L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie
Livre 12
L'Astrée II, Édition Vaganay**, 1925
Valentinien viole Isidore avec l'aide d'Héracle (II, 12, 818)
(Voir Illustrations)
L'Astrée II, 12. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Valentinien s'approche d'Isidore ; Héracle est encore dans l'ombre (II, 12, 809)
(Voir Illustrations)
Édition de 1610, p. 775.
Édition de Vaganay, p. 487.
Puisqu'il vous plaît, sage Adamas, et vous, grande Nymphe, d'ouïr la fortune de la belle Eudoxe, vous me permettrez, s'il vous plaît, de vous dire comment je l'ai apprise et par qui je l'ai entendue, afin que vous ajoutiez plus de foi à mes paroles. Encore que vous me voyiez avec ces habits de Berger, et vivre avec la charge d'un petit troupeau dans le hameau de ces sages et courtois Bergers, ce n'est pas pour cela que je sache assurément d'être de cette contrée, ni que j'aie été nourri pour être Berger. Au contraire, l'on a eu tant de soin de moi que pour me rendre plus honnête homme, j'ai été nourri en tous les plus beaux exercices où la jeunesse puisse être employée, si bien qu'il n'a tenu qu'à mon peu d'entendement si je n'ai beaucoup appris. Pour ce sujet
je fus envoyé aux Écoles η des Phocenses Massiliens, où je demeurai jusques à ce que j'eus
fini mes études. Et parce qu'il y avait toujours
fort bonne compagnie, lorsque nous n'étions point
sur nos livres, nous faisions divers exercices.
Quelquefois, nous assemblant sur le bord de la Mer,
nous luttions, nous courions, sautions, ou jetions
la pierre ; d'autres fois, quand il faisait chaud,
nous nagions, chassant de cette sorte le plus que
nous pouvions l'oisiveté η qui véritablement est la
mère des vices.
Il advint en Été η, lorsque les études cessent et
que nous étions moins empêchés à nos livres, que
nous mettant cinq ou six de compagnie, nous fîmes
résolution de nous baigner, et pour cet effet
sortîmes de la ville, et prenant le côté de la
Ligurie,
allions cherchant la pointe d'un rocher qui
s'avançait en Mer, duquel nous avions accoutumé de
sauter la tête la première dans l'eau, et allions bien
souvent toucher l'arène de la main, et pour marque,
en apportions des poignées sur l'eau. Mais à ce coup,
quand nous eûmes monté cet écueil et que nous
commencions de nous déshabiller, nous en fûmes
empêchés par un tourbillon qui survint, et qui peu
après fut suivi de quelques éclats de tonnerre. Incontinent le Ciel se noircit d'une épaisse nuée,
et les ondes commencèrent de s'élever si hautes
qu'à peine étions-nous
assurés sur cet écueil,
tant les η flots rompus heurtaient de furie contre le
dos du Rocher. C'était une chose épouvantable de
voir le jour presque changé en nuit, d'ouïr le
mugissement de la mer, de sentir l'ébranlement du
rocher par le heurt des ondes, et bref, de considérer
le Chaos et la confusion de tout ce grand Élément.
Et ne faut point douter que la pluie et l'orage ne
nous eussent contraints de nous en aller si quelque
bon Démon ne nous y eût arrêtés.
Nous avions vu que cette tourmente s'était élevée
si promptement que nous pensâmes bien que plusieurs
vaisseaux en auraient été surpris ; et parce que le
vent poussait contre notre bord, nous nous
résolûmes d'attendre que l'orage fût passé pour
voir si de fortune nous en pourrions point secourir
quelqu'un, et toutefois, pour nous garantir un peu
de la pluie, nous nous mîmes dans le repli η du
rocher où nous avions accoutumé de cacher nos
habits quand nous nous baignions. L'orage dura
plus de deux heures, et lorsque nous commencions
de nous ennuyer et qu'il y en avait de la
compagnie qui parlaient de s'en retourner, il
sembla que le Ciel s'éclaircissait, et peu après
la pluie cessa. Nous sortîmes alors du Rocher, et,
montant sur le haut de l'écueil, jetions la vue
le plus loin que nous pouvions pour découvrir
s'il n'y avait rien sur la Mer. Le vent enfin
chassa toutes les nues, et le Soleil commença d'éclairer, toutefois les ondes ne s'abaissaient point parce que les vents continuaient aussi grands qu'ils avaient été de tout le jour. Et lorsque nous discourions entre nous de la hardiesse des mariniers, et particulièrement du premier qui hasarda de se mettre sur les eaux, combien la mer courroucée était épouvantable, et que l'homme sage ne s'y devait jamais fier η, il y eut un de la compagnie qui, plus attentif à découvrir la Mer qu'à nos discours parce qu'il se plaisait de faire des preuves de sa bonne vue, se leva tout à coup sur les pieds : - Et taisez-vous, nous dit-il, il me semble de voir un vaisseau. Et mettant la main sur ses sourcils, demeura quelque temps sans parler. Et lorsque nous nous moquions de lui et de sa vue : - Et bien, dit-il, vous verrez promptement si je l'ai si mauvaise, et vous souvenez que voilà deux vaisseaux que le vent rompra contre notre rocher, si Dieu ne les favorise de donner sur le sable le long de la côte. Nous nous levâmes pour voir s'il disait η vrai : au commencement personne n'apercevait rien, mais quelque temps après, il y en eut qui virent quelque chose. Le vent était si impétueux que ces vaisseaux furent bientôt après jusqu'où ma vue se pouvait étendre, et lors chacun les voyait à plein. Il n'y avait plus ni voiles, ni antennes, ni mâts : l'orage avait contraint les Mariniers de les abattre et coucher dans le fond, et ne se servaient plus que du timon qui encore ne pouvait guère résister aux grands coups de la tempête. Il y avait de la
pitié
à les regarder, car le vent était si grand qu'ils
ne pouvaient s'empêcher de se heurter l'un l'autre.
Le cri η que le vent portait jusques à nous était pitoyable de ceux qui étaient dedans, et qui, à
genoux sur le tillac et sur la poupe, élevaient
les mains au Ciel. La plupart, voyant le rivage,
s'étaient déshabillés, espérant de le gagner nage si le vaisseau s'en approchait un peu plus.
La fortune voulut qu'enfin après s'être à moitié
entrouverts l'un l'autre de force de
se heurter, un
tourbillon survînt qui les poussa contre notre
rocher. Du grand coup que le premier η donna, il recula
en arrière de telle furie que, rencontrant l'autre
qui le suivait, il rompit une partie de sa poupe
et l'éperon de la proue de l'autre. Et lorsque
la mer était prête de les engloutir, il survint
un autre flot qui les poussa d'une si grande force
contre le même rocher que les vaisseaux s'ouvrirent
entièrement. Dieu ! quelle pitié fut celle-là !
Quelques-uns se prenaient aux pointes de la roche,
et essayaient d'y assurer leurs pieds, attendant
quelque secours ; d'autres saisissaient des racines
et demeuraient attachés par les bras sans en pouvoir
partir ; d'autres, entre les mains desquels les
racines demeuraient rompues, tombaient en la Mer,
que l'onde, en se retirant, * emportait en arrière.
Quelques-uns nageaient sur des tables, d'autres sur
des tonneaux et autres choses semblables, mais la
plus grande partie s'en noya. L'une des plus grandes compassions
que je vis fut
de plusieurs
femmes qui n'avaient autre recours
qu'aux cris. J'avoue que cette compassion me toucha de sorte qu'étant à moitié déshabillé, je me hâtai de me mettre nu, et faisant, pour secourir ces pauvres gens, ce que j'avais fait si souvent pour mon plaisir, encore que le hasard y fût grand à cause du soulèvement des ondes et de la force du vent, je sautai du rocher dans la mer. Et étant revenu sur l'eau, et jetant la vue autour de moi, j'aperçus deux femmes qui, embrassées, allaient roulant sur l'eau, n'y ayant rien qui les empêchât d'enfoncer que leurs robes qui toutefois peu à peu commençaient de s'appesantir. J'en pris une par les cheveux, et nageant de l'autre main, je les tirai toutes deux à bord, où les laissant à moitié mortes, je me rejetai dans l'eau pour secourir deux hommes dont l'amitié m'émut à compassion, parce qu'il y en avait un qui savait nager, et avait mis l'autre sur son dos pour le sauver ; mais la charge était si pesante, ou celui η qui était dessus, qui était le plus jeune, avait de sorte lié et serré le col de son ami de peur de tomber que le nageur, n'ayant ni force ni haleine, s'était déjà enfoncé deux ou trois fois dans l'eau. Je survins donc tout auprès pour les secourir, et prenant d'une main celui qui ne savait η nager je le soulevai un peu, et donnant courage à l'autre, il reprit force, et se voyant assisté de moi, me fit signe que son ami lui ôtait le souffle ; qui fut cause que lui desserrant un peu la main, quoiqu'avec grande peine, il commença de respirer. Et parce que je n'osais guère m'approcher d'eux de peur qu'ils ne me prissent les bras ou les jambes, je me tenais un peu à côté,
et de fois à autre leur donnais du pied, les poussant contre la terre. Dieu m'assista si bien que je les mis enfin sur le bord. À mon exemple, tous mes compagnons en firent de même, de sorte que nous en sauvâmes plusieurs, mais si malmenés de cette fortune qu'ils demeuraient étendus sur le bord de la mer comme s'ils eussent été morts. Et parce que j'eus opinion que Dieu me commandait d'avoir particulièrement soin de ceux que j'avais retirés du naufrage, après avoir repris mes habits, je les vins retrouver et leur donnai tout le secours qu'il me fut possible. Et la fortune voulut qu'après avoir rejeté une partie de l'eau qu'ils avaient avalée, ils commençaient de se bien porter, et même les femmes qui avaient été plus en danger. L'obligation de ceux que nous avions retirés fut telle qu'ils nous demandèrent nos noms et de quelles gens nous étions ; et quand ils m'ouïrent dire que je pensais être η Ségusien ou Forézien : - Ô Dieu, s'écria l'un d'eux, ceux d'une telle contrée sont destinés pour nous rappeler de la mort ! Pour lors, je ne leur demandai pourquoi ils avaient cette opinion, voyant bien que le temps n'était pas propre puisqu'ils étaient encore si étonnés du naufrage qu'ils ne faisaient que soupirer, joindre les mains, et tendre les yeux en haut pour le regret de la perte qu'ils venaient de faire. Et parce qu'ils étaient presque tous nus, je fus d'avis que, avant que de les emmener en la ville, il leur fallait chercher des habits pour les couvrir, n'étant
pas honnête de les conduire autrement. Je fus un de ceux qui eurent charge d'aller en la ville où nous trouvâmes tant de personnes qui pitoyablement nous secoururent que nous en eûmes de reste. Ils furent après séparés dans les meilleures maisons des bourgeois qui, ayant compassion de leur accident, les reçurent humainement. Quant à moi, je priai les deux amis que j'avais sauvés de se vouloir retirer avec moi parce qu'ils me semblaient personnes de mérite. - Nous ne pouvons, dirent-ils, nous séparer de ces deux femmes que vous avez sauvées, parce que nous les avons en notre charge, et ce vous serait peut-être trop d'incommodité. - Nullement, leur dis-je, pourvu que vous-mêmes n'en receviez pour la petitesse du logis. Au contraire, ce me sera une extrême satisfaction si vous me voulez faire cette faveur. Ils me suivirent donc tous quatre, et parce que j'avais des amis dans la ville qui étaient mieux logés que moi, je les conduisis en la maison d'un riche bourgeois avec lequel j'avais une très étroite familiarité, sachant bien qu'il l'aurait agréable, lui ayant déjà vu faire plusieurs fois de ces actions de libéralité et de pitié envers ceux qui, poussés d'une même fortune, avaient fait naufrage contre cette plage. Ils y furent très bien reçus et accommodés de tout ce qui leur était nécessaire. Or, il faut que vous sachiez que c'étaient deux des principaux de Rome, dont l'un comme je sus depuis, s'appelait Ursace, et l'autre Olimbre ; de sorte qu'incontinent ils renvoyèrent en leurs
maisons, et eurent de l'argent et plusieurs serviteurs. Mais pour satisfaire à ce que je vous ai promis, il faut que vous sachiez qu'attendant d'avoir réponse de Rome, ces deux Chevaliers ne pouvaient être sans moi, et fallait que, laissant bien souvent mes études, je les accompagnasse par tous les endroits où la curiosité les attirait, dont je prenais beaucoup de plaisir parce que leur conversation était fort douce et honnête. Enfin désirant de savoir qui étaient ceux à qui j'avais rendu un si bon office, un soir que j'étais seul dans leur chambre (car les deux femmes se retiraient ordinairement dans la leur après le repas), je les suppliai de me dire pourquoi, lorsqu'ils avaient su que j'étais Ségusien, ils avaient dit que ceux de cette contrée étaient destinés pour les rappeler de la mort. Le plus vieux, prenant la parole, me répondit ainsi :
HISTOIRE
D'EUDOXE, VALENTINIEN
ET URSACE.
Votre désir est trop juste, courtois Silvandre (il avait appris que je m'appelais ainsi), pour ne lui satisfaire. Car il est très raisonnable que vous sachiez à qui vous avez sauvé la vie, et quelle est la condition de ceux qui
vous ont tant d'obligation.
Nous n'eussions tant demeuré à le vous dire n'eût
été la crainte qu'étant reconnus nous ne
reçussions du déplaisir de quelques ennemis
secrets. Nous vous prierons donc de n'en faire point
de semblant, afin que la peine que vous avez prise
à nous sauver ne demeure inutile. Et afin que nous
ne puissions être écoutés de personne, je vous
supplie de pousser la porte. Ce qu'ayant fait, et
m'étant remis en ma place, il reprit la parole de
cette sorte :
Sachez donc que Théodose, fils de l'Empereur
Arcadius et le petit-fils du grand Théodose,
étant Empereur d'Orient, épousa Eudoxe, fille
du Philosophe Léontius Athénien. Encore que cette
Dame ne fût pas de race tant illustre qu'eût bien
requise la Majesté d'un tel Empereur, si est-ce que
sa beauté et sa vertu étaient telles qu'elles la
pouvaient bien encore élever à une plus haute
dignité, s'il s'en fût trouvé parmi les hommes.
Théodose n'eut qu'une fille d'elle, et parce qu'il
aimait passionnément sa femme, il voulut que sa
fille en portât le nom. Elle fut donc appelée
Eudoxe et, comme si ce nom eût été fatal aux
belles, cette jeune Princesse, dès ses premières
années, parvint à une telle beauté qu'elle surpassa
de beaucoup sa mère, et que chacun avouait que la
nature ne pouvait rien faire de plus beau ni de plus
parfait. En ce même temps, Placidie ayant quelque
mauvaise satisfaction de son frère Honorius s'était retirée en Constantinople
vers son neveu Théodose, car elle était fille de
Théodose le grand et sœur d'Arcadius, emmenant
avec elle ses enfants, Valentinien et Honorique. Et
de fortune j'avais été donné fort jeune enfant à
Placidie pour être nourri avec son fils comme
plusieurs autres de même âge, enfants des principaux Chevaliers et Sénateurs de Rome. Et lorsqu'elle
quitta l'Italie, j'avais pris une si grande amitié
à Valentinien et lui à moi, que l'on ne nous
pouvait séparer.
Il advint que l'Empereur Théodose, ne voyant point
d'enfant à son oncle Honorius, résolut de donner sa
fille à Valentinien, et le faire Empereur
d'Occident après la mort d'Honorius. La sage
Placidie, qui voyait bien que c'était l'avantage de
son fils et le mieux qui lui pouvait arriver, lui
commandait d'ordinaire de rechercher cette belle
Princesse. Mais voyez que c'est que la contrainte en
amour ! Jamais Valentinien ne put aimer d'amour
Eudoxe, quoique ce fût la plus belle Princesse du
monde. Toutefois, pour ne déplaire à la sage
Placidie, ni à son Germain, desquels toute sa
fortune dépendait, il se résolut de feindre et de
dissimuler si bien que chacun le crût être
véritablement amoureux. Et pour ce sujet il
faisait bien souvent des tournois dans les Cirques et
dans l'Hippodrome où le belle Eudoxe assistait
ordinairement, quoiqu'elle fût si jeune qu'il n'y
eût pas grande apparence qu'elle dût prendre
garde à l'Amour. Et parce que j'étais nourri auprès
de ce jeune Prince, il faut que je confesse que,
tournant inconsidérément les yeux sur elle, j'en
devins
de sorte amoureux que depuis il m'a été
impossible de m'en retirer. Dois-je dire cette vue
heureuse * pour moi, qui m'a coûté
tant de travaux et tant de soin ? Mais comment le η puis-je mettre en doute, puisque jamais personne
ne fut plus heureux ayant conçu un si généreux dessein, quelque peine et travail que la fortune m'ait envoyé pour ce sujet ? Je devins donc
serviteur de cette Princesse, et si Valentinien entrait aux tournois sous le nom feint de Chevalier de la belle Eudoxe, je puis dire que je n'en faisais
pas de même, étant de sorte épris de sa beauté et
de sa vertu que mon amour était incroyable pour
l'âge que nous avions tous deux.
En ce même temps, il fut donné une jeune fille des
meilleures maisons de Grèce à la jeune Eudoxe pour
être nourrie avec elle. Elle s'appelait Isidore,
et faut avouer que, hormis Eudoxe, il n'y avait
rien en la Cour qui la valût. Valentinien ne
jeta pas
les yeux plus tôt sur son visage qu'il en devint
amoureux. Mais elle se trouva si soigneuse de son
honneur et réputation que, connaissant bien
cette affection et que Valentinien ne la pouvait
épouser pour les occasions que je vous ai dites
(car chacun savait la volonté de Théodose), elle ne
voulut jamais souffrir sa recherche, s'en défendant
au commencement par les plus douces voies qu'elle
pût ; mais enfin la rejetant plus rigoureusement
peut-être que la qualité de Valentinien ne
méritait pas. Et quoiqu'il s'y voulût opiniâtrer, si traita-t-elle de sorte avec lui qu'elle
le contraignit de s'en retirer en apparence, parce qu'elle lui jura que s'il continuait elle le déclarerait à Théodose et à Placidie. Ce jeune Prince, qui ne voulait point déplaire à l'Empereur ni à sa mère, cacha si bien ses désirs que personne ne s'en prit garde, qu'Eudoxe et moi, comme je vous dirai. Cependant, mon affection allait croissant sans que cette jeune Princesse s'en aperçût. Tant que ma jeunesse fut telle qu'il m'était permis de la voir sans soupçon, jamais je n'en perdis une commodité, me rendant si soigneux près de sa personne qu'elle était contrainte de se servir plus souvent de moi que de nul autre de mes compagnons. Et quoiqu'en ce temps-là je ne susse presque que c'était que l'Amour, si ne laissais-je d'avoir un très grand plaisir d'être auprès d'elle, de la servir, d'en recevoir les commandements, de baiser (lorsqu'elle me tendait quelque chose) l'endroit que sa main avait touché, ce qu'elle ne voyait point, ou, si elle le voyait, elle l'attribuait à civilité. Je me souviens qu'en ce temps-là elle se promenait un jour dans une galerie où il y avait quantité de belles et rares peintures qu'elle allait considérant η. Entre les autres elle vit un Icare, qui, tout déplumé η, se laissait choir dans la mer. Ursace, me dit-elle, (c'est ainsi que l'on me nomme) qu'est-ce que signifient ces plumes éparses et cet homme qui tombe d'en haut ? - C'est, lui dis-je, Madame, un jeune homme qui, porté d'un généreux courage, ne voulut pas se contenter de voler si bas que son père, que vous voyez au-dessous de lui. Et
parce que ses ailes étaient jointes avec de la cire, la chaleur du Soleil les fit relâcher, et lui, n'en étant plus soutenu, fut contraint de tomber comme vous voyez. - Vraiment, me répondit-elle, il était bien inconsidéré. - Mais, lui répliquai-je, il avait un courage bien généreux. - À quoi lui servit-il, me dit-elle, puisqu'il ne le put garantir de la mort ? - La mort, lui répondis-je, est peu de chose quand elle laisse une si belle mémoire de nous. - Et quoi, me dit-elle, vous louez cette action ? - Je la loue de sorte, lui dis-je, Madame, que je ne refuserai jamais la mort pour une semblable gloire. Elle pouvait avoir douze ans, et moi quinze ou seize, âge peu capable encore de ressentir les traits d'Amour, et toutefois je n'en étais pas exempt, mais j'avais si peu de hardiesse que je n'avais osé lui en rien découvrir. - Et quoi, me dit-elle, vous estimez donc bien peu votre vie ? - C'est sans doute, Madame, lui dis-je, qu'il y a plusieurs choses que j'estime beaucoup plus. - Et lesquelles entre autres, ajouta-t-elle, car il me semble que quand nous ne sommes plus, tout le reste ne nous touche guère ? - L'honneur et l'Amour, lui répondis-je. - Et qu'est-ce que l'honneur ? me dit-elle. - C'est une opinion, répliquai-je, que nous laissons de nous et de notre courage. Et l'Amour, c'est un désir de posséder quelque chose de grand et de mérite. Et c'est pourquoi, Madame, je ne ferais jamais difficulté de mourir en une généreuse action, ni en vous faisant service ; en la première, pour la gloire qui m'en demeurerait, en la dernière,
pour l'affection que je vous porte. - Et comment,
me dit-elle, tout enfant, vous avez donc de l'Amour
pour moi ? À quoi l'avez-vous reconnu ? - Aux effets, lui répondis-je, car quand je ne vous vois
point, je brûle de désir de vous voir ; quand je
vous vois, je meurs de regret de ne vous voir pas
assez. - Et comment, me dit-elle, vous est survenue
cette maladie, et qui en a été cause ? - Vos
perfections, Madame, lui dis-je, et vos beautés
m'ont fait ce mal par la longue demeure que j'ai
faite près de vous. - Si j'étais en votre place, me
répondit-elle, je voudrais y demeurer le moins que
je pourrais ! Mais n'y a-t-il point de remède pour
guérir de ce mal ? - Si a, lui dis-je, si vous vouliez
m'aimer autant que je vous aime. - Comment, dit-elle
soudain, en se tournant vers moi, que je brûlasse
quand je ne vous verrais point ? En ma foi, Ursace,
cherchez quelque autre recette, car pour celle-là,
je ne la puis pas faire. Je me suis quelquefois brûlé le doigt, mais c'est une douleur insupportable,
et n'attendez point, vous dis-je encore un coup,
d'être soulagé de moi par ce moyen.
Je n'osais répliquer, parce qu'en la galerie il y
avait plusieurs Dames et Chevaliers qui discouraient
ensemble sans toutefois prendre garde à nous,
quoiqu'ils y fussent pour accompagner
cette jeune Princesse, mais son enfance et ma
jeunesse nous permettaient d'être ensemble sans
soupçon, encore que je ne le pensasse pas ainsi.
