Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Deuxième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Deuxième partie

Livre 7


2-7-1
L'Astrée II, 7. Édition Vaganay**, 1925
Silvandre joue de la cornemuse
Lycidas, Phillis, Diane et Astrée le regardent sans qu'il le sache (II, 7, 473)
[Il faudrait ajouter Léonide et Paris à cette chaîne de curieux !]

(Voir Illustrations)


2-7-2
L'Astrée II, 7. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Léonide dérobe le sac de Céladon endormi (II, 7, 435)

(Voir Illustrations)

Édition de 1610, p. 431.
Édition de Vaganay, p. 273.

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m_120Mais il est temps de revenir à Céladon que nous η avons si longuement laissé dans sa caverne, sans autre compagnie que celle de ses pensées qui n'avaient autre sujet que son bonheur passé et son ennui présent. Quinze ou seize jours η s'écoulèrent de cette sorte avec si peu de souci de sa vie que la tristesse le nourrissait plus qu'autre chose qu'il se souciât de manger. Tout son plaisir était en ses imaginations, avec lesquelles il passait les jours et les nuits qui lui étaient même chose puisqu'éloigné des yeux d'Astrée les uns et les autres ne lui semblaient que des ténèbres. Il n'avait jamais eu accident en sa vie qui ne lui revînt lors en la mémoire, et, par malheur,

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il s'arrêtait toujours davantage en ceux qui lui avaient été plus ennuyeux, comme plus convenables à l'état où il se retrouvait. Que si, de fortune, il s'amusait quelque temps aux autres, il se reprenait incontinent de ce qu'il tournait, en une saison si triste, les yeux de son âme sur quelque sujet de contentement. Passant son âge en ces tristes exercices, et prenant de si mauvaises nourritures, son visage se changea de sorte qu'il n'était pas connaissable Et ne faut point douter qu'il était impossible qu'il vécût longtemps, si le ciel qui, peut-être, le réservait à quelque fortune meilleure η, ne lui eût envoyé du soulagement.
  Le jour même qu'il s'était échappé des mains de Galathée par l'aide d'Adamas, de Silvie et de Léonide η, Galathée fut contrainte de suivre sa mère Amasis à Marcilly à cause de quelques réjouissances η et feux de joie qui se devaient faire pour les heureux succès qu'avaient eus les desseins de Clidaman en l'armée des Francs. Mais quand elle y fut arrivée, et qu'elle sut que Céladon était échappé, elle entra en une si grande colère contre Léonide qu'elle lui défendit sa présence η. Cette belle Nymphe, étant lasse du tracas de la Cour, se retira chez son oncle Adamas, qui avait même soin d'elle que si elle eût été sa fille, tant pour lui être si proche que pour la recommandation que Belizar, son frère, lui en avait faite à sa mort. Et quoiqu'elle vît tous ses services passés être perdus et qu'elle n'en devait rien espérer, si était-elle bien aise d'avoir recouvré la liberté à

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ce prix, mais plus encore pour l'espérance qu'elle avait de voir Céladon, pensant qu'il fût auprès d'Astrée, ne se pouvant figurer que, l'aimant avec tant de violence, le rude commandement qu'elle lui avait fait le pût empêcher d'y retourner. Et quoiqu'elle sût bien que cette affection lui ôtait toute espérance d'être aimée du Berger, si se représentait-elle que ce lui serait une douce vie de passer ses jours auprès de lui. Cela fut cause que trouvant Paris fort disposé à semblable visite, deux jours η après qu'elle fut arrivée chez son oncle, ils allèrent ensemble dans le hameau de ces Bergères. Mais elle fut bien étonnée quand, demandant des nouvelles de Céladon, elle entendit qu'il n'y était point venu et que tant s'en fallait, on l'y croyait mort. Elle ne laissa toutefois, pour le contentement de Paris qui était amoureux de Diane, d'effectuer le dessein qu'elle avait fait pour le sien propre η, à savoir de visiter fort souvent cette bonne compagnie, outre que véritablement il y avait du plaisir pour elle en une si douce conversation. Vivant donc de cette sorte, elle se rendit si familière parmi ces Bergères qu'elles l'aimaient infiniment, et par son commandement vivaient avec elle comme si elle eût été Bergère, à quoi elle se plaisait de sorte que, soudain qu'elle pouvait prendre quelque loisir, elle s'y en allait, quelquefois en compagnie de Paris, et bien souvent seule, n'y ayant guère plus d'une demi-lieue de la maison où elle demeurait jusques aux hameaux de ces Bergères ; et le chemin encore était tant agréable

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à cause de la douce rivière de Lignon et des bocages qui s'y rencontraient, qu'il était impossible de s'y ennuyer. Il advint donc qu'étant résolue un jour de s'y en aller toute seule, elle alla passer sur le pont de la Bouteresse, et descendant le long des rives de Lignon, encore qu'il n'y eût point de sentier si près de la rive, elle ne laissait de s'y faire chemin pour le plaisir qu'elle prenait de voir le poisson η qui, dans la claire eau de la rivière, s'en allait à petites troupes se jouant ensemble le long du bord. Et poursuivant ainsi son voyage, se trouva sans y penser près de la fontaineCéladon soulait cueillir le cresson dont il se nourrissait. Et de fortune le Berger s'étant couché sur le bord s'y était endormi un peu auparavant. D'aussi loin que la Nymphe l'aperçut, elle le prit pour Lycidas, parce que ces deux frères étaient presque d'une même taille, et avaient accoutumé d'aller vêtus η l'un comme l'autre ; et quoique Céladon fût un peu plus grand, et eût le visage beaucoup plus grand et plus agréable, si est-ce que, s'approchant de lui, elle y fut déçue, tant pource qu'elle crut assurément que Céladon n'était pas en cette contrée, que pour le changement de son visage, ou pour l'opinion qu'elle avait que Lycidas, plein de jalousie comme elle savait bien qu'il était, se retirait ainsi seul par ces lieux égarés. Tant y a qu'elle s'assit auprès de Céladon, pensant qu'il fût Lycidas ; mais voyant qu'il ne s'éveillait point, elle résolut de continuer son voyage et le laisser en repos. Il était couché sur le côté, et le petit sac où il

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soulait tenir ses lettres paraissait un peu hors de sa poche, d'autant que sa jupe s'était retroussée. Elle y porta curieusement la main, et le tirant doucement sans qu'il s'éveillât, fit dessein de voir ce que c'était, et le lui faire chercher quelque temps avant que de le lui rendre, si c'était chose qui en méritât la peine. Elle part donc avec ce larcin, et laisse ce Berger endormi, qui incontinent après se réveilla. Et parce que le Soleil commençait de passer sa chaleur plus ardente, et qu'il ne s'était mis auprès de cette fontaine que pour jouir du frais que son onde et l'ombrage que des arbres voisins y conservaient, il partit de ce lieu et se mit dans le plus sauvage du bois. Mais d'autant que tout son entretien était de la mémoire de sa Bergère, il ouvre la petite boîte η qu'il portait au col, où était le portrait d'Astrée, et après l'avoir contemplé quelque temps, il lut les paroles qu'il avait autrefois écrites sur l'autre côté, qui étaient telles :

Privé de mon vrai bien, ce bien faux me soulage.

  Hélas ! disait-il, ô misérable Céladon ! Que c'est bien maintenant que tu peux dire que, privé de ton vrai bien, ce bien faux me soulage, puisque tu n'as plus que des biens imaginaires, les autres t'ayant été ravis par la personne même de qui tu les tenais. Et puis considérant le portrait, et parlant à lui, comme si c'eût été Astrée même : - Est-il possible, disait-il, ô ma belle Bergère, que je vous aie déplu ? Mais est-il possible

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que, vous ayant déplu, je vive encore ? Que je vous aie déplu, il est impossible selon ma volonté ; mais que je vive après cette faute, il est impossible selon mon affection. Et demeurant sur cette considération quelque temps muet, il reprit ainsi la parole : - Si elle veut que je vive, pourquoi me bannit-elle du lieu où seulement je puis vivre ? Et si elle veut que je meure, pourquoi ne me l'a-t-elle commandé absolument ? Mais quel plus exprès commandement faut-il que nous attendions que celui qu'elle m'a fait de ne me présenter jamais devant elle ? Puisqu'elle sait bien que sa vue est ma vie, me défendant cette vue, ne me commande-t-elle pas de mourir ? Et lors se reprenant : - Cela sans doute, disait-il, suffirait pour me faire chercher le trépas, si je ne savais que ce qui est raisonnable η au jugement des autres est sans force de raison en elle. Il semble à chacun que c'est chose juste d'aimer celui dont il est aimé, et que l'amitié ne se paye que d'amitié ; et au contraire, elle juge raisonnable de haïr ceux qui l'adorent. Pourquoi donc ne dois-je croire que ce commandement de vivre éloigné d'elle est plutôt pour me faire souffrir davantage en vivant que pour me faire abréger mes peines par une mort avancée ? Mais ce n'est pas encore ce qu'elle veut de moi, puisqu'elle sait bien que je ne puis vivre ainsi. A-t-elle jamais demandé de moi que des preuves impossibles ? Témoins, disait-il peu après, les commandements que de bouche et par lettres elle m'a faits si souvent de feindre d'aimer quelque autre, et rendre cette feinte accompagnée

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de ces véritables démonstrations qui sont ordinairement avec les plus parfaites amitiés ! Et lors, resserrant ce cher portrait pour lire les lettres où ce commandement lui était fait : Or sus, disait-il, vivons donc pour sa gloire, puisque nous ne le pouvons faire pour notre contentement. Et à ce mot, ayant remis sa petite boîte dans son sein, il voulut prendre les lettres qu'il portait en sa poche, serrées dans un petit sac. Mais l'y ayant quelque temps cherché en vain, il s'assit en terre, et épancha sur l'herbe tout ce qu'il avait en l'une et en l'autre, et voyant qu'en effet ce qu'il cherchait n'y était point, il ramasse dans un pan de son saie tout ce qui était en terre, n'ayant pas le loisir de le remettre en ses poches, et s'encourt en sa caverne, pensant l'y avoir oublié. Mais après beaucoup de peine, il ne le peut trouver, car c'était ce que Léonide avait dérobé. Il n'y eut feuille en sa caverne, ni de sa caverne à la fontaine, ni de la fontaine aux lieux où il avait été ce jour-là, qu'il ne tournât et retournât de sa main, voire de petits fétus qu'il n'y avait pas apparence qui le puissent couvrir, tant était grand le déplaisir de cette perte et le désir de la recouvrer. Car outre qu'il tenait ces lettres chères, comme écrites de la main de sa Bergère, encore les aimait-il comme les témoins et de son bonheur et de sa fidélité, et comme le plus doux entretien qu'il pût avoir en la misérable vie qu'il menait. Enfin voyant qu'il se travaillait en vain, et qu'il n'y avait plus d'espérance de trouver ces chères lettres : - Hélas ! dit-il, croisant les bras η l'un dans l'autre,

