Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Troisième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Troisième partie

Livre 9


3-9-1
L'Astrée III, 9. Édition Vaganay**, 1925
Sous un arbre, Diane écoute Phillis et Silvandre plaider leur cause
Adamas, Alcidon, Léonide et Paris assistent au jugement (III, 9, 390 recto)

(Voir Illustrations)


3-9-2
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Hylas et Stelle discutent des conditions de leur entente (III, 9, 382 recto)

(Voir Illustrations)

Éd. de 1619, 356 verso sic 354 verso.
Éd. Vaganay, III, p. 469.

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1621_f_366FLORICE finit de cette sorte les fortunes de la généreuse Criséide et du gentil Arimant, laissant tous ceux qui l'avaient ouïe pleins d'admiration de leur vertu. L'un estimait Criséide d'avoir méprisé le sceptre et la Couronne de Ricimer et de Gondebaud pour se conserver à son fidèle Arimant ; l'autre admirait les résolutions d'Arimant à s'offrir à une volontaire mort ; mais tous d'un commun consentement louaient la fidélité et l'affection de Bellaris. Un seul Hylas se moquait de tous trois, et de tous ceux qui, ayant ouï le discours de Florice, approuvaient

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toutes ces choses. - N'est-ce pas, disait-il en branlant la tête, la plus entière folie qui fût jamais que celle de tous trois ? Criséide, par sa sottise, au lieu de Reine, demeure simple fille dans son pays ; Arimant, par sa folie, s'opiniâtre à la recherche de cette Criséide, perd son temps, est blessé, est conduit η prisonnier, et enfin après tant de peines η et d'extrêmes périls, le voilà prêt à finir honteusement ses jours, si la Fortune ne se fût lassée de le tourmenter, et si le roi Gondebaud ne se fût montré plus courtois et religieux de sa parole, que l'un et l'autre n'était fol ! Et le bon est que le pauvre Bellaris, qui n'en pouvait pas mais, faillit de payer pour tous. Et ne valait-il pas mieux que sans se donner tant de peine les uns aux autres, Criséide fût Reine des Bourguignons, puisque, possédant le cœur de Gondebaud, elle eût pu avec le temps et avec la prudence donner à son Arimant toute la satisfaction qu'il eût su désirer ? Mais, Silvandre, sais-tu bien d'où tout leur malheur et toutes leurs peines sont procédées ? de cette seule sottise que tu nommes Constance ! Elle seule les a tourmentés tant d'années, elle seule a failli de les conduire si honteusement au supplice, et enfin elle seule les a fait être le jouet de la fortune et du hasard. Silvandre s'oyant nommer s'approcha de Hylas, et après lui répondit froidement : - Toutes ces choses que tu racontes, Hylas, sont véritablement des effets de cette Constance que tu blâmes, et d'autant plus estimables qu'ils sont accompagnés de peines et de dangers. Ce ne sont que les courages généreux qui méprisent

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" les commodités et les incommodités pour
" ne se démentir de leur devoir, et pour parvenir
" à l'accomplissement de leurs desseins. - Ce ne sont,
" dit Hylas, que les esprits peu sages qui courent
" après l'ombre du bien, et laissent le bien même.
"  Arimant n'est-il pas bien obligé à cette constance, qui jeune, l'a engagé au service de Criséide, et vieux par après, la lui a donnée ? C'est donner à un chien η qui n'a point de dents un os qui est bien dur à ronger η. N'eût-il pas mieux valu pour ce gentil Chevalier qu'il fût demeuré dans Éporèdes pour la consolation de ce pauvre père qui l'aimait que non pas le faire mourir de douleur, ou pour le moins rendre ses vieux jours si pleins de tristesse et d'infortunes que la mort lui devait être plus agréable ? Et pour le propre contentement qu'Arimant eût pu avoir, penses-tu que dans toute la ville il n'y eût point de fille que Criséide ? , Silvandre, mon ami, quelle folie est celle-là de vouloir perdre son temps et son repos pour une marchandise si peu rare qu'une fille ? S'il eût suivi mes lois, dès lors que tant de difficultés s'opposèrent à ses désirs, il les eût sagement tournés ailleurs, et se fût adressé à quelqu'autre de laquelle la conquête n'eût pas été si pénible et si peu utile. Chacun se mit à rire des propos d'Hylas. Et Tircis prenant la parole : - Je vois bien, lui dit-il, Hylas, que tu ne seras jamais celui qui feras bâtir un Temple η à la Fortune, parce que malaisément en auras-tu jamais affaire. - Et moi, dit Hylas, je vois bien que tu seras celui que les vieilles et mal faites adoreront. - Et

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pourquoi ? demanda Tircis. - Parce, répondit Hylas, que pour convier leurs Amants à les servir laides et ridées, elles te proposeront comme un Dieu, toi, dis-je, qui es si hors du sens que de t'opiniâtrer à aimer ce qui n'est plus. - Tu es inhumain, Hylas, de représenter à l'affligé, avec des reproches, le sujet qu'il a de tristesse. Mais soit ainsi que je sois estimé de ces vieilles desquelles tu parles et proposé comme un Dieu : , mon ami, quel mal y a-t-il en cela pour moi ? Ne vaut-il pas mieux être cru un Dieu que d'être tenu pour inconstant ? Et quoi, Hylas, les autels et les sacrifices ne sont-il pas agréables aux Dieux mêmes que nous adorons ? Et pourquoi les hommes les refuseront-ils ? - Et penses-tu, Tircis, répondit Hylas, que je n'aie pas à l'avenir aussi bien des autels et des sacrifices que toi ! Si aurai pour certain η, car je me veux rendre plus adorable que toi ! Mais il n'y aura que cette différence que tu seras le Dieu des vieilles et des laides, et moi celui des jeunes et des belles. Et par ainsi les sacrifices qui te seront faits seront rances et chassieux, et les miens jeunes et beaux. Aux tiens, l'on ne verra que des anciennes matrones qui iront toutes accroupies η, appuyées sur leurs petits bâtons, avec la tête et les mains tremblantes. Mais aux miens l'on n'y trouvera que des plus η jeunes et plus jolies pucelles de toute la contrée. De sorte que je cours fortune d'être estimé, avec le temps, le Dieu de plaisir, de la joie et de la vie, et toi, celui de l'ennui, de la tristesse et de la mort. Or dis-moi à cette heure, sans passion,

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lequel de ces deux sacrifices te semble le plus agréable ou le plus estimable ?
  Tircis voulait répondre lorsque la vénérable Chrisante ayant été avertie qu'Adamas passait avec toute cette troupe si près d'elle, les vint rencontrer auprès du bois qui touchait le pré du temple d'Astrée, et, par sa venue, interrompit leurs discours, parce que le Druide s'avança pour la saluer, et appelant Alexis la lui présenta comme sa fille. La vénérable Chrisante la baisa en la joue, l'embrassa avec un extrême contentement, et les vierges Druides en firent de même non point sans admirer sa beauté et sa bonne grâce. Cependant la vénérable Druide s'adressant à Adamas et à Léonide η, les supplia de ne la croire point avec si peu de civilité ni de connaissance de son devoir que, si elle eût pu, elle ne fût allée avec toutes ces bergères lui offrir toute sorte de service et se réjouir du retour de sa chère fille, mais que le commandement qu'Amasis lui avait fait de l'attendre lui avait fait perdre ce contentement : - Ce que je regrette grandement, continua-t-elle, car elle n'est point venue, et à ce que je vois j'eusse bien eu le loisir de retourner, puisqu'elle ne sera pas ici si tôt qu'elle pensait pour l'accident qui est arrivé depuis ! - Et qu'est-ce, dit Adamas, qu'il y a de nouveau ? - Je pensais, reprit la vénérable Chrisante, que vous en fussiez averti. Il faut que vous sachiez qu'Argantée a été tué en la présence de Galathée et de Polémas par un Chevalier étranger, et que, sur la fin du combat, l'un des Lions η

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qui gardent la fontaine η enchantée, cherchant à manger, est venu sur le même lieu, et a donné tant de frayeur aux chevaux qui étaient attelés aux chariots η de Galathée et de ses Nymphes, que les emportant à η travers les η champs, les uns se sont rompus et les autres gâtés, de sorte qu'elle, qui de fortune avait mis pied à terre pour voir mieux η ou pour séparer ce combat, fut contrainte de s'en aller à pied jusques à Montverdun, où elle a séjourné tant pour attendre ses chariots, que la guérison du Chevalier qui a tué Argantée, et y est encore comme je crois.
  Cependant qu'ils parlaient ainsi, ils furent interrompus par la vue du jeune Lérindas, messager de Galathée, qui, s'adressant au sage Druide : - Mon père, lui dit-il, la Nymphe vous mande qu'elle désire d'assister au sacrifice que vous devez faire pour le remerciement du Gui, et, craignant d'y arriver trop tard, elle vous prie de l'attendre et de lui mander en quel lieu vous le ferez. Adamas oyant ce message demeura un peu surpris, parce que se souvenant que Galathée avait déjà vu η Céladon vêtu en fille, ce n'était pas sans raison, s'il η craignait qu'elle le reconnût revêtu en fille Druide. Toutefois ne voulant donner connaissance de la doute où il en était η, il répondit froidement : - Ami, tu diras à la Nymphe que je serais extrêmement aise d'obéir à ce qu'elle me commande, mais que le temps est si court qu'il m'est impossible de lui donner le loisir de s'y trouver. Je sais qu'elle ne voudrait pas que le service de Tautatès fût retardé, et que, toutes choses étant prêtes et

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l'assemblée de tant de Bergers et bergères qui sont déjà attendants η sur le lieu, il m'est du tout impossible de remettre le sacrifice en un autre temps sans un grand désordre et un très grand scandale. Mais que, s'il lui plaît de voir ces belles et discrètes bergères, je promets de les lui mener toutes dans deux ou trois jours à Montverdun, ce que je dis pour croire que la volonté qu'elle a d'assister à ce sacrifice n'est que pour le désir qu'elle a de les voir toutes ensemble. - Je vous assure, mon père, dit le jeune Lérindas, que je pense que vous avez deviné, car à ce que je lui ai ouï dire, elle avait envie de prendre cette occasion pour voir si les bergères de Lignon sont aussi belles que je lui ai fait entendre. - Je l'ai bien jugé ainsi, dit Adamas, parce que le sacrifice que nous allons faire n'est pas tel qu'il la puisse convier d'y assister, n'étant qu'un petit remerciement que ces bergères font, attendant que le sixième de la lune de Juillet η ils fassent le sacrifice solennel en cueillant le Gui, et auquel alors ils prendront la hardiesse de la supplier de vouloir leur faire l'honneur d'y assister. Tu lui diras donc, Lérindas, que la brièveté du temps et le peu solennel sacrifice que nous allons faire, lui doit η ôter la volonté d'y venir, et que toutes ces belles bergères ne me dédiront pas de ce que je t'ai promis. Astrée alors prenant la parole : - Je m'assure, mon père, dit-elle, que nulle de nous ne vous dédira jamais, et principalement pour aller rendre un devoir auquel la nature et notre naissance nous oblige η. - Vous avez raison, Astrée, reprit le messager,

