L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Troisième partie
Livre 1
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Rabel
Devant le temple d'Astrée, Paris se cache pour écouter Damon et Halladin.
Un tigre est dessiné sur le bouclier (III, 1, 15 recto)
(Voir Illustrations)
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Devant le temple d'Astrée, Paris caché écoute Damon et Halladin
qui s'entretiennent avec Adraste (III, 1, 20 recto)
(Voir Illustrations)
Éd. de 1619, 1 recto.
Éd. Vaganay, III, p. 11.
DEPUIS que la délibération fut faite parmi
les bergères de Lignon d'aller dans trois jours η toutes ensemble visiter
la
déguisée Alexis, Amour, "
qui se plaît à tourmenter avec de plus
cuisantes "
peines ceux qui le servent et qui l'adorent "
avec plus de perfection, commença de faire ressentir à la bergère Astrée de certaines impatiences qui se pouvaient dire aveugles, et desquelles
elle eût pu malaisément donner quelque bonne raison ; car l'on en eût bien peut-être trouvé quelqu'une au violent désir qu'elle avait de voir Alexis, parce qu'on lui avait rapporté que son visage ressemblait à celui de Céladon, si la résolution de l'aimer n'eût point d'abord préoccupé l'esprit de cette sage fille, ou plutôt si cette résolution n'eût point été devancée par une amour déjà grande et impatiente. Et sans doute l'on peut dire qu'elle était née, cette nouvelle Amour, puisque tous les effets qu'une naissante affection a accoutumé de produire se trouvaient dès lors en l'âme de cette * nouvelle amante, de sorte que les trois jours η qui avaient été pris pour faire ce tant agréable voyage et qu'elle nommait trois siècles * de longues et fâcheuses années, lui semblaient si longs qu'elle eût bien voulu que sa vie eût été d'autant abrégée, pourvu que le jour si désiré vînt tant plus tôt lui donner le contentement qu'elle espérait. Mais lorsqu'Alexis sut par son frère que véritablement Astrée devait la visiter dans si peu de temps, quel sursaut fut celui de cette déguisée Druide ? Elle ressentit tout à coup deux bien différentes passions, encore qu'un même sujet les eût produites dedans une même âme : sa joie ne fut pas petite de penser que dans si peu de jours elle jouirait de l'agréable vue de sa bergère et pourrait l'entretenir, encore que sous ces habits empruntés ; mais sa crainte n'était guère moindre quand elle pensait que si elle était reconnue sa maîtresse aurait occasion de l'accuser
de désobéissance
et d'avoir contrevenu à ses commandements η, faute qu'elle n'eût voulu commettre pour la perte même de sa vie, et reproche qu'elle n'eût pu souffrir sans la mort ; car, ayant conservé son affection jusques en ce temps-là pure et exempte de toute sorte de blâme, elle eût beaucoup plutôt choisi de n'être plus que de la η noircir de la moindre tache d'infidélité ou de peu de respect. Et toutefois, suivant la coutume de ceux qui aiment bien, elle retenait plus souvent ses pensers sur les agréables images que son espoir lui représentait que sur celles de la crainte, si bien qu'elle commença de trouver le terme de trois jours trop reculé, et accusait en son impatience ceux qui l'avaient ainsi ordonné sans raison.
Que si Léonide qui savait tous les secrets de son cœur, et qui semblait être destinée à n'avoir jamais ce qu'elle désirait mais à contribuer seulement toute sa peine et toute son industrie au contentement d'autrui, n'eut par ses doux entretiens et par ses complaisances ordinaires accourci la longueur de ses jours ennuyeux, elle eût passé sans doute une assez fâcheuse vie. Mais combien cette attente eût-elle été beaucoup plus difficile à toutes deux, si le berger eut su l'impatience d'Astrée, et si Astrée eut été assurée que ce n'était pas la ressemblance de son berger, mais son berger même qu'elle verrait où elle allait chercher cette Druide ! Et considérez η combien Amour "
est mauvais maître, et
combien il paye mal la "
peine de ceux qui le servent : il donne à ces "
Amants tout ce qu'ils sauraient désirer, car il fait qu'ils meurent d'amour l'un pour l'autre, et il n'y a point de désir en leur âme plus ardent que celui de cette réciproque volonté. Mais, comme s'il était jaloux que les humains jouissent de ces contentements qui sont les plus grands que les Immortels puissent avoir, il veut qu'ils ignorent le bien qu'il leur fait et que, dans cette ignorance, ils n'en jouissent point ; car Céladon ayant été si cruellement condamné à un éternel bannissement que pouvait-il accuser de cette injustice que le changement de l'amitié de sa bergère ? Et Astrée, l'ayant vu η précipiter dans les eaux de Lignon, et depuis ayant eu opinion que son esprit était revenu vers elle lorsqu'elle dormait η, que pouvait-elle penser sinon que l'amour du Berger n'ayant pu souffrir la cruauté de son commandement η il avait recouru à la mort pour fuir l'insupportable sentence de son courroux ? Et cette considération la tourmentait de si grands repentirs qu'elle était fort peu souvent seule qu'incontinent les soupirs ne témoignassent le regret de son âme, et les larmes, le cuisant déplaisir qu'elle en avait.
Le jour enfin tant impatiemment désiré fut devancé et par cette nouvelle Druide et par la nouvelle Amour d'Astrée, parce que toutes les deux, ne pouvant attendre le lever du Soleil, sortirent du lit dès la première clarté de l'Aurore. Céladon, qui fut le plus diligent, ne pouvant trouver repos dans les plumes du sien η et accusant le Soleil d'être paresseux, appelait et conjurait
l'Aurore d'ouvrir promptement les portes du Ciel afin de donner commencement à ce jour bienheureux et si longuement attendu. Et parce que sa lumière ne paraissait point encore, il chanta dans le lit même tels vers :
SONNET.
Sur une attente.
Moments paresseux traînés si lentement,
Ô jours longs à venir, longs à clore vos heures,
Qui vous tient endormis en vos tristes demeures ?
Vous souliez autrefois couler si vitement.
Ô Ciel qui traînes tout avec ton roulement,
Et qui des autres Cieux les cadences mesures,
Dis-moi qu'ai-je commis, et par quelles injures
T'ai-je fait alentir ton léger mouvement ?
Moments, vous êtes jours, jours vous
êtes années,
Qui de vos pas de plomb n'êtes jamais bornées
Que les siècles plus longs vous n'alliez égalant.
Pénélope
de nuit défaisait sa journée ;
Je crois que le Soleil va ses pas rappelant
Pour prolonger le jour et ma peine obstinée.
Cependant que le Berger se plaignait de cette sorte, le temps s'écoulait et peu à peu faisait approcher l'heure de la première clarté du jour, qui ne donna pas si tôt par les vitres dans sa chambre que le berger, devenant η Druide en prenant les habits d'Alexis elle laissa le nom de Céladon pour celui de la fille d'Adamas. Trop heureuse en ce changement si elle eut pu aussi se dépouiller de la passion qui la faisait déguiser de cette sorte ! Mais le cœur de Céladon, qui sous ces habits empruntés ne laissait de lui demeurer dans l'estomac, n'eût jamais consenti à ce change, non pas même quand la mort l'eût voulu ravir du lieu où il était. Vêtu donc des habits d'Alexis, aussitôt que la porte du logis fut ouverte, il s'en alla tout seul dans un petit bocage qui regardait sur la plaine, et d'où se pouvait remarquer presque tout le cours de la délectable Rivière de Lignon. Mais aussitôt qu'il y eut jeté les yeux dessus, combien les arrêta-t-il promptement sur l'endroit où demeurait Astrée, et se représentant l'heureuse vie qu'il avait passée en ce même lieu lorsqu'en ses propres habits, et non point sous un nom emprunté, il lui était permis d'être auprès de sa bergère. Que de soupirs lui déroba cette pensée, et que d'agréables souvenirs lui remit-elle en la mémoire ! Il s'allait une à une redisant les favorables réponses qu'à diverses fois sa bergère lui avait faites, lorsque quelquefois, pressé d'amour, il la suppliait de lui donner quelque assurance de sa bonne volonté, ou quand la crainte le gelait de peur qu'enfin la haine de
leurs parents ne prévalût par-dessus ses services. Là ne furent oubliées les traverses η d'Alcippe et d'Hippolyte, ni les contrariétés η d'Alcé, ni le courroux de leurs parents, ni les longs voyages η qu'on lui avait fait faire, ni les finesses η que l'Amour lui avait enseignées, ni la constance qu'Astrée avait toujours fait paraître en toutes les difficultés qui s'étaient présentées, ni bref une seule chose qui lui pût témoigner qu'elle l'avait aimé. Et après considérant ce qui η
lui était advenu lorsqu'elle le bannit de sa présence, et cherchant des yeux le lieu malheureux où il reçut cette rigoureuse ordonnance : - Le voilà bien, dit-il, le montrant du doigt, l'endroit destiné à me ravir tous mes contentements et à donner naissance à tous mes ennuis ! Mais, s'écriait-il après être demeuré quelque temps les bras croisés et sans dire mot, mais est-il possible que d'une si grande affection il soit procédé une si grande haine, d'une si grande constance un si grand changement, et d'un si grand bonheur un désastre si peu attendu ? Et lors se taisant comme s'il eût considéré avec admiration la différence qu'il y avait de sa vie passée à celle qu'il allait traînant, et bien, reprenait-il un peu après, et bien, elle est véritablement très grande cette différence que tu admires, mais tu en dois être moins étonné que η de voir que tu sois encore en vie après avoir perdu tout ce qui te pouvait donner quelque volonté de vivre.