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et regardant pitoyablement le Ciel, comme lui demandant justice : Hélas ! quel injuste Démon m'a ravi le peu de contentement qui me restait ! Démon, pour certain faut-il bien qu'il soit, puisque nulle personne n'a été ici, et quand elle y eût été, elle n'eût pu avoir le courage de commettre une si grande cruauté ! Puis dépliant les bras, joignant les mains, et entrelaçant les doigts ensemble, laissait aller ses bras nonchalamment sur ses cuisses : - Tu étais encore trop heureux, disait-il, ô Céladon ! En cette misérable vie, ayant ces heureux témoignages de ta félicité passée ! Il ne fallait pas que, la volonté d'Astrée étant de te combler de toute sorte d'infortune, ces chères et douces mémoires contrevinssent à ce qu'elle avait résolu. Console-toi donc en ta perte, et remercie le Ciel qui se rend si conforme à la volonté de ta Bergère qu'elle-même ne le saurait désirer davantage, et fais paraître qu'il n'y a rigueur d'elle, ni force du Ciel qui t'en lasse, ni qui t'en sépare jamais. Aussi ne fallait-il pas que, pour te rendre affligé de toute espèce de malheur, tu perdisses toute espèce de consolation.
  Cependant Léonide, bien aise de son larcin, s'étant à grands pas éloignée de ce Berger, toute curieuse allait ouvrant les nœuds du petit sac, et voyant qu'il n'y avait que des lettres, elle crut que c'étaient de celles de Phillis. Désirant donc outre mesure de voir les secrets de cette Bergère, elle s'assit sous un arbre, et les déployant toutes en son giron, la première qu'elle rencontra fut telle :

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LETTRE
D'ASTRÉE À CÉLADON.

q_37Que vous m'aimiez, je le crois, et vous le pouvez connaître en ce que j'ai agréable que vous m'en assuriez. Que si vous aviez autant de connaissance que de ressentiment d'Amour, par la permission que je vous donne de me dire que vous m'aimez, vous jugeriez η que je vous aime, et par là vous seriez assuré que vous avez de moi ce qu'il semble que vous souhaitez seulement pour être bienheureux. Si, après cette déclaration, vous n'êtes content, je dirai que vous n'aimez point Astrée, puisque l'amitié ne doit rien désirer que l'amitié.

  Quand Léonide, lisant cette lettre, rencontra le nom d'Astrée, elle s'arrêta tout court, et approchant le papier de ses yeux, relut deux ou trois fois ce mot. Enfin se ressouvenant de la jalousie qui avait été entre Céladon, Lycidas, Astrée et Phillis η, elle crut que peut-être n'était-elle pas mal fondée, et qu'en effet Astrée pouvait bien avoir aimé Lycidas ; et pource, la repliant, la mit en son sein, et en prit une autre qu'elle trouva telle :

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LETTRE
D'ASTRÉE À CÉLADON.

n_80N'avouerez-vous point à ce coup, mon fils, que je vous aime plus que vous ne m'aimez, puisque je vous envoie mon portrait, n'ayant jamais pu obtenir le vôtre par toutes mes prières ? Mais Amour est juste en cela, puisqu'il sait bien qu'il faut toujours secourir premièrement ceux qui en ont plus de nécessité. La faiblesse de votre amitié avait plus de besoin de ce souvenir que non pas la mienne. Recevez-le donc, pour témoignage de votre défaut. Qu'en croyez-vous, Céladon ? Penseriez-vous être aimé de moi si je doutais de votre affection ? Je me moque, Berger, car si j'avais cette opinion de vous, je ne voudrais pas que vous eussiez cette créance de moi. Et pource, ne doutez point, tant que je vous ferai paraître d'avoir mémoire de vous, que ce ne soit un gage très assuré de l'état que je fais d'être véritablement aimée de mon fils.

  - Serait-ce point, disait Léonide toute étonnée, que Lycidas, ayant trouvé après la perte de son frère ces lettres entre ses meubles plus chers, les eût η gardées pour l'amitié qu'il lui portait, ou de peur que ses secrets d'amour n'eussent été vus par quelque autre ? Mais si cela était, il ne les porterait pas sur lui de crainte de les perdre. Que serait-ce donc, et

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comment les aurait-il eues ? Et lors jetant la main sur la première qui se présente, elle la trouva telle :


LETTRE
D'ASTRÉE À CÉLADON.

i_livre_6Il vous sied bien, mon fils, d'avoir moins de courage que moi ! Vous dites que c'est un signe que j'aime moins que vous, mais voyez comme je l'entends au contraire : Ce qui me fait supporter toutes les peines qui se présentent pour vous, c'est sans plus l'amitié que je vous porte. Donc cette affection qui me fait surmonter les plus grandes peines doit être la plus grande, et ainsi ce courage que vous blâmez en moi est une vraie marque de mon affection. Ne vous laissez donc plus emporter à l'ennui que vous donnent nos communs ennemis (c'est ainsi, Céladon, que je les nomme et non pas nos pères) si vous voulez que je croie votre amitié égale à celle qui me fait non seulement surmonter, mais mépriser pour vous toutes sortes de peines et d'incommodités.

  Léonide lut cette lettre sans savoir presque ce qu'elle lisait, parce que se représentant

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le Berger à qui elle avait pris ce petit sac, et se ressouvenant d'en avoir ouï dire quelque chose à Galathée η lorsque Céladon fut trouvé sur le bord de Lignon, elle entra en quelque opinion que ce fût lui et non pas Lycidas. Et lors, considérant de plus près ces papiers, elle s'en assura davantage quand elle en vit quelques-uns qui montraient d'avoir été mouillés ; mais beaucoup plus encore, lorsque, regardant le sac, elle trouva que le cuir s'était retiré et ridé en certains lieux, car elle reconnut par là que véritablement c'était celui-ci dont Galathée lui avait parlé. - Ô Dieux, dit-elle, frappant des mains ensemble, il n'en faut point douter : c'est Céladon. Mais où avais-je les yeux que je ne l'ai pas connu quand je l'ai vu ? Et lors, ramassant en diligence tous ces papiers, elle les resserre et s'en retourne bien plus vite à la fontaine où elle l'avait laissé qu'elle n'en était pas venue. Mais elle fut bien fâchée de ne l'y trouver plus. - Ah ! fontaine, disait-elle, et vous séjour solitaire, rendez-moi ce que je vous ai laissé ! Rendez-le moi, ce Berger duquel ne voulant interrompre le repos j'ai perdu entièrement le mien ! En proférant ces paroles, elle allait tournant la vue tout à l'entour, pour voir si elle en pouvait apprendre quelque nouvelle. Mais elle n'avait garde, car il s'était déjà retiré tout triste en sa caverne, après avoir cherché en vain ce qu'elle lui avait dérobé. Enfin Amour, qui est prudent, lui fit prendre garde que l'herbe depuis la fontaine jusques assez loin de là était foulée comme un sentier

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nouveau, et qui n'est pas bien encore battu. Elle jugea, et certes fort à propos η, que ce sentier la conduirait où s'était retiré ce Berger. Et de fait, c'était la vérité que Céladon, ayant accoutumé de passer par là lorsque de sa caverne il s'en venait en ce lieu, en avait fait si souvent le chemin que l'herbe en était foulée comme d'un nouveau sentier. Le prenant donc pour son guide, elle ne l'eut point suivi cinq ou six cents pas qu'elle se trouva proche du Rocher où Céladon faisait sa retraite. Toutefois, d'autant que les arbres et buissons qui lui étaient à l'entour le couvraient tout, elle eut presque peur de s'en approcher, craignant que ce ne fût le repaire de quelque loup ou sanglier, ou pour le moins de quantité de serpents. Et comme elle était en suspens, il lui sembla d'ouïr soupirer ; ce qui lui fit connaître qu'il y avait quelqu'un. Mais jugeant aussi que les couleuvres et serpents sifflent quelquefois presque de la sorte, elle ne s'en approchait qu'avec appréhension, et si doucement que Céladon qui était dedans ne s'en aperçut point. Mais encore qu'à sa venue elle eût fait plus de bruit η, le Berger ne s'en fût pas pris garde, tant il était attentif à ce qu'il pensait. Et lorsque, suivant le sentier qui la conduisait, elle eut fait le tour du buisson, et qu'elle fut venue près de l'entrée par le côté de la rivière, elle l'ouït soupirer beaucoup plus haut, et quelquefois parler ; mais elle n'en pouvait entendre les paroles, encore que le murmure de la voix vînt jusques à ses oreilles. Cela

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fut cause qu'avec plus d'assurance, elle vint doucement jusques à l'entrée, et se joignant contre η le Rocher, et puis mettant peu à peu la tête dedans, elle l'ouït parler de cette sorte : - Commençons désormais à bien espérer, ô mon cœur, puisque tout ainsi que la mèche de la lampe achève de brûler lorsque le feu a consumé toute l'huile, de même devons-nous croire que notre malheur finira, ayant désormais consumé peu à peu tous les biens et contentements qui nous restaient. Heureuse perte η, que je te chéris, si par ton moyen je puis sortir de la misérable vie que je traîne. Ah ! que je bénirai le jour que vous m'avez été ravis, ô mes chers papiers, si votre regret me peut faire mourir, puisque je ne dois espérer que mes ennuis cessent qu'avec ma vie. Léonide, qui l'écoutait, fut touchée de tant de compassion reconnaissant que véritablement c'était Céladon, et fut surprise d'une si soudaine joie qu'encore qu'elle eût résolu de le laisser plaindre et l'écouter plus longtemps, si fut-elle contrainte de s'en aller à lui, les bras ouverts, en lui criant : - Ah ! Céladon, c'est trop se plaindre, c'est assez avoir eu de tristesse et de déplaisir ! Il est temps de changer de vie et de passer plus doucement vos jours. Si Céladon fut surpris oyant cette voix tout à coup, et la voyant venir à lui, on le peut assez juger, puisque depuis le temps qu'il était venu en ce lieu il n'y avait vu personne, et qu'ayant l'esprit entièrement en ses pensées, elle fut auprès de lui avant qu'il eût seulement ouï ce qu'elle disait. Il se releva en sursaut ; mais la surprise fut telle qu'il fut