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de répondre pour toutes, car je crois que vous et Diane êtes les deux qu'elle désire le plus de voir, mais vous sur toutes ! - Si nous eussions pensé, ajouta Diane, que nos noms eussent été si heureux que d'être connus d'une si grande Nymphe, il y a longtemps que nous eussions satisfait à ce devoir ! - Vos noms et vos beautés, dit Lérindas, ne se peuvent cacher dans ces bois solitaires, et j'avoue que je pense avoir été en partie cause du désir qu'elle a de vous voir, lui ayant dit ce que j'en ai vu. - Elle vous croira pour homme qui se connaît peu en beauté, dit la bergère, lorsqu'elle verra le contraire, de ce que pour nous avantager, vous lui aurez dit de nous. - Je crains plutôt, répliqua-t-il, qu'elle ne m'accuse de défaut que d'excès en ce que je lui en ai raconté. Et parce que je sais qu'elle m'attend avec impatience, je m'en vais lui dire de vos nouvelles et lui jurer avec vérité qu'elle peut bien faire cacher toutes ses Nymphes lorsque vous arrivez, si elles ne veulent qu'elles rougissent de honte et meurent d'envie. Léonide, qui était auprès de Daphnide, oyant ces dernières paroles et feignant d'en être offensée : - Et quoi, Lérindas, est-ce ainsi que vous traitez mes compagnes ? Je vous jure, dit-elle, que je leur raconterai ! - Si vous le faites, répondit-il, vous leur ferez double déplaisir : L'un, de leur faire paraître qu'elles ne sont guère belles, et l'autre d'ouïr une reproche qui les offense, et de laquelle avec raison elles ne se peuvent plaindre. Et à ce mot, sans attendre autre réponse, il s'en alla courant du côté de

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Montverdun. Et Adamas, craignant encore que Galathée vînt au sacrifice, afin de le faire plus promptement, se licencia de la vénérable Chrisante, qui eût bien voulu y assister, n'eût été qu'elle craignait qu'Amasis ou Galathée ne vinssent cependant à Bonlieu.
  Peu après toute cette troupe arriva dans le petit pré, qui était devant l'entrée du temple d'Astrée, où se trouva une très grande assemblée de Pasteurs, de bergers, et de bergères, avec les Vacies, Eubages, Bardes, Saronides et Druides des lieux circonvoisins, et toutes les choses prêtes, qui étaient nécessaires au sacrifice. Entre les pasteurs qui s'y étaient assemblés, le prudent η Phocion, et le sage Diamis étaient recommandables pour leur vénérable vieillesse, Amintor aussi, neveu η de Filidas, s'y trouva, et de fortune Daphnis, la chère amie de Diane, étant le soir auparavant arrivée avec Callirée η ne voulut faillir de s'y trouver, tant pour assister à ce sacrifice que pour voir tant plus tôt sa chère compagne, de laquelle elle avait demeuré fort longtemps absente. D'aussi loin qu'elles se reconnurent, laissant toute la compagnie, elles coururent les bras ouverts, et s'embrassèrent avec un si grand contentement qu'elles firent bien paraître l'absence η n'avoir eu guère de pouvoir sur l'affection η qu'elles se portaient, et après s'être quelque temps tenues de cette sorte, et après s'être reprises par deux ou trois fois, Astrée et Phillis qui survinrent les contraignirent de se séparer, afin de participer aux caresses qu'elles se faisaient. - Voyez, ma compagne, lui dit Diane, ce que j'ai acquis depuis

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que vous ne m'avez vue, voici deux autres « Daphnis η » que j'aime comme ma vie, et que je veux que vous aimiez aussi, étant très assurée que, pour vos mérites et pour l'amour de moi, elles vous aimeront comme vous m'aimez. Alors Astrée et Diane reconfirmant cette assurance par cent protestations d'amitié, et Daphnis la recevant d'un semblable cœur qu'elle lui était offerte, elles contractèrent une société entre elles qui jamais depuis ne se sépara.
  Cependant, Adamas curieux de savoir si tout ce qui était nécessaire pour le sacrifice était prêt, trouva que les Vacies avaient été soigneux de préparer tout ce qu'il fallait. De sorte qu'après s'être lavé et les mains et le visage dans la fontaine qui était à l'entrée du temple η de l'Amitié, et s'étant revêtu de blanc et couronné de verveine, et lui et les Vacies, Eubages, Saronides et autres ordonnés pour le sacrifice, ils se chargèrent tous des choses avec lesquelles on voulait sacrifier. Le sage Adamas portait en sa main le rameau η du Gui, qui avait été cueilli l'année auparavant. L'un des Vacies portait la serpe d'or avec laquelle ce Gui avait été coupé, un autre le linge blanc dans lequel il avait été recueilli, un autre avait entre ses bras un faisceau de Sabine, et un autre de Verveine, après les deux qui portaient le pain et le vin qu'ils devaient sacrifier. Et enfin deux Taureaux blancs, couronnés de Sabine et de Verveine, et couverts de fleurs presque par tout le corps,

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étaient conduits par huit Victimaires couronnés aussi, et ceinturés de Verveine et de Sabine.
  Le sage Adamas, toutes ces choses ainsi préparées, et les faisant toutes passer d'ordre devant lui, venait avec une gravité digne de celle de grand Druide comme il était, et faisant trois tours, suivi de tout le reste des Bergers et des Bergères à l'entour du pré sacré, vint poser avec un grand respect le Gui sur un Autel qui était dressé au pied du Chêne bienheureux sur lequel le nouveau Gui se voyait, et autant en firent ceux qui étaient chargés des choses que nous η avons racontées.
  Ce lieu η était celui où le Temple d'Astrée avait été fait de petits arbres pliés les uns sur les autres en façon de tonne par le Berger Céladon. Et parce que, pour y parvenir, il fallait passer par le Temple de l'Amitié ainsi que nous avons dit η, plusieurs de ceux qui suivaient le sacrifice furent contraints de s'y arrêter, pour être le Temple d'Astrée trop petit pour tenir une si grande troupe ; et d'autant plus que les deux taureaux et les huit Victimaires tenaient une grande place. Et toutefois Adamas fut contraint d'y faire le sacrifice, parce que l'arbre où était le Gui portait presque toute la tonne de ce Temple, et il fallait, selon la coutume, que le remerciement se fît au pied de l'arbre ainsi favorisé du Ciel.
  Après que le grand Druide eut fait ranger tous les sacrificateurs et qu'il vit tout le peuple en dévotion, faisant apporter un grand

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brasier allumé dans un Vase d'argent et le posant sur l'Autel, il prit trois feuilles de Gui, trois petits brins de Verveine et autant de Sabine, et les jetant dans le feu, il dit en tenant le coin η de l'Autel :
  - C'est à toi η, ô grand Hésus, Bélénus, Taramis, que ce peuple dévot rend grâces du présent que tu lui fais de ton Gui salutaire ; et c'est à toi, comme à son seul Tautatès, que dans ce bois sacré il offre en sacrifice de remerciement le pain et le vin que je te présente, ensemble le sang et la vie de ces Taureaux blancs : L'un, pour témoignage que c'est de toi de qui nous reconnaissons la conservation de nos vies ; et l'autre pour montrer la sincérité avec laquelle nous t'adorons et te consacrons les plus pures et plus entières victimes que nous ayons. Comme Hésus, rends les courages si hardis et les bras si forts de nos Chevaliers et de nos Solduriers, qu'ils puissent non seulement nous défendre de nos ennemis, mais en obtenir toujours la victoire. Comme Bélénus, sois le Dieu des hommes et les conserve pour en être servi et adoré. Comme Taramis, nettoie-nous, et nous purge de nos fautes ; Et enfin comme Tautatès sois toujours notre seul et unique Dieu, en nous renvoyant cette Déesse Astrée η par la présence de laquelle nous espérons toute sorte de bénédictions.
  À ce mot, il jette dans le feu un peu de pain et de vin, et fit signe aux Victimaires de frapper, lesquels selon la coutume demandèrent à haute voix : - Ferons-nous ? Et leur ayant répondu

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qu'il était temps, deux avec les maillets les frappèrent sur la tête, et deux en même temps les égorgèrent. Deux reçurent le sang dans des vases, et deux leur tenaient les jambes de peur qu'en débattant elles ne blessassent les Victimaires. Enfin les Vacies les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visitèrent les entrailles, et les trouvèrent entières et de bon augure η. De quoi tous joyeux et contents, ils vinrent faire leur rapport au Grand Druide devant toute l'assemblée, laquelle, après que l'Autel eut été arrosé du sang et qu'il en eut été jeté un peu dans le brasier, remercia le Grand Tautatès d'avoir eu agréable ce sacrifice et leur remerciement, le suppliant de ne se vouloir point lasser de leur faire toujours de nouvelles grâces. Et le signe de la fin du sacrifice étant fait, chacun plein de joie et de contentement, * la plus grande partie des vieux bergers se retira en son hameau.
  Cependant les victimes étant mises en pièces, et le feu en ayant consommé une partie selon la coutume, le reste fut cuit et mangé tant par les Vacies et autres sacrificateurs que par les Bergers qui se voulurent mettre en leur troupe, ne demeurant dans le temple d'Astrée qu'Adamas avec Daphnide, Alcidon, et les Bergers et bergères qui étaient venus de compagnie. Et parce que Daphnide, qui était accoutumée de voir faire les sacrifices à la façon des Romains, était curieuse de savoir pourquoi l'on usait en cette contrée d'autres cérémonies : - Madame, lui dit-il, encore que cette contrée