Astrée cependant, qui de toute la nuit n'avait pu clore l'œil, ne vit pas plutôt paraître la première blancheur de l'Aurore que, se jetant
à bas du lit, elle s'habilla en diligence, et s'en alla avec la même hâte trouver ses compagnes qui, n'ayant pas tant de passion qu'elle, reposaient aussi avec moins d'inquiétude. Et quoiqu'en y allant elle vît Silvandre au carrefour de Mercure, qui était couché dessus les marches du Terme, si est-ce que, pour ne perdre un moment de temps, elle ne voulut parler à lui afin d'être plus tôt vers ces deux chères amies qu'elle croyait bien encore trouver endormies, mais qu'elle espérait de faire hâter tant plus tôt qu'elle y serait. Et d'effet les ayant trouvées bien avant encore dans leur sommeil (car expressément ce jour elles avaient couché ensemble) elle les éveille, les appelle paresseuses, et pour leur donner occasion de se lever plus promptement, leur jette en terre et couvertes et linceuls, les laissant beaucoup plus étonnées de voir faire une telle action η à cette bergère que non pas de se trouver nues dessus le lit. Mais elle était excusable puisqu'une plus forte passion que n'était pas son humeur l'y contraignait. Ô Silvandre η ! Que tu eusses eu d'obligation à cette bergère si, interrompant tes pensées, elle t'eût emmené avec elle pour témoin de cette action ! Juge quel effet cette vue eût causé en toi puisqu'Astrée, voyant ces beautés, en demeura ravie ! Et dit en soupirant : - Ha ! Diane, si vous eussiez été la troisième η dans le Temple, pour certain Céladon vous eût donné la pomme, et ce jour-là n'eût pas été le commencement de notre malheureuse amitié. - Astrée, lui répondit-elle,
vous êtes à ce matin si peu sage que je ne saurais croire votre jugement être bon. Aussi est-ce le moindre de mes soucis que celui de la beauté, n'y ayant plus rien au monde qui me la puisse faire désirer.
- Si est-ce, répondit Astrée, que, venant ici, j'ai rencontré une personne, qui, je m'assure, élirait plutôt la mort que de souffrir la continuation de cette volonté en vous. Et si vous l'aviez vu comme moi, renversé dessus les marches du Terme de Mercure, les bras croisés, et les yeux tendus η contre le Ciel, vous croiriez que je ne mens pas.
- Je sais bien, dit-elle, que vous voulez parler de Silvandre. Mais, ma sœur, ne savez-vous que c'est par gageure η ?
- Les feintes, répliqua Astrée, ne "
donnent
jamais de si véritables passions, et tenez-moi "
pour la plus ignorante
personne du monde en cette science η
si Silvandre ne vous aime passionnément, et si cette amitié η, quelque traitement que vous lui puissiez faire, ne l'accompagne dans le cercueil ; car ces personnes "
mélancoliques, et qui sont lentes et tardives à "
aimer, quand une fois elles s'éprennent, jamais "
plus leur amour ne s'éteint.
- Je
vous avoue, ma "
sœur, répondit Diane, que, dès le commencement "
que cette gageure η se fit, j'eus cette même appréhension ; et n'eût été que je connus que vous le vouliez ainsi, jamais je n'y eusse consenti, sachant assez combien ces feintes sont "
dangereuses,
et combien sont importuns la "
plupart de ceux qui aiment, desquels
ordinairement "
l'opiniâtreté procède de vouloir vaincre "
ce qu'ils jugent
de plus malaisé. Mais puisque "
le mal de ce Berger est procédé de la permission que vous lui avez fait avoir de moi, je suis résolue qu'aujourd'hui sera le dernier jour qu'il en aura le congé, car, en la présence d'Alexis et de Léonide, je donnerai le jugement de Phillis et de lui. Aussi bien les trois Lunes sont écoulées η, et le retardement que j'y ai mis n'a été que pour le désir que j'avais que la Nymphe vît la fin de cette action, comme déjà elle avait assisté au commencement. Astrée se tut pour ne lui déplaire. Mais Phillis prenant la parole : - Et quoi, ma sœur, lui dit-elle, avez-vous opinion que quand votre jugement sera donné, s'il vous aime, il cesse de vous aimer ? - J'ai opinion, répondit Diane, qu'il ne parlera pas à moi de la sorte qu'il a fait, et que, s'il m'aime, il en aura toute la peine. - Ô Diane, répliqua Phillis, que vous l'entendez mal ! À cette heure, vous pouvez feindre, que tout ce qu'il vous dit c'est pour notre gageure η, au lieu que, quand cette excuse n'y sera plus, vous serez obligée de recevoir ses paroles à bon escient. - Je sais bien, reprit Diane, que ce que vous dites est vrai. Mais, s'il parle à moi autrement qu'il ne doit, je le traiterai en façon qu'il n'y retournera pas la seconde fois. Phillis alors se mettant à rire : - Ô ma compagne, lui dit-elle, nous en avons bien vu d'autres qui avaient fait ces mêmes résolutions, et qui enfin ont été contraintes de les changer ! Car dites-moi je vous supplie, s'il continue à vous en parler après la première défense que vous lui en ferez, que sera-ce pour cela ? le tuerez-vous s'il y contrevient ? - Je ne le tuerai
pas, répondit Diane, mais je parlerai bien à lui de sorte que, s'il m'aime il craindra de ne me plus importuner, et s'il ne m'aime pas il plaindra la peine de feindre plus avant.
- Au contraire, lui répliqua
Phillis, s'il ne vous aime pas, il ne se souciera guère de vous déplaire, et s'il vous aime, son affection l'empêchera de vous obéir en ce qui contrevient à son amour ; car,
ma sœur, soyez assurée qu'une violente passion "
peut bien être contrariée, mais non pas effacée "
entièrement. Vous verrez qu'il obéira peut-être "
quelque temps à vos rigoureuses défenses. Mais peu après il rompra toutes considérations, et, comme un torrent qui rencontre en son cours quelques empêchements au commencement s'arrête, puis peu à peu, se renforçant, non seulement il emporte cette défense, mais, surmontant ses propres bords, inonde, et assable tous les champs d'alentour. De même, dis-je, vous verrez qu'après s'être contraint quelques jours, son affection l'emportera par-dessus toutes vos défenses, et Dieu
veuille que ce ne soit avec tant de violence que chacun ne le reconnaisse. Et si cela advient, comme vous devez croire qu'il adviendra, qu'est-ce que vous lui ferez de plus, que de renouveler encore ces premières défenses ? Je veux bien qu'elles soient plus rigoureuses, mais enfin ce ne seront que
des paroles η, et croyez-moi qu'elles ont "
fort peu de force sur ceux qui aiment comme je "
crois que fait Silvandre.
- Ma sœur, ajouta froidement Diane, je n'ai encore jamais vu de ces opiniâtres dont vous parlez, et quand j'en rencontrerai
je chercherai les moyens de m'en
" défaire, ne croyant pas que le Ciel nous ait fait si
" misérables que, nous ayant dénié la force, il ne nous
" ait donné la prudence pour nous pouvoir
conserver.
Ainsi allaient discourant ces belles bergères cependant qu'elles s'habillaient. Et déjà étant prêtes, après avoir donné la charge η de leurs troupeaux à quelques jeunes enfants qui demeuraient au logis, elles s'acheminèrent au carrefour de Mercure où chacun se devait assembler pour après
s'en aller au Temple de la Bonne Déesse, et de là vers Alexis. Silvandre avait devancé tous les autres, comme celui qui n'avait contentement que quand il voyait Diane, ou quand, sans être interrompu, il pouvait entretenir ses pensées. Lorsqu'elles y arrivèrent ce Berger chantait, et était tellement ravi en son imagination, qu'encore qu'elles fussent tout auprès de lui, si est-ce qu'il ne les apercevait point. Les paroles qu'il disait étaient telles :
SONNET,
Qu'il aime en lieu trop haut.
Mon cœur, qui t'élevant d'un vol trop téméraire,
Ne vois de ton désir la folle trahison,
Et qui sans y penser avales le poison
Sous un sucre trompeur, que penses-tu de faire ?
Mon cœur, ne vois-tu pas qu'il serait nécessaire,
Pour trouver
quelquefois à ton mal guérison,
De nous hausser plus haut que ne veut la raison,
Ce garçon η imitant qui ne crut à son père.
Je vois bien que tu dis qu'en un sujet si beau
Il vaut mieux que la mer nous serve de tombeau, "
Et qu'Amour dans la perte a mis la récompense.
Ô mon cœur ! il est vrai, je ne t'en dédis pas !
Mais pour n'être déçus, n'ayons donc espérance
De nul autre bonheur que de ce beau trépas.
