L'Astrée d'Honoré d'Urfé
Quatrième partie
Livre 1
L'Astrée. Édition Vaganay**, 1925, IV, 2.
Gravure signée Guélard.
Phillis secourt Silvandre évanoui avant d'appeler Diane, Astrée et Alexis.
Silvandre « se laissa couler sur la terre » ;
Phillis « puisant de l'eau dans ses mains s'en revint courant la lui jeter au visage »
(IV, 1, 155).
(Voir Illustrations)
LA Nymphe Léonide était à peine hors de la maison du vénérable Phocion, où elle avait laissé Céladon, déguisé du nom et des habits de la Druide Alexis, fille
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du sage Adamas, qui était couchée en la même chambre, où Astrée et Phillis étaient, lorsque le passionné Berger les voyant éveillées, et se souvenant des propositions η que le jour auparavant Astrée et elle avaient faites de changer d'habillements, sortit impatiemment du lit, et se mettant sus elle promptement la robe de la Bergère, s'en vint où elle reposait, pour lui ramentevoir ce qu'elle lui avait promis, et s'approchant doucement de son lit, contemplait avec admiration les beautés qu'elle n'était soigneuse de tenir couvertes, car sa chemise, qui comme elle se tournait s'était entrouverte, laissait paraître un sein plus blanc η que neige, ainsi que s'éveillant en sursaut, et n'ayant point aperçu l'arrivée de la
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Druide, surprise à sa vue, la reçut avec une rougeur et un aveu de sa honte et de l'étonnement qu'elle avait de sa diligence qu'elle attribuait à l'incommodité qu'elle avait eue d'un si mauvais logement, et s'excusant de ne s'être pas trouvée à son lever, pour lui aider à s'habiller, et lui rendre les devoirs auxquels elle était obligée, pria Phillis de se lever aux protestations de la crainte qu'elle avait qu'Alexis ne s'ennuyât en une compagnie si différente de celles qu'ont ordinairement les filles de sa qualité, et de ce qu'elle ne savait comment satisfaire aux commandements qu'elle avait reçus de Phocion, pour lui faire bien passer le temps, mais que bien qu'elle n'en sût guère de moyen, elle ne laisserait de faire
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tout ce qui lui serait possible, pour s'en acquitter. La feinte Druide alors ne sachant comment dignement reconnaître tant de courtoisies et s'en ressentant, avec les caresses ordinaires entre les filles qui s'aiment bien fort, lui répondit que ces paroles de compliment n'étaient point nécessaires entre elles, puisque leurs façons de vivre lui étaient si agréables qu'elle ne s'y pouvait jamais ennuyer, et qu'elle les priait seulement de ne s'y point contraindre pour elle, qui désirait traiter avec toute sorte de familiarité avec elles, si elles le trouvaient bon. Joignant à ces discours tant d'autres assurances de son contentement η qu'Astrée et Phillis lui en demeurèrent grandement obligées, et cela fut cause que renouvelant leurs
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caresses, comme les plus sûrs gages qu'elles se pussent donner l'une à l'autre. Le bonheur du Berger était tel, que, sans la contrainte qu'il était forcé de faire de peur d'être reconnu, il lui eût été peut-être η impossible d'en désirer un plus grand. Et à la vérité η il fallait bien que l'artifice dont il usait ne fût pas petit, puisque vivant parmi des personnes qui le connaissaient si bien, et qui n'avaient pas manque d'esprit ni de jugement, il se sut toutefois déguiser de telle sorte qu'elles ne purent jamais soupçonner que cette feinte Druide fût leur tant aimé Céladon. Il est vrai η que la créance du grand Druide Adamas, qui l'avouant pour sa fille, favorisait ce déguisement, lui pouvait bien aider beaucoup ; car malaisément
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eût-on jamais pensé que ce Druide qui s'était acquis tant d'autorité voulût prêter la main à une feinte, qui étant reconnue mal à propos η pouvait grandement diminuer sa réputation et principalement en cette contrée, où Céladon était si fort connu de tout le monde qu'il fallait qu'il trompât les yeux de tout un pays, puisque si une seule de ses actions eut tant soit peu démenti le nom de fille qu'il portait, il était perdu. Imaginez-vous η un peu quelle prudence η, il devait avoir pour faire qu'à son visage, à sa parole, et à ses façons de vivre, il ne donnât point de sujet de soupçon à des personnes qu'il avait adorées η, et qui pouvaient voir en son visage tant de traits de celui qu'elles avaient si bien gravé en l'âme, et dont la seule
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idée leur était encore toute récente. Il vivait aussi dans une perpétuelle crainte qu'elles ne reconnussent sa vraie condition, et que quelque bruit ne leur découvrît qu'il était leur vrai Céladon. Cette appréhension lui faisait embrasser avec prudence η les moyens de détourner les accidents, qui pourraient troubler sa félicité, en avançant dextrement l'exécution de son entreprise. Et d'autant qu'il voyait Astrée déjà fort disposée à l'aimer comme Vierge Druide, il s'imagina que s'il lui imprimait bien avant cet Amour, encore que ce fût sous un titre feint d'Alexis, il le lui pourrait aisément faire recevoir par après sous celui de son Céladon qu'elle avait tant aimé au lieu de cette Vestale imaginaire. Et encore qu'il sût fort bien
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que les choses inaccoutumées semblent étranges η au commencement, il pensa qu'elle s'y porterait toutefois par imitation, sachant bien que l'on n'estime pas faillir lorsque c'est par l'exemple des personnes que nous honorons. Il crut donc que, disant avoir de l'amour pour elle, il la pourrait aisément porter à recevoir pour lui une semblable impression, et qu'il obtiendrait ainsi d'elle ce qu'autrement il jugerait impossible. Mais quand il voulut mettre en effet cette délibération, il y trouva beaucoup plus de difficulté qu'il ne s'était pas proposé, et connut bien qu'il était malaisé qu'il se fît paraître amoureux d'une personne, quoique de même sexe, sans donner une opinion qui ne fût moins honnête que ne requérait la
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condition de Druide, qui était ce qu'il voulait paraître. Il ne laissa pas toutefois de chercher en son imagination un expédient propre à ce qu'il désirait, et y ayant quelque temps pensé, Phillis η qui n'avait encore guère parlé, voyant qu'il rêvait, lui dit : - Madame, je vous y prends, il faut bien que ce soit à notre confusion qu'usant de la liberté que vous m'avez permise, je vous dise que, nonobstant vos civilités, vous rêvez comme une personne qui s'ennuie. - Pardonnez-moi, discrète Bergère, répondit Alexis, ce n'est pas la cause de mon silence, mais l'ordinaire coutume des Vestales d'être un peu retirées en elles-mêmes si promptement après leur réveil η. - C'est, Madame, répondit Astrée, la crainte qu'a ma compagne que ce qu'elle dit soit
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vrai, qui lui a fait dire. Et se tournant vers elle : - Comment, ma sœur, lui dit-elle, Hé ! vous ne vous dépêchez guère, vraiment vous êtes si paresseuse que vous laisserez habiller Madame toute seule, sans vous souvenir qu'elle se fait Bergère aujourd'hui, et que notre assistance lui est par conséquent plus nécessaire que notre discours. - Ma sœur, dit Phillis en se jetant hors du lit, j'avoue que j'ai failli, mais je m'étonne comment vous m'en osez accuser, puisque ç'a été par votre exemple. Astrée voulait répondre lorsque la Druide les conjura l'une et d'autre de ne se mettre point en peine d'elle, et que leur habit était si facile au prix du sien qu'elle n'y avait point de difficulté. Et recevant un extrême contentement
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de voir sa Bergère dans cette nonchalance qui semblait ajouter encore quelque chose à sa beauté, la pria de ne se point hâter, afin qu'elle lui pût elle-même attacher son voile et sa coiffure, qu'il fallait avoir longtemps pratiquée pour la η savoir bien accommoder. Avec de semblables discours, Astrée se levant vint saluer la Druide et lui donner le bonjour avec une grande humilité et affection, qui lui fut rendue de même. Et cependant Phillis s'achevant η d'habiller voulait aider à Alexis, qui la refusant doucement et s'agençant avec grande adresse, témoignait bien qu'elle avait plus vu de ces habits-là que de ceux de Druide, de quoi toutefois les Bergères ne s'apercevant point l'attribuaient
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plutôt à la dextérité de son esprit et de ses mains qu'à toute autre chose ; si bien que Phillis, voyant qu'elle lui était inutile, adressa sa parole à Astrée, et lui dit : - Je crois, ma sœur, que je pourrais bien avoir le loisir d'aller voir comment se porte Diane, et d'essayer de l'amener avant que vous soyez toutes deux habillées, car ce n'est pas en user comme notre ancêtre η nous l'ordonne que de la laisser si longuement seule, avec le déplaisir η qu'elle ressent. - Quel est l'ennui qu'elle a ? demanda incontinent Alexis, lui est-il advenu quelque malheur ? Astrée alors en souriant lui répondit : - Encore que celui qu'elle ressent ne soit pas des plus grands, si ne laisse-t-il de lui être fort sensible ! Mais Madame, il ne faut pas vous importuner d'ouïr
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nos petites affaires, cela ne ferait que vous ennuyer. Et alors faisant signe à Phillis : - Allez, ma sœur, lui dit-elle, vous acquitter de ce devoir d'amitié, et si vous pouvez, amenez-la quand vous reviendrez, et nous lui témoignerons toutes que ce qu'on lui a dit est une méchanceté que les Dieux permettront qu'elle soit vérifiée. Et si vous revenez bien tôt vous nous retrouverez ici encore, ou peut-être dans le petit bois de coudre, me semblant que Madame s'y plaît davantage que partout ailleurs. En disant η cela, Phillis sortit de la chambre, et Alexis répondit : - En tous les lieux où je puis être avec la belle Astrée, j'avoue que je m'y plais plus que je ne saurais dire, et qu'au contraire lorsque je suis éloigné η d'elle, il n'y a lieu qui ne me soit désagréable.
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- C'est à moi, Madame, répliqua la Bergère à qui vous devez laisser dire ces paroles, à moi, dis-je, qui n'ai autre contentement que celui d'être auprès de vous, ni autre plus grand désir que d'acquérir l'honneur de vos bonnes grâces. - Ne désirez point, dit Alexis, ce que vous possédez si absolument. - Si le Ciel, ajouta la Bergère, m'a voulu rendre si heureuse par-dessus toutes mes espérances, je confesse, Madame, que je n'ai rien plus à souhaiter, sinon la conservation de ce bien duquel vous m'assurez, et de pouvoir employer les jours qui me restent en vous servant, sans vous éloigner. Et pour cet effet j'ai déjà supplié la Nymphe Léonide de me favoriser de son crédit et de son avis, et quoique les difficultés η qu'elle me
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propose lui semblent ne pouvoir être surmontées, si est-ce que je les trouve fort aisées pour obtenir un si grand bien. Que s'il n'y en avait point d'autres je me réputerais la chose trop facile, et presque sans difficulté, car elle η me rapporte la volonté de mes parents, qu'elle η estime être un puissant obstacle au bonheur que je recherche. Mais puisque le Ciel m'a ravi η mon père et ma mère, quels parents me reste-t-il qui puissent me violenter et m'empêcher de me dédier au service de Tautatès, qui est un dessein à ne devoir être contrarié de personne. Elle η m'a opposé aussi les prétentions de Calidon, dont je me moque extrêmement bien qu'il me pense déjà sienne, parce (dit-il) que Phocion l'agrée et lui a promis η faveur η
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auprès de moi, qui ne m'en épouvante pas beaucoup, car je sais assez jusques où va l'autorité d'un oncle sur une nièce, bien qu'elle soit sans père et sans mère, et ce que je lui dois. Et suis bien certaine qu'il est si religieux envers les Dieux, qu'il ne leur voudrait pas ravir une volonté qui leur serait entièrement dédiée. Et pour ce mariage, croyez que si j'en ois parler davantage, j'en trancherai le désaveu si court qu'il n'en fera jamais plus de bruit, aussi n'est-ce pas de cela que ma peine procède. Il y a une difficulté que Léonide a omise et que je trouve bien plus grande que toutes les autres : c'est de savoir avec quel service et par quels moyens je pourrai m'acquérir votre volonté et celle des autres Vestales, qui même n'ayant
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pas une égale bonté à la vôtre η, me jugeront indigne de vivre avec les autres vierges des Carnutes. Car il me suffit, pourvu que je ne vous éloigne jamais, et me rangerai pour mériter ce bien à toutes les plus humbles obéissances η dont je serai capable, et que je rendrai pleines d'affection et de contentement si cela me sert à vous faire paraître que je suis tout à vous. - Vraiment, répondit Alexis, Belle Astrée, j'ai bien à vous remercier de la bonne volonté que vous me portez, faisant telle estime de votre bienveillance que je souhaite autant que vous que nous puissions passer le reste de notre vie ensemble. Et pour témoignage de ce que je vous dis, soyez assurée qu'il ne tiendra qu'à vous que nous ne nous séparions jamais. Mais j'ai
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bien peur quand je vous dirai ce qu'il faudra faire que vous ne changiez de dessein. - Ah ! Madame, s'écria Astrée, ne me faites pas ce tort d'avoir une telle créance de moi ! Mais au contraire soyez assurée qu'en la vie et en la mort cette résolution me continuera. - Je croirai toujours de vous, dit Alexis, tout ce que vous voudrez, et même quand ce sera une chose si avantageuse pour moi et tant selon mes désirs. Il est vrai que comme la preuve des choses que nous désirons est toujours agréable, et que je ne veux point manquer de répondre à tout ce que vous m'avez demandé : Sachez, Bergère, que la difficulté n'est pas grande de parvenir à ce que vous désirez, et voyez de combien je suis contraire à l'opinion de Léonide. Il faut seulement que
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vous observiez deux choses, l'une que vous m'aimiez autant que j'ai d'amour pour vous, et je vous dirai l'autre que connaîtrai η que vous aurez mis en effet cette première proposition. Astrée alors mettant un genou en terre quoique la Druide la relevât, baisant la main d'Alexis en signe η de reconnaissance : - Si la seconde chose, dit-elle, que vous me voulez proposer est aussi facile que la première, vous avez raison, Madame, de dire que la difficulté n'est pas grande ; car permettez-moi je vous supplie de jurer que si je n'aime la Druide Alexis, non pas comme elle-même, mais plus encore que l'amour que les Déités ont les unes pour les autres, où il n'y peut avoir de manque, voire plus que tout autre, soit au Ciel ou en la terre, puisse
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avoir. Je veux que les Dieux me réduisent en cendres avant que je mérite vos bonnes grâces, sans la possession desquelles je ne veux plus avoir de vie, pour m'en rendre digne, et mourir d'un très cruel martyre η si j'ai autre pensée que celle-là ! - Et avec tout cela, répliqua Alexis, pouvez-vous être en quelque doute que je ne vous aime ? - Ah ! s'écria Astrée, ce ne m'est pas une conséquence qui me rende si outrecuidée que je pense mériter de vous une amitié pour la mienne. Ce serait beaucoup, et je m'estimerais trop heureuse si l'honneur que je vous veux rendre et le respect que je vous porte η, ne vous désagréant point, vous oblige à les souffrir de ma petitesse. - Or Bergère, dit la Druide, dépouillez-vous de cette doute, si vous ne voulez que je
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croie que vous êtes aussi bien déçue en la grandeur de l'amitié que vous pensez me porter qu'en la faiblesse que vous estimez en celle que j'ai pour vous. Car soyez certaine qu'il n'y a point d'amour qui puisse égaler la mienne. Et en cela je ne puis pas être trompée comme vous parce que je sais par expérience ce que j'en dis. Je pense vous avoir déjà raconté η que j'ai autrefois aimé une fille, et lors j'eusse juré qu'il était impossible à tous les humains d'égaler cette amitié η. Mais maintenant, quand je la compare à celle que j'ai conçue pour vous, j'ai honte de l'erreur où je vivais alors, la trouvant si petite qu'au prix de celle-ci elle n'est pas presque sensible. Et vous au contraire qui n'avez encore rien aimé η, vous pouvez aisément être persuadée
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que cette affection est très grande encore qu'elle ne le soit pas, d'autant que jusques ici vous n'en avez jamais éprouvé d'autre qui, par sa comparaison, vous en puisse faire donner un bon jugement. - Madame, dit la Bergère, cette dispute que je vois entre nous, est de celles où la victoire apporte du dommage, et que d'être vaincu, c'est être victorieux. Et toutefois si ne veux-je point quitter les armes si aisément, non pas que je ne vous veuille céder en tout ce qu'il vous plaira, mais parce que ce serait un grand défaut en moi si, étant de si loin devancée de vous en mérite, je permettrais encore de l'être en affection. C'est pourquoi vous trouverez bon, Madame, que je dise que si par la comparaison on peut juger de la
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grandeur d'une amitié η, je dois bien avoir cette permission, moi dis-je, qui ai commencé η d'aimer presque dès le berceau, et qui ai continué depuis avec tant d'opiniâtreté que ni les difficultés, ni le temps, ni les absences, ni les commandements η de ceux qui pouvaient disposer de moi, ni bref chose quelconque, ne m'en ont pu divertir que la seule mort. Et toutefois je jure, et le jure avec vérité, que je vous aime encore davantage que tout ce que j'ai aimé jusques ici. Et encore que cette parole soit trop glorieuse dans la bouche d'une Bergère, ayez agréable que je la prononce, puisque les autres qui ont plus de respect ont aussi, ce me semble, moins d'amour et moins d'affection.