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contraint de se rasseoir, tant la vie qu'il avait menée et la mauvaise nourriture qu'il prenait ordinairement l'avaient affaibli. Lors la Nymphe, pour lui donner loisir de revenir à lui-même, s'assit sur son lit, et lui prenant la main : - Et bien ! Céladon, lui dit-elle, enfin était-ce pour faire cette vie que vous désiriez avec tant d'impatience de sortir d'entre les mains de Galathée ? Est-il possible que notre compagnie vous fût tant désagréable que vous la voulussiez fuir pour celle des rochers et des bois ? Le Berger alors, ayant repris ses esprits, lui répondit froidement : - Vous voyez, belle Léonide, à quoi m'a réduit Amour, et jusqu'où peut parvenir la puissance que vous avez sur ceux qui vous aiment. - Comment, dit-elle, est-il possible que l'Amour d'autrui vous ait fait mépriser de cette sorte votre propre conservation ? - Mais est-il possible, répondit le Berger, que vous, qui vous vantez de savoir aimer, ayez doute que mon affection ne me puisse encore porter à de plus grandes extrémités ? - Pour le moins, répliqua la Nymphe, si j'avais à mourir, j'en voudrais demander la raison à celui qui me condamnerait. - Et quelle autre meilleure raison, ajouta Céladon, dois-je désirer d'en savoir, sinon que celle qui peut tout sur moi le veut ainsi ? Tellement que la raison de mon mal sera que mon bien lui déplaît. - Misérable condition, dit la Nymphe en le plaignant, que la tienne, Céladon ! - Tant s'en faut, dit-il, voyez, sage Nymphe, combien vous êtes déçue. Je ne saurais désirer plus de bien que le mal que je souffre ! Car en pourrais-je souhaiter un plus

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grand que de lui plaire ? Et si mon mal lui plaît, me pourrais-je douloir ? Tant s'en faut, ne me dois-je point réjouir de ce qui lui est agréable ? Et alors s'écriant : - Ô heureux Céladon, dit-il, et en une chose moins heureux qu'Astrée ne sait pas que tu es heureux ! Léonide lui oyant tenir ce langage, demeurait tant étonnée qu'elle le regardait avec admiration. Enfin, après avoir été quelque temps muette, elle dit : - J'avoue, Berger, que si c'est aimer que ce que vous faites, il n'y a que vous entre tous les hommes qui sachiez aimer ; mais prenez garde que, comme l'abus se mêle ordinairement parmi toutes les choses bonnes pour les corrompre et gâter, de même la mélancolie et l'opiniâtreté ne prennent place parmi votre amitié η. - J'ai fort peu de souci, répondit le Berger, de tous les accidents qui me peuvent arriver, pourvu que mon amour n'y soit offensée. - Mais, dit Léonide, aimez-vous bien Astrée ? - Vous me faites, répondit-il, une demande à laquelle vous pourriez bien répondre sans moi. - Si vous l'aimez, continua la Nymphe, vous devez donc aimer ce qui est à elle ; et si cela est, pourquoi ne vous aimez-vous, puisque vous êtes tellement sien que vous cessez d'être vous-même ? - Puisque j'aime Astrée, répliqua le Berger, je dois haïr tout ce qu'elle hait. Astrée veut mal au misérable Céladon : pourquoi donc, belle Nymphe, ne lui porterai-je toute la haine qui me sera possible ? - Chacun, dit-elle, est plus obligé à sa propre conservation qu'à la haine ou amitié d'autrui. - Ces lois, interrompit η incontinent

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le Berger, sont bonnes et recevables parmi les hommes, mais non pas parmi les amants. - Et quoi, dit la Nymphe, laisse-t-on d'être homme quand on devient amant ? - Si vous appelez être homme, dit-il, que d'être sujet à toutes sortes de peines et d'inquiétudes, j'avoue que l'amant demeure homme ; mais si cet homme a une propre volonté, et juge toutes choses telles qu'elles sont, et non pas selon l'opinion d'autrui, je nie que l'amant soit homme, puisque, dès l'heure qu'il commence de devenir tel, il se dépouille tellement de toute volonté et de tout jugement qu'il ne veut ni ne juge plus que comme veut et juge celle à qui son affection l'a donné. - Ô ! misérable état que celui de l'amant ! s'écria la Nymphe. - Mais tant s'en faut, répondit incontinent le Berger, misérable celui qui n'aime point, puisqu'il ne peut jouir des biens les plus parfaits qui soient au monde. Et jugez, belle Nymphe, quels doivent être les contentements d'amour, puisque les moindres surpassent les plus grands qu'on puisse avoir en toutes les choses humaines sans amour. Y a-t-il rien de si aisé à divertir que les biens qui sont en la pensée ? Et toutefois, quand un Amant se représente la beauté de celle qu'il aime, mais encore cela est η trop, quand il se remet seulement une de ses actions en mémoire, mais c'est trop encore, quand il se ressouvient du lieu où il l'a vue, voire quand il pense qu'elle se ressouviendra de l'avoir vu en quelque autre endroit, pensez-vous qu'il voulût changer son contentement à tous ceux de l'Univers ? Tant s'en faut, il est si

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jaloux et si soigneux d'entretenir seul cette pensée que, pour n'en faire part à personne, il se retire ordinairement en lieu solitaire et reculé de la vue des hommes, ne se soucie point de quitter tous les autres biens que les hommes ont accoutumé de chérir et rechercher avec tant de peine, pourvu qu'avec la perte de tous il achète le bien de ses chères pensées. Or, Léonide, puisque les contentements de la pensée sont tels, quels jugerez-vous ceux de l'effet, quand il y peut arriver ? Comment, continuait-il, jouir de la vue de ce que l'on aime ? L'ouïr parler ? Lui baiser la main ? Ouïr de sa bouche cette parole : Je vous aime ? Est-il possible que la faiblesse d'un cœur puisse supporter tant de contentement ? Est-il possible que, le pouvant, un esprit les conçoive sans ravissement ? Et ravi, qu'il ne s'y fonde et se sente dissoudre de trop de plaisir et de félicité ? Je ne rapporte point ici les dernières assurances que l'on peut recevoir d'être aimé, ni les languissements dans le sein de la personne aimée, parce que, comme ces contentements ne se peuvent goûter sans transport et sans nous ravir entièrement à nous-mêmes, aussi ne peuvent-ils être représentés par la parole que trop imparfaitement. Or dites maintenant, belle Nymphe, que l'état d'un Amant est misérable ! Maintenant, dis-je, que vous savez quelles sont ses extrêmes félicités ! - J'avoue, dit la Nymphe après l'avoir écouté avec admiration, j'avoue que véritablement Céladon aime, si c'est aimer que d'être hors de soi-même, et vivre seulement de pensées ; mais que pour cela je ne l'estime

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misérable de le voir réduit aux imaginations pour avoir quelque contentement, tant s'en faut que ces paroles me persuadent η le contraire qu'elles me fortifient davantage en cette opinion. Mais, Berger, laissons ce discours, puisqu'aussi bien il ne vous peut donner aucun allègement, et me dites quelle a été votre vie depuis que je vous laissai. - Sage Nymphe, répondit Céladon, celle que vous m'avez vu faire depuis que vous m'avez rencontré, c'est celle-là même que j'ai continuée depuis le jour que vous dites. Car au partir d'auprès de vous, je me suis venu renfermer en ce lieu, attendant que l'amour ou la mort m'en sorte. - Et pourquoi, dit-elle, n'allâtes-vous point en votre hameau, où vos amis et vos parents vous regrettent si fort ? - Astrée, dit-il, qui peut plus sur moi que mes parents ni mes amis, m'a défendu η de me faire jamais voir à elle, jusques à ce qu'elle me l'ait commandé. Et c'est pourquoi je vous ai dit que je me suis renfermé en ce lieu attendant que l'amour ou la mort m'en sorte ; parce que si ma Bergère m'avait absolument commandé de ne me faire jamais voir à elle, il n'y a point de doute que je fusse sorti de cette vie, aussitôt que, revenu à moi, je reconnus que Lignon ne m'avait pas voulu donner la mort, mais ayant bonne mémoire de ses paroles, et me ressouvenant que ce bannissement n'était pas pour toujours, mais seulement autant qu'elle demeurerait à me commander de revenir, j'ai vécu de cette sorte, attendant que l'amour me rappelât, comme

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il semble qu'elle m'ait promis, ou, à son défaut, la mort qui ne me sera jamais moins ennuyeuse qu'en l'état où je suis. - Mais comment, pauvre abusé, répliqua la Nymphe, pouvez-vous espérer qu'elle vous rappelle, si elle ne sait pas où vous êtes ? - Amour, répondit-il, qui m'a conduit ici, n'a pas oublié le lieu où je suis, puisqu'ordinairement il m'y vient entretenir ; et puisque c'est par lui que je dois espérer qu'elle me rappelle, il ne faut point que je doute que sans moi il ne lui fasse bien entendre en quel lieu il m'a confiné. - Si vos imaginations, répliqua la Nymphe, pouvaient autant sur les autres que sur vous, il y aurait quelque apparence en ce que vous dites ! Mais croyez que les Dieux n'aident η guère à ceux qui ne s'aident point eux-mêmes. Et ne pensez que je vous en parle sans raison, car je sais fort bien que, si Astrée vous savait en vie, elle vous désirerait auprès d'elle. - Et comment, dit incontinent le Berger, le savez-vous, belle Nymphe ? - Je l'ai appris, dit-elle, de la tristesse que je vois en son visage. - Elle se trouve peut-être mal d'ailleurs, dit le Berger. Mais où l'avez-vous vue depuis que nous nous séparâmes ? - J'ai bien, lui dit-elle, à vous entretenir sur ces discours, et serais bien aise de vous raconter ce qui m'est advenu depuis que nous nous quittâmes, pourvu que je vous visse faire meilleure chère que vous ne faites pas. - Cela, dit Céladon, ne vous en doit pas empêcher, et croyez que votre vue m'apporte autant de contentement qu'autre que je puisse avoir sans celle d'Astrée, de laquelle étant privé,

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le discours que vous me voulez faire m'est sur tout agréable. Alors Léonide reprit la parole de cette sorte :


HISTOIRE
DE GALATHÉE.

vVous désirez donc savoir, Céladon, de quelle façon j'ai vécu depuis quinze η ou seize nuits en çà. Je veux bien le vous raconter, à condition que si je vous ennuie par un trop long discours, nous le couperons où vous voudrez, et le reprendrons une autre fois, quand l'occasion s'en présentera. Sachez donc que, revenant de vous conduire, j'entrais dans le palais d'Isoure au même temps qu'Amasis montait η dans son chariot pour retourner à Marcilly emmenant avec elle Galathée, parce que, désireuse de rendre grâces à Hésus du bon succès que son fils Clidaman avait eu en la bataille qui s'était donnée contre les Neustriens, elle voulut que Galathée y fût, afin de rendre cette solennité plus célèbre η. Et parce que le retardement de telles actions ressemble en quelque sorte à l'oubli, et l'oubli à l'ingratitude, elle partit si promptement qu'elle ne donna pas même le loisir à la Nymphe de nous pouvoir dire ce qu'elle voulait que nous fissions de vous. Et quoiqu'elle en fût en une peine extrême, si n'osait-elle

