Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Troisième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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21_bandeau_122

SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Troisième partie

Livre 4


3-4-1
L'Astrée III, 4. Édition Vaganay**, 1925
Amintor regarde Euric prendre les papiers qui se trouvent sur le lit de Clarinte
(III, 4, 152 verso)

(Voir Illustrations)


3-4-2
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Amintor regarde Euric prendre les papiers qui se trouvent sur le lit de Clarinte
(III, 4, 152 verso)

(Voir Illustrations)

Éd. de 1619, 118 verso sic 116 verso.
Éd. Vaganay, III, p. 159.

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21_a_122Lcidon, pressé du cruel souvenir de ses peines passées, et de l'outrage qu'il lui semblait d'avoir reçu en cette occasion et de son Maître et de sa Maîtresse, perdit la parole, de sorte que, quand après s'être tu quelque temps il la voulut reprendre, la voix ne lui permit pas, et fallut que par force il demeurât un assez long espace de temps sans parler. Enfin s'efforçant, il dit à toute peine : - Vous voyez, Madame, comme pour vous obéir, je suis allé renouvelant mes plaies,

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avec tant de déplaisir que si celui-ci n'égale par sa grandeur celui que je reçus quand ce désastre m'advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puisqu'il ne sera jour de ma vie que je ne plaigne la cruelle et désastreuse fortune que j'eus en ce temps-là. Car, vu la cruauté dont vous usez envers moi, je n'espère plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie. Ce m'est toutefois quelque espèce de contentement, parmi la douleur que ce souvenir m'a rapportée, quand je pense que je la η reçois par votre commandement et pour avoir obéi à ce que vous m'avez ordonné. Mais si votre rigueur n'est plus grande encore que ma patience, et si vous pouvez être émue de quelque compassion, soulagez-moi, je vous supplie, Madame, d'une partie de ce fardeau que vous m'avez imposé, je veux dire de continuer ce discours de mes malheurs, et desquels vous pourrez parler avec plus d'assurance, puisque le personnage que je fais en tout ce qui me reste à dire c'est seulement de souffrir ce qu'il vous a plu me faire endurer. Et si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas apprît de ma bouche la vérité des choses η que j'ai faites, il me semble que je ne vous fais pas une requête déraisonnable quand je vous supplie que, par vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procédé de vous entièrement. Adamas, sans attendre la réponse de Daphnide, se tournant vers elle : - Il me semble, Madame, lui dit-il, que ce Chevalier a raison, et que par l'ordonnance même que vous lui avez faite, vous y

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êtes obligée. - Mon père, répondit-elle, la loi n'est pas égale entre lui et moi, toutefois, puisque vous le trouvez bon, je ferai tout ce qu'il vous plaira, aussi bien ai-je reconnu, qu'encore
qu'il dise la vérité, si est-ce que, comme les  "
bons Orateurs, il ne laisse de lâcher toujours  "
quelque parole à l'avantage de sa cause, et lors  "
après être demeurée muette quelque temps, elle reprit ainsi le discours :


SignetSUITE DE L'HISTOIRE
de Daphnide et d'Alcidon.

21_c_123C'EST avec beaucoup de raison  "
qu'on a toujours dit, que ceux  "
qui sont intéressés ou préoccupés  "
de quelque passion, ne peuvent être  "
Juges bien équitables,  d'autant"
que le jugement étant offensé, "
il ne peut faire ses fonctions parfaites, non plus qu'un bras ou une jambe qui est blessée de quelque grand coup. Alcidon en rend un bon témoignage par les * conséquences qu'il a tirées si souvent à mon désavantage, plus porté de la passion que de la raison qu'il s'en figure, et parce que mon discours serait trop long si je voulais reprendre tous les points où il s'est laissé transporter, je ne m'y arrêterai pas, mais seulement dirai avec vérité ce qui reste de notre fortune, et laisserai à votre jugement de discerner

Signet[ 123 verso ] 1619 1621

sa passion d'avec la vérité. Et pour reprendre ce propos où il l'a laissé, je vous dirai, mon père, qu'ayant reçu la lettre η qu'il m'avait envoyée, et à laquelle je ne pus faire réponse, parce que celui qui me l'avait apportée s'en était retourné par son commandement sans me dire Adieu. Je demeurai la personne du monde la plus désolée, me voyant blâmer avec quelque apparence de raison d'une chose à laquelle je ne pouvais guère remédier. J'appris incontinent après par des lettres du Roi, tous les discours qu'ils avaient eus ensemble, et puis par Alizan, que j'y avais envoyé exprès (sans toutefois lui écrire) quel était son mal et combien on le jugeait dangereux. Je demeurai longuement à discourir en moi-même sur ce que j'avais à faire : car d'un côté, l'affection que je lui portais me conviait d'aller où il était pour lui faire entendre combien il était abusé, et de l'autre, je n'osais l'entreprendre de peur d'être blâmée. Je fus longuement irrésolue avant que de pencher entièrement d'un côté ; et enfin le second voyage qu'Alizan y fit me contraignit par son retour de m'y en aller, parce qu'il me rapporta de si mauvaises nouvelles de sa maladie que mettant à part toute autre considération, je me résolus de l'aller voir, et en cette délibération, je commençai de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se présenta assez bonne bientôt après, parce que, la paix étant faite, mon beau-frère fut contraint d'aller en Avignon pour ravoir l'un de ses parents qui avait été fait prisonnier dans une ville qui s'était

Signet[ 124 recto ] 1619 1621

rendue au grand Euric, et parce qu'il avait voulu contredire à cette résolution générale, ceux du lieu s'en étaient saisis, et encore que la paix fût depuis publiée, si est-ce qu'ils ne le voulaient point remettre en liberté, de peur que si la guerre recommençait il ne fît quelque entreprise sur eux ; et prévoyant qu'il y aurait de la difficulté à son élargissement, parce qu'il jugeait bien que le Roi aimerait mieux favoriser ceux qui avaient pris volontairement son parti, et que l'affaire par conséquent pourrait prendre un long trait de temps, il voulut y mener sa femme, et elle le pria de faire en sorte que je l'y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise que pour être accompagnée quand elle serait contrainte de parler au Roi. Soudain que le mari m'en ouvrit la bouche, ayant opinion que c'était le plus honorable prétexte que je pourrais prendre, je lui promis de faire tout ce qu'il voudrait, et qu'il fallait seulement avoir le congé de ma mère. La bonne femme le lui accorda sans difficulté aussitôt qu'il lui en fit entendre le sujet, de sorte que deux jours après nous partîmes, et de fortune, notre logis se rencontra vis-à-vis de celui d'Alcidon. Le bruit de son mal était fort grand, et le Roi l'allait voir fort souvent, parce que véritablement il l'aimait. Mais quand il fut averti de mon arrivée, pour avoir la commodité de me voir, il se montra encore plus désireux de sa santé, car au lieu qu'il ne le voyait qu'une ou deux fois la semaine, depuis il y alla tous les jours, et, ou allant ou venant, il passait d'ordinaire en mon logis. Quant

Signet[ 124 verso ] 1619 1621

à moi, le lendemain que je fus arrivée, j'envoyai vers Alcidon, et lui mandai par Alizan que s'il l'avait agréable je le verrais volontiers ; et soudain que j'eus sa réponse, je m'y en allai. Je le trouvai fort mal, et pour lors sa chambre était pleine de Mires et de Médecins, de sorte que pour cette fois nos discours ne furent que de sa maladie, à quoi il répondait fort peu, et toujours en soupirant, il est vrai que son mal couvrait cela, parce qu'on pensait que c'était l'ardeur de la fièvre. Le jour d'après, je pris le temps si à propos que je le trouvai presque seul, et lors m'approchant de lui, après lui avoir demandé en quel état il se trouvait, il me répondit avec les larmes aux yeux, et d'une voix assez faible et languissante : - Et comment, Madame, me demandez-vous l'état du mal que vous m'avez fait, vous le devez mieux savoir que moi, ni que tous mes Médecins ! - Alcidon, lui répondis-je froidement, il est certain que je sais une partie du mal de votre * esprit ; mais je suis fort ignorante de celui du corps, et c'est celui-là qui me met en peine, car pour l'autre, quand vous voudrez m'écouter, je m'assure que vous en serez bientôt guéri. - Ah ! Daphnide ! me dit-il avec un grand soupir, je vois bien que s'il est ainsi, vous avez plus de souci de ce qui le mérite le moins ; car s'il y a quelque chose en moi qui puisse être recommandable, c'est cette âme avec laquelle je ne vous ai pas seulement aimée, mais adorée d'une si pure et entière affection que je ne crois pas qu'autre que vous la

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peut jamais mépriser. - Cette réponse, repris-je, est un témoignage de votre mal, mais ayez seulement le souci que vous devez avoir de la guérison du corps, et vous verrez que, pour l'âme, le mal n'en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore resté quelque peu de raison. - Je sais, me répondit-il, que le mal n'en est pas mortel, car s'il l'était, il y aurait quelque espérance de le voir finir un jour, et je suis très assuré qu'il durera autant que mon âme, que nos Druides m'ont enseigné être immortelle. Mais si est bien celui du corps, puisque s'il ne s'augmente comme je désire, j'avancerai de mes propres mains le terme de ma vie afin de n'avoir plus des yeux d'amour pour voir une personne qui en a si peu dans l'âme. - Je vois bien, répliquai-je, que vous êtes blessé, et que votre plus grand mal gît en l'opinion : vous croyez que la recherche du grand Euric a eu tant de pouvoir sur moi qu'elle m'a fait effacer l'affection que je vous ai promise. N'est-ce pas cela votre mal, Alcidon, vous semblant d'avoir une très juste occasion de vous douloir de moi et de votre fortune, qui vous a fait aimer une personne volage et inconstante ? Il me répondit alors froidement : - Si vous savez aussi bien guérir que reconnaître mon mal, j'avouerai que vous êtes un très bon Médecin. - Il m'est plus aisé, lui répondis-je, de le guérir, qu'il ne m'a été
de le reconnaître, parce que l'âme est difficilement  "
découverte quand elle veut, et ç'a été par hasard  "
que j'ai tiré cette connaissance de vos paroles, au lieu qu'à votre guérison la raison et la vérité

Signet[ 125 verso ] 1619 1621

m'aideront. Et pour commencer, dites-moi, Alcidon, à quoi avez-vous reconnu que je ne vous aimais plus ? N'est-ce point aux réponses que j'ai faites au Roi, et que j'ai souffert d'être vue et recherchée de lui ? Mais dépouillez-vous un peu de passion, et sans avoir aucun intérêt en ceci, considérez qui est le Roi Euric, qui je suis, et en quelle saison nous sommes. Vous verrez qu'Euric est un Prince qui peut tout ce qu'il veut, et à qui les Cités, ni les Provinces, voire ni les Royaumes entiers n'ont pu faire jusques ici résistance, quand son ambition η lui a fait tourner ses armes contre eux. Et croyez-vous qu'Amour soit une moins forte passion, ou que j'aie plus de pouvoir de résister à sa force que tant de milliers de personnes ? Vous savez que je suis sa sujette, que je suis et demeure dans le pays de sa conquête, et en une saison où il semble que toutes choses soient permises, me croiriez-vous bien avisée de le dédaigner et de le rejeter ? Penseriez-vous vous même de vivre et de demeurer près de lui ou dans ses États avec assurance s'il voyait que je le traitasse de cette sorte, sachant par votre bouche l'amour que je vous porte, laquelle il accuserait de tout le mauvais traitement qu'il recevrait de moi ? Est-il possible que votre passion vous ait de sorte aveuglé que vous n'ayez pu voir ce que ce seul remède était celui qui me pouvait donner le moyen de vous voir ? En quoi ne se change
" point une Amour dédaignée η ? Le nom de
" haine est trop peu de chose, et qui voudrait bien
" représenter ce qui s'en produit, il faudrait inventer

Signet[ 126 recto ] 1619 1621

une parole qui signifiât haine, colère,  "
rage, désir de vengeance, et plus encore, "
puisque la tyrannie et la cruauté s'y mêlent. Or  "
considérez, Alcidon, en quels termes je vous mettais, et moi aussi, si j'eusse suivi ce conseil. La moindre chose eût été un commandement qu'il vous eût fait de ne vous trouver jamais dans ses États, et à moi mille outrages et mille médisances que vous ni moi n'eussions jamais pu supporter sans mourir ou sans vengeance. Voyez à quelles extrémités nous étions, et quels contentements nous eussions dû espérer en vivant de cette sorte ! Et avouez que mon conseil a été le meilleur, puisqu'il nous met hors de tous ces dangers, et nous donne le moyen de vivre ensemble avec plus de commodité que nous n'eussions jamais eu. - Hélas ! Madame, me répondit-il, qu'il est aisé de connaître que toutes ces raisons ne sont que des excuses ! Car si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoi vous fussiez-vous cachée de moi ? Et pourquoi dès ma première plainte ne me les eussiez-vous découvertes, et non pas user d'une telle tromperie qui se peut dire trahison, et laquelle je n'eusse jamais sue, si la fortune, pour me faire savoir que j'étais véritablement malheureux, n'eût voulu me la découvrir. - Je vous avouerai en ceci la vérité, lui répondis-je, je vous reconnus si éloigné de cet avis que je pensais n'être pas à propos de le vous dire,
et devoir user envers vous, comme l'on fait avec  "
les petits enfants qui sont malades, auxquels on  "
oint de quelque douceur les bords du vase où  "

Signet[ 126 verso ] 1619 1621

" est la médecine, afin que trompés ils l'avalent
" plus aisément, et que par cette tromperie ils
" se conservent la vie, m'assurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous sauriez mon intention, et que vous en ressentiriez le profit et le remède. - Remède, hélas ! me dit-il avec un grand soupir, plus amer et plus difficile à prendre que ne saurait être le mal que vous
" voulez guérir. - Tous les malades, lui répondis-je,
" quand l'on leur présente les médecines en disent
" autant que vous, mais quand ils en ressentent
" les bons effets et que la santé leur revient,
" alors ils en louent les médecines et les Médecins, et avec salaire et remerciement. J'espère que bientôt vous en ferez de même ! Il me voulait répondre, mais il en fut empêché par une grande troupe de Chevaliers qui le venaient visiter, et peu après je le laissais avec eux, non pas entièrement guéri du mal d'esprit, mais tellement disposé que mes raisons commencèrent d'y trouver place. Et parce que je désirais sur toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours suivants, durant lesquels je lui représentai tellement le juste dessein qui me faisait vivre avec Euric de cette sorte, qu'enfin lui-même y consentit, voyant, comme je crois, que les affaires étaient en un tel état qu'aussi bien n'y pouvait-il plus remédier. Et sur ce discours je lui promis que comme notre affection avait été la première que j'avais eue qu'elle serait aussi la dernière avec laquelle je lui promettais de m'enfermer dans le tombeau. Que celle que je porterais à Euric s'appellerait Raison d'État,

Signet[ 127 recto ] 1619 1621

et celle que je continuerais avec lui, Amour du cœur η.
  Voilà, mon père, les remèdes desquels j'usai pour guérir ce malade, qui furent si bons qu'il commença à se ravoir, et peu après à sortir du lit, et enfin, avant que je partisse d'Avignon, il fut guéri entièrement et tellement résolu à me voir favoriser le Roi que bien souvent lui-même l'accompagnait en mon logis quand il me venait visiter. Il est vrai qu'il me fallut user d'un très grand artifice pour persuader au Roi que je m'étais du tout éloignée d'Alcidon, et Alcidon même n'eut pas peu de peine à lui faire paraître que pour son respect il n'avait plus aucun dessein sur moi, parce qu'ayant su la bonne volonté qui avait été entre nous, et lui m'aimant bien fort, et par ainsi me jugeant fort agréable, il ne pouvait penser que le respect eût eu tant de pouvoir sur Alcidon que d'éteindre l'affection qu'il m'avait portée. Et puis considérant Alcidon jeune et beau, et lui déjà fort
avancé en son âge, chenu et ridé, accidents qui ne  "
sont pas souvent cause de faire naître l'Amour,  "
et même dans un jeune cœur comme le mien,  "
et qu'il avait trouvé empêché ailleurs à son abord, il ne se pouvait figurer que j'eusse du tout quitté Alcidon pour lui. Et par ainsi il vécut longuement avec soupçon d'être trompé. Mais la discrétion d'Alcidon et la froideur dont j'usais avec lui lui firent enfin perdre cette opinion, * et cela fut cause que se croyant seul possesseur de ma bonne volonté, il ne fit point de difficulté de me montrer tout ouvertement l'affection

Signet[ 127 verso ] 1619 1621

qu'il me portait, de sorte qu'après avoir fait à ma supplication ce que mon beau-frère désirait, il manda à mon père et à ma mère qu'ils vinssent le trouver, afin de trouver occasion de me retenir auprès de lui avec quelque bonne
" excuse. Encore que l'un et l'autre fût fort
" vieux, si est-ce que l'ambition η, qui toujours jette
" ses racines plus avant dans l'âme des vieilles
" personnes que dans les jeunes cœurs, les fit résoudre de laisser les commodités de leurs maisons pour lui obéir, en espérance de devenir plus grands par ses faveurs.
  Nous voilà donc à la suite de la Cour, où le Roi ne trompa point leurs espérances, car il les combla de bien et d'honneur, desquels toutefois ils ne jouirent guère longuement, fût que leur âge était parvenu au terme que nul
" ne peut outrepasser, ou que les incommodités η
" de la Cour, qu'il est impossible à tout autre
" qu'au Roi d'éviter, eussent abrégé leur vie,
" tant y a que peu de temps après ils moururent tous deux, et semblait qu'ils ne fussent venus à la suite du Roi que pour m'y laisser presque en possession, car autrement je n'y eusse osé venir, au lieu que m'y trouvant toute portée je m'y arrêtai au commencement sous l'excuse de vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu'ils m'avaient laissées, et puis pour la poursuite de quelques procès imaginés, et enfin, quand l'affection du Roi envers moi fut du tout découverte, sous l'espérance d'être sa femme, ainsi que lui-même en faisait courre le bruit.