À ce mot Alexis ouvrant les
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bras, avec un visage riant η, et Astrée en faisant de même, elles s'embrassèrent avec un témoignage de si bonne volonté η qu'il ne fallait pour le contentement η de toutes deux sinon qu'Alexis osât dire :- Je suis Céladon. Mais enfin, la crainte qui accompagnait toujours la Druide ne lui laissant pas goûter sans quelque amertume la douceur de ces caresses, elle eut peur que cette trop grande félicité ne la transportât de telle sorte que la Bergère vint à reconnaître ce qu'elle était. Et cela fut cause que, se retirant un peu, avec une honnête rougeur qui lui vint au visage, et après s'être tue quelque temps, elle proféra ces paroles, mais avec une pudeur si bien représentée que si quelqu'une de ses actions avait pu donner
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quelque doute de ce qu'elle voulait cacher, elle η était suffisante de la retenir éternellement en cette tromperie. - Mais, belle Bergère, lui dit-elle, qu'est-ce que la violence de l'affection que je vous porte ne vous fera point juger de moi, si de fortune la vôtre ne la fait point excuser ? Et en disant ce mot, elle mit la main sur son visage, comme le cachant de honte. Et toutefois, continua-t-elle, je vous jurerai par la grande Vesta et par la Vierge η que les Carnutes disent devoir enfanter, que je suis tellement éloignée de toutes ces affections que plusieurs autres filles de mon âge pourraient ressentir que jamais je n'ai aimé homme quelconque pour ce sujet, et que toutes mes passions ont toujours été employées en l'amitié η d'une fille
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que j'ai véritablement aimée autant que je pouvais aimer alors. mais non pas à l'égal de ce que je vous aime maintenant. Et il faut que vous riiez de mon humeur, je prenais autant de plaisir à être caressée d'elle que si j'eusse été un homme et non pas une fille ! Et c'est le bon que je sens renouveler cette même humeur en moi quand je suis auprès de vous, ce que je ne sais à quoi attribuer, sinon à l'excès de l'affection que je vous porte, et que je ne voudrais pas toutefois qui vous fût désagréable, ni ennuyeuse. Astrée alors, montrant bien en son visage le contentement que ces paroles lui donnaient, lui répondit : - Ce serait à moi, Madame, d'user de ces excuses envers vous, qui avec raison dois
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craindre de vous être importune par la trop grande liberté que mon affection me donne. Car j'avoue d'avoir aimé un Berger. Mais je dirai bien avec vérité de n'avoir jamais eu tant de contentement η de parler à lui, et de recevoir quelque témoignage de bonne volonté que je fais d'être auprès de vous. - Ô Dieu ! dit Alexis, combien dois-je remercier la bonté du Ciel, qui ayant voulu me soumettre à cette affection que je vous porte, vous en a de même donné une semblable afin que je puisse vivre auprès de vous avec toute sorte de contentement et d'honnête liberté η, sans être retenue par les doutes que je vous ai dites, et qui pouvaient mêler de quelques amertumes les douceurs η d'une si
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heureuse vie. Et lors lui tendant la main : - Vous voulez donc bien, continua-t-elle, ma belle Bergère, que nous vivions quand nous serons en particulier avec la même franchise que nous avons fait jusques ici ? Je dis en particulier, car devant le reste des Bergers et des Bergères, il est à propos d'être un peu plus retenues pour ne leur donner occasion de soupçonner de nous chose qui nous puisse être désavantageuse. - Comment, reprit la Bergère, si je le veux ? Mais si ce ne serait point me faire mourir de regret que de me le défendre. Mais, Madame, puisque vous voyez que j'observe si bien la première chose que vous m'avez dite être nécessaire pour avoir le bonheur de demeurer éternellement auprès de votre personne,
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que tardez-vous à me dire l'autre que vous m'avez promise, afin qu'en l'effectuant je me puisse dire la plus heureuse fille qui fût jamais ! - Belle Bergère, lui répondit Alexis, il n'est pas encore temps que je la vous dise. Mais puisque je vous vois en cette volonté, je vous promets que quand je verrai qu'il sera à propos, je vous la ferai savoir sans que vous ayez la peine de me la demander. Et cependant pour essayer si cette vie nous sera aussi agréable que nous nous l'imaginons, je suis d'avis que dès à cette heure nous commencions à vivre comme nous devons faire le reste de nos jours ; je veux dire avec l'honnête liberté η que deux parfaites amies doivent avoir ensemble. Et en premier lieu rayons, je vous supplie,
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de nos discours tous ces mots de Madame et de Druide, afin que l'amitié η qui doit être à jamais entre nous commence d'user de ses privilèges. - Vous me permettrez, s'il vous plaît, Madame, dit Astrée, qu'en quelque lieu, et en quelque qualité que je puisse être, je vous rende toujours les respects η que je vous dois. Et tant s'en faut que cela m'empêche de jouir des contentements que j'espère auprès de vous que ce sera me les augmenter de beaucoup quand je penserai que je fais ce que je dois. - Vous vous trompez, répondit Alexis, et si vous pouvez cela sur vous, je ne le puis pas sur moi, qui ne veux souffrir qu'une personne qui doit être une autre moi-même use de ces paroles qui témoignent qu'il y a de la différence,
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car si le principal effet de l'amour a toujours été l'union, pourquoi voulez-vous que nous souffrions que ces tyrannies que l'on déguise du nom de respect et de civilité nous empêchent ce mélange et cette union parfaite de volontés qui doit η être entre nous ? J'ordonne donc qu'Astrée sera Alexis et qu'Alexis sera Astrée, et que nous bannirons de nous non seulement toutes les paroles, mais toutes les moindres actions encore qui peuvent mettre quelque différence entre nous. Et vous verrez que nous n'aurons pas vécu longuement ensemble avec cette franchise que l'amitié que vous me portez s'augmentera au double. - Vous me permettez donc, Madame, répliqua Astrée, de vous en demander un commandement
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afin que l'obéissance qu'en cela je vous rendrai couvre la faute que j'y pourrais commettre. - S'il ne faut que cela, ajouta Alexis, pour votre contentement, je vous le commande avec promesse que je vous fais de n'y contrevenir de ma vie. Et parce qu'il est bien à propos que nous nous conformions à la façon des personnes avec lesquelles nous voulons vivre, sachez, Bergère, que la coutume des filles Druides qui sont aux Carnutes est de ne s'appeler jamais par leurs propres noms, mais par d'autres que l'amitié qu'elles se portent leur fait inventer, et qui témoignent la bonne volonté qu'elles ont les unes pour les autres. Et ces nouveaux noms parmi elles sont appelés des alliances η, comme si l'on voulait dire que par là : on se lie de
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plus forts devoirs et de plus forte affection. Je suis donc d'avis que nous en fassions de même, tant pour nous obliger par cette nouvelle confirmation d'amitié à une plus entière amour η, que pour faire paraître à ces filles, quand nous serons parmi elles, que non seulement nous savons et approuvons leurs coutumes, mais que nous les voulons religieusement observer. Et quand j'y ai bien pensé, je n'en trouve point une qui, ce me semble, nous puisse être plus à propos que celle de maîtresse et de serviteur, tant parce que ce ne sont point paroles recherchées ni qui ne soient ordinaires parmi elles, que d'autant qu'elles témoignent je ne sais quoi η que véritablement et vous et moi ressentons l'une pour l'autre. - Je
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reçois, dit Astrée, cet honneur avec mille sortes de remerciement, et avec protestation et vœu que je fais à la Déesse Vesta, comme espérant de lui être un jour dédiée, qu'à jamais, non seulement de nom mais d'effet, je vous tiendrai pour ma maîtresse, et je serai votre serviteur. Alexis alors en souriant : - Je voulais, répondit-elle, que ce fût vous qui eussiez le nom de maîtresse, mais puisque vous avez choisi, je le vous laisse pour commencer à vous rendre témoignage que je ne veux que ce qui vous plaît. Et lors lui tendant la main, donnez-moi, continua-t-elle, mon serviteur, la vôtre, en signe que vous acceptez ce nom, et que jamais vous ne romprez l'étroite alliance que nous faisons maintenant, et de laquelle
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il η sera à jamais le symbole. Et en même temps je vous jure, et je voue au grand Tautatès Amour, qui est celui que nous servons et adorons parmi les Carnutes, qu'éternellement je veux vivre avec vous comme avec la seule personne que je veux aimer parfaitement, et de laquelle aussi je veux seulement être aimée de cette sorte. Astrée alors : - Non point une main, dit-elle, mais je vous donne toutes les deux, et de plus le cœur et l'âme pour témoignage que pour vous seule je veux aimer l'amour, et le haïr pour toute autre, vous vouant et consacrant tous mes désirs et toutes mes affections. Et si je n'observe inviolablement ce que je promets, ou si je démens quelquefois envers vous l'honorable nom que j'ai
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reçu, je prie ce même Amour Tautatès que vous avez réclamé
que non seulement il me fasse haïr par toutes les créatures de la terre, mais s'il est juste, qu'il m'offre à la cruauté de toutes les plus farouches η pour assouvir leurs rages η et leurs inhumanités η sur moi. À ce mot, toutes deux s'embrassèrent et se baisèrent pour assurance
de ce qu'elles avaient promis avec tant d'affection
qu'elles ne pouvaient presque mettre fin à leurs caresses.
Cependant Phillis
s'en allait chez Diane pensant de
la trouver encore dans le lit, mais le mal de la Bergère était trop violent pour lui donner tant de repos. Il y avait déjà longtemps qu'elle était levée η, et après avoir donné ordre à tout ce qui était de son petit ménage
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elle était sortie depuis peu avec son troupeau, et toute seule s'en était allée de fortune sur le même endroit du rivage de Lignon où l'accident de Céladon était advenu, lorsque la jalousie d'Astrée le contraignit de se jeter dedans l'eau pour s'y noyer η. Quand elle y arriva elle pensait y être seule, mais à peine avait-elle choisi un bon endroit pour laisser paître ses brebis que, se voulant asseoir sur le bord de la rivière, elle ouït une voix qu'elle jugea être d'une Bergère η, et qui chantait tels vers :
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STANCES.
Les hommes sont sans amitié η.
I.
QUelle erreur insensée a séduit nos esprits ?
Quelle faute
de cœur nous tient dans le mépris, η
Où si longtemps nous sommes ?
Quel fut l'aveuglement qui les femmes déçut
En leur faisant chercher l'Amour parmi les hommes
Où jamais il ne fut ?
II.
Quel siècle n'a point vu les dures cruautés,
Les barbares effets et les déloyautés
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De leurs cruelles âmes ?
Quels sauvages déserts, quels lieux plus reculés,
Et quels Dieux n'ont ouï les cris de tant de femmes,
Mais en vain appelés η ?
III.
Thésée, où t'en fuis-tu ? Pâris, de quelle loi
Te sers-tu contre Œnone ?
Et toi, Troyen η, pourquoi
T'en fuis-tu de Carthage ?
Une seule raison les soutient contre nous :
Tout homme fait ainsi, ce n'est pas un outrage
De faire comme tous.
IV.
Homme non pas humain, mais farouche animal,
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Sexe au monde inventé pour nous faire du mal
Honte de la Nature
Qui ne faillit jamais sinon te produisant.
Dieux, pourquoi mîtes-vous sous une loi si dure
La femme en la faisant ?
V.
Dure et sévère loi, tu fais que nous vivons
Le serpent η dans le sein. Dire nous te pouvons
Non loi mais tyrannie.
Ô combien durera notre captivité ?
Encore que d'un moment,
Dieux, vous l'eussiez finie,
Trop longue elle eût été.