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en faire semblant de peur qu'Amasis ne s'en prît garde, qui la tenait toujours par la main, non pas pour aucun soupçon qu'elle eût mais seulement pour la caresser davantage. Étant donc contrainte d'entrer ainsi avec elle dans ce chariot, tout ce qu'elle put, ce fut de me dire lors que je lui aidais à monter : - Vous, Silvie et Lucinde viendrez dans le mien, et nous suivez en diligence ! Et moi, baissant la tête, et leur faisant une grande révérence, je montrai d'avoir entendu ce qu'elle voulait dire. Mais je n'avais garde de lui obéir, car vous aviez pris un chemin bien différent. Et quoique je prévisse assez son courroux, si ne pouvais-je me repentir de vous avoir rendu ce bon office, élisant plutôt la haine de la Nymphe que de faillir à l'amitié que je vous porte. Toutefois, feignant que ç'avait été pour obéir à mon Oncle, le rencontrant avec Silvie qui me cherchait, je leur racontai de quelle η sorte vous étiez échappé sans que personne y eût pris garde : - Mais, leur dis-je, je ne fus de ma vie plus surprise que quand, en entrant, j'ai rencontré Amasis et Galathée qui montaient en leur chariot, car j'étais perdue si elles m'eussent aperçue hors de la porte ; encore ne sais-je ce qui en sera lorsque l'on saura ce qui est advenu. Mais, mon Père, lui dis-je en souriant, et vous, ma compagne, vous m'aiderez tous deux à porter cette charge. - Ma fille, me répondit Adamas, ne craignez jamais d'être blâmée de faire ce que vous devez, ni de recevoir du déplaisir pour semblables occasions. Les

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Dieux, desquels dépendent tous les événements, sont trop justes pour consentir à une chose tant inique ! Et si quelquefois il y a des accidents qui η semblent advenir au contraire, prenez garde, ma fille, qu'enfin le contentement η s'en redouble, voire qu'il semble que ce ne soit que pour nous l'augmenter. Et parce qu'il est très à propos que vous preniez peine de conserver les bonnes grâces de votre maîtresse, Silvie témoignera que vous n'avez rien fait qu'elle ne sache bien, et afin de vous en décharger davantage, je veux bien que toutes deux vous la fassiez entrer en soupçon de moi ; car je ne serai jamais marri qu'elle croie que je haïsse ce qui est contraire à la vertu, et vous permettrais de l'en assurer tout à fait, si ce n'était que, pour la détromper des fausses imaginations que Climanthe lui a données, il est nécessaire η que je ne lui sois point odieux entièrement.
  Avec semblables discours, mon oncle tâchait de nous donner courage, et nous faire continuer en ce louable dessein ; puis prit le chemin du côté de Leigneux, et nous celui de Marcilly, non pas toutefois sans consulter ensemble comme nous avions à répondre à Galathée, afin qu'il n'y eût point de contrariété entre nous, sachant assez qu'il n'y a œil plus vif ni plus pénétrant que celui de la jalousie. Au contraire la Nymphe allait faisant dessein sur dessein pour ce qui était de la possession de sa chère Lucinde, estimant mon esprit et louant ma ruse de vous avoir fait vêtir de cette sorte, ayant espérance que cet habit lui

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donnerait plus de commodité de vous avoir sans soupçon continuellement auprès d'elle. Non pas, Berger, qu'elle consentît jamais à chose qui contrevînt à son honnêteté, ainsi que j'ai toujours reconnu par ses actions, mais desseignant de vous épouser, et ne l'osant déclarer tant qu'Amasis vivra, elle pensait de pouvoir jouir longuement de votre présence sous cet habit. Et quoiqu'elle ne pût douter de l'affection que vous portez à la belle Astrée, en se flattant, elle se figurait que la vue que vous auriez de ses grandeurs et magnificences l'emporterait aisément par-dessus l'amour d'une Bergère, de sorte que, s'en allant ainsi la plus contente du monde, il n'y avait rien qui lui donnât alors de l'ennui que la longueur du chemin. Mais quand elle fut arrivée à Marcilly, et qu'elle ne vit point entre les autres Nymphes sa tant aimée Lucinde, en quelle η inquiétude fut-elle ! Et avec quelle promptitude fit-elle semblant d'avoir affaire en sa chambre, et de la chambre au cabinet ! Moi qui prévoyais bien cet orage je la suivais, mais non pas franchement comme de coutume ! Et faut que j'avoue que, me sentant atteinte de quelque espèce de trahison, je redoutai sa présence. Et toutefois, de peur qu'elle ne soupçonnât qu'il y eût de ma faute, aussitôt que je m'ouïs appeler, je courus vers elle, et m'ayant commandé de pousser la porte sur moi : - Et bien (me dit-elle), Léonide, qu'est devenu Céladon ? - Madame, lui dis-je, contrefaisant un visage plein d'étonnement et de déplaisir, je ne saurais vous le dire, car aussitôt que

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vous êtes partie, Silvie et moi l'avons cherché par tout le Palais, et n'avons laissé lieu que nous n'ayons inutilement visité ; et ne pouvons penser qu'autre qu'Adamas en puisse savoir des nouvelles. - Comment, dit Galathée, surprise de cette réponse si peu attendue, vous n'en savez donc autre chose ? Et voyant que je ne lui répondais point : - Ne vous avais-je pas commandé, continua-t-elle, d'en avoir plus de soin ? Est-ce ainsi que vous faites ce que je vous ordonne ? Et là, s'étant encore arrêtée pour quelque temps, et voyant que je ne lui disais mot : - Allez, me dit-elle, Léonide, à cette heure même vers votre oncle, et si Céladon y est, ramenez-le ici. Autrement ne vous présentez plus devant moi, et vous assurez que je n'oublierai jamais cette offense que je ne vous aie fait ressentir combien elle m'est cuisante. La voyant en grande colère, et ne voulant lui répliquer de crainte de l'aigrir davantage, je lui fis la révérence et sortis froidement du cabinet pour n'en donner connaissance à mes compagnes. Silvie, qui était aux écoutes, me suivit jusques hors de la chambre, et nous étant éloignées contre une fenêtre, je lui racontai tous les discours de Galathée, et comme elle m'avait commandé de me retirer. - Je savais bien, répondit Silvie, qu'il était impossible que cet affaire se finît sans la mettre en colère, mais j'eusse pensé toute autre chose plutôt que ce que vous me dites. Est-il possible que ce déplaisir l'ait tant aveuglée qu'elle vous ait commandé de sortir de sa maison pour un soupçon

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si mal fondé ? Et qu'est-ce que chacun jugera de votre départ ? Et comment le couvrira-t-elle à Amasis même ? - Or bien, ma compagne, me dit-elle, enfin tout le mal est tombé dessus vous, encore qu'également j'aie contribué à la faute, si l'on doit ainsi nommer ce que nous avons pu faire ! Mais puisqu'il en est ainsi, j'aurai soin de vous faire revenir le plus tôt qu'il me sera possible. Cependant si l'on me demande la cause de votre absence, je dirai qu'Adamas a supplié Galathée de vous laisser pour quelque temps chez lui, ayant intention de voir s'il pourrait faire naître quelque amitié entre Paris, son fils, et vous, et je ne le dirai qu'en secret afin qu'il s'évente moins. À ce mot nous nous baisâmes, et, nous recommandant aux Dieux, je vins trouver mon Oncle à qui je racontai tout ce qui s'était passé.
  Cependant Galathée étant demeurée seule en son cabinet, et, voyant tous ses desseins tant éloignés qu'elle n'espérait plus d'en pouvoir rapprocher les occasions, fut tellement oppressée de ce déplaisir que, s'abouchant sur un petit lit vert η, elle demeura fort longtemps sans respirer. Mais enfin y étant contrainte, elle reprit l'haleine avec un grand Hélas ! Et puis le redoublant par plusieurs fois, après s'être relevée, elle jeta les yeux par hasard sur un grand miroir qui était vis-à-vis d'elle, et s'y considérant toute en larmes : - Hélas ! Galathée, disait-elle, à quoi te sert cette beauté dont tu as été tant estimée par ceux qui en étaient idolâtres, puisqu'elle n'a pu

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émouvoir celui à qui tu as tant désiré de plaire, et qu'elle n'est plus que la vile dépouille d'un Berger, voire si vile qu'il ne l'a pas seulement pour agréable ? Ne suis-je point la plus malheureuse du monde, puisque celui que j'aime, et qui n'a rien en soi de plus recommandable η que mon amitié, la méprise et la fuit pour celle d'une vile et ingrate Bergère ? Hélas ! desseins dont les commencements m'étaient si doux et agréables, combien m'en est le progrès amer et fâcheux ! Et lors s'étant tue pour quelque temps, elle reprit ainsi en s'écriant : - Mais est-il bien vrai, Céladon, qu'enfin tu ne m'aimes point ! Est-il possible que je n'aie pu te retirer de l'affection d'une Bergère ? Peut-il être qu'une beauté rustique, une champêtre, une sauvage, ait eu plus de pouvoir sur ton âme que la mienne ! Fallait-il que pour ma punition le Ciel te fît si aimable et si peu avisé ! Elle eût continué davantage n'eût été que Silvie, sachant qu'Amasis la venait voir parce qu'on lui avait dit qu'elle se trouvait mal, fit du bruit à la porte, et, après l'avoir ouverte, l'avertit de la venue de sa mère. Elle, incontinent se séchant les yeux le mieux qu'il lui fût possible, se coucha de son long sur le lit, et se mit un linge sur les yeux, feignant de dormir. Cela fut cause que Silvie, ressortant, rencontra à la porte Amasis, à qui elle raconta le mal de Galathée, lui disant qu'elle ne croyait pas que ce fût autre chose qu'une migraine qui se passerait aussitôt qu'elle aurait un peu reposé. Elle la crut aisément, d'autant que, s'étant

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approchée de Galathée, elle lui vit le visage tout en feu. La Nymphe, à la venue de sa mère, fit semblant de s'éveiller, et se levant en sursaut, lui fit la révérence, et tenant une main sur les yeux, reconfirma ce que Silvie lui avait dit. Elle lui conseilla de se mettre au lit et se reposer pour ce soir, afin qu'elle pût mieux assister au feu de joie qui se devait faire dans deux ou trois jours. Et après avoir parlé à elle quelque temps, elle se retira pour lui en donner le loisir. Galathée, qui était bien aise de cette excuse pour être seule, fit sortir chacun de sa chambre, et s'étant déshabillée, se mit au lit, ne voulant autre auprès d'elle que Silvie à qui elle ordonna de demeurer en sa ruelle afin qu'elle la pût entendre si elle l'appelait. Silvie, qui savait bien quel était ce mal, préparait les remèdes qu'elle prévoyait être nécessaires, mais elle fut bien déçue, car la Nymphe demeura jusques à la nuit sans parler, comme si elle eût attendu que Silvie commençât. Enfin quand l'heure du repas fut venue : - Allez-vous en souper, dit Galathée, et faites venir ici quelque autre jusques à ce que vous soyez de retour, car quant à moi, je ne veux point manger. - Madame, répondit Silvie, je vous supplie que je demeure près de votre lit, aussi bien le repas η ne me saurait profiter vous sachant sans repos. - Vraiment, dit le Nymphe, ma mignonne, je vous en sais bon gré, et croyez que je reconnaîtrai cette bonne volonté sans que l'ingratitude des autres m'en empêche. Mais dites-moi tout franchement, je vous prie, lui