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  Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la commodité à Alcidon de me voir en particulier, et que je n'employasse pour le moins deux heures auprès de lui, qui me semblaient toujours trop courtes quand il fallait nous séparer. Il sait bien que je ne mens pas, et que plusieurs fois pour lui donner ce témoignage de ma bonne volonté, je l'ai mis, et moi aussi, en de très grands hasards et de la vie et de l'honneur. Il est vrai certes que j'ai un très grand sujet de me louer de lui et de sa discrétion, pouvant dire que quelque commodité que je lui aie donnée, ou quelque familiarité que je lui aie fait paraître, il n'a jamais montré de vouloir outrepasser avec moi les bornes de l'honnêteté. Et encore que je croie bien qu'il pensait que je ne le souffrirais pas, toutefois je ne laisse de lui être grandement obligée de ne m'avoir point donné sujet de me douloir de lui.
  Vivant de cette sorte avec beaucoup de contentement, encore que je fusse en continuelle inquiétude que le Roi ne reconnût la continuation de notre bonne volonté et que cela ne lui donnât occasion de changer, comme il avait déjà fait au désavantage de quelques autres, je m'aperçus qu'il y avait quantité de Dames principales qui toutes aspiraient de posséder ce grand Prince, fût pour la gloire de commander à celui à qui tant de milliers d'hommes vaincus obéissaient, fût pour l'espérance de venir à la Couronne si l'amour le conviait de les épouser. Et entre celles qui tenaient le

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premier rang, j'en remarquais deux. L'une qui se nommait Clarinte, et l'autre Adelonde. Quant à Clarinte, j'avoue n'avoir jamais rien vu qui méritât mieux d'être aimé et servi, ayant toutes les conditions qui se peuvent désirer pour être aimable. En premier lieu, l'envie n'eût su trouver à redire en son visage. Et puis, elle avait la main la plus belle qui se peut voir, la taille si droite et déliée, et la façon et la Majesté telle, qu'elle semblait être vraiment née pour porter la Couronne sur la tête, aussi bien que plusieurs de ses aïeux avaient fait autrefois. Et ce qui rendait ses coups encore plus inévitables, c'était qu'à la beauté de ce corps était joint un des plus beaux esprits de l'Univers, de qui les rayons paraissaient en toutes ses actions, mais particulièrement en sa parole, qui était si charmante que pour n'en point être pris il n'y avait autre remède que de ne la point écouter. Bref, j'avoue que si j'eusse été homme, je l'eusse servie quelque traitement que j'en eusse pu recevoir. Et d'effet, toute fille que j'étais, je ne me pouvais saouler de la voir et de demeurer auprès d'elle, quoique tant de perfections et de mérites me donnassent assez de sujet de la haïr, à cause du dessein que j'avais et de la prétention que je reconnaissais en elle.
  Quant à Adelonde, c'était véritablement une belle Dame, mais n'approchant en rien à la beauté de Clarinte ni à ses mérites, et de plus, qui, étant mariée, ne pouvait avoir les hautes prétentions de celle-ci, de sorte qu'encore qu'il m'ennuyât fort de voir Euric la caresser,

Signet[ 129 recto ] 1619 1621

toutefois elle ne me donnait pas les grands soupçons que j'avais de l'autre. Et cela fut cause que je me résolus de divertir l'esprit de ce Prince premièrement de celle-ci, et puis avec plus de loisir d'Adelonde, et même que je voyais déjà qu'il s'y laissait presque aller, et qu'encore qu'au commencement il feignît de la visiter non point par amour mais par honneur seulement, depuis quelques jours il y allait plus souvent que de coutume, et se cachait de moi le plus qu'il pouvait. Je m'en aperçus assez tôt, outre que les épies que je tenais secrètement auprès de ce Prince m'en avertirent incontinent. Et connaissant qu'il y fallait remédier, et sans perdre temps, après avoir cherché en moi-même ce que j'y pourrais faire, enfin je jetai l'œil sur Alcidon, me semblant que s'il me voulait seconder en ceci η, mon dessein pourrait heureusement réussir. Et parce qu'il était nécessaire de l'effectuer promptement, à la première occasion que je pus parler seule avec lui, je lui tins un tel langage :
  - J'ai demeuré quelque temps irrésolue si je vous devais faire entendre une chose qui me travaille plus que je ne saurais vous représenter, craignant que l'affection que vous me portez ne vous fasse recevoir mes paroles autrement que je ne désire, et toutefois, si vous considérez de quelle sorte j'ai vécu avec vous par le passé et quel témoignage je vous ai donné de ma bonne volonté, je m'assure que vous jugerez avec moi que la seule nécessité de nos affaires me contraint de vous faire la prière que j'ai

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dilayée jusques ici. Vous savez qu'en la fortune où je suis je n'ai pour envieuses de mon bien que toutes celles qui me voient, de sorte que j'ai à me garder de toutes, comme des personnes qui voudraient bien être en ma place. L'affection que vous m'avez promise et celle que je vous porte vous convient d'avoir soin de moi, mais plus encore votre propre conservation. Car encore qu'on ne sache pas l'étroite amitié qui est entre nous, si est-ce qu'il y a peu de personnes qui n'aient remarqué que vous avez toujours porté mes affaires avec passion.
" Or les maximes d'État veulent que la même
fortune du chef soit commune à tous les membres,
" si bien que votre ruine est toute évidente
si la mienne advient. Je vous ai voulu remettre ceci devant les yeux afin que vous ne trouviez point étrange ce que je suis contrainte de vous proposer pour notre conservation. Vous voyez que Clarinte, soit qu'elle s'appuie sur la grandeur de ses parents, soit qu'elle fasse ce dessein sur la force de sa propre beauté, s'étudie de gagner la bonne volonté d'Euric, et, qui pis est, qu'elle n'y travaille pas du tout en vain, me semblant que ce Prince commence de la trouver plus agréable que je ne désirerais. Vous connaissez l'humeur assez changeante de celui avec qui nous avons affaire, et que jusques ici il ne s'est trouvé personne qui l'ait pu arrêter η. Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de quelle sorte elle nous éloignera de la Cour afin de ne tomber en la même confusion où elle nous aurait mis ! C'est pourquoi maintenant

Signet[ 130 recto ] 1619 1621

que les choses ne sont point tant avancées que nous n'y puissions remédier, il faut que nous recherchions tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de cet orage. De penser que nous puissions user de violence et y faire consentir l'esprit blessé de ce Prince, c'est être bien ignorant des effets qu'Amour a accoutumé de produire à son commencement,
puisqu'il n'y a rien qui le rende plus  "
grand que les contrariétés qu'il y rencontre,  "
semblable en cela au brasier η que le vent rend  "
plus grand et plus allumé. De croire aussi qu'en  "
dissimulant, ou ne faisant pas semblant de le connaître, le temps puisse nous y apporter quelque bon remède, c'est un fort mauvais et fort dangereux conseil, parce que, encore que l'Amour qui n'est point contrarié peu à peu de soi-même se détruise et enfin devienne presque moins que rien, si est-ce qu'en cette occasion l'attente est si périlleuse η que le danger en est du tout inévitable, puisque jamais l'Amour ne diminue qu'après la possession η. La possession de Clarinte ne sera jamais sans mariage, le mariage étant, encore qu'Euric vînt à changer d'Amour, elle ne laissera pas d'être Reine des Wisigoths, et nous par conséquent sujets à toutes ses volontés et violences. De sorte qu'après y avoir longuement pensé, je n'ai pu trouver autre remède au péril qui nous menace que celui que je vous vais dire, lequel je vous conjure encore une fois de vouloir prendre en bonne part, et non point d'un autre sens que je le vous propose. Vous n'êtes point ignorant de combien de

Signet[ 130 verso ] 1619 1621

grâces le Ciel et la nature vous ont relevé par-dessus le reste des hommes. La preuve que vous en avez fait partout où il vous a plu vous en rend assez certain. Je ne fais point de doute que, pour peu que vous vouliez employer vos yeux à regarder Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, et, quoiqu'elle n'eût point en l'estomac un cœur de chair mais de rocher, elle n'en saurait éviter les coups. Si vous mettez en effet ma prière, il adviendra sans doute ou qu'elle vous aimera et soudain méprisant Euric et toute son ambition, elle se donnera toute à vous, ou qu'Euric voyant que vous la recherchez et qu'elle le souffre, la dédaignera et s'en retirera, et ainsi nous éviterons ce malheur qui nous menace si fort. Si vous y savez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer afin que nous voyions auquel nous avons à nous prendre. J'ai différé longuement de vous faire cette ouverture craignant que vous n'eussiez opinion que je vous proposais ce parti pour vous éloigner de moi, car tant s'en faut, tout ce que je vous en dis n'est seulement que pour pouvoir à l'avenir demeurer ensemble, et avec plus de contentement et de sûreté.
  Voilà les paroles dont j'usai avec Alcidon, lui montrant si à nu mon intention qu'il me semblait bien ne lui donner nulle occasion de se mécontenter, ou de soupçonner que j'eusse autre dessein que celui que je lui disais. Et toutefois, quelque assurance que je lui donnasse du contraire, ni quelque raison qu'il reconnût

Signet[ 131 recto ] 1619 1621

lui-même, il ne put se persuader que ce ne fût pour l'éloigner entièrement de moi, et, avec cet éloignement, m'obliger d'autant plus le grand Euric. Parce qu'après s'être tu quelque temps, et avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, et avec un souris qui montrait bien son mécontentement, il me répondit : - Dieu veuille, Madame, qu'en ceci je vous puisse aussi bien servir que vous le désirez ! Car quant à moi, sans qu'il soit nécessaire de me rapporter tant de considérations comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me dire que votre volonté est telle, mais le cœur me dit qu'un très grand malheur pour moi doit prendre origine de ce commandement. Je * lui obéirai, toutefois, non pas pour créance que j'aie des faveurs dont vous dites que le Ciel m'a été si libéral, car la preuve me montre assez le contraire n'ayant jamais rien aimé que vous qui vous êtes ravie de moi, mais pour vous faire seulement connaître que jusques à la mort je vous veux obéir. Ô Dieux ! est-il possible que le Roi étant aimé de vous, ne soit point encore content s'il ne me rend entièrement misérable ? Ô Alcidon ! as-tu bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoi ne les souffriras-tu pas puisque c'est la belle Daphnide qui te l'ordonne ainsi ? Et lors se tournant vers moi avec une grande révérence : - Oui, Madame, me dit-il, je ferai ce que vous me commandez, et me dût-il aussi bien coûter la vie que toute sorte de contentement.
  À ce mot, il s'en voulut aller, mais je le retins

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par le bras, et après lui avoir représenté de nouveau tout ce que je viens de dire, et ajouté encore toutes les meilleures considérations que je pus, je le priai que, quoiqu'il vît notre perte assurée, toutefois si c'était chose qui lui fâchât si fort de ne faire pas ce que je lui avais dit, parce que toutes autres infortunes me seraient plus aisées à supporter que son déplaisir ; mais que s'il voulait un peu donner de lieu à la raison, il verrait bien que c'était à tort qu'il entrait en ces opinions, et qu'il m'offensait grandement en les recevant. - Madame, me dit-il, si je vous offense en cela, j'en ferai bientôt la pénitence en ce que vous me commandez, et telle que je m'assure que vous en aurez pitié, et Dieu veuille que ce ne soit point trop tard ! Toutefois, je me suis de sorte soumis entièrement à votre volonté que je vous proteste d'obéir à ce que vous m'avez commandé, et ne croyez point que j'y faille, sinon en tant que la puissance me manquera. Et quoique vous voyiez le trouble où vous m'avez mis par ce commandement, ne pensez pas, je vous supplie, qu'il procède d'ailleurs que de ma trop grande affection, qui ne me peut permettre de m'éloigner de vous ou d'en servir une autre (encore que ce soit par feinte) sans une très grande peine. - Alcidon, lui dis-je alors lui jetant un bras au col, ce n'est pas de cette heure que j'ai commencé de reconnaître les effets de votre bonne volonté, ni combien outre vos mérites elle m'oblige à vous aimer ! Mais croyez aussi que, si la mort ne me surprend bientôt, je sortirai quelquefois de ces

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dettes, et me désobligerai un jour de ce que je sais bien que je vous dois par d'aussi grands témoignages de mon amitié envers vous que vous m'en avez rendu, et que j'en reçois maintenant. Et afin que vous puissiez prévoir quel est mon dessein, je vous promets, Alcidon, et vous jure devant le Dieu qui punit les faux serments η, que toute la peine que vous emploierez à la recherche de Clarinte sera mise par moi sur mon compte, et que ce sera moi qui vous en payerai.
  Il me semble que si Alcidon m'aimait, ces paroles le devraient η contenter, et toutefois je vis bien qu'il se mettait en cette entreprise à contrecœur, et seulement pour ne vouloir pas me désobéir. Si est-ce que pour observer ce qu'il m'avait promis, il s'y résolut, et, selon sa discrétion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle certes il y trouva plus de difficulté que nous n'avions pensé, et y en eût bien eu encore davantage, si la fortune qui s'est tant plu à le favoriser en tout ce qu'il a voulu aimer ne lui eût elle-même ôté les plus grands empêchements, par la rencontre que je vous vais dire :

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SignetHISTOIRE
De l'artifice d'Alcyre η.

21_i_132IL est aisé à juger que Clarinte étant belle et telle que je la vous ai dite, et nourrie dans une Cour si remplie de Chevaliers jeunes et généreux, n'était pas demeurée si longtemps sans être servie, et peut-être encore sans aimer. Entre tous, il y en avait deux qui, sous prétexte du parentage qu'ils avaient avec elle, s'étaient plus avancés en ses bonnes grâces. L'un s'appelait Amintor, et l'autre Alcyre, tous deux, certes, très vaillants et très aimables Chevaliers, et qui, si je ne me trompe, embarquèrent au commencement cette belle Dame en cette affection, sous le nom
" de l'amitié η. Ruse assez ordinaire, et de laquelle
Amour se sert bien souvent pour surprendre
" celles qui semblent être plus difficiles
" à le recevoir dans leurs âmes. Outre le parentage qui était entre ces deux Chevaliers et qui les devait lier ensemble d'une étroite amitié, encore la longue nourriture qu'ils avaient eue ensemble, la conformité des exercices auxquels ils s'adonnaient, et leur même âge les avait conviés d'être frères d'Armes, et de se jurer l'amitié et l'assistance, auxquelles ce nom oblige ceux
" qui en font profession. Mais Amour, qui ne veut
" point souffrir de compagnon, défit bientôt

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cette société de la sorte que je vous dirai. Le feu η  "
est difficilement tenu caché sans que la fumée  "
ne s'en aperçoive ! Mais je crois qu'il est encore  "
plus mal aisé de couvrir longuement une  "
grande affection, et même à ceux qui peuvent  "
y avoir quelque intérêt. Cette raison fut cause,  "
outre celle de l'ordinaire pratique, que ces deux Chevaliers s'aperçurent bientôt de l'Amour l'un de l'autre, et d'autant qu'Alcyre reconnut que Amintor l'emportait par-dessus lui, après avoir recherché tous les justes moyens qu'il se pût imaginer pour le devancer, et qu'il eut éprouvé que tous ses efforts lui étaient
inutiles, il se résolut de recourre à la finesse, et à  "
l'artifice, lui semblant que pour vaincre, il n'y avait  "
point de ruse qui pût être blâmée.  "
  C'est presque une chose ordinaire que toutes  "
les personnes de condition un peu relevée η "
choisissent entre ceux qui les servent quelqu'un  "
qui leur est plus agréable, et auquel ils se confient  "
plus qu'à tout autre. Clarinte en avait fait de même entre les filles qui la servaient, car il y en avait une qu'elle aimait, et en laquelle elle se fiait entièrement. Alcyre, qui savait combien ces personnes ont de puissance et de crédit auprès de celles qu'elles servent, avait de longue main recherché la bienveillance de cette fille ; et comme il était fort accompli Chevalier, et fort libéral, il se l'était tellement acquise que pour peu qu'il voulût s'y peiner davantage pour le nouveau dessein qu'il faisait, il lui fut aisé d'en donner connaissance telle qu'il lui plut à Amintor. Ayant donc acquis cette fille

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de cette sorte, toutes les fois que son compagnon le rencontrait auprès de la belle Clarinte, il lui laissait la place, et s'en allait entretenir cette fille qu'il éloignait des autres. Et s'il s'apercevait qu'Amintor le regardât, il souriait avec elle, et avait toujours quelque secret à lui dire à l'oreille, faisant tout ce qu'il pouvait pour le faire entrer en quelque soupçon. Amintor qui prit garde incontinent à cette nouveauté, suivant le naturel de ceux qui aiment, soupçonna bientôt ce qu'Alcyre désirait de lui persuader, à savoir que cette familiarité procédait de quelque autre plus grande, mais plus cachée, qu'il avait avec sa maîtresse. Et d'autant qu'il était homme plein de franchise, et qui ne pouvait rien porter dessus le cœur contre personne, un jour qu'il le trouva à propos, il lui dit : - Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d'affaire avec cette fille de Clarinte que vous en faites de semblant ? Alcyre, qui vit réussir si bien son dessein, ne lui répondit au commencement qu'avec un petit souris : - Et après, que voulez-vous, continua-t-il, que je vous dise ? Vous possédez tellement la maîtresse qu'il faut, quand vous y êtes, si je ne veux demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. - Il me semble, ajouta Amintor, qu'autrefois vous ne souliez point faire ainsi, et que je ne suis point plus possesseur de la maîtresse que je le soulais être. Qu'y η a t-il donc de nouveau ? Alcyre demeura quelque temps sans répondre, et le regardant souriait, comme faisant le fin, dont Amintor se troubla encore davantage, et voyant qu'il ne disait mot :