Diane, le voyant en cet état, connut bien qu'Astrée et Phillis lui avaient dit la vérité, et qu'il se préparait un grand combat pour elle, parce que, depuis la mort η de Filandre, elle n'avait jamais eu ressentiment de bonne volonté que pour ce Berger. Et toutefois ne pouvant souffrir que Silvandre la servît, pour être une personne inconnue, elle se voyait contrainte d'user d'extrême rigueur contre l'affection de ce Berger, et peut-être en quelque sorte contre la sienne propre. Durant ces pensées, Phillis, qui aimait Silvandre depuis qu'en partie il avait été cause η de faire cesser la jalousie de Lycidas, en eut pitié, et se tournant vers Diane, lui dit fort bas en l'oreille : - J'avoue, ma maîtresse, que
ce berger vous aime mieux que moi, et je crains fort que, si vous êtes juste juge, je ne perde ma cause. Et parce que Diane ne lui répondit rien, ayant l'esprit diverti ailleurs, lorsqu'il eut fini ses vers, elle η feignit, selon sa coutume, de le vouloir contrarier. - Et quoi, Berger, dit-elle en le surprenant, faites-vous si peu de compte η de la compagnie qui est ici, que vous ne daignez seulement la regarder ? Silvandre s'étant éveillé à cette voix, car il était dans ses pensées comme dans un profond sommeil, se releva promptement, et après avoir salué ces bergères : - J'avoue, dit-il, à ce coup, que Phillis m'a obligé, encore peut-être que son intention ait été au contraire. - Votre ingratitude, répondit Phillis, est si grande envers moi que je ne conseillerai jamais personne de vous obliger, puisque vous le reconnaissez si mal. Et puis continuant : - Est-ce ainsi, Berger, dit-elle, que vous me remerciez de la peine que j'ai prise de vous avertir de votre * devoir en vous faisant avoir la vue de ce que vous dites que vous aimez ? Quand ce ne serait que l'incivilité dont vous usiez en ne rendant l'honneur à ces bergères que vous leur deviez, encore me seriez-vous infiniment redevable, et devriez user d'autre reconnaissance que vous ne faites. Silvandre répondit froidement à cette bergère : - Vous me faites souvenir, Phillis, de ces chèvres, qui après avoir rempli le vase de leur lait, donnent du pied contre, et le cassent ; car, m'ayant en quelque sorte obligé, vous rompez cette obligation par les reproches dont vous usez envers moi. Et d'autant qu'elles me sont
aussi difficiles à supporter * qu'il m'est impossible de ne reconnaître une grâce lorsque je l'ai reçue, je suis contraint de leur répondre, après avoir avoué encore une fois pour * ma satisfaction que je vous suis redevable, mais non pas tant que vos paroles nous veulent persuader ; car qu'est-ce que je vous dois, et qu'avez-vous fait pour moi ? cela même que ferait l'aboi de Driopé, si quelqu'un survenait quand Diane est endormie. Je confesse toutefois que la peine que vous y avez prise mérite d'être reconnue, mais quelle reconnaissance vous doit-on ? celle-là même que Diane a accoutumé de faire à son cher Driopé, lorsqu'il a fait quelque chose qui lui a été agréable ! Que si vous lui demandez quelle elle est, elle vous dira que pour toute récompense elle lui met la main sous le menton, l'approche de sa joue, et lui donne deux ou trois petits coups sur la tête. Puisque vous n'avez rien fait davantage pour moi, vous devez être contente du même payement. Astrée et Diane ne se purent empêcher de rire de cette plaisante réponse, et Lycidas même qui y était survenu en même temps, lorsque Diane, ayant repris son haleine, dit à Silvandre : - Encore oubliez vous, Berger, que quelquefois pour le caresser davantage je lui crache au nez. - S'il ne tient qu'à cela, ma maîtresse, dit Silvandre, que je ne sorte de l'obligation que je lui ai η, j'y satisferai tout à cette heure ! Et à ce mot, il s'avança, faisant semblant de lui vouloir prendre le dessous du menton, mais elle se recula, et feignant un visage sévère, dit au Berger : - Si
vous satisfaites à toutes vos dettes avec même monnaie, je suis d'avis que ceux à qui vous devez vous en quittent aussi bien que je fais, puisque le payement en est si mauvais. Et toutefois, ingrat, si ne pouvez-vous nier que l'obligation que vous m'avez ne soit grande, quand ce ne serait que pour avoir changé vos fâcheuses pensées en la vue de cette belle Diane.
- Cette obligation, dit-il, est grande, si votre intention est telle que vous la dites. Mais parce que
" tout présent η qui vient de l'ennemi peut être soupçonné
" de trahison, pourquoi ne dirai-je qu'en ce bien que vous m'avez fait votre dessein a été tout au contraire ?
- Et quel, répliqua Phillis, pourrait-il avoir été ?
- Vous avez peut-être pensé, dit-il, que les rigueurs de ma maîtresse me donneraient plus de peine que l'incertitude de mes pensées, ou bien, parce que vous savez que
" plus on voit η la chose aimable et plus l'amour
" s'en augmente, vous avez cru ne me pouvoir faire mourir plus promptement qu'en me faisant voir cette bergère, afin d'en faire de sorte augmenter ma flamme qu'il n'y ait plus d'espérance de salut pour moi. Mais, Phillis, ne croyez pas que je refuse cette mort, puisque je sais bien que je ne la puis éviter, et qu'il n'y a vie qui soit plus désirable.
Cette dispute eût bien plus longuement duré entre ce Berger et cette bergère n'eût été qu'ils virent déjà assez près d'eux une grande troupe qui se venait assembler au carrefour de Mercure, pour de là s'en aller tous ensemble voir Alexis. Et parce que, pour se désennuyer, ils
allaient chantant tour à tour, Silvandre se tut pour écouter un Berger qui disait tels vers, * et lesquels il semblait que Diane fût bien aise d'écouter tant pour la douceur de la voix de celui qui les chantait que pour mettre fin à leur discours avant que toute la troupe fût arrivée.
STANCES
Contre une Bergère inconstante.
I.
Esprit plus dangereux que la mer n'est à craindre,
Et de qui l'amitié η m'apprend à désaimer,
N'espérez que vos feux puissent plus rallumer
Ce qu'ils purent éteindre.
C'est un peu sage Nocher "
Qui, battu de même orage "
Contre le même Rocher, "
Se perd d'un second naufrage. "
II.
Vous êtes plus glissant qu'un glacé η précipice.
Plus on vous veut serrer, et moins on vous étreint.
Malheureux est celui que le Ciel a contraint
À vous faire service.
Vous êtes, pour son tourment,
Lui, Sisyphe, et vous, la roche
Qui retombe incessamment
Quand du sommet elle approche.
III.
Votre âme qui sans choix brûle de toute flamme,
Sous tant de divers feux étouffa mon ardeur
Par un contraire effet produisant la froideur η
Dont se gèle mon âme.
Par des contraires, en l'air,
On oit gronder le tonnerre
Qui, devancé d'un éclair,
Fait trembler toute la terre.
IV.
Ce n'est donc sans raison si, dénouant mes chaînes,
Je sors de la prison où j'ai langui pour vous.
Je vivrai bien content de faire voir à tous
Que vos armes sont vaines.
Et pour marque de vainqueur,
Je peindrai, pour mes trophées,
Des flammes η dessous un cœur :
Mais des flammes étouffées.
Ce Berger qui chantait fut bien tôt reconnu pour être Corilas qui, se souvenant encore des tromperies η de Stelle, ne pouvait cacher la haine que véritablement il avait conçue contre elle. D'autre côté, la Bergère, après l'avoir recherché, et reconnu qu'elle y perdait son temps, changea aussi son amitié en haine.
Ce qui était tellement reconnu de chacun que l'on les nommait ordinairement les amis ennemis. À ce coup, la Bergère ne lui répondit point, parce qu'au même temps qu'elle voulut ouvrir la bouche, Hylas se mit à chanter tels vers * qui semblaient avoir été faits aussi bien pour sa défense que pour celle de l'humeur du Berger qui les chantait :
SONNET.
D'aimer en divers lieux.
SI l'Amour est un bien comme on nous fait entendre, "
Le bien communiqué, ce me semble, vaut mieux. "
Qui sera le Timon sévère et sourcilleux
Qui reprendra le mien plus je pourrai l'étendre ?
Si c'est un mal aussi, qui me saurait défendre
De finir promptement ce qu'on dit vicieux ?
Soit donc ou bien ou mal d'aimer en divers lieux
Ou de cesser d'aimer, nul ne me peut reprendre.
Les Cieux s'aiment entre eux, et d'un lien d'aimant η, "
L'un avec l'autre Amour étreint chaque Élément. "
Et n'aimerai-je pas, ne voyant rien qui n'aime ?
La Nature en changeant se rend belle çà-bas.
" Rien n'est en l'Univers, qui ne change de même.
" Et voyant tout changer, ne changerai-je pas ?
À ces dernières paroles cette troupe se trouva si près d'Astrée et de ses compagnes qu'elles se vinrent saluer et donner le bonjour, et par ainsi l'on cessa de chanter pour se demander des nouvelles les unes aux autres, et savoir comme la nuit avait été passée parmi elles. Un seul Hylas faisait paraître de ne se guère soucier de tout ce qu'elles faisaient, et s'adressant à Silvandre : - Eh mon ami, lui disait-il, et n'y a-t-il personne ici qui sache aimer que moi ? Que s'il y en a quelque autre, à quoi vous amusez-vous tous de perdre ainsi le temps en ces petites niaiseries au lieu de l'employer à s'en aller vitement vers la belle Alexis ? - Je m'assure, répondit Phillis, qui l'ouït, que nous y serons assez tôt pour avoir le loisir d'y employer toute ta constance ! - Vous vous trompez, mon ennemie, répondit Silvandre, il a raison de nous hâter, autrement il est dangereux que la fin η de son amour ne devance le commencement de notre voyage. - Tu penses peut-être, dit Hylas, me blâmer fort en disant que je n'aime pas longtemps. Et au contraire je tiens que c'est l'une des plus grandes louanges que tu me puisses donner. Car, dis-moi, Silvandre, celui qui en un quart d'heure fait plus de chemin qu'un autre en tout un jour n'est-il pas estimable ? Et le Maçon qui bâtit une maison en un mois qu'un
autre n'oserait entreprendre en un an, n'est-il pas tenu pour meilleur maître ?