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dit-elle, se relevant sur son lit et tirant le rideau, n'avez-vous point pris garde comment Léonide a fait échapper Céladon ? - Madame, répondit Silvie, si c'est ma compagne, il faut bien dire que c'est le plus finement que l'on saurait imaginer, car elle n'a jamais bougé d'avec moi. Et s'il vous plaît que je vous en dise ce que j'en pense, je vous assure, Madame, que je crois que si quelqu'un lui a donné le moyen de s'en aller, ce doit être sans doute Adamas, parce qu'au même temps que vous avez commencé de dîner, j'ai pris garde qu'il a tiré Céladon à part, et lui a parlé d'affection assez longtemps. De plus, j'ai remarqué que quand il nous a vues en peine de le chercher après votre départ, il a hoché deux ou trois fois la tête en souriant, et même quand nous sommes parties toutes affligées de ce que nous ne l'avions pu trouver. - Aussi bien, nous a-t-il dit, n'a-t-il que trop demeuré céans, et eût été à propos qu'il n'y fût jamais entré. - Comment, dit Galathée, il est donc bien vrai que Léonide n'y a point consenti ? - Madame, répondit discrètement Silvie, je ne vous assurerai pas qu'elle n'ait point de part à cette faute, mais je vous dirai bien que mon opinion est qu'elle n'y en a point, et que si quelqu'un est coupable, outre l'ingratitude de ce Berger, je pense que c'est Adamas. - Ne me parlez-vous point de cette sorte, dit-elle, pour excuser votre compagne ? Vous êtes trop bonne, car si elle avait autant d'avantage sur vous, ne doutez point qu'elle ne s'en prévalût bien mieux. C'est la plus malicieuse et

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la plus jalouse que je vis jamais de toutes celles qui s'approchent de moi, et principalement quand je parle à vous. - Madame, répondit Silvie, jamais la considération d'aucune de mes compagnes ne me fera manquer à ce que je vous dois. Et quant à leur envie et jalousie, cela ne m'en fera non plus jamais reculer. Et ne saurais en vouloir mal à Léonide, car je juge que si elle ne vous aimait point, elle ne serait pas jalouse de celles qui vous approchent. - Ma mignonne, dit Galathée, en lui prenant la tête de deux mains, et la baisant au front, il est tout vrai que vous êtes trop avisée pour votre âge, et qu'à votre considération je veux rappeler Léonide à qui j'avais défendu ma maison ; mais avec protestation que je veux que vous soyez la plus proche de ma personne, et que c'est à vous que je remettrai tous mes secrets. Jusques ici votre bas âge m'en a empêchée, mais je connais à cette heure que si votre corps est jeune, votre esprit est vieux et sage. Et pource tenez-vous d'or en là le plus près de moi que vous pourrez, et sans que je vous appelle, entrez librement partout où je serai, car je le veux ainsi. Et afin que Léonide vous soit obligée, mandez- lui ce que vous avez fait pour elle, et qu'elle revienne. - Madame, répondit Silvie, en lui faisant une grande révérence, et au lieu de la main baisant son linceul, l'honneur que vous me faites est si grand que je ne l'oublierai jamais, et ne saurais penser qu'autre considération que votre seule bonté vous ait pu pousser à me faire ce bien. Je le reçois comme

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ceux que les Dieux nous envoient outre notre mérite, et vous jure, Madame, que de volonté et fidélité je ne faillirai non plus en ce que je connaîtrai concerner η votre service qu'à ce que je dois aux grands Dieux mêmes. Et quant à ce qui touche Léonide, ne serait-il point plus à propos que vous attendissiez le jour des feux de joie qu'Adamas y sera, afin que vous fassiez semblant de remettre cette offense à sa considération ? - Mais, ma mie, répondit-elle, c'est contre Adamas que je suis en colère, puisque c'est lui qui m'a fait cette offense. - Madame, répliqua Silvie, me permettez-vous de vous dire un conseil que ma mère me donna quand je la laissai ? Ma fille, me dit-elle, ressouviens-toi, quand quelqu'une de tes compagnes t'aura fait déplaisir, de ne leur faire jamais paraître que tu leur en veuilles mal que quand tu auras le moyen de t'en venger. Car si tu le fais en autre saison, cela ne servira qu'à l'aigrir davantage contre toi, et à te faire ouvertement ce qu'elle ne faisait qu'en cachette. Je veux dire aussi, Madame, que vous ne devez point faire paraître la mauvaise satisfaction que vous avez d'Adamas que vous ne la lui puissiez faire ressentir, de peur que se voyant hors de vos bonnes grâces, il ne fasse ou dise chose qui vous rende encore plus de déplaisir. Ainsi, par la prudence de cette jeune Nymphe, Galathée oublia une partie de la colère qu'elle avait contre moi, et se résolut de n'en faire rien paraître à mon oncle que la saison ne fût changée, de quoi Silvie m'avertit incontinent, afin qu'Adamas ne faillît pas de se trouver aux fêtes

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que Amasis préparait.
  Mais cependant Polémas n'était point sans peine, car il voyait que, par toutes les nouvelles qui venaient de l'armée des Francs, il y avait toujours tant de choses à l'avantage de Lindamor que l'on parlait plus de lui presque que de tout le reste, et que cela était cause qu'il s'acquérait merveilleusement la voix de chacun, et qu'au contraire on le η tenait presque pour un fainéant, de sorte qu'il semblait que la gloire de son rival diminuât la sienne d'autant. Mais ce qui lui fâchait le plus, c'était que la ruse de Climanthe, dont je vous ai autrefois η parlé, n'avait rien fait à son avantage. Et ne sachant pas ce qui en était advenu, il était le plus confus homme du monde. Toutefois, encore qu'il vît tous les jours la Nymphe et qu'il l'entretînt bien souvent, si n'osa-t-il lui en faire jamais semblant. Tant s'en faut, une fois que Galathée lui en parla pour éprouver si ce que je lui avais dit de la ruse de Polémas et de Climanthe était véritable, il feignit de sorte de n'en savoir rien que la Nymphe perdit tout à fait la doute où je l'avais mise, m'accusant en son âme d'avoir inventé cette menterie à l'avantage de Lindamor, ainsi que j'ai su depuis par le rapport de Silvie, à qui la Nymphe racontait toutes ces choses.
  Cependant je passais une vie qui n'était point désagréable, si j'eusse eu le bien que j'ai maintenant de vous voir. Car, Céladon, il faut que vous sachiez que Paris est tellement devenu amoureux de Diane que, délaissant sa première

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façon de vivre, il ne s'habille plus qu'en Berger, et ne se soucie que des exercices de Berger. - Est-ce de Diane, dit Céladon, qui est fille de la sage Bellinde ? - C'est, répondit la Nymphe, de celle-là même. - Je vous assure, ajouta le Berger, que c'est bien une des plus belles, des plus sages et des accomplies Bergères que je vis jamais, et qui mérite une aussi bonne fortune, et je prie Tautatès qu'il la lui envoie. - Je suis, dit la Nymphe, de votre opinion, mais je ne crois pas que Paris l'épouse, car elle m'a dit quelquefois que je lui en ai parlé qu'à la vérité elle aime et honore Paris, et qu'elle connaît bien l'honneur qu'il η lui fait de la rechercher et l'avantage que ce lui peut être ; mais qu'elle ne sait pourquoi elle ne le peut aimer d'autre sorte, que comme s'il était son frère, qu'elle reconnaît η bien ses mérites, mais qu'il lui est impossible de l'affectionner d'autre sorte. - Comment, interrompit η Céladon, en sont-ils déjà venus si avant, et vous parle-t-elle si familièrement de ces choses ? Je le trouve étrange, me ressouvenant de son humeur, qui est assez retenue, voire même si retirée que ses compagnes qu'elle aime le plus, qui sont, comme je crois, Astrée et Phillis, savent fort peu de ses intentions. - Ô Berger, répondit la Nymphe, depuis les trois η ou quatre Lunes que vous n'y avez été, tout y est bien changé ! Car Astrée, Diane et Phillis ne sont qu'une même chose ; elles sont ordinairement ensemble, et depuis votre perte vous diriez que Diane a succédé à votre place. De plus, vous avez autrefois vu Silvandre, que

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l'on appelait le Berger sans affection : il est maintenant si fort amoureux que, peut-être, si ce n'est Céladon, il n'y en eut jamais en votre hameau qui le fût davantage, et cela lui est advenu comme je vous vais dire. Phillis et lui entrèrent en différend de leurs mérites, et parce que le Berger, qui a l'esprit vif et a fréquenté les écoles η des Massiliens selon que je lui ai ouï dire η, avait des raisons plus fortes et plus pressantes que la Bergère, elle, qui est d'une humeur très agréable, proposa que Silvandre, pour rendre preuve de son mérite, fût condamné η de servir avec tant de discrétion une Bergère qu'il s'en fît aimer. Le Berger accepta ce qu'elle proposait, à condition que Phillis fût contrainte d'en faire de même. Après plusieurs difficultés, Astrée, Diane et moi, ordonnâmes que tous deux serviraient une même Bergère, et que dans trois mois η cette Bergère jugerait lequel des deux avait plus de mérites pour se faire aimer. Cela étant ainsi résolu, Diane fut élue pour être servie de tous deux. De sorte que, depuis ce temps, Phillis fait si bien la passionnée qu'il n'y a Berger qui s'en sût mieux acquitter. Or voyez ce qui est advenu de cette feinte : Silvandre, qui, comme je vous disais, était jadis si dédaigneux, est, en feignant, devenu si éperdument amoureux de Diane qu'il n'y a personne qui ne reconnaisse bien qu'il outrepasse la feinte ! Et si je m'y sais connaître, Diane donnera son jugement à son avantage. Car encore que la froideur et la modestie de cette Bergère soient très grandes, si reconnaît-on bien qu'elle n'a

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point sa recherche désagréable. Et quant à moi, j'avoue que, hormis Céladon, je ne connais Berger plus digne d'être aimé. Et parce que cette feinte recherche est cause que Phillis est presque toujours avec Diane, et que Silvandre ne laisse Diane que le moins qu'il peut, Lycidas, votre frère, a cru qu'il y avait de l'amour entre Phillis et Silvandre, et se l'est tellement persuadé qu'il a conçu une si grande jalousie qu'il ne les peut souffrir ensemble. Et d'autant que Phillis ne peut se bannir de la compagnie d'Astrée, et que Diane est toujours avec elle, et Silvandre auprès de Diane, le pauvre Lycidas ne le pouvant souffrir, ne voit plus Phillis que par des rencontres qu'il ne peut éviter. - Voilà bien du changement, répondit le triste Céladon, et faut que j'avoue qu'ils sont tous bien fort à plaindre, et Lycidas sur tous, puisqu'il est retombé en cette dangereuse maladie d'Amour. Mais je ne le trouve point étrange, ayant toujours été le naturel de mon frère de se laisser aller à ces impressions. Je proteste, quant à moi, que nous ne sommes point frères de ce côté-là. Je ne veux pas nier que je n'aie été une fois jaloux η, mais je crois que c'est que les amants y sont sujets une fois en leur vie, comme l'on dit que les petits enfants le sont à de certaines maladies dangereuses qui ne leur viennent qu'une fois. Phillis aussi n'est pas peu à plaindre qui, ayant donné tant d'assurances de bonne volonté à Lycidas, le voit toutefois entrer en doute de son amitié. Mais je crois que la connaissance qu'elle a que cette jalousie en mon frère

