensait en
quelque sorte la fidélité qu'il avait promise à sa
Bergère, outre que les heures de sa visite lui
semblaient être perdues, parce qu'il ne pouvait
entretenir ses chères et douces pensées. Si bien
qu'au lieu de se réjouir, il commença de s'attrister
davantage η ; de quoi la Nymphe s'apercevant, après
avoir quelque temps consulté en elle-même, et voyant
que de jour en jour il allait diminuant, elle résolut
de recourre aux sages conseils d'Adamas, s'assurant
de lui en parler de sorte qu'il n'y soupçonnerait
rien à son désavantage.
S'en revenant donc un soir de meilleure heure que de
coutume, elle trouva * son oncle qui se promenait sur
une terrasse qui avait la vue du côté de la plaine
d'où elle venait. Et après l'avoir salué, et que le
Druide lui eut demandé où elle avait laissé Paris,
elle lui répondit que toutes ces belles Bergères
l'avaient accompagnée jusques auprès du Temple de la
Bonne Déesse, et que Paris les avait voulu
reconduire.
- Mais, dit-elle, mon Père, j'ai fait une plaisante rencontre, et qui m'a retenue, de sorte que je pensais que Paris serait arrivé avant moi. - Et quelle est-elle ? lui dit le Druide. - C'est, répondit Léonide, de Céladon. Il faut que vous sachiez que depuis que nous le fîmes sortir du Palais d'Isoure, au lieu d'aller trouver ses parents et amis, il s'est retiré dans une caverne où il s'est tellement caché à tous ceux de sa connaissance qu'il n'y a personne qui ne pense qu'il soit mort. - Et pourquoi, dit Adamas, a-t-il fait cette résolution ? - Je crois, répondit-elle, qu'il a quelque maladie d'esprit et qu'il ne vivra pas longtemps, car il ne parle qu'à force, et ne vit que d'herbes, et a une si grande tristesse que vous ne le reconnaîtriez pas. - Et d'où vous a-t-il dit, ajouta le Druide, que ce mal lui procédait ? - Il n'en parle qu'à mots interrompus, et si peu qu'il est aisé à connaître que le discours lui en déplaît. Toutefois je pense que l'amour qu'il porte à la Bergère Astrée en est la cause. - Si cela est, répondit Adamas, il est fils de père ; car Alcippe a été autrefois tellement transporté de l'amour d'Amarillis que je ne vis jamais faire de plus grandes folies ! Et même cela η fut cause qu'il laissa la vie des champs pour celle de la Cour, et qu'il fit longtemps les exercices des Chevaliers. - Et leur est-il permis, dit Léonide, de changer de cette sorte de condition ? - Ma fille, dit le Druide, ni Céladon, ni ces autres Bergers que vous voyez le long des rives de Lignon, ni la plupart de ceux de Loire et de Furan, ne sont pas de moindre extraction que vous
êtes, et faut que vous sachiez que leurs aïeux n'ont élu cette sorte de vie que pour être plus douce et accompagnée de moins d'inquiétudes. Et d'effet ce Céladon de qui nous parlons est votre parent fort proche. Car la maison de Lavieu η et la sienne viennent d'un même tige, si bien que Lindamor et lui vous sont parents η en même degré, mon aïeul et les bisaïeux de Lindamor et de Céladon, ayant été frères. Léonide, qui n'avait encore su cette alliance, demeura étonnée, lui semblant que cette proximité η lui défendait d'aimer Céladon, comme l'amour lui commandait. Toutefois, pour n'en donner connaissance à son oncle, elle lui dit que, leur étant si proche, ils étaient donc obligés d'en avoir plus de soin que d'un étranger, et que la sauvage vie qu'il menait était telle qu'elle ne pensait pas qu'il pût vivre longuement. - Il faut, répondit le Druide, que nous y rapportions tout ce que nous pourrons, et afin de n'y point faire de faute, je veux consulter l'antre de la vieille Cléontine. Peut-être que le Ciel a soin de lui, et que ce n'est point sans sujet qu'il le retient ainsi caché. J'en ai vu d'autres qui ont été préservés de cette sorte de diverses fortunes dont ils étaient menacés η. Cependant qu'ils parlaient, Paris arriva, qui leur fit interrompre leur discours, pource qu'ils ne voulaient qu'il sût ces nouvelles, et, entrant dans le logis, ils se mirent à table, et quelque temps après dans le lit, afin d'aller plus matin vers Cléontine.
Montverdun est un grand rocher qui s'élève en pointe de Diamant η au milieu de la plaine du côté de Montbrison, entre la rivière de Lignon et la montagne d'Isoure. Que s'il était un peu plus à main droite du côté de Leigneux, les trois pointes de Marcilly, d'Isoure et de Montverdun feraient un triangle η parfait. On dirait que la nature a pris plaisir d'embellir ce lieu sur tous les autres de cette contrée. Car l'ayant élevé dans le sein de cette plaine, si également de tous côtés, il se va étressissant peu à peu, et laisse au sommet la juste espace d'un Temple, qui a été dédié à Tautatès, Hésus, Taramis, Bélénus. Et parce que c'est le plus renommé de tous ceux de Forez, c'est le lieu où les Eubages, les Saronides, les Vacies et les Bardes se tiennent dans des grottes qu'ils ont faites autour du Temple, dans lequel ils font leurs assemblées lorsque les Druides le leur ordonnent η. Mais ce qui est plus admirable, c'est que ce grand rocher, qui a plus de quatre mille pas de tour quand il commence de s'élever, et de hauteur plus de quatre cents, et au sommet plus de cinq cents, est tout couvert de terre, et d'un côté planté de vignes, et de l'autre si plein d'une menue herbe, et si verte, que ceux η du pays, en corrompant son nom, l'ont appelé Montverdun au lieu de Mont-Vatodun, qui signifiait la Montagne et demeure des sacrificateurs, parce qu'en langage Celte Dunum signifie forteresse, et Vates, en celui des Romains, sacrificateurs ou ceux qui rendent les oracles, et depuis que les Gaulois avaient eu la communication
des Romains, ils n'avaient pas seulement mêlé leurs langages ensemble, mais aussi leur façon de sacrifier, voulant bien, pour leur complaire et s'accommoder η au peuple qui était victorieux, prendre quelques-unes de leurs coutumes ; mais ne pouvant aussi se défaire de leurs anciennes, ni oublier leurs premières cérémonies, ils en firent un tel mélange qu'ils retinrent presque également η du Romain et du Celte. L'occasion qui avait rendu ce Mont plus peuplé de ces Bardes, Eubages, Saronides et autres, ç'avait été que Druys, celui qui institua les Druides, ayant trouvé ce lieu plein d'une certaine divinité qui l'inspira d'abord qu'il y fut, il pensa être à propos d'en laisser quelque marque à la postérité. Tout ce rocher, qui pour sa grandeur se peut nommer une Montagne, est de nature tellement creux, qu'il semble, quand on est dedans, que ce ne soit qu'une voûte. Il y a trois ouvertures si spacieuses qu'un chariot y pourrait entrer : elles demeurent ordinairement closes, sinon lorsque l'on veut consulter l'oracle, qu'il y a toujours une Druide qui, après le sacrifice, s'en court ouvrir la porte du Dieu auquel on fait la demande, et soudain il en sort un vent assez impétueux qui, venant des concavités de cet antre, et se froissant contre les détours du rocher, fait un certain bruit qui semble à des voix mal articulées, et la Druide, tenant la tête la plus avancée qu'elle peut dedans avec la bouche ouverte, y demeure tant que le bruit dure, puis s'en revient dehors avec les cheveux mal en ordre, les yeux
égarés et le visage tout
changé, et d'une voix tout autre qu'elle n'avait pas,
et faisant des actions d'une personne transportée,
prononce l'oracle que bien souvent elle n'entend pas
elle-même. Or ces trois portes sont dédiées à trois
de leurs Dieux, ou pour mieux η dire, à Dieu sous trois
divers noms, à savoir : l'un à Hésus, que l'on
consultait quand il fallait faire la guerre ; l'autre,
à Taramis, où les choses futures s'apprenaient ;
et l'autre, à Bélénus où les Amants adressaient leurs
sacrifices et supplications. Et jamais ces portes ne
s'ouvraient toutes à la fois, que le sixième de la Lune de Juillet qu'ayant cueilli le Gui, ils en
venaient jeter des branches dedans. Que si alors la
Dame de la province se trouvait encore fille, il lui
était permis d'entrer dans la caverne, choisissant
pour son Chevalier celui qu'elle voulait prendre pour
son mari, avec lequel et le grand Druide, ils visitaient
tout ce qui était dans cette caverne, et voyaient
toutes les merveilles que le grand η Druide y avait
laissées.
Or ce fut en ce lieu où Adamas, dès le matin, s'achemina
avec Léonide pour consulter Taramis. Et après avoir
fait le sacrifice des Taureaux η blancs selon leur
coutume, et que Cléontine eut été ceinte de
verveine, et eut jeté du sang du sacrifice contre
l'entrée, elle mit du Laurier dans sa bouche, le
mâcha, et touchant la serrure avec une branche de
Gui, les portes incontinent s'ouvrirent avec un grand
bruit, et elle, se tenant à l'un des gonds, pencha
tout le
corps en dedans, et recevant à pleine bouche le vent, qui, en murmurant, venait de la caverne, y demeura fort longtemps, et enfin revint courant au lieu du sacrifice, où le Druide et tous ceux qui y avaient assisté l'attendaient à genoux, et la tête nue suppliaient Tautatès d'avoir leurs vœux agréables. Et d'abord qu'elle fut arrivée, prenant l'un des coins de l'autel, et se levant sur le haut des pieds η, les cheveux épars et hérissés, elle proféra d'une voix toute changée telles paroles :
À vous, sage Adamas, le Ciel l' ηa destiné.
Surmontez par prudence
Et l'amour et l'enfance.
Vous le devez ainsi, puisqu'il est ordonné,
Qu'obtenant sa maîtresse,
Contente pour jamais sera votre vieillesse.
Adamas, après avoir remercié Taramis et supplié qu'il lui fît bien entendre sa volonté, de peur que, par ignorance, il n'y contrevînt, partit de ce lieu, tout résolu d'assister Céladon en tout ce qu'il pourrait, puisque le Dieu lui promettait une vieillesse contente quand ce Berger posséderait sa maîtresse. Il avait bien déjà une bonne volonté envers lui, tant à cause
de la proximité qui était entre eux que pour les mérites du Berger ; mais depuis la réponse de l'oracle il y fut bien davantage poussé pour son propre sujet, faisant bien paraître combien une personne intéressée s'emploie plus soigneusement que celle qui n'est touchée que du devoir. Prenant donc le chemin de Lignon, il s'enquit de Léonide du lieu où Céladon était, et elle lui ayant montré l'endroit, il crut être à propos de regagner le pont de la Bouteresse ; et prenant le même sentier par où elle y avait été conduite sans y penser, elle lui montra la fontaine où elle l'avait rencontré, et enfin le buisson qui couvrait le rocher où il demeurait. Et parce qu'ils eurent peur que s'il les apercevait, il ne s'enfuît, ils s'en approchèrent le plus doucement qu'il leur fut possible pour le surprendre. Et de fortune il était couché à l'entrée de sa caverne, si près de la rivière que la considérant, appuyé sur un coude, les larmes que ses pensées lui arrachaient du cœur tombaient dedans, et se mêlaient parmi son onde. Et lorsqu'ils arrivèrent, il reprit ainsi la parole :
SONNET.
Il se compare à la rivière de
Lignon.
Rivière que j'accrois η
couché parmi ces fleurs,
Je considère en toi ma triste ressemblance :
De deux sources tu prends en même temps naissance,
Et mes yeux ne sont rien que deux sources de pleurs.
Tu n'as point tant de flots que je sens de malheurs,
Si tu cours sans dessein, je sers sans espérance.
En des sommets hautains ta source se commence η,
D'orgueilleuses beautés procèdent mes douleurs.
Combien de grands rochers te rompent le passage !
De quels empêchements ne sens-je point l'outrage !
Toutefois en un point nous différons tous deux :
En toi l'onde s'accroît des neiges qui se fondent,
Plus on gèle η pour moi, plus mes larmes abondent,
Quoique tu sois si froide, et moi si plein de feux.