Depuis, elle devint bien plus savante lorsque
l'âge lui enseigna la résolution des doutes qu'elle me soulait faire en son enfance, et en même temps je devins aussi beaucoup plus amoureux que je ne soulais être. Valentinien, qui avait dessein sur la belle Isidore, faisait le plus souvent qu'il pouvait des tournois, parce qu'étant fort adroit il lui semblait que c'était un bon moyen pour acquérir les bonnes grâces de cette sage fille, feignant toutefois que ce fût pour la belle Eudoxe. Et parce qu'il prenait ordinairement de ceux de son âge et qu'il n'y avait différence entre lui et moi que de deux ou trois ans qu'il pouvait avoir plus que moi, j'étais presque toujours de sa partie. Et semblait que la fortune me voulut favoriser, me faisant emporter bien souvent le prix, que, toujours, feignant que ce fût à cause de Valentinien, je portais à Eudoxe. Et lorsqu'en le recevant, elle me permettait de lui baiser la main, ô que j'estimais toutes les peines que j'avais eues le reste du jour bien employées ! Je vivais toutefois avec tant de discrétion qu'elle ne s'en pouvait offenser, encore qu'elle eût quelque mémoire des discours que je lui avait tenus ; car pensant que ce fussent des imprudences de l'enfance, elle avait opinion que l'âge m'avait fait reconnaître ce que je lui devais. La première fois qu'elle soupçonna le contraire, ce fut un jour qu'elle s'était allée promener de l'autre côté du trajet dans les jardins de l'Empereur. Après s'être longuement promenée, elle s'endormit sous un frais ombrage dans le giron d'Isidore. Nous
étions quantité de jeunes Chevaliers à l'entrée du cabinet qui discourions, lorsqu'une Abeille η se vint poser sur sa lèvre, et après l'avoir sucée quelque temps la piqua bien fort. La douleur l'éveilla en sursaut, et, portant la main sur la piqûre, se plaignit du peu de soin qu'Isidore avait d'elle. Valentinien, qui se promenait par le jardin, accourut au cri qu'elle avait fait, et voyant qu'elle blâmait Isidore, afin de réparer la faute qu'elle η avait faite, il lui dit que j'avais une recette qui la guérirait incontinent, et qu'il en avait bien souvent vu l'expérience sur plusieurs, mais particulièrement sur lui depuis deux jours. - Et que faut-il faire ? lui dit-elle. - Il dit, répondit Valentinien, quelque parole sur le mal et soudain la douleur cesse. Et lors, me demandant s'il était vrai, je lui dis que oui, et que jusques en ce temps-là je n'en avais point failli, et que je ne pensais pas que la fortune me fût moins favorable pour elle que pour tous les autres. Elle se fâchait fort que j'approchasse ma bouche si près de la sienne, et en me présentant la main, me commande que j'essayasse dessus. Je lui mets la bouche contre, et soufflant un peu, j'approchai les lèvres jusques à la peau et la pressai doucement. Ô Silvandre ! Quel commencement fut celui-ci ! Elle retire la main, et me dit que c'était baiser et non pas une recette, et ne voulut point le permettre, mais la douleur qui la pressait la contraignit enfin de me dire que je l'apprisse à Isidore, et qu'elle la lui ferait. Je fus bien combattu, car je désirais η fort d'être celui qui approcherait de ses belles lèvres,
et toutefois j'étais bien marri du mal qu'elle souffrait. Amour me conseilla de dire d'autres paroles à Isidore, afin que ne la trouvant pas bonne, elle fût contrainte de recourre à moi. Et mon dessein réussit comme je l'avais proposé, parce qu'ayant murmuré en vain mes fausses paroles, et fait toutes les autres cérémonies, la douleur ne cessa point. Dont Valentinien se moquant : - Pensez-vous, lui dit-il, ma maîtresse, que chacun soit propre à cette recette ? Je vous jure que je l'ai éprouvée et que, si elle ne vous profite, c'est qu'Isidore y oublie quelque chose. Et à ce mot ressortant du cabinet emmena avec lui tous les Chevaliers. La douleur augmentait, et la lèvre commençait d'enfler, lorsque se tournant vers moi : - Par votre foi, dit-elle, Ursace, la recette est-elle bonne ? - Je vous jure, lui dis-je, Madame, par l'honneur que je vous dois, que je ne la vis jamais manquer, et suis si marri qu'Isidore ne l'ait su faire que je n'ai jamais désiré d'être fille qu'à ce coup pour vous rendre service. Isidore prenant la parole : - Je ne sais, dit-elle, Madame, quelle difficulté vous en faites ! Mais si vous voyiez comme la bouche vous grossit, vous ne voudriez pour quoi que ce fût que le mal passât plus outre. - Mais, dites-moi, Ursace, reprit Eudoxe, demeurerez-vous longtemps à faire votre recette ? - Le moins que je pourrai, lui dis-je, Madame. Et lors m'approchant d'elle, elle se retira à l'endroit le plus obscur du cabinet comme ayant honte d'être vue, et permit, forcée de la douleur, que je fisse mon enchantement η.
Fut-il jamais sorcier plus heureux que moi ! Je dis donc les paroles sur la lèvre, mais quand je la pris entre les miennes et qu'en suçant je la pressai un peu, j'avoue que si quelqu'un eût pu mourir de douceur qu'Ursace ne serait plus. Elle se retire toute rouge de honte : - Voilà, dit-elle, la plus importune recette qui fût jamais. - Mais, Madame, lui dit Isidore, vous a-t-elle soulagée ? - Il me semble, répondit-elle, que j'y reconnais quelque amendement. - Votre douleur, lui dis-je, se passera bientôt mais j'en aurai tout le mal. - Comment, me dit-elle, vous aurez mon mal ? - Oui, Madame, lui répondis-je, les conditions de cette recette sont telles que celui qui guérit autrui de cette sorte en souffre la douleur. Elle qui ne l'entendait pas, ou pour le moins feignait de ne l'entendre ainsi que je le disais : - Vraiment, Ursace, me dit-elle, je vous suis trop obligée de m'avoir voulu guérir en prenant mon mal. - Madame, lui dis-je, si je pouvais aussi bien rendre mien tout celui que vous devez jamais avoir, soyez certaine que vous n'en ressentiriez jamais. - Mais, dit Isidore en souriant, si vous aviez autant de bonne volonté, Madame, pour lui qu'il en a pour vous, il faudrait qu'à cette heure vous lui fissiez la même recette pour le guérir du mal qu'il a pour vous. - J'aime mieux, répondit Eudoxe, lui être redevable en ceci que s'il me l'était, et puis ce serait toujours à recommencer, car il est trop courtois Chevalier pour me laisser avec le mal qu'il me pourrait ôter. - Il est vrai, Madame, ajoutai-je, et puis mon
mal n'est plus en la lèvre, il est passé au cœur. Elle entendit bien ce que je voulais dire quoiqu'elle fît semblant de ne l'avoir point ouï, et sans Isidore qui était trop près de nous je lui en eusse bien dit davantage. Je me contentai donc de cette ouverture pour ce premier coup. Et depuis je fis tels vers sur cette piqûre :
SONNET.
D'une mouche sur les lèvres de sa
Dame endormie.
Cependant que Madame à l'ombre se repose
Et trompe du Soleil la trop âpre chaleur,
Un petit animal, volant de fleur en fleur,
Les douceurs va cherchant dont le miel se compose.
De fortune sa lèvre, étant à moitié close,
La fleur représentait la plus vive en couleur,
Lorsque cet animal η, la voyant par malheur,
Y vole, et la suçant pensa sucer la rose.
Ah ! trop sage au faillir ! Trop heureux à l'oser !
Puisqu'à ta hardiesse on n'a su refuser
Ce qu'on nie aux désirs dont mon âme s'allume.
Mais cette mouche, Amour, ravit tout notre bien,
Que nous reste-t-il plus, puisqu'elle a rendu sien
Le miel dont s'adoucit toute notre amertume ?
Je serais ennuyeux, ô courtois Silvandre, si je vous
racontais par le menu le commencement et le progrès de mon affection. Je vous dirai donc seulement
ce qui sera plus nécessaire que vous sachiez. Amour me rendit enfin si hardi que je me résolus
de lui déclarer tout ouvertement ce que je ressentais
pour elle. Je demeurai longtemps à disputer en
moi-même, si ce serait de bouche ou par l'Écriture ;
enfin je conclus qu'il valait mieux le lui dire que
de le lui faire lire, parce que j'avais de longtemps appris qu'il faut faire demander par quelque autre ce
que l'on ne veut pas obtenir η. Outre η que je prévoyais
bien que la difficulté ne serait pas petite de lui
faire recevoir de mes lettres. Mais, ô Dieux,
combien de fois, ayant fait cette résolution, m'en
revins-je en mon logis sans y avoir rien avancé !
Le Ciel enfin, qui semblait en ce temps de vouloir
favoriser mon dessein, m'en donna une telle commodité.
Il ne faut, comme je vous ai dit, que passer le Bosphore pour aller aux jardins de l'Empereur situés
toutefois en Asie, en un lieu nommé Chalcédoine,
qui est si près de Constantinople qu'on peut ouïr
la voix d'un homme d'un lieu à l'autre. Eudoxe s'allait promener fort souvent en ces jardins, et
toutes les fois qu'il m'était permis, je l'y
accompagnais avec tant de soin de lui faire quelque
service que quand ce n'eût été que de lui amasser une fleur en tout un jour j'étais fort content de
ma journée, ayant appris dès longtemps qu'en amour
les petits services, s'ils sont en grand nombre,
font plus
d'effet que ceux qui sont d'importance, et qui arrivent rarement, parce qu'à ceux-ci on est obligé si l'on ne veut être estimé ennemi plutôt qu'ami, mais il n'y a rien qui nous pousse aux autres η que la seule affection. J'étais donc d'ordinaire avec elle, et me rendais si soigneux qu'elle n'avait une seule de ses filles qui fût plus prompte à tous ses petits messages que j'étais. Il advint qu'un jour Valentinien l'avait suivie en ce lieu à cause d'Isidore, et parce qu'elle aimait fort à se promener et qu'Isidore se trouvait un peu lasse, elles se séparèrent, Eudoxe continua le promenoir et Isidore entra dans un cabinet où elle trouva des sièges rehaussés de gazons et couverts de quelques ais. Elle n'y eut pas demeuré longtemps que Valentinien, qui était pour lors avec Eudoxe, feignant d'être las s'alla asseoir dans le même cabinet. Isidore en voulut ressortir, mais il la retint par sa robe. Eudoxe, qui s'en prit garde, ne put s'empêcher de sourire en me regardant, et me semblant que c'était une très bonne occasion pour commencer mon dessein, je ne la voulus perdre. Je me souris donc comme elle, et plie les épaules, me tournant de l'autre côté. Et alors elle η me demanda que j'avais à sourire. Je lui répondis tout franchement que c'était de voir que Valentinien la quittât pour aller vers Isidore. - Et quoi, me dit-elle, Ursace, n'en feriez-vous pas de même ? - Moi, Madame, lui dis-je, auriez-vous bien opinion que j'eusse si peu de jugement ? - Vous le devriez faire, me dit-elle, puisqu'il y a plus d'apparence qu'elle doive être servie de vous
que de Valentinien. - Je sais bien, lui dis-je, Madame, que la condition d'Isidore et de moi m'y devrait plutôt convier, mais j'avoue que j'aime mieux faire une contraire faute à celle de Valentinien. - Comment l'entendez-vous ? répondit-elle. - Je veux dire, continuais-je, que plutôt que de servir quelque chose d'égal à moi, comme Isidore, j'aime mieux mourir d'amour pour ce qui est par-dessus moi, comme vous. - Comme moi ? reprit incontinent Eudoxe, et que pensez-vous dire, Ursace ? - Je pense dire, Madame, lui répondis-je, que j'aime mieux mourir en vous adorant que de vivre aimé d'Isidore, et que la grande inégalité qui est entre nous ne m'a su empêcher que je n'aie eu cette volonté depuis le jour qu'il me fut permis de vous voir. - Je crois, me dit la Princesse, que vous êtes hors de vous-même de me tenir ces propos. - Ne le croyez point, lui dis-je, Madame, je ne parlai jamais ni avec plus de vérité, ni avec un plus sain jugement. Elle demeura ferme, et me regarda entre les yeux, et puis me dit : - Est-ce à bon escient ou par jeu que vous me tenez ce langage ? - Je jure, Madame, répliquai-je, par le service que je vous dois, que je ne proférai jamais paroles plus véritables, ni d'une volonté plus résolue, que celles que vous venez d'ouïr, et de plus, que cette extrême affection dont je vous parle ne changera jamais quelque traitement que je reçoive de vous. - Je suis marrie, me dit-elle, Ursace, de votre folie, parce que la longue nourriture que vous avez eue de l'Empereur, mon père, m'obligeait de vous voir et de me servir de vous d'une meilleure volonté que de
plusieurs autres dont les mérites pouvaient égaler les vôtres. Mais puisque votre outrecuidance a passé toutes les bornes de la raison, et vous a ôté la connaissance de ce que vous me devez, ressouvenez-vous que, s'il vous advient jamais de me parler de cette sorte, je vous ferai repentir de votre témérité, et que l'Empereur et Valentinien en seront avertis. - Madame, lui répondis-je, si je ne craignais que ceux qui sont en ce Jardin s'aperçussent de ce que je vous dis, je me jetterais à vos genoux pour vous demander pardon de l'offense que je vous ai faite, mais étant retenu de cette considération, ayez agréable la volonté que j'en ai, et me permettez de vous dire que les menaces que vous me faites pourraient avoir quelque force sur moi si c'était de ma volonté que cette affection fut née, mais puisque c'est le Ciel qui m'y force n'espérez que la crainte de l'Empereur ni la considération de Valentinien m'en divertissent jamais. Il est vrai que je puis bien me taire et mourir d'amour pour la belle Eudoxe. Et pour preuve de cela et afin de ne vous ennuyer jamais des fâcheuses paroles qui vous ont offensée, je vous jure par le très humble service que je vous dois de ne vous en parler jamais. Mais ressouvenez-vous que toutes les fois que je m'approcherai de vous et que je vous dirai : Bonjour, Madame, ou que seulement je vous ferai la révérence, ce sera à dire η : Je meurs d'amour pour vous, Madame, et vous n'aurez jamais un plus fidèle serviteur que moi. Et quand je prendrai congé, et qu'en vous saluant, je vous
donnerai le
bonsoir, et me retirerai, ce sera autant que si je
vous disais : Jusques à quand ordonnez-vous que je
sois misérable, et combien encore durera votre
rigueur ? Et pour commencer, lui dis-je
froidement, vous me permettez de prendre congé de
vous, et de vous donner le bonsoir. Et à ce mot, je
fis une grande révérence et me retirai, de peur
qu'elle ne me défendît encore
ces deux paroles, et toutefois je pris garde qu'elle se tourna de l'autre côté en souriant. Ce
qui ne me donna point une petite espérance.
Or, Gentil étranger, je vécus depuis ce jour de
cette sorte avec elle, ne lui faisant jamais semblant de tout ce qui s'était passé sinon par le bonjour
et le bonsoir, auxquels, quand elle n'était point
vue, elle répondait le plus souvent en branlant
la tête, comme si elle se fût encore offensée de
ce souvenir que je lui donnais. Plus de six mois
s'écoulèrent que je continuais toujours de même
façon, et qu'elle aussi s'opiniâtrait de ne point
recevoir mon affection. Enfin je vainquis, mais
aussi qu'est-ce que ne peut le service et la
persévérance d'un amant avisé ?
Un matin que Valentinien la conduisait au Temple,
je m'avançai, et lui faisant une grande révérence,
je lui dis : - Bonjour, Madame. Elle alors en
souriant, et se tournant vers moi : - Vos bonjours, Ursace, me dit-elle, sont reçus de bon cœur. Ô
Dieux, pourrais-je dire quel fut le contentement
que je reçus, je proteste que jamais je n'espérai
d'être si heureux, et moins en ce temps-là que l'on
parlait du mariage
de Valentinien et d'elle. Et
toutefois, j'appris depuis que ce que je croyais
la devoir éloigner de moi fut ce qui me l'obligea davantage, parce que, voyant que l'affection qu'il
portait à Isidore s'augmentait et que celle qu'il
lui faisait paraître n'était que pour complaire
à l'Empereur, elle se résolut de ne l'aimer aussi
que pour être femme d'un Empereur, et de faire état
de mon service comme Valentinien de l'affection
qu'il portait à Isidore. Je sus cette résolution
peu après, car dès la première occasion qui se
présenta, elle me dit que mon opiniâtreté et
l'affection de Valentinien envers Isidore l'avaient vaincue, et que, si je continuais de vivre
avec la même discrétion, elle continuerait aussi de
me vouloir du bien. Et depuis ce jour elle permit
qu'en particulier je la nommasse ma Princesse, et
elle m'appelait son Chevalier. Jugez, Silvandre,
s'il y avait homme au monde plus heureux que moi !
Car Eudoxe était l'une des plus belles Princesses du
monde, en l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, et
qui ne faisait paraître d'aimer personne que moi.
Cependant que nous vivions de cette sorte, Honorius
qui avait épousé la fille de Stilicon mourut sans
enfants, et parce qu'un Romain nommé Jean, son
premier Secrétaire, s'était fait
élire Empereur par le moyen de Castinus et de Ætius, l'Empereur Théodose, qui avait fait dessein
de faire Empereur d'Occident son cousin Valentinien,
l'y voulut envoyer avec sa mère, Placidie. Je fis
semblant de la vouloir suivre en ce voyage, mais en effet je ne désirais
rien plus que de demeurer pour la garde d'Eudoxe. Car encore que le désir de la gloire m'attirât en Italie, l'amour me retenait en Constantinople avec des liens qui n'étaient pas faibles, parce que cette belle Princesse se laissa aller outre son dessein de telle sorte à l'amitié qu'elle m'avait promise qu'enfin elle n'avait pas moins d'affection pour moi que j'en avais pour elle. Je crois bien qu'elle y fut trompée, et qu'au commencement elle ne crut jamais d'en venir si avant, mais je pense sans mentir que l'Amour a beaucoup de ressemblance avec la mort, et que, comme on ne peut mourir à moitié, que de même on ne saurait aimer à demi. Et lorsque j'étais plus en peine de trouver une bonne excuse, l'Empereur reçut des nouvelles que quelques ennemis avec un nombre infini de personnes le venaient attaquer du côté de Constantinople. Ces nouvelles convièrent plusieurs de demeurer, qui autrement eussent été contraints pour leur devoir de s'en aller sous la charge d'Artabure, qui conduisait une forte armée par mer ayant avec lui Aspar son fils, très vaillant et heureux Capitaine comme il fit bien paraître en la prise de Jean dans Ravenne, et en la délivrance de son père. Encore que je ne fusse point jaloux de Valentinien, quoiqu'Eudoxe lui fît paraître de la bonne volonté, sachant assez que ce n'était que pour complaire à Théodose et pour être impératrice, si est-ce qu'ayant appris de longue main que la doute qu'on fait paraître de n'être pas assez aimé convie η les Dames à nous en donner plus de connaissance,
et qu'aussi feindre de la jalousie leur donne bien souvent occasion de redoubler leurs faveurs, je fis semblant d'être un peu jaloux de Valentinien et de me réjouir de son départ. Et je fis des vers sur ce sujet que je chantai devant elle à la première occasion qui se présenta. Ils étaient tels :
SONNET.
Sur le départ d'un Rival.
Jamais contre les rocs tant de flots amassés,
Écumant de courroux, n'ont blanchi les rivages ;
Jamais les bancs η couverts n'ont vu tant de naufrages
Que cet éloignement m'a d'ennuis effacés.
Bienheureux souvenirs de mes soupçons passés,
Maintenant de mon heur assurés témoignages,
Qu'il est doux au nocher, après de grands orages,
De voir dedans un port ses navires cassés !
Blessé de froide peur dedans la fantaisie,
J'ai tremblé mille fois atteint de jalousie,
Mais enfin son départ m'a du tout rendu sain.
Heureux éloignement, puisses-tu toujours être,
Ou bien s'il s'en revient, Amour, fais-lui paraître
Qu'à son dam il partit, et qu'il retourne en vain.
Je ne vous dirai point en ce lieu quel fut le voyage de Valentinien, car vous le pouvez avoir entendu par plusieurs. Tant y a qu'après avoir mis tel ordre aux affaires d'Occident qu'il jugea être à propos, il revint en Constantinople où il fut reçu par Théodose comme si c'eût été son fils, et soudain à la sollicitation de Placidie, qui était demeurée au gouvernement d'Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclu avec lui. Serait-il bien possible que je vous pusse raconter ce que je ressentis en cette occasion ? Je ne le crois pas, car je fus de sorte combattu de crainte et du regret que, sans Eudoxe, il est certain que je ne l'eusse pu supporter. Mais elle qui était sage et prudente, encore que de son côté elle fût fort affligée de se voir entre les mains d'une personne qu'elle n'aimait point, si surmonta-t-elle ce déplaisir avec la résolution. Et parce qu'elle voyait bien en quelle peine je vivais, elle me donna commodité de parler à elle dans son cabinet, sans qu'autre y fût qu'Isidore en qui elle se fiait infiniment. Elle était assise sur un petit lit, et je me mis sur un genou devant elle, ayant dessous quelques carreaux qu'elle m'avait fait apporter. Et parce que, ravi de contentement, je ne faisais que la contempler et lui baiser la main qu'elle m'avait permis de lui prendre, après m'avoir considéré quelque temps, elle me parla de cette sorte : - Et bien, mon Chevalier, vous plaindrez-vous toute votre vie de moi, et serez-vous toujours en doute de l'amitié que je vous porte ? - Ma belle Princesse, lui dis-je, si je n'avais accoutumé de
recevoir de vous plus de faveurs que je n'en mérite, vous auriez quelque raison de me faire cette demande, à cette heure que je reçois celle-ci qui véritablement est telle que je ne puis la redire. Mais pourquoi ne me permettez-vous de me plaindre de la fortune qui, m'ayant montré le bien qu'elle me pouvait donner, l'ordonne toutefois à un autre de qui l'affection le mérite aussi peu que la mienne pourrait être digne de l'obtenir, si elle le η pouvait être par une extrême Amour ? - Mon Chevalier, me répondit-elle, vivez content et assuré de ce que je vous vais dire : tout ce qu'une extrême affection peut obtenir de moi, sachez qu'Ursace le possède, et ce que vous regrettez qui soit à un autre, croyez-moi, mon Chevalier, que c'est ce qui se doit donner par devoir et non point par Amour ; et cela étant, quelle raison avez-vous de vous plaindre de la fortune ? - La raison que j'en ai, répliquai-je, est aussi grande que l'obligation en quoi vous me mettez par cette assurance. Pourquoi, ma Princesse, ne me plaindrai-je pas d'elle qui ayant voulu favoriser mon affection m'a toutefois privé de ce qui seul me pouvait faire parvenir au bien que je désirais. - Ah ! mon Chevalier, me dit-elle, vous m'offensez. Comment ? vous ne m'avez aimée que pour avoir de moi ce que mon devoir vous refuse ? Et quelle m'avez-vous estimée ? Et comment m'avez-vous pu aimer si vous m'avez eue en si mauvaise opinion ? Je ne pus lui répondre voyant comme elle le prenait, mais avec un grand soupir je m'abouchai sur son giron tenant sa
main contre ma bouche. Elle qui reconnut bien ma peine me mit l'autre main sur la tête, et passait les doigts dans mes cheveux, et sans me dire mot semblait d'attendre ce que je lui répondrais. Enfin me levant, je lui répondis : - J'avoue, ma belle Princesse, que je vous aime plus que vous ne voulez, et plus encore que la raison ne veut, mais qui pourrait vous aimer moins que cela ? Je confesse qu'il n'y a raison ni devoir qui puisse mesurer la grandeur de mon affection, et si je vous offense en cela, pardonnez-moi en considérant que ce serait profaner votre beauté que de l'aimer moins, et plaignez-moi, qui, ayant eu tant de courage, me suis trouvé avec si peu de mérite. Et toutefois votre bonne volonté pourrait suppléer à ce défaut, si l'Amour avait un peu plus de force en vous. - Je ne vous entends point, me dit-elle, et ne sais en quoi vous voudriez que mon Amour eût plus de force. - Ô Dieu ! répliquai-je, qu'il sera bien malaisé que mes paroles vous fassent entendre à mon avantage ce que l'Amour ne vous a pu faire concevoir ! Je veux dire, ma Princesse, que si l'Amour avait plus de puissance sur vous, ce devoir que vous m'opposez en aurait beaucoup moins, et que ce trop heureux Valentinien posséderait ce qu'il recherche, et moi ce que je désire. - Ah ! mon Chevalier, répondit-elle avec un grand soupir, si vous saviez ce que je ressens en mon âme et quelle est la contrainte que je me fais, vous croiriez bien qu'Amour a toute la puissance sur moi qu'il peut avoir sur un cœur.