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des Ségusiens que nous appelons Forez, soit en son étendue η des plus petites de la Gaule, si est-ce que le Grand Dieu montre d'en avoir un plus grand soin ; car sans parler des autres, les Gallo-Ligures, qui est cette contrée que communément l'on nomme à cette heure la Province des Romains, d'autant qu'elle a eu une si grande affinité avec les Romains, et que ses principales villes sont colonies des Phocenses, peuples Grecs et adonnés à la pluralité des Dieux, encore que dès le commencement, comme Gaulois, ils n'eussent que la religion de nos pères, toutefois ainsi que l'abus peu à peu se va coulant en toutes choses, de même ont-ils laissé glisser parmi leurs cérémonies et leurs sacrifices les fausses et idolâtres opinions de ces divers peuples, et ont fait un mélange de la Religion des Gaulois, des Romains et des Grecs, qui les rend non seulement différents de l'ancienne, mais aussi de toutes les autres desquelles elle a été corrompue. Au contraire, cette petite contrée de FORÊTS n'ayant jamais eu communication η avec les peuples étrangers, sinon avec quelques Romains, a été plus soigneuse que je ne vous saurais dire de conserver entière et pure celle η qu'elle a reçue de ces vieux qui, après avoir longuement flotté sur les eaux η et qui à cette occasion furent nommés Gaulois, vinrent descendre par l'Océan Armorique, et apportèrent la vraie et pure religion qu'ils avaient apprise de ce grand ami η de Tautatès, qui seul, avec sa famille, fut sauvé de l'inondation universelle. Or celui-ci leur avait enseigné qu'il n'y avait qu'un seul

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Dieu qu'il nommait Tautatès, et lequel par des surnoms il appelait quelquefois Hésus, c'est-à-dire dieu fort et puissant, * Bélénus, c'est-à-dire dieu-homme, parce qu'il n'y a de toutes les créatures mortelles que l'homme seul η qui le reconnaisse, ou peut-être pour un mystère caché de la naissance d'un homme-dieu. Taramis, c'est-à-dire, Dieu repurgeant et nettoyant les fautes des vivants. Et cette croyance a toujours été conservée pure entre nous jusques en ce temps, et peut-être nous pouvons nous vanter d'être le seul peuple des Gaules qui ait eu ce bonheur, car les uns par force, les autres de bonne volonté et par la communication qu'ils ont eue les uns des Romains, les autres des Wisigoths, les autres des Vandales, Alains, Pictes et Bourguignons, ont perdu cette pureté η que nous avons toujours retenue et en notre croyance et en nos sacrifices.
  Cependant qu'Adamas parlait de cette sorte avec Daphnide et Alcidon leur découvrant les plus secrets mystères de sa religion, Astrée, tenant η sous les bras Alexis, lui allait montrant toutes les raretés de ce temple qu'elle η avait vues avant que la bergère, et que toutefois elle feignait d'admirer. Et même quand Phillis lui dit que ce temple avait été fait d'une main inconnue, et qu'il n'y avait berger en toute la contrée qui sût celui qui y avait travaillé. - Si est-ce, répondit Alexis, que cet œuvre n'est pas le travail d'un jour. - Et toutefois, répondit Astrée, jamais personne ne s'en est pris garde qu'il n'ait été parachevé comme vous le voyez. - Mais

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Madame, continua-t-elle, dites-moi je vous supplie, êtes-vous de la même opinion que nous sommes ? Considérez un peu la peinture de la Déesse Astrée, à qui diriez-vous qu'elle ressemble ? - À la plus belle bergère du monde, répondit Alexis. - Vous n'êtes donc pas, reprit Astrée, de l'opinion de nous toutes, car ces bergères m'assurent, et quant à moi il me semble qu'elles ont bien quelque raison, que ce visage a beaucoup du mien. - Il est très certain, répliqua Alexis, et je le dis bien aussi comme vous, car il est vrai que ce portrait semble avoir été pris sur votre visage, et que cela ne vous empêche pas d'être la plus belle bergère du monde ! - Je reçois cette louange de la bouche d'Alexis, dit Astrée, parce que je désire d'être telle qu'elle me dit pour lui pouvoir être agréable, et qu'elle, n'étant pas bergère mais Druide, je ne pense lui faire point de tort en l'acceptant. - Quand je serais bergère, répondit Alexis, vous ne devriez faire de difficulté de la recevoir, puisqu'elle vous est si bien due, et que, quand vous en feriez quelque difficulté par un excès de modestie, enfin la raison vous y contraindrait par le jugement de tous. Mais, belle bergère, ne parlons pas d'avantage d'une chose que personne ne peut nier, et voyons je vous supplie ce qui est sur cet Autel, que je crois vous avoir été dressé par les Pans et Égipans de cette contrée sous le nom de la Déesse Astrée. La bergère oyant parler de cette sorte Alexis demeurait encore plus ravie que de coutume, car il lui semblait d'ouïr tout à fait parler

Signet[ 374 verso ] 1619 1621

Céladon quand il lui tenait de semblables discours, et cette ressemblance lui donnait tant de contentement, qu'elle ne le pouvait cacher à ses compagnes. Et en même temps qu'elles s'approchèrent de l'Autel, Diane et Phillis en firent de même, ayant avec elles Daphnis, qui, étonnée de ce que ses compagnes lui disaient de ce lieu, allait avec elles considérant tout ce qui y était. Et de fortune Diane jetant la main sur l'un des petits rouleaux de papier, dont il y en η avait quantité sur l'Autel, et le déployant elles trouvèrent qu'il y avait de tels vers :


SignetMADRIGAL
Enfer d'Amour.

1621_q_374QUel enfer plein de rigueur
A des peines plus cruelles
Que celles que dans le cœur
Je sens pour vous éternelles ?

Les ténèbres, les fureurs,
Les fers, les feux, les horreurs,
Bref, toute chose établie
Pour le tourment de là-bas,
Si ce n'est que je n'ai pas
Cette eau η qui fait qu'on oublie.

Signet[ 375 recto ] 1619 1621

  Diane qui tenait le papier et qui le laissait lire à Phillis et Astrée : - Il me semble, ma sœur, lui dit-elle, que je connais cette écriture ! - Elle est de Céladon, répondit Phillis, et je vous assure que j'entre en la plus grande rêverie du monde quand je vois ce qui est en ce lieu. Astrée rougit oyant nommer Céladon, mais plus encore Alexis, qui, toutefois, pour mieux se déguiser, lui demanda : - Et qui est ce Céladon duquel vous parlez ? - C'est, dit Diane, ou pour mieux dire, c'était le plus gentil berger de toute cette contrée, et qui par malheur se noya. - En quel lieu ? ajouta Alexis, et comment ? - Ce fut, interrompit Astrée, dans le malheureux Lignon. Mais parlons d'autre chose, et voyons ces autres rouleaux. Et prenant d'entre les mains de Daphnis celui qu'elle commençait de déployer, elle trouva que c'étaient des vers, et toutefois écrits d'une autre main ; et parce que le caractère était assez difficile, elle les remit à Diane, qui les lut tout haut. Ils étaient tels :


SignetSONNET,
Que nul ne se peut empêcher
d'aimer Céladon.

1621_a_375ATteint η jusques au cœur d'outrage et de dédain,
Pendant que Céladon allait faisant la plainte
Qu'il avait si longtemps en son âme contrainte,
Une Nymphe grava ces regrets de sa main :

Signet[ 375 verso ] 1619 1621

Si ce gentil berger arrosant son beau sein
De ses pleurs, les témoins d'une amitié η non feinte,
Celle η dont il se deult de pitié n'est atteinte :
Qu'Amour ses feux éteigne, il les allume en vain.


Celle qui le verra sans aimer ce visage
D'une Tigre η cruelle aura bien le courage,
Mais s'il en est Amant sans qu'aussitôt après

Elle n'aille brûlant d'une seconde flamme,
Outre qu'elle a sans doute un rocher pour une âme,
Il faut croire qu'Amour n'a ni flammes ni traits.

  Ces vers avaient été écrits par la Nymphe Léonide lorsque, ne pouvant persuader à Céladon de laisser la triste vie qu'il passait en ce lieu, elle le venait visiter η presque tous les jours. Et parce qu'elle ne pouvait chasser de son âme la passion qu'elle avait pour lui, émue de pitié de le voir en cet état, elle écrivit ces vers, pour témoignage du ressentiment qu'elle en avait.
  Lorsque Phillis ouït le nom de Céladon : - Pour certain, dit-elle, c'est bien ici le lieu des merveilles, car il ne faut point douter que tout ce qui est ici ne soit fait pour Céladon, et toutefois nous savons bien qu'il est mort ! - Et comment le savez-vous ? ajouta Alexis. Astrée l'interrompant : - Il n'en faut point douter, dit-elle, je l'ai vu mourir, et depuis quelque temps après j'ai vu son esprit. Mais, mon Dieu, ma compagne, continua-t-elle, laissons-le en repos ! Et lors s'en voulant aller, Diane la retint, en lui disant : - Les vers que je viens de lire sont écrits d'une autre main ;

Signet[ 370 recto sic 376 recto ] 1619 1621

mais voyez ce qui est dans ce papier, si je ne me trompe, ce sont les mêmes caractères que les premiers. Et lors elles lurent toutes ensemble telles paroles :


SignetSOUPIRS η.

I.

1621_s_376Soupirs, enfants de cette pensée qui sans cesse me tourmente, comment par votre violence n'éteignez-vous le feu de mon âme, ou comment ne l'allumez-vous de telle sorte qu'il me puisse consumer entièrement ?

II.

  Soupirs, qui soulez être le soulagement de celui de qui la douleur vous conçoit, pourquoi à mon dommage changez-vous cette coutume, rengrégeant les cruels déplaisirs qui me tourmentent ?

III.

  Soupirs, si vous sortez du profond de mon cœur avec une si grande peine, pourquoi ne l'emportez-vous plutôt où vous allez, afin de me donner ou la mort en me la ravissant η, ou la vie en la portant au lieu où est la source de ma vie ?

IV.

  Soupirs, puisque c'est mon cœur qui vous

Signet[ 370 verso sic 376 verso ] 1619 1621

donne naissance, et que l'Amour est celui qui vous envoie vers celle où vous allez, pourquoi ne m'en rapportez-vous des nouvelles afin de conserver la vie de celui de qui vous naissez ?

V.

  Soupirs, qui naissiez autrefois dans l'excès de mon contentement, comment prenez-vous à cette heure naissance dans le plus fort accès de mes déplaisirs ?

VI.

  Soupirs, les témoins η d'une âme qui désire, comment sortez-vous de mon cœur, puisque tous mes espoirs étant perdus, tous mes désirs doivent être étouffés ?

  Malaisément ces belles bergères eussent pu laisser un seul de ces rouleaux qui étaient sur les autels sans les déployer et les lire, si Adamas qui allait déclarant η à Daphnide et à Alcidon les secrets du temple de l'Amitié et de celui de la Déesse Astrée ne les eût interrompues. Elles donc pour lui faire place sortirent hors de ce lieu, et encore que personne de la troupe n'en pût savoir plus de nouvelles qu'Alexis, si est-ce qu'il n'y en avait pas une qui en η fît plus l'étonnée, leur demandant fort curieusement toutes les moindres choses qu'elle y voyait. Étant sorties, elles trouvèrent Hylas près de la fontaine, qui s'y était assis pour ne vouloir non plus entrer dedans ce temple à cette fois qu'à la première η.