Ah ! rivière, continua-t-il peu après, qui es témoin que je suis le plus malheureux, comme autrefois tu m'as vu le plus heureux Berger du monde ! Est-il possible que tu n'aies point de regret de n'avoir voulu mettre une pitoyable fin à mes infortunes, lorsque dans tes eaux
tu me sauvas si cruellement la vie ? Fallait-il que les choses même insensibles, conjurées ensemble contre moi, me refusassent le secours que naturellement elles donnent à tout autre ? Mais, peut-être, tu n'as voulu consentir à ma fin, espérant d'avoir par mon moyen une troisième source, prévoyant bien que mes yeux n'ayant que trop d'occasion de pleurer, t'en fourniraient d'une plus abondante que celle que tu as. Si ce dessein t'a fait user envers moi de cette cruelle pitié η, tu n'en seras point déçue, puisque mes pleurs ne cesseront jamais tant que je vivrai. À ce mot les soupirs donnèrent un tel empêchement à la voix qu'il fut contraint d'interrompre ses paroles pour quelque temps, et lorsqu'il voulut commencer, Léonide, sans y penser, se remua ; et parce qu'elle était fort près de lui, il tourna la tête de son côté, et fut fort surpris de la voir avec Adamas en ce lieu. Il se releva promptement, et vint saluer le Druide qui s'avançait déjà vers lui. La pâleur et la maigreur de Céladon étaient telles qu'Adamas n'en fut pas peu étonné ; mais ayant autrefois η éprouvé les forces d'Amour, il jugea bien que cette violente maladie le pourrait réduire en un état encore plus dangereux s'il demeurait sans remède. C'est pourquoi, après les salutations ordinaires, il le prit par la main, et le fit asseoir auprès de lui au même lieu où il était couché auparavant, où, après quelques discours, il lui tint ce langage : - Mais, mon enfant, en quel état est celui où je vous trouve ? Était-ce pour vivre de cette sorte que
vous me requîtes, dans le Palais d'Isoure, de vous sortir de la peine où vous étiez ? Faisiez-vous dessein de vous venir renfermer dans cet Antre, et vivre loin de la fréquentation des hommes comme une personne sauvage ? Vous êtes né, Céladon, à quelque chose de meilleur, vous, dis-je, que le grand Taramis a particulièrement doué de la raison, ne serez-vous condamné par son infaillible jugement si à la nécessité η vous ne produisez les effets qu'il attend de vous ? S'il a mis quantité de troupeaux et de pâturages sous votre charge, pensez-vous n'être pas obligé de lui en rendre compte ? Tout ce qui est sous l'étendue du Ciel est à lui, et nous n'en sommes que les gardiens, et ne faut point douter qu'il ne nous en demande enfin un compte fort particulier. Et que lui répondrez-vous, mon enfant, quand ce temps-là sera venu ? Encore qu'il nous ait remis sous notre volonté, si ne sommes-nous pas nôtres, et faut que nous attendions un rude châtiment, si nous avons disposé de nous-mêmes autrement que nous n'avons dû η. Et comment pensez-vous être raisonnable, puisqu'en l'âge où vous êtes, sans souci de vos troupeaux, de vos parents ni de vos amis, vous vivez comme un ours η sauvage dans les antres écartés, éloigné de la vue de chacun, et sans vous prévaloir en cette occasion des remèdes que ce grand Dieu a remis entre vos mains ? Vous direz que l'affection que vous portez à la Bergère Astrée vous y contraint. Mais, mon enfant, rentrez en vous-même, et considérez que si
vous l'avez offensée, tant que vous serez loin d'elle, vos services n'effaceront point cette offense, et si vous ne l'avez point offensée, comment espérez-vous de lui faire connaître votre innocence ? Or sus, mon enfant, je vous accorde que, par le passé, vous avez eu quelque raison de vous retirer de sa présence, voire même de la vue de chacun, afin qu'elle connût qu'elle peut toute chose sur vous, et que la perte de ses bonnes grâces est du nombre de celles η qui ne se peuvent recevoir sans perdre aussi pour quelque temps l'usage de la raison. Mais à cette heure il est temps que vous reveniez en vous-même, et que vous lui fassiez paraître que vous n'êtes pas seulement amoureux, mais homme aussi, et que si le déplaisir vous a jusques ici ôté l'usage de la raison, la raison toutefois vous est demeurée qui, peu après, a repris sa force, afin qu'elle ne se repente pas d'avoir affectionné en vous un Amant qui n'était pas homme. À ces paroles d'Adamas, Céladon répondit froidement de cette sorte : - Plût à Dieu, mon père, que vos paroles fussent adressées à une personne qui eût une âme capable de les recevoir ; car quant à moi, j'avoue qu'il ne m'est resté autre chose de l'homme que la mémoire, n'en ayant plus ni l'entendement ni la volonté η, et encore je crois que cette mémoire n'est demeurée avec moi que pour la nourriture de mes ennuyeuses pensées. De sorte que ce que vous voyez devant vous, ce n'est plus ce Céladon, fils d'Alcippe et d'Amarillis, que le grand Druide Adamas a autrefois
tant favorisé de son amitié, mais seulement une vaine idole que le Ciel conserve encore parmi ces bois pour marque que Céladon sut aimer. Et toutefois, puisque réduit en cette extrémité, l'usage de la parole m'est permis pour répondre au grand Dieu Taramis et à tout ce que vous m'opposez, il suffit que je vous dise seulement ce mot : J'AIME. Car, sage Adamas, si j'aime, comment aurai-je peur d'offenser Taramis en faisant ce que l'amitié me commande, puisqu'il a voulu, ou permis pour le moins, que j'aie aimé ; ou ceux qui permettent quelque chose doivent en souffrir tout ce qui en dépend, et qui niera que la misérable vie que je traîne ne soit une dépendance de cette Amour ? Et quant à ce qui me touche, celui-là se peut-il dire amant qui a des yeux pour voir autre chose que ce qu'il aime ? Ah ! mon père, c'est sans doute que j'aime, et c'est sans doute aussi que je suis aveugle pour moi, pour mes troupeaux, pour mes parents, et pour tout le reste des hommes. Car je n'ai des yeux que pour celle à qui je suis. Si le Ciel, comme vous dites, m'a laissé en ma puissance, pourquoi me demanderait-il compte de moi-même, puisque, tout ainsi qu'il m'avait remis en ma propre conduite et disposition, de même me suis-je entièrement résigné entre les mains de celle à qui je me suis donné ! Et partant, s'il veut demander compte de Céladon, qu'il s'adresse à celle à qui Céladon est entièrement. Et quant à moi, c'est assez que je ne contrevienne en rien à la donation que j'en ai faite. Le Ciel l'a voulu,
car c'est par destin que je l'aime. Le Ciel l'a su, car dès que j'ai commencé d'avoir quelque volonté, je me suis donné à elle, et ai toujours continué depuis. Et bref, le Ciel l'a eu agréable ; autrement je n'eusse pas été si heureux que je me suis vu par tant d'années. Que s'il l'a voulu, s'il l'a su, et l'a eu agréable, avec quelle justice me pourra-t-il punir, si je continue à cette heure qu'il n'est pas même en ma puissance de faire autrement ? Fasse de moi Taramis tout ce qu'il lui plaira, que mes troupeaux deviennent ce qu'ils pourront, que mes parents et amis se plaignent et aient telle opinion qu'ils voudront, ils doivent être tous satisfaits et contents de moi quand je leur dirai pour toute raison que J'AIME. - Mais comment, répondit Adamas, voulez-vous toujours vivre de cette sorte ? - L'élection, répondit le Berger, ne dépend de celui qui n'a ni volonté ni entendement. - Si cela est, ajouta le Druide, vous cessez d'être homme. - Il y a longtemps, répliqua le Berger, que ce souci ne me touche nullement. - Mais si vous aimez, continua le Druide, comment ne vous efforcez-vous de voir celle que vous aimez ? - Si j'aime, répondit-il, comment voudrais-je déplaire à celle que j'aime, ou comment lui désobéir ? Ou plutôt comment ne recevrai-je un extrême contentement de lui plaire et de lui obéir ? - Mais, dit le Druide, elle ne sait pas que vous lui obéissez. - Il suffit, répondit le Berger, quand il
n'est pas permis d'en donner plus de connaissance que, pour notre satisfaction, nous savons que nous avons fait ce qui a été de notre devoir. Il n'y a point de plus fidèle témoin, ni de Juge plus rigoureux contre nous que nous-mêmes. Le Druide ne savait s'il devait plus estimer la vivacité de cet esprit en ces réponses, que blâmer l'erreur auquel il était. Mais enfin considérant que le mal n'était pas encore venu à son déclin, il pensa que ce serait l'animer davantage que de lui présenter de plus violents remèdes. Cela fut cause que s'étant tu quelque temps : - Or, Céladon, dit-il, ce que je vous en ai dit, ç'a seulement été pensant d'y être obligé par les lois de l'amitié et par le devoir de ma charge, et non pas pour vous contrarier. Seulement je veux une chose de vous, et que vous ne me devez point refuser puisque c'est pour mon contentement. Il faut que vous sachiez que j'ai une fille que j'aime plus que toutes les choses que la bonté de Taramis m'a données. Et parce qu'il n'y a nul bien entre les hommes qui soit parfait de tous points, le contentement de ma chère fille m'est infiniment diminué par sa longue absence, et par la connaissance que j'ai d'en devoir être encore fort longtemps privé. Or dès l'heure que je vous vis au Palais d'Isoure, il est certain que je vous aimai pour savoir que vous étiez fils d'Alcippe et d'Amarillis, mais il faut que je confesse que mon amitié s'augmenta beaucoup par la vue que j'eus de votre visage, car d'abord il me sembla de voir ma chère fille,
tant vous avez de l'air l'un de l'autre. Cela est cause que je vous conjure par tout ce qui a plus de puissance sur vous d'avoir agréable que je vienne quelquefois interrompre votre solitude, pour me donner cette satisfaction de voir en votre visage un portrait vivant de ce que j'aime le plus au monde. Le Berger, qui était plein de courtoisie, lui répondit qu'il lui ferait une particulière faveur de prendre cette peine, et que s'il n'était contraint de se tenir éloigné de chacun, il irait lui-même en sa maison pour lui rendre ce service, et qu'il remercierait la nature de l'avoir tant favorisé que de lui avoir donné quelques traits ressemblants à quelque chose qui fût aimée de lui. Bref, pour ne redire η ici toutes leurs paroles, qui par leur longueur seraient peut-être ennuyeuses, Adamas se résolut de visiter bien souvent le Berger, espérant par ce moyen le pouvoir retirer peu à peu de cette grande mélancolie ; outre qu'il était vrai η qu'Alexis sa fille ressemblait un peu à ce Berger. Et d'autant qu'il était contraint, selon leurs statuts, de la laisser jusques en l'âge de quarante ans parmi les filles Druides qui demeuraient aux Antres des Carnutes, il prenait du plaisir, voyant Céladon qui la lui représentait en quelque sorte. Il avait été ordonné par Dis Samothes, et depuis, reconfirmé par le grand Druys, instituteur des Druides, que les Sacrificateurs qui auraient des fils η, enverraient leurs aînés aux écoles des Carnutes, où dix ans ils apprenaient leur science, dix ans ils l'enseignaient aux autres, et dix
ans ils
servaient aux sacrifices et jugements publics, et
après ils pouvaient retourner chez eux et exercer la
charge des Druides par toutes les Gaules. Que s'ils
n'avaient que des filles, ils étaient contraints
d'envoyer les aînées, depuis l'âge de dix ans, au
même lieu où elles étaient instruites, puis
instruisaient, et enfin jugeaient, comme nous η avons
dit, car les Gaulois s'arrêtaient bien souvent au
jugement de ces femmes Druides. Et ce temps-là étant
passé, elles revenaient en la maison de leurs pères,
où elles se pouvaient marier.
Or cette résolution étant prise de cette sorte,
Céladon fut celui
qui en eut plus de profit ; car dès le commencement
Léonide lui rendit ses lettres qu'elle lui avait
dérobées, qui lui fut un grand présage de meilleure
fortune, ayant toujours ouï dire que, comme les
malheurs ne viennent jamais seuls, il semble aussi
qu'un bonheur en attire un autre. Et depuis, étant
visité fort souvent tantôt par Léonide, et tantôt
par le Druide, il était fort diverti des tristes
pensées qui le consommaient, outre que le soin
qu'Adamas avait de lui donner des vivres secrètement
n'était pas petit. Et véritablement ce fut une bonne
rencontre pour Céladon que la bonté du Druide et
l'affection de la Nymphe, car elles étaient cause
que l'un et l'autre étaient soigneux de lui outre
mesure, et par-dessus leur devoir et grandeur. Mais
ce qui donna plus de soulagement à ce Berger, ce fut
que la Nymphe lui porta de l'encre et du papier,
parce qu'étant
seul, il s'amusait à mettre par écrit les passions qu'il ressentait, ce qui le contentait beaucoup quand il η les lui relisait : les plaies d'Amour étant de telle condition que, plus elles sont cachées et tenues secrètes, plus aussi se vont-elles envenimant, et semble que la parole avec laquelle on les redit soit un des plus souverains remèdes que l'on puisse recevoir en l'absence η. En même temps, Adamas, qui jugeait bien que les trop continuelles pensées du Berger ne faisaient que l'arrêter et raffermir davantage en sa mélancolie, lui conseilla de passer son temps dans le bocage sacré, qui était auprès de là, fût à graver sur les écorces des jeunes arbres des chiffres et des devises, fût à faire des tonnes et cabinets, pour l'embellissement du lieu, et pour cet effet lui apporta des outils nécessaires. Ce Berger, qui déjà avait repris ses forces et sa première beauté, ayant aussi l'entendement renforcé, connut bien qu'Adamas le conseillait avec raison de fuir cette nonchalante oisiveté où il avait vécu ; et cela fut cause que s'en allant de compagnie η au lieu qu'il lui avait dit, il commença d'y travailler. Mais ce qu'il faisait, c'était par le dessein du Druide qui aussi, comme un bon médecin s'accommodant à son malade, lui assaisonnait tous ses conseils par quelque dessein d'Amour. - Voyez-vous, lui disait-il, mon enfant, encore que, selon nos statuts, nous ne devions point faire de temple à Tautatès, Hésus, Bélénus, Taramis, notre η Dieu, si est-ce que depuis que ces usurpateurs η de l'autrui, je veux dire ces peuples que l'on appelle
Romains, apportèrent avec leurs armes leurs Dieux étrangers dans les Gaules, et que, perdant notre ancienne franchise, nous fûmes contraints de sacrifier en partie à leur façon, nous avons eu des temples où notre Dieu a été adoré parmi les leurs. Et parce que la coutume est passée enfin en loi, il vous sera permis, Céladon, de dédier une partie de ce Bocage, non pas comme à une première divinité, mais comme à un très parfait ouvrage de cette divinité, à votre belle Astrée ; ce que notre Dieu ne trouvera point plus mauvais que les Temples dédiés par ces étrangers à la Déesse Fortune, à la Déesse η Maladie ou à la Déesse η Crainte, principalement si votre ouvrage lui η étant directement consacré, vous n'adorez pas sur leurs Gazons cette Déesse Astrée, mais lui en élevant d'autres à côté de leurs chênes, vous adressez vos vœux à cette belle, comme à l'œuvre η le plus parfait qui soit sorti de ses mains. Il faut donc plier ces arbres sur ce chêne, lui dit-il, lui en montrant un assez beau, et arracher ces petits, afin d'y faire une place que nous dédierons à l'amitié ; et contre le pied du chêne, nous élèverons des Gazons en forme d'autel, sur lequel je mettrai un tableau qui sera le symbole de l'amitié. Et quand celui-ci sera fini, nous y ferons une porte pour entrer dans un autre qui sera plus spacieux, et que nous appuierons sur ce chêne, qui véritablement, dit-il, est admirable, lui montrant un grand chêne qui s'élevait d'un seul tronc, et puis se séparant en trois branches, les réunissait
en haut, et les
resserrait sous un même écorce η. Voyez-vous, lui
dit-il, que le lieu montre que l'on y a été
quelquefois ? J'y suis venu bien souvent faire des
sacrifices pour le symbole que cet arbre a de Tautatès, Hésus, Bélénus, Taramis, notre η Dieu.