Mais si je vous refuse quelque témoignage de cette puissance, ressouvenez-vous quelle je suis née et à quelles lois ma naissance m'oblige. Si la fortune m'avait fait naître d'un Léontius η Athénien comme ma mère, je pourrais disposer de moi aussi bien que de mon affection, mais étant fille d'un Empereur Théodose, petite-fille d'un Empereur Arcadius, et ayant pour bisaïeul Théodose le grand, ne voyez-vous pas que cette naissance m'astreint, pour ne leur point faire de honte, à laisser la disposition de mon corps à ceux qui me l'ont donné ? C'est un tribut de l'humanité que de ne voir jamais ça-bas chose qui soit entièrement accomplie ! Les grandeurs et les Empires traînent inséparablement cette contrainte que jamais on ne s'apparie que par raison d'État. Ni vous ni moi ne voyons rien de nouveau ; il y a longtemps que nous avons prévu qu'il nous adviendrait ce que nous ressentons, et quand je tournai les yeux sur vous et que je vous aimai, ce fut avec cette résolution que Valentinien serait mon mari. Je m'assure que vous avez pensé la même chose dès le premier jour que vous fîtes dessein de m'aimer, et qu'est-ce donc qui vous afflige maintenant, et quel accident voyez-vous que vous deviez η dire inopiné ? Ces mots me touchèrent si vivement, fût pour voir une si grande résolution que j'accusais de peu d'amitié, fût pour penser qu'un autre la posséderait, qu'il me fut impossible de lui permettre de parler davantage sans l'interrompre : - Vous croyez donc, lui dis-je, Madame, que ce soit aimer
que de retenir ces considérations ? Vous avez opinion que la vraie amour puisse être sujette aux lois du devoir ? Ô Dieux, que vous et moi sommes trompés ! Vous qui avez cru d'aimer, et moi qui ai pensé d'être aimé de vous ! Et là m'arrêtant un peu, je repris de cette sorte, lorsque je vis qu'elle voulait prendre la parole : - Les lois d'Amour, Madame, sont bien différentes de celles que vous vous proposez, et si vous voulez connaître quelles elles sont, lisez-les en moi, et vous verrez que comme l'inégalité qui est entre nous ne m'a pu empêcher d'élever les yeux à ma belle Princesse, de même ne vous doit-elle divertir de baisser les vôtres vers votre Chevalier, n'y ayant pas plus de différence de vous à moi que de moi à vous. Et quant à ce que vous m'alléguez de votre naissance, puisqu'elle est telle que rien ne vous peut relever par-dessus ce que vous êtes, pourquoi, au lieu de tourner vos yeux sur la grandeur qui ne vous peut être augmentée, ne les jetez-vous sur votre contentement, afin que, comme vous êtes de votre naissance la plus grande Princesse du monde, vous soyez aussi par votre choix la plus contente Princesse qui fût jamais ? Vous dites que je commençai de vous servir avec cette opinion que Valentinien serait votre mari. Ah ! Madame, j'avoue que quand je commençai de me donner à vous, j'eus cette créance que je le pourrais supporter, mais si, depuis, mon affection est tellement crûe qu'il m'est impossible d'y penser sans perdre incontinent
toute résolution, que pourrez-vous m'opposer que la faiblesse de votre amitié qui ne s'est point augmentée depuis le premier jour qu'elle prit naissance ? Comment, ma belle Princesse, vous refuserez des faveurs à mon affection, que vous accorderez à une personne qui ne vous aime point ! Vous consentirez que ces beautés, qui sans plus doivent être la récompense et la félicité d'une parfaite Amour, soient possédées par celui qui les dédaigne ou ne les reconnaît pas ? Comment souffrirez-vous ses caresses ? Et comment ne regretterez-vous point la peine et le cruel déplaisir de votre Chevalier ? Isidore, qui oyait une partie de nos discours et qui désirait infiniment de nous y favoriser, non pas pour amitié qu'elle me portât, ou pour volonté qu'elle eût de tenir la main à semblables recherches, mais pour l'espérance qu'elle avait que cette affection pourrait passer si outre que peut-être elle romprait le mariage de Valentinien et d'Eudoxe, afin de nous donner plus de commodité de parler ensemble, peu à peu se retira dans un arrière-cabinet où enfin elle s'endormit. Je m'en aperçus incontinent, encore que j'eusse le dos tourné contre elle, parce que, passant * devant les flambeaux qui étaient sur la table derrière nous, je vis son ombre contre la muraille, qui me fit remarquer qu'elle s'en allait η. La Princesse qui s'était appuyée du coude contre le chevet du lit, et qui avait la tête sur la main, ne s'en prit point garde, étant si attentive à ce que je lui disais que malaisément
l'eût-elle pu voir, encore qu'elle eût passé η par-devant ses yeux. Et parce que mes dernières paroles la touchèrent fort vivement, elle demeura quelque temps sans me répondre, baissant les yeux contre terre. Enfin sans se remuer, après un grand soupir : - Ah, mon Chevalier, me dit-elle, que vos paroles me percent l'âme cruellement, et que les choses que vous me présentez me sont difficiles à supporter ! Mais que puis-je faire ? Que puis-je devenir ? Si je n'épouse Valentinien, que sera-ce de moi, et si je l'épouse, ô Dieu, à quel supplice me vois-je destinée ! Je vis à ces dernières paroles que les larmes lui coulaient le long du visage et qu'elle s'était tue pour ne pouvoir parler de peur que les soupirs ne se mêlassent et sortissent au lieu de la voix. Ces pleurs m'émurent de pitié, mais ils ne me donnèrent pas une petite assurance, et n'augmentèrent pas peu mon courage. Je vous confesse, gentil Silvandre, que je n'eusse jamais espéré de réduire cette Princesse en cet état, mais voyant plus d'Amour en elle que je n'eusse cru, je pris plus de hardiesse que je n'eusse jamais pensé. Je m'approche donc d'elle un peu plus que je n'étais, et feignant de lui soutenir la tête contre mon épaule, ma bouche se rencontra justement à l'endroit de ses yeux. Au commencement je n'osais les baiser, et faisais semblant que c'était par mégarde, mais voyant qu'elle n'en disait rien, peu à peu je descendis plus bas et rencontrai sa bouche qu'elle retint longuement sur la mienne. Et parce qu'elle ne me faisait point de défense, je lui mis une main
dans le sein, mais avec tant de transport que je tremblais comme la feuille agitée du vent. Depuis ce temps je me suis trouvé en plusieurs rencontres, en beaucoup de grandes et diverses batailles, et en maints assauts, mais je ne fus de ma vie saisi de telle crainte qu'en cette occasion. Elle me permit donc encore cette privauté sans m'en rien dire, mais lorsque, descendant la main un peu plus bas, je la voulus mettre sous la robe, elle me dit froidement : - Que pensez-vous faire, mon Chevalier ? Isidore vous voit. - Il y a longtemps, lui dis-je, ma belle Princesse, qu'elle nous a laissés seuls. - Comment, dit-elle, en sursaut, Isidore n'est-elle pas ici ? Et se relevant sur le lit : - Elle a eu tort, continua-t-elle, de nous laisser seuls de cette sorte. - Et pourquoi, Madame, lui dis-je, nous n'avons point affaire d'elle. - Non pas vous, me répliqua-t-elle, mais si ai bien moi. Et si vous m'aimiez comme vous dites, vous seriez content de ce que je vous ai permis sans me rechercher de chose que je ne puis. Je pensais que la présence d'Isidore vous empêcherait de passer plus outre que l'honnêteté me peut permettre, et voulais bien que ce fût elle qui par ce moyen vous en fît la défense et non pas moi, afin de vous laisser cette satisfaction de mon amitié, qu'il n'avait pas tenu à moi que vous n'eussiez eu toute sorte de preuve de ma bonne volonté, mais puisque elle s'en est allée, et que vous ne vous arrêtez pas à ce que vous devez, je suis contrainte de vous dire que, si vous voulez de moi ce qu'il me semble que contre
mon honneur vous recherchiez, je le vous permettrai, à condition toutefois que je tiendrai un poignard nu en la main pour incontinent après m'en donner dans le cœur, et le punir tout à l'instant de cette sorte de la faute qu'il m'aura contrainte de commettre ! Que si vous ne voulez que je meure, ne me contraignez donc point, je vous supplie, de vous permettre ce que je ne * dois faire sans mourir. Il faut avouer que ces paroles me rendirent de telle sorte confus que, me levant de la place où j'étais et me rejetant à ses genoux, je lui protestai de ne rechercher jamais ni témoignage de son amitié, ni soulagement à mes désirs, plus grands que ceux qu'elle venait de me donner. - Si vous le faites, me dit-elle, je vous permettrai le reste de ma vie les mêmes privautés que vous avez reçues, et cette preuve de l'affection que vous me portez me sera agréable, connaissant que cette Amour, outrepassant toutes les limites des plus violentes Amours, s'arrête toutefois à celle de mon honnêteté. Et à ce mot, me prenant par la tête avec les deux mains, elle me baisa pour arrhes de sa promesse. Nous avions fait du bruit et avions un peu relevé la voix de sorte qu'Isidore s'éveilla, et parce que la nuit était fort avancée et que les flambeaux étaient presque achevés, Eudoxe l'appela et lui demanda quelle heure il était. - C'est l'heure, Madame, dit-elle, que je viens de faire un grand sommeil, et que chacun dort sinon vous. - Et pensez-vous, Isidore, dit la Princesse, que Valentinien ne veille pas à cette heure pour sa Maîtresse ? - Je
ne sais, dit Isidore, ce qu'il fait, mais je sais bien que si ce n'était que pour lui, je serais à cette heure au lit, et dormirais fort bien. Je lui répondis : - C'est bien au lit aussi où il voudrait vous trouver. - Et quoi, dit-elle en souriant, n'en voudriez-vous point ailleurs ? La Princesse se mit à rire, et après lui dit : - Et que pensez-vous dire, Isidore ? Je pense que vous dormez. - Que voulez-vous que j'y fasse, dit-elle en se frottant les yeux, Ursace me fera devenir folle. Et parce qu'il était tard, et que Eudoxe ne se voulait point cacher de cette fille dont l'humeur lui était très agréable et la prudence fort connue, en se levant de dessus le lit, elle me prit par la tête et me baisa, et s'approchant du feu elle me commanda de me retirer, ce que je fis, mais non pas sans user du privilège qu'elle m'avait donné de la baiser. Et parce qu'elle prit garde qu'Isidore la considérait sans dire mot, elle lui dit : - Que regardez-vous, Isidore ? - Je regardais, Madame, dit-elle, si la mouche η vous avait fort piquée. - Quelle mouche ? dit la Princesse. - La mouche du jardin, dit-elle, car ce Chevalier vous fait souvent la recette de la piqûre. Et à ce mot, prenant un des flambeaux qui étaient sur la table, elle se mit devant moi pour me conduire par un petit degré dérobé qui sortait dans la basse cour du château, non pas sans qu'Eudoxe ne sourie de cette rencontre, et ne lui dise : - Gardez qu'étant seule avec lui, il ne vous fasse la même recette. - N'ayez peur, Madame, dit-elle, cette recette
ne vaut rien pour moi, car je ne crois point en paroles.
Voilà en quels termes j'étais lorsque Valentinien
épousa cette belle Princesse, qu'incontinent après
il emmena en Italie. Je ne vous dis point les
regrets que je fis, ni les déplaisirs que je reçus,
principalement la nuit de ses noces, parce qu'ils
vous ennuieraient et qu'ils furent entièrement
inutiles ; mais ceux de la belle Eudoxe ne furent
guère moindres à ce qu'elle me dit, et Isidore,
qu'elle emmena avec elle quand elle partit de
Grèce pour l'extrême confiance qu'elle avait en
elle η. À quoi Valentinien ne contraria pas, comme
vous pouvez penser. Mais si cette première nuit me
fut presque insupportable, je ne fus pas sans peine
à trouver une excuse pour suivre cette belle
Princesse, car j'étais tombé malade du grand
déplaisir que j'eus lorsque Valentinien était
parti, et depuis ayant reçu η ma santé, je demandai
congé à l'Empereur de suivre Ariobinde ou Asila,
deux grands Capitaines qu'il donnait à Valentinien,
avec une armée pour l'assister contre l'inondation
de ces peuples barbares qui, de tous côtés, se
venaient jeter sur son Empire. Mon âge et ma juste
requête obtinrent facilement ce que je demandais,
mais le malheur ne voulut-il pas que cette armée
s'était arrêtée en Sicile ? Et Valentinien
ayant passé outre et la belle Eudoxe, Théodose
nous contremanda à cause d'Attila, qui, par le
moyen des Huns, Alains et Gépides, avait assemblé
un peuple
presque infini, et s'en allait fondre sur Constantinople. Le commandement du retour ne fut pas plus tôt porté à Ariobinde et à Asila qu'ils reçurent presque en même temps la nouvelle de la mort de Théodose, qui, atteint de peste η, était mort sans fils. Je ne voulus porter ces mauvaises nouvelles à la belle Eudoxe, mais je suppliai Ariobinde qu'il me laissât tenir compagnie à celui qu'il y enverrait feignant que j'avais un extrême désir de η revoir l'Italie avant que de m'en retourner, ce qui me fut aisément accordé. Et partant, nous vînmes à Naples, et de là à Rome, où je fus reçu avec tant de bonne chère que je n'en pouvais désirer davantage. Eudoxe ressentit la mort de son père comme son bon naturel lui commandait, et durant le temps que les grands pleurs demeurèrent à s'écouler, Valentinien fut averti par quelques personnes que Pulchéria, qui était sœur de Théodose, avait épousé un vieux Capitaine nommé Marcien, et qu'elle l'avait fait élire Empereur. Ce Marcien était celui sur qui Genséric, roi des Vandales, vit voler l'aigle quand il le tenait prisonnier en Afrique, et avec lequel il avait fait depuis une très grande amitié. Et parce que c'était un très grand Capitaine et de grande réputation, il contraignit bientôt Attila de se retirer en Pannonie, où, dépité contre son frère Bléda, il le fit mourir par trahison afin de demeurer seul Roi de toutes ces nations Barbares. Quand je fus averti de l'élection de ce nouvel Empereur, et que Attila avait été repoussé, je pensai qu'il n'y
avait rien qui me contraignît de partir d'Italie ; au contraire, la guerre qui s'y faisait de tous côtés me conviait, avec Amour, d'y demeurer. Et lorsque j'étais en ces considérations, l'Empereur fut averti que ce fléau de Dieu, Attila, car c'est ainsi que lui-même se nommait, avait pris la Gaule pour son premier dessein. Et qu'ayant rendu presque sujets par ses armes Valamir et Ardaric, Roi des Ostrogoths et des Gépides, il les avait contraints de se joindre à ses forces composées des Érules, des Alains, des Thuringiens, des Marcomans, et de quelques Francs qui étaient demeurés delà le Rhin en leurs premières habitations, lorsque, sous le grand Pharamond, ce peuple guerrier s'efforça de passer, et d'occuper en Gaule les pays qu'ils tiennent maintenant, et qu'ils commencèrent η, du nom de Franc, d'appeler France. Aussitôt que ces nouvelles furent assurées, l'Empereur renforça l'armée du Patrice Ætius, l'un des meilleurs et des plus grands Capitaines Romains et qui avait la charge des Gaules. Encore que ce me fût une chose bien difficile que de quitter la belle Eudoxe, si fallut-il m'en aller. Et lorsque je lui en demandai congé : - Pourquoi, me dit-elle, mon Chevalier, voulez-vous vous éloigner de moi ? Quel sujet vous en ai-je donné ? Avez-vous si peu d'affection qu'elle vous permette de me laisser ? - Ma belle Princesse, lui dis-je, si je ne fais ce voyage où tant de jeunesse de cette Cour s'en va, quelle opinion aura-t-on de mon courage ? Pourquoi pensera-t-on que je sois demeuré ? Et
vous-même, que jugerez-vous de moi ? Elle alors en souriant : - Or souvenez-vous, me dit-elle, des raisons que vous ne vouliez point recevoir avant mon mariage, et avouez que ce même honneur qui alors me les faisait proférer vous les met à cette heure en la bouche, et que ce que je vous en ai dit n'a seulement été que pour vous rendre preuve qu'encore que je contrariasse à vos désirs, je ne laissais de vous aimer autant que vous m'aimez à cette heure. Et croyez-le pour faire autant pour moi que je fais pour vous, car je ne doute point que vous ne m'aimiez, encore que le devoir ait assez de force pour vous faire éloigner de moi. Et lors, en me baisant : - Ressouviens-toi, me dit-elle, mon Chevalier, de revenir bientôt et de m'être toujours fidèle. Et ne pouvant demeurer plus longtemps auprès d'elle, je partis, et m'en vins trouver Ætius, et fis tels vers sur ce sujet :
SONNET
SUR UN ADIEU.
J'étais, pour mon malheur, prêt à partir des lieux,
Où dans le sein d'autrui je me laissai moi-même,
Lorsque, plein de regret en mes derniers adieux,
J'allais contre l'Amour proférant ce blasphème :
Donc, cruel Amour, si tu fais qu'elle m'aime,
Et que je l'aime aussi cent fois plus que mes yeux,
C'est seulement afin qu'un regret plus extrême
Nous blesse l'un et l'autre, et nous offense mieux.
Mais quand je pris congé : - Souviens-toi, me dit-elle,
De revenir bientôt, et de m'être fidèle.
Ô tourment bienheureux η
guéri si doucement !
Content en mon malheur, je fus contraint de dire :
Je connais qu'on peut être heureux même au tourment
Et que le bien d'Amour surpasse son martyre.
Cependant Valentinien qui était infiniment amoureux de la sage Isidore continuait sa recherche, mais avec toute sorte de discrétion. Et pensant que le refus qu'elle faisait de lui ne procédait que de la crainte qui accompagne ordinairement les filles de ne se pouvoir marier quand on sait qu'elles ont aimé, il se résolut de la loger. Et après avoir cherché en sa Cour quelqu'un qui fût propre pour elle, il jugea que Maxime, Chevalier romain, homme de grande autorité, serait fort bon, tant parce qu'il demeurait le plus souvent à Rome et qu'il lui serait plus aisé de la voir que d'autant qu'il était fort ambitieux, et que, lui faisant de l'honneur, il l'abuserait facilement. Maxime, qui désirait de se marier et qui prétendait tout son avancement de l'Empereur, reçut à η très grande faveur l'offre que Valentinien lui en fit faire, outre que cette Dame étant très belle et de bonne et illustre race avait aussi bonne réputation qu'autre qui fût en la Cour. Isidore
d'autre côté n'y contraria pas, parce que Maxime était des plus riches de Rome, et avait été deux fois Consul. Et l'Impératrice qui aimait infiniment cette Dame fut bien aise de la voir logée dans Rome tant avantageusement. N'y ayant donc rien qui contrariât à ce mariage, il fut incontinent conclu au contentement de chacun. Mais quand l'Empereur voulut tenter quelques jours après la volonté de la sage Isidore, il la trouva plus retirée de son amitié qu'auparavant, dont il prit un si grand dépit qu'il résolut de ne se plus arrêter aux supplications. Il advint donc qu'attirant Maxime le plus près de sa personne qu'il pouvait, il jouait presque ordinairement avec lui. Un jour, Maxime eut le jeu η si contraire qu'il perdit tout son argent, et n'ayant plus rien sur lui qu'il pût jouer que la bague qui lui servait de cachet et qu'il portait toujours au doigt, il la mit en jeu et la perdit. L'Empereur, s'imaginant d'avoir trouvé une très bonne occasion pour achever son dessein, feignit d'avoir quelque affaire d'importance et laissant un des siens en sa place lui commanda de continuer le jeu sur le crédit de Maxime jusques à ce qu'il se fût racquitté, ce qu'il faisait en dessein de l'amuser. Cependant il envoie vers la sage Isidore de la part de son mari, et lui commande de venir visiter l'Impératrice, et pour marques lui montre la bague de son mari. Elle qui crut à ce messager, et ne pensant point à cette tromperie, s'y en vint incontinent. Mais étant conduite par celui que l'Empereur y avait envoyé, au lieu
d'aller chez Eudoxe, elle fut menée en des jardins où l'Empereur l'attendait, lui faisant entendre que l'Impératrice y était. Parvenue donc en ce lieu retiré, jugez si elle fut étonnée de se voir entre les mains de Valentinien. Elle commence de pâlir et de trembler. L'Empereur, qui le reconnut, la prenant par la main, la voulut faire asseoir dans un cabinet qui était au milieu du jardin, mais elle refusa d'y entrer se voyant seule avec lui. Toutefois la prenant par le bras et usant de force, il l'y porta et poussa la porte sur eux. Ô Dieux, courtois Silvandre, quelle devint la pauvre Isidore voyant un tel commencement ! Elle était telle que si elle eût été conduite au supplice. Mais l'Empereur qui pensait de la vaincre par belles paroles, et qui n'eût jamais pensé qu'une femme lui pût résister, l'ayant assise sur un lit, se mit auprès d'elle et lui parla de cette sorte : - Je ne fais point de doute, belle Isidore, que vous ne trouviez fort étrange la tromperie que je vous ai faite, et que vous n'en soyez étonnée, et peut-être courroucée contre moi. Toutefois, quand vous considérerez l'extrême affection que je vous porte, combien elle a continué, et comme il m'a été impossible de m'en divertir, soit par les raisons que je me suis plusieurs fois moi-même représentées, soit par les rigueurs dont vous avez usé contre moi, vous ne trouverez point cette action si étrange, ni n'en serez point si courroucée contre moi que, prenant pitié d'une personne qui est entièrement vôtre, vous ne pardonniez cette hardiesse et me rendiez
content avant que de partir d'ici. Toutes choses vous y doivent convier : premièrement l'affection que je vous porte que vous reconnaissez bien telle qu'il n'y a rien qui l'égale ; puis la qualité de celui qui vous aime, que je ne représenterai point autre que vous la savez, et qui est telle qu'étant Empereur vous pouvez aspirer à l'Empire, si vous voulez me rendre autant de satisfaction que le mérite l'amour que je vous porte. Et enfin, la considération de Maxime ne vous en peut divertir, puisque par la bague qu'il vous a envoyée il fait bien paraître qu'il n'y consent pas seulement mais qu'il le désire. Que sera-ce donc, ma belle Isidore, qui me niera le bien que je désire puisque toute raison le veut ainsi ? Et lors, lui mettant la main sous le menton la voulut baiser, mais elle tourna doucement la tête à côté sans le repousser avec trop de violence parce que voyant l'état où elle était et que la force ne lui servirait de rien, elle se résolut de recourre à tous les artifices que la prudence et la ruse lui pourraient mettre en l'esprit. Le repoussant donc doucement avec la main, elle le supplia de l'écouter et de se rasseoir. Et lui qui désirait surtout de la vaincre par douceur lui voulut bien complaire à ce coup. Et lors, elle reprit ainsi la parole : - Je ne puis nier, Seigneur, que je ne sois infiniment étonnée de me voir seule auprès de vous en ce lieu écarté, et tant contre mon opinion, puisque d'ici dépend la ruine de mon honneur et la fin de ma vie, mais il n'y a rien qui m'empêche d'être bien fort assurée
que vous ne ferez rien contre votre devoir et contre ma volonté, lorsque je considère qui vous êtes et qui je suis. Car pour ce qui vous concerne, comment redouterais-je d'être entre les mains de ce grand Valentinien, fils de ce généreux Empereur Constance, le plus grand, le plus sage et le plus accompli qui ait jamais été appelé du nom de César ? De ce Valentinien, dis-je, qui a eu pour mère cette grande et sage Placidie, l'honneur et le miroir des Dames, et de qui les sages conseils lui ont été continués si longuement et avec tant de profit de tout l'Empire ? Penseriez-vous, Seigneur, que j'eusse peur de vous, de qui la sagesse est connue de tout le monde, de qui la prudence est admirée de chacun, et de qui la justice n'est redoutée de personne ? Il faudrait que j'eusse peu de connaissance des perfections de l'Empereur si j'entrais en doute de sa prud'homie pour me voir seule avec lui en ce lieu écarté, sachant bien que sa puissance n'est pas moindre dans le milieu des rues et des plus grandes assemblées qu'elle saurait être ici, et que les occasions qu'on dit être mères η des méchancetés ne le sauraient rendre autre qu'il est, parce que toutes heures et tous endroits lui sont mêmes occasions, puisque sa puissance est égale en tous lieux et en tous temps. C'est pour les faibles et les personnes sujettes aux autres que telles occasions, qu'ils nomment commodités, peuvent être propres et nécessaires mais nullement pour César,
qui peut tout et qui n'a point de borne à sa puissance que sa volonté. Que si cette volonté, Seigneur, qui limite sans plus votre puissance, m'est entièrement acquise ainsi que vous me l'avez tant de fois juré, comment pourrai-je craindre qu'elle s'étende plus outre qu'il ne me plaira ? Non, non, je ne dois point être étonnée de me voir seule entre les mains de l'Empereur, n'y étant pas davantage à cette heure que j'y suis ordinairement ! Mais j'avoue bien que je ne puis assez trouver étrange que je sois venue en ce lieu par le consentement de Maxime et qu'il ait servi d'instrument pour m'y conduire, et cela m'offense de sorte contre lui que jamais son η respect ne me divertira de consentir à tout ce que vous voudrez de moi, étant sans doute indigne, ayant si peu d'honneur, d'avoir Isidore pour sa femme ! Isidore, dis-je, qui a toujours vécu de sorte qu'il n'y a rien qui la puisse faire rougir, sinon d'être femme d'une personne de si peu de mérite que ce déshonoré Maxime, la honte et le vitupère des hommes. Or, Seigneur, je ne veux pas demander que c'est que vous voulez de moi, ni à quelle occasion vous m'avez fait conduire en ce lieu : ce traître de qui je vois la bague le sait assez, et vos discours ne me le font que trop entendre. Mais je vous veux bien supplier très humblement d'avoir considération à ce que je suis, et de vous ressouvenir que c'est qu'une femme qui n'a plus d'honneur, et, si vous m'aimez, ne veuillez me rendre tant indigne d'être aimée de
ce grand César de qui le nom est honoré par tout le monde. Ressouvenez-vous, Seigneur, que vous foulez sous les pieds l'honneur et la vie de celle que vous dites que vous aimez, et qu'en même temps vous faites une si grande offense à votre réputation que je ne sais si jamais il vous sera possible de la réparer. Vous dites qu'en vous rendant cette satisfaction, vous êtes tel que je puis prétendre à l'Empire. Ô Dieux ! Et comment en jugeriez-vous digne celle qui ne mériterait pas seulement de vivre après une si grande faute ? Si vous avez cette bonne volonté, conservez-moi telle que sans honte vous me puissiez faire telle que vous dites, si la fortune veut favoriser vos desseins en ceci comme elle a déjà fait paraître en tant d'autres occasions. Si vos paroles sont véritables, vous m'aimez, et si vous m'aimez, que pouvez-vous désirer davantage que d'être aimé de moi ? Mais comment ? Pensez-vous que je puisse aimer celui qui me ravit l'honneur que j'ai plus cher que la vie ? Ne précipitez rien, Seigneur, vous avez si longuement temporisé ! Il y a si longtemps que vous me faites l'honneur de m'aimer, vous avez été votre maître jusques ici, continuez encore un peu, et croyez que le Ciel ne vous a point fait de si grandes faveurs sans vous en vouloir donner de plus grandes. Considérez l'obligation que vous avez à Dieu qui vous a donné pour père Constance, estimé, voire presque adoré de tout l'Empire, pour mère, Placidie, la plus sage Princesse qui fût jamais, et lorsqu'éloigné de l'Italie,
vous y aviez le moins
d'espérance, il vous a suscité un parent, qui, vous
donnant une sage Princesse pour femme, vous a remis
un Empire pour son dot. Mais Dieu s'est-il contenté
de cette faveur ? Nullement, Seigneur, il vous a
conduit comme par la main, et mis miraculeusement
dans le trône où vous êtes. Il vous a fait vaincre Jean par le jeune Aspar, je dis ce Jean qui avait
occupé l'Empire. Il a fait surmonter ce vaillant Castinus par ce même Artabure, qui peu
auparavant était prisonnier de Jean dans Ravenne. Il vous a remis entre les mains ce prudent
et sage Patrice Ætius, par le moyen de ceux qui
presque ne vous connaissaient point. Il vous a
défait de ce Boniface, usurpateur de l'Afrique.