- Si tu voulais rendre, répondit Silvandre, ton Amour un laquais, je pense que plus il pourrait aller vite, et plus il serait estimable. Mais pour le Maçon duquel tu parles, tu te trompes, Hylas, à croire "
celui qui se diligente le plus être le meilleur artisan. "
Car ce nom doit être donné à celui qui "
fait
le mieux ce qu'il entreprend, et non pas à "
qui s'en dépêche plutôt, parce que ceux-ci "
gâtent presque ordinairement l'ouvrage où ils "
mettent les mains. Hylas voulait répondre "
lorsque toute cette belle compagnie commença de s'acheminer vers le temple de la Bonne Déesse, où
Chrisante les attendait à dîner, parce que cette vénérable Druide ayant su leur délibération et voulant elle aussi rendre ce devoir à la belle Alexis, elle avait prié ces belles et discrètes bergères de passer à
Bonlieu afin de se mettre dans leur troupe. Les Bergères qui crurent cette compagnie leur être fort honorable ne lui voulurent refuser cette requête. Et par ainsi Silvandre, à ces dernières paroles, rompit compagnie à l'inconstant Hylas pour prendre Diane sous les bras et lui aider à marcher, plein de contentement de se voir auprès d'elle sans que Paris y fût. Que si alors la déguisée Alexis eût eu la vue assez bonne, elle les eût bien pu voir partir du carrefour de Mercure, parce qu'étant en ce petit bocage relevé, elle n'avait jamais pu ôter les yeux de l'endroit où elle pensait que fût alors la belle Astrée, si ravie en ses pensées qu'il semblait que sa vue fût attachée
où elle regardait, sans faire autre action qui montrât qu'elle fût en vie sinon qu'elle respirait, ou pour mieux dire, soupirait de tant en tant.
Cette pensée l'eût longuement entretenue si
Léonide
ne l'en eût divertie. Cette Nymphe, qui ne pouvait assez bien amortir ces flammes qui la soulaient brûler pour
Céladon, se plaisait de sorte en la compagnie d'Alexis qu'elle ne l'abandonnait que le moins qu'il lui était possible. Et parce que le sage Adamas
avait bonne mémoire η de ce que
Silvie
lui en avait dit, encore qu'il reconnût assez l'extrême affection que le berger portait à la belle
Astrée, si ne pouvait-il s'empêcher de vivre en une peine extrême, sachant bien que sa nièce n'était pas si peu agréable qu'elle ne pût pour quelque temps faire oublier à un jeune cœur tous les devoirs de la loyauté. Et cette considération eût bien eu tant de force sur lui que jamais il n'eût permis que ce jeune berger fût entré en sa maison sous le nom et les habits de sa fille
Alexis, si l'Oracle η ne lui eût promis que quand
Céladon
aurait son contentement, sa vieillesse aussi serait contente pour jamais ; car y étant si fort intéressé il choisit plutôt la peine de veiller de près les actions de l'une et de l'autre que de perdre le bien que le Ciel lui en promettait. Et parce qu'il ne pouvait toujours être auprès d'elle, d'autant que les affaires et domestiques et publiques l'appelaient bien souvent ailleurs, il avait commandé à
Paris
de ne les abandonner * que le moins qu'il pourrait,
de peur qu'Alexis ne s'ennuyât si elle demeurait seule.
Ce matin, aussitôt qu'il sut qu'elles étaient hors du logis et que
Paris trop long à s'habiller n'était avec elles, il sortit incontinent après, et, suivant sa nièce, fut presque aussi tôt qu'elle dans le bocage, où
Alexis avait déjà quelque temps entretenu ses pensées. Le bruit que la Nymphe fit en arrivant * fut cause que Céladon tourna le visage vers elle, et qu'il aperçut
la venue du Druide, à qui elle portait un si grand respect qu'encore qu'elle eût mieux aimé demeurer seule pour avoir plus de commodité de penser en
Astrée, si est-ce que, feignant le contraire, elle l'alla trouver et lui donner le bonjour avec un visage plus joyeux que de coutume, de quoi
Adamas
s'étant pris garde, après lui avoir rendu son salut, il lui dit,
Que le bon visage qu'il lui voyait à ce matin lui était un présage que cette journée lui serait heureuse.
- Dieu
veuille, mon Père, répondit Alexis, que vous en receviez du contentement, car quant à moi je n'en espère point que par ma mort ! Que si vous me voyez plus joyeuse que de coutume, c'est que, tous les jours que je parachève, il me semble avoir approché d'autant la fin du supplice que la fortune m'a ordonné ; imitant en cela ceux qui sont contraints de faire un long et pénible voyage, et qui tous les soirs, quand ils sont arrivés à la fin d'une journée, comptent la quantité des lieues qu'ils ont faites, leur semblant que c'est autant de diminué de la peine qu'ils doivent avoir. Le Druide lui répondit
" froidement : - Mon enfant, ceux qui vivent
" sans espérance η d'allègement en leurs misères,
" offensent non seulement la providence
" de Tautatès, mais aussi la prudence de ceux qui
" ont pris le soin de leur conduite. Et en cela j'aurais occasion de me plaindre doublement de vous, d'un côté, pour le titre de Druide que j'ai en cette contrée, à cause de l'offense que vous faites à
Dieu, et de l'autre, comme Adamas, de celle que vous me faites, puisque l'Oracle η vous a remis entre mes mains.
- Mon Père, répondit Alexis, je serais très marri d'offenser notre Tautatès, ni vous aussi. Et si mes paroles n'ont pu η me bien expliquer, je vous dirai que mon intention n'a pas été de douter de la providence de notre grand
Dieu, ni de votre prudence, mais oui bien de croire que sa volonté n'est pas de me donner jamais contentement tant que je vivrai, et que mon malheur est si grand qu'il surpasse toute la prudence des humains.
" - Il faut que vous sachiez, reprit Adamas,
" que la méconnaissance d'un bien reçu fait
" bien souvent retirer la main du bienfaiteur,
" et la rend plus chiche qu'elle n'était auparavant. Prenez garde que vous ne soyez cause que le Ciel en fasse de même, car vous reconnaissez si mal celui qu'il commence de vous faire qu'avec raison vous pouvez craindre qu'au lieu de continuer il ne vous charge de nouveaux supplices. Ne considérez-vous point qu'ayant demeuré perdu si longuement dans un sauvage rocher où il n'y avait que lui et vous η qui vous y sussiez, il y a conduit η par hasard
Silvandre pour vous donner quelque consolation ? Et pour la rendre encore plus grande, n'a-t-il pas fait qu'Astrée même vous y soit allée trouver η ? que vous l'ayez vue η, voire que vous l'ayez presque oüie, et les plaintes qu'elle faisait pour vous ? Quel commencement de bonheur pouviez-vous espérer plus grand que celui-là ? Je ne vous mets point ici en compte les visites de Léonide et de moi, car peut-être vous ont-elles été importunes, mais si ferai bien la pensée qu'il me donna de vous conduire chez moi sous le nom et sous les habits de ma fille
Alexis, parce que c'est de lui sans doute qu'elle vint. D'autant que faisant dessein de vous remettre au comble de vos félicités η,
il a voulu que, comme "
la fortune, sans que vous ayez fait faute, vous a "
ravi votre bien, de même il vous soit rendu "
sans que vous y ayez en rien contribué. Et d'effet, "
quel commencement est celui-ci ? Et croyez-vous que sans son aide particulière ces habits qui vous couvrent pussent abuser les yeux de tant de personnes ? Qui est-ce de tout votre hameau, même de vos amis plus familiers, qui ne vous ait vu et méconnu ? Il n'y a pas eu jusques à votre frère qui n'y ait été trompé η ! Et là ne s'arrêtant les faveurs de
Tautatès, n'a-t-il pas mis en la volonté d'Astrée de vous venir visiter ? Et pouvez-vous désirer un commencement plus favorable pour votre rétablissement ? Et toutefois, plein de méconnaissance, vous vous plaignez, ou pour le moins ne recevez ces bienfaits de bon cœur. Prenez garde, mon enfant, vous dis-je encore un coup, que vous
ne le fassiez courroucer, et que, changeant les biens aux maux, il n'appesantisse de sorte sa main sur vous que vous ayez juste occasion de vous douloir.
- Mon Père, répondit
Alexis, je reconnais la bonté de Tautatès et le soin qu'il vous plaît avoir de moi mieux que je ne le saurais dire, mais cela n'empêche pas qu'il ne me reste encore assez de maux pour m'arracher de
" la bouche les plaintes que je fais ; car je suis comme
" le pauvre malade que mille sortes
" de douleurs affligent tout à coup ; encore que l'on lui
" en ôte quelques-unes, il lui en reste tant d'autres
" que les plaintes justement lui peuvent bien être permises.
Le Druide lui voulait répondre lorsqu'il vit venir Paris ; car de peur qu'il n'entendît leur discours, et que par ce moyen il reconnût que cette
Alexis
déguisée n'était pas sa sœur, il fut contraint de remettre à une autre fois ce qu'il lui voulait dire. Et cependant, la prenant par la main, et se mettant entre elle et
Léonide, il commença de se promener parmi ce bocage, feignant de n'avoir point vu
Paris, qui arriva presque en même temps, mais si propre en ses habits de Berger qu'il était aisé à connaître qu'Amour
avait été celui qui ce matin l'avait habillé. Il est vrai que, s'il y avait été soigneux, Léonide,
qui en se flattant avait opinion que sa beauté ne devait guère céder à celle d'Astrée, n'y avait pas épargné l'artifice ni tous les avantages qu'elle se pouvait donner, afin qu'Alexis,
la voyant ainsi parée et faisant comparaison d'Astrée
à elle, la simplicité de l'habit de la Bergère
ternît en quelque sorte sa beauté naturelle.
Alexis seule, vêtue comme de coutume, semblait ne se guère soucier de cette visite, encore que ce fût celle qui y avait le plus d'intérêt. Mais n'en voulant donner connaissance à personne, elle ne voulut rien ajouter à son habit ordinaire ; outre qu'elle savait assez que ce n'était plus la beauté qui lui devait redonner le bonheur qu'elle désirait, mais la seule fortune - tout ainsi que seule et sans raison elle le lui avait ôté. Et toutefois, en cet habit simple et sans artifice elle paraissait si belle que Léonide n'en pouvait ôter les yeux.