- Comment, mon père, répondit Céladon, vous en
nommez quatre, et vous ne dites que notre Dieu ? Il
faudrait dire nos Dieux. Je ne vous en eusse pas parlé
pour une fois, mais vous l'avez déjà plusieurs fois
repliqué. - Mon enfant, répondit le Druide, ce que
vous me demandez n'est pas le moindre de nos mystères,
mais plutôt l'un des plus grands de la créance des Druides, et quoique nous ne le devions révéler qu'à
ceux qui sont instruits en nos antres et écoles, si ne laisserai-je de vous en déclarer autant que vous
serez capable d'en recevoir.
Sachez donc, mon enfant, que ce grand Dis Samothes,
incontinent après la division des hommes à cause de
la confusion η des langues, étant bien instruit par
son aïeul, fût en la religion du vrai Dieu, fût
aux sciences plus cachées, s'en vint descendre par
l'Océan Armorique en cette terre que jusques à cette heure nous nommons Gaule, et qui peu à peu changeant ce
nom, semble prendre η celui de France pour l'avenir ;
et depuis, s'avançant et la peuplant, y planta
heureusement son Sceptre, ensemble y mit la religion
de ses pères, et donna la connaissance des sciences
à ceux qui, plus familiers et de meilleur esprit,
surent mieux entendre et retenir ses enseignements,
et qui, depuis, de son nom furent appelés
Samothées. Et celui-ci fut le premier Roi des Gaules, qui fut tant agréable à Dieu et aux hommes qu'il régna longuement en paix et après lui sa postérité, avec tant d'heur qu'il n'y a eu endroit de la terre qui n'ait connu le nom et la valeur des Gaulois. Que si ce peuple que nous nommons Romain s'est η usurpé la domination des Gaulois, ce n'a point été par les armes, mais plutôt par châtiment de nos dissensions qui, étant pleines d'animosité entre nous, ont été cause de nous le η faire appeler, et demander secours à ceux η de qui l'ambition nous a depuis dévorés, nous apprenant, mais trop tard, qu'il ne faut jamais espérer que les étrangers nous affectionnent plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais le grand Dieu que Samothes nous enseigna d'adorer en pureté de cœur ne voulant étendre son ire à l'infini, nous ayant fait passer une demi-lune de siècles η sous cette domination étrangère, montre qu'il nous en veut retirer par les armes des Francs, qui se vantent d'être issus des anciens Gaulois. Or pour reprendre notre discours, le quatrième Roi η qui domina en Gaule, des descendants de ce grand et saint Samothes, fut le sage et savant Druys, de qui quelques-uns pensent que, pour avoir été instituteur des Druides, ils aient pris leur nom, mais ceux-là se trompent, autant que ces Grecs outrecuidés qui se vantent que c'est de leur mot Drys, qui signifie chêne ; car, avant que les lettres η eussent été portées en Grèce, nous étions appelés Druides, et les sciences étaient en Gaule avant que ces peuples vains
sussent seulement lire, comme le nom
de Druide nous enseigne, qui, au langage de l'aïeul de Samothes, signifie contemplateur, du mot Drissim, parce que, comme vous savez, mon enfant,
notre principale vacation consiste en la contemplation
des œuvres de Dieu.
Or ce grand Dis Samothes, et depuis notre saint
instituteur Druys, nous ordonnèrent d'adorer Dieu, non
pas selon l'erreur des gens, mais ainsi qu'ils
l'avaient appris de leurs pères. Et parce que
l'ignorance du peuple grossier était telle qu'il ne
pouvait
comprendre cette suprême bonté et toute puissance,
qu'ils nommaient Thau, c'est à dire Dieu, sans
en apprendre quelques effets, ils lui donnèrent
trois noms : HÉSUS qui signifie FORT, BÉLÉNUS,
c'est à dire DIEU HOMME, et TARAMIS
qui signifie
REPURGEANT, nous voulant enseigner par ces trois
noms que Dieu est tout puissant, Créateur et
conservateur des hommes. Mais depuis, par les
changements que le temps et l'ignorance du peuple
apporte en toutes choses, mais principalement aux
noms, au lieu de THAU ils dirent THAUTA, et enfin THAUTATES η et THEUTATES. Au lieu de IEHUS, BELENOS et
THAHARAMIS, desquels l'aspiration η sur le milieu était
un peu malaisée, ils dirent HÉSUS, BÉLÉNUS et TARAMIS, et le peuple a eu tant de pouvoir sur les
plus savants que chacun, pour être entendu, a été
contraint de dire comme eux et consentir à leur erreur.
- Et quoi, mon père, répondit le Berger,
Tautatès, Hésus, Taramis et Bélénus, ne sont-ce pas les Dieux que l'on nous dit, à savoir Mercure, Mars, Jupiter et Apollon, mais un Dieu seulement ? - Plût à Dieu, mon enfant, dit le Druide, que je vous pusse bien faire entendre ce que vous me demandez ! Mais où votre intelligence ne peut monter, il faut que la croyance que vous avez en moi vous porte et vous retienne. Sachez donc que les étrangers, voyant que les Gaulois adoraient et réclamaient TAUTATÈS en toutes leurs affaires, et au commencement de tous leurs voyages et de toutes leurs actions, et de plus considérant que naturellement ils sont éloquents et qu'ils se plaisent à bien dire, ils jugèrent que c'était Mercure, qu'ils disent être Dieu, non seulement de l'éloquence, mais présidant aux chemins, inventeur des arts, et le protecteur des marchands et de ceux qui trafiquent. Et après, remarquant qu'en nos guerres nous réclamons HÉSUS, ils crurent que c'était Mars, qui pour eux est tenu le Dieu des armées. Et parce que, quand nous demandons d'être nettoyés de nos fautes, ils nous oient appeler TARAMIS, ils pensèrent que c'était Jupiter, duquel ils redoutent surtout les châtiments, à cause de la foudre qu'ils lui attribuent ; outre que leur semblant que le pardon des fautes se doit attendre du plus grand de tous les Dieux, ils disaient que c'était Jupiter, qu'ils croient être le premier et plus puissant de tous. Et parce qu'ils nous voyaient recourre à BÉLÉNUS, quand nous étions en doute de notre santé
ou de nos amis,
ou que nous désirions d'avoir des enfants, ils se
persuadèrent que c'était leur Apollon, qu'ils
croient être l'inventeur de la Médecine, outre que,
lui donnant la conduite du Soleil, voire prenant
même bien souvent l'un pour l'autre, et sachant que
le Soleil η est la cause de la vie de tous les animaux,
et de plus que l'homme et lui engendrent l'homme, ils
eurent quelque raison de penser que c'était notre BÉLÉNUS.
Mais il est certain, mon cher enfant, qu'il n'y peut
avoir qu'un Dieu, car s'il n'est tout-puissant, il
n'est point Dieu. Que s'il y avait deux Tout-puissants,
la puissance serait divisée, outre qu'il faudrait
qu'ils fussent ou semblables ou différents : s'ils
étaient semblables du tout, ils seraient les mêmes,
et ainsi ne seraient qu'une chose ; s'ils étaient
différents, il faudrait que le bon fût différent du
bon, ce qui ne peut être. Je vous dis ces raisons
familières, pour ne vous apporter les autres qui sont
plus fortes et plus pressantes, mais plus obscures aussi,
et plus difficiles à être comprises. - J'ai bien toujours
cru, mon père, dit Céladon, qu'il n'y a qu'un Dieu,
Roi et Seigneur de tous les autres ; mais je pensais
aussi que, comme entre les hommes nous voyons des Rois
qui ont des officiers sous eux, de même il y eût de
petits Dieux sous celui qui était le principal, et ce
grand Dieu, je le nommais Tautatès, et les autres,
Hésus, Taramis et Bélénus que j'adorais après
lui. - En cela, mon enfant, répondit le Druide, vous
aviez quelque
raison, et toutefois vous faisiez une grande erreur, car ceux que vous nommez ainsi ne sont proprement que surnoms de ce grand Tautatès. Et quoique je vous avoue qu'il ait des officiers sous lui comme les Rois que vous dites, si devez-vous entendre qu'ils ne méritent point l'adoration qui n'est due qu'à un Dieu. - Et pourquoi, mon père, répliqua Céladon, les vois-je dans les Temples auprès de notre grand Tautatès ? - Mon enfant, répondit Adamas, je vous ai déjà dit que les Romains ont mêlé leur religion parmi la nôtre. Il faut que vous sachiez que par nos lois il nous est défendu de faire image de Dieu, parce que l'image n'étant que la représentation de quelque chose, et étant nécessaire qu'il y ait quelque proportion entre la chose représentée et celle qui représente, notre grand Druys, ne jugeant pas qu'il y eût rien entre les hommes qui en η peut avoir avec Dieu, nous défendit très expressément d'en faire, non plus que des Temples, lui semblant que c'était une grande ignorance de penser de pouvoir enclore l'immense déité dans des murailles, et une très grande outrecuidance de lui pouvoir faire une maison digne d'elle. Cela est cause qu'à la façon de ces anciens, père et aïeul du grand Samothes, il nous fut commandé d'adorer Dieu dans des Bocages en campagne, Bocages toutefois qui lui étaient consacrés par la dévotion du peuple de peur qu'ils ne fussent profanés, et en ces lieux-là on choisissait de grands chênes, comme nous faisons encore, sous lesquels Dieu était adoré. Et de là est advenu que les Romains,
entrant en nos contrées, et voyant nos saints Bocages et la façon de nos sacrifices, ont dit tout η étonnés : Que nous étions seuls η entre les hommes qui ne connaissions point Dieu, ou seuls qui le connaissions. Et toutefois, quoiqu'ils aient voulu ravaler la gloire, non seulement des Gaulois, mais de tous les peuples qui, comme loups affamés, en η ont été engloutis, si ne se sont-ils pu empêcher de dire en parlant de nous que les Gaulois surtout sont très religieux η, et pleins de dévotion envers les Dieux. Mais d'autant que le vainqueur donne les lois qu'il lui plaît au vaincu, ils en firent de même en Gaule où, s'usurpant avec une extrême Tyrannie non seulement nos biens, mais nos âmes aussi, ils voulurent changer nos cérémonies, et nous faire prendre leurs Dieux, nous contraignant de leur bâtir des Temples, de recevoir leurs Idoles, et de représenter Tautatès, Hésus, Bélénus et Taramis avec des figures de leur Mercure, Mars, Apollon et Jupiter. Et parce que les Druides s'opposèrent vertueusement à leur abus, il y eut un de leurs Empereurs η qui, par Édit du sénat, voulut abolir toute notre religion, chassant et bannissant les Druides hors de l'Empire. Mais ce grand Tautatès a permis que les bons aient été persécutés pour éprouver leur vertu, et non pas abolis, afin de donner connaissance que jamais ils ne sont entièrement abandonnés. Et ainsi, parmi la tyrannie des étrangers, nous avons toujours conservé quelque pureté en nos sacrifices, et avons adoré Dieu comme il faut, et même en cette contrée où nous n'avons jamais reconnu
la puissance de ces usurpateurs η pour le respect qu'ils ont toujours porté à Diane, de laquelle ils ont pensé que notre grande Nymphe représentait la personne. Et maintenant que les Francs ont amené η avec eux leurs Druides, faisant bien paraître qu'ils ont été autrefois Gaulois, il semble que notre autorité et nos saintes coutumes reviennent en leur splendeur. - Mais, mon père, répondit Céladon, si ai-je bien vu dans nos bocages sacrés, lorsque vous faites des sacrifices, qu'il y a des statues et des images, quelquefois du grand Dis et quelquefois d'Hercule. - C'est parce, répondit Adamas, que Dis et Hercule sont des hommes et non pas des Dieux, et qu'étant hommes, on les peut représenter. - Mais, répliqua Céladon, si ce ne sont pas des Dieux, pourquoi les mettez-vous sur l'autel ? - Pour faire entendre, dit-il, qu'ils ont été entre les hommes comme des Dieux pour leurs vertus, et que, comme tels, nous les devons honorer, et conserver la mémoire, afin que les autres hommes, en les voyant, dressent leurs actions sur le patron qu'ils nous ont laissé. Et les étrangers, qui ne savaient pas notre intention, ont cru que nous les adorions, et ont dit que Dis était Pluton, duquel nous nous vantions d'être issus, et ont donné à Hercule le surnom de Gaulois, parce que nous en honorions beaucoup la mémoire, tant pour avoir été plein de toutes vertus Héroïques que pour avoir épousé la belle Galathée, notre Princesse et fille de Celte, notre Roi η. - Vous me racontez, dit Céladon tout étonné, des choses qui me ravissent, et
vous supplie, mon père, de
continuer et de me dire comment il faut que je fasse
quand j'entre dans ces Temples où je trouve des images
de Jupiter, de Mars, de Pallas, de Vénus et de
semblables Dieux et Déesses. - Mon enfant, répondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu, et
que surtout vous ne preniez pas cela pour des Dieux
séparés, mais pour les vertus, puissances et effets d'un seul Dieu, et qu'ainsi vous adoriez η Jupiter comme la grandeur et Majesté de Dieu, Mars comme sa
puissance, Pallas comme sa sapience, Vénus comme
sa beauté, et ainsi des autres. Par ce moyen, les
adorant comme je dis, vous référerez tout à notre grand Tautatès, et honorant les grands Héros pour leur
vertu, vous vous montrerez juste de rendre à ces
vertueuses personnes, après leur mort, l'honneur que
vous n'avez pu leur faire durant leur vie. Et que
cela vous suffise pour cette fois, attendant que la
fréquentation que vous aurez avec moi vous en
apprenne peu à peu davantage.