Il vous a rendu ami depuis naguère ce redoutable Genséric, roi des Vandales. Bref, que n'a-t-il
point fait pour vous, ce grand Dieu dont je vous
parle, et quelles grâces ne lui devez-vous point
rendre ? Or, Seigneur, ce même Dieu à qui vous
avez toutes ces obligations, c'est celui-là même
qui maintenant vous voit, et qui regarde quel sujet
vous lui donnerez à ce coup de continuer ses grâces
envers vous, ou bien de vous envoyer des châtiments.
Considérez quels misérables accidents, voire quelles
tragédies, sont autrefois survenues en ce même
Empire pour une semblable occasion η que celle-ci.
Ô
Dieu tout puissant, jette plutôt
sur moi ton foudre et me cache dans le profond de
la terre que de permettre que je sois cause
d'émouvoir ton courroux contre ce grand
Empereur,
le plus sage, le plus juste, le plus aimé et le plus
estimé de tous ceux qui, depuis Auguste, ont tenu
cet Empire sous leur puissance.
Et à ce mot, se jetant à ses genoux, elle continua :
- Et vous, Seigneur, faites-moi plutôt mourir que
de me ravir ce qui me peut rendre digne d'être
aimée de vous, et de me faire être le sujet
d'attirer sur vous la haine de Dieu et des hommes.
Montrez à ce coup que véritablement vous êtes César, c'est-à-dire Seigneur, et commandez de sorte
sur cette passion que vous soyez aussi bien
invincible à vous-même que Dieu vous a rendu
victorieux sur vos ennemis.
Valentinien la voyant à genoux la releva, et touché
de ses remontrances, était honteux de ce qu'il
avait fait, et eût bien désiré de ne l'avoir point
entrepris. Ses paroles si pleines de véritables
raisons, ses pleurs dont elle avait tout le visage
et tout le sein noyé, et la crainte de ce qui en
pourrait advenir, avec sa η naturelle bonté, lui
firent prendre résolution de se surmonter soi-même,
et de la renvoyer sans la toucher. Et en cette
volonté, après l'avoir un peu rassurée, il lui
promit et jura que jamais il n'userait de force.
Mais qu'il la suppliait d'avoir considération de son
amitié, et pour le moins de l'assurer de n'avoir
jamais mémoire de ce qu'il avait voulu faire, et
que, Maxime et Eudoxe venant à mourir, elle serait
contente de l'épouser. La sage Isidore oyant ces
paroles, rassérène son visage, lui jure et promet
tout ce qu'il veut, et le supplie de permettre
qu'elle
s'en aille. À ce mot, Valentinien lui baise la main et, avec un grand soupir, appelle Héracle, l'Eunuque qui était celui de tous ceux de sa Cour en qui il se fiait le plus, et le conseil duquel il suivait presque en tout. Cet Eunuque était méchant et n'avait rien d'aimable, sinon qu'il était fidèle, au reste le plus avare et le plus grand flatteur qui fût jamais. Ç'avait été lui qui avait porté la bague à la sage Isidore, et qui l'avait conduite en ce jardin. Et parce que l'Empereur voulait que cette affaire fût la plus secrète qu'il lui serait possible, il n'avait pris autre compagnie que celle de cet homme, auquel il avait commandé de demeurer dans un arrière-cabinet pour venir vers lui aussitôt qu'il l'appellerait. Héracle, à la voix de l'Empereur, courut incontinent à lui, pensant qu'Isidore ne voulant de bon gré consentir au désir de Valentinien, il l'appelait pour lui aider, mais quand il ouït le commandement qu'il lui faisait de la ramener chez elle, et qu'il lui eût redit les considérations qui la faisaient renvoyer η sans l'avoir touchée : - Est-il possible, dit-il, Seigneur, que des paroles vous puissent faire perdre une telle occasion de vous contenter ? Vous arrêtez-vous aux belles promesses qu'elle vous fait ? Et ne voyez-vous pas que ce n'est que la crainte qui en est cause ? Et d'effet, vous a-t-elle jamais parlé de cette sorte que depuis qu'elle se voit entre vos mains ? Craignez-vous ce que l'on pourra dire ou de vous ou d'elle ? De vous, c'est sans raison : car que peut-on dire pis que de vous publier infiniment
amoureux d'une belle Dame ? Et quelle η injure est celle-là, ou qui sont ceux qui s'en sont souciés ? Et quant à ce qui la touche, aussi bien n'y a-t-il personne qui (sachant que vous l'aimez et que vous l'avez tenue en ce lieu si longuement sans autre témoin que Héracle) ne croie que vous en avez passé votre envie ? Et plus vous direz et jurerez le contraire et moins vous ajoutera-t-on de foi ! Que si personne n'en sait rien, et que la chose soit secrète comme il ne tiendra qu'à vous deux qu'elle ne le soit, qu'importera-t-il à sa réputation ? Ce qui ne sera point su ne lui touche non plus que s'il n'était pas. Et quant à ce qui est de Maxime, ou il saura qu'elle a été ici, ou il ne le saura pas. S'il l'ignore, il ne saura non plus tout ce que vous ferez, et s'il le sait, dites-moi, je vous supplie, où est le mari qui ne croirait tout le pis qui en saurait être, et qui ne penserait que les protestations contraires de sa femme ne seraient que des excuses ? Et quant à ce qui est de Dieu, ressouvenez-vous, Seigneur, qu'il sait bien qu'encore que vous soyez César vous ne laissez d'être homme, et cela étant, il excusera aussi bien en vous cette faute qu'en tout le reste des hommes, même que j'ai ouï dire à quelques-uns que s'il ne se résout de pardonner cette erreur, il peut bien faire état de demeurer seul dans le Ciel, ou pour le moins sans homme. Ne laissez donc perdre cette commodité que vous regretterez longuement en vain si elle vous échappe
sans que
vous vous en serviez η.
La sage Isidore, qui vit que l'Empereur se laissait
emporter aux méchantes persuasions d'Héracle,
voulut reprendre la parole pour répondre à ce
qu'il avait dit, mais l'Eunuque qui en eut
peur, et qui vit bien que son maître désirait et
n'osait pas user de violence, pour interrompre
Isidore, lui dit : - Seigneur, n'écoutez point la
voix de cette Sirène qui ne parle de cette sorte
que contre sa propre intention, et qui, pour vous
faire croire qu'elle est prude femme, ne désire rien
tant que d'y être contrainte par vous afin de
pouvoir se couvrir ainsi de cette action. Et croyez
que si vous laissez perdre cette commodité, elle vous
mésestimera et se moquera de vous, et si vous me
le permettez, dit-il, en passant de l'autre côté
du lit, vous verrez que je dis vrai.
Et lors, voulant mettre la main sur elle, elle lui
donna de la main sur la joue un si grand coup que le
sang lui en sortit incontinent du nez. Mais
l'Eunuque qui était accoutumé à semblables
rencontres, voyant que l'Empereur n'en disait mot,
la prit par le haut des manches, et la tirant à la
renverse sur le lit lui lia de sorte les bras
qu'elle ne s'en pouvait servir. Elle se mit bien à
crier et à faire toute la défense qu'elle pût,
mais tout lui fut inutile, et l'Empereur en eut, par
l'aide d'Héracle, tout ce qu'il en voulut. Et lors
qu'elle était en cet état : - Ah ! Valentinien,
lui dit-elle, ressouviens-toi que tu fais un acte
indigne de toi, et que je mourrai vengée de cette
offense. Mais aussitôt qu'Héracle
l'eut lâchée,
elle se jeta sur lui, et des ongles, des dents et
des pieds, le meurtrit en cent lieux, et entre autres
endroits lui mit les ongles au visage, dont elle lui
déchira une partie de la joue ; et ne lui pouvant
plus faire de mal, courut par le cabinet pour trouver
quelque arme pour tuer Valentinien et elle aussi,
mais de fortune il n'y en avait point. Elle se met
donc aux injures et contre l'un et contre l'autre,
se veut tuer, se frappe le visage, bref, fait des
enrageries tant elle était transportée.
Lorsque Valentinien la vit en cet état, il voulut
la consoler, lui demande pardon, accuse l'Eunuque
de toute la faute, et lui remontre que si elle
continue elle en donnera connaissance à toute la
Cour, qu'aussi bien la chose était faite et qu'on
n'y pouvait plus remédier, qu'elle excusât l'Amour,
qu'elle lui demandât tout ce qu'elle η voudrait pour
amende de cet outrage. Bref, il lui représenta tant
de choses qu'enfin, outrée de douleur et de
lassitude, elle s'assit sur un siège tant hors
d'elle-même qu'elle ne pouvait parler. Valentinien s'approche d'elle, se mit sur un autre siège,
continue ses supplications et ses remontrances,
et enfin lui déclare que son mari n'en savait rien,
et lui dit de quelle sorte il avait eu cette bague.
Voyez, sage Silvandre, quelle vertu eurent ces
paroles en ce généreux courage ! L'Empereur lui
faisait cette déclaration afin qu'elle ne le dise
pas à Maxime, et pour lui donner quelque
consolation sachant que le tout était ignoré de
son mari. Et au contraire, depuis
qu'elle avait reçu
cet outrage, le plus grand déplaisir qu'elle eût
c'était de penser que son mari y était consentant,
et ne savait à qui recourre pour être vengée. Mais
quand elle entendit la tromperie que l'on lui avait
faite, elle en reçut une grande satisfaction, espérant
d'être maintenue et d'en pouvoir faire la
vengeance. Et afin de le faire mieux à propos,
après avoir demeuré quelque temps sans parler, elle
se contraignit de sorte que Valentinien jugea
qu'elle était un peu remise, car lui adressant sa
parole, elle feignit d'avoir un grand contentement
de ce que Maxime n'en savait rien, et le conjura
de ne lui en vouloir rien dire et garder que ni
lui, ni autre ne le sût, afin que ne pouvant
vivre en effet telle qu'elle devait être, elle fut
pour le moins en bonne opinion auprès de chacun.
L'Empereur, qui l'aimait passionnément, et qui sans
l'Eunuque n'eût jamais usé de force, le lui promet
avec tous les serments qu'elle veut, et le commande
si absolument à Héracle qu'il ne fallait avoir peur
qu'il y contrevînt.
Après avoir raccommodé sa coiffure et le reste de
son habit le mieux qu'il lui fût possible, elle se
retire chez elle où elle attendait la venue de son
mari, que Valentinien trouva encore au jeu, et qui
s'était racquitté d'une partie de sa perte. La
nuit étant venue, et l'Empereur l'ayant licencié,
il revint en son logis où il ne fut pas plus tôt
que, suivant sa coutume, il alla voir la sage
Isidore. Elle était dans un cabinet toute seule,
si couverte de larmes que,
quand il la vit, il en demeura tout étonné, et l'ayant supplié de s'asseoir auprès d'elle : - Mon mari, lui dit-elle, ne vous étonnez point de me voir en cet état. J'en ai tant d'occasion que je ne veux plus vivre, mais avant que mourir, faites-moi un serment qui me rendra contente à jamais, qui est de venger ma mort. Maxime, qui aimait cette femme pour sa sagesse et pour sa beauté plus qu'il ne se peut croire, voulut s'approcher d'elle comme de coutume pour la baiser, et savoir ce qui l'affligeait, mais elle se recula et lui dit : - Il n'est pas raisonnable, Maxime, que ce corps souillé comme il est, s'approche de vous ! Je ne suis plus cette Isidore que vous avez tant aimée, et qui n'aima jamais rien que vous. Je suis (ô ami, que je n'ose plus nommer mon mari), je suis une autre femme que je ne soulais pas être ! Le plus méchant et le plus grand Tyran qui fût jamais m'ayant de sorte souillée que je ne veux plus vivre ne méritant pas de vivre votre femme. Et sur cela lui raconta tout ce que je viens de vous dire, lui montrant pour marque de ce qu'elle disait sa bague, les meurtrissures qu'elle s'était faites, et le sang d'Héracle, qui en la tenant lui était tombé dessus. Je serais trop long si je voulais redire les plaintes qu'elle et Maxime firent ensemble. Tant y a que du tout résolu à la vengeance, il la pria de n'avancer point ses jours de peur d'irriter Dieu contre elle, et qu'elle pût avoir le contentement de la vengeance qu'il lui promettait de faire si grande qu'elle aurait sujet de satisfaction. Et que cependant, n'ayant point
consenti de la volonté à
cette violence, elle crût qu'il ne la croyait pas
moins chaste ni moins digne d'être sa femme
qu'auparavant, que pour achever le dessein qu'ils
avaient fait, il fallait feindre, et qu'elle
assurât Valentinien de ne lui en avoir rien dit
afin qu'il ne prît garde à lui. Elle le fit de sorte
que jamais l'Empereur ne s'en douta, voire même
lui rendit la bague η de son mari, afin de le lui mieux
persuader. Et environ ce temps Eudoxe accoucha d'une
fille qui fut nommée Eudoxe comme elle, et l'année
après, d'une autre qui eut le nom de son aïeule Placidie.
Cependant nous étions en Gaule attendant Attila,
où Ætius se préparait de tout ce qu'il jugeait
être nécessaire. Ce barbare ayant ramassé une
très grande armée, comme je vous ai dit, faisait
dessein d'attaquer Constantinople. Mais voyant que
la bonne conduite de Marcien l'empêchait d'y faire
progrès, et qu'il ne pouvait entretenir la grande
multitude de gens qui le suivaient ni en Pannonie,
ni en Germanie, presque déserte à cause des divers
passages que tant de nations y avaient faits,
délibéra de se jeter sur l'Empire d'Occident, déjà
bien fort ébranlé et dissipé par tant de peuples
qui y étaient venus fondre. À quoi l'assistance que Genséric, Roi des Vandales, lui promettait ne lui
servait pas d'un petit aiguillon.
Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry, Roi des
Goths, en mariage pour Honoric, son fils, prit
opinion qu'elle le voulait
empoisonner, et sous ce prétexte lui fit couper le
nez η,
et la renvoya en Gaule, vers son père, duquel redoutant le courroux, il pensa être à propos de se fortifier de l'amitié des Huns en leur promettant toute sorte d'assistance. Attila, qui n'avait pas moins promis à son ambition que tout l'Empire d'Occident, ayant renouvelé et remis son armée en bon état, prit le chemin des Gaules, mais auparavant dépêche vers Thierry, pour lors le plus puissant Roi de tous ceux qui les η avaient occupées, car il tenait presque toute l'Espagne, et une grande partie de la Gaule, à savoir depuis les Pyrénées jusques à Loire. Et parce que Attila redoutait la grandeur de ce puissant Barbare, il lui fait entendre qu'il ne vient en Gaule que contre les Romains, et qu'ils partageront ensemble l'Empire qui aussi bien s'en allait tout dissipé. Il en fit de même à Gondioc, Roi des Bourguignons, et à ce vaillant Mérovée, Roi des Francs, et successeur de Clodion, fils de Pharamond, et traita si secrètement avec Singiban, Roi des Alains, qu'il lui promit de tenir son parti. Mais Ætius, qui a été l'un des plus avisés Capitaines du Monde, reconnaissant sa ruse, la découvrit à ces Rois, leur fait entendre que quand les Romains seraient défaits, Attila tournerait ses forces sur eux, et se les rendrait tributaires comme il avait déjà fait à Valamir et à Ardaric, et aux autres ses voisins, et que l'amitié de l'Empereur Valentinien leur était bien plus nécessaire et honorable : Nécessaire, d'autant que l'Empire romain étant si grand et de si longue main établi, il n'y avait pas apparence
qu'il ne dût se maintenir, et qu'il était impossible que, ayant un si puissant voisin pour ennemi, ils pussent dormir d'un bon sommeil en leurs maisons. Que, quant à Attila, ce n'était qu'un orage, qui, étant passé, ne reviendrait plus, et qui serait de sorte maté avant que d'arriver jusques à eux qu'il ne saurait leur faire ni beaucoup de bien, ni beaucoup de mal. Et que l'amitié de l'Empereur leur était plus honorable, d'autant que Valentinien était un grand prince, bon, et qui leur était déjà conjoint d'amitié. Qu'aux Bourguignons, il avait donné leurs habitations où ils étaient, et que l'amitié de Walia avec Constance, père de Valentinien, avait acquis aux Wisigoths tout ce qu'ils tenaient en Gaule. Bref, qu'ils avaient déjà éprouvé la foi de l'Empire romain, qui leur devait empêcher d'en douter, au lieu que ce serait une grande folie à eux de se fier à Attila, de qui l'ambition était telle que, violant tout droit divin et humain, il n'avait pas même pu souffrir pour compagnon son frère, Bléda, qu'il avait misérablement fait mourir. Ces remontrances furent cause que les Francs, les Wisigoths, les Bourguignons et les Alains se confédérèrent avec Ætius contre Attila, qui, ayant écoulé quelques années en l'apprêt de son armée, s'en vint fondre enfin avec cinq cent mille η combattants sur la Gaule. Les premiers qu'il attaqua furent les Francs, prenant et rasant presque toutes leurs villes, encore qu'il en η eût en son armée, comme je vous ai dit, mais c'étaient de ceux qui n'avaient pas eu le courage de passer le Rhin
avec les premiers qui avaient pris leurs demeures en Gaule. Et ruinant et brûlant de cette sorte toute cette province, il parvint jusques à une ville des Carnutes nommée Orléans où il mit le siège, et l'eût prise sans doute si les Francs et les Wisigoths ne se fussent présentés à lui avec une telle armée qu'il fut contraint de s'en aller. Cette armée et celle d'Ætius était composée, aussi bien que celle d'Attila, de diverses nations, entre les autres des Francs, des Wisigoths, des Sarmates, des Alains, des Armoricains, des Lutéciens, Bourguignons, Saxons, Ribarols, Auvergnats, Éduois et divers autres peuples gaulois avec les Lambrions, jadis soldats de l'ordonnance romaine et maintenant alliés et gens de secours. Attila, déçu de son attente (parce qu'il pensait que Singiban, Roi des Alains, lui mettrait Orléans entre les mains y étant avec les siens, mais il fut découvert) ne sachant presque s'il devait combattre ou s'en retourner, se retire jusques en la plaine de Mauriac, où interrogeant les sacrificateurs du succès de la bataille, il leur demande quelle en serait l'issue. Ils répondent après avoir vu les entrailles des animaux qu'il perdrait la bataille, mais que le principal chef des ennemis y serait tué. Lui, qui crut que ce serait Ætius, se résout à la donner ne se souciant pas de la perdre pourvu que ce grand Capitaine mourût, espérant de bientôt remettre une autre armée sur pieds, et, n'ayant plus un tel homme en tête, de se rendre incontinent tributaire l'Empire romain. Il advint donc que le lendemain
la bataille se donna. Je pourrais bien vous particulariser tout ce qui s'y fit, car j'étais avec Ætius auprès duquel je combattis ce jour-là. Mais je serais trop long et cela ne servirait de rien à notre discours. Tant y a qu'Attila fut vaincu et contraint de se retirer dans son camp, qu'il avait fermé de ses chariots. Et parce qu'il avait opinion qu'on l'y viendrait attaquer, il avait fait une haute Pyramide de toutes les η selles et bâts de son armée au milieu de ses chariots, en dessein d'y mettre le feu et de s'y brûler plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis. Je le vis ce jour-là et le lendemain aussi, et l'on reconnaissait bien à sa mine la vanité qui était en l'âme de cet homme. Mais Priscus η, Secrétaire de Valentinien, et qui fut envoyé en Scythie η vers lui avant qu'il vînt en Pannonie, m'a dit qu'il ne vit jamais un homme plus présomptueux ni plus hautain, ayant délibéré de se faire Monarque de tout le monde, et dès lors se donna le nom de Roi des Huns, des Mèdes, des Goths, des Danois et des Gépides. Il prenait le titre de la terreur du Monde, et de Fléau de Dieu, et parce que je lui demandai si sa taille était telle que son courage, il me répondit qu'il était plutôt petit que grand, avait l'estomac large, la tête grande, les yeux petits mais vifs et luisants, la barbe claire, le nez enfoncé, et la couleur brune, que son marcher était glorieux, et montrait bien l'orgueil de son esprit, et les traits de son visage faisaient bien connaître qu'il était amateur de la guerre. Qu'au reste, il était rusé, et qu'encore qu'il
fût courageux, si n'avait-il
pas accoutumé de combattre de sa personne qu'à
l'extrémité, se réservant toujours aux grandes affaires. Que comme il était très cruel et inhumain à ses ennemis, aussi était-il doux et courtois à ceux
qui se soumettaient à lui, ou qui, l'ayant offensé,
lui demandaient pardon, auxquels il gardait la foi inviolablement, et les défendait contre tous.
Ce rapport que Priscus fit d'Attila étant de
retour à Rome fut cause qu'Honorique, sœur de Valentinien, désira de l'épouser, comme je vous
dirai. Mais cependant, pour retourner à Ætius, il faut
que vous sachiez, ami Silvandre, que ce grand
Capitaine, étant hors du danger où Attila l'avait
mis, connut bien qu'il rentrait en un plus grand,
parce que, si les Francs, Bourguignons et Wisigoths
venaient à reconnaître leurs forces η, il n'y avait
point de doute qu'ils pourraient beaucoup offenser
l'Empire, et pour un ennemi il s'en voyait tout à
coup plusieurs sur les bras. Pour les retenir donc
en quelque crainte, il trouva à propos de laisser
sauver Attila, pensant que la doute qu'ils auraient
d'un si grand ennemi les retiendrait toujours unis
à l'Empereur. Et parce que Thierry,
Roi des Wisigoths, était mort η en cette bataille, et
que Torrismond et Thierry, ses enfants, voulaient,
pour venger leur père, forcer Attila dans ses
chariots, il feignit de les aimer davantage qu'il
ne haïssait pas Attila, et leur η conseilla de s'en
retourner en diligence à Toulouse avec le reste de
leur armée, d'autant qu'il était à craindre que
leurs frères, qui avaient été laissés, ne
s'emparassent du Royaume en leur absence,
disant
qu'avant la mort de leur père ils faisaient déjà
courre ce bruit ; et qu'à cette cause il était
d'avis qu'ils ne diminuassent point plus leur armée,
afin que s'ils avaient affaire de gens, ils ne s'en
trouvassent dénués, et que, pour les assister en
cette occasion et en toute autre, il leur offrait
toute la puissance de l'Empire. Torrismond, qui
était d'un naturel assez défiant et qui se
souvenait qu'il avait laissé trois autres de ses
frères dans le pays, nommés Frédéric, Rotemer et Honoric, tenant Ætius pour son ami, sans faire
plus long séjour, prend le corps de son père, et
s'en va en diligence en Aquitaine, où sans difficulté
il est reçu, ses frères n'ayant point pensé à ce
qu'Ætius lui avait persuadé. Ces troupes étant
séparées de notre armée, elle demeura si faible que chacun fut d'opinion qu'il était bon de laisser
Attila, disant qu'un Capitaine prudent doit
faire un pont η d'or à son ennemi quand il s'en veut
aller. Cet ennemi de l'Empire échappa donc des
mains de Ætius de cette sorte, et quoique ce
grand Capitaine l'eût fait avec une bonne
intention, si est-ce que depuis l'Empereur le
reconnut fort mal.