Après quelques propos communs,
Paris,
qui était passionnément amoureux de
Diane et qui, pour lui être plus agréable, avait pris η les habits de Berger, ne pouvant attendre sa venue, dit au sage
Adamas que s'il le lui permettait il irait volontiers trouver ces belles Bergères qui devaient venir visiter sa sœur pour les conduire par un chemin plus court η
et plus beau qu'il avait appris depuis peu. Le Druide qui savait bien l'affection qu'il portait à Diane, et qui n'en était point marri pour les raisons que nous dirons η ci-après, loua son dessein, lui
remontrant que la courtoisie entre toutes les vertus "
était celle qui attirait plus le cœur des hommes, "
et qui était aussi plus propre et naturelle "
à une personne bien née. Avec ce congé, Paris
prit incontinent le chemin de
Lignon, et, descendant à grand pas la colline, quand il eut passé sur le pont de la
Bouteresse, il suivit la rivière, prenant un petit * sentier à main droite, qui
enfin le conduisit dans le bois où était le vain tombeau de Céladon, et passant plus outre, parvint au pré qui était devant le temple d'Astrée. Mais à peine avait-il mis le pied dedans qu'il aperçut à l'autre côté deux hommes à cheval, dont l'un était armé et avait en la main droite un gesse, en l'autre un écu, le heaume couvert par derrière d'un grand panache blanc et noir, qui allait flottant jusques auprès de la croupe du cheval, le corselet et les tassettes écaillées, et les mougnons enlevés en muffles de lions, qui semblaient de vomir la canne du brassal, la cotte de maille descendant jusques auprès de la genouillère, où les grèves s'attachaient à boucles d'argent. Son épée mousse, et qui semblait de se tourner presque en demi-cercle, pendait à son côté, attachée à l'écharpe qui lui servait de baudrier, de la même couleur que le panache, qui rompue η en divers lieux ne semblait être que le reste des bois et d'un long voyage aussi bien que son panache * presque gâté des pluies et des ronces.
Aussitôt que
Paris
l'aperçut, se souvenant de ce qui était autrefois advenu à
Diane lorsque Filidas
et
Filandre
furent tués η,
il se rejeta dans le bois ; et toutefois, désireux de savoir ce qu'ils feraient, les alla accompagnant des yeux à travers les arbres. Il vit donc qu'aussitôt qu'ils furent entrés dans le pré et qu'ils eurent aperçu l'agréable fontaine qui était à l'entrée du Temple, le Chevalier voulant mettre
pied à terre, l'autre, qu'il jugea être son Écuyer, courant promptement, lui tint l'étrieu et prit son
cheval, que débridant, sans respect du lieu, il laissa paître l'herbe sacrée. Cependant, le Chevalier se coucha auprès de la fontaine où, s'appuyant d'un coude et s'étant défait de l'autre main son heaume, prit deux ou trois fois de l'eau dedans la bouche et s'en rafraîchit et lava le visage. Paris, le voyant désarmé, crut que son intention n'était pas de faire du mal à personne, et cette opinion lui donna la hardiesse de s'en approcher davantage, se cachant toutefois le plus qu'il pouvait dans l'épaisseur des arbres entre lesquels il vint si près d'eux qu'il pouvait voir et ouïr tout ce qu'ils faisaient et disaient. D'abord il remarqua que ce Chevalier était jeune et beau, quoiqu'il parût en son visage une extrême tristesse, et après, considérant ses armes, il jugea qu'il était Gaulois, n'étant guère différentes de celles qu'il avait accoutumé de voir, et de plus qu'il était amoureux ; car il portait, d'argent à un Tigre η qui se repaissait d'un cœur humain, avec ce mot :
Tu me donnes la mort, et je soutiens ta vie.
Il eût peut-être regardé toutes ces choses plus longtemps et plus particulièrement, s'il n'en eût été empêché par les soupirs de ce Chevalier, qui, ayant tenu quelque temps les yeux immobiles sur la fontaine, revenant enfin en lui-même comme d'un profond sommeil, avec des sanglots qui lui semblaient de lui devoir arracher la vie. Il vit que, levant les yeux au Ciel, il dit assez haut à mots interrompus telles paroles :
SONNET,
C'est faute de courage que de supporter
tant d'infortunes.
FAut-il encore se flatter d'espérance,
Faut-il encore écouter ses appâts ?
Faut-il encore marcher dessus les pas
De cette folle et trompeuse créance ?
N'avons-nous point encore la connaissance
Que notre bien pend de notre trépas,
Et que l'honneur désormais ne veut pas
Que nous ayons plus longue patience ?
Ces maux, ces morts, ces tourments infinis
Jamais de nous ne se verront bannis,
Et seulement nous vivrons à l'outrage.
Celui qui peut tant d'offenses souffrir
Sans promptement se résoudre à mourir
A bien un cœur, mais n'a point de courage.
Ces paroles furent suivies de plusieurs soupirs qui enfin changés en sanglots furent accompagnés d'un torrent de larmes η, qui, coulant le long de son visage, s'allaient mêler avec l'eau de la fontaine. Quelque temps après, s'étendant du tout en terre et laissant aller négligemment les bras, il devint pâle, et le visage lui changea ; de sorte que son Écuyer, qui avait toujours l'œil sur lui, le voyant en cet état, de peur qu'il n'évanouisse y accourut promptement, le mit en son giron, et lui jeta un peu d'eau au visage, si à temps que, n'ayant du tout perdu la connaissance et les forces, il revint plus aisément en lui-même. Mais ouvrant les yeux et les haussant lentement contre le Ciel : - Ô Dieux ! dit-il, combien vous plaît-il que je languisse encore ? Et puis relevant les bras, il joignit les mains sur son estomac que ses yeux noyaient d'une si grande abondance de larmes que son Écuyer ne se put empêcher de soupirer. De quoi s'apercevant : - Et quoi, Halladin, lui dit-il, tu soupires ! Ne sais-tu pas qu'il n'y a personne au monde à qui il doive être permis qu'à moi, si pour le moins cette permission doit être donnée au plus misérable qui vive ?
- Seigneur, répondit l'Écuyer, je soupire à la vérité, mais plus pour voir un si grand changement en vous que pour le désastre que vous plaignez ; car être trompé d'une femme, être trahi d'un rival, que la vertu s'acquière des envieux, et que la fortune favorise quelquefois
leurs desseins, je ne trouve cela nullement "
étrange, puisque c'est presque l'ordinaire. Mais je ne "
me puis assez étonner de voir ce courage de Damon, que jusques ici j'ai cru invincible, et duquel vous avez rendu tant de preuves, et pour lequel vous avez tant été
estimé et redouté des amis et des ennemis, fléchir à cette heure et se laisser abattre sous un accident si commun, et auquel les moindres courages ont accoutumé de résister. Est-il possible, Seigneur, que quand ce ne serait que pour ne point mourir sans vengeance, vous ne vouliez vous conserver jusques à ce que vous ayez trouvé
Madonthe, pour, en sa présence, tirer raison de ceux qui sont cause de votre déplaisir ? Considérez,
" pour
Dieu η ! qu'une calomnie qui n'est point avérée
" tient lieu de vérité, et que cela étant, Madonthe
" a eu raison de vous traiter comme elle a fait. À ce nom de Madonthe, Paris vit que le Chevalier reprenait un peu de vigueur, et que tournant les yeux à côté, comme essayant de regarder celui qui parlait à lui, il lui répondit d'une voix assez lente : - Ah !