Or, mon enfant, laissant donc tous ces discours à
part, nous ferons ici une forme de Temple dans ce
Bocage qui de longtemps a été consacré à Tautatès,
c'est-à-dire à Dieu : en tant que
ce sera dans un
Bocage, nous observerons nos anciennes ordonnances,
et pource qu'il y aura un Temple η, nous obéirons à ces
étrangers. Et pour l'intelligence de ce que je viens
de vous dire, j'écrirai au Tronc de ce chêne
merveilleux le saint nom de Tautatès ; puis en
ces trois branches qui s'en séparent à la droite, je
mettrai Hésus, au
milieu Taramis, et à l'autre
côté, Bélénus. Et en ce tronc d'en haut où ces trois
branches se viennent réunir, nous graverons encore le
sacré nom de Tautatès, pour montrer que nous
n'entendons qu'un Dieu sous ces autres trois paroles.
Que si j'osais vous découvrir la profondité de nos
saints mystères et les secrets plus cachés de notre
religion, je vous dirais une interprétation que Samothes, le plus savant de tous les hommes, nous
a laissée, et qui, de père en fils, est venue jusques
à nous : C'est que ces trois noms signifient trois
personnes qui ne sont qu'un Dieu, le DIEU FORT, le
DIEU HOMME, et le Dieu REPURGEANT. Le Dieu fort est η le Père, le Dieu homme est le fils, et le Dieu Repurgeant, c'est l'Amour de tous les deux,
et tous trois ne font qu'un Tautatès, c'est-à-dire un
Dieu. Et c'est η à la mère de ce Dieu homme, à qui nos Druides ont dédié dans l'antre des Carnutes, il y a
plus de vingt η siècles, un Autel avec une statue d'une
pucelle tenant un enfant entre les bras avec ces mots :
À LA VIERGE QUI ENFANTERA η. Mais, mon enfant, vous
n'êtes pas capable de ces hauts mystères, et vaut
mieux, pour ne les profaner, que je m'en taise.
Peut-être adviendra-t-il que, quelque savant Druide
venant en ce Bocage sacré, adorera Tautatès en
pureté de cœur comme nous, et louera notre ouvrage
en approuvant notre bonne intention.
Le Druide allait discourant de cette sorte des mystères les plus cachés de sa religion, et parce
qu'ils surpassaient l'entendement du Berger,
il n'en
voulut point dire davantage. Mais soudain que ces
noms furent gravés contre l'arbre, ils se jetèrent
tous deux à genoux et les adorèrent, et ne s'en
approchèrent plus qu'avec beaucoup de respect. Mais d'autant que le Druide avait opinion que, s'il ne flattait un peu le mal de Céladon, il perdrait peu
à peu la dévotion et la volonté d'y travailler, il
nomma le Temple du nom de la Déesse Astrée : - Et ne
craignez, dit-il, mon enfant, de faillir envers Dieu,
pourvu que vous y honoriez cette Astrée comme l'un
des plus parfaits ouvrages qu'il η ait jamais fait voir
aux hommes. Céladon y consentit aisément, et plein
d'un zèle incroyable, y travailla si assiduellement qu'en peu de jours il acheva ce que le Druide lui
avait ordonné,
qui, louant sa diligence et son industrie, afin de
lui augmenter la volonté qu'il avait, apporta les lois
d'amour, et le tableau de la réciproque Amitié.
Mais s'approchant de l'Autel d'Astrée, il ne savait
ce qu'il y mettrait dessus pour le faire voir et
reconnaître. Et après y avoir pensé quelque temps :
- Si vous étiez
bon Peintre, lui dit-il, vous avez bien la mémoire
assez vive pour vous ressouvenir des traits du visage
de la belle Astrée, de sorte que vous pourriez bien
la peindre, et nous la mettrions sur cet Autel qui lui
est dédié η ; mais cela n'étant pas encore, je ferai
faire un petit tableau où j'écrirai seulement son
nom. Alors le Berger lui * fit cette réponse : - Vous avez raison,
mon père, d'avoir cette
bonne croyance de moi, car véritablement j'ai non seulement les traits de son visage si bien gravés en la mémoire qu'il me semble qu'elle est toujours devant mes yeux, mais aussi son parler et ses façons de faire me sont tellement en l'âme qu'il faut avouer que rien ne me peut divertir ni séparer d'elle. Et me figurant à tous coups de la voir devant moi, il me semble que sa parole de même me frappe toujours aux oreilles. Mais encore que je ne sache pas peindre, si ne laisserons-nous pour cela d'avoir sa ressemblance, si vous me promettez de me rendre ce que je vous remettrai entre les mains. Et le Druide le lui ayant promis, il décrocha sa jupe, et ouvrant la boîte η qu'il portait au col, il lui montra la peinture η d'Astrée : - Mais, mon père, lui dit-il, si vous la perdez ou que vous ne me la rendiez, c'est chose très assurée que j'en mourrai de déplaisir, et qu'il n'y a excuse ni consolation qui m'en puisse garantir. Après qu'Adamas eut promis par Tautatès qu'il la lui rendrait, le Berger la lui remit entre les mains, mais non sans l'avoir baisée plus d'une fois, et l'accompagnant toujours de l'œil comme la regrettant déjà. Le Druide, l'ayant quelque temps considérée : - Vraiment, dit-il, mon enfant, ta folie est belle, et faut avouer que je ne crois pas qu'il y ait visage plus beau, ni auquel il se lise une plus grande modestie d'Amour, ni une plus douce sévérité. Heureux le père qui a un tel enfant ! Heureuse la mère qui l'a élevée ! Heureux les yeux qui la voient, mais plus heureux η celui qui, aimé d'elle, la possédera. À ce mot il la remit en sa boîte η,
avec promesse de la
rapporter bientôt, ce qu'il fit dans cinq ou six
jours.
Ce fut en ce lieu qu'Astrée et sa troupe entrèrent η et virent
tant de vers et d'écritures de Céladon, car depuis,
le Berger s'y plaisait de sorte qu'il était toujours
ordinairement devant l'image de sa Bergère, et
l'adorait de tout son cœur, et selon que les diverses
imaginations lui venaient, il les écrivait et les
mettait comme pour offrande sur l'autel de la déesse
Astrée. Et fut ce Berger et Adamas que
Silvandre rencontra η la nuit discourant ensemble, car
le Druide, par cette fréquentation, l'aima de sorte
qu'il oubliait presque toute autre chose, et de même
le Berger se sentait tellement obligé à l'assistance
qu'il recevait de lui qu'il l'honorait comme son
père. Léonide, depuis ce temps-là, n'allait plus si
souvent visiter les Bergères qu'elle soulait, feignant,
lorsque Paris lui en demandait la raison, que la
chasse η l'occupait entièrement. Or Céladon vécut de cette sorte, quelquefois moins,
quelquefois plus affligé, selon que ses pensées le
traitaient, jusques à ce qu'il rencontra η Silvandre
entre les mains duquel il remit la lettre qu'il
écrivait à la Bergère Astrée, et qui, depuis, fut
cause de faire venir toute cette troupe de Bergères
et de Bergers en ce lieu, où, s'étant égarée, elle
fut contrainte de se reposer en dessein de partir aussitôt que la Lune commencerait de paraître. Mais la
peine que ces Bergères avaient eue le jour et une
partie de la nuit, avec la fraîcheur du lieu, les
assoupit d'un plus long sommeil qu'elles n'avaient
pensé ; car tant
s'en faut qu'elles se réveillassent
lorsque la Lune se leva, que le jour était déjà
grand que les Bergers même étaient encore tous
endormis. Au contraire, le triste Céladon, suivant
sa coutume, se leva de grand matin, afin de pouvoir
entretenir ses pensées sans être rencontré de personne,
ayant ordinairement accoutumé de se lever à telle
heure, afin de pouvoir sortir dehors quand chacun
était encore endormi, et puis se renfermait le plus
souvent tant que le jour durait.
Le Soleil ne paraissait point encore lorsque de
fortune il adressa ses pas du côté où était cette
troupe. Et parce qu'il s'en allait tout en ses
pensées, sans prendre garde à ce qui lui était
autour, jamais homme ne fut plus étonné que lui
quand tout à coup il aperçut Astrée. Elle avait un
mouchoir dessus les yeux qui lui cachait une partie
du visage, un bras sous la tête, et l'autre étendu
le long de la cuisse, et le cotillon, un peu
retroussé par mégarde, ne cachait pas entièrement
la beauté de la jambe. Et d'autant que son corps de
jupe la serrait un
peu, elle s'était délacée, et n'avait rien sur le
sein qu'un mouchoir de reseul au travers duquel la
blancheur de sa gorge paraissait merveilleusement.
Du bras qu'elle avait sous la tête, on voyait la
manche avalée jusques sous le coude, permettant ainsi
la vue d'un bras blanc et potelé, dont les veines,
pour la délicatesse de la peau, par leur couleur
bleue, découvraient leurs divers passages. Et quoique de cette main elle tînt sa coiffure qui, la nuit,
s'était détachée, si
est-ce que, pour la serrer trop négligemment, une partie de ses cheveux s'était éparse sur sa joue, et l'autre prise à quelques ronces qui étaient voisines. Ô quelle vue fut celle-ci pour Céladon ! Il fut tellement surpris qu'il demeura immobile sans pouls et sans haleine, et n'y avait en lui autre signe de vie que le battement du cœur et la vue qui semblait être attachée sur ce beau visage. Mais il lui advint lors comme à ces personnes qui ont longuement demeuré dans des profondes ténèbres, et qui sont tout à coup portées aux plus clairs rayons du Soleil ; car tout ainsi qu'elles demeurent éblouies par trop de clarté, de même, pour avoir trop de contentement, il n'en pouvait jouir d'un seul, les ayant eus tout à coup, et venant de quitter l'obscurité de ses déplaisirs. Quelque temps après, ayant repris un peu plus de force, il commença de considérer ce qu'il voyait, tantôt regardant ce visage aimé, tantôt le sein de qui les trésors ne lui avaient jamais été si découverts η, et sans se pouvoir saouler de considérer toutes ces beautés, il eût voulu, comme un nouvel Argus, avoir tout le corps tout couvert d'yeux. Mais lorsqu'il était en cette agréable contemplation, voilà sa pensée qui lui représente incontinent un souvenir qui lui trouble toute sa joie. - Retire-toi, lui disait-elle, retire-toi, infortuné Berger, de ce lieu bienheureux, et qu'il ne soit point davantage profané par tes yeux ! As-tu déjà mis en oubli la défense qui t'a été faite ? Ne sais-tu qu'il ne t'est pas permis de te présenter devant ses yeux ? Et peux-tu
mettre
en oubli ce commandement η, ou, si tu t'en souviens, y
peux-tu contrevenir ? Il se retira les bras η croisés
et les yeux tendus η au ciel après ces paroles, comme
si c'eussent été des chaînes qui le retirassent avec
violence de ce lieu ! Mais certes ses pensées et ses
pas faisaient bien un différent chemin, car plus
l'un l'éloignait d'Astrée, et plus l'autre l'en
approchait. Enfin l'ayant perdue de vue, il
demeura si troublé qu'il fut contraint de s'arrêter
tout court. - De m'en aller, disait-il, je ne puis, de
m'y en
retourner, je n'oserais, de demeurer ici, je me travaille en vain ! À quoi nous résoudrons-nous donc ?