Diane qui par ces paroles oyait flatter sa passion, écoutait fort
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attentivement ce que cette Bergère chantait. Et quoiqu'il ne lui sembla pas de connaître cette voix, si est-ce que l'humeur où elle se retrouvait lui faisait prendre plaisir à ce qu'elle disait. Et parce qu'après avoir chanté elle ne demeura pas longtemps muette, Diane ouït qu'elle disait : - Dure et sévère loi véritablement est celle que la Nature impose aux femmes d'être contraintes de vivre, non seulement parmi les hommes, mais sous leur cruelle et tyrannique domination ! Pourquoi fallait-il que le défaut qu'elle a mis aux forces de notre corps fût cause de nous soumettre à ce fier animal qui s'appelle homme, puisqu'elle en a rendu l'esprit encore plus défaillant que ne saurait être la
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faiblesse de nos corps. Quel de tous les hommes n'a trompé celle qui s'est fiée en lui ? Qui est-ce d'entre eux qui a fait difficulté de fausser sa parole, mais ses serments, ou plutôt ses exécrations quand il a cru d'en pouvoir tromper quelqu'autre ? Et puis ils pensent, ces perfides, avoir bien couvert leurs déloyautés quand ils disent que les Dieux ne punissent point les serments η des amants parjures. Ils ne les punissent point, il est vrai, mais c'est d'autant que, s'ils les voulaient châtier comme ils méritent, il ne resterait pas un homme sur la terre, n'y en ayant un seul, et je n'en excepte qu'un, Hylas, qui ne jure en dessein de faire le contraire de ce qu'il promet. Leurs desseins sont des Chimères
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dans les nues, dont l'une n'est pas si tôt commencée qu'elle donne naissance à une autre, puis efface la première. Leurs promesses et leurs serments ressemblent à ces grands éclats de tonnerre, dont le bruit n'est pas plutôt cessé qu'il n'en reste plus rien qui puisse être aperçu ! Car de quel Dieu ne prennent-ils point le témoignage ? À quels supplices ne se soumettent-ils point ? Et quelles assurances refusent-ils de donner quand ils veulent obtenir quelque chose de nous ? Et puis quand cette humeur est passée, de quel Dieu ne se moquent-ils point, et de quelles excuses ne cherchent-ils de se couvrir pour n'être soumis aux châtiments qui leur sont dûs ! Mais si quelquefois le ciel se lasse, pour notre
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bonheur, de souffrir cette engeance
d'erreur sur la terre, nous les verrons enfin punis, nous les verrons châtiés ou plutôt exterminés de tout l'Univers, comme le plus imparfait et plus haïssable de tous les ouvrages des Dieux, si toutefois ce sont les Dieux qui les ont faits, et non pas quelque Mégère ou quelque Alecto,
pour notre supplice et pour notre malheur éternel.
Diane qui écoutait cette Bergère, et qui avec la mauvaise satisfaction
qu'elle pensait avoir de Silvandre n'en désapprouvait pas entièrement l'opinion, s'approchant plus près d'elle pour le désir qu'elle avait de la voir au visage, ne le put faire si doucement que, faisant du bruit sans
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y penser, elle ne fût ouïe de cette étrangère η, qui pensant au commencement que ce fût un homme s'en voulut aller pour la haine qu'elle portait à tous ceux qui avaient ce nom. Mais enfin reconnaissant que c'était une Bergère, elle s'arrêta, ayant toutefois le visage tout effrayé et l'œil hagard, comme ressentant encore la pensée qui lui avait mis dans la bouche les paroles qu'elle venait de proférer. Diane qui la vit en cet état, et qui jugea bien que son étonnement procédait de ce mal, s'approcha doucement d'elle, et comme ressentant la douleur de l'étrangère η en quelque sorte, elle la salua avec un visage plein de douceur, et puis lui offrit, selon la coutume η de cette contrée,
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toute sorte d'assistance et de service.
L'étrangère η qui la vit si belle et si pleine de courtoisie, laissa peu à peu cet égarement
d'esprit qui la rendait presque farouche et reprenant son visage ordinaire, elle parut une très belle fille et très agréable. Et après avoir rendu à Diane son salut, et l'avoir remerciée des courtoises offres qu'elle lui avait faites : - Je voudrais, belle Bergère, lui dit-elle, être aussi capable de vous rendre les mêmes offices
que vous m'offrez, comme votre courtoisie m'y oblige, et comme en l'état où je suis je me trouve nécessiteuse non seulement de votre assistance, mais aussi des remèdes et du conseil que les Dieux m'ont ordonné de venir chercher en cette contrée.
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- Je m'assure, répondit Diane, que vous ne trouverez personne ici qui ne vous rende toute sorte de service. Mais je crois que vous n'y en trouverez guère qui soient si vains que de se croire capables de conseiller autrui ; la simplicité de nos bois ne permettant pas que cette outrecuidance puisse demeurer parmi nous. - Deux choses toutefois, répliqua l'étrangère η, me font bien espérer de mon voyage : l'une que les Dieux ne sont point menteurs ni abuseurs en leurs avis η ayant laissé cette condition η aux hommes, et l'autre que la première rencontre que j'ai faite depuis que je suis entrée en ce pays ne me donne qu'un très bon augure de ce que j'y viens chercher. Car vous ayant rencontrée la
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première, j'avoue que votre beauté, votre courtoisie, et la prudence η que vos paroles me témoignent être en vous me font espérer que la fin de mon voyage me sera heureuse puisque le commencement en a été tel. - Les Dieux, répondit Diane, ne sont point véritablement ni menteurs ni abuseurs, mais quelquefois ils se plaisent bien de nous rendre leurs Oracles si obscurs que les hommes bien souvent se trompent et s'abusent eux-mêmes en les expliquant η. Mais pour ce qui me touche, je voudrais bien que ma rencontre vous fût utile comme la vôtre m'est agréable, et comme d'affection je voudrais vous pouvoir servir. Mais, belle Bergère, si ce ne vous
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est importunité, et si vous pensez que quelque chose en cette contrée vous puisse apporter du contentement, dites-moi, je vous supplie, quel sujet vous y amène, et quelle raison vous avez de traiter si mal les hommes, comme j'ai ouï que vous faites par vos paroles. Alors l'Étrangère η étant demeurée muette quelque temps et les yeux baissés et arrêtés contre terre, les relevant η enfin doucement après un profond soupir, elle lui répondit : - La demande que vous me faites, belle Bergère, est si juste et si raisonnable que je ne ferai point de difficulté de vous contenter, sachant assez qu'il faut que le malade découvre son mal au Médecin duquel il désire les remèdes ; mais avant que je vous donne la peine
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d'ouïr ce que vous me demandez, satisfaites je vous prie à ma curiosité, et me dites si vous n'êtes pas Astrée ou Diane, parce que l'un des principaux sujets qui m'ont rendu ce voyage agréable, c'est pour avoir le bonheur de connaître ces deux Bergères de vue, aussi bien que leurs noms le sont partout où la renommée η peut voler. - Il y peut avoir, répondit Diane en rougissant, plusieurs Bergères en cette contrée qui se nomment Diane, et peut-être qu'il y en a quelqu'une qui peut avoir été favorisée du ciel par-dessus les autres. De sorte que le nom que je porte de Diane ne me fera pas croire pour cela que ce soit de moi de qui η vous voulez parler, n'y ayant pas apparence que la renommée η qui ne se charge que des
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choses plus rares qui sont en une contrée ait trouvé en moi sujet de s'employer. Mais telle que je suis, je voudrais bien, pour ne point démentir ce nom duquel vous avez si bonne opinion, vous pouvoir rendre quelque service qui vous la fît continuer. - Êtes-vous, ajouta l'Étrangère η, la compagne d'Astrée η ? - Celle-là suis-je bien, répliqua Diane. - Il me suffit, reprit l'Étrangère η ; ce ne sont point les autres Dianes qui peuvent être en cette contrée que je désirais de connaître : c'est vous, belle Bergère et votre compagne qui m'avez donné cette volonté il y a longtemps, et qui m'avez fait prendre la résolution de venir ici plus volontiers, encore que les Dieux η me le conseillassent par leur Oracle. Et à ce mot, elle la vint saluer avec
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une telle démonstration de bonne volonté que Diane fut obligée d'en faire de même.
D'autre côté, Phillis ne l'ayant pas trouvée en sa cabane s'en alla la chercher où elle avait accoutumé le plus souvent de conduire ses brebis, mais de fortune,
ce jour elle avait pris
un lieu plus retiré exprès pour n'être vue de personne. Et Phillis jetant les yeux de tous côtés pour essayer de la voir, aperçut entre quelques buissons deux ou trois Bergères à
l'autre côté de la prairie. Et pensant que Diane y pourrait être, elle s'y en alla le plus vite qu'elle put. Mais lorsqu'elle s'en approcha davantage elle connut bien qu'elle se trompait, car elle vit que c'étaient les trois Étrangères qui étaient venues des rives de l'Arar,
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je veux dire η Florice, Circène et Palinice. Et parce qu'elle les vit parler avec beaucoup d'affection, et qu'elles n'avaient encore voulu dire à personne le sujet de leur voyage en cette contrée, elle pensa que peut-être elle en apprendrait quelque chose si, sans être vue, elle pouvait ouïr ce qu'elles disaient, étant ainsi retirées de toute autre compagnie. Cette curiosité fut cause que cette Bergère, se couvrant des arbres et des buissons voisins, elle η se coula doucement si près d'elles qu'elle ouït que Florice disait : - Il est vrai que je commence d'entrer en doute que cet Oracle η qui nous a fait venir en cette contrée de Forez ne nous abuse, ou que ceux qui nous l'ont interprété ne se soient eux-mêmes abusés : car il y a si longtemps η
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que nous sommes ici qu'il semble que les Dieux aient oublié ce qu'ils nous ont dit, ou qu'ils se moquent de voir que nous les ayons si mal entendus. - Quant à moi, répondit Circène comme la plus jeune, je me suis laissée conduire à vous deux, et sans y rechercher plus de subtilité. J'ai entendu l'Oracle η comme vous me l'avez dit, et si j'ai failli c'est Palinice qui en est cause, en la foi de laquelle je me suis entièrement remise. - Je sais bien, répondit Palinice, que je ne vous ai déçue ni l'une ni l'autre, car véritablement l'Oracle η que nous eûmes au Temple de Vénus fut tel que vous l'ouïtes, et pour l'explication je n'y ai pas menti d'un seul mot en tout ce que le vieux Druide me dit. - S'il est ainsi, reprit
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Circène, il me semble que nous ne devons rien précipiter, et qu'encore que le temps soit long, il n'est point toutefois plus ennuyeux ici que sur les rives de l'Arar, puisque la douce conversation de ces discrètes Bergères de Lignon est bien aussi agréable que celles que nous y soulions avoir η. - J'avoue, ajouta Florice, que la compagnie d'Astrée, de Diane et de Phillis est douce et bien aimable, et qu'il y a ici des passe-temps qui peuvent plaire pour leur simplicité et naïveté. Mais vous me confesserez aussi que tout ce que nous y voyons est plus propre à des esprits nourris bassement, que non pas à nous qui avons accoutumé je ne sais quoi η de plus relevé et de plus noble. Et pour dire la vérité, je crois qu'avec le temps cette
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vie me serait insupportable, et que s'il m'y fallait demeurer guère davantage je romprais et la houlette et la panetière. - Je ne sais, reprenait Circène, ce que vous y trouvez de si mauvais. Mais il me semble que nous n'avons rien dans les villes qui égale la franchise η et la liberté de ces villages. - Mais enfin, dit Florice, vous ne voyez ici que des brebis et des chèvres, des Bergers et des Bergères ! - Et ne dites-vous point η, répondit Circène, quels Bergers et quelles Bergères ce sont. Trouvez-moi dans toute la multitude de notre ville un esprit comme celui de Silvandre, et une fille qui égale Astrée, ou Diane, ou Phillis, en beauté, en discrétion et en sagesse ! Je ne parle pas de tant d'autres desquelles j'admire la civilité
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et la douce conversation, autant que je hais les contraintes et les dissimulations des villes. - Je vois bien, ajouta Florice, qu'il vous est advenu comme à ces sorciers η, qui ayant fait quelques charmes sur la peau d'un loup η ne se la mettent pas plus tôt dessus qu'ils en prennent en même temps le naturel ! Car cet habit η de Bergère que vous portez vous a rendu l'esprit et le courage de vraie Bergère. Or bien, Circène, vous demeurerez Bergère tant qu'il vous plaira. Mais quant à moi je désire de revoir celles de ma condition, et parmi lesquelles je suis née. Car, pour dire la vérité, je me plais davantage de voir un Chevalier bien armé et bien monté, rompre bien à propos une lance, que non pas de voir courre nos Bergers au prix.
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Je trouve plus beau de voir froisser une pique jusques dans la main et combattre à la barrière deux vaillants Chevaliers, que de voir lutter vos Bergers, ou combattre aux cetes ainsi que des gueux à coups de poing. Bref, mes yeux trouvent plus agréable l'éclat de la pourpre, de la soie et de l'or, dont sont parés nos Chevaliers que la laine, le bureau, ni la toile des plus propres et gentils Bergers de Lignon ; non pas que je n'estime beaucoup ceux-ci, mais je confesse que mon courage ne se peut si fort abaisser que je n'aime mieux vivre avec mes semblables. - Celles qui ont pour le but de leur contentement η, dit Circène, les grandeurs et les vanités peuvent faire le jugement tel que dites η. Mais celles qui considèrent les
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choses comme elles le doivent être, et qui ne veulent point prendre l'ombre η au lieu du corps, le condamneront sans doute. Car ces petites apparences de la pourpre, de l'or et de la soie qui par leur éclat éblouissent vos yeux font le même effet qu'un verre le ferait η aux yeux des petits enfants qui s'y plaisent plus qu'à quelque chose qui vaille davantage. Mais dites-moi, je vous supplie, qu'importe que le corps soit couvert d'une étoffe plus ou moins riche pourvu qu'il soit défendu de l'injure du temps, qu'il soit nettement, et l'habit proprement fait ? Tout le reste ne sont η que des vaines apparences qui abusent les yeux de celles dont les esprits ne regardent pas plus avant. Et quant aux tournois et bahours de nos Chevaliers,
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et des honnêtes exercices de ces Bergers, j'avoue que les uns sont plus sanglants que les autres, que ceux-là ressentent plus la violence η, l'outrage et le meurtre. Mais l'humanité, n'est-ce pas ce qui donne nom à l'homme ? Et les exercices contraires ne sont-ils pas plus haïssables que ceux qui sont innocents et sans offense ? Ceux-là, et me croyez η, Florice, sont plus propres aux Ours η, aux Tigres η, et aux Lions η, et ceux-ci plus naturels aux hommes qui doivent se conserver, et non pas s'exterminer l'un l'autre. Et quant à la reproche que vous me faites qu'en prenant cet habit de Bergère, j'en ai pris aussi l'esprit et le courage, plût à Dieu que cela fût ! Je vivrais pour le moins exempte des peines et des soucis qui tourmentent celles
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qui nous ressemblent.
Elle voulait continuer lorsque Palinice l'interrompit : - Ce n'est pas, dit-elle, par cette dispute que nous nous résoudrons de
ce que nous avons à faire. Il n'est pas question quelle vie est la plus heureuse, mais si nous devons demeurer ici plus longuement pour attendre l'effet de l'Oracle η qui nous y a amenées. Et
me semble η que, pour en bien juger, nous devons revoir et bien considérer les paroles qui ont été proférées par le Dieu, et après, nous bien souvenir de ce que le Druide η qui nous les a déclarées nous a dit et ordonné. Et afin que nous le puissions mieux faire, lisons l'Oracle η, car je l'ai écrit de peur de l'oublier. Et à ce mot, mettant la main en sa panetière, elle en tira un papier, où elle
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lut tout haut ces paroles :
ORACLE η.