Halladin mon ami, si tu savais de quels supplices je suis tourmenté, tu dirais que c'est faute de courage, pouvant mourir, de les souffrir plus longuement ! Dieux η
qui voyez et oyez mes injustes douleurs et mes justes plaintes, ou donnez-moi la mort, ou ôtez-moi la mémoire de tant
" de déplaisirs. - Les Dieux η, répondit l'Écuyer,
" se plaisent autant à favoriser de leurs grâces
" ceux qui essayent avec
courage et prudence de
" s'aider η eux-mêmes en leurs infortunes qu'à
" combler de disgrâce ceux qui, perdant et le cœur
" et le jugement, ne savent recourir qu'aux prières
et aux vaines larmes. Pourquoi pensez-vous "
qu'ils vous aient donné une âme plus généreuse "
qu'à tant d'autres personnes ? Croyez-vous que ce soit pour en user, et vous en servir seulement aux prospérités ou aux rencontres de la guerre ? C'est, Seigneur, pour en produire les effets en toutes les occasions qui se présentent, et principalement aux adversités, afin que ceux qui verront ces vertus en vous louent les Dieux η d'avoir mis en un homme tant de perfections, et que, les considérant en vous, ils aient connaissance de celle η de l'ouvrier. Et voudriez-vous maintenant trahir leur intention, et les espérances que chacun a eues de vous ? Je me souviens, Seigneur, d'avoir ouï dire à ceux qui vous ont vu en votre enfance et en votre plus tendre jeunesse, que, dès le berceau, vous donniez connaissance d'un courage si relevé et si généreux que chacun jugeait que vous seriez en votre temps exemple à chacun d'une âme invincible ! Et voudriez-vous bien pour si peu démentir de si favorables jugements ? Plusieurs femmes ont cru chose honteuse de fléchir aux coups de la fortune. Et quoiqu'elles soient d'un naturel soumis et fléchissant, si est-ce que, s'étant vertueusement opposées à ses desseins, elles l'ont bien souvent contrainte de les changer η. Et vous qui êtes né homme, dont le seul nom vous commande d'être courageux, vous qui êtes Chevalier nourri parmi les plus durs exercices de la guerre, vous qui vous êtes acquis tant de réputation dans les plus grands périls, vous, dis-je, enfin, qui êtes ce Damon,
qui n'a jamais rien trouvé de trop hasardeux, ni de trop difficile pour la grandeur de son courage, vous laisserez-vous tellement abattre par cet accident, et abattu perdrez-vous de sorte le courage que vous vouliez mourir sans faire une seule action, je ne dirai pas digne du nom que vous portez de Chevalier, mais de celui-là d'homme seulement ? - Halladin, Halladin, répondit le Chevalier en soupirant, toutes ces considérations seraient bonnes en une autre saison, ou à un autre homme que je ne suis pas. Hélas ! quelle action puis-je faire qui me contente sinon de mourir, puisque toutes les autres déplaisent à celle pour qui seule je veux vivre ? Tu sais bien que Madonthe est la seule chose que je désire. Mais puisqu'elle est perdue pour moi, que veux-tu que je désire que la mort, si je n'ai plus d'espérance de trouver quelque relâche à mes peines qu'en elle seule ? - Mais comment savez-vous, répondit l'Écuyer, que cette Madonthe soit perdue pour vous ? - Mais toi-même, dit le Chevalier, comment sais-tu qu'elle ne le soit pas ? - Permettez-moi, répliqua-t-il, de vous dire que je le puis mieux savoir que vous : car, Seigneur, quand vous me commandâtes de lui porter votre lettre et la bague de Tersandre, et à la méchante Lériane le mouchoir plein de votre sang, je les rencontrai η de fortune ensemble. Et quoique la perfide et malheureuse qui est cause de votre mal demeurât immobile au message que je lui fis de votre part, si est-ce que j'aperçus premièrement pâlir Madonthe, puis trembler, et enfin
voyant votre sang et oyant votre mort, elle fût tombée de sa hauteur si on ne l'eût soutenue, tant elle fut surprise de douleur ! Et si je vous eusse cru en vie, il n'y a point de doute que je vous en eusse apporté quelque bonne nouvelle. - Ô Halladin mon ami, dit le Chevalier, que voilà une faible conjecture ! Si tu connaissais le naturel des femmes, tu dirais avec moi que ces changements procèdent plutôt de compassion η que de passion ; car il est certain que naturellement "
toute femme est pitoyable, et que la "
compassion a une très grande force sur la faiblesse "
de leur âme, naturel que malaisément "
peuvent-elles
si bien changer qu'il n'y en demeure "
toujours quelque ressentiment. Et c'est "
de là d'où vient ce que tu as remarqué en
Madonthe. Mais, ô
Halladin ! ce n'est ni pitié ni compassion mais amour et passion que je désire d'elle, et c'est ce que pour moi tu ne verras jamais en son âme. - Ô Dieux η ! s'écria l'Écuyer, et à quoi êtes vous réduit, puisque vous êtes vous-même le plus cruel ennemi que vous ayez ? Je n'eusse jamais pensé qu'un déplaisir eût pu η de cette sorte changer le jugement. Mais soit ainsi que Madonthe ne vous aime point, si toutefois, vaincu d'amour, vous en désirez les bonnes grâces, quelle apparence y a-t-il que vous ne deviez aller où elle est, et non pas fuir comme vous faites et les hommes et les lieux habités ?
- Puis, dit-il, que la haine s'augmente plus on voit η la chose haïe, ne fuis-je "
pas avec raison la vue de Madonthe, en ayant "
reconnu la
haine ? Et si, étant privé de ce qu'on désire, tout "
" ce que l'on voit est désagréable, pourquoi trouves-tu tant étrange que ne pouvant voir Madonthe je ne veuille voir personne ? Ne sois point si cruel, Halladin, que de me ravir encore ce peu de soulagement qui me reste. - Mais qu'est-ce, Seigneur, répliqua l'Écuyer, que vous cherchez en ces lieux champêtres et sauvages ? - La mort, dit le Chevalier, car c'est d'elle seule que j'espère quelque allègement. - Si cela est, ajouta l'Écuyer, encore vaudrait-il mieux aller mourir devant les yeux de Madonthe pour lui faire voir que vous mourez pour elle que non pas de languir comme vous faites parmi les rochers et les bois solitaires sans que personne le sache. - Tu dis fort bien, Halladin, répondit le Chevalier en soupirant. Mais ne sais-tu pas qu'elle s'en est fuie avec son cher Tersandre, et se tient cachée de tous pour jouir de lui avec plus de commodité ? Penses-tu que, dès l'heure que le fleuve où je me précipitai ne voulut me donner la mort je n'eusse recouru au fer et au feu, si je n'eusse eu le dessein que tu dis ? Mais hélas ! il semble que toutes choses soient conjurées contre moi, puisque pour mon regard le fer ne tue point, et l'eau ne peut noyer. À ce mot, les larmes lui empêchèrent la parole, et la pitié fit le même effet en l'Écuyer de sorte qu'ils demeurèrent quelque temps sans parler. Paris, qui les écoutait attentivement, oyant au commencement nommer Madonthe, ne pouvait se figurer que ce fût celle qu'il avait vue déguisée en bergère avec Astrée et Diane ; mais quand il ouït le nom de Tersandre, il connut
bien que sans doute c'était elle, et cela le rendit plus attentif lorsque l'Écuyer reprit ainsi la parole : - Quant à moi, si j'étais en votre place, je ne voudrais pas mourir pour une personne qui m'aurait changé pour un autre ! Que si toutefois ce déplaisir me transportait de sorte que je me résolusse à la mort, je voudrais que celui qui serait cause de ma perte me devançât
et mourût de ma main ; car outre que je crois "
la vengeance en semblable chose être un souverain "
bien, encore voudrais-je faire connaître à celle qui m'aurait changé la mauvaise élection qu'elle aurait faite. Et puis quelle apparence y a-t-il de laisser héritier de notre bien celui qui se réjouit de notre mort ? Je vous conseillerais donc, Seigneur, si vous êtes résolu à cette cruelle fin, qu'auparavant vous fissiez mourir, je ne dis pas Madonthe (car je m'assure que vous ne haïrez jamais ce que vous avez tant aimé, encore que l'outrage que vous en avez reçu y en η pourrait bien convier d'autres) mais Tersandre, ce ravisseur de votre bien, et à qui déjà vous n'avez laissé la vie que pour être instrument de votre mort.
- Or en ceci, répondit incontinent le Chevalier, j'avoue que tu as raison et qu'il faut qu'il meure, en quelque lieu que je le trouve, et fût-ce devant les yeux de cette ingrate ! Mais ne sais-tu pas, Halladin, qu'il se tient caché ? Ah le malicieux qu'il est ! il a bien jugé que je prendrais cette résolution, et, pour y remédier, lui, Madonthe et sa nourrice, se sont tellement perdus que personne ne sait où ils se sont retirés. Ô Dieux η ! si
ma destinée est telle que je ne doive jamais avoir contentement de ce que j'aime, permettez au moins que, par la vengeance, j'en reçoive de ce que je hais !
Cependant qu'il parlait ainsi et que Paris n'en perdait une seule parole, le misérable Berger Adraste venait chanter à haut de tête des vers mal arrangés et sans suite. Ce malheureux Amant, depuis le jugement η que la Nymphe Léonide donna contre lui en faveur de Palémon, ressentit tellement la séparation de Doris que, n'en ayant plus d'espérance, l'esprit lui en troubla. Il est vrai qu'encore avait-il quelquefois de bons intervalles, et lors il parlait assez à propos ; mais incontinent il changeait et disait des choses tant hors de sujet qu'il émouvait à pitié ceux qui le connaissaient, et contraignait de rire les autres. Et parce que son mal était venu d'amour, cette impression aussi comme la plus vive et la dernière lui était tellement demeurée en la mémoire que toutes ses folies n'étaient que de ce sujet, et lorsque les bons intervalles lui permettaient de se reconnaître, il ne les employait qu'à se plaindre de la rigueur de
Doris, de l'injustice de Léonide, de la fortune de Palémon, et de son propre malheur. Ces étrangers se turent pour l'écouter, mais malaisément eussent-ils pu entendre ce qu'il disait puisqu'il n'y avait pas une parole qui se suivît. Lui toutefois ravi en sa pensée, sans les voir, s'en vint chantant jusques auprès d'eux, et n'eût été le hennissement des chevaux, peut-être eût-il passé sans les voir. Le Chevalier, qui
parmi ses paroles avait souvent ouï répliquer le nom d'Amour, de beauté et de passion, connut bien de quel mal il était tourmenté, et désireux de savoir en quelle contrée il était, s'étant relevé avec l'aide de son Écuyer, il lui parla de cette sorte : - Ami, ainsi les Dieux η te soient favorables, dis-nous en quelle contrée nous sommes et quel est le mal que tu vas plaignant. Adraste qui, comme je vous ai dit η, n'avait rien en sa pensée que son amour, regardant ferme le Chevalier, lui répondit : - Elle est si belle qu'il n'en y a point qui l'égale ; mais Palémon me l'a ravie. Le Chevalier pensait qu'il parlât de la contrée, et Adraste entendait de Doris. Sur quoi il * reprit tout étonné : - Et comment était-elle à toi ? - Elle l'était par raison, répondit-il, et aussi sera-t-elle η bien tienne si tu ne portes ce fer inutilement, et si tu as le courage de tuer ce ravisseur du bien d'autrui. - Et qui est ce Palémon ? répliqua le Chevalier. - C'est Palémon, répondit froidement le berger. - J'entends bien, ajouta l'étranger, qu'il se nomme Palémon, mais quel est-il, et quelle est sa condition ? À cette demande Adraste commença de se troubler un peu plus qu'il n'était, et regardant d'un œil hagard le Chevalier, il répondit : - Palémon, c'est celui qu'Adraste n'aime point. - Et Adraste, reprit le Chevalier, qui est-il ? Alors le berger entrant du tout en sa frénésie, fit un grand éclat de rire, et puis tout à coup se mettant à pleurer, il dit : - Si la menteuse Nymphe ne s'est pas souciée de son Amour, Doris, qui au commencement toutefois en pleura η, s'en alla enfin.