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n'est qu'un excès d'amour lui fait porter ce déplaisir avec moins d'impatience. Quant à Silvandre et à Diane, encore qu'il faille confesser qu'il était impossible que deux sujets d'amour se puissent rencontrer plus égaux, car si Diane en beauté et en biens de fortune surpasse Silvandre, la vertu et le mérite du Berger les peut η bien contre-peser, si est-ce que je les plains tous deux infiniment, parce que les ayant vu vivre tellement maîtres de leurs actions qu'il n'y avait rien qui pût interrompre leur repos que leurs affaires domestiques, et sachant par expérience en quel chaos η de troubles et d'inquiétudes ils se vont plonger, il est impossible que je ne sois touché de pitié de leur voir faire un changement si désavantageux. Voilà, sage Nymphe, qui nous apprend qu'il n'y a point de bonheur assuré entre les hommes. - Céladon, répondit la Nymphe, je crois que vous seriez le même Tautatès, si vous leur pouviez persuader η qu'ils ne fussent beaucoup plus heureux qu'ils n'étaient autrefois, et même Silvandre, de qui la compagnie est au double plus aimable qu'elle ne soulait être, à ce que j'ai ouï dire à ceux qui l'ont vu auparavant. - Quant à moi, dit Céladon, je suis en cela de l'opinion de ce Berger η, car s'il y a en amour quelque peine, en quelle sorte de vie n'y en a-t-il point ? Mais si vous considérez quels sont les contentements que l'on reçoit d'aimer et d'être aimé d'une personne qui le mérite, je ne crois point que vous ne m'accordiez que ce n'est pas vivre heureusement que de passer son âge sans amour. - Ah !

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Céladon, dit la Nymphe avec un grand soupir, combien sont chèrement vendus ces contentements que vous dites ! Je m'en remets à vous-même, si vous en voulez avouer la vérité sans passion. - Tous ceux qui aiment, répliqua Céladon, ne rencontrent pas des Astrées. - Mais, ajouta Léonide, si vous avez cette opinion, pourquoi disiez-vous que vous le plaigniez ? - Parce, répondit Céladon, que tout ainsi que c'est une douce chose de vaincre à la lutte ou à la course, tout au contraire d'être vaincu, de même je crains qu'y ayant beaucoup de travail en l'amour, ils ne soient vaincus ou étonnés par les difficultés, et ne s'en retirent avant que de les avoir surmontées. Et n'ai-je pas raison de plaindre ceux que je vois entrer en ce danger dont l'issue est incertaine ? Mais je m'étonne comment vous avez tant appris des nouvelles de Diane, que j'ai toujours connue pour la plus secrète de nos Bergères. - L'amour de Paris, répondit-elle, en a été cause, qui me l'a fait voir plus souvent que je n'eusse pas fait. Encore que j'eusse beaucoup de volonté d'aller en votre hameau, pensant que vous y fussiez, et lorsque j'étais en peine d'en trouver quelque bonne excuse, Amour me fit rencontrer Paris qui, ne voulant perdre l'occasion qui se présentait, dès le soir que j'y arrivai, me parla de cette sorte : - Ma sœur (car Adamas veut que nous nous nommions frère et sœur η), ne vous ressouvenez-vous plus du contentement que vous eûtes la nuit que vous couchâtes aux hameaux d'Astrée et de Diane, et combien leur conversation est agréable ?

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Moi qui savais bien qu'il y avait été plusieurs fois depuis, je lui répondis : - Si fait, mon frère, mais j'ai opinion que vous en avez eu meilleure mémoire que moi, à ce que j'ai ouï dire. - Il est vrai, me dit-il, et je ne nierai point que leurs mérites ne m'aient donné plus de volonté d'acquérir l'amitié de ces belles et sages Bergères que je n'en ai fait paraître. - Ô ! mon frère, lui dis-je, vous m'en dites plus que je ne vous en demande. - Je vois bien, me répliqua-t-il en souriant, que c'est que vous voulez dire, et je le vous avoue librement, afin de vous convier à ne refuser point une requête que je vous veux faire, vous en conjurant par cette considération et par toute notre amitié. - Puisque c'est par notre amitié, lui dis-je, demandez ce que vous voudrez, car il n'y a rien que je refuse à mon frère étant ainsi conjurée. - Je vous supplie donc, continua-t-il, que, cependant que vous ne retournerez point à Marcilly, vous vouliez aller sur les rives de Lignon passer les après-dîners en la compagnie de ces belles et sages Bergères, et je vous y suivrai. Aussi bien trouverez-vous ici les jours fort longs, ayant accoutumé la Cour de Galathée, outre que les rivages de Lignon ont des ombres fraîches et si plaisantes qu'il est impossible de s'y ennuyer. On y voit l'onde claire et nette, si peuplée de toute sorte de poissons η qu'à peine se peuvent-ils couvrir de l'eau. Vous y entendez mille sortes d'oiseaux, qui, des proches bocages, font retentir leur voix avec mille Échos. Il y a des fontaines si fraîches et claires qu'elles convient

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les moins altérés d'en boire. - Bref, lui dis-je en souriant, on y rencontre des plus belles et agréables Bergères de toute la contrée. - Il est vrai, me dit-il, et tout cela ne vous doit-il pas convier d'y aller ? - Tout ce que vous me racontez, lui dis-je, ne m'émeut point au prix de la volonté que vous en avez, car pour toutes ces choses, mon frère, mon ami, je viens du Palais d'Isoure, où j'ai bien eu le loisir d'en passer mon envie. Mais puisque vous désirez que j'aille voir ces Bergères, je le ferai, pourvu que vous me disiez à laquelle vous en voulez : je veux dire si c'est à Astrée ou à Diane. - Vous êtes devenue bien curieuse en peu de temps, me dit-il. - Je l'avoue, lui répondis-je, mais cela ne m'empêchera pas que je ne vous fasse cette demande encore une fois, et que si vous me la refusez, je ne dise qu'en peu de temps aussi vous êtes bien devenu secret, puisque vous m'en disiez auparavant η plus que je n'en voulais savoir. - Et quoi, ma sœur, me dit-il, ayant si peu de mérites, pourriez-vous penser que je m'adressasse à la justice η ? - Je vous entends, lui dis-je, vous voulez dire Astrée ; mais aussi, mon frère, prenez garde que la vue de cette Diane ne vous fasse dévorer η à vos désirs. - Or considérez, me répliqua-t-il, en quel état je suis. Je vous jure, ma sœur, que je voudrais être en danger d'en être mangé, voire de mes chiens aussi bien qu'Actéon, pourvu que j'eusse le bonheur de voir cette Diane nue. - Est-il possible, lui dis-je, que vous fassiez si peu de compte de votre vie ? - Ce n'est pas, me répondit-il, que j'estime peu

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ma vie, mais c'est que j'estime infiniment la vue de tant de beautés. Et puisqu'aussi bien il faut mourir, et que peut-être la vie me laissera sans avoir ressenti nul contentement égal, n'ai-je pas raison de ne la plaindre point, pourvu qu'avec un tel prix cette félicité me soit acquise ? - Quant à moi, répondis-je, je ne vous blâmerai jamais d'une si belle élection, mais je ne laisserai pas d'en craindre la peine pour vous. - Ma sœur, me dit-il, la difficulté est la pierre où les désirs s'aiguisent η. Mais dites-moi franchement, serez-vous à ma considération une heure du jour Bergère ? - Comment ? dis-je, que je prenne leur habit comme vous celui de Berger ? - Non pas cela, me dit-il, car outre que ce vous serait de l'incommodité, encore ne rapporterait-il rien à l'acheminement de ce que je désire. Je veux seulement être auprès de ces Bergères, feignant de vous y accompagner. - Je ferai, mon frère, tout ce que vous voudrez, lui dis-je, mais prenez garde que cette couverture ne nuise à votre dessein ! Car voyant de cette sorte Diane, elle ne vous sera point obligée de votre vue η. - Celle, me dit-il, dont vous parlez, n'est pas personne qui se paisse de ces η vanités, et qui n'ait assez de jugement pour discerner mes actions, et les discernant en louer la discrétion, outre que la connaissance qu'elle aura de mon amour par ces η visites sera la moindre d'une infinité que je lui donnerai à toutes les heures.
  Cette résolution fut donc prise de cette sorte entre nous, et dès le soir même, Paris fit entendre

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à Adamas que, s'il le trouvait bon, il m'accompagnerait à la chasse η où j'avais envie d'aller le lendemain. - Non pas, lui dit-il, là seulement, mais partout où elle voudra, car j'en ai tant aimé le père que, quoi que je fasse, je ne m'acquitterai jamais envers la fille de l'amitié que je lui ai portée. Paris n'attendait que cette déclaration pour parachever son dessein. Cela fut cause que le lendemain, après avoir dîné de bonne heure, nous descendîmes la colline de Leigneux, et passant la claire rivière de Lignon sur le pont de Trelins, nous vînmes η, suivant la rivière, jusqu'auprès de la Bouteresse, où, remontant un peu et laissant le temple de la Bonne Déesse à main droite, nous vînmes sur un lieu relevé d'où nous pouvions voir presque tous les détours de Lignon, et les lieux où les Bergers mènent paître leurs troupeaux ; même nous y en η vîmes qui, pour être trop éloignés, ne purent être reconnus de nous. Et lorsque, par un petit sentier nous commencions à descendre dans la plaine : - Voyez-vous, lui dis-je, mon frère, en la lui montrant η du doigt, cette touffe d'arbres qui est à main droite, et qui s'approche un peu du bord de la rivière, c'est le premier lieu où je vis jamais Astrée, Diane et Phillis, et si vous eussiez été avec moi au lieu de Silvie, vous eussiez peut-être appris plus de leurs nouvelles que nous ne fîmes, car, lassées du chemin, nous nous y endormîmes, et cependant ces trois Bergères se vinrent asseoir de l'autre côté sans nous avoir aperçues. Et ne faut point douter qu'elles n'y demeurèrent