Le mal de toutes trois en Forez guérira,
Le mort η qui sera vif un Médecin sera,
L'autre η à qui l'on rendra, quoiqu'elle le rejette,
Le bien que, de son gré, perdre elle aura voulu,
Mais qui, sans que de vous l'ouverture en soit faite
L'Oracle η vous dira, tenez pour résolu
Ce qu'elle ordonnera, car c'est mon interprète.
Phillis qui jusques en ce temps n'avait pu savoir le sujet du voyage de ces belles Étrangères, fut grandement aise de l'avoir appris lorsqu'elle y pensait le moins, parce que, les voyant si discrètes et vertueuses, elle désirait davantage, et ses compagnes aussi, de savoir qui les amenait et retenait si longtemps sur les rives de Lignon. Et parce que par la lecture
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de l'Oracle η, elle connut qu'elles ne les pouvaient dire qu'à celle qui le leur redirait sans qu'elles lui en eussent parlé, elle fit tout ce qu'elle put pour se souvenir des quatre premiers vers. Et sans doute il lui eût été impossible si Circène et puis Palinice ne l'eussent relu chacune une fois ou deux tout haut ; car désireuses de le bien entendre elles le redirent plusieurs fois et fort posément. De sorte que la Bergère qui avait l'esprit vif et la mémoire assez bonne, put aisément s'en souvenir. Et cependant, elle ouït que Palinice, reprenant le papier pour le remettre en sa panetière : - Je conclus, quant à moi, dit-elle, que nous devons attendre encore quelque temps, car il est certain que le Druide η nous dit
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que le Forez était le lieu destiné à notre soulagement, et que notre remède devait venir de trois personnes, desquelles les deux premières étaient fort difficiles à être trouvées. Mais que la bonté du Dieu était grande, puisque celle qui devait nous les montrer était si clairement signifiée qu'il était impossible de nous méprendre. Car, disait-il, et j'en remarquais les mêmes paroles, quand vous trouverez quelque personne qui vous dira que le Dieu vous a ordonné par son Oracle qu'un mort vivant fût votre Médecin, et celle à qui l'on aura rendu, contre son gré, le bien qu'elle aura perdu de sa volonté, que l'une de vous à qui le sort tombera lui raconte votre peine, et elle vous ordonnera ce qu'elle jugera
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être à propos. - En tout ceci, répondit Florice, le plus grand mal que j'y vois c'est la perte du temps qui est bien ennuyeuse. Circène, en souriant, lui répondit : - L'on ne peut avoir aucun bien sans peine η ! - Si aurez bien vous, répliqua Florice, puisque vous vous plaisez de sorte parmi ces bois qu'au lieu de peine le séjour vous en donne du plaisir ! - Je n'eusse jamais pensé, ajouta Circène, si cette preuve ne m'en eût donné la connaissance, que j'eusse plus d'esprit que Florice. - De quelle connaissance en pouvez-vous tirer par là, dit Florice ? - Une très assurée, dit Circène : car je trouve celle-là avoir plus d'esprit qui sait se plaire en ce que la nécessité η lui présente et qui lui est inévitable. - Vraiment, reprit Florice, vous
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êtes gracieuse, Circène, de parler de cette sorte, puisque ce n'est que la volonté qui m'a conduite et qui me retient ici ! Car si je voulais ne sortir point de la peine où je suis qui me contraindrait de demeurer parmi ces Forêts et ces lieux champêtres ? - Ainsi, dit Circène, l'on peut dire que l'on n'a point affaire de Médecin encore que l'on soit bien malade. - Ce n'est pas la même chose, répliqua Florice, car si l'on s'opiniâtrait de cette sorte on serait en danger de la vie η, mais, en ce qui se présente, le mal n'est pas si grand que le remède ne soit presque plus fâcheux que la maladie ! - Jugez par là, Florice, ajouta Circène, que vous devez bien avoir offensé les Dieux puisqu'eux qui sont si bons se plaisent à vous guérir d'un petit
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mal en vous en donnant un plus difficile à supporter.
Cependant que ces Étrangères disputaient de cette sorte, Phillis qui en avait appris ce qu'elle crut en pouvoir savoir pour lors, pensa qu'il était nécessaire de s'empêcher d'être vue d'elles, afin que quand elle leur parlerait de cet Oracle elles ne pussent soupçonner que ce fût autre chose qu'un instinct η du Ciel qui le lui fit faire, et que par cette opinion elle eût plus d'autorité sur elles. Et pour ce sujet, les voyant plus attentives à se contredire l'une l'autre, elle se retira doucement d'auprès d'elles, et s'en alla chercher Diane qu'elle trouva quelque temps après avec la Bergère Étrangère η, et y survint au même instant qu'elles s'embrassaient
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avec tant de bonne volonté que Phillis, qui reconnut sa compagne d'assez loin, avança ses pas désireuse de savoir qui était celle à qui Diane faisait tant de caresse. Mais l'Étrangère η qui était pressée d'un très grand désir de voir Astrée, aussitôt qu'elle aperçut Phillis de loin, la montra à Diane et lui demanda si c'était sa compagne. - C'est bien, dit Diane, ma compagne ; mais non pas celle que vous désirez de voir. Celle-ci s'appelle Phillis, et quoi qu'elle lui cède peut-être en beauté, si vous puis-je assurer qu'il n'y en a point en cette contrée qui la devance en mérite, en discrétion, ni en esprit. - Puis, répondit l'Étrangère η, qu'elle est votre compagne je ne doute point de ce que vous me dites. - Elle est,
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ajouta Diane, véritablement ma compagne, et la plus chère qu'Astrée et moi ayons jamais eue, et telle que je m'assure que vous la jugerez digne d'être aimée lorsqu'elle sera connue de vous.
À ce mot Phillis arriva qui fit achever leurs discours pour lui donner le bonjour. Et Diane s'approchant d'elle : - Ma sœur, lui dit-elle, saluez cette étrangère η, et l'aimez η pour l'amour de moi, puisque, comme vous voyez, elle vient augmenter le nombre des belles Bergères de Lignon. À ce mot, Phillis s'avança et l'Étrangère η en fit de même, extrêmement satisfaite du bon visage que ces Bergères lui faisaient, et ne pouvant assez admirer en elle-même la civilité
qui était parmi ces filles, lui semblant que véritablement elle
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surpassait tout ce qu'elle en avait ouï dire. Et parce que Diane, quoiqu'elle n'en fit point de semblant, avait toujours devant les yeux le cuisant déplaisir η que Silvandre lui avait fait sans y penser : - Ma sœur, dit-elle à Phillis, cette belle Étrangère η vient en Forez pour trouver remède à un déplaisir qui la presse. Et parce qu'elle mérite bien que chacune de nous lui rende tout le service qui nous sera possible, lors que vous êtes arrivée, je la suppliais de me vouloir raconter quel était le sujet de son voyage, et si vous le trouvez bon nous continuerons vous et moi cette requête, afin que nous puissions mieux nous acquitter de ce que nous devons à son mérite. Phillis qui ne désirait pas de demeurer si longtemps sans retourner
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vers Astrée, prévoyant bien que peut-être le discours en serait long : - Il faut bien, dit-elle, ma sœur, que nous l'en suppliions de sorte qu'elle en veuille prendre la peine. Mais il me semble que nous ferions trop de tort à Astrée si nous la privions de ce contentement η, et qu'il vaudra mieux pour ne lui η donner pas la peine de la redire une autre fois - car je m'assure que notre compagne sera assez curieuse pour l'en supplier, et elle trop courtoise pour la vouloir refuser - que nous allions la trouver ; et conduisant Alexis au promenoir ce sera un moyen de passer ce matin η avec beaucoup de plaisir pour toutes. L'Étrangère η alors répondit : - Malaisément puis-je croire, belles et discrètes Bergères, que le discours que vous désirez η ouïr de moi vous
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puisse faire passer quelques heures agréablement puisqu'il m'a donné tant de mauvais jours que je ne saurais penser que d'une si grande amertume vous en puissiez retirer quelque douceur ! Toutefois je suis prête à faire tout ce que vous m'ordonnerez, puisque les Dieux me l'ont ainsi commandé, et que votre courtoisie m'y oblige si fort.
À ce mot, elles s'acheminèrent toutes trois pour aller trouver Astrée. Mais à peine furent-elles entrées dans la grande allée η qu'elles virent assez près d'elles Florice, Circène et Palinice, qui ayant longuement débattu entre elles sur le sujet que Phillis avait ouï, et s'étant résolues d'attendre encore quelque temps allaient se promenant le long du petit bras de Lignon, attendant que la troupe
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des Bergers et des Bergères s'y vint assembler comme de coutume, afin de passer plus agréablement le reste de la journée. Lors que l'Étrangère η les vit, elle ne les reconnut pas si promptement, fût η qu'elle ne crût pas qu'elles fussent en cette contrée, fût que l'habit de Bergère duquel elles étaient déguisées, lui en ôtât la connaissance. Mais s'en étant un peu approchée, et reconnaissant presque plus tôt leur parole que leur visage lorsqu'elles saluèrent Diane et Phillis : - Ne suis-je point déçue, dit-elle toute étonnée, ou ne vois-je point les plus chères amies de Dorinde ? Florice et ses deux compagnes jetant la vue sur elle à ses paroles la reconnurent. Et la venant embrasser d'une extrême affection firent bien paraître
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que l'on aime mieux les personnes de sa patrie quand on est en une contrée étrangère que l'on n'a pas fait étant en son propre pays η, car elles ne se pouvaient donner le temps l'une à l'autre de la caresser à part, mais toutes trois ensemble, l'une la baisait à la bouche, l'autre à la joue, et l'autre lui tenait et serrait les mains avec une si grande démonstration de bonne volonté, que peut-être n'en avait-elle jamais reconnu tant sur les rives de l'Arar que maintenant près du rivage de Lignon. Phillis qui vit ces grandes caresses : - Ma sœur, dit-elle assez bas à Diane, peut-être sera-t-il bien à propos que nous laissions cette Étrangère η avec celles-ci de sa connaissance, et que nous allions trouver Astrée qui peut-être s'ennuiera d'être
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toute seule et si longuement avec Alexis, outre qu'il me semble que de les η conduire avec nous sans les η en avertir, nous leur ferions peut-être quelque déplaisir, et même que vous savez qu'Alexis prit hier η les habits d'Astrée et qu'Astrée doit aujourd'hui η vêtir ceux d'Alexis. - Ma sœur, répondit Diane, vous avez raison, et je suis extrêmement aise de la rencontre que nous avons faite de ces trois Étrangères. Car je ne sais comme autrement nous eussions pu honnêtement nous en défaire. Cependant que ces deux Bergères parlaient ainsi, Florice et ses compagnes ne se pouvaient lasser de caresser cette Étrangère η, et n'eussent si tôt cessé sans Phillis qui s'adressant à Florice : - Puis, lui dit-elle, belle Bergère, que ma compagne
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et moi, voyons l'amitié qui est entre vous, nous ne voudrions pas être cause de vous séparer si tôt. Et toutefois étant contraintes d'aller rendre notre devoir à la Druide, que vous savez bien qui s'est arrêtée pour l'amour de nous en la maison de notre compagne, nous ne pourrions laisser cette belle Étrangère η sans la conduire avec nous, mais nous penserions faire une trop grande faute de la retirer d'une compagnie qui lui est tant agréable, et une offense qui ne serait pas moindre de vous priver si tôt ! C'est pourquoi, dit-elle s'adressant à Dorinde, vous nous permettrez, belle Bergère, d'aller rendre notre devoir à l'Étrangère η que nous avons chez nous, et une heure du jour nous pourrons vous amener Astrée, afin que nous
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nous acquittions ainsi de ce que nous devons. - Belles et sages Bergères, dit l'Étrangère η, puisque vous trouvez bon que je m'arrête avec ces chères amies que j'ai rencontrées en ce lieu, je le ferai de bon cœur. Mais avec l'assurance que vous me donnez toutes deux de me faire connaître à la belle Astrée, et que cependant vous l'assurerez d'avoir vu une Étrangère η qui souhaite autant que sa propre vie le bonheur d'être aimée d'elle. - Je vous promets encore davantage, ajouta Diane. Car je m'oblige non seulement de lui dire ce que vous désirez, mais qu'elle vous fera telle part de son amitié qu'il vous plaira, à condition toutefois que vous vous acquitterez aussi de la promesse que vous m'avez faite,
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car ce sera en sa présence que je vous en demanderai le payement. - Ni en cela, dit l'Étrangère η, ni en chose que je puisse, vous ni elle ne serez jamais refusées de moi. Avec semblables paroles elles se séparèrent, Diane et Phillis pour s'en aller vers Astrée. Mais quand Phillis ne trouva ni Alexis ni elle plus habillées que quand elle en était partie : - Hé ! ma sœur, dit-elle à Astrée, vous êtes encore au même état que vous étiez quand je m'en suis allée, et qu'avez-vous fait depuis si longtemps ? - Il faut, répondit Astrée en souriant, que vous vous soyez bien ennuyée où vous avez été, puisque le temps vous a semblé si long, car je vous assure que vous ne faites que de sortir d'ici. - Prenez garde, répliqua Phillis, que ce ne soit tout le contraire
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qui vous fait juger ce temps si court, je veux dire que vous ne vous soyez tellement plue en ce que vous avez fait que les heures ne vous aient semblé que des moments. - Si le contentement, répliqua Astrée, a ce pouvoir, j'avoue ce que vous dites ! Et toutefois, ma sœur, ne pensez pas que je sois demeurée sans rien faire depuis que je ne vous ai vue, car en ce peu de temps j'ai acquis la plus belle maîtresse qui fût jamais. - Et moi, dit Alexis, le plus aimé serviteur qui se puisse rencontrer. - Et quoi, dit Phillis, je crois que vous avez employé tout le matin à ce bel ouvrage ! - Et vous semble-t-il, ma sœur, répondit Astrée, que ce soit une œuvre si aisée à faire ? Les autres y demeurent des lunes et des années, voire quelquefois des siècles η entiers !
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- Oui, interrompit Diane, et encore le plus souvent elles se hâtent si fort qu'elles n'ont que trop de loisir de s'en repentir le reste de leur vie. - Ce sera, dit Astrée, ce que je ne ferai jamais, si ce n'est que je me repente de n'avoir point assez tôt commencé. - Je le crois, ajouta Diane, parce que vous n'aimez qu'une fille ! Mais si c'était un homme assurez-vous, ma sœur, que vous n'en seriez non plus exempte que les autres. Et quant à moi je conseillerai toute ma vie celles qui me voudront croire, et qui désireront de vivre sans être trompées, de ne contracter jamais amitié η, sinon parmi elles, et de fuir les assurances de bonne volonté que les Bergers ont accoutumé de donner, comme le serpent η les paroles de l'enchanteur.