À recevoir, disait-il après, la faveur que le Ciel nous
a faite sans la lui avoir demandée. Mais comment
contreviendrons-nous au commandement de celle à qui nous
n'avons jamais désobéi ? Mais, se répondait-il,
ne contrevenant point à ce qu'elle m'a commandé,
n'est-ce pas faute d'amour, si par crainte je me prive
de sa vue ? Or elle ne m'a pas commandé de ne la voir
point, car dès lors je me fusse privé de mes yeux, mais
seulement que je ne me fisse point voir à elle. Mais
comment me verra-t-elle en dormant ? Prenons donc Amour pour guide, et sous sa conduite, allons l'adorer en elle comme au lieu ou il est en sa plus
grande gloire. Porté de cette considération, il retourne sur ses pas
et marche le plus doucement qu'il peut pour ne
l'éveiller, et d'aussi loin qu'il la peut
apercevoir, se jette à genoux, l'adore et lui
adresse d'une voix basse cette prière :
- Grande et
puissante Déesse η, puisque les
Dieux ne font pas mieux
paraître leur divinité en punissant qu'en
pardonnant, voici η je me jette à genoux. Je ne veux
point entrer en jugement avec toi, ni demander si la
peine que j'ai supportée n'outrepasse point la
grandeur de ma faute puisqu'elle a été commise par
ignorance, mais seulement je te requiers que la
pitié t'émeuve en ce que mon amour t'a laissée
insensible, et de rendre aussi bien cette preuve de
ta divinité en me remettant en ma félicité perdue
que tu m'as ôté le bonheur où tu m'avais élevé,
puisque ma soumission ne te doit pas moins émouvoir au pardon que mon offense inconnue au châtiment.
Ainsi disait η le triste Berger, n'osant presque laisser
sortir ces mots de ses lèvres de peur d'éveiller
celle à qui il les adressait. Et lors se relevant,
s'approcha davantage d'elle, afin de la mieux
considérer. Mais lorsqu'il était plus avant en cette
contemplation, par malheur, Phillis se tourna d'un
côté sur l'autre, sans toutefois ouvrir les yeux
ni s'éveiller, ce qui donna tant * à craindre η à
Céladon que, se retirant promptement à côté, il fut
contraint de s'en retourner en sa triste demeure où
il ne se fut plutôt renfermé que, repensant à cette
rencontre et à celle η du jour η précédent η, il ne savait
s'il en devait prendre un présage heureux ou
malheureux. Enfin considérant l'effet de la lettre
qu'il avait remise entre les mains de Silvandre (car
il croyait bien qu'Astrée en avait su quelque
chose) il se résolut d'en hasarder une autre, et pour
ne perdre temps se dépêcha de l'écrire,
de peur que, s'il tardait trop, ces Bergères ne s'éveillassent. Il met sur le pli de la lettre, comme il avait déjà fait sur l'autre η, et, sortant hâtivement, s'en va au grand pas où il avait laissé sa Bergère. Mais ayant peur qu'elles ne se fussent éveillées, lorsqu'il les approcha, il se couvrit de quelques arbres, et étendant la vue de tous côtés connut bien qu'elles ne s'étaient point éveillées. Mais aussi il vit bien que la compagnie était plus grande qu'il n'avait cru au commencement, parce qu'il aperçut un peu loin d'elles les Bergers dont nous η avons parlé. Et pour savoir s'ils dormaient et s'ils étaient de sa connaissance, il s'approcha doucement du lieu où ils étaient, et le premier qu'il rencontra fut Silvandre. - Ha ! fidèle ami, lui dit-il d'une voix basse, laquelle est l'obligation que je t'ai puisque tu as plus fait pour moi que je ne t'avais osé demander ! Puisses-tu, Berger, recevoir de quelqu'un η des miens, pour remerciement de ce bienfait, quelque office signalé auprès de Diane, puisque de moi il ne faut que tu espères que de simples souhaits ! Et lors tournant les yeux sur les autres quatre Bergers qui étaient auprès de lui, il n'en put reconnaître aucun, bien lui sembla-t-il d'avoir vu Tircis autrefois η. Voyant donc qu'ils étaient tous endormis, il s'achemine vers les Bergères. Le Soleil était déjà assez haut, et trouvant passage entre les arbres, commençait d'éclairer en quelques lieux sur elles, de sorte que, si ce Berger eût été aussi juste Juge des beautés qu'il était parfait amant, il eût
bien pu dire à laquelle de toutes il fallait donner le prix η de la beauté. Mais si les longs ennuis d'Astrée lui faisaient en quelque chose céder pour lors à Diane, l'affection du Berger suppléait de sorte à ce défaut que le jugement n'en était jamais donné par lui à son désavantage η. Et lors, considérant particulièrement Astrée, il se remet sur un genou, et, s'approchant de sa belle main, ne peut s'empêcher de la lui baiser, puis avançant la jambe, et traînant l'autre doucement, lui mit sa lettre dans le sein, et, transporté d'amour, ne se peut garder d'accompagner sa main de la bouche. Ô perdu Berger ! quel fut alors le transport η qui, en te η relevant, te η porta jusques à sa bouche ? Il fut tel enfin qu'oubliant presque la crainte qu'il avait eue de l'éveiller, il l η'appuya de sorte dessus que la Bergère donna signe de s'éveiller et commençait d'ouvrir les yeux lorsqu'il s'était à peine relevé. Et n'eût été que de fortune les rayons du Soleil qui lui donnaient sur le visage l'éblouirent de leur prompte clarté, il n'y a point de doute qu'elle l'eût reconnu ! Mais cela fut cause qu'elle ne put que l'entrevoir comme une ombre, et lorsqu'elle voulut tourner la tête pour le suivre des yeux, ses cheveux, qui étaient comme j'ai dit η pris à des ronces, l'arrêtèrent η avec telle douleur qu'elle ne put s'empêcher de faire un cri assez haut, dont Phillis s'éveilla en sursaut. Et lui demandant quel sujet elle avait de crier, Astrée lui montra ses cheveux, n'ayant encore la force de parler, tant elle était
étonnée de ce qui lui était advenu. Phillis en souriant les lui déprit, et se voulant rasseoir en sa place, elle vit qu'Astrée s'était levée, et avait laissé choir un papier. Elle fut curieuse de le ramasser, et de la suivre à quinze ou vingt pas du lieu d'où elles s'étaient levées. Et lors la triste Astrée, s'étant assise contre un arbre, devint pâle outre mesure et semblait presque sur le point d'évanouir, dont Phillis étonnée courut incontinent la soutenir, et lorsqu'elle fut un peu revenue : - Hélas ! ma sœur, dit-elle à Phillis avec un grand soupir, hélas ! qu'est-ce que j'ai vu ! Et lors elle se taisait pour quelque temps, étant contrainte de soupirer, et peu après recommençant par un grand soupir, elle disait : - Hélas ! ma sœur, j'ai vu Céladon, je veux dire que j'ai vu ce qui reste de Céladon. À ce mot de Céladon, la voix se perdit en sa bouche, et la langue s'attacha à son Palais, puis serrant les mains ensemble, et tenant les yeux tendus η au Ciel, semblait lui demander secours en ce travail. Phillis, qui la vit en cet état, ayant ouï le peu de paroles qu'elle venait de dire, eut soudain opinion qu'elle avait eu quelque songe étrange qui l'avait épouvantée de cette sorte, et pour l'en divertir : - Ma sœur, lui dit-elle, c'est une folie de croire aux songes, car l'imagination nous représente en dormant ce que nos yeux ont vu en veillant, ou que nous avons fait ou pensé, si bien qu'ils ne sont pas présages du futur, mais seulement images du passé. - Ah ! ma sœur, interrompit Astrée, ne
croyez point que ce soit songe. Je l'ai vu de mes yeux, et soudain qu'il a connu que je le regardais, il s'est évanoui en l'air. - Peut-être, ma sœur, répondit Phillis, aviez-vous opinion de veiller, car cela advient bien souvent en dormant. - Ne vous figurez point cela, dit Astrée, véritablement je veillais. - Et comment est-ce, dit Phillis, que vous avez pris garde à lui ? - J'étais, répondit Astrée, ni bien éveillée, ni bien endormie, lorsque je l'ai ouï soupirer autour de moi, voire jusques auprès η de mon visage, j'ai ouvert les yeux et ai vu l'âme de mon Berger devant moi. Mais, ô Dieu ! combien belle et pleine de clarté η ! Elle était telle qu'il n'y a Soleil qui porte plus de rayons. Jugez-le, ma sœur, puisque j'en suis demeurée éblouie jusques à ce que j'ai été ici. Mais aussitôt que j'ai jeté l'œil sur lui, il s'est perdu aussi vite qu'un éclair. Et vraiment, ô belle âme ! tu as raison de ne vouloir que la vue de celle qui a su si mal ménager η ta vie te souille ! Si te suis-je infiniment obligée, puisqu'ayant tant d'occasion de me haïr, tu me fais toutefois paraître que ton amour continue. Phillis, toute étonnée, crut alors que véritablement c'était l'âme de Céladon, et lui dit : - Tout ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne sont plus en cette vie, c'est d'en avoir la mémoire, d'en redire les vertus et de leur rendre le dernier office de pitié qui est la sépulture. De sorte que je suis d'avis, dit-elle, que pour votre contentement et pour satisfaire à cette âme qui vous a tant aimée, vous
lui fassiez dresser un tombeau, afin de la mettre en quelque repos, et puis en conserver la mémoire parmi nous le plus longuement qu'il vous sera possible. - Cela, dit Astrée, ferai-je toute ma vie ! Mais, ma sœur, ne sera-t-il point trouvé mauvais si, n'étant point de mes parents, je lui rends ce dernier office de la sépulture ? - Que peut-on dire, répondit-elle, sinon que ses parents ne faisant pas leur devoir en ceci, vous faites ce qu'ils devraient faire ? Que s'il était en vie, il y aurait apparence de faire quelque doute, mais à cette heure qu'il est mort on ne peut soupçonner que votre amitié passée, qui n'est guère plus inconnue qu'à ceux qui n'ont jamais ouï dire votre nom η. Disant ces paroles, elle tenait le papier qu'elle avait ramassé, et de fortune, Astrée jetant l'œil dessus et reconnaissant l'Écriture de Céladon, lui demanda quelle lettre elle tenait en la main. Elle répondit qu'elle l'avait ramassée, et que c'était elle η qui l'avait laissé choir quand elle η s'était levée. - J'ai bien senti, dit alors Astrée, que quelque chose m'est tombée du sein, mais j'étais tant hors de moi que je ne l'ai pas vue. Et lors la prenant et lisant ce qui était au-dessus, elle dit que c'était la lettre que Silvandre avait trouvée. - Cela ne peut pas être, dit Phillis, car je l'ai serrée dans ma poche. Et y mettant la main, la trouva. - Que sera-ce donc ? répondit Astrée, si est-elle écrite de la même main. Et lors la dépliant, elle trouva qu'elle était telle :
LETTRE
DE CÉLADON À LA
BERGÈRE ASTRÉE.
Si l'occasion de votre venue en ce lieu, où le reste de Céladon est encore puisque les Dieux le veulent ainsi, n'est que pour voir combien vous avez pu et pouvez sur lui, c'est trop de peine pour chose de si peu de valeur. Que si quelque étincelle de compassion vous y amène, quels services peuvent mériter une si grande récompense ? Et si la fortune seule vous y a conduite sans dessein, n'est-ce pas trop de bonheur pour une personne si malheureuse ? De sorte que, quelque occasion que ce puisse être, j'avoue que c'est sans raison η, si ce n'est qu'il soit très raisonnable que, comme l'affection que je vous porte outrepasse toutes les bornes de la raison, de même, en ce qui touche cette affection, la raison n'ait point de lieu. Et par ainsi je ne me dois plaindre qu'elle n'ait été appelée quand j'ai été banni, ni qu'aux ennuis que je souffre, elle ne puisse avoir quelque place, étant très juste que celui qui le premier a dédaigné la
raison sente que la raison aussi le dédaigne. Si ne laisserai-je de vous remercier autant que peut faire l'ombre vaine de ce que j'ai été (car véritablement je ne suis plus autre chose) si vous êtes venue voir combien vous pouvez sur moi, car comme que ce soit, c'est un de mes plus grands désirs d'être en votre mémoire. Je vous remercie de même si la pitié vous y amène, car encore qu'elle soit bien tardive, ce n'est pas être sans consolation que d'avoir enfin quelque consolation. Et aussi vous remercierai-je si c'est la fortune, puisque je connais par là qu'il n'a tenu qu'à elle que je n'aie plus tôt ressenti les effets de votre douceur. Et cette dernière considération sera cause que, comme par le jugement de tous ceux qui vous voient et par la grandeur de mon affection, vous êtes la plus belle et plus aimée Bergère de l'univers, de même je me dirai, puisque ma fortune et ma constance le veulent ainsi, le plus infortuné comme le plus fidèle de vos serviteurs.
Ce fut bien alors que ces Bergères crurent que Céladon était mort η, et que l'amour fit résoudre Astrée de lui rendre le dernier devoir de son amitié η. Et lorsqu'elles se voulaient lever pour éveiller Diane et les autres Bergères, parce qu'il était déjà tard et qu'elles
craignaient que l'on ne fût en peine d'elles en leur hameau, elles aperçurent que Silvandre était venu auprès de Diane qui dormait, et que, demeurant ravi à la regarder, après avoir été quelque temps immobile, enfin il dit fort haut telles paroles :
La belle dont l'Amour me prive de repos η,
Reposait doucement sous l'ombre d'un bocage ;
Là volaient les amours autour de son visage,
Qui naissaient de ses yeux, encore qu'ils fussent clos.
Là les Zéphyrs changés en amoureux propos,
Rendaient pour ses Amours un amoureux hommage,
Et les arbres chargés de tant d'Amours éclos,
N'en étaient garantis par les lois de leur âge.
Hommes, Faunes, ni Dieux, rien n'était à l'entour,
Contemplant ce sommeil, qui ne brûlât d'Amour,
Et perdît le repos η pendant qu'elle repose.
Quelle êtes-vous, beauté, quand vaincre vous voulez,
Puisque, sans ce dessein, tellement vous brûlez
Que vous voir, vous aimer, n'est qu'une même chose !