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- Que veut dire, reprit-il, que vous ne me répondez point ? Y ai-je quelque intérêt, ou n'est-ce point à mes dépens que vous vous entretenez ensemble ? S'il est ainsi, pour le moins que je le sache afin que j'aie ma part au passe-temps. Alors Alcyre prenant un visage plus sérieux : - Amintor, lui dit-il, quand nous ne serions pas si proches parents que nous sommes, vous me devez croire assez votre ami pour ne vous point traiter de la sorte que vous dites ! Mais il est certain qu'il y a longtemps que je vous eusse averti de ce que vous désirez de savoir à cette heure, si je n'eusse eu peur de vous faire déplaisir ; et cette même considération m'en empêchera encore, si vous ne m'assurez du contraire. - Je ne vous assurerai pas, dit-il, de n'avoir point de déplaisir de ce que vous pourriez me dire, et même étant à mon désavantage, mais si ferai bien que je vous aurai une très grande obligation si vous me dites ce que c'est, afin d'y remédier ainsi que je jugerai être à propos. - Si vous me promettez, dit Alcyre, d'en user avec discrétion, et vous servir de l'avertissement que je vous donnerai seulement pour sortir de la tromperie où l'on vous retient, je suis tout prêt à le vous dire, comme votre parent et votre ami. Mais autrement, je ne le ferai pas, puisque sans vous profiter en rien il me pourrait beaucoup nuire. Et Amintor le lui ayant promis avec toute sorte d'assurance, Alcyre reprit ainsi la parole : - Sache, Amintor, qu'après avoir longuement servi la belle Clarinte, ma bonne fortune a été telle qu'elle s'est entièrement

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donnée à moi, et que je la possède. - Ah Dieu ! s'écria le Chevalier, qu'est-ce que vous me dites ? Vous possédez Clarinte ? - Je la possède véritablement, reprit froidement Alcyre, et en mettez η votre esprit en repos, car elle est mienne de telle sorte qu'il se passe fort peu de nuits que je ne sois auprès d'elle, et c'est pourquoi vous voyez que je m'en retire en compagnie le plus que je puis, afin d'en ôter la connaissance aux plus curieux, ainsi qu'elle m'en a prié. - Ô Dieu ! dit Amintor, en levant les mains jointes en haut. Ô Dieu ! ne la punirez-vous point, la trompeuse et la perfide qu'elle est ! - Je vous assure, ajouta Alcyre, que plusieurs fois j'ai voulu vous en avertir, étant marri de vous voir trompé comme vous étiez. Mais (ainsi que je vous ai dit) j'ai eu peur que vous n'en eussiez trop de déplaisir. Amintor alors pliant les bras sur son estomac, et ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de cette sorte : - J'aurais une grande occasion de me douloir de vous, Alcyre, en ce que vous m'avez ravi Clarinte, si je ne savais bien que la poursuite que vous et moi en avons faite n'a point été au déçu
" l'un de l'autre. Mais que comme ceux qui courent
" au prix, plusieurs entrent dans la course,
" et un seul le gagne, de même je n'ai point d'occasion de me douloir de vous, si vous l'avez emportée, cette Clarinte, plutôt que moi. Au contraire, j'ai beaucoup de sujet de me louer de vous pour la déclaration que vous me faites, afin que je ne demeure plus longuement déçu. Il ne reste, pour le comble de cette obligation,

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qu'une chose de laquelle je vous veux conjurer, qui est de me faire savoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me dites, que je viens de l'apprendre de vous par les oreilles. - J'y ferai, répondit Alcyre, pour votre contentement tout ce que je pourrai. Mais je crains fort que ce ne sera que rengreger votre déplaisir. - Mon déplaisir, répondit Amintor, ne s'en augmentera point, et quand il adviendrait autrement, il ne serait que bien à propos afin que j'aie tant plus de courage de faire la résolution que je dois. Alcyre fit semblant de demeurer un peu empêché sur cette demande, encore qu'il l'eût déjà prévue et qu'il s'y fût préparé dès le commencement. Et enfin il lui répondit : - Je ne sais, Amintor, comme je pourrai satisfaire à votre curiosité : car encore que je le désire bien fort pour votre contentement, je vois une grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre, parce que ce n'est pas tous les soirs que j'y vais, mais seulement lorsque la commodité le lui permet, laquelle elle ne me fait savoir que lorsque chacun est déjà presque couché, heure tant incommode que je ne crois pas que vous y puissiez entrer sans être vu. - Non, non, dit Amintor, ce n'est pas ce que je demande, je fais bien la même considération, il me suffira d'être auprès de vous quand vous y entrerez. - S'il ne tient qu'à cela, dit-il incontinent, vous serez bientôt satisfait, et peut-être dès ce soir même, si vous demeurez en votre logis. Et Amintor lui ayant promis de l'y attendre, ils se séparèrent sur cette résolution.

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  Jugez, sage Adamas, à quelles impostures nous sommes sujettes par l'exemple de cette sage Dame, qui, encore qu'innocente, est toutefois par la finesse d'Alcyre estimée et blâmée par Amintor comme très coupable ! Il s'alla renfermer dès l'heure même dans sa chambre attendant avec impatience que le rusé Alcyre le vînt avertir. Lui cependant, désireux d'achever aussi bien son entreprise qu'il lui semblait d'y avoir donné un bon commencement, et ayant déjà de longue main résolu ce qu'il avait à faire, l'heure étant venue que chacun était près de se mettre au lit, il se démêle de tous ceux qui étaient d'ordinaire avec lui, et vient trouver Amintor pour le conduire où il lui avait promis. Le Roi Euric qui se plaisait grandement parmi les Dames, afin d'avoir plus de commodité de nous voir, nous avait logées, Clarinte, Adelonde et moi, dans son Palais, feignant que c'était pour nous faire plus d'honneur. Le quartier de Clarinte était presque à plein pied de la Cour, et ne fallait que monter trois ou quatre marches pour y aller. Et étant sur ce petit perron, on entrait dans sa chambre par deux divers endroits. Par l'un, on trouvait une grande salle et une antichambre avant que d'y entrer. Par l'autre, on passait par une petite galerie fort obscure, qui conduisait en son cabinet par une porte dérobée, et c'était où Clarinte couchait ordinairement. Et quand on voulait passer plus outre sans entrer dans son cabinet, il ne fallait qu'ouvrir une porte tout auprès, par laquelle on entrait dans une très grande salle qui conduisait

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hors du Palais par une porte fort peu fréquentée.
  Alcyre, ayant de longtemps fort bien remarqué tout ce que je viens de dire, conduisit Amintor dans cette petite galerie, où étant sans point de lumière lorsque déjà chacun était retiré, il lui dit : - Vous verrez, Amintor, qu'aussitôt que je heurterai à la porte du cabinet, on me viendra ouvrir. Mais je vous supplie, suivant ce que vous m'avez promis, de vous en retourner sans faire bruit aussitôt que vous m'aurez vu entrer dedans. Et puis le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant d'aller gratter contre celle du cabinet de Clarinte, et il alla à l'autre par laquelle on entrait dans la grande salle, et qui, pour être toute proche, ne pouvait être discernée par Amintor. Et après y avoir demeuré quelque temps, il revint vers lui, et lui dit doucement à l'oreille : - Nous avons un peu trop tardé, elles étaient déjà à moitié endormies, mais j'ai ouï qu'elles se lèvent. Je vous supplie encore un coup, quand je serai entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, et cependant de vous reculer encore un peu plus de peur que, si les flambeaux étaient encore allumés, vous ne fussiez vu quand la porte s'ouvrira. Amintor le fit, ne pensant point à sa finesse, qui ne tendait à autre fin qu'à l'éloigner davantage de la porte du cabinet, de peur qu'il ne pût s'apercevoir de sa ruse. S'étant donc rapproché le plus doucement qu'il put de cette porte, il ouvrit lui-même celle qui allait dans la grande salle, et y entrant la referma incontinent

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après, parce que le ressort était fait de telle façon qu'en la poussant, elle se fermait d'elle-même. Et Alcyre qui l'avait remarquée, y était venu un peu auparavant, et l'avait laissée entrouverte. Amintor, qui l'ouït ouvrir et fermer incontinent, eut opinion que véritablement c'était celle du cabinet de Clarinte ; et il est bien croyable que tout autre y eût été aussi bien trompé que lui, étant si proches l'une de l'autre, et le lieu si obscur. Toutefois pour en être plus assuré, il vint prêter l'oreille à la porte pour ouïr s'ils parleraient ou feraient quelque bruit. Mais ou fût que véritablement au bruit qu'Alcyre avait fait quelqu'un s'éveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l'appréhension le lui fit sembler ainsi, tant y a qu'il eut opinion d'ouïr quelque bruit, ce qui le transporta de sorte qu'il fut près plusieurs fois d'enfoncer la porte à coups de pied. Enfin se souvenant de la parole qu'il avait donnée, et de la proximité qui était entre eux, et en quelle confusion il mettrait toute la maison, il eut assez de pouvoir sur lui pour s'en empêcher et s'ôter de là, mais avec tant de regret que de toute la nuit il ne put reposer. D'autre côté, Alcyre ayant si bien joué son personnage, et craignant qu'Amintor ne le vint chercher en son logis, ne voulut point y retourner, ni en lieu où le lendemain quelqu'un pût dire de l'avoir vu, et à cette occasion passa toute la nuit dans quelques grottes d'un jardin, dont il s'était fait
" donner la clef. Jugez en quel état il avait mis
Amintor, et combien un Amant doit avoir de

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prudence pour éviter les artifices d'un Rival. Le déplaisir de ce Chevalier fut tel que ne le pouvant déclarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lit, et alla quelque temps disputant contre le mal avant que d'y vouloir donner remède. De quoi Clarinte étant avertie par le bruit qui en courait, poussée de l'amitié qu'elle lui portait et ignorant le sujet de sa maladie, se résolut de l'aller visiter. Mais elle le trouva si triste qu'à peine la put-il regarder, ce qu'elle attribuait à la grandeur de son mal. Mais l'allant une autre fois visiter et le trouvant encore plus mélancolique et plus froid que la première fois, elle ne se put empêcher de lui dire : - Il est certain, Amintor, que votre mal doit être fort grand, puisqu'il ne vous change pas seulement le visage mais vous rend d'une humeur si différente à celle dont vous souliez être que véritablement vous n'êtes plus reconnaissable. - Ha Clarinte ! lui répondit-il en soupirant, combien eût-il été à propos que ce changement fût arrivé il y a longtemps ! Elle demeura étonnée d'ouïr cette réponse, et lorsqu'elle voulait continuer pour en apprendre davantage, les Médecins s'approchèrent de lui, de sorte que, craignant que quelqu'un ne s'en aperçût, elle n'osa répliquer ; au contraire, s'étant arrêtée fort peu de temps auprès de lui, elle se retira la plus mal satisfaite personne du monde.
  Cependant Alcyre, pour ne point perdre temps, après avoir vu un si bon commencement et un progrès si favorable à ses desseins, pour se prévaloir encore mieux des occasions qui se pourraient

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présenter, se rendit beaucoup plus familier d'Amintor qu'il ne soulait être, et demeurait si assiduellement auprès de lui qu'il était impossible qu'il parlât à personne sans qu'il l'oïe. Car, connaissant bien que son mal procédait principalement du déplaisir qu'il recevait de Clarinte, il ne voulait point qu'elle l'en pût désabuser, ni que quelqu'un lui fît reconnaître la vérité. Mais parce qu'il n'avait pas encore entièrement accompli son chef-d'œuvre, et qu'il était nécessaire que, comme il avait trompé Amintor, il abusât aussi Clarinte, afin que, comme il * la fuyait, elle s'éloignât aussi de lui. Un jour qu'il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, et qu'il reconnut que le mal le pressait moins que de coutume, il fit semblant de vouloir écrire quelque chose qui lui était d'importance, Mais comme s'il n'eût pu venir à bout de ce qu'il avait à faire, il effaçait tantôt une parole, et tantôt rayait une ligne toute entière, et enfin, feignant de se dépiter contre soi-même, rompait et le papier et la plume contre la table, frappant de colère des mains dessus. De quoi Amintor souriant, et ne sachant d'où procédait cette façon de faire, lui demanda, quelle occasion il en avait. - Je vous assure, lui dit-il, que je pense n'avoir pas aujourd'hui l'esprit bien fait. Ce matin, le Roi m'a commandé de faire pour lui une lettre de remerciement à une Dame pour quelques étroites η faveurs qu'elle lui a faites, et faut que je la lui porte tout à cette heure, afin qu'il ait le loisir de la récrire. Mais je ne sais où aujourd'hui mon esprit

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s'en est allé ! Je ne puis lier deux paroles bien à propos. Et parce qu'Amintor aimait Alcyre et qu'il savait bien qu'Euric avait accoutumé de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu'il aimait le plus et qu'il jugeait personnes d'esprit, il voulut essayer si son mal lui permettait de faire cette lettre pour son ami. Et pource, lui ôtant le brouillart des mains afin d'en comprendre mieux le sujet, après y avoir un peu songé, il écrivit telles paroles :


SignetLETTRE
D'Amintor au nom du roi Euric.

21_c_138C'Est à la grandeur de mon affection et non pas de mon mérite que vous avez voulu mesurer la faveur que j'ai reçue de vous. Mais à quoi faut-il que j'égale le remerciement que je vous en dois ? Sera-ce point, pour ne vous être redevable, à cette même grandeur de mon affection ? Mais étant infinie, avec quoi se pourrait-elle égaler ? Avec ce qui est, comme elle, infini. Et telle est la volonté que j'ai de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir comme celle de la personne

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du monde qui vous aime le plus, et qui y est aussi la plus obligée.

  Ce qu'Alcyre désirait sur toutes choses, c'était qu'Amintor écrivît cette lettre sur ce sujet, non pas pour la donner au Roi, ainsi qu'il en faisait le semblant, mais pour un autre effet qu'il avait desseigné en lui-même. Il loue donc grandement la vivacité de son esprit, et la facilité qu'il avait de mettre ses conceptions par écrit, le remercie de ce qu'il a fait pour lui l'ayant ôté d'une peine qui n'était pas petite, et, la mettant dans sa poche, s'en va feignant de la vouloir récrire dans un petit cabinet où il soulait se retirer pour semblable affaire. De fortune, le brouillart qu'il avait fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une layette où il avait accoutumé de mettre semblables papiers, sans autre dessein que de ne vouloir pas qu'il fût vu. Alcyre cependant prend de la soie, et étant hors de la présence d'Amintor cachette cette lettre, et y met un chiffre dessus, et puis s'en va trouver Clarinte, prenant l'heure qu'il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours étaient déjà passés depuis la dernière fois qu'elle avait visité Amintor, et qu'elle en était revenue si mal satisfaite. Toutefois, encore qu'elle désirât beaucoup de savoir pourquoi Amintor lui avait parlé de cette sorte, si est-ce qu'elle n'avait osé y retourner si promptement de peur de donner sujet aux médisants de mal parler d'elle. Et maintenant, voyant Alcyre

Signet[ 139 recto ] 1619 1621

et sachant la familiarité qui était entre eux, encore qu'elle ne fût pas ignorante qu'il l'aimait aussi bien qu'Amintor, si ne put-elle s'empêcher de lui demander comme se portait son malade. Alcyre faisant semblant de ne savoir point que son compagnon la servît, lui répondit si froidement : - Je crois, Madame, qu'il se portera bien étant depuis peu devenu si joyeux qu'il n'y a pas apparence qu'il tienne longuement la chambre, puisque les Médecins disent que son mal ne procède que d'une grande tristesse. - Je crois, répondit Clarinte, que les Médecins ont fort bien jugé. Et faut, s'il est si joyeux que vous le dites, qu'il soit bien changé depuis que je ne l'ai vu, car la dernière fois que je fus chez lui, à peine pouvait-il ouvrir la bouche pour parler à moi. - Je ne sais, répondit Alcyre, quel il était lorsque vous le vîtes. Mais si fais bien que jamais homme ne montra un visage plus content qu'il fait depuis hier au matin ! Aussi n'est-ce pas sans raison, si c'est avec raison que celui se contente qui a obtenu ce qu'il désire. - Et je vous supplie, Alcyre, dit-elle incontinent, faites-moi savoir ce contentement, afin que comme sa parente et sa bonne amie je participe au plaisir qu'il en a. - Je le ferai, répliqua-t-il, pour obéir à ce que vous me commandez :
mais je sais, Madame, que la plupart des femmes ne  "
savent rien taire, et peut-être, s'il venait à le "
savoir, je perdrais son amitié que je tiens si chère. - J'avoue, répondit-elle, que je suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne savoir rien taire, ayant toute ma vie fait particulière

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profession de ne parler jamais de ce que je promets de tenir caché, comme à cette fois je le vous proteste et le vous jure. - Sur cette parole, dit-il, je le vous dirai, mais à condition que vous n'userez point de la puissance que vous avez sur moi pour m'en faire déclarer davantage que je ne voudrais. - Ce serait trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le pusse faire, de vous y vouloir contraindre. C'est pourquoi je vous assure de ne vouloir jamais rien savoir de vous que ce que vous-même m'en voudrez dire. - Sachez donc, reprit finement Alcyre, que le pauvre Amintor est secrètement devenu amoureux d'une des principales et des plus belles Dames de la Cour, et que, l'aimant passionnément et s'étant figuré qu'elle devait rendre à son affection quelque sorte de témoignage de bonne volonté, il y a quelques jours qu'il en voulut retirer quelque preuve. Mais s'étant trouvé beaucoup moins heureux qu'il n'avait eu opinion, il en ressentit un si grand déplaisir qu'il en devint malade, se donnant de telle sorte du tout à la mélancolie qu'il y avait peu de personnes qui ne la jugeât être la seule cause de son mal. De quoi cette belle Dame étant avertie, émue à quelque compassion, le vint visiter, et depuis, ayant reconnu la grandeur de son affection, lui a donné autant de sujet de se contenter d'elle que peu auparavant elle lui en avait donné de mécontentement. De vous dire quel il est, il n'y a point d'apparence, puis, Madame, que vous le pouvez juger par l'effet que je vous en dis. Tant y a que ce matin il a mis la main à la plume pour lui écrire,