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- Je m'étonne, Diane, dit Alexis, comment vous accusez les hommes du vice que sans cesse ils nous reprochent ! - Ne savez-vous, Madame, répondit Diane, que communément nous disons : celui qui me doit me demande η ? Les hommes aussi nous préviennent et nous blâment de ce dont ils sont coupables. Mais croyez-moi que la plus cruelle servitude η que la nature nous ait imposée, c'est de nous avoir rendues sujettes de vivre avec eux. - De sorte, ajouta Alexis en souriant, que nous sommes heureuses, nous autres Druides, d'être exemptes d'une telle obligation ! - Vous l'êtes véritablement, Madame, (dit-elle) et vous le connaîtrez encore mieux quand il vous plaira de considérer ce que je vous vais dire. N'est-il pas vrai que
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la saison où les hommes sont plus agréables à celles qu'ils recherchent, c'est lorsque, brûlants d'amour, ils font semblant de les aimer, ou plutôt de les idolâtrer ! Car alors ce ne sont que complaisances, que services, que soins, que soumissions, que flatteries. Bref qu'un étude continuel pour acquérir les bonnes grâces de celles qui les écoutent. De sorte que si un homme en toute sa vie peut quelquefois n'être point ennuyeux, c'est sans doute en cette saison que je dis. Et toutefois, si nous voulons le bien considérer, combien de peine et d'incommodités rapporte-t-il à la malheureuse fille qu'il a entreprise ! Car si elle ne l'aime pas, ces soins et ces recherches lui sont des outrages ; si elle l'aime, considérez, je vous supplie,
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l'humeur des hommes, et vous représentez, Madame, combien, si l'on les chérit, ils sont insupportables, et combien, si on les rejette, ils sont importuns. Les premiers d'une faveur veulent parvenir à une plus grande ; si vous la leur refusez, les voilà sur les plaintes, sur les reproches, et sur les désespoirs, et bien souvent, portés du dépit, ils s'en courent à la haine ; et si vous la leur accordez ils ne sont jamais contents qu'ils ne soient parvenus à ce qu'ils ne peuvent obtenir sans la ruine de celles qui le leur permettent ; et si vous ne voulez tout ce qu'ils désirent, plus vous leur avez fait de faveur, et plus vous leur avez donné de moyen de vous ruiner. Et puis, pour couronner l'œuvre quand ils sont à la fin de leurs souhaits, vous courez fortune, ou d'en être méprisée,
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ou de vivre en une continuelle inquiétude de leur inconstante et volage humeur. Quant aux autres qui sont dès le commencement rejetés, quels insupportables supplices sont ceux qu'ils vous donnent par leur opiniâtreté ou par leur malice ? Par leur opiniâtreté η, ils vous vont poursuivants comme l'ombre suit le corps : ils ne vous éloignent jamais que quand la nuit vous sépare de tout autre, continuellement, ils sont pendus à vos côtés, vous n'avez jamais objet devant les yeux que celui de ces importuns qui vous presse, de sorte qu'il vous faut bannir des compagnies qui vous sont agréables pour vous exempter de celles qui vous déplaisent ! Que si enfin leur amour se perd, comme ils sont fort sujets à semblable changement,
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qu'est-ce que le dépit ne leur fait point dire, quelle vie sans reproche n'est point blessée de leurs calomnies, et enfin quels plus cruels tigres η a créés la nature que l'inhumanité dont le désir de vengeance les arme contre nous ? - De sorte, interrompit Phillis se tournant vers Astrée et Alexis, que pour conclure avec Diane, les hommes sont ennuyeux en toute saison ... - Et que nous n'aurons point, continua Astrée, les déplaisirs desquels elle nous menace lorsque je serai avec Alexis parmi les vierges Druides des Carnutes ! Car pour dire le vrai, je pense qu'il y a fort peu d'hommes qui ne soient tachés du vice qu'elle leur reproche. Ce peu de paroles d'Astrée toucha bien plus vivement Céladon que n'avait pas fait tout le long discours de Diane. Et
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toutefois, pour n'en donner point de connaissance : - Quant à moi, reprit Alexis, je ne sais qu'en dire, car je n'en ai jamais éprouvé de trompeurs, et j'ai bien connu des filles changeantes. Mais je veux croire que toute la faute en est à moi. Et lors s'approchant davantage d'Astrée : - Mon Dieu, mon serviteur, lui dit-elle assez bas, quand nous serons parmi les vierges Druides, que nous nous soucierons peu de l'inconstance de ces hommes volages ! Et que nous nous moquerons de vos compagnes qui continueront de vivre en ce servage ! - Je l'espère de cette sorte, répondit Astrée, et je vous jure, ma maîtresse, que c'est avec impatience que j'attends le jour qu'il nous faudra partir.
Diane qui s'aperçut qu'elles
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parlaient bas, afin de ne les point interrompre, s'éloigna un peu d'elles. Mais Phillis qui était d'une humeur gaie et hardie, et qui savait bien qu'Alexis y prenait plaisir, relevant la voix et s'adressant à Diane : - Regardez, ma sœur, lui dit-elle, si ma prophétie n'a pas été véritable ? N'est-il pas vrai que cette Astrée qui ne soulait aimer que Diane et Phillis, et qui ne prenait plaisir que d'être en leur compagnie, les dédaigne maintenant et n'aime plus que cette nouvelle Bergère ? Et par là avouez que les hommes ont raison de nous accuser d'inconstance et de légèreté. - Ha ! Phillis, répondit Astrée en souriant, vous ne prenez pas garde que je ne suis plus Bergère, étant, comme vous voyez, devenue η Druide, et ne savez-vous
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que les honneurs changent les mœurs η ? - Et bien, bien, répliqua Phillis, quand cette Druide qui vous donne cette outrecuidance s'en sera allée nous vous remettrons bien en votre devoir. - Je vous supplie, colère Bergère, ajouta Astrée, d'attendre à vous venger de moi en ce temps-là η, et vous verrez que je ne me plaindrai guère du mal que vous me ferez. - Vous voulez dire, reprit Phillis, que vous aurez alors de plus sensibles déplaisirs que les nôtres. - Ce n'est pas, dit Astrée, comme je l'entends. - N'est-ce point, ajouta Phillis, que vous nous tenez pour être si bonnes que vous voyant affligée d'ailleurs nous n'aurons pas le courage d'augmenter votre déplaisir ? Mais vous vous trompez bien, puisque l'ingratitude est un vice si détestable qu'il arrache
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des personnes même plus courtoises toutes sortes de discourtoisies. - Ce n'est pas encore ce que je veux dire, reprit Astrée. C'est que vous ne me verrez plus ici quand ma belle maîtresse en sera partie, étant résolue de la suivre partout où elle ira, puisqu'elle me l'a permis et promis de l'avoir agréable. - Calidon, dit Phillis, ne vous permettra jamais ce voyage. - Calidon, répondit Astrée, n'a non plus de puissance sur moi que j'en veux avoir sur lui. - Phocion, ajouta Phillis, l'ordonnera de cette sorte. - Les ordonnances de mon Destin, répliqua Astrée, sont plus fortes que celles des hommes. - Les amitiés que vous avez ici, reprit Phillis, n'auront-elles point de puissance ? - J'avoue, répondit alors Astrée, que cette considération seule me
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pourra donner quelque ressentiment de déplaisir. Mais quand je me ressouviendrai de ceux que j'ai reçus le long des rives du détestable η Lignon, je serai bien aise de m'en éloigner pour en perdre entièrement la mémoire. - Si votre dessein est tel, interrompit Diane, il faut que vous fassiez résolution de nous emmener aussi avec vous, car vous savez bien que notre amitié ne souffrira jamais que nous vous éloignions et que nous puissions vivre. - Jamais, répondit Astrée, le ciel ne consentira à ce que vous dites, parce que je serais trop heureuse η. - Et pourquoi, ajouta Diane, pensez-vous que le ciel ne nous veuille autant favoriser que vous, en nous délivrant de la servitude η où nous avons jusques ici vécu ? - Paris et Bellinde η
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en prononceront bientôt l'Arrêt η, dit Alexis. - Et Lycidas, ajouta Astrée, ne s'opposerait pas moins au dessein de ce voyage, si de fortune l'on ne lui permettait de suivre Phillis. - Bellinde et Paris, répondit Diane, n'ordonneront jamais rien contre ma volonté, ni contre le service de Tautatès, parce qu'ils sont tous deux, et trop religieux, et trop remplis de sagesse. Mais quand ils le feraient, ne serais-je pas excusable de désobéir à Bellinde, encore qu'elle soit ma mère, pour l'imiter en me dédiant au même Dieu à qui elle s'est vouée, et de déplaire à Paris pour être exempte de tout autre déplaisir ? De sorte que cette considération ne vous doit pas empêcher de nous emmener avec vous et Phillis et moi. - Si ce n'est celle η-là,
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ajouta incontinent Phillis en souriant, ce sera donc la résolution que j'ai de ne point donner à Lycidas la peine de me suivre si loin, ayant fait dessein η de ne l'éloigner jamais plus que se peuvent étendre les limites de notre hameau.
Alexis et Astrée ne se purent empêcher de rire du discours de Phillis, qui fut cause qu'elle ajouta : - Ne pensez pas, ma sœur, quoi que je dise de Lycidas, que je ne vous aime autant qu'une sœur peut être aimée. Mais j'avoue que l'amitié η que je porte à ce Berger est tout d'une autre sorte que celle que je ressens pour vous ; que si j'étais aussi savante que Silvandre j'en pourrais bien peut-être dire l'occasion, tant y a qu'il me serait trop difficile de me priver de sa vue pour avoir celle de
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quelque autre ! Et vous ne devez point trouver mauvais que je vous dise librement puisque jamais le mensonge n'a été permis entre nous. - Ma sœur, lui répondit Astrée, je ne serai jamais la première à vous condamner pour cette humeur, mais oui bien peut-être à plaindre notre éloignement. - Si je pouvais, répliqua Phillis, me séparer en deux parties, l'une pour certain ne vous éloignerait jamais en quelque lieu que vous pussiez aller, mais, cela ne pouvant être, permettez-moi que j'observe la promesse η que j'ai faite à Lycidas, et de laquelle vous pouvez rendre témoignage. Diane alors en souriant : - Je vois bien, dit-elle, qu'il n'y aura que moi qui tienne à Astrée ce que nous lui avons promis. - Et moi, ajouta
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Alexis, je prendrai la place de Phillis, et je m'oblige de rendre la fidèle amitié à cette bergère qu'elle lui avait jurée. - Ne pensez pas, Madame, reprit Phillis, que je manque envers elle à ma promesse, car elle sait bien que nous avons autrefois promis à deux personnes une si ferme et entière affection que si elle n'en était acquittée
par autre moyen que par sa volonté η, je la pourrais accuser de parjure si elle faisait la résolution de laquelle elle me menace. - Il est vrai, répondit Astrée en soupirant, aussi ne vous veux-je pas blâmer de ce que vous faites, non plus que vous ne devez me reprocher mon malheur passé.
Les discours de ces Bergères eussent duré davantage si en même temps Alexis et Astrée ne se
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fussent trouvées toutes vêtues. Et parce que la robe de la Druide était trop longue pour la Bergère, elles en grossirent les plis et la troussèrent si justement à sa hauteur qu'il semblait qu'elle eût été faite pour elle. Et d'autant que le Soleil η commençait déjà d'être fort haut, elles sortirent de la chambre pour se promener comme les jours auparavant. Et parce qu'elles rencontrèrent au sortir du logis le troupeau de Diane, Alexis voulut essayer de le conduire expressément pour ne démentir pas l'habit de Bergère qu'elle avait pris et pour mieux feindre et ôter l'opinion à ces filles qu'elle eût su autrefois ce métier. Elle faisait semblant η de ne savoir se servir de la houlette, ni comment il fallait parler aux troupeaux. De quoi
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Astrée ne se pouvant empêcher de rire, ni Alexis même, voyant avec quel soin Diane lui enseignait tout ce qu'elle avait à faire. Après être demeurées quelque espace de temps en ce plaisant exercice, elles s'acheminèrent du côté de la grande allée η, parce que c'était le lieu où l'on avait de coutume de mener plus souvent les troupeaux. Mais elles ne furent guère avant dans le bois, qui est à main gauche, qu'elles aperçurent une grande troupe de Bergers et de Bergères qui passaient le temps à divers exercices. Cette rencontre troubla un peu nos η deux belles déguisées ; parce que, n'étant encore guère bien assurées en leur nouvel habit, elles craignaient d'être vues de tant de gens. C'est pourquoi elles prièrent toutes
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deux Diane et Phillis de vouloir aller vers cette compagnie, cependant que pour n'être reconnues elles prendraient un autre chemin. Ces deux bonnes amies s'avancèrent incontinent pour leur complaire, et retinrent toute la troupe qui, les ayant vues, s'acheminait vers elles pour leur donner le bonjour. Et Diane y ayant rencontré Daphnis, comme l'une de ses plus chères amies, l'alla embrasser et lui demander comme elle avait passé la nuit. Les premières salutations étant finies, Hylas, qui était de la troupe, et Corilas aussi, ne pouvant guère demeurer ensemble sans disputer de diverses choses, continuèrent les discours qu'ils avaient commencés avant que ces deux Bergères arrivassent. - Dis-moi, Hylas, je te supplie,
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reprit Corilas, à ce coup que tu as perdu Alexis pour Stelle, à quel jeu diras-tu que tu l'as jouée ? - Pourquoi, répondit Hylas, me fais-tu cette demande ? - Parce, répliqua Corilas, que malaisément oseras-tu dire que ce soit au jeu de la belle η, comme tu disais quand tu laissas Phillis pour Alexis, puisque je ne pense pas que tu aies les yeux chassieux de telle sorte que tu ne voies bien que celle que tu laisses est plus belle que celle que tu prends. - Ô ignorant en beauté ! s'écria Hylas, et qu'est-ce que tu appelles beau sinon ce qui plaît η ? - J'avoue, dit Corilas, que la beauté plaît, mais non pas que tout ce qui plaît soit beau, non plus que ce que le goût dépravé juge bon ne doit pas être estimé tel pour cela. - Et quoi, mon ami, reprit Hylas,
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es-tu devenu disciple de Silvandre ? Penses-tu peut-être, comme lui, que la beauté soit une proportion et un mélange de couleurs ? Ô que tu es déçu si tu as cette croyance ! La beauté η n'est rien qu'une opinion de celui qui la juge telle. Et pour te montrer que je dis vrai, quand une fille a la bouche et l'oreille petites, le nez bien proportionné, la peau sans rides, le teint vif, un embonpoint convenable, n'est-ce pas, Corilas, ce que tu appelles beauté ? - Il est vrai, répondit le Berger. - Or dis-moi maintenant, reprit l'inconstant, la beauté et la laideur sont-elles mère et fille l'une de l'autre, ou bien ne sont-elles pas contraires ? - Il est certain, dit Corilas, que la beauté n'engendra jamais la laideur, et qu'elles sont tellement contraires
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que l'une ne peut être sans détruire l'autre. - Or avoue-moi donc, reprit Hylas, que la beauté et la laideur ne sont qu'une opinion, puisque je te vais montrer que ce que bien souvent nous estimons beau nous semble laid selon que l'opinion nous le commande. Quand un chien η a le nez bien camus, la gueule bien fendue, les oreilles bien avalées, les babines pendantes et plissées à grosses rides, ne dit-on pas qu'il est fort beau ? Et toutefois n'est-ce pas le contraire de ce que maintenant tu viens de m'avouer ? - Tu aurais quelque raison, répliqua Corilas en souriant, si la beauté d'une femme et celle d'un chien étaient une même chose ! - Non, non, dit Hylas, cette excuse n'est point recevable ! Et si tu étais aussi savant que ton
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maître Silvandre, je te demanderais s'il y a une idée de la beauté η, et je m'assure qu'il ne me le nierait pas, et qu'il dirait avec moi que plus les choses belles s'en approchent, et plus elles doivent aussi être estimées et belles et parfaites. Mais avec toi, mon ami, qui ne voles pas si haut, il faut que je te donne des démonstrations plus aisées et plus sensibles. Tu penses donc m'avoir bien répondu quand tu as dit que la beauté des femmes et des chiens n'est pas une même chose. Mais que m'allégueras-tu quand je te montrerai que ce qu'aux femmes on estime beauté a ces mêmes contraintes ? Les Gaulois η disent que les plus blanches, voire même quand cette blancheur est telle qu'elle s'approche de la pâleur, sont les plus
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belles. Les Mores estiment celles qui sont les plus noires, voire qui reluisent de noirceur. Les Transalpins aiment et louent davantage celles qui sont hautes en couleur, ceux-là mêmes estiment les femmes qui sont grandes et presque outrées de graisse, et les Gaulois les veulent délicates, et plutôt maigres qu'avec trop d'embonpoint η. Les Grecs louent l'œil noir, toute la Gaule estime l'œil vert, et enfin toute l'Europe estime la bouche petite, les lèvres délicates, le nez justement proportionné. Les Africains au contraire trouvent plus belles celles qui ont la bouche grande, les lèvres renversées, et le nez large, camus et comme accrasé. Or, mon ami, dis-moi maintenant en quoi consiste la beauté, si tu me nies que ce soit en l'opinion
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de celui qui la regarde ? Et ne me dis plus qu'Alexis soit plus belle que Stelle, puisque, si tu le juges ainsi par les règles de ton pays, moi, qui suis de Camargue, je te dirai que, selon celles du lieu de ma naissance. il n'y a rien qui soit si beau que ce qui plaît η.