Signet[ 375 recto sic 377 recto ] 1619 1621

D'abord qu'Alexis le vit, ne sachant pourquoi il ne les avait suivies : - Et que faites-vous ici, mon serviteur, lui dit-elle, cependant que nous venons de voir le plus beau lieu qui soit en cette contrée ? - Ma Maîtresse, répondit-il, j'ai pensé que je vous donnerais plus de désir de me revoir, quand je vous priverais pour quelque temps de ma vue ! - Il ne faut point, répliqua-t-elle, que vous usiez de cet artifice, car je ne saurais le désirer plus que je fais continuellement. - Si cela était, reprit Hylas, vous fussiez demeurée ici auprès de moi, et n'eussiez pas préféré la curiosité de visiter ce lieu champêtre au contentement que vous pouviez recevoir d'être auprès d'Hylas ! - Je pensais, ajouta Alexis en souriant, que mon serviteur était si religieux envers ces η déités bocagères qu'il serait des premiers et des plus avancés auprès de leurs autels, et le croyant déjà bien avant dedans ce temple, je l'y suis allée chercher. - Si vous ne me cédiez point autant en affection, dit Hylas, que vous me devancez en mérite, vous eussiez bien pris garde que j'étais demeuré à la porte, puisque j'ai bien vu quand vous êtes entrée dedans ! - Et vous, mon serviteur, dit incontinent la Druide, ne me permettez-vous pas de vous reprocher que si vous aviez autant de bonne volonté pour moi que j'en ai pour vous, puisque vous avez vu que j'allais dans ce lieu sacré, vous m'y eussiez suivie, comme très volontiers je me fusse arrêtée ici, si j'eusse pensé que vous y fussiez demeuré ? - Cette reproche n'est pas raisonnable, répondit Hylas, que sais-je

Signet[ 375 verso sic 377 verso ] 1619 1621

si le Dieu à qui ce bois est consacré a agréable que j'y entre. Ne voyez-vous pas ce qui est écrit sur cette porte ? Alors Alexis feignant de n'y avoir encore pris garde, elle y tourna les yeux, et vit en écrit :

              Loin, bien loin, profanes esprits η !
Qui n'est d'un saint Amour épris,
En ce lieu saint ne fasse entrée !
              Voici le bois où chaque jour

Un cœur qui ne vit que d'Amour
Adore la Déesse Astrée.

  - Et que voulez-vous dire par là ? continua Alexis. - Il veut dire, interrompit Silvandre, que n'étant point épris d'un saint Amour, il n'ose mettre le pied en ce lieu sacré de peur de le profaner ; et en cela, Madame, il se montre plus religieux que parfait Amant. - Est-il possible, mon serviteur, reprit Alexis, que Silvandre ait dit la vérité ? - Ma maîtresse, répondit Hylas tout en colère, avez-vous envie que je vous aime plus que je n'ai fait jusques ici ? - J'en serais bien aise, dit Alexis. - Éloignez donc de vous, dit-il, de ces brouillons η d'Amour, car tel peut-on bien nommer ce berger qui nous vient embrouillant l'esprit par ses rêveries. Chacun se mit à rire de la colère de Hylas, et lui, sans s'arrêter aux autres se tournant vers Silvandre : - Penses-tu que je ne sois point entré, dit-il, dans ce bois pour être plus religieux que parfait Amant ? - Lequel,

Signet[ 374 recto sic 378 recto ] 1619 1621

répondit Silvandre, veux-tu que je croie ? - Lequel que tu voudras, répliqua Hylas. - Or je dirai donc, reprit Silvandre, que non point pour être religieux, mais pour avoir peur du châtiment, tu n'as osé entrer en ce lieu sacré, non plus à ce coup que la première η fois que nous y fûmes. - Je ne veux pas désavouer, répondit Hylas, que je ne craigne la main d'un Dieu courroucé, mais je dis bien que, quand cela serait, ma crainte est plus estimable que ton outrecuidance ; car ne sais-tu pas qu'il n'y a personne qui ne soit atteinte de quelque
imperfection de l'humanité ?  ! mon ami, "
penses-tu être si parfait qu'il n'y ait "
point de souillure en toi ? Et cela étant, avec  "
quelle effronterie oses-tu mettre le pied dans ce lieu défendu ? - Je confesse, répondit Silvandre, que ce que tu dis de l'imperfection humaine est en moi, mais non pour cela en toutes les autres personnes qui vivent, étant très assuré qu'il y en a en cette compagnie qui sont sans imperfection. Mais cela ne me peut empêcher l'entrée de ce lieu saint, puisqu'en la condition qu'il demande à ceux qui y peuvent entrer, je suis certain que je n'ai point de défaut qui est en l'Amour, la mienne étant telle, que j'aimerais mieux la mort que d'y souffrir aucun manquement. - η Belle imagination, je vous assure, s'écria Hylas ! Et dis-moi, Silvandre, où sont ces parfaites personnes que tu nous vas imaginant ? - Tu as raison, répondit Silvandre, de demander où elles sont. Je crois que malaisément les saurais tu reconnaître, et toutefois il y en a

Signet[ 374 verso sic 378 verso ] 1619 1621

tant ici que je ne me puis empêcher de te les nommer η : Qu'est-ce que tu reprendras en Phillis ? - Elle est trop gaie, dit Hylas. - Et en Astrée ? ajouta le Berger. - Elle est trop triste, répondit Hylas. - Et en Diane ? continua Silvandre. - Elle est trop sage, répliqua-t-il. - Et en Alexis ? reprit le berger. - Elle sait trop, dit Hylas. - Et en Léonide ? continua Silvandre. - Trop ou trop peu η, répondit Hylas. - Et en Célidée ? ajouta Silvandre. - Sa vertu me fait horreur, répliqua-t-il. - Mais que diras-tu de Florice ? dit le Berger. - Qu'elle a un mari jaloux, répondit-il. - Et quoi de Palinice ? reprit Silvandre. - Qu'elle croit aisément d'être aimée, dit Hylas. - Et de Circène ? reprit le berger. - Qu'elle émeut sans résoudre η, répliqua-t-il. - Et que reprendras-tu en Carlis ? dit Silvandre. - Qu'elle m'a trop η et trop tôt aimé, répondit Hylas. - Et en Stilliane ? ajouta Silvandre. - Qu'elle est trop fine, dit Hylas. - Et en Daphnide ? continua le Berger. - Qu'elle a perdu η, répondit Hylas, ce qui la faisait estimer plus belle. - Et de Laonice, qu'en diras-tu ? dit Silvandre. - Que je ne l'aime plus. - Et de Madonthe ? dit le berger. - Qu'elle ressemble trop à Diane, répondit-il. - Ô Dieux ! s'écria Silvandre, est-il possible que je ne puisse proposer personne où tu ne trouves quelque chose à redire ? - Vous avez oublié, dit alors Diane, parmi nous la Bergère Stelle. - Il est vrai, reprit Silvandre, et que veux-tu dire de celle-là ? - J'avoue, dit alors Hylas, que si cette bergère continue à me plaire comme elle a fait depuis ce matin η, je la trouverai bien à

Signet[ 374 recto sic 379 recto ] 1619 1621

mon gré. - Comment, mon serviteur, dit incontinent Alexis, et me voudriez-vous bien quitter pour elle ? Hylas, après avoir quelque temps pensé en lui-même, répondit froidement : - Ma maîtresse, je ne vous veux pas quitter, mais je pourrais bien vous donner compagnie. - Comment, reprit Alexis, vous ne vous contentez pas de moi ? Je me plaindrai de vous à tout le monde ! - Vous aurez tort, répondit Hylas, car ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez que la loi fût égale entre nous ? - Il est certain, répliqua Alexis. - Or si elle doit être égale, reprit-il, il me doit bien être permis en vous aimant d'en aimer encore une autre, puisque vous en faites de même. - Et qui voyez-vous que j'aime, dit-elle, sinon vous ? - Et qu'est-ce, répondit-il, que vous faites donc tout le jour avec cette villageoise d'Astrée ? - Ô mon serviteur, s'écria-t-elle, c'est une fille ! - Et bien, dit Hylas, et moi aussi j'aimerai une fille ! - Ah ! mon serviteur, dit la Druide en riant, si vous étiez fille comme moi, cela serait bon, mais autrement j'ai grande occasion d'être jalouse. - Ma maîtresse, répondit froidement Hylas, demeurons sur cette loi égale que vous avez accordée qui doit être entre nous. - Jamais, dit-elle, je ne consentirai que cet outrage me soit fait ! - Et moi, répliqua Hylas, je ne veux point me relâcher d'un seul de mes privilèges. - De sorte, interrompit Diane, que voici le commencement d'un grand divorce ? - Quant à moi, dit Astrée, je ne puis qu'y gagner beaucoup quoi qu'il en advienne, car si cela est cause que leur amitié

Signet[ 375 verso sic 379 verso ] 1619 1621

se sépare, me voilà seule à posséder cette belle Dame, et si elle ne se sépare point et qu'il soit permis à Hylas d'aimer aussi Stelle, j'aurai toujours un peu plus de loisir de me voir seule, cependant qu'il ira entretenir cette nouvelle maîtresse ! - Et moi, dit Hylas, je ne puis aussi qu'y gagner beaucoup, car si notre amitié se rompt, je demeurerai libre, et si elle continue, au lieu d'une, j'aurai deux personnes qui m'aimeront. - Si bien, ajouta Alexis, qu'il n'y a de la perte que pour moi, d'autant que si Hylas cesse de m'aimer, je perds l'amitié d'une personne que je chéris infiniment, et si elle me demeure avec cette condition d'en pouvoir aimer un autre, je demeurerai avec un demi-serviteur, puisque cette Stelle m'en ôtera la moitié ; de sorte que de quelque côté que cette pierre η tombe, ce sera toujours dans mon jardin ! Mais, mon serviteur, n'y a-t-il point de moyen que vous soyez tout à moi sans que Stelle y ait part ? Alexis disait ces paroles avec une froideur η telle que l'on eût jugé qu'elle en parlait à bon escient. Hylas, de qui la constance commençait à se lasser, et qui pensait d'offenser grandement l'humeur qu'il avait toujours eue : - Voyez-vous, ma maîtresse, dit-il, il faut se résoudre, je ne puis demeurer incertain ! Laisserez-vous Astrée, ou prendrai-je Stelle, ou bien romprons-nous le marché ? Car enfin je suis marchand de parole : la loi que vous avez établie égale entre nous m'oblige de m'opiniâtrer à ce que je dis. Quelque force qu'Alexis se fît, si ne peut-elle s'empêcher de rire η des discours d'Hylas. Et parce