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muettes η, mais par malheur quand nous nous η éveillâmes, elles partirent. Il est vrai que depuis j'y revins seule au retour de Feurs η, et ce fut lorsque vous me rencontrâtes et que j'y appris bien des nouvelles η de Diane. - Ah ! ma sœur, me dit-il soudain, que j'ai bonne mémoire de ce que vous me dites ! Ce fut au temps que je commençai d'aimer autrui plus que moi-même. Mais par la chose que vous aimez le plus, je vous supplie de me dire ce que vous en savez. Aime-t-elle quelque chose ? - Voyez, lui répondis-je en souriant, comme vous êtes déjà devenu jaloux, et que serait-ce de vous si vous en saviez davantage ? Contentez-vous que je vous en dirai ce que je connaîtrai être nécessaire que vous sachiez. - Mauvaise sœur ! me dit-il, vous me traitez comme les enfants auxquels on montre des pommes pour leur en donner seulement envie, et après on les leur refuse. - Aussi, lui dis-je, les Amants ne sont guère différents des enfants. - Et quoi ? continua-t-il, je ne saurai donc point à cette heure si elle aime ou non ? - Il y a plus de danger, lui dis-je, qu'elle ne vous veuille point aimer qu'il n'est pas à craindre qu'elle en aime quelque η autre. - Quoi que vous me fassiez, dit-il, une fort grande menace, si suis-je plus aise de l'assurance que vous me donnez qu'elle n'aime personne que je ne suis en peine de la doute que vous avez qu'elle ne me veuille point aimer. - Et pourquoi, lui répondis-je, ne voudriez-vous point avoir un bien si quelque autre y avait part ? - Pour vous répondre, dit Paris, il faudrait faire une longue

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distinction des biens η ! Si vous dirai-je brièvement qu'il y en a qui sont d'autant meilleurs qu'ils sont plus communicables, et d'autres d'autant plus à estimer qu'ils se communiquent moins, et en ce dernier ordre, il faut, selon mon opinion, que les biens d'amour soient mis. - Je crois, répondis-je, que si j'étais capable d'aimer, j'en aurai cette même créance, mais que cette peur ne vous diminue point les faveurs que vous en recevrez ; car vous devez être très assuré que celles qu'elle vous fera (si toutefois ce bien vous arrive), pour certain, ne seront point communes.
  Or, Céladon, je vous ai fait tout ce discours par le menu afin que vous jugiez de quelle η sorte Paris est vivement atteint ; maintenant je vous dirai quelque chose de Silvandre et de Lycidas. Descendant donc de cette sorte dans la plaine, nous apercûmes Silvandre, qui, assis auprès de quelques arbres, était tellement attentif à chanter au son de sa cornemuse qu'il ne se prenait garde que Diane, l'ayant reconnu à la voix, passait doucement derrière le buisson pour l'écouter sans être vue. Et Diane était si désireuse de l'ouïr qu'elle ne voyait pas Astrée et Phillis qui η la regardaient faire, qui, touchées d'une semblable curiosité, passaient d'un autre côté pour n'être vues ni de Diane ni de Silvandre. Mais nous eûmes bien du plaisir à considérer Lycidas qui, étant sur une motte un peu plus relevée, regardait Phillis se traînant en terre lentement pour n'être point vue de Silvandre. Car ayant opinion que l'amour qu'elle portait

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à ce Berger lui donnait la curiosité η de l'ouïr, il demeurait tout debout η les bras η croisés, et les yeux, à ce que nous pouvions juger, tellement sur elle qu'il semblait immobile. Je ne l'eusse pas reconnu de si loin sans Paris qui les voyait tous bien souvent. Or cependant que nous descendions, nous vîmes que tout à coup votre frère, enfonçant son chapeau, et tournant le dos à sa Bergère, s'en venait droit à nous sans nous voir, quelquefois les bras étendus et regardant le Ciel, et d'autres fois se les croisant sur l'estomac, et tenant les yeux en terre. L'action où nous le vîmes nous donna volonté d'ouïr les paroles qu'il disait, et pource, nous cachant derrière quelques haies qui étaient le long du chemin, nous prîmes garde que tout à coup il se laissa choir, comme si quelque mal lui fût survenu. Nous nous avançâmes pour voir ce qu'il deviendrait, et nous étant approchés doucement de lui, nous ouïmes qu'après quelques soupirs il parla de cette sorte :


SONNET.
Qu'il est jaloux avec raison.

aAmour qui dans mon cœur vas lisant mes pensées,
Dans mon cœur où ta main tous les jours les écrit,
Ne vois-tu qu'un soupçon malgré toi les aigrit,
Quoiqu'avec tes douceurs elles soient commencées ?

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Tant de serments jurés, tant de preuves passées
Ne sauraient rassurer à ce coup mon esprit,
Puisqu'autrefois, Amour, elle-même m'apprit
Que les voix d'un amant sont enfin exaucées.

Dieux, s'il est vrai qu'enfin l'on exauce un Amant,
Ne suis-je point jaloux avec jugement ?
Qui ne le serait point, ce serait une souche.

Je l'ai vu de mes yeux devant elle à genoux,
La voilà qui ne pend que de sa seule bouche,
Et qui serait l'amant qui n'en serait jaloux ?

  À peine avait-il parachevé ces vers que nous le vîmes tout à coup se relever, et, se haussant sur le bout des pieds, regarder ce que faisait Phillis, et peu après au petit pas s'approcher d'elle, s'en retournant d'où il était venu. Nous ne fûmes point aperçus de lui, parce qu'il avait tellement toute sa pensée en sa Phillis que, quand nous eussions été devant ses yeux, je crois qu'il ne nous eût point vus. Nous le suivîmes de loin, et lorsqu'il se cacha auprès de Phillis, nous en fîmes de même pour ouïr Silvandre qui chantait ces vers quand nous y arrivâmes :

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STANCES η.
Monde d'Amour.

I.

aAmour, grand artisan η, a fait un autre Monde :
La terre, c'est ma foi, qui n'a nul mouvement,
Et comme l'Univers sur la terre se fonde,
Ma foi de ce beau Monde est le sûr fondement.

II.

Que si quelques soupçons d'une jalouse guerre
Ébranlent en mon cœur cette constante Foi,
C'est comme quand les vents sont enclos dans la terre,
Qui, par des tremblements, la remplissent d'effroi.

III.

Mes pleurs sont l'océan, aussi tarir mes larmes
N'est un moindre dessein que d'épuiser la mer !
La peur de n'être aimé, cause de tant d'alarmes,
C'est l'orage qui fait cette mer écumer.

IV.

Cette mer est amère η, encore que ses ondes
Ne soient qu'un grand amas de fleuves qui sont doux ;
Plus amers sont mes pleurs, et leurs sources fécondes,
Plus douces à mon cœur, comme venant de vous.

V.

L'air, c'est ma volonté, qui, libre en sa puissance,
À l'entour de ma foi va toujours se mouvant,
Les vents sont mes η désirs, ardents dès leur naissance,
Dont s'émeut mon vouloir comme l'air par le vent.

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VI.

Aussi comme les vents diversement frémissent
Sous des rochers affreux dont ils n'osent partir,
De même mes désirs au respect obéissent,
Et dans mon cœur enclos n'en oseraient sortir.

VII.

Cet invisible Feu qui les airs environne,
C'est la flamme secrète où je me vais brûlant,
Et comme ce grand Feu ne se voit de personne,
À chacun mon ardeur je vais dissimulant.

VIII.

Comme l'on voit qu'au Feu tout est réduit en flamme,
Et que, source de vie, il ne peut rien nourrir,
De même les pensers η qui sont dedans mon âme,
S'ils ne brûlent soudain, doivent soudain mourir.

IX.

La Lune, c'est l'espoir qui croît et diminue,
De vous seule empruntant les rais dont il reluit,
Mais lorsque, sans lumière, elle erre dans la nue,
C'est mon vague Penser η, qui, sans raison, vous suit.

X.

Le Soleil, c'est votre œil, lumière sans seconde.
Bel œil, Soleil d'Amour, qui nous éclaire à tous ;
Que si l'autre Soleil donne la vie au Monde,
Quel Amant peut nier de la tenir de vous ?

XI.

Puis, de tant de beautés Amour vous a pourvue,
Que son jour, c'est vous voir, sa nuit, ne vous voir pas,
Si ce n'est que d'avoir le bien de votre vue,
Nous soit plutôt la vie, et l'autre le trépas.

XII.

L'été η, * c'est le transport dont le sang me bouillonne,
Et l'Hiver, c'est la peur qui me gèle en tout temps.

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Mais que me vaut cela, si toujours mon Automne
Est sans fruits aussi bien que sans fleurs mon Printemps ?

  Silvandre paracheva bien ce qu'il chantait de cette sorte, mais non pas ses pensées ; au contraire, s'arrêtant sur le dernier couplet : - Hélas ! disait-il, Amour, puisque tu ordonnes que l'Automne n'ait point de fruits pour moi, * que ne permets-tu pour le moins que le Printemps me donne des fleurs ? Si est-ce bien ta coutume, ô petit Dieu ! de nourrir d'espérance η ceux que tu ne peux contenter. Et pourquoi romps-tu cette coutume pour moi ? Mais vas, tu es juste, puisqu'il ne fallait pas châtier mon outrecuidance avec un moindre supplice que celui que je ressens ? Et toutefois je m'en plains, car encore qu'il soit juste, il ne laisse pas d'être douloureux, comme, encore que coupable, je ne laisse pas d'être sensible. À ces mots il se tut, et roulant plusieurs sortes de pensées, il donna loisir à Diane de jeter l'œil sur ses compagnes, et voyant qu'elles l'avaient aperçue, elle en eut honte, et pource, se levant doucement, et s'approchant d'elles, elle dit à Phillis : - Je vous supplie, mon serviteur, cependant qu'Astrée et moi nous éloignerons un peu, demeurez ici, afin que si ce Berger nous oyait partir vous le puissiez amuser, car je ne voudrais pas qu'il sût que je l'eusse écouté. Et Phillis ayant fait signe qu'elle y prendrait garde, Astrée et Diane s'en allèrent. Je remarquai que Lycidas jugea lors que ces deux Bergères avaient voulu emmener

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Phillis, mais qu'elle n'avait voulu laisser Silvandre pour l'amour qu'il croyait qu'elle lui portât. Les actions qu'il fit de la tête et des mains en la considérant me firent avoir cette opinion. Cependant Silvandre recommença de chanter ces vers :


SONNET.

Que d'adorer seulement Diane, il
est trop heureux.

sSilvandre, qui te plains comme d'une injustice
Qu'à si belle maîtresse Amour t'a destiné,
Rends lui grâce plutôt de t'avoir ordonné
De servir de victime en si beau sacrifice.

Depuis que ce grand Dieu, d'un puissant artifice,
Séparant le chaos, le monde a façonné,
Jamais dedans le Ciel ne fut imaginé
Rien plus beau que la belle à qui tu fais service.

Cesse donc de te plaindre ou tu plaindras à tort.
Que si tu meurs pour elle, est-il plus belle mort ?
C'est lorsque l'âme vit quand elle en η est meurtrie.

Que si l'amour te fait idolâtrer ses yeux,
Adore-les, Silvandre, ainsi comme des Dieux :
Qui jamais a commis plus belle idolâtrie ?