Chacun se mit si fort à rire du discours de l'inconstant que Corilas ne lui put répondre. Et de fortune, lorsqu'il voulait reprendre la parole, il ouït un Berger qui venait chantant η au son de sa musette. Et parce qu'il fut incontinent reconnu pour Silvandre, chacun se tut pour écouter ce qu'il disait. Ses vers étaient tels :
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Divers effets de son affection.
I.
VOUS qui tenez pour une fable η
Qu'un même cœur vive en deux lieux,
Voyez qu'Amour ingénieux,
En moi le veut rendre croyable,
Puisqu'en dépit de cette loi
Je vis en Diane η et en moi.
II.
Vous qui la Piralide ardente,
Croyez l'étincelle d'un feu, η
Voyez, je vous supplie, un peu
Quelle est l'amour qui me tourmente :
Dans le feu sans cesse je suis,
Et si, vivre ailleurs je ne puis.
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III.
Vous qui vous fâchez de n'entendre
Le flux et reflux de la mer,
Veuillez, comme moi, bien aimer.
Amour vous le fera comprendre :
Espérer η et n'espérer plus
N'est-ce le flux et reflux ?
IV.
Vous qu'Etna de
gorge béante
Étonne en ses brasiers ardents,
Voyez le feu que j'ai dedans η
Qu'avec tant de soupirs j'évente,
Et puis dites assurément :
- Plus grand est cet embrasement η.
V.
Si toutefois votre croyance
Est faible à
tant de nouveautés,
Voyez une fois les beautés
Dont procède cette puissance,
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Vous direz, ravis de les voir :
- Plus grand encore est leur pouvoir η.
Toute la troupe tourna incontinent les yeux sur Hylas, comme le voulant avertir qu'il aurait bien affaire avec un plus fort ennemi. Et Stelle y prenant garde : - Mon serviteur, lui dit-elle, toute cette compagnie tourne l'œil sur vous pour voir si vous ne pâlissez point à la rencontre de ce fier champion ! Et moi, comme les autres, j'attends de voir la défense que vous ferez de ma beauté η, car je serais bien aise que, pour votre gloire, vous vinssiez à bout d'une si honorable entreprise. Non pas que je me soucie de l'intérêt que j'y puis avoir, sachant assez que si la beauté gît en l'opinion, il n'y a Bergère au monde qui en ait plus que moi, puis
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qu'il n'y en a point qui en cela me puisse vaincre ! - Ma maîtresse, répondit-il froidement, laissez-le venir ce Géant qui menace d'écheler les cieux ! Ce n'est pas la première fois que nous en sommes venus aux mains. - Il est vrai, dit Corilas, et de plus je m'assure que la victoire n'en a jamais été douteuse ! - Non plus, ajouta l'inconstant, que celle que je viens d'obtenir sur vous. - J'avoue, répondit Corilas, que si vous pouviez me persuader que Stelle fût aussi belle qu'Alexis, vous auriez sans doute obtenu une bien signalée victoire. - Nul ne peut, ajouta Hylas, changer l'opiniâtreté d'une personne si la propre volonté ne le fait ! Mais je me contente que tous ceux qui nous ont ouïs jugent que j'ai raison. - Si cela était, reprit Corilas, il faudrait
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bien dire que la raison serait sans raison η ! Cependant Silvandre s'approchait, mais avec plus de contentement que sa fortune ne voulait pas qu'il eût. Car Diane qui ne pouvait si bien dissimuler son dépit que son visage n'en découvrît plus qu'elle n'eût désiré, afin de remédier à cette impuissance, s'approchant de Phillis, lui dit à l'oreille : - Je vous supplie, ma sœur, de ne me point suivre, parce que je suis contrainte d'aller vers Astrée pour une affaire de laquelle je me suis ressouvenue, et je ne voudrais pas être cause de séparer cette bonne compagnie. - Je le ferai, répondit Phillis, puisque vous me l'ordonnez ainsi, encore que j'eusse été bien aise de m'en retourner avec vous. - Vous le pourrez faire, ajouta Diane, d'ici à quelque temps, lorsque
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je serai un peu éloignée. Et à ce mot elle s'en alla deux ou trois pas, et puis comme si elle se fût ressouvenue de quelque chose, elle s'en retourna encore plus vite vers Phillis, et lui dit assez bas : - Souvenez-vous du bracelet η de mes cheveux, car je désire en toutes façons de le retirer. Et puis je serai bien aise de savoir les discours que vous aurez tenus à cet amant délaissé de cette tant aimée Madonthe ! - Ma sœur, répondit Phillis, vous croyez η un peu trop légèrement, mais, puisqu'il vous plaît, je parlerai à Silvandre et je vous en rendrai réponse. - Comment, reprit incontinent Diane, vous me rendrez réponse ? ce n'est pas ce que je vous dis, car je ne veux ni réponse ni autre chose quelconque de lui, mais ce que je vous supplie de faire, c'est de retirer
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ce malheureux bracelet η qu'il a de moi, et si vous voulez prendre la peine de remarquer la mine qu'il fera quand vous le lui demanderez, vous me ferez plaisir de me le dire. - Je sais bien, répliqua Phillis en souriant, ce que vous voulez, laissez-m'en le souci, et vous en reposez entièrement sur moi. À ce mot, Diane s'en alla seule au plus grand pas
qu'elle put, et sans presque oser regarder derrière elle de peur de donner connaissance de la passion
qu'elle désirait tenir secrète.
D'autre côté, Alexis et Astrée, qui s'étaient séparées de la troupe afin de pouvoir plus librement s'entretenir des discours qui leur étaient tant agréables, ne furent pas plutôt seules qu'Astrée, pleine de contentement η, reprit ainsi la
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parole : - Je ne sais, ma maîtresse, quelle sera la fin de mon entreprise, ni à quoi le destin me réserve. Mais ce commencement me plaît bien de telle sorte que mon désir n'y saurait rien ajouter, pouvant dire avec vérité que l'espoir η ne m'en a jamais tant osé promettre que la courtoisie de ma maîtresse m'en a déjà fait obtenir. - Mon serviteur, répondit Alexis, votre mérite est tel qu'avec raison il vous doit assurer de toutes les faveurs que vous sauriez désirer ! Mais si vous me voulez obliger, considérez, je vous supplie, combien le ciel m'a été favorable en la rencontre que j'ai faite de vous, puisqu'ayant encore dans le cœur l'extrême amertume du changement de cette fille η que j'ai tant aimée, et que j'aime encore, il l'a voulu
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chasser par la douceur de votre amitié, faisant bien paraître par là que le meilleur remède η d'un mal nous vient toujours par son contraire. - Me permettrez-vous, ma maîtresse, reprit Astrée avec un petit souris, de vous dire qu'en l'extrême faveur que vous me faites, vous me rendez toutefois jalouse ? - N'est-ce pas, répondit Alexis, de ce que je dis que j'aime encore cette belle fille η de laquelle je plains le changement ? - Et n'en ai-je pas un peu de raison, ajouta la Bergère, si je veux avoir véritablement le nom de serviteur que vous m'avez donné ? - Mon serviteur, dit Alexis, vous n'en avez point d'occasion, puisque je vous aimerai comme mon serviteur, et elle comme ma maîtresse. - Ni cela encore, répondit Astrée, ne me
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peut ôter la jalousie ! Car tant s'en faut, je crois à cette heure en avoir plus de sujet, d'autant que l'amour que l'on porte à une maîtresse surpasse de beaucoup la bonne volonté que l'on a pour un serviteur η. - Or voyez, reprit Alexis, comme je me veux conformer entièrement à ce que vous voulez. Je ferai de cette sorte : de cesser d'aimer cette fille η de laquelle nous parlons, il m'est impossible, tant pour n'être dite inconstante, que parce que ce serait une erreur extrême de voir tant de mérites et ne les aimer pas ; mais pour ne faillir en pas un de ces points, je l'aimerai cette changeante, mais je ne l'aimerai que pour l'amour de vous. - Je serais satisfaite, répliqua Astrée, de cette promesse si je la pouvais entendre ! - Je veux dire,
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ajouta Alexis, que je ne l'aimerai plus sinon que d'autant que je suis très assurée qu'aussitôt que vous la connaîtrez vous l'aimerez aussi bien que moi ; et s'il n'advient ainsi je vous proteste de ne l'aimer plus. Mais, mon serviteur, vous m'avez dit que vous avez aimé un Berger, que je sache, je vous supplie, qui est ce bienheureux, et si cette amitié continue, ou bien par quel moyen elle s'est séparée. Car il n'est pas raisonnable que nous vivions ensemble comme nous avons résolu, et qu'il y ait quelque chose entre nous de caché. Quoiqu'Alexis eût un extrême désir de savoir le sujet de son bannissement, si est-ce qu'elle lui fit cette demande presque avant que d'y avoir pensé, autrement la doute où elle était d'avoir
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une fâcheuse réponse l'en eût aisément divertie. Mais la parole lui étant échappée sans y avoir pris garde, elle ne put plus la retirer, de sorte qu'elle attendait la réponse d'Astrée, comme l'on fait l'arrêt de la vie ou de la mort. La Bergère d'autre côté, ou plutôt la nouvelle Druide, se troubla un peu de cette demande, comme étant bien en peine de ce qu'elle avait à répondre. Enfin, après avoir été muette quelque temps, elle lui dit avec un grand soupir : - Ha ! ma maîtresse, que vous me commandez de dire une chose qui m'a coûté des larmes infinies, et de laquelle le souvenir ne peut revenir dans mon âme sans être accompagné de tant de douleurs que je frémis en me voyant forcée par votre commandement de le rappeler
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en ma mémoire. Mais le vœu que j'ai fait de ne vous refuser chose que vous vouliez de moi ne me permet pas, à quelque prix que ce soit, de le vous dénier. Sachez donc, ma maîtresse, que le Berger que j'ai aimé se nomma Céladon, et que l'amitié de nos familles ne put empêcher entre nous cette bonne volonté. Mais lorsque nous pouvions espérer une heureuse conclusion de notre amitié η, la mort η le ravit d'entre les hommes, et voulut que je fusse veuve avant qu'être mariée. Voilà en peu de mots ce que j'ai payé avec tant de pleurs, et me pardonnez, ma maîtresse, je vous supplie, si je ne vous le raconte plus au long, car outre que je le crois inutile et hors de saison, encore devez-vous avoir pitié de votre serviteur, et
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ne lui point commander de se renouveler sans sujet une plaie qui ne guérira jamais, et qui est la plus sensible qu'une personne puisse recevoir. Alexis pouvait bien en quelque sorte se contenter de cette réponse ; mais le désir invincible qui la pressait de savoir le sujet η de son mal, la contraignit de passer encore plus outre et de lui dire : - Je suis marrie, mon serviteur, de vous donner cette peine, que je juge bien n'être pas petite. Mais vous devez penser que cette curiosité n'est pas un faible témoignage de l'amitié que je vous porte. Et si cette considération a quelque pouvoir en votre âme, je vous conjure de me dire pourquoi et comment ce Berger mourut lorsqu'il était sur le point le plus heureux de sa fortune. - Ha ! ma maîtresse,
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dit Astrée en se serrant η les mains l'une dans l'autre, c'est bien en l'endroit que vous me touchez que ma plaie est la plus sensible, et toutefois cela ne vous sera point refusé quelque peine que j'en puisse recevoir !