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et ne se fiant de personne que de moi, m'a prié de lui porter sa lettre. Clarinte oyant ces nouvelles ne put s'empêcher de rougir, infiniment surprise de la nouvelle de cette Amour. Et parce qu'elle ne voulait pas qu'Alcyre s'en aperçût, elle fit semblant de se moucher, et en même temps lui demanda qui était cette courtoise Dame, sans même ôter le mouchoir du visage, pour empêcher que le changement de sa voix ne fût reconnu. - C'est, dit Alcyre, ce que vous m'avez promis de ne me commander pas de vous dire ! Mais pour vous donner plus d'assurance de mes paroles, et que vous puissiez mieux juger ce que je vous dis, encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisserai pas de la vous montrer, parce que je reprendrai bien son cachet sans qu'il le voie. Et lors, ouvrant la lettre, la lui présenta. Elle qui connaissait fort bien l'écriture d'Amintor, soudain qu'elle y jeta les yeux dessus, vit bien que véritablement il l'avait écrite. Et cela lui faisant ajouter foi à tout ce qu'Alcyre venait de lui dire, elle lut avec une grande émotion tout ce qui était écrit, qui lui donna encore plus de désir de savoir à qui ce remerciement s'adressait. - Et ne me direz-vous point, Alcyre, lui dit-elle, à qui ces belles paroles sont écrites ? - Madame, dit-il, je la vous eusse nommée dès le commencement, si je n'eusse promis le contraire avec de si grands serments que j'aurais horreur de les rompre ! Mais qu'il vous suffise que c'est l'une des plus belles Dames de la Cour. - Je le crois, dit Clarinte, puisque vous le dites. Mais, continua-t-elle, quelque

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beauté qui soit en elle, si l'estimerai-je encore beaucoup moindre que sa courtoisie. Et puisque vous ne me voulez dire son nom, ne me pouvant venger en autre chose, je ne veux pas qu'elle ait le contentement de lire cette lettre. Et en même temps, pressée du dépit, la rompit en diverses pièces. Alcyre feignit d'en être bien marri et de l'en vouloir empêcher, encore que ce fût son moindre souci. Enfin voyant qu'il n'y avait plus de remède, il fit semblant de se consoler. - Je dirai, continua-t-il, qu'en tirant mon mouchoir, elle est tombée dans le feu, où elle a été plutôt brûlée que je n'y ai pris garde, et s'il veut, il en refera une autre.
  Se pouvait-il user avec plus de finesse, pour rompre une amitié des deux côtés, qu'Alcyre en cette occasion en inventa ? Aussi fit-il un si grand coup en l'un et en l'autre que Clarinte, abusée de cette lettre, et Amintor, déçu de ce qu'il pensait avoir bien vu, étaient si mal satisfaits l'un de l'autre qu'ils n'attendaient plus que l'occasion de se voir pour venir aux extrêmes reproches, qui fut cause que Clarinte n'alla plus voir Amintor, et qu'Amintor laissa écouler plusieurs jours, contre sa coutume, sans l'envoyer visiter, ce qui ne faisait que les affermir davantage en l'opinion qu'Alcyre leur avait fait concevoir.
  Or voyez, mon père, combien la fortune,
" quand elle veut, prépare le chemin aisément à
" celui qu'il η lui plaît qui parvienne à la fin de ses
" desseins. J'ai été contrainte de vous dire un peu
" au long les finesses d'Alcyre, et les mécontentements

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de Clarinte, afin de vous faire mieux entendre comme Alcidon, pour effectuer la prière que je lui avais faite, parvint aux bonnes grâces de Clarinte. Parce que c'est une chose très assurée que sans cette dissension, il eût pu malaisément venir à bout de son dessein. Mais comme il a toujours été très heureux en tout ce qu'il a entrepris, il ne le fut moins, à ce coup, de rencontrer ce hasard si à propos.
  Alcidon a voulu couvrir tant qu'il a pu son infidélité par les discours qu'il a faits. Et quoique je me sois tue quand il en a parlé, et que, quand il me vint retrouver la première fois, je n'en fisse point de semblant, si est-ce que je savais très bien que le long temps qu'il était demeuré sans me faire savoir de ses nouvelles avait vu naître d'autres affections en lui que celles qu'il avait eues pour moi. Car sans en chercher de plus éloignées, je savais fort assurément que Torrismond étant mort, lorsque Thierry son frère prit la Couronne, il vit dans l'une des villes d'Aquitaine Clarinte, et qu'il l'aima. Et si je voulais, peut-être lui pourrais-je bien dire et le temps et le lieu ! Mais il suffit qu'en son âme il sait bien que je dis vrai. Et parce qu'Alcidon faisait semblant η de ne vouloir point avouer ce qu'elle disait, - Non, non, dit-elle, Alcidon, ne niez point la vérité, vous savez que je dis vrai, et que peu de temps après l'accident η de Damon et de Madonthe, Torrismond venant à mourir et Thierry lui succédant, vous le suivîtes en ses voyages, et qu'au siège

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d'une ville vous vîtes cette belle Dame de laquelle vous eussiez davantage continué le service, si Thierry même ne fut mort presque aussitôt qu'il fut Roi. Et depuis vous en fûtes distrait par le grand Euric, qui vous occupa de telle sorte en ses diverses entreprises que vous oubliâtes aussi bien Clarinte, qu'auparavant vous aviez eu peu de mémoire pour moi. Et vous contentez, Alcidon, que, si je voulais, je vous raconterais, non seulement le commencement et le progrès de cette affection, mais peut-être encore tant de particularités de votre vie que vous vous en étonneriez.
  Je dis ceci, sage Adamas, non pour lui reprocher son inconstance, car je sais bien que son âge ne lui permettait pas alors d'être plus constant, et que je ne l'avais point obligé d'avoir plus de fidélité pour moi. Mais je le dis seulement pour vous faire entendre qu'il eut beaucoup moins de peine à faire connaître sa bonne volonté à cette belle Dame. - Je ne nierai pas, interrompit Alcidon, que du temps que vous dites, je n'aie vu Clarinte et que sa beauté ne m'ait ravi, par une rencontre fort inespérée : Car au siège d'une ville, quelque intermission ayant été faite des armes, je m'approchai de la muraille où le Roi m'envoyait pour faire retirer les soldats qui s'en approchaient trop. Je vis cette belle Dame sur les créneaux, où elle était venue pour parler à quelqu'un de notre armée qu'elle connaissait. J'avoue qu'aussitôt que je la vis, je l'admirai, et qu'elle faillit dès lors de me coûter la vie, parce que la trêve se rompant

Signet[ 142 recto ] 1619 1621

cependant que je la considérais, je ne me donnai garde que je fus tout couvert de traits et de flèches, que ceux de la muraille me tiraient. Et que, comme elle portait en ses habits le signe de la mort, car elle faisait le deuil de son père, sa vue me fut presque mortelle de cette sorte. Mais je ne confesserai jamais que cela m'ait fait manquer à ce que je vous dois ; et η vous me faites une extrême injure quand vous en parlez autrement. - Nous en croirons, dit Daphnide, ce qu'il vous plaira ; tant y a, Alcidon, que cette fois que par mon commandement vous lui parlâtes d'amour n'avait pas été la première, et qu'à cette occasion l'accès vous en fut plus aisé.
  Au commencement toutefois, sachant ce qui s'était passé entre nous, d'autant que le Roi même le lui avait raconté, elle ne laissa de rejeter bien fort ses paroles. Car il faut que vous sachiez, mon père, que le grand Euric pensant s'avancer davantage en ses bonnes grâces, lui faisait entendre que toute la recherche qu'il me faisait n'était que pour Alcidon, qu'il lui disait être passionnément amoureux de moi. Et parce que ce Chevalier, désireux de vaincre cette belle Dame, ne s'arrêta pas au premier refus qu'elle lui fit : Un jour qu'Euric s'était allé promener sur le Rhône, et pour passer le temps en meilleure compagnie avait convié une partie des Dames entre lesquelles nous étions Clarinte et moi, je pris garde qu'Alcidon s'en approcha, et après avoir parlé quelque temps à elle, je vis qu'il lui donna un papier

Signet[ 142 verso ] 1619 1621

qu'elle prit, et incontinent après le dépliant, le rompit et le jeta dans le fleuve sans le lire. Je ne pus pour lors entendre ce qu'il lui avait dit, ni ce qu'elle lui répondit, parce que j'étais trop éloignée, et qu'ils parlaient fort bas. Mais Alcidon me dit depuis qu'il lui avait dit : - Ne trouvez étrange, Madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n'ai pu obtenir ailleurs, je veux dire l'honneur de vos bonnes grâces, parce qu'ayant été si malheureux quand je vous en ai suppliée sur la terre, je veux essayer si l'Élément de l'eau me sera point plus favorable. Et d'autant que, quand je vous vois, mon âme s'emploie tellement à vous regarder qu'elle oublie de parler, pour suppléer à ce défaut, j'ai mis dans ce papier une partie des choses que je voudrais bien, et que je ne puis, vous dire. Et à ce mot, il le lui présenta. Elle qui eut peur qu'en le refusant, elle ne fut cause que plusieurs s'en prissent garde, le reçut, et lui dit : - Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cet Élément vous serait plus favorable que l'autre, s'il est vrai que chacun favorise son semblable, car votre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre, et si fait bien à l'eau qui ne s'arrête jamais ! Et pour vous montrer que j'en fais le même jugement, je lui donne ce papier où vous dites avoir écrit ce que vous désirez, afin qu'il η vous accorde votre requête, m'assurant bien que, vous connaissant aussi inconstant que lui, il vous favorisera autant qu'il lui sera possible ! Et à ce mot, rompant la lettre en plusieurs pièces, sans la lire, la jeta dans le fleuve. - Ah, Madame !

Signet[ 143 recto ] 1619 1621

lui dit Alcidon, lui voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous méprisez la plus entière affection qui vous ait jamais été offerte ? Ne vous contentez-vous pas, injuste que vous êtes, de me brûler le cœur par le feu de vos yeux sans en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? - Vous avez tort, lui dit-elle froidement, de m'accuser d'injustice, puisque je me fais paraître très équitable de ne vouloir rien retenir de l'autrui, rendant à cet Élément η si inconstant les pensées et les conceptions du cœur le plus inconstant qui soit en l'Univers.
  Cependant que Clarinte parlait de cette sorte à ce Chevalier, le Roi m'entretenait, et toutefois je n'étais pas si attentive à son discours que je n'eusse l'œil sur Alcidon, et m'assurant bien que Clarinte ferait quelque action qui donnerait connaissance de ce qu'il lui disait, afin que le Roi y prît garde, expressément, sans lui répondre, je tins quelque temps les yeux sur eux ; et parce qu'il me tira par le bras, comme s'il eût voulu me faire revenir d'un sommeil : - Je ne dors pas, lui dis-je, Seigneur, voyez ce que je regarde. Et lors je lui montrai Clarinte et Alcidon, et de fortune au même temps que le Chevalier lui donnait la lettre, de sorte qu'il put voir comme elle la rompit et la jeta dans l'eau. De quoi je fus bien aise, afin qu'il commençât de prendre
garde à cette nouvelle amour, sachant bien  "
qu'en semblables affaires, il ne faut seulement  "
qu'en faire voir un peu, et laisser à la jalousie  "
d'achever le reste.  "

Signet[ 143 verso ] 1619 1621

  Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte et poursuivit si bien son entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce serait un très bon moyen pour gagner Euric, et pour faire regretter à Amintor la perte qu'il avait faite d'elle, fit semblant de lui vouloir un peu de bien. Je dis, fit semblant, car véritablement pour lors elle n'avait guère autre passion que l'ambition, pour laquelle elle était bien aise d'être aimée du grand Euric, et que le dépit contre Amintor, croyant qu'il se fût retiré d'elle pour quelque autre, à quoi elle jugeait que la bonne chère qu'elle faisait à Alcidon lui pourrait être fort profitable. Car elle savait bien que pour rappeler
" un Amant qui se retire, il n'y avait rien de
" meilleur que de faire naître la jalousie. Et pour
" en acquérir un de la qualité du Roi, il n'y avait
" artifice meilleur que de s'acquérir les bonnes
" grâces de ceux qui en sont aimés et favorisés,
" comme elle voyait être ce Chevalier, afin que par leurs louanges, ils portent l'esprit de leur maître à les aimer davantage ; outre qu'elle en avait ce lui semblait un exemple en moi qu'elle savait bien avoir été aimée d'Alcidon, et qu'elle pensait être parvenue aux bonnes grâces du Roi par son moyen. En cette considération donc, elle commença d'écouter ce Chevalier, et de lui faire quelque espèce de petites faveurs. De quoi je recevais un très grand contentement, pensant bien que quand le Roi s'en prendrait garde, il était impossible, selon son humeur, qu'il ne s'en offensât grandement. Et tout exprès lorsque je pouvais parler à Alcidon

Signet[ 144 recto ] 1619 1621

en particulier, je le sollicitais toujours de s'avancer davantage en ses bonnes grâces, et de la rechercher même à la vue d'Euric, pourvu que ce fût avec discrétion ; ce qu'il fit de telle sorte que non pas seulement le Roi et Amintor, mais presque toute la Cour s'en prit garde ; d'autant qu'au commencement, ni Clarinte, ni Alcidon, n'avaient pas grande opinion de s'aimer à bon escient, mais seulement pour les desseins qu'ils avaient tous deux, lesquels η ne pouvaient être accomplis s'ils eussent tenu leur amitié secrète, parce que tout l'effet qu'ils en espéraient devait procéder de la connaissance qu'ils en donnaient à autrui.
  Ils continuèrent quelque temps de cette sorte, durant lequel Amintor s'alla toujours plus opiniâtrant contre l'affection qu'il portait à Clarinte, ne pouvant consentir que son cœur généreux aimât une personne de laquelle il pensait avoir été si lâchement trahi. D'autre côté, elle qui pensait avoir encore plus d'occasion de le haïr pour en avoir été si indignement délaissée, encore qu'elle feignît de ne s'en point soucier, si est-ce qu'elle en ressentait un dépit si vif en l'âme * que, ne pouvant s'en venger si tôt qu'elle eût bien voulu, elle ne se pouvait défendre de l'extrême tristesse qui
découvre au visage les ennuis que le cœur veut  "
tenir cachés. Et comme la neige en roulant sur  "
d'autre s'amoncelle et s'agrandit, de même ce  "
déplaisir peu à peu se joignant à d'autres ennuis dont la vie des hommes n'est que trop fertile, * s'y joignant encore quelque indisposition

Signet[ 144 verso ] 1619 1621

du corps, elle se réduisit en un tel état qu'enfin elle fut contrainte de se mettre au lit, où tout son plus grand exercice était de soupirer et de plaindre. Amintor en fut incontinent averti, parce qu'à cause de leur parentage les domestiques des uns et des autres avaient une très grande familiarité ensemble. Mais cela encore ne fut point suffisant de vaincre l'esprit offensé de ce Chevalier. Il advint enfin que le mal de cette belle Dame rengregeant de jour en jour, il fut averti qu'une nuit elle avait eu des * défaillances qui avaient failli de l'emporter, et qu'on ne savait encore ce qui en arriverait. Il avait tenu bon jusques là, mais oyant parler de mort, il fallut se rendre. Et sans attendre davantage, se faisant par force habiller, il se fit traîner tout malade qu'il était au mieux qu'il pût au logis de Clarinte, qu'il trouva dans le lit, mais non pas toutefois en l'extrémité qu'on lui avait dite, parce qu'encore que la nuit elle eût ce fâcheux accident, le jour étant venu lui rapporta de la force et de l'allègement. Elle qui eut attendu toute autre visite plutôt que la sienne, et qui grandement offensée contre lui n'en pouvait souffrir la présence qu'avec peine, pensant qu'il vînt la voir pour continuer ses tromperies, résolut de se faire effort, et, en cachant son mal, essayer de lui déplaire en tout ce qu'elle pourrait. En ce dessein après quelques propos communs, elle lui demanda des nouvelles de la Cour : - Car, dit-elle, étant dans ce lit où vous me voyez, je n'en sais que ce que par pitié on m'en vient dire, et en échange,

Signet[ 145 recto ] 1619 1621

si vous prenez cette peine, je vous en apprendrai des miennes. - Madame, dit froidement Amintor, il y a longtemps que je ne fais la Cour η qu'à mon lit, que ce n'est pas à moi à qui il se faut adresser pour en apprendre. Mais, n'étant venu ici que pour savoir des vôtres, vous m'obligerez grandement de m'en dire, me réjouissant cependant de vous voir en un meilleur état que l'on ne m'avait pas figuré ce matin. - Et quoi, Amintor, répondit-elle, vous me pensiez peut-être trouver morte ? Non, non, je ne vous veux pas encore mettre en dépense d'un habit noir ! Et pour vous montrer que, Dieu merci, je ne suis pas réduite à un tel état, je veux, en satisfaisant à la curiosité que vous avez de savoir de mes nouvelles, vous montrer que mes pensées tendent bien ailleurs. Et lors passant la main sous le chevet, elle en tira un papier qu'elle lui présenta. - Tenez, Amintor, continua-t-elle, lisez ces vers qui ont été faits sur ces fleurs que vous voyez attachées au chevet de mon lit, et puis, si vous n'en savez deviner l'Auteur, je le vous dirai. - Avant, dit-il, que de les lire, je penserais le pouvoir nommer assurément. Et lors les dépliant, il trouva qu'ils étaient tels :

Signet[ 145 verso ] 1619 1621


SignetMADRIGAL

Sur un bouquet de fleurs auprès de
Clarinte dans le lit.

21_p_245PRès d'elle sur son lit un bouquet j'aperçus,
Que d'envie aussitôt contre lui je conçus !

- Ô fleurs, au prix de moi, que vous êtes heureuses,
En soupirant, leur dis-je. Et lors me reprenant,
Je dis incontinent :
- Mais pour n'être amoureuses,
Belles fleurs, je vous crois
Moins heureuses que moi.
Puis soudain au rebours, repensant en moi-même,
Que je n'ai point de mal, sinon parce que j'aime :
- Je te dis, ô bouquet ! mille fois plus heureux,
N'étant point amoureux.

  Amintor, ayant lu ces premiers vers, s'arrêta pour considérer la lettre, et après y avoir quelque temps songé : - Et bien, lui dit Clarinte, qu'en pensez-vous ? - Jusques ici, répondit-il, je n'y vois rien qui me fasse changer d'opinion, sinon l'écriture, qui véritablement n'est pas de celui que je pensais. Mais peut-être l'a-t-il fait exprès pour en ôter la connaissance à ceux qui les verraient. - Je connais bien, ajouta Clarinte, que vous vous trompez ! mais continuez de lire les

Signet[ 146 recto ] 1619 1621

autres, et peut-être vous en donneront-ils plus de connaissance, ou vous mettront entièrement hors de l'opinion où vous êtes. Lors Amintor continua de cette sorte :


SignetSONNET
Sur le même sujet.