Et quoique je l'appelasse elle ne tourna pas seulement la tête pour me regarder ! Mais, dit-il tout en sursaut, traite-t-on ailleurs de cette sorte ? Le Chevalier, au commencement étonné de ses paroles, connut enfin qu'il avait l'esprit troublé, et parce qu'il jugea qu'Amour en était cause, il en eut plus de pitié, et se tournant vers son Écuyer : - Voilà, dit-il, si je ne meurs bientôt, la fortune que je cours, car sans doute ce berger est devenu fol d'Amour η.
- L'Amour, reprit incontinent Adraste, est plus aimable que Palémon, et s'il n'eût jamais été, je crois que Doris serait ici, ou moi là où elle est. Et suivant ce propos, le malheureux berger dit des choses si mal arrangées que quelquefois l'Écuyer était contraint d'en sourire, de quoi s'apercevant le Chevalier : - Tu te ris, lui dit-il,
Halladin, de ce pauvre berger, et tu ne considères pas que peut-être bientôt tu auras le même sujet de te rire de moi.
- De moi, dit incontinent le berger, je suis
Adraste, et voudrais bien savoir si
Palémon
vivra longtemps.
Et parce qu'il reprenait toujours de cette sorte, la dernière parole qu'il oyait, le Chevalier, qui s'ennuyait d'être diverti de ses pensées, commanda à son Écuyer de brider leurs chevaux, et montant dessus s'en alla à travers le bois par le même chemin que Paris
était venu, qui η fut deux ou trois fois en volonté de se faire voir à lui, et lui offrir, comme à étranger, toute sorte d'assistance, à quoi il lui semblait être obligé, fût pour les lois de l'hospitalité, fût pour le voir atteint du même mal qu'il souffrait.
Mais il eut peur que s'il s'engageait auprès de ce Chevalier, il ne perdît l'occasion de faire service à
Diane ; outre que, connaissant Tersandre et Madonthe, il avait volonté
de les avertir de ce qu'il avait appris. Ces considérations furent cause que reprenant le chemin qu'il avait laissé il continua son premier dessein.
À peine était-il hors de ce bois que jetant la vue dans le grand pré qui le joignait, il vit venir la belle troupe qu'il allait cherchant, et qui s'en venait au petit pas, tantôt chantant, et tantôt discourant de diverses choses. Entre les autres, il
y avait
Astrée,
Diane,
Phillis,
Stelle, Doris,
Aminthe,
Célidée,
Florice, Circène, Palinice, et
Laonice ; car encore que quelques-unes de celles-ci fussent étrangères, si est-ce que le désir de voir la beauté d'Alexis que chacun louait si fort, et les raretés qu'on disait être en la maison d'Adamas, les fit joindre à cette compagnie. Il y avait aussi plusieurs bergers, entre lesquels étaient
Lycidas,
Silvandre,
Hylas,
Tircis,
Thamire, Calidon,
Palémon
et
Corilas, qui ne cessaient ou de chanter ou de discourir, comme j'ai dit η, pour tromper la longueur du chemin. Et de fortune quand Paris
les aperçut,
Hylas
chantait tels vers :
STANCES,
De son humeur inconstante.
JE le confesse bien, Phillis
est assez belle,
Pour brûler qui le veut ;
Mais que pour tout cela je ne sois que pour elle,
Certes, il ne se peut.
Lorsqu'elle me surprit, mon humeur en fut cause
Et non pas sa beauté.
Ores qu'elle me perd, ce n'est pour autre chose
Que pour ma volonté.
J'honore sa vertu, j'estime son mérite,
Et tout ce qu'elle fait.
Mais veut-elle savoir d'où vient que je la quitte ?
C'est parce qu'il me plaît.
" Chacun doit préférer, au moins s'il est bien sage,
" Son propre bien à tous.
Je vous aime, il est vrai * je m'aime davantage ;
* Si faites-vous bien vous.
Bergers, si dans vos cœurs ne régnait la feintise,
Vous en diriez autant.
Mais j'aime beaucoup mieux conserver ma franchise
* Et me dire inconstant.
Qu'elle n'accuse donc sa beauté d'impuissance,
Ni moi d'être léger,
" Je change, il est certain : mais c'est grande prudence
" De savoir bien changer.
Pour être sage aussi, qu'elle en fasse de même,
Égale en soit la loi.
Que s'il faut par destin que la pauvrette m'aime,
Qu'elle m'aime donc sans moi.
À ces dernières paroles Paris se trouva si près que Silvandre le reconnut. Et parce qu'il tenait Diane sous le bras, il jugea bien qu'il déplairait à sa Maîtresse, s'il ne quittait à Paris la place par honneur qu'il n'eût jamais quittée à personne par Amour. Afin donc de l'obliger en cette action, il lui dit assez bas : - Commandez-moi, ma Maîtresse, de vous laisser, afin que ce que je ne puis faire de ma bonne volonté, je le fasse par votre commandement. - Berger, dit-elle en souriant, puisque vous jugez qu'en cette faveur que vous me faites ce commandement vous puisse servir, je le vous commande. - Ô Dieux ! dit le Berger, qui se pourrait empêcher d'être entièrement à vous, puisque vous obligez même en désobligeant ? Il n'osa lui dire davantage de peur que Paris ne l'ouït, car il était si près que Diane s'avança pour le saluer, et le reste de la troupe aussi. Et Silvandre n'eut plutôt quitté la place que son rival la prit avec autant de contentement qu'il l'avait laissée avec regret. Après quelques discours ordinaires, et que Paris s'aperçut que Madonthe ni Tersandre n'étaient point en cette compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane. À quoi Laonice répondit que ce matin elle s'était trouvée mal et que Tersandre lui avait tenu
compagnie. - J'eusse bien voulu, ajouta Paris, l'avoir rencontrée ici pour l'avertir que quelques-uns de ses ennemis sont arrivés en cette contrée, afin qu'elle et Tersandre s'en donnent garde. Silvandre, qui avait toujours l'œil sur Diane, ouït ce que Paris disait ; et parce qu'il estimait fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l'en avertir à son retour. Laonice, qui ne cherchait occasion η que de se venger de ce berger, remarqua la promptitude dont il s'était offert à faire cet office afin de s'en servir en temps et lieu. Diane même, qui commençait d'avoir quelque bonne volonté pour ce Berger, y prit garde, comme nous dirons η ci-après. De quoi Laonice s'aperçut bien. Mais cependant, pour ne faire trop attendre la vénérable Chrisante, toute la troupe se mit en chemin. Et parce que Diane avait prié η Phillis de ne laisser Paris près d'elle sans qu'elle y fût, de peur qu'étant seul il ne lui parlât de son affection, elle se mit de l'autre côté de la bergère et la prit sous le bras. Calidon conduisait Astrée, et Tircis et Silvandre s'étaient mis ensemble. Quant à Hylas, sans prendre parti, il était tantôt le premier et tantôt le dernier de la troupe, sans s'arrêter particulièrement auprès de pas une de ces Bergères, et surtout ne faisait non plus de semblant de Phillis que s'il ne l'eût jamais vue. De quoi Tircis entrait en admiration, et après l'avoir quelque temps considéré, il ne put s'empêcher de lui dire fort haut : - Est-il possible, Hylas, que vous soyez auprès de Phillis sans la regarder ? Hylas, feignant de ne l'avoir point encore
vue, tourna la tête d'un côté et d'autre comme s'il l'eût voulu chercher, et enfin arrêtant la vue sur elle : - Je vous assure, lui dit-il, ma feu maîtresse, que j'ai tellement le cœur ailleurs que mes yeux ne m'avaient point encore averti que vous fussiez ici ! Mais à ce que je vois, vous y êtes aussi bien que moi, je ne sais si c'est le même sujet qui vous y amène.
- Il pourrait bien être semblable, répondit
Phillis, mais nous y sommes avec différente compagnie ; car vous y êtes avec le désir de voir la belle Alexis, et moi avec le regret de vous avoir perdu, et même au jeu de la plus belle, comme vous dites.
- Il ne fallait point, répondit Hylas, ajouter cette condition d'avoir perdu au jeu de la plus belle pour augmenter le déplaisir que vous en devez avoir ; car si vous considérez bien la perte que vous avez faite, vous jugerez qu'elle ne pouvait être plus grande, ni que vous ne pouviez rien perdre que vous dussiez avoir plus cher.
- Et à quoi, répondit Phillis, puis-je reconnaître ce que vous dites ?
- À ce qui vous en est advenu, ajouta Hylas ; car me perdant si "
promptement,
ne savez-vous que la première "
chose que le Ciel nous ôte,
c'est ce qui vaut le "
mieux ?
- Et quoi, interrompit Tircis, est-il possible, "
Hylas, que vous pensiez le Ciel être cause de votre humeur inconstante ?
- Tout ainsi, répondit Hylas, qu'il l'est des vaines larmes que vous répandez sur les froides cendres de Cléon.
- Les choses qui ne dépendent pas de nous, ajouta "
Tircis, et dont les causes nous sont inconnues, "
le respect que nous portons aux Dieux "
" nous les fait ordinairement rapporter à leur
" puissance et volonté. Mais de celles dont nous
" connaissons les causes et qui sont en nous ou
" que nous produisons, jamais nous n'en disons
" les Dieux auteurs, et
même quand elles sont
" mauvaises, comme l'inconstance ; car ce serait
un blasphème.