Lorsqu'Astrée se préparait de
satisfaire à la Druide, elles se trouvèrent au bout de l'allée η où elles étaient. Et quand elles se tournèrent pour recommencer leur promenoir, elles virent paraître à l'autre bout la Bergère Diane qui s'en venait les trouver pour éviter la vue de Silvandre. Astrée fut bien aise de cette survenue
qui lui servait d'excuse envers Alexis, si elle ne satisfaisait point à sa curiosité. Et Alexis qui n'y voulait pas avoir tant de témoins, fut la première à lui dire qu'il était à propos
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de remettre ce discours à une autre fois. Et à même temps, Diane arriva, montrant encore à son visage le déplaisir qu'elle avait reçu de la rencontre de ce Berger. Et parce que ce changement était si connaissable, Alexis et Astrée s'en aperçurent aussitôt qu'elles la virent, et cela fut cause qu'Alexis lui demanda d'abord si elle se trou voit point mal. À quoi elle répondit que non, et qu'au contraire elle avait eu beaucoup de plaisir, d'ouïr la dispute d'Hylas contre la beauté. - Mais, dit-elle, je m'assure qu'il n'aura pas si bon marché de Silvandre qu'il a eu de Corilas ! - Et comment, reprit Astrée, Silvandre est-il dans la compagnie ? - Il y arrivait, répondit Diane froidement, au même temps que j'en suis partie, et j'ai vu que toute la compagnie
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se préparait pour l'écouter. Alors Astrée en souriant et se tournant vers Alexis : - Ma maîtresse, lui dit-elle, ne demandez plus à Diane si elle se trouve mal ; je sais bien d'où vient le changement que nous avons remarqué en son visage ! - C'est, ajouta Diane, parce que je me suis hâtée de vous venir trouver, et que, depuis quelque temps, je ne me porte pas si bien que de coutume. - Cette dissimulation, reprit Astrée, n'est pas assez forte pour vous cacher à nous, ni notre amitié ne devrait pas consentir que vous le voulussiez faire. - Que pensez-vous dire, ajouta Diane, et ne prenez-vous pas garde en la présence de qui vous êtes ? - Je sais fort bien, répliqua Astrée, et ce que je dis, et en la présence de qui nous sommes, mais l'honneur que
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que ma maîtresse nous fait de vivre avec nous avec tant de franchise, vous devrait obliger de n'user pas de la feinte par laquelle il semble que vous vouliez vous cacher et à elle et à moi. - Mon serviteur, interrompit Alexis en souriant, si vous ne voulez que je vous accuse de la même faute que vous blâmez en Diane, il faut que vous me disiez ouvertement ce qui en est. - Ma maîtresse, répondit incontinent Astrée, je n'ai garde de vous taire chose quelconque que vous désiriez savoir de moi. Mais afin que cette Bergère n'ait pas occasion de s'en plaindre, commandez-le-moi, et je vous le dirai. - Je vous le commande, dit aussitôt Alexis, et avec le plus souverain pouvoir que vous m'ayez donné sur vous. Astrée alors voulant parler, Diane
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courut lui mettre la main devant la bouche pour l'en empêcher, mais elle s'en démêlant et mettant Alexis entre deux : - Voyez-vous, Diane, lui dit-elle, quand il y irait de ma vie j'obéirai η à ma maîtresse puisqu'elle me l'a commandé. - Madame, dit alors Diane, croyez-moi ne prenez point la peine de l'écouter. Elle ne vous peut rien dire qui soit vrai, ni qui mérite que vous y perdiez le temps. Mais si vous le voulez mieux employer, allons ouïr la dispute de Hylas et de Silvandre, qui ne peut être que fort plaisante, et à laquelle même vous avez de l'intérêt puisqu'il s'y agit de votre beauté et de Stelle. - Nous ferons, répondit Alexis, et l'un et l'autre puisque vous le voulez : car nous les irons ouïr, et en y allant, cette Bergère nous racontera
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ce que vous ne voulez pas qu'elle me dise. - Je ne veux pas, reprit incontinent Diane, qu'elle vous dise des imaginations pour des vérités, et des imaginations encore qui ne peuvent être faites sans m'offenser. Alors Alexis les prenant chacune d'une main, elles s'acheminèrent au petit pas vers le lieu d'où venait Diane. Et Astrée reprenant la parole : - Vous seriez aisée à offenser, ma sœur, dit-elle, si ce que je veux dire le pouvait faire : car lorsque j'ai assuré ma maîtresse que le changement qu'elle a vu en votre visage n'est procédé que de la rencontre que vous avez faite de Silvandre, dirai-je quelque chose qui vous offense, ni qui ne soit pas vrai ? - Et pourquoi, dit incontinent Alexis, aurait-elle changé de visage pour voir une personne qui
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l'aime et qui l'honore tant ? - Tournez les yeux sur elle, ma maîtresse, je vous supplie, dit Astrée, et vous verrez que son visage même vous répondra pour moi. Diane alors, se mettant la main sur les yeux et tournant la tête de l'autre côté, demeura quelque temps sans vouloir permettre d'être vue. Mais enfin connaissant bien qu'il était impossible que sa compagne même ne découvrît ce qu'elle voulait cacher, elle se résolut de le dire plutôt que de la laisser parler : - Madame, lui dit-elle en souriant, véritablement ce qu'Astrée veut dire est une pure imagination. Et toutefois, puisque vous la voulez savoir, j'aime autant vous la dire que si vous l'entendiez de sa bouche, et puis vous jugerez quelle apparence il y a en ce qu'elle a
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voulu dire. Vous avez vu, Madame, que, pour la gageure η que Phillis et Silvandre avaient faite il y a quelque temps, ce Berger faisait semblant de m'aimer. Depuis nous avons découvert qu'il était extrêmement amoureux de Madonthe. - Et qui est cette Madonthe ? interrompit Alexis. - C'est, ajouta Astrée, une Étrangère qui a demeuré quelque temps parmi nous, et que Diane a opinion que Silvandre aime. - J'en ai opinion ? reprit Diane. Pourquoi, ma sœur, ne dites-vous absolument que c'est une Étrangère que Silvandre aime autant qu'il peut aimer, puisque vous savez bien qu'il est vrai ? - Si je le savais bien, reprit Astrée, je le dirais comme vous. Mais tant s'en faut, je jurerais que tout ce qu'il a fait n'est que par civilité. - Ô
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quelle civilité ! s'écria incontinent Diane. Si vous appelez civilité de pleurer, de prier, supplier et importuner, voire, de se jeter aux pieds, et d'embrasser les genoux de Madonthe pour avoir la permission de la suivre η, je ne sais, dis-je, si vous appelez cela civilité, que c'est que vous nommerez amour ! - Vous avez cru η, répondit froidement Astrée, tout ce que Laonice vous a pu dire, et je ne vous en ai point voulu parler jusques au retour de ce Berger, afin que nous en puissions savoir la vérité de sa propre bouche. - Ô Dieux ! reprit Diane, que vous entends-je dire ! Vous voulez tirer la vérité de la bouche d'un homme, et homme amoureux, et pour dire tout d'un Silvandre qui a opinion de pouvoir par son éloquence η éblouir
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aussi bien les yeux de nos esprits que les sorciers η ceux de nos corps ! Vous pouvez aussi bien le faire que moi ajouter jamais foi à chose qu'il puisse dire ! - Et comment, interrompit Alexis, vous avez opinion que Silvandre aime autre que vous ? - Je n'ai jamais eu opinion qu'il m'aimât, dit Diane, ni moins encore la volonté. - Qu'il vous aimât, reprit Astrée, je veux bien croire que vous n'en avez point eu d'opinion. Mais qu'il ne soit vrai qu'il vous aime, je m'assure, ma sœur, qu'il n'y a personne qui l'ait vu auprès de vous qui en puisse douter ! Car à quel dessein, s'il ne vous aimait, pas aurait-il pris tant de peine ? - Pour passer son temps, répondit Diane, ou pour ne savoir à quoi l'employer ailleurs. - Et avant, ajouta
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Astrée, qu'il fit paraître de vous aimer, n'avait-il point d'emploi ? Et penseriez-vous qu'un esprit fait comme celui de Silvandre ne puisse trouver en soi-même moyen de s'employer, sinon en servant ou perdant le temps après une personne qu'il n'aimerait point ? Vous vous souviendrez, ma sœur, s'il vous plaît, de quelle sorte ce Berger a vécu avant qu'il tournât les yeux sur vous. Et puis obligez-moi de considérer quelle vie a été la sienne dès le jour qu'il a commencé de vous aimer. Ces soins qu'il avait des troupeaux qu'on lui donnait en garde, direz-vous que ce soit pour passe-temps s'il les a changés au mépris η des troupeaux d'autrui et de ses propres affaires ? Quand est-ce qu'il a pensé de pouvoir être auprès de vous,
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et que quelque nécessité qu'il ait eue de se trouver ailleurs l'en ait pu empêcher ? Quel commandement des vôtres, ou plutôt quel signe seulement de votre volonté, a-t-il pu reconnaître qu'il n'ait observé comme une loi inviolable ? Bref, ma sœur, dites-moi quel respect plus grand se peut rendre non seulement aux plus puissants de la terre, mais aux Dieux même que celui qu'il a toujours eu pour tout ce qui a été de vous ? Si ces choses ne sont des marques très assurées d'une parfaite amour, je m'en remets à tous ceux qui quelquefois en ont ouï parler. - Ma sœur, répondit froidement Diane, vous me dites tant de choses de Silvandre que je vois bien que vous croyez ce que vous en dites. Mais moi qui ne les ai ni vues ni
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voulu voir, j'en crois ce que Laonice m'en a rapporté. Et si les signes que vous dites avoir remarqués en lui sont des témoignages d'amour, pourquoi ne le seront-ils pas de l'amour qu'il porte à Madonthe ? - Parce, répliqua Astrée, qu'il vous a dit en ma présence cent et cent fois que c'était pour vous qu'il mourait d'amour. - Les hommes, dit Diane, se plaisent à se moquer ainsi des filles qui les écoutent. Et ne pensez-vous point qu'en particulier il n'en ait dit encore davantage à sa chère Madonthe ? Mais si je ne me trompe, et s'il ne se moque que de celles qui l'ont cru, ce ne sera jamais pour moi que sa moquerie aura été faite. - À ce que je vois, interrompit Alexis, vous croyez contre Silvandre tout ce que l'on vous a dit, comme
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si vous l'aviez vu ! - Je le crois, Madame, répondit Diane, parce qu'il est vrai. Mais je l'en quitte
de bon cœur, et vous assure que je tiens pour bien payées toutes les importunités que j'ai souffertes de sa feinte par la connaissance que Laonice nous a donnée de ses intentions. - Il me semble, ajouta Alexis, que le rapport que cette fille vous a fait n'est pas si assuré que vous y dussiez
donner foi, ni en faire un entier
jugement avant que vous l'eussiez su par sa bouche même.
- Ha ! Madame, dit Diane en se tournant de l'autre côté, je vous assure que je me soucie si peu de son amour ni de sa haine que je ne voudrais pas y avoir employé une seule parole ! Mais outre cela penseriez-vous retirer
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la vérité d'une âme si dissimulée et si feinte ? - Et pourquoi, reprit Astrée, feindra-t-il s'il ne vous aime point ? - Et ne vous puis-je pas aussi demander, répondit Diane, pourquoi, ne m'aimant point, il a feint le contraire avec tant de dissimulation η ? - Je dirais quant à moi, réplique Astrée, qu'il n'a pas fait cette faute. Mais toutefois si vous voulez qu'il l'ait commise j'en accuserai l'amour qu'il portait η à cette Madonthe, parce que, cependant qu'elle demeurait parmi nous, elle pouvait être bien aise qu'il l'aimât à vos dépens, mais maintenant qu'elle s'en est allée cette feinte, ce me semble, serait bien inutile. - Je ne pense pas aussi, dit Diane qu'il la continue. - Mais, ajouta Astrée, s'il la continue, que direz-vous ? - Je dirai, répondit Diane,
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qu'ayant tant de fois blâmé l'inconstance il a honte de se faire reconnaître inconstant. - S'il avait cette honte, répliqua Astrée, il ne se fût pas découvert si librement devant tous ceux qui lui η ont vu prendre congé de Madonthe ! - Que voulez-vous que je vous réponde, ma sœur, dit Diane, sinon que quelquefois nous ne sommes pas maîtres de nos premiers mouvements. Il a été surpris de ce prompt et inopiné départ, et n'a pu, quoique grand artisan de mensonge, s'empêcher de découvrir la vérité qu'il avait si longtemps tenue cachée. Mais, ma sœur, que sert-il de tant parler d'une chose qui ne le vaut pas ? Laissons Silvandre avec sa tant aimée Madonthe ! Aussi bien ai-je opinion que nous avons plus de mémoire de lui qu'il n'en a pas
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de nous, et même maintenant qu'il n'a rien dans l'âme que le regret d'avoir été contraint de s'en séparer par l'ordonnance, comme je crois, de Tersandre.
Cependant que ces Bergères discouraient ensemble de cette sorte, et soudain après que Diane se fût éloignée de Phillis, Silvandre arriva au lieu d'où elle était partie. Mais à peine eut-il le loisir de saluer toute la troupe que Hylas s'adressant à lui, lui dit : - Veux-tu dire, Silvandre, que Diane soit plus belle η que Stelle ? - Et toi, Hylas, répondit Silvandre, voudrais-tu nier que le soleil ne fût pas plus clair que la nuit ? Toute la troupe se mit à rire autant de la réponse que de la demande. Mais Hylas, sans s'étonner : - Je maintiens, quant à moi, continua-t-il, que Stelle, non
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seulement égale, mais surpasse de beaucoup la beauté de Diane. - Je ne m'étonne pas de ce que tu dis, répondit Silvandre, car je crois que l'ignorance qui est en toi te peut faire avoir encore un plus mauvais jugement ! - Je te répondrais d'autre sorte, dit Hylas, si je n'avais la raison de mon côté, et si je ne pensais te le faire avouer, avant que de partir d'ici, en la présence de tous ces Bergers, pourvu que tu aies la hardiesse de me répondre. - Tu ne dois point douter, dit Silvandre en souriant, que je ne te réponde à tout ce que tu me demanderas. Mais que tu me fasses avouer ce que tu dis, c'est ce que je ne croirai jamais si ce n'est que tu te serves de quelque enchantement ! - L'enchantement, répondit Hylas, dont je me servirai sera la force de mes
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raisons desquelles, non pas toi, mais toute cette troupe jugera. Or réponds-moi donc, Silvandre, combien estimes-tu que Diane soit belle ? - Autant, dit Silvandre, que le peut être une fille. - Et moi, répondit Hylas, je tiens que Stelle est plus belle que fille du monde ! Or vois-tu que, sans y penser, tu as dit la vérité : tu as opinion que Diane est seulement aussi belle que le peut être une fille. Et moi je dis que Stelle l'est encore davantage. - Si l'opinion, ajouta Silvandre, était celle qui doit juger de ce différend, ou bien qui fit une personne être plus ou moins belle, j'avouerais qu'en ceci tu pourrais avoir quelque sorte d'avantage. Mais combien es-tu déçu, Hylas, si tu as cette croyance, puisque la beauté est la perfection de la chose
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où elle est. Voudrais-tu dire que la perfection de chaque chose ne fût qu'une imagination ? - Mais toi, reprit l'inconstant, voudrais-tu bien nier que la beauté η, et même celle des femmes, fût autre chose que l'opinion de celui qui la voit ? Puisque s'il était autrement, celle qui semblerait belle à une personne serait telle aux yeux de tous ceux qui la verraient, ce que tu éprouves bien être faux en l'opinion que tu as, et que je sais aussi de la beauté de Diane, et de la plus grande beauté de Stelle. - Le fondement, répliqua Silvandre, sur lequel tu bâtis est posé sur un sable si mouvant qu'il ne peut que tomber bientôt en ruine, puisque ce n'est pas l'opinion que l'on a de chaque chose qui met le prix à sa valeur, mais la propre bonté qui est en
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elle. Autrement il s'ensuivrait qu'une pierre bien falsifiée η ou l'or faux d'un savant Alchimiste serait meilleur que le vrai diamant ou l'or bien purifié, puisque bien souvent l'on a opinion, les voyant si beaux, qu'ils soient meilleurs que les autres. Mais sais-tu, Hylas, d'où vient cette opinion ? C'est sans plus de l'ignorance. Parce que si l'on savait que ces Diamants et cet Or fussent faux, l'on ne les estimerait jamais tant que ceux qui sont bons et naturels. De même est-il du jugement que tu fais de Diane et de Stelle, car si tu savais que c'est que la beauté, tu en jugerais sainement, et non pas à la volée comme tu fais. - Quant à moi, reprit Hylas, je ne pense point faillir ayant la plus grande partie des hommes de mon côté. - C'est aussi, répondit
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Silvandre, la plus grande partie qui est celle des ignorants ! Et toutefois, encore que la beauté η soit un rayon qui de la divinité s'étend sur toutes les choses, soit spirituelles, soit corporelles, si est-ce qu'en tant qu'elle est mêlée avec le corps, elle peut être vue par nos yeux, et comme telle, ils en peuvent faire leur rapport à l'entendement, qui, après, en donne le jugement que tu appelles opinion. Or, si tu veux te remettre en notre dispute aux voix de cette compagnie, je m'assure qu'il n'y en aura guère qui soient de ton côté. Et cela d'autant que, tout ainsi qu'il y a plus ordinairement de personnes saines que de malades, de même aussi des choses qui tombent sous les sens, il y en a toujours plus qui en jugent sainement.