21_a_146AMour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore
Ses
roses, ses œillets, et ses lys tour à tour,
Qu'après, ouvrant le Ciel et les portes du jour,
En tombant de ses mains, tout l'Orient adore.

Belles fleurs que le Ciel de tant de grâce honore,
Qu'heureuses vous serez en un si beau séjour !
Vous mourrez, il est vrai, mais sur l'autel d'amour,
Autel où tous les cœurs voudraient mourir encore.

Que vous vîntes, ô fleurs ! sous un heureux destin,
Vous naquîtes jadis dedans un beau jardin,
Et de mourir ici vous êtes destinées.

D'avoir changé de lieu, qu'il ne vous fâche pas,
Car vous mourrez bien mieux que vous n'êtes pas nées !
Ô Dieu ! qui n'élirait avec vous ce trépas ?

Signet[ 146 verso ] 1619 1621

  Je ne sais, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la créance que j'ai. Mais jusques ici je la tiens encore très assurée. Et reprenant le papier, il lut les autres, qui étaient tels :


SignetSONNET.
Sur le même sujet.

21_i_146JE la vis dans le lit, un bouquet auprès d'elle :
Ô combien en ces dons le Ciel est envieux !
Si j'étais comme vous, auprès de cette belle,
Quel plus heureux séjour voudrais-je entre les Dieux ?

Ô fleurs ! si vous l'aimiez comme j'aime ses yeux,
La place où je vous vois à quelqu'autre nouvelle,
Vous ne changeriez pas sous l'espoir d'être mieux.
Mais la fortune en nous n'est-elle pas cruelle ?

Le bien qui me défaut, vous l'avez vainement,
Le bien qui vous défaut, je l'ai pour mon tourment,
Sur nous elle use ainsi de double tyrannie η.

Comme le Ciel se rit des choses de ça bas,
Il offre ses présents à qui ne les voit pas,
Mais à qui les voit bien, le cruel il les nie.

Signet[ 147 recto ] 1619 1621

  Amintor ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empêché à juger qui en était l'Auteur ; car au commencement il pensait que ce fût Alcyre, mais la conclusion de ces derniers lui en ôtait presque l'opinion. Clarinte qui vit bien qu'il ne pouvait le deviner les reprit, et montrant d'en être fort soigneuse, les remit en la place où elle les avait pris, et puis se tournant à lui : - Je vois bien, Amintor, lui dit-elle, que pour ce coup vous n'en devinerez pas l'Auteur, si vous assurè-je que c'est une personne qui mérite autant de bonne fortune qu'autre qui soit en la Cour. - J'avoue, Madame, répondit-il, que ces derniers vers m'ôtent la connaissance que je pensais en avoir ! Si ce n'est que pour se déguiser davantage, il se feigne moins favorisé qu'il n'est pas. - Que pensez-vous dire, Amintor, reprit incontinent Clarinte, et avez-vous opinion que je fasse des faveurs à quelqu'un ? Cela est bon pour celles à qui vous faites tant de beaux et grands remerciements ! Mais si vous n'avez oublié la façon dont j'ai vécu avec vous quand vous en avez recherché de moi, vous vous souviendrez que je ne suis point personne de qui il en faille attendre. - Ha ! Madame, répondit-il en soupirant, je n'ai que la mémoire trop bonne de ce que vous me dites, aussi n'y a-t-il plus que ce seul souvenir qui me reste de tant de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais, hélas ! que mes yeux sont de trop assurés témoins pour pouvoir être démentis ! Le mal de Clarinte était grand, mais quand elle l'ouït parler ainsi, elle se tourna de furie de son côté :

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- Et quel témoignage, lui dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon désavantage ? Et parce qu'il ne répondait point, retenu encore du respect qu'il lui portait, elle continua : - Non, non, Amintor, que votre silence n'essaye point de couvrir sous le voile du respect la mauvaise volonté que vous avez pour moi, et vous contentez de vos trahisons passées, sans vouloir, pour les excuser, m'accuser de votre faute. Vos yeux ni ceux de tous les hommes ensemble ne peuvent rien témoigner à mon désavantage, et si font bien les miens, et ceux de plusieurs autres contre Amintor, comme contre le plus perfide, et le plus ingrat qui vive. - Si j'ai jamais manqué, dit-il froidement, à l'honneur et à la fidélité que je dois à celle qui m'accuse de perfidie et d'ingratitude, je veux, Madame, que ce moment soit le dernier de ma vie ! Mais si vous me permettez de dire ce que vous me demandez ... - Oui, oui, interrompit-elle toute en colère, dites hardiment tout ce que vous savez, mais soyez plus véritable en vos paroles qu'en vos serments. - Si étais-je résolu, répondit-il, sans le commandement que vous m'en faites, de l'ensevelir dans mon tombeau, et l'emporter avec moi pour m'empêcher de regretter la perte de ma vie, ne l'ayant jamais désirée que pour avoir l'honneur de vous rendre le fidèle service que je vous avais voué, et qui m'a été interdit depuis le temps que j'ai su et vu ce que vous me commandez de vous dire. - J'attends avec impatience, dit Clarinte, la fin de votre discours, pour après vous faire avouer que vous êtes le plus ingrat et le plus

Signet[ 148 recto ] 1619 1621

perfide qui soit en l'Univers. Ce que je vous témoignerai par votre même écriture : si vous n'êtes aussi effronté à le nier que vous êtes traître et méchant au reste de vos actions. Amintor, après s'être tu quelque temps, reprit ainsi la parole : - Puisque vous me le commandez, Madame, et que vous m'assurez de me dire aussi ce qui vous convie d'user de telles reproches et injures contre moi, je satisferai à votre désir, avec protestation toutefois que si je mens en ce que je vais dire je puisse être puni rigoureusement des Dieux avant que de partir de ce lieu ! Mais aussi je vous supplie très humblement de vouloir mettre un peu votre esprit en repos jusques à ce que j'aie eu le loisir de le vous raconter. Quand vous m'avez montré ces vers, j'ai cru que le bienheureux Alcyre en était l'auteur ; mais quand j'ai vu dans les derniers qu'il se plaignait que ces fleurs avaient le bonheur qu'il désirait, et duquel il était privé, j'ai changé incontinent d'opinion, si ce n'est qu'il l'ait dit ains pour feindre et pour se déguiser, car je l'ai vu si souvent η entrer de nuit dans votre chambre qu'il n'a pas occasion d'en souhaiter plus de permission qu'il en a. - Ô Dieu ! s'écria Clarinte, vous avez vu entrer de nuit Alcyre dans ma chambre ? - Oui, Madame, je l'ai vu, répondit-il, et ainsi les Dieux me soient en aide, comme je l'ai vu de mes propres yeux. - Qui eût jamais cru, reprit-elle, une si méchante âme dans Amintor d'oser dire une chose si fausse, et d'appeler encore les Dieux pour ses témoins ! - Je suis bien marri, Madame,

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répondit-il, que pour vous obéir, je sois contraint de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux ! Mais soyez certaine que je l'ai vu de sorte que je ne l'eusse pu voir de plus près si je ne fusse entré avec lui. - Voici, reprit Clarinte, la plus insigne méchanceté qui fût jamais inventée, et vous, Dieux qui maintenez les innocents, prenez ma cause, faites voir mon innocence, et punissez ces impostures ! Et puis adressant sa parole au Chevalier : - Il n'est plus temps, continua-t-elle, de dissimuler : je veux que cette méchanceté soit avérée, et que le masque en soit ôté. La vie ne m'est point chère au prix de l'honneur, et la mort me sera toujours plus agréable que cette calomnie. Et pource, Amintor, parlez clair, et me dites quand et comment vous avez vu entrer Alcyre en ma chambre, ou autrement je croirai que tout ce que vous dites n'est que votre pure invention. - Madame, répondit-il froidement, Alcyre a été celui qui m'a décillé les yeux, m'ayant premièrement dit, et après, à cause de mon incrédulité, fait voir les extrêmes faveurs qu'il reçoit de vous, ayant voulu, pour m'en rendre plus certain, que je l'aie accompagné jusques à la porte de votre chambre. Et sur ce discours lui raconta par le menu tout ce qu'il avait vu, et tout ce qui s'était passé entre Alcyre et lui, sans laisser depuis le commencement jusques à la fin chose qu'il eût vue. Cette pauvre Dame fut si étonnée de ce calomnieux artifice qu'elle en demeura quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche. Enfin, revenant en soi-même, et ramassant ses

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esprits : - Est-il possible, dit-elle, qu'un esprit humain soit si méchant que vous me racontez avoir été Alcyre contre moi, qui ne lui en ai jamais donné sujet ! Il faut bien que les Dieux soient infiniment plus cléments que les hommes, puisqu'ils supportent sans la châtier une si grande méchanceté. Premièrement, Amintor, je vous jure et proteste, qu'il n'y a rien au monde de plus faux que cette imposture, et veux que les Dieux ne soient point Dieux pour moi, mais Démons, afin de me châtier de la plus cruelle punition qui fût jamais inventée contre parjure s'il y a en toute cette méchanceté la moindre chose qui soit vraie. Et en second lieu, je vous conjure par notre amitié passée, et par la mémoire des promesses que vous m'avez faites si souvent de votre bonne volonté, outre l'obligation à quoi vous astreint le parentage qui est entre nous, de vouloir avérer cette méchanceté de telle sorte qu'il ne vous en demeure, ni à autre qui en ait ouï parler, la moindre doute qu'il y puisse avoir de la vérité. Et à cette condition, et non point autrement, je vous pardonne l'offense que vous m'avez faite de croire en moi une chose tant indigne de moi. Et quoique je le puisse faire avant que vous sortiez d'ici, si est-ce que je désire, pour ma satisfaction, que comme Alcyre et vos yeux vous ont déçus, ce soient eux aussi qui vous détrompent. Vous dites qu'il vient fort souvent η me * trouver. Voyez ce qu'il devient, et je m'assure que vous trouverez qu'il va ailleurs. Et toutefois, pour ne vous laisser si longtemps en cette mauvaise

Signet[ 149 verso ] 1619 1621

opinion de moi, attendant que par autre moyen vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux faire reconnaître qu'Alcyre, voulant faire cette méchanceté, a bien eu faute de jugement à ne la savoir pas faire. Vous m'avez dit que quand il vous conduisit à la porte de mon cabinet, c'était le jour η qu'Euric accorda à Daphnide la grâce pour ce prisonnier, qu'il y avait si longtemps qu'elle lui demandait. J'ai fort bonne mémoire de ce jour-là, pour un accident qui m'arriva et qui me l'a fait remarquer, c'était le quinzième de la Lune de Mars. Or je veux que vous oyiez les témoignages de tous ceux de ma maison, avant que j'aie le
" loisir de parler à eux, afin que vous connaissiez que Dieu
" permet bien que l'innocence soit calomniée, mais non pas oppressée. Et il faut avouer, qu'en ceci il m'a voulu montrer une particulière protection, puisque plus de huit jours auparavant, et plus de huit jours après le quinzième de la Lune de Mars, je ne couchais point à mon logis, mais en celui de ma mère, où j'allais tous les soirs à cause de quelque indisposition qui lui était survenue. - Si cela est, ajouta Amintor, la méchanceté est véritablement toute découverte. - Vous verrez, dit-elle, à cette heure même, ce qui en est. Et à ce mot, appelant toutes ses filles, et en la présence du Chevalier, leur demandant en quel temps elle était allée coucher la dernière fois au logis de sa mère, et combien de nuits elle y avait demeuré, toutes répondirent de la même façon qu'elle avait déjà dit, et vérifièrent de telle sorte l'imposture d'Alcyre,

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qu'Amintor n'en pouvait plus être en doute.
  Si ce Chevalier demeura étonné oyant le témoignage de tant de personnes qui ne pouvait point être mis en doute, vous le pouvez juger, mon père, puisqu'il avait cru si assurément le contraire qu'il jugeait impossible qu'il fût autrement. Et après que toutes ses filles se furent retirées, il reprit ainsi la parole : - Il faut avouer, Madame, que l'imposture d'Alcyre a été grande, et que, comme telle, elle a traîné deux grandes offenses à sa suite : l'une qu'il a commise envers moi, et l'autre, qu'il m'a fait commettre contre vous. Et parce que je connais aussi bien mon erreur que sa méchanceté, je commencerai, Madame, dit-il, se jetant à genoux devant elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j'ai eue de vous, vous suppliant de considérer combien malicieusement cette ruse
a été inventée, et combien la vraie amour est  " 
ordinairement sujette à la jalousie. Et puis quand  "
j'aurai obtenu le pardon que je vous demande, je saurai pourquoi Alcyre m'a voulu offenser de cette sorte, et lui montrerai que je sais mieux me servir de ce que je η porte au côté pour découvrir ces malicieuses impostures qu'il n'a d'infidélité à trahir un ami, ni de malices à vouloir offenser la réputation de Clarinte. Elle, qui avait toujours conservé parmi ses dépits plus violents une fort bonne volonté pour ce Chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec courtoisie, et l'ayant fait rasseoir, lui dit, les larmes aux yeux :

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  - Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait été très grande, si est-ce que l'offense que vous m'avez faite n'est pas petite, ayant cru de moi une chose à laquelle votre * jugement ne devait jamais consentir, ayant eu dès si longtemps tant de témoignages du contraire. Mais quand je considère l'affection que vous m'avez portée, sachant bien de ne vous avoir point donné d'occasion de me haïr, je veux charger de toute cette faute la jalousie qui ordinairement accompagne ceux qui aiment. Et de là tirant connaissance que vous ne m'avez offensée en ceci sinon d'autant que vous m'aimiez, je vous veux remettre cette injure, à condition que vous ferez deux choses pour moi : l'une, que puisqu'Alcyre vient si souvent η me voir de nuit, vous le suivrez, afin de savoir où il va, car il est très certain qu'il ne vient point ici, et vous trouverez qu'il a quelque autre assignation, laquelle je serai bien aise de découvrir pour lui rendre le déplaisir qu'il m'a voulu faire. Et l'autre, que vous me promettiez de ne vous ressentir jamais de cette offense contre lui, parce que je connais bien que votre courage vous conviera d'en tirer quelque sorte de raison, et c'est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m'offenseriez plus qu'il n'a pas fait. D'autant que vous feriez savoir à toute la Cour ce qu'il n'a fait entendre qu'à vous seul,
" et vous savez combien la calomnie tache aisément
" la réputation des femmes, puisque notre
" justification ne peut-être qu'envers quelques
" particuliers, et les médisances η s'épandent par

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toutes les oreilles. - Madame, dit Amintor, ce dernier  "
commandement m'est bien difficile, et je vous supplie de considérer que, quand ce ne serait pas pour vous venger, encore suis-je obligé de faire connaître à cet imposteur que je ne suis
pas personne qui souffre telles offenses ! Parce  "
que notre réputation η est si chatouilleuse qu'encore  "
que personne n'en sache rien, toutefois,  "
si en nous-mêmes nous pensions d'avoir souffert  "
sans ressentiment quelque indignité, nous  "
ne sommes plus dignes d'être appelés personnes  "
d'honneur, car la conscience vaut mille "
témoins. - Amintor, lui dit-elle, je veux que vous fassiez cela pour moi, et que vous ayez cette considération en vous-même, que si Alcyre et vous savez la tromperie qu'il vous a faite, vous aussi et Alcyre, vous saurez sa méchanceté et sa perfidie. Et pour ce qui vous touche,
quand vous vous souviendrez que tout Chevalier  "
est obligé autant à l'honneur des Dames  "
comme au sien propre, vous connaîtrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, et que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets point devant vos yeux à quelle obligation vous peut lier l'affection que autrefois vous m'avez promise, car je sais assez combien maintenant elle a peu de pouvoir envers vous. - Madame, interrompit Amintor, pour vous montrer que vous n'avez jamais eu plus de pouvoir sur moi que vous en avez encore, je ferai ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz quelle est la perfidie dont vous m'accusez, et si cette invention

Signet[ 151 verso ] 1619 1621

n'est point venue de la même boutique d'Alcyre. - Je crois, dit-elle, que cela pourrait bien être, toutefois votre écriture que je connais fort bien m'empêche de dire que vous soyez accusé faussement. Et lors faisant apporter sa bourse, elle η prit le papier rompu qu'Alcyre lui avait baillé, et lui en présentant une pièce : - Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que vous n'ayez écrit cela ? Et Amintor l'ayant considérée quelque temps : - J'avoue, répondit-il, que c'est de mon écriture. - Or voyons, ajouta Clarinte, ce que ces pièces rejointes nous diront de la perfidie que je vous reproche. Car je confesse que la lettre m'a été mise entière entre les mains, mais le dépit que j'ai eu de me voir si lâchement trahie de la personne de qui je le devais être le moins me l'a fait rompre comme vous la voyez. À ce mot, sans qu'Amintor lui répondît rien, aussi était-il trop étonné, elle s'efforça de se relever un peu, et, en épandant les pièces sur la couverte, elle les remit aisément ensemble, et lui fit lire le remerciement qu'il faisait pour quelque extrême faveur reçue. Amintor se remettant en mémoire le temps qu'il écrivit cette lettre, et par quel artifice on la lui avait tirée des mains : - Il faut avouer, dit-il, Madame, qu'Alcyre est le plus fin, rusé et malicieux homme qui fût jamais ! Il est vrai que j'ai écrit cette lettre et que je la lui ai donnée, mais pour copie seulement et sans être cachetée. Et continuant son discours lui raconta tout ce qui s'était véritablement passé en cet affaire. - Mais, continua-t-il, je viens de me souvenir d'une chose qui m'est demeurée