Signet[ 376 recto sic 380 recto ] 1619 1621

qu'elle demeurait trop à lui répondre, - Et quoi, reprit-il, vous vous amusez à rire au lieu de me faire réponse ? - Ne le trouvez étrange, dit Alexis, je ne me vis jamais en un semblable affaire, car j'aimerais mieux être seule que d'être mal accompagnée η. - C'est à vous à choisir, répondit Hylas. - Mais, mon serviteur, vous me mettez le marché si librement et si souvent en la main que je crois que vous avez déjà résolu de me quitter. Toute la troupe de ces bergers et bergères s'était assemblée autour d'eux pour ouïr cette plaisante dispute, et entre les autres, Stelle y était accourue, qui s'oyant nommer, et sachant que c'était pour elle que Hylas parlait ainsi : - Madame, dit-elle, s'adressant à Alexis, consentez seulement que Hylas me serve, car ce sera votre avantage, puisqu'ayant reconnu mon peu de valeur il fera beaucoup plus d'estime de votre mérite. - Belle et courtoise bergère, répondit Alexis, j'aurais peur qu'il n'en advînt au contraire. - Puis, ajouta Stelle, que j'ai le courage d'entrer en cette preuve, il me semble que vous, Madame, qui avez tant d'avantage par-dessus moi, n'en devez pas faire difficulté. - Toutefois, reprit Alexis, quand Silvandre lui a demandé que c'est qu'il pourrait reprendre en moi, il y a trouvé du défaut, et de vous il n'a su que dire. - C'est peut-être, répondit la bergère, qu'il trouvait trop de choses à désapprouver. - Non, non,
ajouta Alexis, c'est que l'Amour a de coutume de boucher η  "
les yeux à ceux qui aiment bien. - Enfin, interrompit Hylas,  "
en quoi se conclura tout ce

Signet[ 376 verso sic 380 verso ] 1619 1621

long discours ? Alexis qui se contentait des importunités que l'affection d'Hylas lui avait rapportées, l'empêchant bien souvent de parler et de demeurer seule avec Astrée, et prévoyant qu'avec le temps elle pourrait encore l'incommoder davantage, elle pensa qu'il était bien temps de s'en défaire, même que la raison qui le lui avait fait souffrir la pouvait convier maintenant au contraire, car ç'avait été pour faire mieux croire qu'il fût fille. Et cette opinion étant de sorte en l'âme de chacun, elle crut n'être plus nécessaire de souffrir cette contrainte. Et parce qu'elle demeura quelque temps à songer à toutes ces choses, et que l'humeur d'Hylas n'était pas d'avoir tant de patience : - Ma maîtresse, lui dit-il, ou résolution, ou congé. - Mon serviteur, répondit Alexis, nous qui sommes Druides, ne nous hâtons pas tant que les autres personnes, car en toutes nos affaires, avant que de les résoudre, nous consultons toujours l'Oracle. - Et quoi, ma maîtresse, reprit Hylas, vous ne faites rien sans lui en demander congé ? - Chose quelconque, dit-elle. - De sorte, ajouta Hylas, que quand, après vous avoir servie longues années η, ou pour le moins quelques Lunes, si pour récompense je vous demande un baiser, il faudra faire un sacrifice pour consulter l'Oracle ? - Ô mon serviteur, répondit en riant η Alexis, nous ne demandons point ce congé à l'Oracle, car nous savons déjà qu'il ne le veut pas. - Comment, s'écria Hylas, après un long service, il n'est pas seulement permis d'avoir le baiser d'une

Signet[ 377 recto sic 381 recto ] 1619 1621

main ? - Rien du tout, répliqua la Druide. - Et qu'est-ce donc, dit Hylas, que je dois espérer après vous avoir longuement aimée et servie ? - Le contentement, dit-elle, de m'avoir aimée. - Je ne trouve pas, dit Hylas, que ce plaisir soit si grand qu'il me puisse payer la dépense qu'il faut que je fasse en ce voyage. - Ah ! mon serviteur, dit la Druide, je vois bien que vous m'allez échapper, et que je ne vous tiens guère plus. - Vous n'avez jamais fait paraître d'avoir tant de connaissance, dit-il, qu'à ce que vous dites maintenant, car η il est certain que je m'en vais vous dire Adieu. Il est vrai que s'il y a quelque courtoisie en vous pour les services que vous avez reçus de moi, permettez que je vous baise ou la main ou la robe. - Encore, répondit Alexis, que j'aie beaucoup de regret que vous me quittiez, et que les lois des Druides soient en quelque sorte contraires à ce que vous me demandez η, si ne veux-je point que le Gentil Hylas se sépare d'avec moi sans en avoir eu ce qu'il en a demandé ! Et pource je vous permets et ma main et ma robe. À ce mot, Hylas se jetant à genoux : - Et moi, dit-il, je reçois cette faveur pour témoignage de l'estime que je fais d'Alexis comme de la plus parfaite en qualité η de Druide qui fût jamais. Et lui ayant baisé et la main et la robe, il s'encourut vers Stelle, à laquelle prenant la main : - C'est à vous, belle Bergère, dit-il, à qui je viens offrir toutes les faveurs qu'Amour m'a fait obtenir de toutes celles que j'ai aimées, et afin que vous ne croyez pas que j'en sois pauvre,

Signet[ 377 verso sic 381 verso ] 1619 1621

recevez en premier lieu ces deux baisers que cette belle Druide m'a donnés. - Si les autres, interrompit Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-ci, je crois, Hylas, que tu n'as guère de quoi te vanter ! - Et quoi, répondit Hylas, tu n'estimes point la faveur qu'Alexis m'a faite ? - J'estime, continua Silvandre, ce que la belle Alexis a fait pour toi, mais en qualité de rançon et non pas de faveur ! - Et qu'est-ce, reprit Hylas, que tu veux dire ? - J'entends, continua Silvandre, que cette sage et belle Druide, pour se racheter de l'importunité qu'elle reçoit de toi, a été bien aise de te permettre de baiser sa main et sa robe comme pour sa rançon, et pour être à l'avenir libre et exempte de ce qui la travaillait si fort. - Je serais bien trompé, dit Hylas, si tu disais vrai ! Mais je sais, Silvandre, que dès longtemps tu es mon ennemi, je ne veux donc point croire à tes paroles, non plus que je ne te conseille pas d'ajouter foi η aux miennes quand je dirai quelque chose contre toi. Mais vous, ma maîtresse, dit-il, s'adressant à Stelle, ne vous arrêtez point aux discours de ce berger, autrement je suis assuré que vous ne m'aimerez guère. Stelle qui n'était pas ignorante de l'humeur de Hylas, et qui toutefois ne la trouvait point désagréable : - Mon nouveau serviteur, lui dit-elle, je connais de sorte Silvandre qu'il ne faut pas que vous m'en disiez davantage. Mais, continua-t-elle, est-ce à bon escient que vous voulez être mon serviteur ? - Comment, reprit Hylas, pensez-vous que je sois dissimulé comme vos bergers de Lignon ?

Signet[ 378 recto sic 382 recto ] 1619 1621

Non, non, ma maîtresse, sachez que j'ai le cœur dans la bouche η, et que toutes mes paroles sont très véritables. Et de fait, ne voyez-vous que soudain que je n'ai plus aimé Alexis, je le lui ai dit ? - Je croirai de vous, continua la bergère, tout ce que vous m'en dites, et plus encore s'il s'en peut, mais puisqu'il est ainsi, je veux que de même vous en croyez autant de moi. Et afin que nous vivions avec du contentement, je désire que nous fassions des conditions η ensemble, lesquelles nous serons obligés d'observer, et que nous appellerons lois d'Amour. Et parce que je veux que vous puissiez vous en souvenir et moi aussi, il faut que nous les mettions par écrit, de sorte qu'avant que nous fassions l'entière résolution de nous aimer, je suis d'avis que nous ayons du papier et une écritoire. - Ma future maîtresse, dit Hylas, c'est ainsi que vous voulez que je vous appelle jusques à ce que nous ayons passé nos conditions η par écrit, je prévois tant de contentement de notre future amitié que je ne voudrais pas dilayer davantage, et, si j'ai bonne mémoire, il y doit avoir à cette porte une écritoire η, quant à du papier, j'en trouverai bien assez dans ma panetière ! Je vous supplie, mettons la main à l'œuvre ! Et à ce mot, il s'encourut à la porte du temple, où il trouva celui η avec lequel il avait falsifié η les lois d'Amour, et lequel il avait retourné en sa place lorsqu'inutilement il l'était venu quérir pour écrire l'Épitaphe du vain Tombeau de Céladon. Toute la troupe qui oyait cette nouvelle façon d'aimer ne se

Signet[ 378 verso sic 382 verso ] 1619 1621

pouvait empêcher de rire, et mourait d'envie de voir quelles seraient leurs conditions. Et cela fut cause que chacun chercha du papier de peur qu'à faute d'en avoir ils ne remissent la partie à une autre fois. Et enfin toutes choses étant prêtes, Hylas dit qu'il voulait être celui qui écrirait les conditions. Mais Stelle répondit qu'il était plus raisonnable que ce fût elle, parce que ç'avait été elle qui avait été la première à les proposer. Enfin après une longue dispute, Hylas accorda qu'elle les dicterait, pourvu qu'elle ne les fît point écrire qu'il n'y eût consenti article par article. Mais cela étant arrêté, il fallut savoir qui les écrirait, parce qu'Hylas craignait que Stelle n'en écrivît plus qu'elle n'en prononcerait, et Stelle au rebours, ayant peur qu'Hylas n'en écrivît moins, ils ne voulaient point se fier l'un à l'autre. Cette dispute ne se pouvait faire sans un extrême plaisir pour toute la compagnie. Et parce qu'Astrée voyait que sa chère Druide en riait η de bon cœur, elle dit à Silvandre qu'il les pouvait bien relever tous deux de cette peine. - Je le ferais, dit-il, belle bergère, si la vraie et parfaite affection que je porte à Diane pouvait souffrir que ma main pût écrire des choses si contraires à la fidélité et pureté de mon amour ! Et à la vérité, j'élirais aussitôt la mort que de permettre que l'on vît de semblables conditions avec l'écriture de Silvandre. - Non, non, trop scrupuleux Amant, dit Hylas, ne t'excuse point de cette peine, je t'en décharge fort librement. Aussi la véritable amour qui doit

Signet[ 379 recto sic 383 recto ] 1619 1621

être entre cette Bergère et moi ne saurait supporter qu'une personne de si différente humeur fût secrétaire de ses ordonnances. Corilas qui avait ouï tout ce discours, et qui désirait infiniment de voir Hylas et Stelle liés ensemble d'affection lui semblant que deux personnes plus semblables ne se pouvaient jamais assembler : - Donne-moi, Hylas, cette charge, dit-il, et sois certain que je n'écrirai que ce que tu accorderas. Et vous, Stelle, vous n'en devez point faire de difficulté, puisque vous savez bien que j'entends assez votre langage, pour ne vous faire pas redire deux fois un même mot. Et ayant tous deux consenti, prenant la plume et le papier, il s'assit en terre, et écrivit sur ses genoux les articles qui s'ensuivent, lors toutefois que tous deux en étaient bien d'accord :


SignetLes douze conditions avec lesquelles Stelle
et Hylas promettent de
s'aimer à
l'avenir
 η.