Il parlait ainsi haut, parce qu'il ne craignait de l'éveiller, ayant eu commandement d'elle de le faire aussitôt même que la Lune luirait. Mais la bonne fortune de Céladon ne le voulut, afin qu'il eût ce contentement
de voir sa maîtresse en ce lieu, et η fut cause qu'encore que Silvandre eût veillé une partie de la nuit, il n'eût toutefois la hardiesse d'interrompre le sommeil de sa maîtresse, craignant qu'elle s'en trouvât mal, ou que peut-être elle eût trop d'incommodité à marcher sous la faible lueur de la Lune parmi ce bois. Après que ce Berger eut proféré ces paroles, il se mit à genoux pour baiser une main, mais ayant peur d'être aperçu de ces deux Bergères qu'il ne vit plus en leurs places, il se releva marri d'en avoir tant fait si toutefois il avait été vu. Cependant ces deux Bergères le regardaient, et Phillis qui était bien aise de divertir Astrée : - Ne me croyez jamais, ma sœur, lui dit-elle, si ce Berger n'aime Diane, et s'il n'a été moins fin qu'il ne pensait être. - J'en parlais hier à Diane, répondit tristement Astrée, et selon ce que j'en peux reconnaître, il n'en doit attendre que du déplaisir, car non seulement elle ne le veut point aimer, mais ne veut pas même savoir qu'il l'aime. - Voilà, ajouta Phillis, une résolution qui semble devoir conduire en peu de temps Silvandre aux termes de Céladon et Diane à ceux d'Astrée. - Ha ! ma sœur, dit Astrée, Silvandre court bien cette fortune, mais tant que Diane s'exemptera d'amour, elle ne jouera jamais un si malheureux personnage que le mien. - Je vous l'avoue, répliqua Phillis, que tant que véritablement elle sera exempte d'amour, elle ne sera point en ce danger. Mais si ce n'était que par dissimulation qu'elle en fût exempte, qu'en jugeriez-vous ?
- Qu'elle serait heureuse par opinion, dit Astrée, et qu'en effet elle serait malheureuse ; mais il n'y a guère encore d'apparence, l'humeur de Diane et les perfections de Silvandre n'étant point telles que la Bergère puisse être prise facilement, ni lui propre sujet pour la pouvoir prendre. Et à ce mot, prenant Phillis par la main, elle se leva pour aller trouver Diane. Toutefois Phillis ne laissa de lui répondre : - Ô ma sœur, que vous êtes déçue si vous avez cette opinion ! Car pour ce qui concerne les mérites de Silvandre, croyez que quand un Berger a dessein de plaire, il se rend tout autre qu'il n'est pas lorsqu'il vit nonchalamment. De là advient que quelquefois l'on s'étonne si fort de voir des Bergers chéris et aimés que l'on juge toutefois si désagréables. Et de là, ce crois-je, a pris naissance ce vieil proverbe : Nulles amours laides. Voire, je dirai bien davantage, que je n'ai encore vu jusques ici Berger qui ait été désagréable à celle qu'il a recherchée, s'il n'y a point eu d'autre occasion de haine que son amour, tant cette recherche et ce désir de plaire rend η agréables ceux qui ont dessein de se faire aimer. Que si cela advient en général à tous, à plus forte raison à Silvandre, de qui le corps n'est point si désagréable que la beauté de l'esprit ne puisse aisément suppléer à tous ces défauts. Et quant à ce qui est de l'humeur de Diane, l'amitié qu'elle a portée à Filandre est une preuve certaine qu'elle n'a pas toujours été insensible à l'amour. Et qui peut empêcher que ce qui lui est arrivé une fois ne lui advienne encore une autre ?
Quant à moi, je crois qu'Amour n'a pas oublié
l'adresse dont il
usa la première fois qu'elle fut blessée et que Silvandre peut bien avoir la même η fortune que Filandre a eue. - C'est pourquoi (répondit Astrée en lui serrant la main) je tiens pour chose impossible
que jamais Diane se laisse reprendre à l'Amour !
Et en cela, nous sommes vous et moi de différente opinion ; car je crois que fort aisément une fille qui
n'a jamais rien aimé se laissera emporter à ces douces
flatteries, mais du tout impossible, selon mon humeur,
qu'une personne avisée, ayant aimé et perdu la
personne aimée, puisse jamais plus laisser prendre
racine à un autre amour dans son âme. Et me semble
que pour cette occasion le Cyprès serait un bon
Symbole de mon amitié, puisqu'étant coupé il ne
rejette jamais. À ces dernières paroles, elles arrivèrent si près de
Diane que Phillis ne lui put répondre autre
chose sinon : - Nous verrons bientôt, ma sœur, qui de
nous deux aura fait un plus certain jugement.
Cependant que ces Bergères parlaient de cette sorte,
Paris, Hylas, Tircis et Tersandre, ayant été
éveillés par Silvandre, s'en venaient trouver ces
Bergères et parlaient si haut en s'en approchant que
Diane s'éveilla presque au même temps que Phillis
la voulait pousser de la main. Elle fut honteuse de se
voir presque toute déshabillée en si bonne compagnie,
et cela fut cause que ramassant son poil d'une main,
et couvrant son sein de l'autre, elle s'éloigna entre
quelques arbres où Astrée et Phillis la suivirent,
et lui racontèrent cependant
qu'elle se coiffait la vision d'Astrée, la lettre qui lui était tombée du sein, et enfin la résolution qu'elle avait prise de faire un vain tombeau à l'âme de Céladon, puisque ses parents n'avaient point de souci de son repos. - Cet office, répondit Diane, est vraiment plein de pitié et de piété, et quant à moi il n'y a rien que j'y désapprouve sinon que ce sera donner occasion à plusieurs de parler, trouvant étrange que l'inimitié de vos parents soit changée en une si bonne volonté. - Comment, étrange ? répliqua la triste Bergère, il le devrait η bien sembler davantage, si cette inimitié dont vous parlez durait encore après la mort. Si Céladon vivait, il n'y a point de doute que je ne voudrais pas que l'amitié que je lui porte fût reconnue ; mais, hélas ! puisque pour mon malheur il n'est plus parmi les hommes, si ce n'est assez que les hommes la connaissent, je veux bien que la terre et le Ciel ne l'ignorent pas. Et voici la raison sur quoi je me fonde : Mes amies ne trouveront jamais mauvais ce qui me plaira, quant aux autres, tant s'en faut que je me veuille priver pour elles de mon contentement que ce m'est plaisir η de leur déplaire. - Puisque vous avez fait cette résolution, répondit Diane, le plus tôt que vous la pourrez mettre en effet sera le meilleur ce me semble, et si vous croyez mon conseil, ce sera avant que partir d'ici. Je m'assure que je le ferai bien faire à Paris en son nom et toutefois à votre intention ! - Mais, répondit Phillis, où trouverait-on les choses nécessaires si nous n'allions en notre hameau ? - Le Temple, dit
Diane, de la Bonne Déesse où les filles Druides et les Vestales demeurent n'est pas loin d'ici. Si quelqu'une de nous y va accompagnée de l'un de ces Bergers, il ne nous sera rien refusé d'une si sainte compagnie pour un si bon dessein. Mais appelons Paris et ses Bergers qui nous en diront leur avis. Phillis à ce mot les appelant, ils vinrent vers elles, et Diane tirant Paris à part, lui fit entendre la vision et le dessein d'Astrée. - Et parce, continua-t-elle, que la médisance a les ongles η si aiguës qu'elle trouverait prise sur le plus poli d'un enclume η, je désire de vous cette courtoisie, que ce tombeau soit élevé en votre nom à l'intention toutefois de la Bergère. - Vous pouvez, dit Paris, disposer entièrement de tout ce qui est en mon pouvoir, et faut seulement que vous preniez la peine de me commander, car je perdrai seulement la volonté de vous faire service quand je serai privé η de la connaissance de moi-même. Après que Diane l'eut remercié le plus honnêtement qu'il lui fût possible, elle le pria de faire donc entendre sa volonté à toute la troupe, ce qu'il fit si discrètement qu'il n'y eut personne, hormis Silvandre, qui ne crût que véritablement ce dessein venait de lui seul. Mais ce Berger qui n'ignorait pas l'amitié qu'Astrée portait à Céladon se douta bien que ce n'était que pour la couvrir aux plus curieux. Et parce qu'il estimait la vertu d'Astrée, lui-même s'aida en cette dissimulation et s'offrit d'aller au temple de la Bonne Déesse pour avoir les choses nécessaires. Astrée y voulut aller aussi, pensant que sa présence y rapporterait beaucoup, à cause
de l'amitié que Chrisante, la principale des filles Druides, lui portait. Elle pria donc Phillis et Laonice de demeurer avec Diane en ce lieu, cependant que Madonthe et elle s'en iraient avec Silvandre et Tersandre au Temple qui était proche de là, avec promesse d'être aussitôt de retour que Paris et ces autres Bergers η auraient élevé les Gazons et préparé les fleurs et les choses nécessaires. Ainsi s'en alla la Bergère Astrée ; et Paris, mettant la main à l'œuvre, choisit le plus près du lieu où elles avaient dormi un endroit qui était vide d'arbres, et où l'herbe semée de diverses fleurs semblait être réservée à un semblable office. Tircis et Hylas, avec le fer de leur houlette et les couteaux qu'ils portaient à leurs ceintures, n'ayant point de meilleurs outils, lui aidaient à tracer et couper les gazons, et après à les élever l'un sur l'autre en façon de tombeau, cependant que Diane, Phillis et Laonice, d'un autre côté η, cueillaient diverses fleurs pour les semer dessus quand la cérémonie se ferait, et diligentèrent η de sorte qu'ils parachevèrent en peu de temps. Or il ne fallait que la perche pour mettre la ressemblance d'une colombe η dessus pour marque du lieu η où était mort Céladon, et de quoi graver ou écrire le titre ou l'épitaphe ; mais n'ayant ni hache pour couper, ni encre pour écrire, ils étaient bien empêchés. Enfin Tircis se ressouvint qu'au Temple de la Déesse Astrée, Hylas avait trouvé de quoi écrire, et que sans doute il y avait laissé l'écritoire ; ils le η prièrent d'y aller, et lui promirent qu'ils l'attendraient. Lui, pour obéir
à sa Maîtresse, partit incontinent avec promesse de revenir bientôt. Et Paris, désireux de tenir toute chose prête, s'adressant à Diane, lui dit qu'il serait à propos de choisir cependant la perche qu'ils essayeraient de couper peu à peu avec leurs couteaux ; et pour ne faillir Astrée à son retour η, ils allèrent du côté qu'elle devait revenir. Laissant donc la rivière à main gauche, ils se mirent pas à pas à η rechercher parmi ces arbres quelque branche qui leur fût propre, et ne se donnèrent garde qu'ils furent de cette sorte presque hors du bois sans rencontrer ce qu'ils cherchaient, parce que Diane, pensant que Paris s'en prît garde, n'y regardait pas, et Paris était de sorte attentif à elle qu'il ne pensait point à sa quête. De quoi Diane s'apercevant dit à Tircis : - Je crois que nous serons si difficiles en notre choix que tout ce bois ne nous contentera pas. - Si me semble-t-il, répondit Tircis, que j'ai vu des branches assez bonnes. - Il faut, répondit Paris, qu'elles soient bien grandes, autrement elles ne sauraient servir. - Mais, répondit Tircis, si elles le sont trop, le vent les abat incontinent, de sorte que quand elles ont vingt ou vingt-cinq pieds, c'est assez. - Il est vrai, dit Paris, mais il faut que je confesse que j'ai pensé ailleurs, et que je n'y ai pas pris garde. - Est-ce ainsi, interrompit Diane en souriant, que vous nous faites perdre nos pas inutilement ? Alors Paris se retournant vers Tircis, le pria que, s'il en remarquait quelqu'une qui fût bonne, il l'en avertît ; et puis adressant sa parole à Diane : - Ne me blâmez point, belle Diane, de la
faute que vous me faites commettre, car est-il possible d'être auprès de vous, et penser à quelque autre chose ? - Je ne crois pas, répondit Diane, qu'il vous doive être plus difficile qu'à moi, étant auprès de vous, de penser ailleurs. - Si vos mérites et ce qui est en moi, répondit Paris, étaient égaux, ou que nos volontés fussent semblables, il y aurait de l'apparence en ce que vous dites. - S'il y a du défaut, dit Diane, il est de mon côté. - Oui bien, ajouta incontinent Paris, en ce qui est de la volonté, mais ce qui est * cause η que je ne puis arrêter votre pensée. - Je l'entends autrement, dit Diane, car je vous estime et vous honore comme je dois. - Plût à Dieu ! Diane, répondit Paris, avec un grand soupir, que vous fussiez aussi véritable que vous êtes belle. - Vous ne désirez pas, dit la Bergère, beaucoup de vérité en moi. Mais en quoi me jugez-vous mensongère ? Puis-je faire plus d'estime de vous, ou demandez-vous que je vous rende plus d'honneur ? S'il y a en cela de la faute, accusez-vous-en, puisque vous ne le η voulez pas. - Cet honneur et cette estime dont vous parlez, dit-il, n'est η pas ce que je demande, tant s'en faut c'est ce qui me rend témoignage du contraire ; mais changez cette estime en amitié, et cet honneur en familiarité, et je serai content. - Vous êtes trop raisonnable, répondit-elle, pour en vouloir davantage de moi, contentez-vous, gentil Paris, que je vous aime et vis avec vous comme si vous étiez mon frère η. Ce n'est pas que je ne sache bien qu'étant ce que vous êtes, une Bergère telle que je suis ne le devrait pas oser η, mais j'aime mieux faillir aux lois de la civilité