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entre les mains qui confirmera ce que vous avez dit que Dieu n'abandonne jamais l'innocence, et qui vous montrera la vérité de ce que je vous dis : ce sera donc avec votre permission, que j'enverrai quérir une layette où j'ai mis le papier qu'Alcyre brouillait, quand il feignait de ne pouvoir venir à bout de satisfaire aux commandements du Roi, par lequel vous verrez que ce que j'ai écrit n'a été que pour le soulager, ainsi que je disais. La volonté que Clarinte avait de bien vérifier cette malice lui fit trouver à propos de voir ce papier, lequel ayant été apporté incontinent après, témoigna clairement la vérité de tout ce qu'Amintor avait dit, qui donna un tel contentement à Clarinte (car elle reconnut fort bien la lettre d'Alcyre) que tendant la main au Chevalier, et se laissant aller dans le lit : - Je vous demande pardon, Amintor, lui dit-elle, de la mauvaise opinion que j'ai conçue de vous, vous protestant qu'à l'avenir, il n'y aura jamais artifice qui me mette en doute de votre affection. - Madame, répondit Amintor en lui baisant la main, je dois marquer ce jour pour l'un des plus heureux de ma vie, puisque tant inopinément il m'a fait deux si grands biens, et lesquels je ne pouvais recevoir par aucun autre moyen : l'un de m'avoir fait connaître que mes yeux m'avaient trahi, et l'autre de vous avoir fait voir que je ne suis point autre que votre fidèle serviteur. Et je suis tellement hors de moi de deux si bonnes rencontres que j'avoue n'avoir point assez de parole pour en remercier et vous et ma bonne fortune. Il voulait

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continuer, lorsque la survenue du Roi l'en empêcha, qui ayant été averti du mal de cette belle Dame, la venait visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne lui donnât de l'incommodité. Et il arriva tant à l'impourvue qu'il surprit les pièces de la lettre qui était encore sur le lit. Quant à Amintor, il serra promptement les siennes ; mais Clarinte fut si surprise de voir arriver Euric, cependant que ce Chevalier était auprès d'elle, qu'elle ne se souvînt point de cacher les siennes. Si bien que le Roi les ayant aperçues y mit la main si diligemment qu'elle ne le put jamais empêcher d'en prendre toutes les pièces, et, quelque prière qu'elle lui fît, ne voulut en façon quelconque les lui rendre ; au contraire, les serrant curieusement dans son mouchoir, après s'être arrêté près d'elle fort peu de temps, se retira dans son cabinet, où rapiéçant la lettre la mit toute d'ordre. Mais quand il vit le remerciement qu'Amintor faisait (car il en reconnaissait bien l'écriture), jugez quel il devint. Tous les Amants sont d'ordinaire jaloux ; mais sur tous ceux que je vis jamais, ce Roi l'était infiniment, fût qu'il aimât avec plus de violence, ou que son courage généreux ne pût supporter que celle à qui il faisait l'honneur de se donner ne se donnât entièrement à lui seul. Et cette jalousie le porta à une si grande haine contre cette belle et sage Dame qu'il ne se contenta pas de me le dire, et de montrer la lettre d'Amintor, mais il le raconta à chacun, et, suivant sa passion, y augmenta η, de sorte que toute la Cour avait de quoi contenter

Signet[ 153 recto ] 1619 1621

sa curiosité et sa médisance.
  Or voyez, mon père, comme ce petit brouillon,  "
que l'on nomme Amour, se plaît à se moquer  "
de ceux qui le servent ! Je désire de rompre  "
l'amitié d'Euric et de Clarinte, et pour le faire, je me sers d'Alcidon. Amour, qui me veut gratifier, afin que je n'en aie point d'obligation à ma prudence, suscite Alcyre qui, avec une lettre qui tombe, comme je vous ai dit, entre les mains du Roi, fait ce que je recherchais. Alcyre veut ôter à Clarinte un serviteur, et par ses artifices lui donner sujet de haïr ce Rival, et au contraire la mauvaise satisfaction de Clarinte est cause qu'elle reçoit Alcidon en ses bonnes grâces ; et par ainsi Alcyre au lieu d'un Rival s'en trouve deux ; Alcidon d'autre côté qui donne des vers à Clarinte pour acquérir ses bonnes grâces, donne occasion à Amintor de rentrer en bonne intelligence avec elle, et de connaître la tromperie que lui avait faite Alcyre. Alcyre tire une lettre des mains d'Amintor, pour le faire haïr de la belle Clarinte, et cette lettre au contraire est cause qu'il en perd lui-même les bonnes grâces. Mais ce qui fut le pis, et qui est la cause de mon voyage en ces contrées : voulant faire perdre un serviteur à Clarinte, je lui en donnais un, et me le ravis à moi-même pour lui en faire un présent. Car Alcidon, depuis ce temps, se donna de sorte à elle qu'il ne fut plus mien que de bouche, et à elle de cœur et d'âme. Volage et inconstante  "
humeur des hommes, où trouveras-tu jamais quelque  "
puissance assez forte pour t'arrêter ?  "

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  Ce Chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa volonté le service de cette belle Dame, de telle sorte qu'elle se pouvait vanter que si je lui avais ôté un serviteur, elle m'en avait aussi pu ravir un autre, et avec d'autant plus davantage que si elle aimait Euric, ce n'était que par ambition ; mais Alcidon était véritablement aimé de moi, qui toutefois, pour le commencement, ne ressentis pas la perte que je faisais pour l'extrême contentement que je recevais de me voir délivrée de l'inquiétude en laquelle Clarinte m'avait retenue depuis quelque temps. Mais je ne jouis pas longuement de ce repos, et semblait que le Ciel se plaisait à me voir sur de semblables épines, car à peine commençais-je de me réjouir de cette si heureuse victoire que je me vis contrainte de reprendre les armes pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.
  Euric, qui pensait avoir été grandement offensé de Clarinte, et qui n'osait point faire de démonstration du ressentiment qu'il en avait pour de grandes et très prudentes considérations η, se résolut de la faire repentir de sa faute, et la châtier par l'envie qu'une autre lui donnerait des faveurs qu'elle recevrait de lui, et qui eussent été toutes à Clarinte seule, si Clarinte se fût contentée de sa seule amitié. Et en cette résolution, au lieu qu'auparavant il aimait en trois divers lieux, il se résolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs, pour quelque temps, en un seul sujet.

Signet[ 154 recto ] 1619 1621

  Je vous ai dit que, quand je priai Alcidon de rechercher Clarinte, il y avait une autre Dame nommée Adelonde, à qui le Roi faisait aussi paraître de la bonne volonté. À ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à celle-ci, et de telle sorte qu'encore que sa naissance la rendît beaucoup inférieure et à Clarinte et à moi, toutefois, à dessein, il la nous préférait de telle sorte que j'avoue que je fus deux ou trois fois pour rompre avec lui. Mais en cela, Alcidon, par ses sages avis, me contraria toujours, et fit en façon que je me vainquis moi-même, et elle, et le Roi aussi par la η patience, si bien que je puis dire lui devoir tous les contentements que depuis j'en ai reçus.
  Adelonde, qui se vit relevée par-dessus son espérance, haussa encore davantage ses prétentions, et voyant que le mari qu'autrefois elle estimait être toute sa grandeur était cause du retardement qui pouvait arriver aux effets de ses pensées, elle commença de désirer que bientôt il la laissât seule. Et quoique l'âge qu'il avait plus qu'elle fût pour le moins de deux siècles, si lui semblait-il qu'il ne s'en irait point encore assez promptement, et eût bien voulu que sa compagnie ne fût pas si longue que sa bonne complexion en ce vieil âge lui faisait juger. Mais comme elle avait de l'impatience pour ce sujet, elle avait encore moins de limite en ce qui était de l'Amour que ce grand Prince lui faisait paraître ; car encore que chacun la jugeât très grande, si désirait-elle qu'elle le fût encore davantage. Et en ce désir

Signet[ 154 verso ] 1619 1621

il n'y avait rien qu'elle ne recherchât, ni aucun artifice qui lui semblât ou injuste, ou trop difficile. Cela fut cause que quelques-uns lui proposant de se servir de charmes pour retenir l'esprit ondoyant de ce Prince, elle ne les refusa point, au contraire, s'en servit comme d'un moyen ordinaire et permis. Elle donne au grand Euric un bracelet η de ses cheveux, où des lions η de pierrerie servaient de fermoirs. Ces lions avaient telle vertu que, tant qu'il les porterait au bras, il ne pourrait aimer qu'elle. Peut-être ne semblerait-il pas tant étrange que l'amour et l'ambition, qui sont deux passions si puissantes, lui eussent fait commettre cette faute, si, s'arrêtant là, elle n'y eût pas ajouté la seconde, qui véritablement ne procéda que de faute de jugement. Mais pensant qu'il les aurait plus chers, et qu'il serait plus soigneux et de les porter continuellement, ou de ne les point donner à personne, elle lui dit qu'un très savant Druide, et qui avait un soin particulier de la conservation de sa Couronne, sachant combien de méchantes entreprises se tramaient contre sa vie et contre son État, avait fait ces lions sous de certaines constellations η, et avec un si grand art que tant qu'il les aurait au bras il n'y aurait jamais entreprise de ses ennemis qui pût avoir effet contre lui ; et qu'au contraire, toutes les fois que quelqu'un entreprendrait quelque chose à son préjudice, ces lions l'en avertiraient, en lui serrant doucement le bras avec les ongles.
 " Mais voyez, mon père, comme le Ciel se moque

Signet[ 155 recto ] 1619 1621

de ceux qui recherchent de mauvais  "
moyens pour parvenir à leurs intentions η. Ce  "
que cette belle Dame avait pris peine de recouvrer pour augmenter et se conserver la bonne volonté de ce grand Prince fut ce qui la lui fit perdre entièrement ! Car aussitôt qu'il sut qu'elle usait de charmes et de magie, il crut que toute l'affection qu'il lui avait portée n'était procédée que de la force des Démons, et non pas de beauté ni de mérite qui fût η en elle, et dès lors en prit une si grande horreur qu'il s'en retira plus vite qu'il ne s'en était pas affectionné ; et depuis, quand il en parlait, il ne la nommait plus Adelonde, mais sa Circé η et sa Médée.
  Je vous ai fait ce discours, mon père, non pas pour être nécessaire en ce qui est d'Alcidon et de moi, mais seulement pour vous faire mieux connaître quelle était l'humeur, et quel l'esprit du grand Euric, et juger par là si je n'avais pas sujet de me servir pour conserver sa bienveillance de toute la plus prudente finesse qu'il m'était possible, et si, en ce que j'avais ordonné à Alcidon, j'avais eu raison ou non. Or ce qui reste à raconter de la vie de ce Prince ne touche non plus à notre différend, puisque depuis ce jour, nous vécûmes comme nous faisions auparavant. Le Roi revint à moi avec toutes les soumissions et tous les repentirs que peut faire et ressentir celui qui a regret d'avoir offensé une personne qui l'aime. Et Alcidon continua d'aimer et de servir devant mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié

Signet[ 155 verso ] 1619 1621

envers lui pouvait mériter, et que sa fidélité me devait, si toutefois il y en avait encore en lui quelque étincelle. Quant à moi, je m'allais démêlant le mieux qu'il m'était possible des entreprises que mes envieuses me faisaient, et conservant la bonne grâce du Roi avec toute sorte de peine et de sollicitude, pouvant dire avec vérité que la chose qui me travaillait le plus parmi tant de soins qu'il me fallait avoir était le peu d'amitié que je reconnaissais en ce volage Alcidon, qui n'avait pas honte de servir cette Dame en ma présence, après m'avoir promis tant d'affection et de fidélité. Mais, mon père, que sert-il d'allonger ce discours, puisqu'il ne reste à vous dire que la perte de ce grand Prince ? Mais à quoi la raconter, sinon pour me reblesser d'une nouvelle plaie sur une blessure qui ne guérira jamais qu'après mon trépas ! Et toutefois, il faut que je la vous dise, puisque je dois cela pour le moins à la mémoire du plus grand et du plus généreux Prince qui commanda jamais dans la Gaule. Sachez donc, sage Adamas, que le grand Euric ayant éprouvé l'amitié de Clarinte n'être pas assurée et celle d'Adelonde toute pleine d'artifice, il jugea que la mienne seule était digne de lui, puisque n'ayant pu soupçonner que j'aimasse autre personne que lui, si ce n'est Alcidon, il m'en voyait si retirée qu'il ne pouvait en concevoir aucune jalousie. Et repassant par sa mémoire toutes mes actions, et avec combien de modestie j'avais supporté ses diverses affections et ses éloignements, et avec combien de douceur je l'avais reçu quand il

Signet[ 156 recto ] 1619 1621

était revenu vers moi, faisant après comparaison de l'humeur de toutes les autres avec la mienne, je laisse à part celle de la beauté, puisqu'il lui plaisait de donner ce nom à ce qu'il voyait en mon visage. Il fit enfin la résolution que j'avais désirée et recherchée avec tant de patience et de sollicitude : je veux dire qu'il déclara qu'il me voulait épouser et me faire à l'avenir Reine aussi bien de ses États que je l'étais il y avait longtemps et de son cœur et de son affection. Jugez, mon père, si j'avais occasion d'être contente, et tous ceux qui m'appartenaient
aussi. Hélas ! j'éprouvais bien alors  "
que le ciel ne nous donne jamais un grand bien "
pour longtemps ! Car ne voilà pas que parmi "
les préparatifs des noces, et entre les réjouissances et les contentements, un parricide, tel peut-on bien appeler celui qui tue le père du peuple, poussé de l'esprit le plus malin d'enfer me le vint ravir, je puis dire d'entre les bras, d'un coup qu'il lui donna en trahison dans le cœur.
  Ô Dieux ! comment supportez-vous une si effroyable méchanceté sans la punir, et comment n'ensevelissez-vous dans le profond des abîmes ce monstre, afin de mettre η horreur aux méchants, ses semblables, si toutefois il y en peut avoir quelque autre * aussi dénaturé et aussi parfaitement méchant parmi les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins lorsque cette nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moi, il me serait impossible de le pouvoir redire, car je perdis non

Signet[ 156 verso ] 1619 1621

seulement l'usage de la raison, mais celui aussi du sentiment si longtemps que chacun me tenait pour morte. Ô bienheureuse ! si j'eusse pu clore ma journée avec la sienne, et enterrer avec lui aussi bien tous mes ennuis que tous mes contentements l'ont suivi dans le tombeau ! À ces dernières paroles, les larmes l'empêchèrent quelque temps de pouvoir parler, et donnèrent assez de connaissance du ressentiment qu'elle avait encore de cette grande perte. Mais s'étant essuyé les yeux, et repris un peu ses esprits, elle continua de cette sorte :
  Pardonnez, s'il vous plaît, mon père, à cette faiblesse de femme, et qui peut-être serait excusable en un esprit plus fort que le mien, si les causes en étaient aussi bien connues qu'elles sont vivement et justement ressenties de moi, et me permettez qu'encore, pour un peu de soulagement, je vous dise des vers qui furent faits en
" ce temps-là sur ce sujet, parce qu'encore que
" ce soit un faible remède, toutefois il me semble
" que de se plaindre de son mal, donne quelque espèce d'allègement. Ils sont tels :


SignetSONNET
Sur la mort du grand Euric η.

21_q_158QUand enfin des Guerriers, celui qui tout dispose
Voulut qu'en son midi se couchât le Soleil,

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Et que jamais depuis l'on n'en vît le réveil,
Ainsi disait η Daphnide au cercueil qu'elle arrose.

Puisqu'ici, mon Soleil, ta lumière est enclose,
Puisque c'est pour toujours qu'on te cache à mon œil,
Reçois ces tristes vœux, que, témoins de mon deuil,
Je ne romprai jamais qu'en toi je ne repose η.

Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,
Les plaisirs que j'enterre en ton même tombeau,
Les désirs étouffés dont fut mon âme atteinte,

L'amour qu'en un regret je change η pour toujours,
Témoigneront en moi de nos pures Amours !
L'ardeur vive à jamais, étant la flamme éteinte
.

  Or, mon père, continua Daphnide, pour laisser ces tristes ressouvenirs qui ne peuvent que vous être ennuyeux, et pour reprendre le sujet que j'avais commencé, je vous dira que cependant que j'étais toute en pleurs, et que je ne pouvais trouver ni repos ni consolation en mon âme, ne voilà pas ce cruel (il faut que je donne ce nom à Alcidon) ne le voilà pas, dis-je, qui, pour me surcharger de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, et s'en revient aussi effrontément vers moi, comme si jamais il ne s'était donné à autre personne ! J'avoue que je demeurai étonnée de le voir sans rougir me parler avec la même confidence, et avec les mêmes paroles qu'auparavant.

Signet[ 157 verso ] 1619 1621

Mais je fus encore plus offensée, me semblant que c'était bien abuser de
" ma bonté, après m'avoir si mal traitée (car il n'y a rien qui
offense plus une femme que de la quitter pour
" en aimer une autre) de le voir revenir si effrontément vers moi, et, sans me demander pardon de l'outrage qu'il m'avait fait, me parler de son amour et de sa passion. Je supportai deux ou trois fois ses discours sans lui répondre. Je crois qu'il attribuait ce silence à la grande douleur que je devais ressentir pour la perte que je venais de faire. Mais enfin, voyant qu'il continuait, la patience m'échappa, et je fus contrainte de lui dire : - Cessez, je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces langages qui ne sont plus de saison entre nous ! Si par le passé ils nous ont été permis, maintenant que nous sommes et vous et moi si changés de ce que nous soulions être, il n'y a pas apparence de les continuer. Il me voulait répondre, mais l'empêchant avec une main que je lui mis contre la bouche, je continuai : - Oui, Alcidon, nous sommes changés, et vous et moi : moi, parce qu'autrefois j'ai cru que vous n'aimiez qu'une seule Daphnide, et maintenant je sais assurément le contraire ; et vous, parce qu'autrefois vous étiez tout à moi, et maintenant c'est la belle Clarinte qui vous a possédé. Mais qu'elle jouisse paisiblement de cette acquisition. Je vous promets, Alcidon, que tant s'en faut que je la lui débatte, je prierai le Ciel qu'il la lui continue mille siècles. Alcidon montra bien un grand étonnement, et de se η vouloir justifier envers moi de ce que je l'accusais.