  Ce Berger eût peut-être continué davantage, et Paris et moi étions résolus de suivre les Bergères, mais Driopé, le chien

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de Diane, s'échappant d'entre ses mains, s'en courut vers Silvandre pour lui faire fête, parce qu'il avait accoutumé de le caresser. Le Berger se releva incontinent, et, jetant la vue de tous côtés, il ne la vit point, mais il aperçut bien Lycidas qui l'écoutait, et Phillis, qui, l'ayant vu se lever, pour satisfaire à ce que Diane lui avait dit, s'en venait vers lui pour l'amuser. Mais ainsi qu'elle s'avançait, elle aperçut Lycidas, qui lui fit changer de dessein ; car sachant combien ce Berger avait de jalousie pour Silvandre, elle tourna les pas ailleurs, et cela lui en fit soupçonner davantage, pensant qu'elle se voulût cacher de lui. Silvandre, qui savait le cœur de tous les deux, à ce qu'il me fit depuis η entendre, et qui voulait, suivant la résolution qu'il en avait faite autrefois, augmenter la jalousie en Lycidas, feignant de ne voir point votre frère, se met à courre vers Phillis, et, l'ayant atteinte, lui prend une main qu'il baisa par force deux ou trois fois, et puis la prenant sous les bras, lui demanda des nouvelles de Diane et d'Astrée. La Bergère était si ennuyée de ce que Lycidas voyait toutes ses actions qu'elle ne savait que lui répondre. Paris et moi qui étions déjà acheminés pour suivre Astrée et Diane, nous en allâmes vers Phillis et Silvandre, qui ne fut point une rencontre fâcheuse pour elle, parce que Silvandre, qui est fort civilisé comme vous savez, la laissa en paix, et vinrent tous deux à nous pour nous saluer. Lycidas au contraire, plus mal satisfait de cette vue qu'il n'avait jamais été, se retira d'un autre côté sans faire semblant de

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nous avoir aperçus. Étant donc tous quatre ensemble, nous prîmes notre chemin du côté où nous avions vu aller Astrée et Diane, après que Silvandre, rassemblant son troupeau et celui de Phillis, les eut chassés du côté où elles étaient passées, qui ne fut pas sans doute un petit renouvellement de jalousie en Lycidas, voyant comme ce Berger prenait le soin de conduire les brebis de Phillis ; car votre frère allait de temps en temps tournant la tête de notre côté, pour voir ce que nous faisions.
  - Sans mentir, interrompit η Céladon, il est bien à plaindre, car pour le peu que j'en ai éprouvé, je crois que la jalousie est une des plus sensibles blessures dont un Amant puisse être atteint. Mais, belle Nymphe, que devint-il ? - Je ne le vous saurais dire, répondit-elle, car je ne le vis plus de tout le jour ! Et quant à nous, nous trouvâmes Diane et Astrée peu de temps après qui attendaient, à ce que je pense, leur compagne. Nous passâmes avec elles toute la journée, et avec beaucoup de contentement. Paris entretenait Diane, Silvandre faisait la guerre à Phillis, et moi je parlais avec Astrée que je trouvai en vérité très digne d'être aimée et servie de Céladon. - Me permettez-vous, belle Nymphe, dit Céladon, d'être un peu curieux en cet endroit ? - Et que désirez-vous de savoir de moi, dit Léonide ? - Ouïtes-vous jamais, dit-il, une plus douce et agréable parole que la sienne ? Elle a un certain ton en la voix et quelque façon de prononcer qui charme merveilleusement l'oreille. - Il est certain, répondit la Nymphe, et ce que

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j'estime davantage, c'est qu'il n'y a point d'artifice, et que toutes ses paroles sont pleines de modestie et de civilité. - Mais, sage Nymphe, ajouta Céladon, ne parla-t-elle jamais de moi ? - Si fit, dit-elle, mais ce fut moi qui en commençai le discours, et je connus bien qu'elle en parlait si peu pour l'opinion qu'on avait eue de votre amitié. - Par Tautatès ! belle Léonide, ajouta le Berger, dites-moi les discours que vous en eûtes ! - Ils furent fort courts, répondit la Nymphe, et je ne sais si je m'en pourrai bien ressouvenir. Je désirais avec passion de savoir de vos nouvelles, et lorsque Paris m'avait parlé d'aller dans votre hameau, je n'avais jamais eu la hardiesse de vous nommer à lui, et quoiqu'il ne m'eût point parlé de vous, je pensais qu'étant si fort amoureux de Diane, il ne prît garde à autre chose qu'à elle, et à ce coup ne vous voyant point avec ces Bergères, j'en étais en une peine extrême. Enfin, comme l'on passe d'un sujet en l'autre pour peu que l'on parle ensemble, je lui dis que je n'eusse pas pensé que les Bergers de Lignon eussent été si gentils ni si civilisés que je les trouvais, et que la première fois que, revenant de Feurs, je m'étais arrêtée avec elles, ç'avait principalement été en intention de savoir si ce que l'on en disait était véritable, et que Silvandre dès ce jour-là m'en avait donné fort bonne impression. - À la vérité, me répondit-elle froidement, Silvandre est un très honnête Berger ; mais, Madame, si vous fussiez venue en une autre saison, je crois que vous eussiez été beaucoup plus satisfaite de nous. Car au temps que je veux dire, il y avait une volée de

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jeunes Bergers qui semblaient faire à l'envi à qui serait le plus honnête homme. - Et que sont-ils devenus ? répondis-je. - Les uns, me dit-elle, sont morts comme le pauvre Céladon ; les autres, affligés de cette perte qui est encore fort fraîche, car il n'y a pas plus de trois η ou quatre Lunes, demeurent solitaires et se retirent de toute compagnie comme Lycidas ; les autres, étonnés de ce désastre, ont quitté η les rives de ce malheureux Lignon. Bref, nous-mêmes, qui sommes demeurées, nous trouvons si étourdies de ce coup que nous ne pouvons nous remettre. - Céladon, répliquai-je, n'était-ce pas ce Berger dont j'ouïs parler depuis que η je fus ici ? - C'est celui-là même, me dit-elle, avec un grand soupir. - Était-il de vos parents ? lui dis-je. - Non, dit-elle, au contraire, son père et le mien étaient mortels ennemis. Mais, Madame, c'était bien un des plus gentils Bergers qui aient jamais été en cette contrée. Et quoiqu'il y eût une très grande inimitié entre ceux de sa famille et de la mienne, si ne puis-je m'empêcher de le regretter tant il avait de bonnes conditions qui contraignent chacun de ressentir sa perte. À ce mot, elle changea de visage, et se mettant une main sur les yeux, fit semblant de se frotter le front. Je connus bien à ces discours que vous n'étiez point revenu vers elle depuis que je vous avais laissé η, et connaissant qu'elle ne me pouvait dire nouvelles de ce que je désirais, et que la continuation de tous ses propos ne pouvait que l'ennuyer, je changeai de discours.

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Et quelque temps après, voyant qu'il se faisait tard, Paris et moi nous retirâmes. Et ce fut lors que je sus de Silvandre la jalousie de Lycidas, car nous venant accompagner jusques sur le bord de la rivière, je lui demandai quelle η était la tristesse de votre frère, et pourquoi on ne le voyait point. Et il me raconta qu'étant serviteur de Phillis, il était devenu jaloux d'elle et de lui, et qu'expressément pour le tourmenter davantage, quand il pensait être vu de lui, il feignait d'aimer Phillis et en faisait toutes les démonstrations qu'il lui était possible. Voilà, Céladon, comme nous passâmes cette première journée, et depuis, ne pouvant savoir de vos nouvelles, j'ai toujours continué de voir cette bonne compagnie, me semblant qu'étant auprès de celle que vous aimez, j'étais en quelque sorte auprès de vous. Cela fut cause que, quand Amasis, après avoir fait de grands préparatifs de réjouissance, fut contrainte de les laisser inutiles pour les nouvelles de la mort η du roi Mérovée, encore que Silvie, par le commandement de Galathée, me fît savoir que je pourrais retourner à Marcilly quand je voudrais, je ne voulus toutefois m'y en aller, tant je prenais de plaisir à la douce vie de ces discrètes Bergères. - Et pourquoi, répondit Céladon, la mort de ce Roi attrista-t-elle Amasis ? - Parce, comme je pense que vous savez, que Clidaman était avec lui, et que particulièrement il l'avait obligé à son amitié, outre que principalement ce Prince était infiniment aimé partout où il était connu. Et de peur que mon oncle ne

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me fît retourner vers la Nymphe, je lui cachai la lettre de Silvie. Mais, Céladon, confessez vérité, ne me portez-vous point d'envie de ce que je vois Astrée et que je parle à elle toutes les fois que je veux ? - Puisque vous y prenez plaisir, répondit Céladon, je serais bien marri de le vous envier ! Il me semble toutefois que si chaque chose était conduite par raison, je pourrais bien avoir part à ce contentement. - Et pourquoi, répondit la Nymphe, vous en privez-vous vous-même ? - Ah! Léonide, dit-il, combien verriez-vous le contraire si vous pouviez lire dans mon cœur ! Comment voulez-vous que j'aime et n'aime pas en même temps ? Que si je n'aime point Astrée, je n'aurai point de plaisir de la voir, et si je l'aime, comme me puis-je plaire en lui déplaisant ? - Mais, lui dit la Nymphe, pourquoi jugez-vous que vous lui déplairiez ? - Parce qu'elle m'a défendu, dit le Berger, de me faire jamais voir à elle qu'elle ne me l'ait commandé η. - Et comment voulez-vous, dit Léonide, qu'elle vous le commande, si elle ne vous voit point, si elle ne sait où vous êtes, voire si elle croit que vous soyez mort ? - Ah ! Nymphe, s'écria le Berger, qu'Amour est un puissant Dieu ! Et tout ainsi que sans raison il a bien trouvé le moyen de me bannir de sa présence, de même il trouvera bien avec raison le moyen de me rappeler quand il lui plaira. - Vous êtes donc résolu, dit Léonide, de ne vous présenter point à elle ? - J'élirais plutôt la mort, dit-il, et que toutes mes fortunes soient entre les mains d'Amour. À ce mot, il se leva pour changer de discours, et

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prenant la Nymphe par la main, se vint asseoir au-devant de la porte où il avait roulé quelques gros cailloux. Mais quand elle le vit au jour, elle ne put retenir les larmes, le trouvant si changé, dont Céladon s'apercevant : - N'en soyez point affligée, courtoise Nymphe. Ce changement, dit-il, que vous voyez en mon visage, n'est qu'une marque d'un prochain η repos. Il serait ennuyeux de raconter η par le menu tous leurs discours ; tant y a que quelques persuasions η dont elle put user pour lui faire changer cette austère façon de vivre, elle ne put obtenir autre chose de lui, sinon que, si elle voulait prendre la peine de le voir quelquefois, il le souffrirait. Enfin le Soleil étant prêt à se cacher, elle fut contrainte * de se retirer avec promesse de le revoir bien souvent.

 

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