que de vous déplaire, puisque vous le voulez ainsi. - C'est bien, répliqua Paris, un commencement de ce que je désire, mais non pas tout ce que je veux. - En cela, dit Diane, comme en toute autre chose, il faut que vous régliez votre volonté à la raison. - Il vous est aisé, répondit Paris, de donner et suivre ce conseil, mais n'est-il pas raisonnable que quelquefois Diane choisisse quelqu'un qu'elle rendra heureux, et avec qui elle puisse vivre heureuse ? - Ce choix, répliqua-t-elle, est bien malaisé à faire, et pour ne m'y tromper je le remettrai toujours à ceux qui sont plus sages que moi. - Et qui sont-ils ? ajouta Paris. - Et qui peuvent-ils être, dit-elle, sinon ma mère et mon oncle ? Paris voulait répondre lorsque Tircis l'interrompit pour lui montrer une jeune branche. Diane en fut bien aise, car ce discours commençait de la presser bien fort, et au contraire Paris bien ennuyé, qui désirait de savoir d'elle si elle aurait agréable qu'il leur en parlât ; mais elle, qui le reconnut bien, pria Phillis de ne l'éloigner plus comme elle avait fait, de peur que Paris ne reprît son discours. Ayant donc choisi cette perche, ils essayèrent de la couper, mais leurs couteaux n'étant pas assez forts, ils se contentèrent de la marquer, en attendant qu'Astrée fût de retour, croyant bien que Silvandre n'aurait pas oublié ce qu'il faudrait pour cet effet. Reprenant donc le chemin du Temple de la Bonne Déesse, ils s'en allaient au petit pas ; et peut-être η que Paris voulait retourner sur les discours qu'ils avaient laissés, lorsqu'ils aperçurent à
la sortie du bois une Bergère qui se peignait sous un large Sycomore. Et parce que ses cheveux blonds et crêpés étaient si longs qu'ils η la couvraient presque toute d'autant qu'elle était assise, ils ne surent d'abord juger ce que c'était. Mais s'en étant un peu approchés, et ayant raffermi leur vue, ils reconnurent que c'était une Bergère η. Son visage toutefois que les cheveux cachaient en partie ne pouvant être bien vu par eux, leur donna la curiosité de s'en approcher davantage. Et lorsqu'ils essayaient de la connaître, ils virent un jeune Berger η qui se vint jeter devant elle à genoux, la surprenant de sorte qu'elle n'avait eu le loisir de se lever. Ni ce Berger ni cette Bergère ne purent être reconnus de cette troupe, encore qu'ils fussent d'un hameau assez voisin. Quant à la Bergère, elle pouvait être dite belle, et la nonchalance de ses cheveux et de ses habits lui ajoutait plutôt quelque η grâce qu'elle ne lui en ôtait. Mais qui les rendit encore plus étonnés fut qu'ils virent le long d'un petit pré un autre Berger η qui, de fortune survenant en ce lieu, les avait aperçus et les considérait avec une si grande inquiétude qu'encore qu'il montrât de se vouloir cacher si ne se pouvait-il empêcher de paraître et de faire bruit par ses divers mouvements. Quelquefois il avançait la tête à côté de quelques branches qui le couvraient, et prêtait l'oreille pour ouïr ce qu'ils disaient, d'autres fois mettait un doigt dans sa bouche, et le serrait entre ses dents η ; peu après, de cette même main, il se grattait la tête, et enfin lorsqu'il entre-oyait quelque
mot, il serrait les deux mains ensemble et les laissait choir sur ses cuisses, et bref portait si impatiemment de les voir ensemble qu'il n'avait nulle fermeté en ses actions. D'autre côté, la Bergère faisait paraître d'avoir si peu agréable la venue de celui qui était à genoux devant elle qu'elle ne daignait pas seulement tourner les yeux vers lui, et semblait qu'elle se hâtât de parachever sa coiffure afin de s'en aller plus tôt de ce lieu. Diane et sa troupe, voyant la beauté et le dédain de la Bergère, l'affection et soumission de celui qui était à genoux, et les appréhensions de celui qui les regardait, prirent volonté de savoir davantage de leurs affaires. Et pource, en attendant qu'Astrée revînt, ils s'en approchèrent le plus qu'ils purent sans en être vus, et lors ils ouïrent que ce Berger, après un grand soupir, reprenait la parole de cette sorte : - Est-il possible, Bergère, que vous n'ayez jamais agréable ni la volonté que j'ai de vous servir, ni la contrainte que vous me faites de vous aimer ? - Je ne sais, répondit-elle dédaigneusement, ni quelle η est cette volonté, ni quelle η est cette contrainte dont vous me parlez, mais je sais bien que, venant de vous, ni l'un ni l'autre ne me saurait plaire. - Que vous ne sachiez point, répliqua le Berger, ni quelles η sont vos chaînes, ni quelle η est ma servitude, cela ne me remet pas en liberté, mais que vous ne les ayez point agréables d'autant qu'elles me touchent, c'est bien le plus grand mal qui me puisse arriver. - Si la coutume η, dit la Bergère, rend toutes choses, pour difficiles qu'elles soient, aisées à supporter,
vous ne devez pas beaucoup ressentir le mal que vous dites, puisque il y a si longtemps que vous y devez être accoutumé. Car dès l'heure que vous me déclarâtes votre volonté, je vous fis entendre la mienne si franchement que vous en sûtes autant la première fois que vous en avez jamais su depuis, ni que vous en saurez jamais. - Ha ! Doris, répondit le Berger, si mon âme s'endurcissait aussi bien à vos dédains que votre cœur à mes prières, il est certain que désormais je ne les sentirais plus. Mais, hélas ! cette coutume η ne sert qu'à me rendre plus sensible, et tant s'en faut qu'elle m'allège que tout ainsi que celui est toujours plus travaillé qui continue de porter un pesant fardeau, de même est-il de cette coutume η qui ne fait que rendre ma peine plus insupportable. La Bergère demeura quelque temps sans lui répondre, comme si elle eût été attentive à s'habiller, mais voyant qu'il ouvrait la bouche pour recommencer, elle l'interrompit par ces paroles : - Voyez-vous, Adraste, tous vos discours ne servent de rien, et vous dirai encore une fois pour toutes que je ne veux ni être aimée, ni aimer, et si vous ne voulez être haï de moi, ne m'en η importunez plus. - Ô Dieux ! dit le Berger, qu'est-ce que j'entends ! Et lors se tournant vers elle : - Est-il possible, lui dit-il, Bergère, que les Dieux ne se lassent jamais d'être adorés des mortels, et que vous soyez ennuyée de l'être de moi ? - Ne vous en étonnez point, Adraste, dit la Bergère, c'est que je ne suis point Déesse ; que si je l'étais et que l'on ne me fît point de plus agréables
sacrifices que les vôtres, j'aimerais mieux être
sans temples et sans autels. Et à ce mot, ayant
parachevé de s'habiller, elle ramassa sa houlette qui
était à terre, et partit de ce lieu, laissant ce
pauvre Berger tant affligé qu'il n'eut ni la force,
ni la hardiesse de la suivre.
Diane la voyant partir fut en volonté de l'appeler,
mais considérant que sans y prendre garde elle η s'en
allait vers l'autre Berger η, elle pensa bien qu'il
l'arrêterait, et que par ce moyen elle pourrait
apprendre davantage de ses nouvelles. Et de fait cet
autre Berger, la voyant venir vers lui, l'alla
rencontrer, et la prit par sa robe de peur qu'elle
ne passât outre. Mais elle qui fuyait encore plus
celui-ci, voulant rudement se démêler de ses mains
se laissa choir si à propos qu'il semblait qu'elle
se fût assise de son gré. Le Berger se jeta
incontinent à genoux, et lui demandant pardon de cette
faute. - Ce n'est point de celle-ci, dit-elle, Berger,
qu'il faut que vous vous repentiez, mais de celle qui
m'a fait perdre toute la bonne volonté que je vous
ai jamais portée. - Pour celle-là, répondit
incontinent le Berger, au lieu des paroles j'y mettrais
le sang et la vie ! Mais je n'ose vous en supplier,
sinon avec le silence et la soumission, puisque
aussi bien je ne sais quelle elle est véritablement.
- Il n'y a, Palémon (répliqua-t-elle) plus grande
ignorance que de celui qui ne veut pas savoir
quelque chose, mais cela ne me touche point. Je suis
guérie de cette blessure, et de telle sorte que la
marque n'y paraît plus. - Il est aisé, dit le Berger,
de guérir d'une plaie qui n'a pas été grande. - Je
ne vous dirai pas, répondit-elle, quelle η elle a
été pour n'augmenter davantage votre vanité ; tant y a que j'aimerais mieux la mort que de retomber aux mêmes accidents dont je suis sortie. - Or voyez, dit alors le Berger, à quel point je suis réduit : l'affection que je vous porte a tant de puissance sur moi que, si la condition où vous êtes vous plaît autant que vous dites, elle me défend de vouloir que vous la changiez jamais, pourvu que vous permettiez que je retourne en celle où je soulais être. - Et de même, dit-elle, considérez combien je suis éloignée et différente de vous, puisque j'aimerais mieux ne voir jamais personne que si je vous voyais en l'état où vous souliez être. Et pour preuve que je dis vrai, ou ne m'en parlez plus, ou ne me retenez plus ici par force. - Puis, dit-il, que vous me défendez la parole ou le contentement d'être auprès de vous, permettez-moi pour le moins de chanter ce que mes yeux ne cesseront jamais de pleurer. Et lors il soupira ces vers, auxquels pour lui déplaire elle répondit :
I.
Palémon Si j'aime autre que vous, que je meure
et soudain
D'éternelle douleur cette mort soit suivie.
Doris
Que je puisse mourir d'un tourment inhumain,
Si d'aimer rien que moi je prends jamais envie.
II.
Palémon
Aimez ou n'aimez point, toujours vous adorant,
Vous verrez que ma foi se rendra plus extrême.
Doris Aimez ou n'aimez point, il m'est indifférent.
Mais vous ne verrez point que jamais je vous aime.
III.
Palémon
J'y vaincrai, vous aimant, toute difficulté,
Encore qu'à mon dessein le Ciel même s'oppose.
Doris Mon cœur est tellement de l'amour rebuté,
Que pour ne vous aimer il vaincra toutes choses.
IV.
Palémon
Si le Ciel était juste, il punirait en vous
Cet orgueil qui vous fait mépriser tous les hommes.
Doris Mais tant s'en faut le Ciel étant très juste en nous,
Nous détient l'un et l'autre au dessein où nous
sommes.
V.
Palémon
Quand il veut qu'on vous aime, il est juste en ce point,
Mais injuste en ôtant à l'Amour l'espérance η.
Doris S'il veut que vous aimiez, et que je n'aime point,
Il venge mon Amour et punit votre offense.
Encore que Doris ne fît réponse au Berger qui ne lui rendît témoignage de mauvaise volonté, si ne laissait-il de prendre quelque espèce de contentement à la voir et l'entretenir, de sorte qu'il n'eût si tôt mis fin à ce qu'il chantait si elle ne lui eût faussé compagnie. Et parce qu'elle voulait éviter le premier Berger, elle s'en vint droit à Diane sans l'avoir aperçue, qui voyant alors qu'elle ne se pouvait plus cacher, s'avança avec sa troupe vers cette Bergère,
et après l'avoir saluée, lui dit : - Je ne m'étonne plus, gentille Doris, si ces Bergers que je viens de voir auprès de vous sont tant épris de votre beauté, puisqu'elle est telle qu'il faudrait être privé de vue pour ne l'admirer. Mais je ne puis assez trouver étrange la cruauté dont vous usez envers eux, puisque vous êtes seule qui méprisez ce qui est vôtre, et que vous avez acquis avec de si belles et de si chères armes. Cependant que Diane parlait ainsi, Palémon y arriva, et put ouïr la réponse de Doris, qui fut telle : - Sage Bergère, la beauté que, pour m'obliger, vous dites être en moi, est véritablement admirée en vous de tous ceux qui vous voient, et ne sais avec quelles armes je puis avoir acquis ceux dont vous parlez, sinon qu'elles doivent être fort malheureuses d'avoir fait une telle conquête. - La beauté, dit Diane, sied aussi bien aux filles que l'orgueil et la présomption est η malséante aux belles. - Si vous saviez, répondit l'étrangère η, quelle η est l'occasion qui me fait parler ainsi, vous admireriez la puissance que j'ai sur moi-même de η pouvoir seulement regarder ce Berger. À ce mot Palémon se jeta à leurs genoux, et les mains η jointes dans son chapeau : - Je vous supplie et conjure, dit-il, ô sage et discrète Bergère, si vous aimez, par la personne que vous honorez de votre amitié, et si vous n'aimez point, par vous-même et par la douceur que vos yeux promettent, de prendre la peine d'ouïr notre différend. Et si vous me jugez coupable, je ne veux pas que la vie me demeure, et si au contraire elle a le tort, je demande seulement qu'elle me permette, ainsi
qu'elle me
contraint, de passer le reste de mes jours en la
servant.