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Mais étant si certaine de la vérité, et ses paroles et ses discours m'émouvaient plutôt au dépit qu'à l'Amour. Depuis (car alors voyant qu'il ne cessait de parler, je le laissai tout en colère) il fit en sorte qu'un matin il me surprit que je n'étais point encore du tout habillée, et que de fortune il n'y avait dans la chambre que Carlis et Stilliane, qui sont, mon père, ces deux belles filles que vous voyez. Et parce qu'elles étaient fort familières avec nous, et que même elles s'étaient aperçues de ce qui s'était passé du temps qu'Euric vivait, ni lui ni moi ne nous cachions guère d'elles. Il se met d'abord à genoux, et proteste qu'il ne s'en lèvera jamais si je ne lui promets de l'écouter patiemment en ses justifications, et qu'après il veut bien que j'ordonne et de sa vie et de son contentement tout ce qu'il me plaira. Moi qui étais déjà assez tourmentée de mon malheur, * je n'avais guère d'envie d'ajouter à mes déplaisirs les importunités que je prévoyais ; et opiniâtre en cette résolution, je ne voulais point l'écouter, sachant assez que les hommes d'esprit η ne manquent jamais de paroles quand ils veulent persuader ce qu'ils désirent, et même Alcidon duquel je n'ignorais ni le bel esprit, ni la grâce, et je craignais que je ne tournasse à m'embarasser de bonne volonté avec une personne qui m'avait si indignement quittée pour une autre. Enfin, et Carlis et Stilliane, oyant notre dispute, me dirent que le Juge était injuste qui condamnait la partie sans l'ouïr : - Il est vrai, leur répondis-je, mes chères amies, mais si vous

Signet[ 158 verso ] 1619 1621

aviez éprouvé comme moi combien sont puissants les discours de celui que vous voulez que j'écoute, vous me conseilleriez de leur fermer l'oreille, mieux que ne fait le serpent η à ceux de l'enchanteur. Toutefois, puisque vous l'ordonnez ainsi, je veux donc que vous soyez obligées à m'assister en tout ce qui m'en peut advenir. Et me l'ayant toutes deux promis, il se releva, et nous nous assîmes sur le pied de mon lit, où il parla tant, et se sut si bien excuser, que non point η contre mon opinion, car je me doutais bien η qu'il les gagnerait, elles furent presque tout à fait pour lui ! Et parce que je savais assez que ce n'étaient que des propos bien arrangés et des excuses bien fardées, mais sans aucune vérité, je résistai de sorte qu'enfin nous nous résolûmes de recourre à l'Oracle η. Il nous répondit ainsi :

SignetORACLE.

Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forêts η un jour
Vous pourrez voir la fontaine η
De la Vérité d'amour.

Cette réponse assez obscure pour nous, qui n'avions guère de connaissance de cette contrée, et point du tout de la fontaine η de la Vérité d'amour, nous mit en peine. Et parce qu'Alcidon voulait, pour mieux dissimuler, me montrer

Signet[ 159 recto ] 1619 1621

un très grand désir de me faire voir la vérité de son affection, il s'enquit de tant de côtés qu'enfin il apprit des nouvelles de cette fontaine η, et ne nous laissa jamais en paix qu'il ne nous eût fait résoudre à ce voyage. Je vous avouerai bien, mon père, que son importunité put beaucoup pour m'y disposer. Mais l'une des principales raisons qui me le fit faire fut pour éloigner pour quelque temps les lieux où je pouvais avoir de si cuisants regrets de la perte que j'avais faite, me semblant que quand j'en serais loin, je n'en aurais pas les ressouvenirs si vifs, ni si pressants. Et à cela s'ajouta encore la curiosité de voir s'il était vrai que cette contrée fût si heureuse, ou plutôt ceux qui y habitent, comme alors que je m'en enquis l'on me voulut faire entendre ; car l'on me disait des merveilles de la beauté du lieu, de la douceur de l'air, de la quantité des rivières, et du bien qu'elles rapportaient, soit à la fertilité des campagnes, soit à l'abondance des poissons η. Mais quand on me racontait la douce vie des bergers et bergères de Loire, de Furan, d'Argent et de Séran, mais sur tous de Lignon, je demeurais ravie et étonnée que toute l'Europe ne vînt habiter en Forez, ou que le Forez ne s'étendît par toute l'Europe. Pour savoir donc si cette renommée était véritable, je consentis à ce voyage. Et parce que nous sûmes que presque tous y allaient vêtus en façon de bergers et bergères, et aussi ne désirant pas être reconnue η, nous nous déguisâmes de la sorte que vous nous voyez η, nous semblant qu'il était plus à propos, tant pour

Signet[ 159 verso ] 1619 1621

ces raisons, que pour n'être point obligées η à traîner une plus grande suite de personnes après nous.
  Vous avez ouï, mon père, non seulement notre vie passée et notre différend, mais encore le sujet de notre voyage et de notre déguisement. Il ne reste maintenant sinon que, suivant votre prudence ordinaire, vous nous donniez et les adresses pour voir cette fontaine η, et les conseils desquels vous avez accoutumé de * consoler ceux qui vous les demandent, et qui en ont besoin comme nous.
  Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas extrêmement satisfait et de sa prudence et de son bel esprit. Et parce qu'il vit qu'elle attendait sa réponse, après s'être rassis η dans sa chaire, et avoir quelque temps pensé à ce qu'il avait à lui dire, il lui parla de cette sorte : - Qui est celui, Madame, qui n'a ouï parler du Grand Euric, et qui, parmi les merveilles de sa vie, n'a admiré la puissance que la beauté de Daphnide a eue sur son âme η ? Je crois que le Gange et le Tyle en ont ouï si souvent discourir que vos noms
" y sont aussi connus que parmi les Gaules. Mais
" j'avoue que la présence, qui a accoutumé de diminuer
" l'opinion que la renommée nous donne des 
" choses absentes η, me fait voir que celle de
" la beauté et du mérite de la belle Daphnide est
" beaucoup moindre que la vérité. Je loue Dieu que ma maison ait été honorée de vous recevoir, mais plus encore que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque service , Car, et c'est sans flatterie que je le dis, je n'eus

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jamais plus d'affection au service d'Amasis et de Galathée que j'en ai pour vous et pour Alcidon, et j'estimerai le jour heureux qui me fera naître le moyen de vous faire voir par effet la vérité de ce que je dis. Et quant à ce que vous me demandez que je vous conseille sur la réponse de l'Oracle, je ne vous puis dire à cette heure autre chose sinon que, pour la fontaine η que vous cherchez, il est impossible que vous en receviez le bénéfice qu'il semble de vous promettre qu'il n'arrive pour le moins de grandes choses. Car, Madame, il faut que vous sachiez que cette fontaine η, comme je vous ai dit η, est véritablement en ce pays et non pas fort loin de cette maison. Mais il y a quelque temps η qu'à cause de Clidaman et de Guyemant, un savant Druide l'enchanta et y mit des gardes qu'il est impossible de forcer, tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent être surmontés qu'avec une * très grande peine et un très grand péril, que d'autant qu'ils y sont retenus par enchantements. Et comme je vous en ai déjà discouru, tels charmes ne peuvent être défaits que par le sang et la mort du plus fidèle Amant et de la plus fidèle η Amante qui se puisse η trouver. - Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon, car s'il ne faut que mettre la vie pour témoigner à cette belle Dame que véritablement je l'aime et l'ai toujours aimée, je suis prêt à la donner de bon cœur. - Si vous trouviez, dit en souriant le Druide, comme je vous ai dit une autre fois, aussi bien la fidèle Amante que vous êtes disposé à faire le personnage η

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du fidèle Amant, peut-être pourriez-vous, avec la perte de votre vie, donner la vue de cette fontaine η à la belle Daphnide. Mais je crois que malaisément pourrez-vous rencontrer qui veuille vous η y tenir compagnie. Et cela n'étant pas, laissez ce dessein, et assurez-vous sur ma parole qu'il n'y a force ni adresse humaine qui en puisse venir à bout par autre moyen que par celui qui a été ordonné η en faisant le sort. Il y a deux lions les plus grands et les plus furieux qui aient jamais été vus, et deux Licornes les plus hardies et les plus agiles qu'on saurait voir. Ces quatre animaux sont de telle sorte opiniâtres à garder ce qui leur a été donné en charge que jamais ils n'abandonnent l'entrée de la caverne où est cette fontaine η, si ce n'est que l'un des Lions va quelquefois chercher à manger dans la forêt voisine pour tous deux ; car pour les Licornes elles se paissent d'herbes et de feuilles comme les chevaux ou les cerfs. Et c'est une chose étrange que ces animaux, quoique très furieux de leur naturel, ne font toutefois mal à personne qui ne recherche point l'entrée de la fontaine η, de sorte que les petits bergers ne s'en étonnent non plus que si c'étaient des chiens. Mais quand l'on fait semblant d'approcher un certain pilier η qui est planté assez près de l'entrée, vous voyez ces Lions se hérisser, grincer les dents, étinceler des yeux, et se fouetter de leurs queues, et les Licornes frapper la terre du pied, baisser leurs têtes comme soldats qui présentent leurs piques, et si furieusement qu'il n'y a personne qui

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ne s'en essaye.
  Il ne faut donc point penser à la force. Mais d'autant que je sais bien que le grand Tautatès n'est point menteur η, et que par son Oracle il vous a répondu, que vous pourriez voir un jour dans le Forez la fontaine η de la Vérité d'amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un peu sur ce sujet ; car les Oracles ne sont jamais faux η, mais bien souvent l'interprétation est celle qui nous trompe, parce que, quelquefois, il les faut entendre selon la parole pure et nette, et d'autres fois, allégoriquement. Pour venir maintenant à l'intelligence de celui qui vous a été donné, pour le prendre selon la parole, j'espérerais que bientôt l'enchantement de la fontaine η pourrait être défait, si ce n'était que ce mot, Un jour, me semble parler d'une chose qui est encore bien éloignée, car c'est ainsi que nous avons accoutumé de dire quand nous souhaitons de voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir. Et cette considération me fait dire que peut-être l'Oracle doit être entendu de l'autre sorte, laquelle j'expliquerais ainsi.
  La propriété de la fontaine η de la Vérité d'amour est de faire voir si véritablement l'on aime. Donc toutes les choses qui nous peuvent faire voir la même chose peuvent être avec raison dites pour ce particulier-là, la fontaine η de la Vérité d'amour, c'est-à-dire faisant le même effet que ferait cette fontaine η, le temps, les services, et la persévérance le peuvent faire. Il s'ensuit donc que le temps, les services et la

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persévérance sont cette fontaine η de laquelle nous parlons. Et ce qui me fait plus arrêter en cette opinion, c'est ce mot, Un jour ; car cela dénote une longueur de temps qui apporte les occasions de faire service, et donne le loisir de montrer la persévérance. De dire pourquoi η l'Oracle parlant par allégorie η a plutôt particularisé le Forez que la Province des Romains, puisque là aussi bien qu'ici, le temps pourrait faire ces mêmes effets, il sera peut-être bien malaisé d'en dire la raison. Et toutefois, puisqu'aux Oracles, qui sont les paroles des Dieux, il faut croire qu'il n'y a rien ni de superflu, ni de défaillant, je penserais que cette contrée eût été élue pour deux occasions. L'une, pour vous éloigner d'un lieu où votre qualité, vos affaires et ceux de vos amis et parents vous pourraient tellement distraire que la moindre partie de ce temps qui doit être employé à vous faire avoir cette connaissance serait celle qui vous resterait pour vous en servir en ce que l'Oracle commande, au lieu qu'étant ici libres, et sans contrainte, tout le temps sera vôtre. L'autre, et que je crois être la plus véritable, c'est que le Ciel qui montre de vouloir votre contentement, vous ordonne le séjour de cette contrée pour quelque temps afin que par la conversation ordinaire de ces sincères bergers et bergères vous reconnaissiez mieux la sincérité de l'affection qu'Alcidon vous porte, ou que, s'il est autrement, la fausseté et la dissimulation en soit η tant plutôt et tant plus aisément découverte,
" car il n'y a rien qui fasse mieux paraître la blancheur

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qu'en lui opposant quelque chose de bien noir.  "
Je conclus donc, que ce soit d'une sorte  "
ou de l'autre que l'Oracle doive être entendu, vous devez demeurer quelque temps en cette contrée, tant pour voir si l'enchantement se défera que pour avoir le loisir de reconnaître la vérité de l'affection d'Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne espérance ;
car il faut croire que les Dieux sont comme les  "
Mires qui ne s'amusent point à donner des remèdes  "
aux maladies incurables η. Je veux dire que  "
s'ils eussent reconnu que la colère de Daphnide eût dû être perpétuelle, ils ne lui eussent pas proposé ce remède.
  Ainsi finit son discours le sage Druide, et parce que Daphnide faisait paraître de se vouloir lever, Adamas en fit de même. Mais Alcidon le retint, qui le supplia de faire rasseoir Daphnide, afin qu'il pût, en sa présence, lui dire quelque chose qui lui était de très grande importance. Et lors, quoique presque par force le Druide l'ayant arrêtée, Alcidon reprit la parole de cette sorte :
  - Celui, mon père, qui pour montrer que son  "
épée était plus aiguë que toutes les choses  "
qui se pouvaient imaginer, répondit qu'elle l'était  "
encore plus que la calomnie η, nous voulait  "
faire entendre qu'il n'y a rien qui perce et "
l'âme et le cœur avec une plus profonde blessure.  "
Et véritablement je l'ai ressenti plusieurs fois, puisqu'il plaît ainsi à ma fortune, et à cette belle ; mais il y a longtemps que l'outrage ne m'en a été si cuisant qu'il l'est à ce coup,

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tant pour connaître qu'elle continue cette mauvaise opinion qu'elle a conçue de moi que pour me voir blâmer devant une personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sais bien
" qu'un blâme qui n'est point vérifié tient lieu de vérité,
" et que j'aimerais mieux la mort que de la voir vivre avec cette opinion, je vous supplie, Madame, de me permettre que je puisse dire en ma défense ce que chacun est obligé pour η la vérité. Et parce que le Druide lui répondit qu'il était raisonnable, et que même c'était commencer d'employer le temps ainsi qu'il semblait que l'Oracle η l'avait ordonné, il continua de cette sorte :


HARANGUE
d'Alcidon.

21_c_162CEtte belle Dame a pris la peine de vous raconter, mon père, assez au long la suite de ma misérable fortune. Et j'avoue qu'elle a dit la vérité en tout ce qui est de mes actions, sinon lorsqu'elle en a voulu faire quelque jugement. Mais alors elle me permettra de dire
" qu'elle a bien fait paraître que l'œil η ne peut voir quelque
" chose d'autre couleur que de celle qu'est le
" milieu par lequel passe sa vue : car ayant l'esprit préoccupé ou de l'amour du Roi, ou de l'ambition, elle ne pouvait juger que de la même sorte. Et par ainsi toutes les choses qu'elle voyait en moi lui semblaient telles qu'elle les voyait

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en elle. Hélas ! Daphnide, que c'est bien avec regret que je vous fais cette reproche, et que je voudrais bien la pouvoir rendre fausse avec mon sang et avec ma vie ! Mais, et par les effets et par les paroles, vous ne l'avez témoignée que trop véritable. Quand vous me commandâtes avec tant de protestations d'amitié de rechercher Clarinte, quelles furent les promesses que vous me fîtes ? Vous les avez ouïes, mon père, car elle les a fidèlement rapportées, et les raisons aussi pour lesquelles elle jugeait qu'il était nécessaire que je recherchasse Clarinte. Et toutefois, je ne laisserai de les retoucher pour vous en rafraîchir la mémoire. Si l'on me ruine, dit-elle, auprès d'Euric, vous le serez de même, parce que notre fortune est conjointe ensemble. Mais de quelle ruine me menace-t-elle, de m'éloigner de la Cour avec elle ? Si Clarinte, dit-elle, vient à bout de ses desseins, jugez comme elle nous éloignera de la Cour. Et quoi, Daphnide, est-il possible que de passer le reste de vos jours avec une personne qui vous aime, et qui vous aime comme je fais, * soit un supplice tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n'eussent pas été plus artificieuses que véritables, et que l'Amour eût eu autant de pouvoir sur vous que l'ambition, vous ne m'eussiez jamais ordonné de rechercher celle qui ne s'efforçait de ruiner que cette sacrée Ambition η, qui est cause de tous mes déplaisirs ! Au contraire, vous eussiez embrassé, pleine de contentement, cette occasion qui nous eût redonnés à nous-mêmes, et qui nous eût fait vivre

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ensemble à longues années ! Mais je vous supplie, mon père, voyez la plaisante excuse pour m'éloigner d'elle : Vous n'êtes point ignorant, dit-elle, de combien de grâces le Ciel et la Nature vous ont relevé par-dessus le reste des hommes. Si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira les effets, et soudain, méprisant Euric et toute son ambition, elle se donnera toute à vous. Ô Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de cette trompeuse flatterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quittera cette même ambition, qui est cause que Daphnide me rejette et me donne à un autre ! Mais pourquoi peut-on penser qu'elle me veuille ainsi éloigner d'elle ? Est-ce pour quelque haine qu'elle me portât, ou pour quelque importunité que je lui rendisse ? Nullement ; mais par la seule raison qu'elle-même allègue. Euric, dit-elle, voyant que vous la recherchez et qu'elle le souffre, la dédaignera et s'en retirera. Voilà, mon père, le seul sujet de toute cette longue et si artificieuse harangue : elle pense que le Roi ne l'aimera point tant qu'elle souhaite, ou peut-être qu'il se fâchera, s'il n'est entièrement assuré que je ne pense plus en elle. Et voilà qu'elle me veut donner à Clarinte, afin qu'il s'en aperçoive tant plutôt. Et bien, je ne plains pas ni le temps que j'y ai employé, ni les soins et la peine que j'en ai eue, puisque ç'a été en lui obéissant. Mais, mon Dieu, n'ai-je pas sujet de me douloir, qu'elle m'ait déçu par ses discours pour m'éloigner d'elle, qu'elle m'ait abusé de promesse pour m'y arrêter, et qu'à mon retour elle m'ait accusé de la faute