Or je suivis toujours Ætius en toutes ces
dernières expéditions sans que j'osasse partir de
l'armée, tant à cause des diverses occasions de
combattre qui se présentaient à toute heure que
pour l'exprès commandement que la belle Eudoxe m'en
faisait, qui était bien aise de me tenir loin
d'elle, de peur que l'ordinaire recherche que je lui
faisais n'emportât quelque chose par-dessus son
dessein, ou que quelqu'un s'en
prît garde. Et Dieu sait quelle η contrainte je me faisais et combien de fois je me résolus de partir, et mettre sous les pieds toute considération de devoir et de discrétion ! Mais quand je me représentais les exprès commandements qu'elle me faisait, je ne pus jamais y contrevenir. Je demeurai donc en cette armée l'espace de douze ans η, sur la fin desquels se donna la bataille η dont je viens de vous parler. Il est vrai que durant ce long exil je reçus plusieurs fois des lettres d'Eudoxe, par lesquelles elle me continuait toujours l'assurance de ses bonnes grâces. Et parce que, porté du désir que j'avais de faire quelque chose qui fût digne de l'amitié d'une si grande Princesse, je ne perdis jamais occasion de me signaler que je ne rendisse preuve de mon courage, j'acquis beaucoup de réputation parmi l'armée, mais plus encore auprès de la belle Eudoxe, qui, en étant avertie par les lettres qu'Ætius écrivait à l'Empereur, s'en réjouissait comme de chose qu'elle savait bien être faite à son occasion ; et par celle qu'elle m'écrivait, elle m'en remerciait comme si c'eût été quelque présent que je lui eusse fait. Je me ressouviendrai toute ma vie de la lettre que je reçus d'elle après cette grande bataille. Elle était telle :
Il n'appartient qu'à mon Chevalier d'étonner ses ennemis de son bras, et ses amis de son courage. Avoir relevé deux fois l'Aigle romaine abattue par les Francs et Gépides, avoir trois fois en un jour remis à cheval Ætius presque étouffé par la foule des ennemis, ce sont véritablement des actions dignes de celui qui doit être aimé de moi. Mais puisque la fortune a secondé jusques ici votre valeur, je vous défends de la tenter si souvent à l'avenir que vous avez fait par le passé, et vous commande de vous conserver, non pas comme vôtre, mais comme mien. Ayez donc soin de ce que je vous donne en garde et m'en venez rendre compte quand Ætius laissera l'armée, afin que, comme vous avez participé à ses peines et à ses dangers, vous ayez part aussi à l'honneur et à la bonne chère que l'Italie lui fera, et que je vous prépare.
Durant le temps que j'étais demeuré en l'armée, j'avais fait amitié fort particulière avec un jeune Chevalier romain nommé Olimbre :
c'est celui que vous voyez ici. Plusieurs bons offices faits et rendus l'un à l'autre, comme en semblables lieux les occasions en sont ordinaires, en étreignirent de sorte les nœuds que jamais depuis il n'y a rien eu qui nous ait pu séparer. Ce Chevalier, pour l'amitié qui était entre nous, fut depuis tant supporté d'Eudoxe qu'il fut sénateur. Et vous avoue qu'après elle, il n'y a rien au monde qu'il chérisse plus que mon amitié, si ce n'est celle de Placidie. Car il faut que vous sachiez, Silvandre, que la bonne volonté qui était entre nous, ne nous a jamais pu permettre de nous séparer depuis le commencement de notre connaissance, si ce n'a été pour le service l'un de l'autre. De sorte que me voyant résolu de revenir à Rome quand Ætius y retourna, il désira de faire ce voyage avec moi. Et d'autant que nous n'avions rien de secret qui ne fût communiqué entre nous, je lui déclarai librement l'affection que je portais à Eudoxe et la bonne volonté qu'elle me faisait paraître, le priant toutefois de ne lui en point faire de semblant de peur qu'elle n'en fût offensée contre moi. Cette déclaration fut cause que depuis, se rendant familier d'Eudoxe, il prit la hardiesse de regarder Placidie, sa fille, et commença de la servir qu'elle n'avait pas encore plus de douze ans, montrant en cela d'avoir quelque conformité d'humeurs avec moi ; car ce η fut presque en même âge que je commençai de servir la mère, de qui cette fille avait beaucoup de traits. Olimbre était plus jeune que moi, n'ayant pour lors plus de
vingt et sept ans, et moi j'en
avais plus de trente et cinq, et la belle Eudoxe environ trente. Toutefois la différence de l'âge
de lui et de moi ne fit point d'empêchement, ni à
la naissance, ni à l'accroissement et conservation
de notre amitié, au contraire, il me semble qu'elle
y était presque nécessaire pour supporter les
imperfections l'un de l'autre, parce que s'il
faisait quelque chose qui me déplût, j'en
accusais sa jeunesse, et s'il en remarquait en moi
qui ne lui fût pas agréable, il la supportait pour
le respect qu'il portait à l'âge que j'avais plus
que lui. La belle Eudoxe et moi prîmes bien garde de la naissance de son affection, et que Placidie ne l'avait point à contrecœur. Et quoiqu'Olimbre ne fût ni Roi ni Empereur, si est-ce qu'Eudoxe ne s'offensait point de cette affection, parce qu'il
était et de richesse et de race autant illustre
qu'autre qui pour lors fût à Rome, son père, aïeul
et bisaïeul ayant été Sénateurs et plusieurs fois
Consuls. Si bien que, pour ces considérations, pourvu
que ce ne fût pas devant les yeux de l'Empereur, elle
ne s'en souciait point, mais plus encore pour
l'amitié qu'elle voyait entre nous. J'ai bien voulu
vous dire ces choses avant que vous raconter la
réception que la belle Eudoxe me fit, afin de n'être
contraint d'interrompre plusieurs fois mon discours.
Sachez donc, courtois Silvandre, que nous en
revenant avec Ætius nous reçûmes par toute
l'Italie tant d'honneur et de remerciements, et le
peuple romain fit de telles acclamations
lorsque ce grand Capitaine entra dans la ville, qu'encore que l'Empereur ne lui eût pas décerné le triomphe, si semblait-il qu'il triomphât, fût pour les voix, fût pour la suite du peuple qui accourait à la foule de tous côtés. Ce qui ne toucha pas un cœur insensible en frappant celui de Valentinien, car cette grandeur de courage qui était en Ætius, cette prudence dont il conduisait toutes ses actions, cette louange que le peuple lui donnait, et l'honneur que toute l'Italie lui avait rendu, le rendirent de sorte soupçonneux de la grandeur de Ætius que dès lors il en conçut une jalousie qui depuis le fit aisément consentir au mauvais conseil qui lui fut donné. Mais quant à moi qui ne me souciais guère des affaires d'État, et qui avais seulement devant les yeux et en tous mes desseins l'affection de la belle Eudoxe, dès que je fus arrivé et qu'en compagnie d'Ætius j'eus baisé la main de l'Empereur, je passais chez l'Impératrice, où feignant d'avoir à lui dire quelque chose de la part de mon Général, je la vis en particulier, et reçus tant de bonne chère que les douze ans d'absence me semblaient bien employés puisqu'à mon retour je recevais tant d'extraordinaires faveurs. Étant enfin contraint de sortir de son cabinet pour ne donner connaissance de ce que nous avions si longuement celé, je m'en allai trouver la sage Isidore, comme celle que j'aimais et honorais le plus après Eudoxe, mais je la trouvai bien changée de ce qu'elle soulait être, n'ayant plus cette gaillardise, ni cette hardiesse dont elle était
tant estimable. Je lui en demandai la cause, mais ses larmes me répondirent pour elle, et ne pus tirer de ce coup autre réponse, dont étant infiniment étonné je crus au commencement que les soucis du mariage en étaient peut-être cause, ou que son mari lui était rude, ou la dédaignait pour quelque autre, et cette doute me fit raccourcir ma visite plus que je n'eusse fait. Mais quand je remarquai depuis que Maxime l'aimait et caressait infiniment, quand je sus les richesses qui étaient en cette maison, je perdis l'opinion que j'avais eue, et ne pus imaginer la cause de sa tristesse, qu'un soir que, parlant à la belle Eudoxe, je sus qu'elle ne venait plus à la Cour que fort rarement, et qu'elle était si changée envers elle η qu'elle n'était pas connaissable. Je me doutai incontinent, non pas de tout ce qui était advenu mais d'une partie, et m'enquérant si l'Amour de Valentinien continuait, et qu'elle m'eût dit qu'elle n'y avait point pris garde : - Croyez, lui dis-je, ma Princesse, qu'il y a quelque malentendu entre eux, et que l'Empereur lui a fait quelque déplaisir, ou le lui a voulu faire, et que cela l'empêche de vous voir si souvent qu'elle avait accoutumé, car vous ne l'avez pas éloignée de vous par quelque défaveur. Son mari ne la traite pas mal, et ses affaires domestiques ne la contraignent pas de vivre de cette sorte, si bien que la cause doit venir de plus haut. Que si c'était quelque maladie du corps, elle paraîtrait autrement. - Je crois, me dit-elle, que vous avez raison, car elle ne me voit jamais qu'elle
n'ait les larmes aux yeux, et quand l'Empereur vient où elle est, je la vois toute changer, et s'en aller le plus tôt qu'il est possible. Je lui en ai souvent demandé le sujet, mais je ne l'ai pu savoir d'elle et vous me faites souvenir que je l'ai souvent ouï soupirer. Ces considérations furent cause qu'elle me commanda de l'aller trouver de sa part, et de faire tout ce qui me serait possible pour le découvrir. J'y fus, et y usai de tout l'artifice que je pus, mais ce fut inutilement, n'y connaissant autre chose qu'une grande animosité contre l'Empereur. Et lorsque je fis ce rapport à la belle Eudoxe, je l'avertis de feindre qu'elle en eût su quelque chose de Valentinien, et que cela peut-être la ferait relâcher. Et il advint comme j'avais pensé ; car un soir, étant tous trois dans le cabinet de l'Impératrice, elle fut tant tourmentée de nous qu'enfin, toute couverte de pleurs, et la belle Eudoxe feignant fort à propos d'en savoir une partie, elle fut contrainte de nous avouer la méchanceté qui lui avait été faite. Et suivit après un torrent d'injures contre l'Empereur, et de paroles désespérées qui émurent de sorte Eudoxe qu'elle ne se put empêcher d'accompagner de ses larmes la sage Isidore. J'eus à la vérité compassion de cette honnête Dame, et faut avouer que si c'eût été autre que l'Empereur, je lui eusse offert et ma main et mon épée pour venger un si grand outrage, mais contre celui que j'avais reconnu pour mon Seigneur, et à qui j'avais tant de fois promis fidélité, et duquel j'avais eu plusieurs bienfaits et reçu beaucoup d'honneur, je fusse mort plutôt que d'y songer,
ni d'entreprendre chose quelconque contre lui ni contre son État η. Et lorsque leurs larmes furent un peu écoulées, et que je pus parler à la belle Eudoxe : - Madame, lui dis-je, voici, ce me semble, un bon sujet pour me rendre le plus heureux homme qui fût jamais. - Et comment ? répondit-elle. - Vengez-vous, lui dis-je, ma belle Princesse, et des mêmes armes dont vous avez été offensée, vous ferez trois, voire quatre actions dignes de vous. Premièrement, vous tirerez vengeance de l'offense que l'on vous a faite, puis vous donnerez quelque satisfaction à votre chère Isidore, vous châtierez celui qui a failli, et vous me récompenserez et rendrez le plus content qui puisse être entre les hommes. La sage Isidore qui n'avait parlé de longtemps, empêchée de ses pleurs, se hâta de répondre avant que l'Impératrice : - Madame, dit-elle, se jetant à ses genoux, je vous jure que cette vengeance serait la plus juste et la plus grande que je saurais jamais recevoir ! Aussi bien n'est-il pas raisonnable que celui qui reconnaît si mal le bien que le Ciel lui a fait le possède plus longuement sans compagnon ! Il est indigne, Madame, de vous avoir, et vous estes injuste si vous demeurez plus longuement sienne. Le mépris qu'il a fait de vous, la méconnaissance de l'obligation en laquelle l'a mis l'Empereur votre père, le déshonneur qu'il a fait à votre maison, et bref l'outrage qu'a reçu cette misérable Isidore à qui vous avez fait autrefois l'honneur de vouloir du bien, et que vous avez nourrie, vous convient d'octroyer
à Ursace la demande qu'il vous a faite. Quel mal vous en peut-il advenir ? Vous aimez ce Chevalier, il est discret, personne ne le saura, et vous vous vengerez doucement d'une injure qui d'autre sorte η est irréparable. L'Impératrice en souriant nous répondit : - Je vois bien que les personnes intéressées ne sauraient être bons juges, vous me conseillez tous deux de me venger en m'offensant davantage. Si l'Empereur a failli, j'avoue bien que j'en reçois quelque injure, mais d'autant que je ne dispose pas de ses actions, je n'en suis pas coupable. Or vous voulez que je la devienne en commettant la même faute. - Ma Princesse, interrompis-je, il y a bien de la différence, car soyez très certaine que vous ne m'ouïrez jamais plaindre de la force que vous m'avez faite. - Je crois cela de votre bonne volonté, répondit-elle, baissant la tête et tournant les yeux de mon côté, et toutefois si vous vouliez véritablement être mon Chevalier, vous le devriez faire, puisque ce nom vous oblige plus à conserver mon honneur que ma vie. - Pour ce coup, répondis-je, Madame, je le laisserai pour prendre celui de votre vengeur, et toutefois je ne vois pas qu'il y allât de votre honneur, puisque personne ne le saurait, comme Isidore vous a représenté. - Et si personne, dit-elle, ne le savait, quelle vengeance serait la mienne puisque celle qui n'est point sue ni ressentie est comme si elle n'était pas ? Voyez-vous, mon Chevalier, je vous aime, mais comme je dois, et je voudrais bien me venger, mais sans m'offenser, et puisque
cela ne
peut être de cette sorte, n'en parlons plus, et
tournons notre pensée ailleurs. Les sages discours
de cette grande Princesse nous ôtèrent la parole,
et nous firent dire d'une commune voix qu'elle
méritait de trouver un autre mari que Valentinien,
ou Valentinien une η autre femme que Eudoxe.
Et toutefois le refus de cette vengeance, qui
peut-être eût contenté l'esprit de cette Dame
offensée, fut cause qu'Isidore, ne laissant jamais
son mari en repos, le sollicitait continuellement
à la venger de l'injure qu'ils avaient reçue. Lui
qui ne l'avait point oubliée mais qui ne
dissimulait que pour exécuter son dessein bien à
propos, pensait jour et nuit à ce qu'il avait
à faire. Enfin ne voulant point une moindre
vengeance que la vie de celui qui l'avait offensé,
il jugea que s'il entreprenait quelque chose contre
l'Empereur, les forces qui étaient entre les mains
d'Ætius, et l'autorité et prudence de ce Capitaine pourraient le mettre en danger de sa perte et de
celle de ses ennemis. Il crut donc être à propos
d'ôter du monde Ætius, afin que Valentinien
étant affaibli de ce côté-là fût après plus aisé
à ruiner. Mais quand il eut pris cette résolution,
la difficulté fut de l'exécuter, parce que la
grande puissance de ce vaillant Capitaine était
telle que par force malaisément l'eût-on pu
offenser, et sa prudence si grande que la finesse et la ruse étaient bien faibles pour la décevoir.
Il pensa donc qu'il n'y avait point un meilleur
instrument que le même Valentinien, duquel il
connaissait l'humeur soupçonneuse,
qui se conduisait par des âmes viles et basses, et craignait η les moindres apparences du danger. Il s'adresse à Héracle, qui avait toujours porté depuis, comme par une secrète punition de Dieu, les marques des ongles d'Isidore, et lui représente la soupçonneuse grandeur d'Ætius, l'honneur que toute l'Italie lui avait fait à son retour, les louanges que chacun lui donnait, l'Amour que le peuple lui portait, l'affection des soldats, les richesses qu'il avait acquises en Gaule, les libéralités ou plutôt prodigalités envers tous, le crédit qu'il avait parmi les étrangers, les intelligences avec les ennemis de l'Empire. Et bref, pour confirmer du tout ce soupçon, lui remontre qu'ayant pu défaire et ruiner entièrement Attila, il l'avait fait sauver et lui avait donné passage avec promesse, comme il y avait apparence, d'être assisté de lui en son pernicieux dessein ; que depuis il s'était rendu ami non seulement des Wisigoths et Bourguignons qui étaient déjà en Gaule, mais de plus des Francs qu'il y avait retenus, et des Vandales mêmes, par le moyen desquels il avait ruiné les affaires de l'Empire en Afrique et en Espagne, et, par l'entremise des Anglois, ravi la Bretagne, et par celle des Bretons, presque toute l'Armorique ; qu'il ne restait plus que l'Italie qu'il aurait déjà fait usurper à quelques nations barbares, s'il ne l'avait réservée à son ambition. Que les apparences en étaient si grandes que, si l'on ne se hâtait de le prévenir, il y avait beaucoup de danger que l'on n'en ressentît bientôt les malheureux effets. Que, quant à lui, il concluait que, pour le salut de tous,
il était expédient de ne le bannir pas seulement de l'Empire, mais de tout le monde, d'autant qu'un esprit ambitieux comme celui-là ne pouvait être gagné ni par douceur ni par force. Héracle, qui de son naturel était efféminé et sans courage, et par conséquent soupçonneux et cruel, se laissa aisément persuader qu'Ætius desseignait quelque nouvelleté, et que, pour lui trancher tous ses desseins, il fallait le prévenir. En cette opinion, après avoir remercié Maxime du soin qu'il avait de l'Empereur et du bien public, il s'en alla trouver Valentinien auquel il représenta le péril si proche et si grand que le jour même il fit tuer Ætius par ses Eunuques. Action qui le rendit si mal voulu de chacun que dès lors presque il cessa d'être Empereur, n'étant obéi que comme Tyran, et certes, il connut bien peu de temps après que Proxime, Chevalier romain, lui avait répondu fort véritablement, lorsqu'il lui demanda s'il n'avait pas bien fait de tuer Ætius : - De cela, dit-il, je vous en laisse le jugement, mais je sais bien que de la main gauche vous vous êtes coupé la droite. Car Attila, sollicité par l'Amour d'Honorique, qui lui avait envoyé η son portrait, et qui, pour être mal traitée de son frère, désirait infiniment de sortir de ses mains et d'épouser ce grand Roi Barbare et de plus porté η de son extrême ambition, voyant Ætius, son grand ennemi, n'être plus, remettant son armée sur pieds s'en vint attaquer l'Italie, et si furieusement que les premières troupes des nôtres qui s'opposèrent à lui
ayant été défaites, il ne trouva η plus que les villes qui lui fissent tête, et entre les autres Aquilée qu'enfin, après un siège de trois ans, il prit et démolit jusques au fondement. Ceux de Padoue, en ce temps-là, et quelques peuples nommés Venètes, venus dès longtemps de la Gaule Armorique (lors, comme je crois, que sous Belovèse un peuple presque infini de Gaulois passa en Italie) fuyant la furie d'Attila, se retirèrent en quelques petites îles de la mer Adriatique avec leurs femmes, enfants, meubles, et tout ce qu'ils avaient de précieux, où, desséchant les Palus et Marais qui y étaient, ils commencèrent de se loger, et premièrement en un lieu qu'ils nommèrent Rialte, voulant dire, comme je pense, rive haute, parce que ce lieu-là était plus relevé que les autres, et depuis, ayant trouvé le lieu commode, s'y sont du tout arrêtés, et du nom qu'ils portaient l'ont appelé Venise, et les habitants Vénitiens. Incontinent que Aquilée fut détruite, tous ceux qui se purent sauver recoururent aux mêmes Îles et Palus qui étaient à l'entour de Rialte, et édifièrent Grade ; ceux de Concorde, Caorly ; ceux d'Altine, Vorcelly. Bref, ceux de Vicence η, de Bresse, de Mantoue, de Bergame, de Milan et de Pavie, voyant comme ces premiers demeuraient assurés en ces lieux, se résolurent de s'y retirer, et bâtissant le mieux qu'ils purent et le plus près les uns des autres, se lièrent d'une si étroite amitié que depuis ils n'ont tous fait qu'un peuple, qui, pour être composé de diverses nations, n'ont pu s'accorder à l'élection
d'un Roi, mais pour ôter toute jalousie, se sont eux-mêmes donné des lois communes, et commencent de vivre en République, s'étant soustraits et séparés de l'Empire. Or ce qui m'a fait vous dire plus au long ce commencement, c'est parce que tous les Astrologues qui ont jeté la figure de la naissance de cette assemblée de gens refugiés ont dit que jamais République ne fut fondée en un point plus heureux que celle-ci. Non pour une grande et fort étendue domination, mais pour sa longue durée, qui ne semblait point avoir de fin sinon lorsque toutes les choses qui sont sous la Lune doivent être changées. Et pour la douceur de la vie, pour les justes lois, et pour les grands personnages qui en sortiraient, fût en paix, fût en guerre, qu'elle remettrait l'Empire de Constantinople, et lui donnerait η des Empereurs, que ses armes se verraient victorieuses par tout l'Orient, et que l'Italie et tous les princes d'Occident, étant près d'être surmontés par quelque grand et dangereux Barbare η, seraient rendus victorieux prés de Naupacte et remis en leurs premières sûretés. Bref, ils promettent η tant d'heur et de félicités à ces petites Îles qu'il semble que ce doive être un jour le recours de tous les affligés et de tous ceux qui ne trouvent point d'assurance ailleurs. Et qu'à cette occasion Dieu ne leur a point voulu donner d'autres murailles que la mer pour faire entendre qu'elle η est ouverte à tous les hommes. Dieu, qui dans sa profonde providence η dispose toute chose à une bonne fin, sait lui
seul si ces
prédictions sont véritables, et pourquoi il veut les
favoriser de tant de bonheur ! Tant y a qu'il se
voit beaucoup d'apparence de leur future grandeur,
puisqu'à peine tout ce peuple s'y est-il retiré
que déjà ces Îles ne paraissent plus Îles, mais
une grande ville rattachée par une infinité de Ponts
et dont les rues n'ont autre pavé que la Mer, y
étant accourus de toutes parts tant d'artisans et
tant de grands personnages que véritablement dès
son origine elle se peut dire admirable.
Mais pour revenir à notre discours, après qu'Attila eut pris Aquilée et ruiné le pays d'alentour, il
s'achemina droit à Rome, et ne faut point douter
qu'il ne l'eût prise et saccagée si Valentinien, perdu de courage, ne se fût rendu son tributaire
et ne lui eût accordé sa sœur Honorique pour
femme. Mais cette honteuse paix étant faite, il se
retira en Pannonie, où le soir de ses noces η, outré de viande et de vin, s'étant mis au lit, il fut
trouvé mort le lendemain. Les uns disent que ce fut
d'une perte de sang par le nez, qui le suffoqua,
d'autres qu'il fut tué par une de ses femmes ; tant y a que véritablement il mourut la nuit qu'il se
maria, délivrant par ce moyen l'Empire et de frayeur
et de tribut. Valentinien reconnut bien en cette
nécessité quelle faute il avait faite d'avoir tué
Ætius, ne trouvant Capitaine pour opposer à ce
Barbare, n'y ayant personne qui se souciât de
lui faire service puisqu'il récompensait si mal
ceux qui lui en avaient rendu le plus.