  L'expérience étant celle qui rend les  "
personnes prudentes, et qui apprend à  "
mettre les remèdes nécessaires pour éviter  "
les inconvénients où l'on a vu que  "
les autres se sont auparavant perdus, nous  "
ayant enseigné par les divers événements  "
que nous avons remarqués entre ceux  "

Signet[ 379 verso sic 383 verso ] 1619 1621

" qui s'aiment, que le plus souvent toutes
" leurs amertumes et dissensions
" ne proviennent que de la Tyrannie que l'un
" veut exercer sur l'autre, Nous, Stelle et Hylas,
" sommes tombés d'accord de ce qui s'ensuit.

PREMIÈREMENT.

Que l'un n'usurpera point sur l'autre cette souveraine autorité, que nous disons être Tyrannie.
Que chacun de nous sera en même temps et l'Amant et l'aimé,
   l'aimée et l'Amante.
Que notre amitié sera éternellement sans contrainte.
Que nous aimerons tant qu'il nous plaira.
Que celui qui voudra cesser d'aimer le pourra faire sans reproche
   d'aucune infidélité.
Que quand nous voudrons sans nous séparer d'amitié, nous pourrons
  aimer qui bon nous semblera, et tant qu'il nous plaira continuer cette
  amitié, ou la quitter sans congé.
Que la jalousie, les plaintes et la tristesse seront bannies d'entre nous,
   comme incompatibles avec notre parfaite amitié.
Qu'en notre conversation nous serons libres, et sans nous contraindre,
   chacun fera et

Signet[ 380 recto sic 384 recto ] 1619 1621

   dira ce qu'il lui plaira, sans nous incommoder l'un pour l'autre.
Que pour n'être point menteurs, ni esclaves en effet ni en parole, tous
   ces mots de fidélité, de servitude et d'éternelle affection ne seront jamais
   mêlés parmi nos discours.  
Que nous pourrons tous deux ou l'un sans
l'autre, continuer ou cesser de
   nous entre-aimer.
Que si cette amitié cesse de l'un des côtés ou de tous les deux, nous
   pourrons la renouveler quand bon nous semblera.
Que pour nous astreindre à une longue amour ou à une longue haine,
   nous serons obligés η d'oublier et les faveurs et les outrages.

  Ces articles étant écrits de cette sorte, - Et bien, Hylas, lui dit Stelle, ces conditions vous sont-elles agréables ? - Et à vous ? répondit Hylas. - Quant à moi, répliqua la bergère, je ne les eusse pas fait écrire, si elles ne m'eussent semblé très justes et très raisonnables. - Quant à moi, interrompit Silvandre, j'y en voudrais ajouter encore une. - Et laquelle ? répondit Hylas. - Que quand bon vous semblera, reprit Silvandre, vous n'observerez pas une de toutes celles que vous avez écrites, autrement vous contrevenez à votre intention, car n'est-elle de vous aimer sans contrainte ? Or si vous êtes obligés d'observer ce que vous avez écrit, n'êtes-vous pas contraints à suivre ce qui est écrit ? - Ma future

Signet[ 380 verso sic 384 verso ] 1619 1621

maîtresse, dit Hylas, après y avoir un peu pensé, je crois que véritablement ce berger ne parle pas du tout sans raison : - Et quoi, mon futur serviteur, dit Stelle, voudriez-vous changer d'opinion pour l'avis que Silvandre vous donne ? Silvandre, dis-je, que vous publiez partout votre grand ennemi ! - La honte, répondit Hylas, par laquelle vous me voulez empêcher de recevoir les conseils que je crois être bons n'a guère de puissance sur moi, y ayant fort longtemps que l'une des principales maximes que je tiens pour la conduite de ma vie est celle-ci :

" Qui voit son bien et ne le veut,
" À tort puis après il se deult η.

  Et quant à ce que vous dites que Silvandre est mon ennemi, je le vous avoue. Mais y a t-il rien de pire qu'un serpent η, et toutefois, ceux qui ont la connaissance des propriétés de chaque chose ne laissent de s'en servir en leurs recettes pour le salut des hommes ; et les plus sages n'ont-ils pas accoutumé de tirer beaucoup de profit de leurs propres ennemis ? Et par ainsi, ne me dites plus si je veux changer d'opinion pour Silvandre ! Mais voyons si ce qu'il dit est bon ou mauvais. Quant à moi, qui suis nourri dans une pure et entière liberté, il me fâcherait fort que deux doigts de papier barbouillé, comme celui que vous avez fait écrire, me pût astreindre à changer de vie. Et toutefois, il est certain que si

Signet[ 381 recto sic 385 recto ] 1619 1621

nous nous lions à η ce qui est mis ici, nous nous obligeons à observer ces articles, et toute obligation est en effet une contrainte, si l'on n'ajoute la condition que Silvandre nous a proposée. - Quant à moi, reprit Stelle, je consens qu'elle soit ajoutée aux nôtres, car ma liberté m'est aussi chère qu'à vous la vôtre. Mais parce que je crains qu'il n'y ait quelque malice cachée sous ces paroles, qu'on y mette en l'écrivant : condition ajoutée par Silvandre. - J'appelle de ce jugement ! s'écria incontinent Silvandre, car je ne veux être dans vos conditions, ni pour conseil, ni pour témoin. - Tu ne peux pas empêcher, dit Hylas, que par force tu ne sois tous les deux, puisque chacun voit que tu es témoin de ce que nous faisons, et que chacun a ouï que c'est par ton conseil que nous ajoutons cette treizième η condition à celles que nous avons déjà accordées ! Et parce que toute cette troupe fit une grande risée, et le bruit en vint jusques à Daphnide et Alcidon qui parlaient avec le sage Adamas, ils sortirent par curiosité hors de ce temple champêtre, aussi bien avaient-ils déjà visité les raretés de ce lieu. Et parce que les Bergers et Bergères continuaient de rire, s'adressant à Silvandre qu'ils voyaient le plus de tous en action η, il leur répondit que Hylas et Stelle lui voulaient faire un tort qu'il supporterait moins aisément que le trépas. Et lors leur raconta tout ce qui s'était passé, et même leur fit voir les conditions écrites et approuvées d'un côté et d'autre. - Et d'autant, continua-t-il, qu'en me moquant de cette

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nouvelle façon de contracter amitié, je leur ai dit qu'il y fallait ajouter : Que quand bon leur semblerait ils n'observeraient pas une de ces conditions, ils veulent joindre cet article aux leurs η, mais sous le nom de Silvandre ! Le Druide, Daphnide et Alcidon ne pouvaient se garder de rire, tant de voir ces gracieuses conditions que de la colère de Silvandre et de la honte qu'il avait d'être nommé en ce contrat d'importance. Et d'autant que plus il en faisait de refus, Hylas et Stelle s'opiniâtraient davantage de l'y mettre, Adamas prenant la parole : - Mes enfants, leur, dit-il, voulez-vous que j'ordonne sur vos différends ? - Quant à moi, dit Hylas, j'y consens et pour Stelle et pour moi. - Et moi, ajouta Silvandre, je n'y consens pas seulement, mais je l'en supplie et conjure. - Dites-moi donc, Hylas, reprit le Druide, pourquoi voulez-vous que Silvandre soit mis pour témoin de vos conditions, et pour Auteur de celle que vous y voulez ajouter ? - Parce, répondit Hylas, que j'aime la vérité, et que je ne suis point ingrat. Or la vérité est qu'il est témoin des conditions que Stelle et moi avons faites, et que, nous ayant donné ce bon avis, nous serions ingrats si nous ne reconnaissions de le tenir de lui. - Et vous, Silvandre, que répondez-vous au contraire ? dit Adamas. - Je dis, ajouta Silvandre, qu'encore que je sois présent, toutefois je ne veux pas être témoin, et que par raison je n'y puis être contraint. Car le grand Tautatès n'est-il pas par tout ? Et toutefois quand l'on fait η

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quelque méchanceté, le prend-on pour témoin ? - Et pourquoi, interrompit Hylas, ne serait-il pas témoin ? - Parce, dit-il, qu'il en doit être Juge, et châtier telles méchancetés ! De même, je ne puis pas être témoin. - Si ne seras-tu pas aussi notre juge, reprit Hylas, car nous aurions assez de cause pour récuser ton jugement. - Si je n'en suis le juge, continua Silvandre, j'en serai l'accusateur, ce que je ne pourrais pas être si j'étais témoin. Et quant à l'ingratitude de laquelle il parle, elle serait bien plus grande, s'il pense de m'avoir de l'obligation, en m'offensant si cruellement que non pas en taisant mon nom, que je prendrai au contraire pour une très grande récompense. Alors le sage Druide, ayant quelque temps passé le temps η à les faire disputer, ordonna de cette sorte : - Mes enfants après avoir mûrement considéré vos différends : Je juge les conditions de votre future amitié étant toutes pour conserver la liberté, de laquelle vous prétendez jouir, il ne serait pas raisonnable qu'elles l'ôtassent à d'autres, ni qu'elles les obligeassent par force à choses contre leur volonté. Et pour ce, de tous ceux qui sont présents, ceux-là en seront les témoins qui les voudront être, et les accusateurs aussi qui en voudront prendre la peine. Et parce que vous jugez cet article être digne d'être ajouté aux autres que vous avez déjà fait écrire, et que, n'étant point de votre invention, vous ne voulez point vous en attribuer l'honneur, et que, d'autre côté, Silvandre n'y veut pas être

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nommé, j'ordonne qu'il sera écrit, mais de cette sorte :


Treizième et dernier article.