Diane voulait répondre lorsqu'elle vit approcher
Astrée qui revenait du temple avec une troupe bien
plus grande qu'elle n'y était pas allée, car la
Nymphe Léonide y était et Chrisante, la principale
des Druides avec l'une de ses filles, qui venaient pour
honorer les funérailles de Céladon, conduisant même
le Vacie du lieu, qui était celui qui ordinairement
faisait les sacrifices journaliers pour le hameau,
dans le temple de la Bonne Déesse. Celui-ci avait
apporté tout ce qui était nécessaire pour le tombeau
vide de Céladon, et les filles Druides avec
Chrisante étaient chargées, les unes de fleurs, les
autres de lait, et les autres de vin et d'eau, et devant
elles touchaient les brebis et jeunes taureaux η nécessaires. Lycidas même, étant allé ce matin au
Temple de la Bonne Déesse rendre quelque vœu que sa
jalousie peut-être lui avait fait faire, s'y
rencontra tant à propos qu'étant averti du dessein
de Paris pour le repos de son frère, et se
souvenant qu'il avait manqué à ce devoir, se
résolut, pressé de ce remords, d'y assister, quoi
qu'il reçût un extrême déplaisir de voir Phillis
et Silvandre. Et pour cet effet ayant choisi une
grande truie η pour en faire sacrifice selon la coutume
à Cérès et à la terre, il suivait lentement cette
troupe.
Diane donc, voyant approcher cette grande compagnie,
ne put répondre, ni au Berger, ni à la Bergère,
sinon que la Nymphe Léonide qui venait en ce lieu
avec tant de Druides
serait bien aise d'ouïr leur différend et de les mettre en repos, après toutefois que la cérémonie η serait parachevée, à laquelle ils feraient un acte de pitié d'assister. Et sans attendre leur réponse, s'avança avec Paris, et alla saluer la Nymphe et Chrisante. Et après quelques propos communs, le Vacie demanda où η le vain tombeau avait été élevé pour Céladon afin de ne perdre davantage de temps. Et y étant conduit par Paris, il mit la main à l'œuvre, mais premièrement par la truie η que Lycidas offrit, qui fut sacrifiée à Cérès et à la Terre, et puis, tuant les brebis et les jeunes taureaux noirs, en reçut le sang dans des coupes. Il disposa les filles Druides selon la cérémonie η : aux unes, il donna le lait sacré, aux autres le vin, et choisissant Lycidas pour faire porter l'eau Arfériale, et, s'approchant du vain tombeau, l'arrosa de toutes ces choses avec un petit rameau de Cyprès, appelant par diverses fois l'âme de Céladon ; et après, versant l'eau aux Dieux Mânes, il répandit le vin, le lait et le sang sur le tombeau, appelant encore l'âme de Céladon. Et à cette seconde fois, toutes ces filles Druides et les autres encore, se décoiffant et laissant leurs cheveux épars, commencèrent avec pleurs et cris d'appeler et de regretter Céladon. Et ayant demeuré quelque temps en ce pitoyable Office, le Vacie, commençant à faire le tour du tombeau du côté gauche, l'environna trois fois, et à chacune l'appelant par son nom, et semant des roses et des fleurs sur les gazons, à la dernière, il dit d'une voix encore plus haute : - Adieu, Céladon ! Adieu, et pour
jamais à Dieu ! La terre, où que η tu sois, te
puisse être légère. Alors la Nymphe, commençant les mêmes tours, en fit
autant que lui, jetant les fleurs à pleines poignées
dessus, encore
qu'elle sût bien qu'il ne fût pas mort. Paris la
suivit, et après tous ces Bergers et Bergères en foule.
Cependant que les filles Druides d'un chant triste
et funèbre plaignaient la perte de ce Berger, et en
racontaient, selon leur coutume, la vie et les actions η,
combien il était aimé de chacun, comme il avait
honoré son père, chéri sa mère, aimé tous ses parents,
combien de fois il avait vaincu ses compagnons à la
course η, à la lutte η et aux autres exercices honnêtes
et accoutumés parmi les Bergers, et enfin combien
ils regrettaient cette mort avancée, et quelle η perte
c'était à toute la contrée.
Il fut très à propos pour Astrée que tous les Bergers
et Bergères fissent le tour de ce vain tombeau en
confusion, et criassent à Céladon l'Éternel adieu ;
car si elle eût été seule, elle eût donné trop
de connaissance du regret qu'elle en avait, mais parmi
les autres son ennui ne parut guère. Or toutes ces
choses étant finies, il ne restait plus que de mettre
la perche dessus avec la figure de la colombe η tournée
du côté où Céladon était mort, ce que le Vacie ne
sachant, il fallut qu'Astrée le desseignât elle-même, qui ne fut pas un petit renouvellement
de ses ennuis, remettant alors en sa mémoire ce
misérable accident. Cette perche donc étant dressée,
il ne fallait plus qu'y attacher le titre que
Silvandre écrivait sur une table que le Vacie avait
apportée,
ne l'ayant pu écrire auparavant, parce que Hylas, qui était allé chercher une écritoire, n'était point retourné, pour s'être amusé auprès de quelques Bergères qu'il rencontra en allant au temple de la Déesse Astrée. Le titre que Silvandre écrivit η était tel :
AUX.
DIEUX. MÂNES.
ET
À. LA. MÉMOIRE. ÉTERNELLE,
DU. PLUS. AIMABLE. BERGER.
DE. LIGNON.
AMOUR. QUI. PAR. IMPRUDENCE. FUT. CAUSE.
DE. LA. MORT. DE. CÉLADON.
APRÈS. AVOIR. NOYÉ. SON BANDEAU.
DE. SES. PLEURS.
ROMPU. SON. ARC.
FROISSÉ. SES. TRAITS.
ÉTEINT. À. JAMAIS. SON. FLAMBEAU.
LUI. REND.
PLEIN. DE. TRISTESSE. ET. DE. DÉSOLATION.
CE. DERNIER. DEVOIR.
ET. APPEND.
SA. DÉPOUILLE. SUR. CE. TOMBEAU.
POUR. MARQUE. ÉTERNELLE.
QU'AYANT. PERDU. UN. SUJET. SI. AIMABLE.
IL. NE. * DAIGNERAIT. PLUS
EMPLOYER. SES. TRAITS. NI. SES. FLAMMES.
INUTILES.
Chacun loua l'esprit de Silvandre, mais plus ceux qui savaient le sujet de sa perte et surtout Astrée et Diane, leur semblant que s'il eût su leur intention, il n'eût pas mieux écrit cet Épitaphe η. Or les pleurs étant cessés, et le Vacie et ses gens ayant emporté le reste des animaux sacrifiés et les vases et autres instruments nécessaires, Léonide, prenant Chrisante par la main, sortit de ce bois, cependant que d'une longue suite, toute la troupe venait après, ayant déjà ramassé et remis leurs cheveux sous leurs coiffures. Et semblait que Diane eût oublié la prière de Palémon, lorsqu'Adraste et lui la supplièrent de faire en sorte que Léonide et Chrisante ouïssent leurs plaintes, et en jugeassent comme elles trouveraient raisonnable. Diane alors s'approchant de Léonide : - Grande Nymphe, lui dit-elle, lorsque vous êtes arrivée, ces Bergers, offensés de cette Bergère, lui montrant Doris, avaient voulu remettre leurs différends entre mes mains, mais je leur ai donné conseil d'attendre que cette cérémonie η fût parachevée, et puis de s'en adresser à vous et à la sage Chrisante, s'il vous plaisait d'en prendre la peine, m'assurant que le jugement que vous en donneriez toutes deux serait si juste qu'ils auraient tous occasion de le suivre. La Nymphe qui était pleine de courtoisie reçut le salut de cette Bergère et de ces deux Bergers, et Chrisante de même ; et lorsqu'elle voulait parler, Palémon et Adraste se jetèrent à ses genoux, lui disant : - Si jamais Amants ont mérité que l'on prît compassion de leur peine, croyez, Madame, que ces deux Bergers
se peuvent vanter d'être ceux-là ! De sorte que vous ferez une action digne de vous, s'il vous plaît d'ouïr nos différents, et en ordonner comme non pas la raison, mais l'amour η vous inspirera, car c'est à sa justice, et non point à celle d'aucun autre des Dieux, que nous voulons demander secours. - Sans mentir, dit la Nymphe, si vous pensiez, gentille Bergère, que la vénérable Chrisante et moi fussions capables d'ouïr le sujet de vos dissensions et d'en pouvoir juger, nous serions très aises de vous donner à tous le repos que je m'assure que vous n'aurez pas tant que vous demeurerez en l'état où vous êtes. Doris, avec une très grande modestie, répondit de cette sorte : - Grande Nymphe, ces Bergers qui, abusés de la faveur que vous leur faites de les écouter, vous font cette supplication désavantageuse pour eux, montrant bien qu'ils ne savent ce qu'ils demandent ; car, par la peine qu'il vous plaît de prendre de nous écouter, vous ne découvrirez que trop les mauvaisetés et infidélités de l'un, et les indiscrétions et importunités de l'autre. Toutefois, puisque la bonté qui est en vous surpasse notre folie, Madame, je vous en remettrai le jugement, et à la vénérable Chrisante, à condition que ni eux ni moi ne contreviendrons jamais à ce que vous ordonnerez. - Je jure, dit Palémon, que je désobéirai plutôt aux dieux qu'à ses commandements. - Et moi, dit Adraste, je proteste de vous aimer toute ma vie, quelque ordonnance qui me soit faite au contraire. Mais je jure bien aussi par le Gui de l'An neuf, s'il m'est ordonné de vous
quitter, que jamais vous ne
recevrez importunité de mon affection. Et je ne ferais
point de difficulté de vous faire une aussi entière
réponse que ce Berger, si l'extrême amour que je vous
porte le pouvait consentir. Mais en cela vous pouvez
connaître combien son affection est moindre que la
mienne. - Adraste, Adraste, dit alors Palémon, tu
te trompes fort si tu penses que je veuille obéir
aux ordonnances de cette grande Nymphe si elles
me sont contraires d'autre sorte qu'avec la fin de
ma vie. Si bien que je te surmonte autant en vraie
amitié que toi, faisant dessein de vivre étant
condamné, et moi de mourir, ma passion est plus
forte que la tienne. Adraste lui répondit froidement :
- Puisque tu disposes ainsi absolument de ta vie et de
ta mort η, tu montres bien que tu as toute puissance
sur toi. Mais hélas ! mon affection, qui est entièrement
maîtresse de ma volonté et de toute mon âme, me
défend d'ordonner de moi si librement que tu fais.
Si Léonide ne les eût interrompus, ils n'eussent si
tôt mis fin à leur dispute, étant chacun désireux
outre mesure de montrer à Doris qu'il l'aimait
davantage. Mais la Nymphe prenant la vénérable Chrisante d'une main, et Doris de l'autre :
- Cherchons, dit-elle, un lieu qui soit commode pour
nous asseoir, afin que plus à notre aise nous puissions
écouter leurs raisons ; ce sera une bonne œuvre
que celle-ci, et qui sera agréable aux Dieux. Et
peut-être non pas moindre que celle que nous venons
de faire. À ce mot, chacun prit une de ces η Bergères sous les
bras, Tircis Astrée, Paris, Diane, et Silvandre,
voyant que sa place était prise et que Lycidas était à côté, qui regardait Phillis du coin de l'œil sans s'en vouloir approcher, se résolut de lui augmenter sa peine, puisqu'ainsi sans raison, il était jaloux de lui. Il s'adresse donc à Phillis, et la veut prendre sous les bras, mais elle qui voyait bien l'œil de Lycidas, fit un tour entier pour l'éviter, feignant que ce fût pour appeler quelqu'une de ses compagnes. Mais Silvandre, s'opiniâtrant, fit le tour aussi bien qu'elle. Phillis n'osait le refuser tout ouvertement, de peur que ceux qui le verraient ne le trouvassent mauvais. Aussi ne pouvant souffrir qu'il la prît, elle lui dit : - Pensez-vous, Silvandre, que je vous sois fort obligée de ce que vous venez vers moi à faute d'autre ? Silvandre connut bien à quel dessein elle le disait, mais sans en faire semblant, il s'approcha de son oreille, et feignant de lui parler, se retira incontinent après, non sans avoir tourné la tête du côté de Lycidas, faisant toutefois semblant qu'il était bien marri qu'il l'eût aperçu. Ce coup fut un des plus sensibles que Lycidas eût pu recevoir, car il crut, comme il y avait apparence, que c'était à son occasion qu'il s'en retirait et qu'il y avait une grande intelligence entre Phillis et le Berger. Cela fut cause que, ne pouvant supporter cette vue, il s'allait peu à peu retirant. Mais Phillis, qui eût bien désiré de se rapointer, voyant qu'il se voulait dérober : - Vous vous en allez, dit-elle, Lycidas, et ne voulez-vous point ouïr le discours de ces étrangers ? - Il y a assez bonne compagnie
sans moi, répondit-il en tournant la tête d'autre côté, et puis il y en a qui se contraignent trop quand j'y suis. - Si j'étais de votre conseil, dit Phillis, je serais d'avis que vous eussiez plus d'égard à votre contentement qu'à celui des autres. - Je vois bien, répondit Lycidas, que vous me donnez le conseil que vous prenez pour vous, et suis bien marri de ne m'en pouvoir servir, mais je n'ai pas encore assez de puissance sur moi. Phillis entendit bien ce qu'il voulait dire, et en fut piquée jusques en l'âme ; toutefois feignant autrement, elle lui répliqua : - À ce que je vois, Lycidas, si la Nymphe voulait accorder tous ceux qui ont quelque différend en cette troupe, vous et moi ne serions pas hors du nombre. - Il est vrai, dit le Berger rouge de colère, mais pour bien faire, il faudrait que Silvandre en donnât le jugement. - Et pourquoi Silvandre ? dit la Bergère. - Parce, dit-il, qu'il n'y a personne qui en soit mieux informé. Et à ce mot, sans attendre autre réponse, il se remit dans le bois au grand pas. Si cette réplique toucha vivement Phillis, on η le peut penser, puisque de tout le jour on ne put avoir une bonne parole d'elle.