Quant à moi, j'eusse eu honte de me trouver en Italie qui était le lieu
de ma naissance, et la voir en telle désolation, sans essayer de me η perdre avec elle, n'eût été que par commandement de Valentinien et par celui d'Eudoxe aussi, dès qu'Aquilée fut assiégée, je fus envoyé vers l'Empereur Marcien demander secours. Mais je le trouvai fort refroidi envers Valentinien, tant à cause de la mort de Ætius qu'il ne pouvait approuver, que parce qu'Attila lui avait mandé qu'il ne venait en Italie que pour obtenir Honorique de laquelle il était devenu amoureux ; et sachant que Valentinien s'opiniâtrait à lui refuser, il ne fit pas grand compte de le secourir en cette nécessité où il lui semblait qu'il s'était réduit par sa mauvaise conduite, et sans raison. Cependant que je faisais cette poursuite, je tombai de sorte malade que chacun me tint pour mort, et même il y en eut qui dirent à Eudoxe qu'ils m'avaient vu enterrer. Jugez quel sursaut fut le sien, et quel regret elle eut de ma perte, car je puis dire avec vérité que jamais personne η ne fut plus aimée que moi. Elle n'avait autre soulagement que celui d'Isidore, à qui elle racontait tous ses déplaisirs. Et lorsqu'elle en était plus en peine, elle reçut des nouvelles d'un des miens, qui par mon commandement avait écrit à la sage Isidore, parce que je n'avais eu la force de tenir la plume ni voir les lettres. Mon mal fut dangereux, car c'était le pourpre, mais beaucoup plus long encore parce qu'il m'avait mis si bas que je ne pouvais me ravoir, et demeurai plus de huit mois de cette sorte. Enfin ayant été arrêté à Constantinople dix-huit
ou vingt mois inutilement, je me résolus de
me faire porter dans les vaisseaux qui m'attendaient
au port, et m'en vins à Ravenne où Valentinien s'était retiré pour sa sûreté avec Eudoxe et ce
qu'il avait eu de plus cher, ayant abandonné Rome à toute sorte de violence si la paix ne fût
survenue, comme je vous ai dit.
Étant donc l'Italie rassurée de sa peur, et plus
encore lorsque la mort d'Attila fut sue, Petronius Maxime, mari de la sage Isidore, se
résolut de faire sa vengeance, lui semblant que
toutes choses secondaient son dessein. Il l'avait retardée tant qu'Attila avait été en Italie pour
la crainte de ce barbare, et qu'il avait opinion que
le peuple même ne pouvant supporter ce Prince
fainéant ferait quelque sédition publique, voyant
maintenant que ces occasions de crainte étaient
passées et que le peuple avait supporté avec patience la nonchalance de l'Empereur, il se résolut
à l'entière vengeance, et à ne la plus dilayer. Il
avait une grande autorité dans l'Empire parce qu'il
était Patrice, et ayant le dessein de se venger, et
peut-être de se faire Empereur, avait de
longue main acquis l'amitié du peuple et des
soldats : de ceux-ci par sa libéralité, car il était
fort riche, et de ceux-là se rendant populaire, et
joignant toujours sa voix aux requêtes qui étaient
faites pour la décharge et franchise du peuple, sans
égard du bien du Prince ni de l'État. Et pour
rendre haï Valentinien de chacun, il le conseillait
secrètement de ne point récompenser les soldats, ni
par honneur, ni par bienfaits, et de
surcharger de sorte le peuple qu'il n'eût que le moyen de vivre, et non pas d'entreprendre quelque nouvelleté. Et pour mieux parvenir à son dessein il s'étudia d'agrandir tant qu'il lui serait possible les amis du grand Ætius, avec lesquels il se rendit si familier qu'ils étaient presque d'ordinaire avec lui. L'Empereur n'entrait point en doute de toutes ces choses, car il savait que Maxime avait été d'avis qu'on se défît de Ætius, outre qu'il y avait déjà si longtemps que ce meurtre avait été fait qu'il ne pensait plus que quelqu'un en eût encore le souvenir. Et quant à ce qui était de la violence faite à la sage Isidore, il croyait qu'elle n'en avait rien dit à son mari, puisque, depuis tant d'années, il n'en avait point fait de semblant. Bref, il vivait si assuré qu'il avait même approché de sa personne les plus grands amis d'Ætius. Ce qu'ayant de longtemps considéré le vindicatif Maxime, et ne cherchant que les moyens de contenter la sage Isidore qui sans cesse lui était aux oreilles η, un jour, tirant à part Thraustila, l'un des plus grands amis du grand Ætius, et qui pour lors avait charge de la garde de l'Empereur, il sut de telle sorte lui remettre devant les yeux la mort de son ami, la nonchalance et le peu de courage de Valentinien, qui n'avait jamais fait la guerre que de son cabinet, et la facilité qu'il y avait de s'en venger, qu'il le porta aisément à tout ce qu'il voulut. Et non content de la vengeance, et passant plus outre, résolurent d'usurper l'Empire, et que Maxime y étant parvenu en ferait si bonne part à Thraustila
qu'il aurait sujet de se contenter. Cette résolution étant prise, ils ne tardèrent guère de l'exécuter, car Thraustila en trouva la commodité telle qu'il voulut, étant d'ordinaire près de la personne de l'Empereur. Un jour que Valentinien était à table et qu'il mangeait retiré, Thraustila et Maxime le tuèrent misérablement, et l'Eunuque Héracle auprès de lui, non point tant pour s'être voulu mettre en défense que pour le conseil qu'il avait donné à l'Empereur quand la sage Isidore fut forcée. Ainsi mourut Valentinien après avoir régné trente ans. Si j'eusse été près de sa personne en cette occasion, il n'y a point de doute que j'y fusse mort, ou que je l'eusse défendu ; car encore que ce fût une méchante action que celle qu'il commit contre la sage Isidore, si est-ce que ce n'est point au sujet de mettre la main sur son seigneur, et qu'il doit bien essayer par toutes voies, et par bon conseil de le retirer de son vice, mais non pas de l'en châtier et moins encore d'ôter la vie à celui pour lequel il est obligé de mettre la sienne η. J'étais pour lors au sacrifice avec la belle Eudoxe, où le tumulte fut si grand qu'elle fut contrainte pour se sauver de la furie du Tyran de se retirer hors de Rome. Mais il fallut bientôt y retourner. Car Maxime ayant commis cet homicide se ressouvint bien qu'il ne faut jamais faire une méchanceté à moitié, et pour ce, se trouvant les forces entre les mains par le moyen de Thraustila et de quelques autres dont il s'était acquis l'amitié, et de plus très assuré du consentement du peuple,
il se fit incontinent élire et proclamer
Empereur ; ce qui fut fait sans que personne s'y
opposât pour le trouble en quoi toute la ville
était. Isidore fut incontinent avertie, et par son mari
et par le bruit commun, de la mort de Valentinien.
Mais elle lui portait tant de haine qu'elle ne le
put croire mort avant que l'avoir vu. Elle sort
donc de son logis, s'en va droit au Palais, et
voyant le corps sans tête, se lave les mains de son
sang, et reçut un si grand contentement de sa
mort que, la joie lui dissipant entièrement les
forces et les esprits, elle tomba morte de l'autre
côté. Quant à moi, j'étais, comme je vous ai dit,
avec la belle Eudoxe et ne voulus la délaisser en
une fortune si étrange. Je l'accompagnai partout
où elle voulut, trop heureux de lui pouvoir faire
service et de lui témoigner et mon affection et
ma fidélité.
Vous pourrais-je dire, ami Silvandre, combien de
fois, de peur, je la tins évanouie entre mes bras ?
Combien de fois par mes ardents baisers je rappelai
son âme à moitié sortie de ce beau corps ? Et
combien de fois je lui noyai le visage et le sein de
mes larmes ? La hâte que nous avions eue de partir
était cause que nous étions presque seuls, et que
la nuit, nous perdant par les chemins, nous fûmes
contraints de nous arrêter dans un bois où,
cherchant l'endroit le plus caché, je fis tout ce
que je pus pour amoindrir l'incommodité du lieu
sauvage. Elle n'avait avec elle que ses deux filles,
Olimbre et deux jeunes hommes
qui avaient accoutumé
de nous suivre ordinairement, et qui furent assez empêchés à garder nos chevaux, de sorte qu'il n'y eut toute la nuit auprès d'elle que ces deux jeunes Princesses η, Olimbre et moi. Je me couchai en terre et elle mit sa tête sur mon estomac, ses filles étaient à ses pieds, qui lui tenaient les jambes, et l'accommodâmes de cette sorte le mieux que nous pûmes. Nous faisions dessein de nous échapper d'Italie et d'aller en Constantinople trouver Marcien, parce qu'encore que nous ne sussions que Maxime eût tué l'Empereur (ayant fait faire ce meurtre par Thraustila), si est-ce que nous avions su qu'il avait pris le titre d'Auguste, et craignions qu'étant Empereur il ne voulût se venger sur elle de l'injure reçue en la personne d'Isidore. Quoique cette nuit fût pénible et pleine d'alarmes pour la belle Eudoxe, si avouerai-je n'avoir jamais passé une plus douce nuit, car j'eus continuellement la main dans son sein, et la bouche jointe à la sienne. Amour sait quels furent mes transports, et combien de fois je faillis de perdre tout respect. Elle le reconnut, lorsque, sentant ses deux filles endormies, je voulus couler une main par la fente de sa robe, car, me prenant doucement la main, elle joignit sa bouche contre mon oreille, et me dit le plus bas qu'elle put telles paroles : - Et quoi, mon Chevalier, ne vous semble-t-il point que Dieu soit assez courroucé contre moi sans que vous attiriez sur ma tête, par des nouvelles offenses, de nouveaux châtiments ? À ce mot elle se tut, et remit sa tête où elle la soulait avoir, me donnant
un baiser qui me rendit bien témoignage qu'elle m'aimait, et moi, après cette faveur, joignant de même ma bouche contre son oreille, je lui dis : - Mais, ma belle Princesse, quelle offense serait-ce puisque vous n'êtes plus à personne qu'à vous-même ? Voulez-vous peut-être que j'attende que vous soyez encore à quelqu'un qui vous possédera devant mes yeux ? Est-il possible que vous vous réserviez de cette sorte pour ceux qui ne vous aimèrent jamais ? Elle alors, haussant la bouche contre mon oreille : - Mon Chevalier, me dit-elle, n'offensons point Dieu, ni mon honneur, et pour vous assurer de la doute où vous êtes, recevez le serment que je vous fais : Je vous jure, Ursace, par le grand Dieu que j'adore, que je n'épouserai jamais homme que vous, et si ce que j'ai été me permettait de pouvoir disposer librement de moi, je vous prendrais dès à cette heure pour mon mari. Mais je veux croire que votre amitié est telle que vous ne voudriez pas qu'ayant été Impératrice, je vécusse d'autre sorte et tinsse un moindre rang. Peut-être que la fortune disposera de sorte de vous que je pourrai vous contenter avec honneur, et lors plaignez-vous de moi si j'y faux. Cependant, vivez avec cette satisfaction que je n'épouserai jamais personne si ce n'est vous, et pour assurance de ce que je vous jure, recevez ce baiser. Et lors, joignant sa bouche à la mienne, elle demeura longtemps collée dessus. Si cette assurance me fut agréable, et si je reçus ce serment de bon cœur, jugez-le, gentil étranger, puisque je
n'avais jamais rien désiré avec tant de passion. Je lui répondis donc de cette sorte : - Ma belle Princesse, je reçois cette promesse avec tant de remerciements et d'une si bonne volonté qu'en échange je me donne entièrement à vous, et vous proteste que jamais je ne contreviendrai à cette donation. Mais permettez-moi aussi de jurer par ce grand Dieu, devant lequel vous m'avez fait cette promesse, que si jamais il advient que par votre volonté ou autrement quelqu'un vous possède en qualité de votre mari, je le ferai mourir avec la même main que maintenant vous me tenez entre les vôtres, sans que vous en puissiez être offensée contre moi ni que vous diminuiez l'amitié que vous m'avez promise. Elle alors, s'abouchant à mon oreille : - Je ne le vous permets pas seulement, me dit-elle, mais je vous croirai pour traître et défailli de cœur si vous ne le faites. Et à ce mot elle se remit comme elle était, et passâmes la nuit comme nous l'avions commencée. Mais hélas ! je ne jouis pas longtemps du contentement d'être seul auprès d'elle, ni mon ami non plus d'être auprès de Placidie, car le lendemain ce Tyran Maxime, voyant que Eudoxe et ses deux filles s'étaient sauvées, envoya de tous côtés pour nous attraper et dépêcha tant de gens qu'enfin nous fûmes rencontrés et ramenés vers lui, quelque défense qu'Olimbre et moi puissions faire, qui η, après avoir été blessés en divers lieux, mais moi beaucoup plus qu'Olimbre, fûmes enfin emportés
vers ce Tyran, qui, ne se contentant pas d'avoir tué Valentinien et usurpé l'Empire, voulut encore pour une entière vengeance, ou plutôt pour raffermir son usurpation et lui donner quelque couleur η, épouser la belle Eudoxe. Ô Dieux ! que ne fit-elle point pour s'en empêcher ! Mais, ô Dieux, que ne ressentis-je point ! J'étais de sorte blessé que je ne pouvais sortir du lit, et entre les coups que j'avais j'étais très mal d'une jambe et du bras droit, si bien que je ne me pouvais aider ni de l'un ni de l'autre. Enfin le Tyran voyant que Eudoxe n'y voulait point consentir de sa volonté, usa d'une si grande violence que dix ou douze jours après la mort de Valentinien, il contraint Eudoxe d'être sa femme. Je sus ces nouvelles par Olimbre qui était déjà presque guéri, et qui ne bougeait le plus souvent du chevet de mon lit. Et lorsque nous ne savions que juger de cette action, et que nous étions presque en doute qu'il n'y eût du consentement de cette Princesse, je reçus une de ses lettres qui fut telle :
Si Eudoxe n'est misérable, il n'y en eut jamais au monde. Je suis entre les mains d'un Tyran qui me force à des injustes noces. J'appelle le Dieu qui a ouï les serments que je vous ai faits pour témoin que je n'ai consenti ni ne consentirai jamais à sa volonté, et que je vous somme de la promesse que vous me fîtes en même temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que vous et moi avons d'occasion de nous douloir de la fortune qui m'a laissé assez de vie pour me voir entre les mains de celui qui me ravit tant injustement des vôtres, et que particulièrement j'en η aurai de vous accuser de faute d'affection, si vous ne me tenez mieux parole que je ne la vous tiens, puisque le désastre le veut ainsi.
Que n'eussé-je point entrepris, si la force eût égalé ma volonté, ou seulement si mes blessures me l'eussent permis ? Mais, hélas ! j'étais en état que malaisément eussé-je pu faire mal
à autrui, puisqu'il me fut impossible de m'en faire à moi-même, lorsque, pour ne voir Eudoxe possédée par ce tyran, je voulus me mettre le η fer dans l'estomac. Et peut-être enfin j'y fusse parvenu sans mon cher Olimbre, qui plus soigneux de moi que je ne vous saurais dire, s'en prenant garde, m'ôtait toute sorte de moyen de me pouvoir offenser. Et puis me représentait tant de raisons pour me divertir de mon dessein qu'enfin il me retint en vie jusques à ce que huit ou dix jours après ces injustes noces, je vis entrer dans ma chambre la sage et belle Eudoxe. Elle avait obtenu cette permission de Maxime, lui disant qu'il était bien raisonnable qu'elle me vît en mon mal, puisque pour la défendre j'avais été blessé de cette sorte. Lui, qui la voulait gagner par la douceur s'il lui était possible, et qui n'avait point de soupçon de moi, tant nous avions vécu discrètement par le passé, et tant Isidore avait été discrète et fidèle à sa maîtresse. Elle vient donc me voir, et feignant qu'il ne fallait pas que beaucoup de personnes entrassent dans ma chambre, elle laissa toute sa suite dans une antichambre, et ne mena avec elle que Placidie, la petite Princesse, sachant bien qu'Olimbre l'entretiendrait et l'empêcherait de prendre garde à ce que nous dirions. Elle s'approche donc de mon lit, et s'assit au chevet, et chacun s'étant retiré elle voulut parler, mais elle demeura longtemps sans le pouvoir faire. Enfin voyant que les larmes me sortaient des yeux et que je ne pouvais proférer une parole,
tournant sa chaire contre le jour, parce qu'elle n'avait voulu passer dans la ruelle, elle se couvrit, et par son ombre me cacha presque entièrement, de peur que ceux qui me servaient ne pussent remarquer notre déplaisir. Nous demeurâmes encore quelque temps de cette sorte sans dire mot. Mais ayant repris un peu de résolution, je lui dis enfin ces paroles : - À ce que je vois, Madame, il n'y a personne qui ait perdu en cette fortune que Valentinien et Ursace : lui, se voyant ravir la vie, son Empire et sa femme ; et moi, les bonnes grâces d'Eudoxe. Mais combien est plus douce la perte qu'il a faite, puisque mourant η il a perdu tout le ressentiment de son mal, au lieu que la vie m'est seulement demeurée pour ressentir mieux le mien, et pour me pouvoir dire le plus malheureux de tous les hommes qui vivent ! Elle me répondit premièrement avec des larmes qu'elle ne put retenir, et puis avec telles paroles : - Vous aussi, mon Chevalier, vous vous aidez à me donner de la douleur, et au lieu de soulager et de plaindre mon mal, vous l'augmentez par vos reproches. Et bien, puisque vous en avez le courage, j'avoue que je mérite d'être traitée de cette sorte, et que le Ciel ni vous ne sauriez augmenter mes ennuis, car tout ce qui me reste à souffrir, qui n'est plus que la perte de ma vie, ne me peut être que soulagement puisque je connais qu'Ursace ne m'aime plus. - Ô Dieu ! m'écriai-je tant haut que je pus, transporté de l'offense que ces paroles me faisaient, et fus bien marri de m'être écrié si haut, car deux
ou trois personnes accoururent pour savoir ce que je voulais, auxquels je répondis que c'était un élancement que j'avais senti en la blessure de mon bras, et que cela était passé. Ils me répondirent qu'il ne fallait point remuer de peur d'efforcer le nerf qui était un peu offensé. Et lors s'étant retirés, je repris ainsi la parole : - Comment, Madame, Ursace ne vous aime plus ? Vous le pouvez dire sans rougir, et vous ne craignez point que le Ciel vous punisse de l'outrage que vous me faites ? Ursace ne vous aime plus, Madame ? Et depuis quand avez-vous reconnu ce changement en lui ? Est-ce devant que Valentinien soit mort ? Vous m'avez écrit le contraire, et vos lettres en feront foi en terre, et l'âme de la sage η Isidore aux Cieux. Est-ce depuis sa mort ? Les promesses que vous m'avez faites, dont vous avez eu si peu de mémoire, et celles que vous avez reçues de moi (desquelles je me souviendrai bien mieux que vous) vous reprocheront que cela n'est pas. Mais ce sera peut-être depuis l'outrage que vous m'avez fait en vous donnant à ce cruel Tyran ? S'il est ainsi, ç'a donc été pour avoir vu que j'aie peu vivre après avoir reçu de vous une si grande offense. Mais de cela vous en devez accuser Olimbre qui m'en a ôté tous les moyens, et qui m'a fait entendre que vous le vouliez, et me le commandiez ainsi. Que si la vie qui m'est demeurée vous a donné cette créance, je la vous ferai perdre aussitôt que je serai en état de recouvrer un fer pour me le planter au cœur. Car aussi bien le veux-je punir, cet inconsidéré qu'il
est, de vous avoir aimée, et d'avoir espéré que vous l'aimeriez aussi constamment que lui. Et si vous me voulez rendre quelque preuve, non pas d'amitié (car je n'en espère plus de la femme de Maxime !), mais de compassion seulement. Et quelle compassion dois-je attendre de la femme d'un Tyran ? Quelque reconnaissance donc de n'être pas entièrement ingrate, donnez-moi vous-même le fer que je ne puis si promptement recouvrer, afin que je vous fasse voir que c'est la force non la volonté qui me retient en vie après un si grand outrage. Elle alors, vaincue de ces paroles, et ne pouvant supporter que je les continuasse, s'approchant davantage de moi, me répondit de cette sorte : - Quand vous avez dit qu'il n'y avait que Valentinien et vous qui eussiez perdu en cette misérable fortune, j'ai cru que, ne me mettant point du nombre, vous ne m'aimiez plus, puisque je suis celle qui y ai fait la plus grande perte, n'ayant pas seulement été privée de la personne et de la vie de mon mari, mais de moi-même, qui me vois en la possession de celui que je hais plus que toutes les choses du monde qui se doivent le plus haïr. Oyant maintenant le contraire par vos paroles, et sachant bien que vous avez toujours été très véritable, je change d'opinion, et ne me dis plus si misérable, puisque je sais que vous m'aimez encore. Je vous en dirais davantage si je ne craignais que l'on prît garde à nos discours, et seulement je vous veux conjurer par l'amitié que vous me portez de croire que, comme vous
êtes demeuré par force en vie, que de même c'est en dépit de moi que je vis auprès de Maxime que je ne tiens non plus que vous faites η pour l'Empereur, mais pour le plus cruel Tyran qui fut jamais en Rome. Et si le désir de vengeance et celui de vous pouvoir rendre un jour content de moi ne me retenait η en vie, soyez certain que dès l'heure que, pour ma défense, je vous vis si cruellement blesser devant mes yeux, et plus encore depuis la force qui m'a été faite, je serais sans doute dans le tombeau ! Mais le Ciel qui est juste me promet que je verrai la vengeance du sang de Valentinien, et de l'outrage qui a été faite à Ursace et à cette misérable Eudoxe. Cependant, contraignez-vous, mon Chevalier, et vous guérissez, car il n'y a que ce seul moyen pour parvenir à ce que nous prétendons. Vous saurais-je dire quel soulagement fut celui que je reçus par cette déclaration ? Il fut tel que me résolvant de guérir pour faire promptement cette vengeance, il me semblait que je n'avais plus de mal. Pour ce coup, elle ne m'en voulut dire davantage, étant contrainte de s'en aller pour ne faire soupçonner notre dessein. Mais deux ou trois jours après qu'elle me vint revoir, elle me fit entendre que Maxime avait tué Valentinien, et que ç'avait η été pour l'épouser à ce qu'il η lui en avait dit lui-même : dont elle était si offensée qu'elle était résolue de le faire mourir par quelque voie qu'elle pût rencontrer. - Il faut, lui dis-je, ma Princesse, que vous ne fassiez rien imprudemment,
parce que si vous faillez votre entreprise une fois, il ne faut plus que vous espériez de l'exécuter, outre le danger en quoi vous vous mettriez, et puis vous me feriez un trop grand outrage si autre que moi mettait la main dans le sang de celui qui est parricide de mon Seigneur, et qui par violence vous a ravie. Mais voici ce que je juge à propos : Valentinien, quelque temps avant qu'Attila tourna ses armes contre l'Italie, avait fait la paix avec Genséric, Roi des Vandales, et lui laissa l'Afrique à condition qu'il fût son ami et confédéré. Ce Barbare a toujours depuis fait paraître qu'il aimait l'Empereur, et ne s'est voulu allier avec ses ennemis. Faites-lui savoir la méchanceté de Maxime, le meurtre de Valentinien, l'usurpation de l'Empire, la force qu'il vous a faite, et le sommez de l'amitié qu'il a promise à l'Empereur, par laquelle l'Afrique est sienne. Et ne doutez point qu'il ne vous secoure, car encore qu'il soit Barbare, si est-il généreux, et telles nations font plus d'état de conserver l'amitié aux morts que non pas à leurs amis vivants, leur semblant qu'il n'y a rien qui les y porte ni convie que la libre volonté qu'ils ont de maintenir leur promesse. Et toutefois, afin que vous ne soyez pas déçue en lui, tous ces Barbares sont avares de leur naturel, offrez-lui l'Empire. Et afin qu'il l'entreprenne de meilleure volonté et avec plus d'assurance, faites-lui entendre les moyens que vous avez de lui donner l'Italie, et combien vous y avez de serviteurs
qui vous sont restés encore après le parricide commis en la personne de l'Empereur. Et quoiqu'il soit bien fâcheux de voir un Barbare être Seigneur de l'Italie, si est-ce qu'il vaut mieux que cela soit que demeurer sans vengeance, et même que Genséric était ami de Valentinien, et l'est de Marcien. Eudoxe ayant quelque temps considéré ce que je lui disais me répondit que toute la doute qu'elle faisait en cet affaire, c'était de traiter avec le Vandale si secrètement et promptement qu'elle le pût voir plus tôt η en Italie que l'on ne sût qu'il y vint. Et que elle ne saurait, vu l'état où j'étais, qui pourrait être capable de faire ce voyage ; que de retarder, elle aimait autant mourir pour l'insupportable regret qu'elle avait de coucher auprès de ce Tyran, que pour quelque temps elle s'en exempterait feignant d'être malade, mais qu'à la longue cela ne pouvait être. Je lui conseillai de continuer cette feinte, et que pour tromper les yeux de ceux qui regarderaient son visage, elle usât de la fumée de souffre tous les matins, la recevant et au visage et aux mains, mais qu'au commencement ce fût fort peu afin qu'on ne s'étonnât de la voir si tôt changée, que cette fumée lui rendrait le teint si différent de ce qu'elle l'avait qu'il n'y aurait personne qui ne η crût sa maladie très grande. Que pour aller en Afrique, mon malheur m'en empêchait pour lors, outre que j'avais fait vœu de ne sortir jamais d'Italie que je n'eusse fait mourir le Tyran, mais qu'elle se pouvait fier de mon cher Olimbre, et que je
l'assurais qu'il ne faillirait jamais à chose qu'elle lui commandât, et que je lui répondais de son affection, de sa fidélité, et de sa capacité. Elle, qui n'avait désir semblable que de se venger et sortir des mains de ce Tyran, s'en remit entièrement à moi, et me pria de faire cette dépêche. Je le fis, Silvandre, et Olimbre s'y montra si sage et si diligent qu'étant arrivé à Carthage en moins de quinze jours, il disposa de sorte Genséric, fût à la vengeance, fût à l'usurpation et au pillage de Rome, que deux mois après le Roi Vandale prit terre en Italie avec trois cent mille combattants qu'il avait ramassés des Africains, des Mores, ou des Vandales, dont toute la ville fut de sorte effrayée et toute la province que chacun fuyait dans les montagnes et dans les bois et rochers. Et parce que nous le sollicitions de venir droit à Rome pour prendre le Tyran, il se hâta tant qu'il put, sans s'amuser à point η de villes le long de son chemin, de quoi Maxime prit une telle frayeur que, sans faire aucune résistance, il permit à chacun de se retirer dans les montagnes et lieux plus cachés, et lui-même s'en voulut fuir comme les autres. J'étais guéri en ce temps-là et ne me ressentais plus de mes blessures, et n'eût été que la belle Eudoxe me défendit de ne point exécuter mon dessein que le Vandale ne fût près de Rome afin d'être plus assuré, il n'y a point de difficulté que j'eusse déjà mis la main sur le Tyran. Et à ce coup, voyant qu'au lieu de défendre l'État qu'il η avait usurpé, il le laissait en proie à ces
Barbares, j'eus peur qu'il ne se sauvât et que, Genséric ayant quitté l'Italie, il ne revînt encore en sa tyrannie. Cela fut cause que je me mis après lui avec quelques-uns de mes amis, et l'atteignis sur le bord du Tibre, ainsi qu'il remontait à cheval après avoir repu, pour faire une grande traite et se jeter dans les montagnes. Encore que ceux qui venaient avec moi fussent harassés du chemin que nous avions déjà fait, et d'un nombre beaucoup plus petit, si fis-je résolution de le charger et de ne le laisser point passer plus outre. Je le défie donc sur η la méchanceté qu'il a faite en la mort de l'Empereur, en l'usurpation de l'Italie, et en la force commise contre la belle Eudoxe, et parce qu'il se sentait coupable et de l'un et de l'autre, il refusa de venir aux mains avec moi et voulut prendre la fuite, dont les siens même furent tant animés que, se joignant presque tous avec mes amis, ils coururent après, et de fortune, mon cheval étant plus vite que tous les autres, je l'atteignis le premier, et lui donnai un si grand coup sur la tête que, fût de peur ou autrement, il se laissa choir en terre, où incontinent ceux qui venaient après moi achevèrent de le tuer, tant chacun était animé contre sa perfidie, et contre son peu de courage. Ainsi finit ce Tyran, tant haï des siens que, quand il fut mort, ils le mirent en pièces et les jetèrent dans la rivière comme s'ils eussent voulu effacer son offense de cette sorte, mais toute l'eau du Tibre n'eût su laver la moindre de celles qu'il avait commises, fût contre l'Empereur,
fût
contre la belle Eudoxe, ou contre tout l'état.