Ajouté par avis et conseil, aux conditions avec lesquelles Hylas et Stelle promettent de s'aimer à l'avenir, Et lequel ils jurent d'observer le plus religieusement.

  Que * nous, Stelle et Hylas, sommes si soigneux de notre liberté, et tant ennemis de toutes sortes de contrainte, qu'il nous sera permis, quand bon nous semblera, de n'observer une seule de toutes les conditions ci-dessus écrites et accordées.

  Ainsi se termina le différend de ces gentils bergers, avec le contentement de tous, par le sage avis du Druide, non point sans plusieurs plaisants discours sur ce propos, et l'opinion que la plupart eut que cette amitié serait de durée, puisque l'une, ni l'autre des parties n'avait de quoi se plaindre. Et Corilas les voyant ensemble, et se tenir par les mains, en signe de leur consentement η : - Or va, dit-il, Stelle, te voilà arrivée où ton humeur te devait avoir conduite il y a longtemps ! Et toi, Hylas, tu peux dire qu'après avoir longuement cherché, tu as trouvé ce qui t'était nécessaire,

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et je reconnais que véritablement le Ciel est juste, puisque parmi tant de divers événements il vous a non seulement conservé l'un pour l'autre, mais enfin vous a liés ensemble d'une mutuelle affection.
  L'amitié de Hylas et de Stelle se commença de cette sorte : au commencement η par jeu, mais enfin elle continua η à bon escient, car Stelle était une fort agréable bergère, et qui avait un esprit vif, et Hylas de son côté était de la plus douce compagnie qu'on pût imaginer, et leurs conditions étaient si favorables, et pour le serviteur et pour la maîtresse, qu'il n'y avait rien qui leur pût rapporter le moindre mécontentement, de sorte que, peu à peu, vivant avec cette franchise, ils conçurent et l'un et l'autre une amitié plus grande qu'ils n'avaient pensé *, ni jamais ressenti pour quelqu'autre sujet que fût présenté devant leurs yeux.
  Cependant le dîner étant prêt, et les tables dressées à l'ombrage du bois, et le plus près de la fontaine que la commodité du lieu leur avait permis, toute la troupe s'assit. Il est vrai que les Vacies, Bardes, Saronides, Eubages et Druides se mirent à une table séparée, où ils mangèrent ce qui leur appartenait du sacrifice. Mais Adamas, pour rendre plus d'honneur à Daphnide et à Alcidon, mangea d'un autre côté avec eux et avec le reste des bergers et bergères qui étaient restés en ce lieu. Tant que le repas dura, l'on ne parla que des raretés de ce lieu et de la sainteté de ce bocage sacré. Mais le dîner étant fini, et le soleil étant encore trop haut pour se pouvoir mettre en chemin, afin d'aller au grand

Signet[ 383 verso sic 387 verso ] 1619 1621

Pré où toute la troupe des bergers ou bergères devait se rendre pour les jeux rustiques qu'on avait accoutumé de faire après les sacrifices, Adamas eut opinion que la chaleur du jour se passerait plus aisément, auprès de la fraîcheur de cette fontaine, si l'on y pouvait trouver quelque honnête divertissement. Et se souvenant du jugement η que Diane était obligée de faire sur la recherche de Silvandre et de Phillis, il pensa que le temps et l'occasion étaient très à-propos maintenant, et d'autant plus η que Daphnide, qui ne s'arrêtait en cette contrée que pour avoir plus de connaissance de la douce vie de ces bergers et bergères, serait bien aise d'ouïr ce différend et le jugement que Diane en donnerait. Il vint donc trouver Astrée et Phillis, et leur ayant fait entendre son dessein, il les pria de vouloir joindre leur crédit avec ses prières pour faire que Diane y consentît. - Je m'assure, répondit Astrée, qu'il ne l'en faudra guère solliciter, car je sais que ce qui l'a η fait retarder si longtemps ç'a été qu'il nous a semblé à toutes qu'il n'était pas raisonnable que ce jugement se donnât hors de la présence de la Nymphe Léonide, puisqu'en ayant vu le commencement, il semblait qu'elle dût aussi assister à la fin. Mais j'ai peur que si Silvandre s'en aperçoit, il ne nous rompe bientôt compagnie. Phillis, qui vit bien que le Druide le proposait avec raison et qui outre cela se fâchait d'employer le temps à quelque autre entretien qu'à celui de son bien-aimé Lycidas, duquel il semblait η que les soins qu'elle rendait à Diane, encore que

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feints, la divertissaient plus qu'elle n'eût désiré. - Non, non, ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l'ennemi quand il y pense le moins. Et haussant la voix : - Ma maîtresse, dit-elle à Diane, cette compagnie vous demande, et je vous supplie de venir sans vous arrêter aux discours de celui qui parle à vous, car je m'assure qu'il ne vous dit rien à mon avantage. Silvandre était celui qui l'entretenait, et qui, pour ne perdre le moindre moment, ne laissait aucune occasion d'entretenir Diane, si bien qu'ayant vu Paris un peu éloigné avec la Nymphe Léonide, il s'était approché d'elle, et ne faisait presque que commencer lorsque Phillis l'interrompit. De quoi tout fâché : - Je m'étonnais bien, dit-il, si des η deux mauvais démons qui me tourmentent continuellement, l'un pour le moins ne se trouvait point ici pour interrompre mon bonheur ! - Votre bonheur, répondit Phillis, est tantôt bien près de sa fin, et le mien au contraire bien près de sa suprême félicité. Car, ma Maîtresse, continua-t-elle se tournant vers Diane, vous êtes requise par cette bonne compagnie de juger le mérite du service de Silvandre et de moi. Il est certain que Diane demeura un peu surprise, car encore qu'elle eût fait dessein de rendre ce jugement bientôt, toutefois elle ne laissait de prévoir ce qui lui pourrait arriver en la recherche de Silvandre, duquel elle jugeait l'opiniâtreté ne devoir céder à la résolution qu'elle avait de ne souffrir plus les déclarations d'amitié qu'il lui soulait faire. Mais le berger le fut η encore davantage, qui

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ne voyait point de commodité pour échapper ce jugement qu'il avait si longuement dilayé, et lequel étant prononcé lui ravirait le moyen de se servir de la feinte dont amour s'était couvert pour le rendre amoureux de cette bergère. Ces considérations leur ôtèrent à tous deux la parole pour quelque temps ; de quoi Phillis s'apercevant : - Et quoi, ma maîtresse, dit-elle, vous ne répondez point, et semble qu'il vous fâche de me donner par votre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes services, ou bien que peut-être vous craignez de perdre ce berger, et d'être exempte de ses importunités ? Alors Diane, pour ne donner connaissance du trouble qui était en elle, en souriant lui répondit : - Je ne sais où vous fondez les grandes gloires que vous prétendez pour vos services, puisque, m'étant reprochés en si bonne compagnie, quand ils seraient beaucoup plus remarquables, ils seraient surpayés en les supportant comme je fais, ni pourquoi voulez-vous que ceux de Silvandre aient le nom d'importunité et non pas les vôtres qui procèdent tous d'une même cause ? Silvandre mettant un genou en terre, et prenant la main de Diane la lui baisa pour remerciement d'une si juste et favorable réponse. Et puis se relevant : - Ma maîtresse, lui dit-il, cette bergère ne sachant η que c'est que d'aimer, et voyant bien que plus elle va continuant, et plus elle montre les défauts de son affection, a pensé que ce lui serait avantage de voir finir une preuve en laquelle elle s'acquitte si mal. Car quelle

Signet[ 385 recto sic 389 recto ] 1619 1621

autre occasion, continua-t-il, se tournant vers Phillis, vous pourrait convier de parler de cette sorte à notre maîtresse, puisque les services que vous lui reprochez sont si petits que la gloire qu'ils méritent n'en peut être guère plus grande,
et la crainte encore moindre que, comme vous dites, elle  "
doit avoir de me perdre, étant très assurée "
que tant que je vivrai elle ne me perdra jamais ? - C'est  "
ainsi, répondit Phillis, que le soldat peu courageux fuit les occasions du péril ! Et au contraire, c'est comme moi que le vaillant Athlète recherche les plus dangereuses et périlleuses rencontres, afin de donner à chacun témoignage de ce qu'il vaut ! Car si ce n'était ce que je dis, pourquoi éloigneriez-vous, peureux soldat que vous êtes, le hasard de ce jugement qui doit rendre preuve de l'avantage que nous avons l'un sur l'autre ? Et si Diane ne le va point retardant pour l'occasion que j'ai dite, quelle autre est-ce que vous et elle pourrez alléguer pour excuse ? - Je crains, répondit froidement Diane, que nos rustiques discours ne rapportent beaucoup d'importunité à cette assemblée, et même à la belle Daphnide et à Alcidon, qui ne trouveront que fort maigres nos petits passe-temps de village, étant accoutumés à des sujets plus hauts et plus relevés. Et parce qu'elle voulait continuer en ses excuses, - Vous vous trompez, discrète bergère, dit Adamas,
Daphnide et Alcidon sont maintenant des Bergers de  "
Lignon puisqu'ils en ont pris l'habit, d'autant "
qu'ils savent bien que la grandeur du personnage "
que chacun fait, n'est pas ce qui  "

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" le rend estimable par-dessus les autres, mais de se
" savoir bien acquitter de celui que
" nous voulons représenter. Et par ainsi nous devons croire que, comme cette belle Dame et ce gentil Chevalier ont bien su faire le personnage de belle Dame et de vaillant Chevalier tant qu'ils en ont porté le nom, de même maintenant qu'ils sont revêtus des habits de berger et de bergère, ils ne s'en acquitteront pas avec moins de perfection, pliant leur esprit aux douces naïvetés des Pasteurs et à leurs innocents exercices. Et la croyance que j'en ai eu m'a convié de faire cette proposition à Phillis, afin que par votre jugement ce nouveau berger et belle bergère apprissent quels sont les entretiens de vos hameaux, et cela d'autant plus que l'ardeur du Soleil étant trop grande pour nous en aller au grand pré où les bergers doivent faire les exercices accoutumés après le sacrifice, nous ne saurions employer mieux le temps qu'à voir mettre fin au différend de Silvandre et de Phillis. Et après, nous pourrons être encore à temps pour voir l'assemblée des jeunes bergers et bergères. - Je sais, mon père, répondit Diane, que tout ce qui vient de vous ne saurait être qu'avec beaucoup de raison, et que nous sommes obligés d'observer tout ce que vous nous ordonnez, c'est pourquoi je ne mettrai jamais difficulté en tout ce qu'il vous plaira. Mais en ceci, je supplierai seulement Daphnide et Alcidon qu'écoutant nos petits jeux, ils en reçoivent la simplicité pour l'ornement des leurs, et que si nous osons les leur faire voir ils l'attribuent