- Que l'inconstance, répondit
Hylas, soit bonne ou mauvaise, c'est une question qui ne sera pas vidée aisément, mais que la cause n'en soit inconnue, ou si nous la connaissons qu'elle ne vienne des Dieux, Ah ! Tircis, il faut que vous le confessiez, ou que chacun reconnaisse qu'en vos larmes vous avez pleuré η votre cerveau, car la beauté n'est-ce pas un œuvre
de notre grand Tautatès ? Et qu'est-ce qui me fait changer que cette beauté ? Si Alexis n'eût pas été plus belle que Phillis, je n'eusse jamais changé celle-ci pour elle ! Que si vous niez que la beauté en soit la cause, il faut bien qu'elle η soit inconnue à tout autre puisque je ne la connais pas moi-même, et étant telle, pourquoi ne la rapporterons-nous à Dieu sans blasphème, puis même que nous voyons par l'effet que ce changement est bon et raisonnable,
" étant selon les lois de la nature, qui oblige
" chaque chose à chercher son mieux.
- Que la beauté, répondit froidement Tircis, soit un œuvre de Tautatès, je l'avoue, et de plus, que c'est la plus grande de toutes celles qui tombent sous nos sens. Mais de dire qu'elle soit cause de l'inconstance, c'est une erreur, tout ainsi que si on accusait le jour de la faute de ceux qui se fourvoient parce qu'il leur fait voir divers chemins ;
et moins encore s'ensuit-il que si la cause vous en est inconnue elle le doive être à tout autre !
Car plus grand est le mal, moins est-il "
reconnu du malade. Et pour cela faut-il conclure "
que le savant Mire ne le puisse non plus "
reconnaître ? Et quant à ce que vous dites que cette "
inconstance est selon les lois de la nature, qui ordonne à chacun de chercher son mieux, prenez garde, Hylas, que ce ne soit d'une nature dépravée et toute contraire à l'ordonnance que vous dites ; car quelle connaissance avez-vous eue
jusques ici que ç'ait été votre mieux ? Quant à moi, je n'y remarque pour votre plus grand avantage que la perte du temps que vous y employez, que la peine inutile que vous y prenez, et que le mépris que chacun fait de votre amitié. Si vous estimez que ces choses vous soient avantageuses, j'avoue que vous avez raison. Mais si vous vous en rapportez aux jugements qui ne sont point atteints de votre maladie, vous connaîtrez bientôt que c'est le plus grand mal qu'en l'âge où vous êtes vous puissiez avoir.
Diane,
qui prit garde que
Tircis parlait à bon escient et que peut-être
Hylas
s'en fâcherait,
voulut les interrompre et empêcher que ce discours ne passât plus outre, de quoi faisant signe à
Phillis elle la pria de prendre la parole, ce qu'elle fit incontinent de cette sorte : - Mon feu serviteur, lui dit-elle, autrefois vous vous plaigniez qu'en toute cette troupe vous n'aviez ennemi que Silvandre, il me semble qu'à cette heure Tircis a pris sa place.
- Ma feu maîtresse,
" répondit Hylas, ne vous en étonnez, c'est l'ordinaire
" que les mauvaises opinions prennent
" pied aisément parmi les personnes ignorantes. Tircis voulait répondre lorsqu'il en fut empêché par le pauvre
Adraste, parce qu'étant arrivé dans les bois de
Bonlieu, ils le virent parlant aux arbres et aux fleurs, comme si c'eussent été des personnes de sa connaissance. Quelquefois il se figurait de voir
Doris, et lors mettant un genou en terre il l'adorait, et comme s'il lui eût voulu baiser la robe ou la main, il lui faisait de longues harangues, où l'on n'eût su remarquer deux paroles bien arrangées. D'autres fois il lui semblait de voir Léonide, et lors il usait de reproches en lui souhaitant toutes sortes de mauvaises fortunes. Mais quand il se représentait Palémon, ses jalousies étaient bien plaisantes, et les discours aussi du bonheur qu'il s'imaginait ; car encore qu'ils fussent fort confus, il ne laissait de rendre témoignage de la grandeur de son affection. Cette troupe passa fort près de lui, et quoique sa vue seulement fît pitié à chacun, si est-ce que quand il aperçut
Doris, il les toucha tous encore plus vivement, parce qu'il demeura immobile comme un terme η,
et les yeux tendus η sur elle, et les bras croisés sur l'estomac sans dire mot semblait être ravi. Et enfin, la montrant de la main, lorsqu'elle passa devant lui, il dit avec un grand soupir : - La voilà ! Et puis l'accompagnant des yeux, il ne les détournait point de dessus elle tant qu'il pouvait la voir, mais quand il la perdait de vue, il se mettait à courre, et la
devançait, et sans tourner les yeux sur nul autre de la troupe, il s'arrêtait devant elle, et la laissait passer sans lui dire autre chose, et l'alla accompagnant ainsi jusques au sortir du bois ; car (comme s'il y eût eu quelque barrière pour l'en empêcher) il n'osa outrepasser le lieu η où la première fois
Diane le vit auprès de Doris, mais de là la suivant des yeux, quand il la perdit de vue, il se mit à crier : - Or Adieu Palémon, et garde-la moi bien ! Et à ce mot se renfonça dans le bois, où presque il demeurait ordinairement, parce que ç'avait été le lieu η où
Léonide avait donné son jugement contre lui. Chacun en eut pitié, hormis
Hylas, qui, après l'avoir quelque temps considéré, s'en prit à rire. Et se tournant vers Silvandre : - Voilà, berger, lui dit-il, l'effet de la constance que vous louez si fort. Qui de nous deux, à votre avis, court plus de danger de lui ressembler ?
- Les complexions plus parfaites, "
répondit Silvandre, sont plus aisément altérées. "
Et quant à moi, ajouta-t-il en souriant, j'aimerais "
mieux être comme Adraste que comme Hylas.
- Le choix de l'un, dit Hylas, est bien en votre pouvoir, mais non pas de l'autre !
- Comment l'entendez-vous, reprit Silvandre ?
- L'intelligence, continua Hylas, n'en est pas difficile : Je veux dire que, si vous voulez, vous pouvez bien devenir fol comme Adraste, votre humeur y étant déjà assez disposée, mais vous n'aurez jamais tant de mérites que vous puissiez ressembler à
Hylas.
- C'est en quoi vous êtes le plus déçu,
répliqua Silvandre ; car les choses qui dépendent "
de la volonté
peuvent être en tous "
" ceux qui les veulent, d'autant qu'il n'y a rien de
" si grand, que cette volonté ne puisse embrasser ;
" mais celles qui dépendent de quelqu'autre ne
" s'acquièrent pas de cette sorte, les moyens étant
" bien souvent difficiles. C'est pourquoi chacun qui le veut peut être vertueux ou vicieux, mais non pas sain ou malade. Or l'état où est le pauvre Adraste n'est pas volontaire, mais forcé comme venant d'une maladie dont les remèdes ne sont point en ses mains, et celui où vous êtes dépend entièrement de la volonté. Si bien que vous voyez, par raison, qu'il est plus aisé de vous ressembler qu'à ce berger misérable. - Et quand il serait ainsi, ajouta
Hylas, encore vaudrait-il mieux être comme moi, qui puis, si je veux, me délivrer de ce mal que vous dites, que comme Adraste, puisqu'il ne s'en peut défaire.
- Il est vrai, répondit froidement Silvandre. Mais ne voyez-vous pas que si vous laissiez l'inconstance, vous ne vous ressembleriez plus, et j'ai dit que j'aimerais mieux être comme Adraste que comme Hylas : c'est-à-dire Adraste
fol, et Hylas inconstant ! - Vraiment, interrompit Phillis, c'est trop presser mon feu serviteur, il faut que je dise pour lui que l'inconstance est encore plus recevable que la folie, puisqu'elle n'ôte pas l'usage de la raison, qui est ce me semble ce qui nous rend différents
des bêtes.
- Vous vous trompez, bergère, reprit Silvandre, car le mal d'Hylas
et d'Adraste
sont η véritablement des
" maladies : mais celle d'Hylas
est d'autant plus
" à rejeter que les maladies de l'âme sont pires
que celles du corps. Car pour la raison que vous alléguez, elle n'est pas considérable en ce que
l'âme, quoiqu'elle ne produise les effets tels "
que ceux des autres hommes si la cause en vient "
du défaut du corps, ne laisse pour cela d'être "
raisonnable, comme nous voyons en ceux "
qui sont surpris du vin. Or le mal d'Adraste vient sans doute de la faiblesse de son cerveau qui n'a pu soutenir le grand coup que l'ordonnance de la Nymphe
Léonide lui a donné. Mais celui d'Hylas procède d'un jugement imparfait
qui lui empêche de discerner ce qui est bon ou mauvais, et qui, par ce défaut, porte sa volonté aux vices dont il a fait habitude ;
et parce que
l'âme
raisonnable η est celle "
qui donne l'être à l'homme et le rend différent "
des bêtes, il est beaucoup meilleur, selon "
votre même opinion, d'avoir le corps imparfait "
que l'âme. Voire je dirai bien plus, il "
vaudrait
beaucoup mieux être un beau Cheval ou un beau Chien, que d'avoir la figure d'un Homme, et n'en avoir pas la forme telle qu'elle doit être, parce qu'un cheval est un animal parfait η,
et celui qui a l'âme défaillante en sa principale partie telle que l'entendement en est un infiniment imparfait, et ainsi je conclus qu'il vaut mieux être malade comme Adraste que comme Hylas.
Chacun se mit à rire de cette conclusion, et l'éclat en fut tel que Hylas ne put de longtemps parler pour être ouï. Et lorsqu'il voulut prendre la parole, ils virent la sage Chrisante,
qui, les ayant aperçus de loin, venait vers eux avec bonne troupe de ses Vierges. Cela fut cause que, mettant fin à leurs disputes, ils s'avancèrent tous pour la saluer et lui rendre l'honneur qui était dû à sa vertu et à la profession qu'elle faisait.
Fin du premier livre.