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Autrement, il faudrait croire que la nature η faillirait plus souvent en ses ouvrages qu'elle ne les accomplirait selon ses règles, qui serait un blasphème et contre elle, et contre le Dieu de la Nature.
Silvandre voulait continuer ayant un champ assez ample pour n'avoir pas de longtemps faute de discours, si Hylas, qui ne pouvait avoir une si longue patience, ne l'eut interrompu, lui disant : - Je sais bien, Silvandre, que l'année sera fort fertile quand tu nous feras cherté η de tes paroles ! Mais réponds-moi et me dis si la beauté η n'est une pure opinion, d'où vient que l'un aime l'œil vert, l'autre l'œil noir, l'un la blanche et l'autre la claire brune ? Et ne faut η pas que tu te sauves en me répondant que cela procède de l'ignorance, car
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nous voyons, comme je le disais avant que tu sois arrivé, que ce sont des Provinces entières qui font ce jugement. - Ce que tu me demandes, Hylas, répondit Silvandre, n'est pas difficile à résoudre : les Gaulois aiment l'œil vert, les Grecs et les Latins l'œil noir, parce qu'en Grèce, les filles y sont ordinairement plus noires, et en Gaule plus blanches ! Or figure-toi des cheveux blonds et des yeux verts en un visage qui ne soit pas bien blanc, et tu verras que les Grecs ont raison d'estimer l'œil noir, puisque l'autre serait presque difforme au visage de leurs filles qui, pour blanches qu'elles soient, ne le peuvent être davantage que celles que nous nommons ici claires brunes. Mais, Hylas, je ne sais si tu es au bout de tes raisons, mais si
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tu n'en as point d'autres pour me convaincre, assure-toi que ni cette troupe ni moi ne croirons point pour ce coup que les enchantements desquels tu m'as menacé m'aient fait avouer que Stelle soit aussi belle que Diane ! À ce mot, jetant l'œil sur Phillis, et voyant qu'elle lui faisait signe de lui vouloir dire quelque chose, quoique Hylas le tirât par sa jupe montrant d'avoir encore à dire beaucoup sur ce sujet, si ne voulut-il s'arrêter davantage. Mais tournant seulement le visage à lui : - Contente-toi pour ce coup, lui dit-il, Hylas, du temps que tu m'as fait perdre, une autre fois, quand Diane y sera je t'en ferai une leçon aussi longue qu'il te plaira. Et se démêlant de ses mains, s'approcha de Phillis, et lui dit assez bas : - Que veut
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dire mon ennemie, si toutefois je vous dois encore donner ce nom, que vous êtes séparée de la maîtresse que vous avez donnée à Silvandre ! - Berger, lui répondit-elle froidement, toutes choses sont tellement sujettes à changer que l'on ne se doit point étonner de me voir faire quelque chose contre ma coutume. Et quant au nom que vous me donnez de votre ennemie, s'il me doit demeurer pour quelque autre occasion, je n'en sais rien, mais si fais bien que, pour celle η de Diane, vous ne me le devez non plus donner qu'à elle celui de votre maîtresse. Silvandre fut un peu étonné voyant cette froideur, et oyant ce langage. Toutefois se ressouvenant que Phillis avait accoutumé de lui faire la guerre,
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il ne fit au commencement que s'en sourire. Mais puis après considérant que, si c'était une feinte, elle était trop bien représentée et durait trop longuement, il l'éloigna de la troupe pour n'être ni ouï ni vu de personne, encore que ce fût bien en vain η, parce que tous ces Bergers et Bergères s'amusaient de sorte autour de Hylas, se moquant de la victoire qu'il avait obtenue contre Silvandre, que malaisément eussent-ils pris garde à chacune η de ses actions. Cela fut cause que le Berger se voyant assez éloigné pour n'être entendu : - Vos paroles, dit-il à Phillis, et votre mine montrent bien que vous êtes mon ennemie. Mais pour ce qui est de Diane, il n'y a rien qui ne me dise qu'elle est ma maîtresse, et que je n'en dois jamais
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avoir d'autre. - Ce que vous devez, répliqua Phillis, je ne le sais pas, mais pour ce qui est de Diane, je suis très assurée qu'elle n'est ni ne veut rien être pour vous. - Ha ! mon ennemie, s'écria alors Silvandre, et s'approchant davantage d'elle, je vous supplie ne continuer plus cette feinte ni ce langage, car vous me feriez mourir ! - Quelque occasion, ajouta-t-elle, que vous nous donniez de vous haïr, je ne saurais toutefois désirer votre mort, ma haine ne passant jamais si avant. Mais si vous voulez que nous nous séparions un peu davantage, je vous dirai bien sur ce propos que vous n'êtes plus avec Diane aux termes que vous souliez être ; et que si ce que l'on nous a dit est vrai, le tort vous en demeure, et à nous le déplaisir.
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- Bergère, dit alors Silvandre, la prenant sous le bras et l'éloignant encore davantage, je vous supplie, si c'est pour me mettre en peine que vous me parlez de cette sorte, de me le dire promptement, et vous contentez de celle en laquelle vous m'avez mis ! - Berger, Berger, répondit-elle, je ne vous dis rien pour vous mettre en peine, mais plutôt pour le désir que j'ai de vous en voir dehors. Et me croyez, Silvandre, que je parle η à bon escient. Diane est infiniment en colère contre vous. Et si on ne lui a point menti, je dis que sa colère n'est pas sans raison. - Mon Dieu ! Phillis, s'écria le berger, qu'est-ce que vous me dites ? - Je vous dis, répliqua-t-elle, la pure vérité. Et afin que vous connaissiez que je ne mens point, sachez qu'aussitôt
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qu'elle vous a vu elle s'en est allée, et m'a donné charge de retirer de vous le bracelet η que vous avez de ses cheveux, tant parce que le temps qu'il vous était permis de le garder est écoulé, que d'autant qu'il n'est pas raisonnable que ce témoignage vous demeure de la bonne volonté d'une personne pour qui η vous n'en avez point.
Silvandre alors, ravi d'étonnement, et s'éloignant d'un pas de Phillis, se plia les bras η l'un dans l'autre sur l'estomac. Et sans pouvoir ouvrir la bouche, demeura les yeux fermés et sans ciller
sur la Bergère, comme s'il n'eût point eu de sentiment, et n'eût été qu'ayant demeuré quelque temps de cette sorte, Phillis, qui en eut pitié, le tira par le bras,
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ce ravissement l'eût tenu bien longtemps insensible. Mais comme s'il fut revenu d'un long évanouissement : - Ô Dieu ! dit-il, avec un grand soupir, et joignant les mains ensemble, Ô Dieu ! et quelle faute ai-je commise contre votre Puissance ? Et demeurant là quelque temps muet, il reprit enfin ainsi : - Il faut sans doute qu'elle soit grande cette faute, puisque vous permettez que tant injustement je sois blâmé d'un défaut qui ne fut ni ne sera jamais en moi. - Ces exclamations, interrompit Phillis, sont inutiles, maintenant puisque vous savez bien que l'Amour a d'autres privilèges que le reste des Dieux, et que le Ciel ne punit point ses tromperies η. - Et comment, Bergère, reprit Silvandre, vous croyez donc, et Diane aussi, que je n'aie point de bonne volonté
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pour elle ? - Je ne dis pas, répondit Phillis, que je le croie. Mais je dis bien que si l'on n'a point menti à Diane, elle a un très grand sujet de ne vous point aimer. Car, vous semble-t-il, Silvandre, qu'elle soit une Bergère pour servir de couverture en l'amitié que vous portez à une autre ? Trouvez-vous en elle si peu de mérite qu'elle ne soit pas digne d'être servie, si ce n'est pour couvrir une autre affection ? Voyez-vous Berger, les dissimulations et les tromperies η peuvent bien quelque temps abuser ceux qui ne soupçonnent point une telle trahison, mais depuis que l'on y veut prendre garde, croyez-moi que c'est comme de l'Alchimie η : pour peu que l'on la frotte, elle rougit et montre incontinent sa fausseté. Il n'y a rien de tel ni
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qui soit plus estimable que d'aller franchement en toutes choses, les finesses et les tromperies η sont des témoignages d'un courage vil et abattu. - Je vous avoue, dit le Berger, tout ce que vous me dites, mais enfin, qu'ai-je fait ? - Vous le savez, répondit-elle, mieux que personne. La chose est trop découverte pour penser que vous la puissiez encore tenir cachée : que si vous voulez l'entendre de ma bouche, et qu'il ne faille plus que cela pour vous convaincre, je dis, Silvandre, que vous avez fait semblant d'aimer Diane, cependant que vous donniez toute votre affection à Madonthe ! C'est chose que vous ne pouvez plus nier, si vous n'êtes le plus effronté Berger de l'Univers. Toute cette contrée le sait et s'en rit, et Diane et
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nous comme les autres. Que si nous en avons eu quelque déplaisir, ce n'est pas que Diane se soucie d'être aimée de vous ! Vraiment ce lui est un grand avantage d'être recherchée d'un Berger vagabond et inconnu η, comme vous êtes, elle qui n'a personne qui la devance, ni en vertu, ni en mérite ! Mais l'ennui que nous en pouvons avoir eu procède seulement des importunités que, sans y penser, nous lui avons fait avoir de vous. Et dites la vérité, Silvandre, quel dessein était le vôtre en cette feinte ? Comment vous étiez-vous imaginé qu'elle pût demeurer longuement cachée ? Et se découvrant, n'avez-vous point appréhendé que chacun fît avec raison un très mauvais jugement de vous ? Diane est plus belle quand elle pleure que
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Madonthe quand elle rit. Les défaveurs de Diane sont plus estimables que toutes les caresses de cette coureuse. Et où est votre entendement, Silvandre, en faisant un si mauvais choix ? - Et Diane, reprit Silvandre, a pu croire ce que vous me dites ? - Et comment, répondit Phillis, ne l'eût elle pas cru puisque chacun le lui a dit, et qu'elle en a vu les effets très assurés η ? Car à quoi ce grand soin que vous avez de tout ce qui touchait cette Étrangère ? À quoi toute cette éloquence pour lui persuader de ne point partir ? À quoi vous jeter à ses pieds ? À quoi lui embrasser les genoux pour l'en supplier ? À quoi ces larmes épandues en lui disant adieu ? Et à quoi enfin ce voyage hors de saison que venez η de faire avec elle ? Et Dieu sait,
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pauvre Berger, comme vous avez bien employé votre service ! La pauvrette η meurt d'amour pour mille autres qui ne vous valent pas, et Tersandre la possède tellement qu'il n'y a pas grande espérance pour vous, que si vous ne l'avez reconnu vous-même, il faut bien avouer que l'Amour n'est pas seulement aveugle, mais qu'il rend encore tels tous ceux qui le suivent ! Or toutes ces choses que je vous dis ne sont pas pour vous témoigner que Diane s'en soucie, car au contraire, elle loue Dieu d'être exempte de vos importunités. Mais c'est seulement pour vous faire savoir que vos tromperies η et vos dissimulations sont découvertes, et qu'il ne faut plus que vous espériez de nous abuser par vos artifices.
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Phillis parlait de cette sorte à Silvandre, non pas qu'elle en eût eu charge de Diane, car la modestie de cette fille était telle, et son courage si grand, qu'elle eût plutôt élu de mourir que de donner connaissance que la trahison qu'elle pensait être en Silvandre lui eût déplu. Mais parce que véritablement η elle η était en colère contre le Berger, et ressentait comme sienne l'offense qui avait été faite à sa compagne. Et il fut très à propos η que, durant tous leurs discours, la troupe se fût entièrement éloignée d'eux, autrement il eût été impossible que chacun ne se fût aperçu du trouble où ces paroles le mirent, qui fut à la vérité η plus grand que la Bergère n'avait estimé. Le regret de se voir accusé d'une faute qu'il n'avait
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point faite, la perte de la bonne volonté qu'il avait espéré d'obtenir en Diane, et les cruelles paroles de Phillis, qu'il jugea bien venir de la part de sa maîtresse, le surprirent de telle sorte que, sans pouvoir proférer un seul mot, il fut contraint de s'appuyer contre un arbre, où la faiblesse augmentant, et les jarrets lui venant à défaillir, il se laissa couler sur la terre ; où peu après une si grande défaillance de cœur le surprit que peu à peu il demeura immobile et sans point de sentiment. Phillis qui le vit en cet état le tira plusieurs fois au commencement par le bras, et puis voyant qu'il se laissait aller, comme s'il eut été mort, elle courut au petit ruisseau qui accompagne cette allée η jusques dans Lignon, et puisant de
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l'eau dans ses mains s'en revint courant η la lui jeter au visage. Mais tous ces remèdes ne lui profitant de rien, elle le laissa, toute épouvantée, et s'en courut du côté où elle avait vu passer toute la troupe pour appeler quelqu'un qui le vînt secourir.
Fin du premier livre.