Or je vous ai raconté jusques ici de misérables accidents pour la belle Eudoxe et pour moi. Mais
ceux que j'ai maintenant à vous dire sont bien
encore plus fâcheux. Car, hélas ! ce sont ceux qui
m'ont réduit en l'état où vous m'avez vu, lorsque
le Ciel tant inopinément vous a fait arriver pour me
sauver la vie, et quoique je n'y espère remède
quelconque que celui que vous m'avez empêché, je
veux dire la mort, si ne laisserai de continuer
pour satisfaire à la prière que vous m'avez faite.
Voilà donc Genséric arrivé dans la ville. Il y
entra sans trouver résistance, et sans que une seule
porte se trouvât fermée. Eudoxe le reçoit,
l'appelant du nom d'Auguste, et lui dit que
l'Empire lui doit sa liberté ; bref, lui rend tous les
honneurs et les remerciements qui lui sont possibles.
Mais ce courage Barbare, au lieu de s'amollir par ces
faveurs, se rend plus altier et insupportable. D'ami, il devint ennemi, et se porte, non pas comme
un Prince appelé pour secourir une Princesse
affligée, mais comme un conquérant qui a soumis par
armes et après une longue guerre une province
ennemie. Il donne donc la ville en pillage et, sans
pardonner non plus aux choses sacrées qu'aux
profanes, il dépouille les temples de leurs vases,
de leurs trésors et des raretés dont la dévotion du
peuple et des Empereurs Romains les avait enrichis par tant de siècles. Et après que cette confusion
eut duré quinze jours, il courut une partie de
l'Italie et vint jusques à
Parthénopé, où toutefois il ne fit que perdre son temps et gâter le plat pays. Et se voyant outré, s'il faut dire ainsi, de toute η sorte de dépouille, il s'en retourna en Afrique, ayant chargé ses vaisseaux de tout ce qu'il avait trouvé de rare dans la ville. Mais, hélas ! ne se contentant pas des choses inanimées, il ravit encore les personnes qu'il jugea lui pouvoir être utiles, et entre les autres, ô Dieux ! il emmena la belle Eudoxe et ses deux filles, Eudoxe et Placidie ! J'étais pour lors près de cette Princesse désolée quand il lui manda qu'elle se tînt prête pour partir trois jours après. Elle tomba évanouie, et peu s'en fallut qu'elle ne perdît la vie, et plût à Dieu qu'elle et moi fussions morts à l'heure, pour le moins elle n'aurait point été captive, et je η ne serais pas demeuré en Italie lorsque l'on l'emmena en Afrique. Ô Dieux, comment puis-je me ressouvenir de cet accident sans mourir ! Je sors de Rome avec quelques-uns de mes amis, sans dire à personne mon dessein, non pas même à mon cher Olimbre, à qui je ne pus parler en partant, parce qu'il était auprès de Genséric qui l'avait pris en amitié depuis son voyage d'Afrique ; et par le commandement d'Eudoxe il ne bougeait guère d'auprès de lui afin de conserver la ville le plus qu'il lui était possible, d'autant qu'à sa requête il faisait plusieurs grâces à diverses personnes. J'envoyai depuis vers lui afin qu'il assurât Eudoxe que je la sortirais des mains de ces Barbares ou je mourrais en la peine. Elle, qui avait un jugement fort sain, connut bien que mon entreprise
était impossible pour le grand nombre de soldats que Genséric avait amené, qui passaient trois cent mille hommes. Et si elle eût su en quel lieu j'étais, c'est sans doute qu'elle m'eût défendu d'exécuter ce dessein, mais pour n'être surpris des Vandales, je ne demeurais jamais une nuit entière en un lieu. Je ramassai environ mille chevaux, et si j'eusse eu plus de loisir, peut-être eussé-je fait une telle armée que ces Barbares ne s'en fussent pas tous allés en Afrique si chargés de nos dépouilles sans pour le moins éprouver combien pèsent les coups des soldats Romains. Mais je n'eus que huit jours de loisir, et toutefois ne pouvant souffrir que l'on emmenât Eudoxe, je résolus de combattre une si grande et épouvantable armée avec une si petite troupe, faisant mon compte que je mourrais les armes en la main pour un sujet si honorable que jamais ma vie ne saurait être mieux employée. Il advint toutefois autrement, car m'étant embuché dans un bois qui est sur le chemin d'Ostie, je vis passer une partie de l'armée en assez mauvais ordre. Mais d'autant que je ne voulais qu'Eudoxe, j'attendis jusques à ce que je vis venir quelques chariots dans lesquels j'aperçus des Dames, et pensant que ce fussent celles que je demandais, je donnai courage à ceux qui étaient auprès de moi, les assurant que j'avais une grande intelligence dans l'armée des ennemis par le moyen d'Olimbre, duquel ils savaient la faveur, et que nous ferions aujourd'hui un acte digne du nom Romain. À ce mot,
poussant mon cheval, et eux me suivant d'un grand courage, nous chargeons ces chariots à la garde desquels il y avait plus de dix mille Barbares. Je ne vous raconterai point par le menu de quelle sorte cette charge fut faite, car cela n'importe de rien. Tant y a que nous les défîmes, et que, si Eudoxe eût été où je pensais qu'elle fût, c'est sans doute que je la délivrais des mains de ces Barbares ; mais le malheur voulut qu'elle était encore derrière, et que les Dames que j'avais vues étaient de celles qui, étant prises et dans la ville et par la campagne η, étaient emmenées avec le reste du butin en Afrique. Ô Dieux ! Quel regret fut le mien quand je vis mon entreprise faillie, et que j'avais toute l'armée sur les bras ! Car à ce tumulte l'avant-garde recula et l'arrière-garde, s'avançant, se joignit presque au gros de la bataille qui n'était pas encore passée, de sorte que je fus environné de tous côtés d'un si grand nombre d'ennemis que nous fûmes tous défaits. Quelques-uns se sauvèrent, mais la plus grande partie y demeura ; quant à moi, je demeurai parmi les morts, et fus dépouillé comme tel, et cela fut cause de mon bien. Car mes habits étant portés par un soldat, Eudoxe les reconnut, et les montrant à Olimbre qui ne l'abandonnait point, tout ce qu'elle put dire ce fut : - Ursace enfin a trouvé le repos que la fortune lui a toujours refusé. Et à ce mot s'évanouit dans la litière où elle était. Olimbre, courant après celui qui portait mes habits, s'enquit de lui où il les avait pris, et lui ayant dit l'endroit, il partit incontinent,
et chercha tant qu'il me trouva. Quels furent les regrets que son amitié lui fit faire, il n'y a personne qui les puisse redire ! Tant y a qu'ayant eu permission du Vandale de me rendre les derniers devoirs, il s'en revint à Rome où il me fit rapporter, n'ayant osé assurer ma mort à la belle Eudoxe, qui toutefois ne lui fut cachée par Genséric à ce que depuis nous avons su. Tant y a que me faisant porter sur des brancards, je ne sais si ce fut le marcher des chevaux, qui par le branlement émut mes sentiments, ou qu'étant couvert de quelques habits, la chaleur qui n'était point encore éteinte du tout en moi reprit force peu à peu, tant y a que je donnai signe de vie. Olimbre, qui avait continuellement l'œil sur moi, s'en prit garde incontinent, et plein d'une joie incroyable me fit mettre dans la première maison qu'il rencontra, où il me secourut de sorte qu'enfin je revins de ce long évanouissement. Vous pourrez mieux savoir de lui, ami Silvandre, que je ne vous saurais dire, quel extrême contentement fut le sien quand, après m'avoir pleuré mort, il me revit en vie. Ceux qui le η virent en cet état jugèrent bien que sa vie ne lui était pas plus chère que la mienne. Et toutefois nous eussions été l'un et l'autre beaucoup plus heureux si mes jours eussent été finis en cette rencontre. Car je n'eusse point eu les déplaisirs que l'absence et le ravissement d'Eudoxe m'ont depuis rapportés, et Olimbre ne serait point séparé de sa chère Placidie, ni Eudoxe abandonnée d'Olimbre
duquel elle eût reçu plusieurs services en cette occasion, sans cette vie misérable qui ne m'est restée que pour un plus grand malheur. Cette considération fut celle qui me fit résoudre à la mort aussitôt que je sus que ce perfide Genséric l'avait emmenée avec ses deux filles. Mais l'extrême soin que mon ami avait de moi m'empêcha d'exécuter ce généreux dessein tant que mes plaies me retinrent dans le lit. Ce qui fut cause qu'aussitôt que je fus guéri et que je pus monter à cheval, je me dérobai le plus secrètement de lui qu'il me fut possible, et prenant le chemin de Toscane, je me cachai dans les montagnes de l'Apennin, faisant dessein d'y mourir à faute de manger ou d'autre incommodité, ne voulant répandre mon sang pour n'offenser le grand Dieu qui punit les homicides η. Mais lorsque la longueur de ce dessein me fit résoudre à une plus prompte mort, et que, perdant toute sorte de considération du Ciel, je me voulais ouvrir le cœur avec un glaive, mon cher Olimbre survint qui m'arrêta le bras, et me redonna la vie pour une seconde fois. Et lorsque je m'opiniâtrais, et m'efforçais d'effectuer cette dernière résolution, il survint η un jeune homme qui, par sa beauté et par sa sagesse, nous fit croire qu'arrivant si à propos c'était un messager du grand Dieu qui était envoyé pour me divertir de ce dessein. J'avoue qu'au commencement je le crus, et que me rendant du tout obéissant à ses paroles je perdis pour lors cette volonté de me faire mourir, espérant recevoir de lui quelque très grand
et incroyable secours, et que, déçu de cette sorte, nous nous retirâmes tous trois
en la plus proche
ville pour panser Olimbre d'une grande
blessure que je lui avais faite en la main quand il
me voulut ôter le fer duquel je me voulais tuer.
Mais quand je sus que ce jeune homme était Ségusien comme vous, et qu'il était arrivé au lieu
où j'étais par hasard, j'avoue que je pris une plus
forte volonté de mourir qu'auparavant, et l'eusse fait
sans ce jeune homme qui s'appelait Céladon, comme
depuis il me dit, qui me représenta tant de raisons
qu'enfin je résolus d'attendre la guérison
d'Olimbre. Il y avait en ce lieu un vieux et sage Chirurgien qui
pansait la blessure de mon ami, auquel l'âge et
les voyages qu'il avait faits en divers lieux
avaient appris beaucoup de choses. Celui-ci ne vint
pas souvent où nous étions sans prendre garde à
notre tristesse, et parce que d'une parole à
l'autre on vient quelquefois à découvrir beaucoup
de secrets qu'on voudrait tenir cachés, je ne pus
si bien me dissimuler qu'il ne reconnut en partie
le dessein que j'avais. Cela fut cause qu'un jour,
voyant que la blessure de mon cher Olimbre ne le
pouvait plus convier de nous venir visiter étant
presque guérie, il me tira à part et me tint ce
langage : - Seigneur, ne trouvez étrange si je me
mêle de vous donner un conseil que vous ne me
demandez pas. Mon âge, votre mérite et ce que je
dois au grand Dieu m'y convient. Prenez donc en
bonne part ce que je
vous vais dire. J'ai reconnu que vous êtes saisi d'une si grande tristesse, que vous desseignez contre votre vie ; ne le faites pas, car le grand Dieu punit très rigoureusement après leur mort les homicides η d'eux-mêmes, outre que c'est un défaut de courage de se tuer pour ne pouvoir supporter les coups du désastre, et tout semblable à celui qui s'enfuirait le jour d'une bataille de peur des ennemis. Car ceux qui se donnent la mort pour quelque déplaisir qu'ils prévoient ou qu'ils souffrent s'enfuient véritablement de ce monde à faute de courage, et pour n'oser soutenir les coups de la fortune. Ce n'est pas à dire pour cela que les hommes, comme esclaves, soient obligés d'endurer toutes les indignités que cette fortune leur fait ou leur prépare. Car le grand Dieu les aime trop pour les avoir soumis à cette misère. Mais il leur a donné le jugement et la prudence pour faire cette élection avec une bonne et sainte raison. Et parce que l'homme prévenu de la passion ne saurait ni bien juger ni bien élire, il l'a rendu accompagnable, et lui a donné un naturel qui aime la société, afin que s'élisant un ou plusieurs amis, il leur demande conseil lorsqu'il voudra disposer non seulement de sa vie et de sa mort, mais de toutes autres affaires d'importance. Et d'autant que les amis sont le plus souvent intéressés en ce qui touche le bien ou le mal de la personne qu'ils aiment, ce grand Dieu ne voulant point laisser encore en ceci l'homme sans une bonne guide, lui
a donné des
Juges et des Rois qui en ordonnent ainsi qu'ils
trouvent à propos. Pour η nos dissensions qui touchent le bien, ou quelque
offense reçue, le Sénat y pourvoit très sagement ;
mais pour les outrages de la fortune, parce qu'elle
a toujours été tant aimée η du peuple et de l'Empire romain, il n'en a pas voulu être le juge,
connaissant bien que comme les amis sont intéressés
en la cause de leurs amis, il ne pouvait que juger
favorablement et à l'avantage de la fortune.
Toutefois ce grand Créateur des hommes qui les aime
comme ses enfants les a voulu pourvoir de tout ce qui
était nécessaire pour vivre et mourir en hommes, et
pour ce sujet a inspiré ces grands et prudents
Massiliens de s'en établir les juges, leur semblant
que la mort n'étant point un tort, ni un outrage,
mais un tribut η de nature, c'est faire très injustement
et très lâchement de refuser le remède à ceux qui,
avec raison, le demandent, que le temps enfin ne
peut nier à leur âge. Et pourtant il y a un lieu
public en leur ville où ils gardent du poison mêlé
avec de la ciguë, qu'ils donnent à boire à celui qui
veut mourir, si toutefois le conseil des Six-Cents
juge que les raisons soient bonnes pour lesquelles
il désire la mort.
Je vous donne cet avis, Seigneur, afin que si le désastre vous poursuit injustement, vous puissiez
justement sortir de sa Tyrannie par l'avis de
tant de personnes estimées sages et prudentes. Et
quant à moi, afin que
vous ne pensiez pas que je vous
donne un conseil que je ne veuille prendre, je suis
résolu de partir dans peu de jours pour les aller
trouver, afin de clore heureusement ma vieillesse,
y étant toutefois poussé par une contraire opinion à la vôtre, car ayant vécu un si long âge que
quatre-vingts et dix-neuf ans avec toute sorte de
félicité selon ma condition, à savoir riche des
biens de fortune autant qu'autre de mon état, heureux en enfants, bien aimé de tous mes voisins,
estimé de chacun, je ne suis pas résolu d'attendre
la centième année pour donner loisir au désastre de me faire mourir malheureux η, ayant appris que si Priam fût mort quelque temps avant la perte de sa
ville, il eût été le plus grand Prince de l'Asie.
Ce bon vieillard me tint ces paroles qui ne firent
pas un petit effet en moi, car aussitôt,
m'approchant d'Olimbre, je lui en fis le récit,
et presque en même temps nous résolûmes tous trois
de venir ensemble en ce lieu pour, de compagnie,
mettre fin à nos jours. Mais le Ciel ne l'a pas
voulu, le η faisant mourir lorsque vous nous avez
secourus. Et parce que ces deux femmes que vous
avez sauvées sont deux de ses filles plus aimées,
qui étaient venues pour lui clore les yeux, si de fortune le conseil des Six-Cents lui eût accordé le
poison, nous avons pensé d'être obligés de les
assister en cet accident, et de ne les point
abandonner jusques à ce qu'elles aient trouvé le
corps de leur père, et rendu ce dernier devoir à
celui qui n'eut jamais infortune durant sa vie, afin
que, même
après sa mort, il soit si heureux que
d'être enterré par les mains de ses enfants. Et
après, nous avons fait dessein de les renvoyer à nos
dépens, aussitôt que nous aurons eu nouvelle de Rome. Mais pour ce qui nous concerne, nous sommes
résolus d'achever notre dessein, et ne retardons de
nous présenter devant le conseil que pour faire
paraître que la perte des biens ni le naufrage ne
nous ont point donné cette volonté, étant plus
riches, puisque le Ciel le veut, de grandes terres
et possessions que de contentement, et pour cette
occasion nous avons envoyé en nos maisons pour faire
venir nos esclaves et serviteurs, avec une partie de
nos biens.
Ursace finit de cette sorte, me laissant infiniment
touché de compassion pour sa fortune et pour celle
d'Eudoxe. Et lui ayant répondu que j'en avais vu
plusieurs qui avaient fait la requête du poison au
conseil des Six-Cents, auxquels on l'avait accordée,
et refusée à d'autres, il me pria de les tenir
secrets, de peur que s'il y avait quelques amis de
Maxime, ou quelqu'un outragé
de Genséric, il ne les
prévînt, et leur empêchât η de mourir de leur
volonté. Et après s'enquirent comment la requête se
devait présenter, en quels termes, et quelles
cérémonies il y fallait faire. Je leur répondis que
la chose était fort aisée et qu'il ne fallait
s'adresser qu'au Magistrat particulier auquel on
donnait la requête qu'il rapportait au conseil des
Six-Cents, et qu'il ne fallait y nommer personne,
afin que sans égard des qualités ils pussent
en mieux juger, et que la requête devait être telle :
REQUÊTE
Qui se présente au conseil des Six-Cents,
demandant le
poison.
Le souverain Conseil des Six-Cents est requis d'accorder au suppliant le favorable soulagement des misères humaines en vertu des sages et généreuses lois des Massiliens, ordonnez, Juges en terre, entre la fortune et les hommes. Et pour cet effet lui soit donné un jour pour déduire ses raisons par-devant eux, ainsi se conserve et s'augmente leur grandeur.
Ils m'en demandèrent copie afin de n'y point faillir, et la leur ayant promise, je continuai : - Après, leur dis-je, on vous assignera le jour, et devant eux vous déduirez les occasions qui vous convient à vouloir mourir, sans toutefois que vous soyez obligé de dire votre nom, ni d'autre η que vous alléguiez en votre discours, qui doit être fort clair et de peu de mots. Et croyez que si c'est chose juste, ils vous accorderont ce que vous requérez. Je vis bien à ces dernières paroles qu'Ursace voulait mourir,
car je lisais à ses yeux le contentement de
son âme ; mais je connus bien aussi qu'Olimbre n'y
était poussé que de la seule amitié qu'il portait à
son compagnon, duquel il ne se voulait point séparer.
Or quelques jours s'écoulèrent de cette sorte, au
bout desquels ils eurent nouvelle d'Italie telle
qu'ils attendaient, par un vaisseau qui leur apporta
grande quantité d'esclaves, de serviteurs et de
richesses. Il faut que j'abrège ce long discours. Toutes choses
donc étant prêtes, ils me prièrent de les
accompagner devant les Juges et leur rendre ce dernier
et pitoyable office. Je le fis à regret, car je les
aimais, et voyant la volonté qu'ils avaient, je
craignais que le Conseil trouvât leur demande juste.
Ils présentent donc leur requête, et sont assignés
au troisième jour d'après, car c'était le terme
qu'ils donnaient pour changer d'avis. Mais Ursace,
constant et ferme en cette opinion, se trouva dès le
matin devant eux, avec Olimbre, tous deux bien
vêtus et bien accompagnés, et étant appelés dans
le Conseil, et enquis du sujet qu'ils avaient de
vouloir mourir, Ursace parla brièvement de cette
sorte :
DEMANDE D'URSACE.
Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, parce que la vie m'est désagréable, inutile et honteuse. Désagréable, d'autant qu'aimé et Amant d'une très belle et très vertueuse Dame, elle m'a été enlevée et emmenée esclave en pays étranger. Inutile, parce que ce ravisseur est infiniment puissant par-dessus toutes mes forces. Et honteuse, d'autant que ayant mille fois juré à cette belle Dame de ne souffrir, tant que je serai en vie, qu'il lui fût fait outrage, ce m'est une honte extrême de vivre et ne la secourir pas. Or le grand Dieu n'ayant donné la vie aux hommes que pour leur bien, il n'est pas raisonnable qu'elle me demeure seulement pour mon mal. C'est pourquoi je me présente devant vous, sages Seigneurs, pour obtenir le soulagement que vous ne refusez point aux misérables, et croyez que vous ne l'accorderez jamais à personne plus affligée, ni qui le désire davantage.
Ursace parla de cette sorte, qui fit tourner les yeux de chacun sur lui, admirant sa constance et la fermeté de sa parole, car jamais
il ne changea de voix ni de couleur. Et peu après Olimbre se découvrant la tête, dit ainsi :
DEMANDE D'OLIMBRE.
Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, pour les mêmes raisons que mon ami vous a déduites, parce que, comme lui, j'ai perdu celle que j'aimais, et de plus, parce que je vois qu'il veut mourir. Car l'aimant plus que tout ce qui est en l'Univers, je ne puis ni ne dois consentir qu'il se sépare de moi. Je ne le puis, d'autant que l'amitié n'étant qu'une union de deux volontés, je n'aimerais point (et cela est impossible) si je consentais à cette désunion. Et je ne le dois, parce que c'est contre le devoir d'un homme d'honneur de cesser d'aimer ce qu'avec raison il a commencé d'aimer. Or toutes raisons m'ont contraint à cette amitié, car il est vertueux, bon ami et je lui suis obligé de la vie. Ne serait-ce contrevenir à toutes raisons, si je défaillais en cette amitié ? C'est pourquoi, sages Seigneurs, puisque le Ciel vous a établis pour le soulagement des affligés, ne m'en refusez point le remède, afin de ne contrevenir à vos lois et ordonnances que par tant de siècles vous avez jugées si justes et si saintes.
Chacun certes admira la résolution de cet ami, et n'y eut celui qui ne désirât d'être le tiers pour participer au bonheur d'une telle amitié. Le conseil cependant, après avoir longuement disputé, demeura en doute si l'on devait leur accorder ou refuser ce qu'ils demandaient, jusques à ce que le principal du conseil, par l'avis de tous, demanda à Ursace s'il voulait permettre à son ami de mourir. À quoi il répondit que non. - Et pourquoi ? ajouta le sage Massilien. - Parce, répondit Ursace, qu'il doit vivre pour soulager, ainsi qu'il le peut, l'infortune de sa Dame et de la mienne. - Et vous, continua-t-il, avez-vous permission de celle que vous aimez de vous ôter la vie, ne la pouvant secourir en cette infortune ? - Je ne l'ai point, dit Ursace, d'autant que depuis ce malheur je ne l'ai point vue. Mais je m'assure bien que son cœur généreux y consentira, et que, si elle était en ma place, elle vous ferait la même requête que je vous ai faite. Les Seigneurs du Conseil alors disputèrent entre eux fort longtemps, sans qu'on les pût entendre. Enfin les voix ayant été recueillies par le principal, et s'étant remis en sa place, il proféra d'une voix grave et assez haute, telles paroles :
JUGEMENT
Du Conseil des Six-Cents.
Sur les requêtes à nous présentées par ces deux suppliants pour obtenir le soulagement des misères humaines. Le Conseil ordonne, avant qu'accorder la première, que le suppliant aura permission de la Dame qu'il aime de pouvoir disposer de sa vie, avec laquelle η revenant, son désir sera contenté. Et pour l'autre, son ami ne voulant consentir à sa mort, il est déclaré incapable d'obtenir cette grâce. Et cela, d'autant que l'un et l'autre sont Amants et aimés, et que l'Amant ne doit pas vivre pour soi mais pour la personne aimée, et par conséquent ne peut ni ne doit disposer de sa vie sans la permission de celui à qui elle est.
- Ô Dieu ! s'écria Ursace, ayant ouï cette ordonnance, combien ai-je encore à passer de tristes jours et de fâcheuses nuits ! Et faisant une grande révérence à ces Seigneurs, il sortit du Conseil si affligé de n'avoir pu obtenir ce qu'il demandait qu'il faisait étonner chacun de sa constance et ferme résolution
à la mort. Olimbre n'en était pas de même, qui n'avait désiré de mourir que pour l'accompagner, et qui était bien aise du déni que l'on leur avait fait à tous deux, car il n'eût pas voulu que c'eût été à lui seul. Ils se retirèrent donc en leur logis accoutumé, où après s'être plaints de la fortune qui ôtait la volonté à ces sages Massiliens de leur accorder ce qu'ils ne refusaient aux plus misérables, le bruit s'épancha non seulement par la ville mais par toute la contrée que deux grands personnages romains étaient venus exprès pour demander le poison. Cela fut cause qu'entre les autres il y eut un grand Astrologue qui, désireux de les connaître, les vint visiter. Cet homme était vieil, et avait vécu près de trois siècles, je veux dire des nôtres η, s'étant toujours adonné à cette science avec tant d'étude qu'il était réussi admirable en ses prédictions. Celui-ci donc étant averti de leur dessein, craignant que leurs courages fussent tellement disposés à la volonté de mourir que, le poison leur étant refusé, ils ne recourussent au fer, il désira de les conseiller selon que sa science le lui pourrait permettre, et en ce dessein les vint trouver un matin qu'ils étaient seuls dans leur chambre. Il voulut y être conduit par moi, parce que nous avions quelque connaissance à cause de mes études η. Je ne vous dirai point les discours particuliers qu'ils eurent, car ils seraient trop longs, tant y a qu'ayant su le point de leur nativité η, leur ayant longtemps considéré le
visage et les
mains, et ayant jeté quelques figures sur un papier η qu'il sépara et puis rejoignit ensemble, il leur tint
telles paroles : - Seigneurs, vivez et vous conservez
à une meilleure saison que le Ciel vous promet ! Vous,
dit-il, s'adressant à Ursace, vous recouvrerez celle que vous avez perdue par le moyen de l'homme
que vous aimez le plus au monde, et plein de
contentement la posséderez à longues années dans la
même ville η où votre Amour a pris naissance. Et
vous, dit-il, se tournant vers Olimbre, vous
épouserez celle que vous aimez, la ramènerez en sa
patrie avec sa mère, et ne mourrez jamais que, fait
Empereur, vous n'ayez commandé à l'Empire d'Occident.
Ces choses que je vous dis sont infaillibles, et rien
ne les peut divertir.
La réputation de cet homme eut une grande force sur
Ursace, et plus encore les particularités de sa η vie passée qu'il lui dit
et qu'il ne pouvait avoir sues que par sa
doctrine ; de sorte qu'il résolut de le croire, et
de suivre le conseil qu'il lui donnerait. Et se
découvrant à cette occasion entièrement à lui, le
pria par le grand Dieu qu'il adorait de le vouloir
assister de son avis. Et lors il lui proposa la
haine de Genséric, et le danger qu'il y avait pour
lui de s'en aller en Afrique. - Il faut, dit-il,
que vous renvoyiez en Italie tous vos domestiques, et
que vous fassiez semblant de vous tuer afin que le
bruit s'en épanche η partout. Et puis de là à
quelques jours, vous vous déguiserez ou en esclave
ou autrement, et vous mettrez au service de votre
ami, qui vous emmènera en Afrique où même
il le
racontera à Genséric. Et ne doutez point que, de
cette sorte demeurant inconnu, vous ne parveniez à
ce que vous désiderez. Je vous conseillerais bien d'aller en Constantinople
attendre qu'Olimbre vous y allât trouver avec
Eudoxe et Placidie, car je vois bien par mes
observations η
qu'il les y doit conduire ; mais trois
occasions me font vous dire que vous devez aller en
Afrique. La première, parce que je prévois qu'il
faut que vous soyez tenu pour esclave, et que vous ne
le pouvez éviter. L'autre que peut-être le séjour
vous serait bien ennuyeux d'attendre si longtemps
sans votre ami, et sans voir celle que vous aimez.
Et la dernière, afin que vous assistiez de conseil
Olimbre, qui en aura bien affaire aux occasions qui
se présenteront, et desquelles il n'est pas à propos
qu'il se déclare à personne. Outre qu'il est nécessaire,
pour ôter à Genséric tout soupçon et toute la
mauvaise volonté qu'il pourrait avoir conçue contre
Olimbre, que l'on fasse courre le bruit que vous
êtes mort ; que si vous demeuriez en Grèce ou en
Italie, il serait impossible que quelqu'un ne vous
découvrît. Ainsi les conseilla ce sage, et après
les avoir laissés en la garde de Dieu, se retira
en sa maison.
Ursace ayant longuement débattu en lui-même ce qu'il
avait à faire η, résolut enfin de l' ηobserver de point
en point. Et pour ce, un soir, ayant accommodé le long
de son côté une vessie pleine de sang, il s'alla
promener sur le bord de la mer avec la plupart de
ses domestiques, et plusieurs de ceux de la ville, où
après avoir fait quelque discours de ses misères, et s'être plaint du déni qu'on lui avait fait du poison, feignant de ne vouloir plus vivre, il se mit un couteau dans le côté, d'où le sang sortit en telle abondance que chacun crut qu'il était mort. Mais se démêlant de * nous, il se jeta de furie dans la mer, nous laissant sa robe entre les mains, à Olimbre et à moi, qui faisions semblant de le vouloir retenir. Il était entre jour et nuit, et il savait fort bien nager, de sorte que, plongeant et s'en allant fort loin entre deux eaux, nous le perdîmes incontinent. Je ne vous dirai point l'étonnement de chacun, ni les plaintes qu'Olimbre faisait afin de mieux faire croire la mort de son ami. Tant y a que, disant alors son nom η, la nouvelle en fut divulguée partout. Cependant je m'en allai où je savais qu'il se devait retirer, et lui portant des habits d'esclave, le fis coucher dans une pauvre maison où je l'accommodai de tout ce que je pus. Il advint qu'Olimbre, le lendemain, faisant semblant de chercher le corps de son ami, trouva celui du vieux Mire, père des deux filles qui étaient retirées avec lui, et le leur remettant entre les mains, elles lui rendirent les derniers devoirs de la sépulture, comme si le Ciel n'eût pas même voulu que cet heureux vieillard eût été privé de quelque heur qui pût arriver aux hommes, même après leur mort. Sur son tombeau, à la requête de ses sages et honnêtes filles, je fis ces vers :
ÉPITAPHE
D'UN HOMME HEUREUX.
Enfant chéri de tous, nourri de père et mère,
Jeune sans point de peine, et sans mauvaises mœurs,
Puis homme, j'ai vécu, sans fortune contraire,
Et vieux sans maladie. À la fin si je meurs,
C'est que la mort à tous est chose nécessaire.
Passant, ne trouble point maintenant mon repos,
Et toi, terre, à jamais sois légère à mes os.
Quelques jours après, Olimbre renvoya en Italie tous ses Domestiques et ceux d'Ursace, et même les
deux filles du bon MireΞ auxquelles il fit de grands
biens. Et prenant d'autres serviteurs, s'en alla avec
son ami déguisé en esclave en Afrique, non pas
sans m'y vouloir mener. Mais mon dessein n'étant
point de désobéir à celui qui m'avait nourri, je ne
voulus disposer de moi sans sa volonté.
Voilà, Madame, dit Silvandre, s'adressant à
Léonide, ce que j'ai su de la fortune d'Ursace,
qui à la vérité méritait bien toute sorte de
contentement pour la fidélité qui était en lui.
Léonide voulut répondre, lorsque Hylas se levant
de son siège : - Voilà, dit-il, le plus vrai fol, qui
fit jamais profession d'aimer. Comment ? continua-t-il,
avoir servi toute sa vie pour n'en avoir autre
contentement que d'être appelé mon Chevalier, et
la nommer ma belle Princesse,
ou d'en avoir seulement quelque misérable baiser ? Et cependant avoir couru tant de fortune de sa vie, répandu tant de sang, avoir demandé le poison, et bref s'être rendu esclave ? Je conclus, quant à moi, que le Ciel a été très juste de le traiter ainsi, et qu'avec raison il lui a fait prendre l'habit qu'il a emporté en Afrique, puisque toute sa vie il en a fait les actions. Adamas et toute la troupe ne se purent empêcher de rire de l'opinion de Hylas, et n'eût été qu'il était heure de souper, je crois η qu'il ne s'en fût pas allé sans réponse. Mais le Druide se leva, prenant Tircis d'une main et Phocion de l'autre, et attendant que la viande fût portée, il fit quelques tours en la Galerie, chacun considérant ce qui lui semblait de plus rare. Et entre les autres, Tircis, regardant un grand roi armé, et tout couvert de panaches, à longue barbe, et à longue chevelure, et de qui le visage était rempli de gravité η : - Qui est celui-là, dit-il, mon père, qui porte un écu de Gueules à trois Diadèmes d'or ? - C'est, dit le Druide, Pharamond, le premier Roi des Francs, qui a fait sentir ses armes victorieuses aux Romains en Gaule. - Et celui-ci, continua Tircis, qui est auprès de lui, qui porte d'azur à un chat d'argent armé de Gueules ? - C'est, dit Adamas, Gondioc, Roi des Bourguignons, qui prit cet animal en signe de liberté η. - Et cet autre, ajouta Tircis, qui porte d'or à trois corbeaux à ailes étendues de pourpre, membrés de Gueules ? - C'est, répondit Adamas, le Roi des Gépides, nommé Ardaric. - Quant à celui-ci, reprit Tircis,
qui porte de Gueules à un Épervier à ailes étendues, d'or membré et couronné d'argent, je ne le vous demande pas, car vous m'avez déjà dit qu'il s'appelait Attila, Roi des Huns. Il faut avouer que vous avez été curieux, non seulement pour les peintures de tant de grands personnages, mais pour avoir encore eu la curiosité de les faire vêtir et armer comme ils soulaient être. C'est apprendre à bon marché que de se promener en ce lieu avec vous. Cependant Hylas, qui tenait Alexis d'un côté, allait bien discourant sur d'autres sujets, car étant devenu passionnément amoureux d'elle, il ne la pouvait quitter. Adamas, qui s'en prenait garde et qui était bien aise qu'il se trompât de cette sorte pour mieux cacher Alexis, lorsqu'il fallut aller à la table et sortir de la galerie, se tournant vers Hylas : - Et bien, Berger, lui dit-il, avouez la vérité, qu'est-ce que vous avez trouvé de plus beau en ce lieu ? Hylas, sans y longuement songer, répondit : - Alexis. - Mais, ajouta le Druide, je parle des raretés que vous y avez vues, et que j'ai été curieux d'y assembler. - Quant à moi, répliqua Hylas, je n'ai point d'yeux pour regarder autre chose qu'Alexis, et si vous voulez savoir des nouvelles de ce que vous me demandez, il s'en faut enquérir de Tircis, parce que ce ne sont que peintures mortes, et il n'aime que celles qui ne sont plus au monde. - Je répondrai, dit Tircis, que je n'y ai rien vu de plus beau qu'Alexis, ni qui m'agrée davantage. - Enfin, s'écria Hylas, qui commençait d'être jaloux, Hylas ne sera pas le seul inconstant
de cette troupe, puisque vous vous en mêlez. Mais, ma maîtresse, continua-t-il, s'adressant à Alexis, ne vous laissez pas mourir pour cela, car il vaut bien mieux qu'il soit inconstant. - Et pourquoi dites-vous cela, mon serviteur, répondit Alexis. - Parce, dit-il, qu'il n'a accoutumé que d'aimer la mort. - Et ne voyez-vous pas, reprit Tircis, que cette belle Alexis doit être aimée de moi si j'aime la mort, puisque ses beautés en font plus mourir que la mort même ? - Ah ! dit Hylas, si vous le prenez de cette sorte, je le quitte. Mais puisqu'il est ainsi, pour nous rendre tous deux contents, il faut qu'elle donne la mort à Tircis et à Hylas la vie. - Vous et moi, répliqua Tircis, serions trop contents pour des hommes si nous recevions une mort ou une vie si belle. Et à ce mot, sortant de la galerie, chacun se mit à table, et le souper étant fini et une partie de la nuit écoulée en divers discours, ils furent tous conduits en leurs chambres, où ayant reposé jusques au jour, ils se retirèrent dès le matin en leurs hameaux, si satisfaits et de la courtoisie d'Adamas et de la beauté et bonne grâce d'Alexis qu'il n'y avait celui qui ne les louât infiniment. Mais sur tous, Hylas qui ne se pouvait taire des perfections de cette nouvelle Maîtresse. Et de fortune ils rencontrèrent Astrée, Diane, et Phillis dans le grand pré avec Madonthe, Laonice, Palinice, Circène, et Florice, qui les attendaient de compagnie pour apprendre des nouvelles de la beauté d'Alexis, de laquelle elles avaient déjà ouï parler. Et Phillis s'approchant de
Lycidas : - Et bien, Berger, lui dit-elle, qu'est-ce que de cette beauté dont l'on parle tant ? - Je ne vous en veux rien dire, répondit le Berger, que vous n'ayez parlé à Hylas. - Et bien, mon serviteur, dit-elle, que nous en rapporterez-vous ? Et parce qu'il ne répondait rien : - Et quoi, mon serviteur, dit-elle, ne parlerez-vous point à votre maîtresse ? - Vous, dit Hylas, ma maîtresse ? Et moi votre serviteur ? Si vous le croyez, il y en a bien de trompées, car je n'y pensai jamais moins que je fais. - Et comment ? mon serviteur, dit Phillis, feignant d'en être bien en peine, vous ne me voulez plus pour votre maîtresse ? - Je vous prie, Bergère, dit-il, n'usons plus de ces mots de serviteur et de maîtresse : ils ne sont de saison entre nous. - Et à quel jeu, dit-elle, vous ai-je perdu, Hylas ? - À celui des plus belles, répondit-il. Ne savez-vous pas que j'ai accoutumé de donner congé à celles que j'aime quand j'en trouve de plus belles ? Demandez à Florice, à Circène, à Palinice, à Madonthe, et à Laonice η. Et si toutes celles-là ne le vous veulent dire, vous pouvez dès à cette heure vous en enquérir à Phillis, qui est l'une de vos meilleures amies, car si elle vous veut avouer la vérité, elle vous dira que je la quitte pour Alexis, qui, à la vérité, est la plus belle et la plus aimable que je vis jamais. Chacun se mit à rire des discours d'Hylas, et Phillis ayant fait comme les autres, enfin reprenant la parole : - Et quoi, Berger, vous êtes donc résolu de ne me plus aimer ? Est-il possible que vous me quittiez pour une Druide ? Pour le moins, je me console que vous ne
jouirez de longtemps de vos amours, puisqu'Alexis ne peut être mariée qu'elle n'ait achevé son siècle avec les Carnutes. Alors Hylas se souriant, et branlant la tête : - Je vous assure, lui dit-il, Bergère, que vous me dites là une chose qui me rendrait amoureux de la belle Alexis, si je ne l'étais pas. Car depuis que j'ai commencé de voir des femmes, je n'en ai encore jamais aimé une seule que je ne l'aie haïe aussitôt que j'ai pensé à l'épouser ! De sorte que si Alexis ne se contente d'un siècle, je lui en donne deux, et que cependant elle m'aime. Et puis il faut que je vous dise une ambition d'amour qui m'est venue. J'ai aimé des filles, des femmes et des veuves ; j'en ai recherché des moindres, d'égales à moi, et de plus grande qualité que je n'étais. J'en ai servi de sottes, de rusées, et de bonnes. J'en ai trouvé de rigoureuses, de courtoises, et d'insensibles à la haine et à l'Amour. J'en ai eu de vieilles, de jeunes et autres qui étaient encore enfants. Je me suis plu à la blonde, à la noire, et la claire brune. Je me suis adressé à des unes qui n'avaient jamais aimé, et à d'autres qui aimaient, et à de celles qui n'aimaient plus, à des trompeuses, à des trompées, et à des innocentes. Bref, je puis dire n'avoir rien laissé d'intenté en ce qui concerne l'amour, de quelque condition ou humeur que puisse être une femme, sinon de servir une Druide ou Vestale. Et j'avoue qu'en cela je suis encore novice η, ne m'étant jamais rencontré à propos pour en faire l'apprentissage η, et pense que les Dieux m'ont envoyé cette belle Alexis afin que je me
puisse vanter d'être le plus parfait et capable Amant qui fût jamais. Tous ceux de la troupe se mirent à rire oyant le dessein de Hylas, et Florice prenant la parole : - Et quoi ? Hylas, dit-elle, ne craignez-vous point le foudre de Taramis, recherchant cette fille qui lui est dédiée ? - Et pensez-vous, répondit-il, en haussant la tête comme par mépris, que tout ce qui est au monde ne soit pas à lui sans qu'il lui soit dédié ? Et vous, Florice, qui êtes si religieuse envers les Dieux, n'êtes-vous pas à Taramis ? Et toutefois n'avez-vous pas eu mille fois Téombre entre vos bras, sans qu'une seule η il ait été foudroyé ? - Vous avez raison, dit froidement Florice, mais je pensais que les choses défendues offensaient plus les Dieux que celles qui étaient indifférentes. - Voilà, répondit Hylas, une bonne excuse et bien trouvée. Et dites-moi, je vous supplie, où avez-vous trouvé que les Dieux aient fait cette défense ? - Si vous aviez quelquefois, dit-elle, vu recevoir une Druide ou Vestale par leurs anciennes, vous ne feriez pas cette demande. - J'entends bien, dit Hylas, que ces vieux Druides font les défenses que vous dites, mais ils ne sont pas des Dieux ; et partant, la défense n'est faite que par des hommes, et des hommes encore qui, étant vieux, sont marris que les jeunes jouissent des douceurs desquelles par l'impuissance de leur âge ils sont privés. - Ah ! Berger, dit Tircis, ne mêlons jamais les choses sacrées avec les profanes, et vous souvenez que l'or du Temple η d'Apollon qui coûta si cher à nos Gaulois, lui avait été dédié par des hommes. - Vraiment, dit Hylas, tu m'avais longuement
gardé cette
remontrance. Et Tircis, mon ami, depuis quand
es-tu devenu si amoureux ? Toi, dis-je, qui, ne te
contentant pas des personnes vivantes, vas fouiller
dans
les tombeaux η pour y dérober même ce que les Dieux
ont voulu ôter d'entre les hommes pour s'en rendre
les seuls possesseurs. Toi qui, pour te rendre
désobéissant à leurs ordonnances, aimes mieux quitter les actions des hommes qui doivent aimer les
personnes vivantes, et avoir en horreur celles qui
sont mortes ! Toi, dis-je, Tircis, tu me viens
parler des Dieux et du devoir des hommes ! - Ah ! Hylas, répondit Tircis en soupirant, que tes
reproches touchent vivement, et que c'est à grand
tort que tu me les η fais ! J'avoue que j'aime Cléon,
et que je serai plutôt sans me souvenir de
moi-même que sans la mémoire de ses perfections ! Mais en quoi offensé-je les Dieux, et en quoi
sors-je du devoir des hommes ? Puisqu'au contraire
ce serait être infiniment ingrat envers les Dieux
que de n'honorer point leur plus parfaite ouvrage, et que ce serait n'être pas homme que de n'aimer
point, ou d'oublier la chose du monde la plus digne
d'Amour et de mémoire.
Ainsi discouraient ces Bergers, cependant η que
Lycidas racontait à Phillis et à la belle Astrée
ce qu'il avait vu chez Adamas, et quelle était
la beauté d'Alexis. - Et afin, disait-il, que sans
l'offenser, je vous dise quelle elle est,
représentez-vous le visage de feu mon frère quand
il était en sa plus grande beauté, car elle lui
ressemble de sorte que je ne vis jamais portrait
qui ressemblât mieux à un visage, ou pour mieux dire
jamais miroir ne représenta rien plus
naïvement. - Est-il possible, dit Astrée, que cela soit ? - Il n'est rien de si vrai, dit-il, que je n'y connais différence qu'en l'habit, et que, sans mentir, je trouve Alexis un peu plus belle, ce me semble. - Ô Dieux ! dit Astrée, me ferez-vous cette grâce que je puisse encore une fois contenter mes yeux de cette agréable vue ? Et puis se tournant à Diane, lui parlant à l'oreille : - Je vous promets, ma sœur, que si je puis, j'aurai ses bonnes grâces, et que je serai refusée ou je m'en irai avec elle pour me rendre Druide. - Mon Dieu ! ma sœur, dit Diane, ne parlons point de cette séparation, ou il faut que vous vous résolviez de nous emmener, Phillis et moi. - Il n'est pas raisonnable, dit Astrée, toute contente de l'espérance qu'elle avait, vous feriez trop de tort à Silvandre et à Lycidas, qui ne peuvent mais de ma faute. Diane voulait répondre, mais Astrée lui fit signe du doigt qu'elle se tût de peur qu'elles ne fussent ouïes. De cette sorte, cette belle troupe se retirait au petit pas, et après chacun se sépara en sa cabane, après avoir fait résolution d'aller le troisième jour visiter Adamas et la belle Alexis : Terme qu'Astrée trouvait fort long et ennuyeux pour l'extrême désir qu'elle avait de voir le visage tant aimé. Cependant que de son côté Céladon mourait d'impatience de son retardement, Amour, se moquant ainsi de tous les deux, ne leur laissait jouir du bien qui était en leur puissance, s'il leur eût permis de le savoir reconnaître η.
FIN
De la deuxième partie d'Astrée de Messire
Honoré d'Urfé.