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qu'elle a faite ? - Je vous jure, dit-elle, devant le Dieu qui punit les faux serments η, que toute la peine que vous emploierez à la recherche de Clarinte, sera mise par moi sur mon compte, et que ce sera moi qui vous en payerai. - Est-il possible, Daphnide, que vous ayez proféré ces paroles et que maintenant vous vous plaignez de la recherche que j'ai faite avec tant de soin à cette Clarinte, puisque vous les deviez mettre sur votre compte, et que c'était vous qui m'en deviez payer ? N'avais-je pas raison de rendre le compte de mes services le plus grand qu'il m'était possible ? - Mais, me direz-vous, lorsqu'Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y arrêter, car ne savez-vous pas que * l'occasion se changeant doit aussi diversifier les entreprises ? - J'avoue, Madame, que l'effet cesse lorsque cesse sa cause η. Mais puis que le Roi s'était distrait de l'amitié qu'il portait à Clarinte pour la recherche qu'il connut que je lui faisais, si j'eusse laissé cette recherche, pourquoi ne peut-on pas juger avec raison que peut-être il eût renouvelé cette amitié, et cette dernière faute eût été pire que la première ! Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté que je revinsse, que ne me le commandiez-vous ? Pouviez-vous croire de n'avoir une entière puissance sur moi, puisque vous en aviez fait des preuves si signalées ? Mais voici une plaisante accusation : - Soudain, dit-elle, qu'Euric est mort, le voilà qui laisse sa Clarinte, et sans me demander pardon, s'en vient aussi effrontément à moi comme si jamais il ne s'était donné à personne. Qu'est-ce

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que désormais il te faut faire, infortuné Alcidon, pour rendre témoignage de ta fidélité, puisque ce qui en doit rendre plus de preuve est pris pour assurance du contraire ? Je sers Clarinte par commandement et contre ma volonté, et seulement comme disait Daphnide, par raison d'État, et afin qu'Euric s'en dégoûte, et l'on trouve étrange qu'Euric étant mort, meure aussi en même temps cette feinte recherche, et que je l'enterre dans le même tombeau. Et si j'eusse fait autrement, n'eussé-je pas fait paraître que j'y avais quelque autre dessein ? Mais il fallait, dit-elle, me demander pardon, avant que retourner à vivre comme de coutume avec moi. Bon Dieu ! est-il possible que celle qui m'a promis des payements et des récompenses pour faire ce qu'elle m'a commandé, veuille qu'au lieu du loyer je lui demande des pardons ! Et de quoi, Madame, vous plaît-il que je vous demande ? - De ce que vous avez servi, direz-vous, Clarinte. Mais vous me l'avez commandé et commandé encore avec promesse de récompense ! - Mais pourquoi, me direz-vous, avez-vous si longtemps continué ? Mais pourquoi, Madame, n'eussé-je pas continué si longtemps, puisque j'attendais toujours vos commandements ? Ne pourrait-on pas faire cette même reproche au forçat qui est attaché dans la galère, et de qui la liberté dépend de la volonté d'autrui ? Et si l'on lui demandait pourquoi as-tu demeuré si longtemps en cette captivité ? N'aurait-il pas raison de dire : Mais pourquoi m'y avez-vous laissé si longtemps ? Vous dites que

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vous saviez bien que j'avais aimé Clarinte, et tâchez rapporter quelque particularité, et si cela est et que cette affection vous déplût, pourquoi me commandiez-vous de la servir ? N'est-ce pas pour montrer que l'ambition en vous avait plus de pouvoir que l'Amour ? Et n'avouerez-vous pas que, puisque, comme vous dites, j'en faisais difficulté, l'amour était plus fort en moi que * votre ambition ? Car toutes les raisons que vous m'alléguâtes pour m'éloigner de vous n'étaient qu'en faveur de cette exécrable ambition, et si l'Amour que vous dites que je portais à Clarinte avait quelque force en moi, pourquoi fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? Et pourquoi, aussitôt que le prétexte que vous aviez pris d'Euric fut perdu par sa mort, laissai-je cette Clarinte que vous me reprochez ? Quelle occasion en avais-je plus grande après la mort d'Euric, si ce n'était celle que j'ai véritablement alléguée η de ma seule affection ? Si Clarinte m'avait plus mal traité que de coutume, si elle avait fait quelque nouvelle élection, ou qu'il y eût eu quelque mauvais ménage entre elle et moi, il y aurait quelque sujet de soupçonner que ce fût pour cela que je fusse revenu vers vous. Mais puisqu'elle ne m'en avait point donné de sujet, que pouvez-vous penser qui me l'ait fait quitter que la seule affection que j'ai conservée inviolable pour vous ? Mais, mon père, peut-être que vous me pourriez demander aussi pourquoi la belle Daphnide, qui m'avait autrefois fait paraître tant de bonne volonté et avant et durant l'amitié d'Euric, même

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au péril de toute sa fortune, aurait, après la mort de ce Prince, changé cette volonté envers moi, et ne m'aurait pas voulu recevoir. Car il n'y a pas apparence qu'une Dame si accomplie et si pleine de jugement, * change ainsi d'humeur sans occasion. De sorte qu'il y a apparence qu'elle ait reconnu en moi cette faute de laquelle elle m'accuse : Nullement, mon père, mais en voici la raison, et ces paroles mêmes nous l'ont découverte : Il est vrai qu'au commencement elle a aimé ce Prince par ambition, et comme elle
" disait par raison d'État. Mais faut-il trouver
" étrange si l'on se brûle quand on met le doigt
" dans le feu η ? Il faudrait plutôt s'étonner si l'on ne se brûlait pas, car ce serait contre nature. Le grand Euric était véritablement un Prince si accompagné de toutes les grâces qui peuvent faire aimer que cette belle Dame peu à peu en fut prise sans y penser ; et au lieu de l'aimer comme elle disait, elle l'aima comme il méritait. Et pour montrer que je dis vrai, voyez, mon père, quels déplaisirs furent ceux qu'elle eut de sa perte, et quels ressentiments en a-t-elle conservés jusques ici ! Qui ne jugera que ce sont des effets d'une véritable et très ardente affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu, car ce n'est que rendre ma plaie plus profonde, mais elle me permettra bien de vous dire des vers qu'elle fit quelque temps après, lors, comme je crois, que je la recherchais avec trop d'importunité. Ils sont tels :

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SignetPlainte de Daphnide
sur la mort d'Euric.
STANCES η.

I.
21_q_166QUe te sert-il, Amour, de réveiller mon âme ?
Ne crois point que mon cœur puisse être réchauffé,
Le feu de ses désirs fut alors étouffé,
Quand la mort insensible en éteignit la flamme.

II.
Insensible fut-elle aux excès de ma plainte,
Trop insensible hélas ! aux traits de la pitié,
Puisque pour ne ravir η à mon cœur sa moitié,
Elle ne put η jamais de mes pleurs être atteinte.

III.
Elle voulut montrer contre Amour sa puissance,
Lui ravissant d'un coup ce qu'il eut de meilleur.
Amour, comme un enfant, pleura bien mon malheur,
Mais que petite, hélas ! me fut cette allégeance !

IV.
Je vis clore ses yeux. Mais je vis à même heure η
Clore de mon bonheur le désir et l'espoir.
Que puis-je désirer ne le pouvant plus voir ?
Et quoi plus espérer, si ce n'est que je meure ?

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V.
Ma lèvre * rassemblait les reliques aimées,
Ô cruel souvenir ! de l'esprit ondoyant,
Quand la mort les ravit, de vaincre ne croyant,
Si ses mains de deux morts ne restaient diffamées.

VI.
Sa perte de la mienne à l'instant fut suivie,
Le fer qui le frappa m'attaignit dans le cœur,
Cette cruelle ainsi, d'un coup plein de rigueur,
Me fit mourir en lui, car il était ma vie.

VII.
Aussi, puisque mon cœur a reçu tel outrage,
Que ces myrthes d'Amour soient changés en cyprès,
En cendres ses ardeurs, ses plaisirs en regrets,
Qui le peut convier de vivre davantage ?

VIII.
Toute flamme soit donc à jamais étouffée,
Et tous les fers rompus, desquels Amour se sert,
Et dessus ce tombeau soit à jamais offert
Mon cœur privé d'amour en signe de trophée.

IX.
Grand Roi de qui la mort a pu seule en ton âme
Éteindre le beau feu qui pour moi t'enflamma,
Ce fut de ton amour que le mien s'alluma.
J'enferme aussi mes feux où s'enferme ta flamme.

X.
Comme la terre éteint le feu de la Chimère,
Le mien s'est étouffé des cendres d'un cercueil,

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Et le Phénix et moi ne brûlons qu'au Soleil,
Mon Soleil n'étant plus, rien ne le peut η plus faire.

XI.
Donc je t'appends, ô mort ! ce cœur que tu dépouilles
De l'objet qu'en vivant il a jugé si beau.
Je ne veux plus aimer que ce fatal tombeau,
Ni désirer que * toi, riche de mes dépouilles.

  Je m'assure, sage Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aisément par ces vers pleins d'une affection si extrême, et d'une résolution de ne plus rien aimer, et lesquels elle ne désavouera pas pour siens, que le mauvais accueil que j'ai reçu de cette belle Dame ne procède point d'ailleurs que de l'amour qu'elle portait à ce grand Prince, lequel η toutefois m'ayant voulu déguiser, elle a tâché de rejeter sur ma faute ce de quoi il fallait accuser les mérites du Grand Euric et mon malheur. Mais, belle Daphnide, qu'il soit ainsi que vous ayez aimé, non point comme vous disiez par raison d'État, mais à bon escient, contre qui pensez-vous avoir failli ? Ce n'est pas contre une personne qui n'ait assez d'Amour pour pardonner, pour oublier, voire pour effacer tout à fait cette offense. C'est contre Alcidon, sur qui vous savez que vous pouvez toute chose, il est plus prêt à vous donner sa vie et son âme que non pas à vous reprocher cette injure ! Pourquoi tardez-vous à lui tendre les bras, et à l'assurer par cette action qu'il n'y avait rien qui le pût réduire en l'état

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qu'il a été que la seule fortune du grand Euric, à laquelle il n'y a rien qui ait pu résister que la seule mort ! Ce ne me sera pas peu de gloire que celle que j'aime ait été adorée du plus grand Roi de l'Univers, ni peu de satisfaction à ce grand Prince dans le cercueil que, si vous aimez quelque chose après lui, ce soit cet Alcidon qui lui cède à la vérité en fortune, mais qui le surpasse en Amour. Si je dis quelque chose qu'en votre âme vous ne jugiez très véritable, reprenez-moi de mensonge. Mais si vous ne pouvez nier cette vérité, pourquoi me voulez-vous affliger plus longtemps, et me faire faire la pénitence d'un forfait que je n'ai pas commis ? À ce mot, Alcidon se levant de son siège, et se jetant à genoux devant la belle Daphnide, et lui prenant la main : - Je jure, dit-il, par cette main qui seule m'a pu ravir le cœur, que jamais je n'ai rendu hommage qu'à elle seule, et qu'elle seule sera celle qui, à jamais, aura toute puissance sur moi ! Établissez et ordonnez de moi et de ma fortune ce que vous voudrez. Alcidon aimera et adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui soit en elle. Et vous, mon père, dit-il, s'adressant au Druide, que le grand Tautatès a établi Juge en cette contrée, que tardez-vous de condamner cette belle à me rendre ce cœur qu'elle m'a tant de fois donné, et juré η ne le retenir, ni l'avoir agréable, que d'autant qu'il était à moi ? Si elle s'excuse en m'accusant d'aimer quelque autre chose, est-il possible qu'elle sache mieux ce que je fais que moi-même ? Elle dit que j'aime Clarinte ; je jure et je

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proteste que je ne l'aime point. Pourquoi se veut-elle plutôt croire que moi, elle qui ne peut voir que mes actions, et moi qui vois et mes actions et mes intentions ? Peut-être elle dira que je la veux tromper, et elle ne se veut pas décevoir. Mais pourquoi la voudrais-je tromper ? Car si je ne l'aime pas, qu'ai-je affaire de son
amitié η ? et si je l'aime, peut-elle penser que celui  "
qui aime quelque chose lui veuille mal tout  "
ensemble ?
  Ainsi disait η Alcidon, y ajoutant encore tant d'autres semblables discours que Daphnide ne pouvant répondre qu'à mots interrompus, enfin le Druide : - Il me semble, Madame, dit-il, que voici l'Oracle éclairci, et qu'il est temps désormais de terminer ce différend. - Plût à Dieu, dit-elle, que je le pusse faire en sorte que Alcidon et moi eussions le repos d'esprit que nous ôtons l'un à l'autre ! - Vous plaît-il, Madame, répondit Adamas, que j'en sois juge ? - Pourvu, dit-elle, qu'Alcidon y consente, et qu'il ne contrevienne jamais à ce que vous en ordonnerez, ce ne sera pas moi qui appellerai de l'ordonnance que vous en ferez. - Je proteste, dit Alcidon, qu'il n'y a rien qui me puisse empêcher de vous aimer. Mais je jure que j'observerai en sorte le jugement du sage Adamas, que, s'il m'est contraire, vous n'aurez jamais importunité de moi ! Et si je manque à ce serment η, je veux que les sacrifices, le feu et l'eau me soient interdits à jamais ! Alors Adamas, après avoir quelque temps pensé en lui-même, enfin avec la Majesté de sa vénérable vieillesse : - Dites-moi,

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dit-il, Madame, avez-vous bien aimé Alcidon ? - Plus que ma vie, répondit-elle. - Et maintenant, reprit-il, lui voulez-vous mal ? - Je veux mal, dit-elle, non pas à lui, mais à sa légèreté. - Et s'il n'était point volage, répliqua-t-il, et qu'il n'eût jamais aimé que vous, l'aimeriez-vous encore, et ne seriez-vous pas bien marrie de l'avoir blâmé à tort ? - Sans doute, dit-elle. - Or de cette légèreté, continua le Druide, le pouvez-vous accuser pour d'autre que pour Clarinte ? - Et n'est-ce pas assez ? répondit Daphnide. - Mais quand il alla servir Clarinte ne le lui aviez-vous pas commandé, et lui, ne le fit-il pas à contrecœur ? - J'avoue, dit-elle, que je fus en cela imprudente, et lui, dissimulé ! - Mais en effet, dit Adamas, s'il s'en fût retiré, et qu'Euric eût voulu revoler encore vers elle, n'eussiez-vous pas blâmé Alcidon d'avoir désobéi à votre commandement η ? - Je pense que oui, dit-elle. - Or écoutez donc, reprit alors le Druide, vous Daphnide, et vous Alcidon : Le grand Tautatès, qui par Amour a fait tout cet Univers, et par Amour le maintient η, veut non seulement que les choses insensibles, encore que contraires, soient unies et entretenues ensemble par liens d'Amour, mais les sensibles et les raisonnables aussi, Et c'est pourquoi aux Éléments insensibles, il a donné des qualités qui les lient ensemble par sympathie, aux animaux l'amour et le désir de perpétuer leur espèce, aux hommes, la raison qui leur apprend à aimer Dieu en ses créatures, et les créatures en Dieu. Or cette raison nous enseigne que tout ce qui est aimable se doit aimer selon les degrés de sa

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bonté. Et par ainsi ce qui en aura plus devra aussi être plus aimé. Et toutefois, d'autant que nous ne sommes point obligés à cette Amour, sinon en tant que cette bonté nous est connue, il s'ensuit que plus le bon est reconnu, plus aussi doit-il être aimé. Mais puisque Dieu a fait toute chose pour l'Amour, et que la fin η de quelque chose est toujours plus parfaite, nous pouvons aisément juger que puisque toutes les choses bonnes ont l'Amour pour leur but, que de toutes, l'Amour est la meilleure. Or connaissant cette bonté de l'Amour, nous sommes plus obligés par les lois de la raison d'aimer l'Amour que toute autre chose, et plus cet Amour est reconnu, plus aussi le devons-nous aimer.
  L'Oracle η qui vous a été rendu sur le différend qui était entre vous, vous reconfirme ce que je dis, car il est tel :

Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forêts η un jour
Vous pourrez voir la fontaine η
De la Vérité d'amour.

  C'est-à-dire, en Forez enfin vous reconnaîtrez que véritablement vous vous aimez l'un l'autre, et lors vous sortirez de la peine où vous êtes. Car le grand Tautatès qui vous a rendu cet Oracle η, sachant combien religieusement vous rendez ce que vous devez et à lui et à la raison, a bien cru que soudain que vous seriez

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assurés de l'amitié l'un de l'autre, vous jugeriez être très raisonnable de vous aimer d'un amour égale à vos mérites. Et pour ce, Daphnide, puisque vous voyez qu'Alcidon vous aime, car pourquoi désirerait il si passionnément d'être aimé de vous, si véritablement il ne vous aimait ? Et vous, Alcidon, puisque vous voyez l'amour de Daphnide envers vous, car pourquoi serait-elle jalouse de vous et de Clarinte, si l'amitié η qu'elle vous porte n'était mère de cette jalousie ? Je vous ordonne, ou plutôt le grand Tautatès le vous commande, qu'oubliant toutes les choses passées qui peuvent altérer vos bonnes volontés, et que sans attendre de voir autre fontaine η de la Vérité d'amour, vous vous réunissiez d'affection, et rallumiez de sorte cette ancienne Amour que comme la connaissance que vous avez de vos mérites vous oblige à vous aimer d'une très grande affection, vous fassiez paraître que personne ne peut tant aimer que vous, puisque personne ne peut avoir plus de causes d'Amour que le Ciel en a mis et en l'un et en l'autre.
  À ce mot, Adamas, les prenant par la main et les mettant l'une dans l'autre : - Qu'éternelles, dit-il, puissent être ces unions ! Il est impossible de représenter les contentements d'Alcidon, qui se pouvaient dire des transports ; ni de redire les remerciements que quelquefois il faisait au Druide, et d'autres fois à Daphnide ; mais la modestie et l'honnêteté avec laquelle elle lui répondait, témoignait η assez la * vertu et la sagesse qui était en elle. Stilliane, Carlis, et Hermante,

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qui étaient présents, reçurent un extrême contentement de celui d'Alcidon. car il avait ce bonheur η qui l'accompagnait partout d'être aimé de tous ceux qui le voyaient, * de sorte que tous s'en vinrent réjouir avec lui, comme de la meilleure fortune qui lui eût pu arriver.

 

Fin du quatrième livre.