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à l'obéissance que nous vous voulons rendre. - Belle Bergère, répondit Daphnide, si toutes les autres contrées de la Gaule produisaient de semblables bergères que celles de Forez, je croirais que les villes η auraient bien de quoi porter envie aux villages et aux bois ! Et vous ne devez point faire de difficulté de nous donner part en vos passe-temps, puisque jusques ici tout ce que nous en avons vu ne nous a rapporté que beaucoup de contentement, et causé beaucoup d'admiration.
  Cependant le sage Druide avait commandé que l'on disposât les sièges η en rond, et qu'il y en eût un pour Diane un peu relevé et appuyé contre le dos d'un arbre de qui le feuillage épais faisait tout à l'entour un ombrage gracieux. Et lorsque tout fut en l'état qu'il désirait, se faisant apporter trois Guirlandes de diverses fleurs qui avaient été cueillies dans le pré sacré, il en mit une sur la tête de Diane, et de même sur celle de Phillis et de Silvandre. Et puis prenant Diane par la main, la mit en son siège, et au-devant d'elle à main droite, mais un peu éloignée, la bergère Phillis, et Silvandre au côté gauche, et tout le reste en rond, ayant mis les sièges de telle sorte que l'un n'empêchait point l'autre, mais faisaient comme une parfaite couronne qui commençait et finissait où était Diane, et après avoir prié qu'on fit silence, il ordonna à Léonide de faire entendre à ces bergères étrangères le commencement de la dispute de Phillis et de Silvandre, afin qu'elles pussent mieux juger de leur différend, étant bien

Signet[ 386 verso sic 390 verso ] 1619 1621

raisonnable qu'elle en racontât le sujet, puisqu'en partie elle en avait été cause η. Léonide, qui n'avait point pensé devoir faire en cette assemblée autre personnage que celui d'écouter, fut un peu surprise d'en avoir un autre. Toutefois, pour obéir au Druide, après y avoir un peu pensé, elle prit la parole de cette sorte, se tournant vers Daphnide :
  - Peut-être, Madame, aurez-vous remarqué que Silvandre et Phillis nomme η Diane leur maîtresse, et qu'ils la servent et lui rendent les devoirs auxquels la beauté et les mérites de cette bergère peuvent obliger tous les bergers qui la voient. Et encore que je sache assurément que vous n'aurez point trouvé étrange que ce jeune berger, ayant l'esprit et le jugement que vous lui avez reconnus, aime et serve une si belle et aimable bergère que Diane, je veux croire que vous ne serez pas demeurée sans étonnement de voir que Phillis, qui est bergère, la serve comme si elle était un berger, et use envers elle des mêmes paroles et des mêmes actions que les plus ardentes passions peuvent faire produire dans le cœur d'un amant le plus affectionné, parce que ce n'est pas la coutume de voir une fille servir avec de semblables soins une autre fille. Mais afin que vous sortiez de cet étonnement, il faut que vous sachiez que Silvandre, tel que vous le voyez, avait vécu parmi toutes ces belles et jeunes bergères * si longuement sans en aimer pas une qu'il s'était acquis le nom d'insensible, n'y ayant personne qui le pût croire avoir du sentiment et

Signet[ 387 recto sic 391 recto ] 1619 1621

n'éprouver point la force de ces jeunes beautés. Et parce que quelques-uns s'en étonnaient et que plusieurs l'admiraient, Phillis, comme l'une de celles qui ne se pouvaient imaginer qu'il n'y eût quelque défaut en ce gentil berger, qui, étant et jeune et beau, et vivant parmi tant de bergères qui méritaient bien d'être aimées, toutefois était insensible, et ne se pouvait échauffer à tant de feux, le rencontrant de fortune parmi ses compagnes, ne put s'empêcher de venir aux douces reproches avec lui, feignant de croire que s'il n'entreprenait point d'en servir quelqu'une c'était faute de courage, ou pour reconnaître son peu de mérite. Et parce que le berger, qui n'avait ses pensées qu'au plaisir de la chasse η et qu'au soin de ses troupeaux, soutenait le contraire, et que c'était pour avoir des meilleures et de plus douces occupations, il fut condamné η par Astrée, Diane et moi qui nous y trouvâmes, de donner connaissance que, si jusques en ce temps-là il n'avait rien aimé, ç'avait été pour les occasions qu'il avait alléguées et non point pour celles que Phillis lui reprochait. Et Diane lui ayant été proposée comme bergère à qui la beauté ne manquait point pour être aimée, ni le jugement pour savoir connaître son mérite, il commença de la servir et rechercher tout ainsi que s'il en eût été bien amoureux. Mais Phillis ne s'en alla pas exempte aussi de la même peine, parce qu'à la requête de Silvandre, elle fut en même temps condamnée d'aimer et de servir Diane, avec les mêmes devoirs et les mêmes soins

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que les bergers ont accoutumé de rechercher celles desquelles ils sont amoureux passionnés, afin que trois Lunes étant écoulées en cette recherche, Diane pût juger qui des deux se saurait mieux faire aimer. Or depuis, cette honnête émulation a été en ce berger et cette bergère, de telle sorte qu'ils n'y ont oublié ni la peine, ni le soin de la plus ardente et véritable affection, et quoique le terme fût préfix de trois Lunes dans lesquelles cet essai se devait faire par eux et juger par Diane, si est-ce qu'il a bien continué davantage, d'autant qu'il semblait être bien raisonnable que comme j'avais été des premières à les condamner, et à η rendre ce témoignage de leur mérite, je me trouvasse aussi au jugement qui en serait fait par Diane. Et cette occasion ne s'étant rencontrée depuis que les trois Lunes ont été passées η, ils ont prolongé jusques à cette heure qu'il semble que le ciel a réservé ce jugement, afin qu'avec plus de solennité il fût donné en votre présence.
  La Nymphe Léonide finit de cette sorte, et Daphnide prenant la parole : - J'avoue, dit-elle, se tournant vers Adamas, que ce n'a point été sans étonnement que j'ai vu ces jours passés Phillis rechercher cette belle Diane avec des paroles d'homme, mais maintenant changeant cet étonnement en admiration, il faut que je dise n'avoir jamais envié le bonheur de personne que le vôtre ! Je veux dire, mon père, que le ciel vous ait éloigné de ces troubles et inquiétudes des affaires du monde pour vous faire vivre parmi la douceur et la tranquillité de cette

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vie. Heureux véritablement vous pouvez-vous dire, d'être né en Forez ! Heureux d'y être obéi et aimé comme grand Druide, mais je vous dis encore plus heureux d'être voisin de ces agréables rivages de Lignon, où le ciel a voulu faire naître les plus gentils bergers et les plus belles et discrètes bergères qui aient jamais porté ce nom. - Madame, répondit Adamas, j'accorde tout ce que vous dites, et vous proteste que je ne changerais pas mon bonheur à celui du plus grand Monarque de la terre, n'ayant à supplier le grand Tautatès sinon qu'il nous le continue à longues années. Mais pour les louanges que vous donnez à nos bergers et discrètes bergères, je m'assure qu'ils ne les recevront pas sans rougir, encore qu'ils l'aient bien agréable venant de votre bouche ! Et toute la troupe se levant et faisant la révérence à Daphnide pour approuver ce que le Druide avait dit, - Mais, Madame, dit-il, puisque vous avez su le sujet de la recherche de Silvandre et de Phillis, ne vous plaît-il pas d'en η ouïr le jugement qui en sera fait ? - Ce serait, répondit Daphnide, me laisser avec un grand désir que de me priver de ce contentement, et je vous supplie, mon père, d'ordonner qu'ils continuent, et que nous en voyions la fin. Le Druide alors se tournant vers Phillis : - Ce fut vous, bergère, dit-il, qui fûtes la première η à provoquer Silvandre au combat, il est raisonnable aussi que vous soyez la première à dire les raisons par lesquelles vous devez avoir la victoire. Alors Phillis ayant fait une grande révérence à Diane

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et au reste de la compagnie, sans se rasseoir commença de parler de cette sorte :


SignetHarangue
de la Bergère
Phillis.

1621_i_388JE n'eusse jamais pensé, ma maîtresse, que parmi les Bergers η de cette contrée, et particulièrement entre ceux qui paissent leurs troupeaux le long des rives de Lignon, il s'en trouvât quelqu'un si rempli de vanité qu'il se pût estimer digne d'être aimé η, et même d'une Bergère si pleine de mérite que Diane, Diane, dis-je, la plus accomplie et la plus parfaite, non seulement de toutes celles qui ont porté la houlette et conduit les troupeaux, mais encore de toutes celles qui jamais ont eu le beau nom de Diane, me semblant que la simplicité de leur âme n'a point encore conçu une présomption si difforme, ni qu'un monstre si arrogant n'a point jusques ici été reconnu parmi nous. Toutefois, vous le voyez devant vos yeux, ma belle maîtresse, non seulement avec un cœur et un visage plein d'Amour, mais la tête couverte de chapeaux de fleurs, comme si déjà il avait emporté la victoire qu'injustement il prétend. Mais, berger, dis-moi je te supplie : d'où vient cette téméraire présomption, et par quelle prétendue raison l'as-tu pu concevoir ? Tes mérites au moins n'ont pas donné naissance à cette espérance si peu raisonnable, lorsque tu as considéré les

Signet[ 389 recto sic 393 recto ] 1619 1621

perfections de Diane, puisqu'elles sont telles que n'y ayant point de proportion entre ce qu'elle mérite et ce que tu vaux, l'amour ne peut être produite par des choses tant inégales. Je m'assure que l'outrecuidance qui est en toi ne sera pas si grande qu'elle te fasse nier ce que je dis, et qu'en ton âme tu ne m'avoues qu'il n'y a rien qui puisse égaler les perfections de notre maîtresse. Et comment, arrogant et téméraire Ixion, oses-tu l'aimer ? Et de plus comment as-tu la hardiesse de penser qu'elle te puisse quelquefois aimer cette belle et si belle η Diane que les yeux ne la doivent regarder que pour l'idolâtrer ? Mais si cette outrecuidance est grande en ce berger, l'autre que j'en η vais dire est bien ce me semble encore plus extrême. Parce que la beauté ayant des attraits si violents, il est certain que bien souvent elle clôt les yeux à celui qui en est touché et l'empêche de prendre garde à son devoir, et fait passer ses désirs beaucoup plus outre qu'il n'est raisonnable. Mais Silvandre, quelle excuse peux-tu apporter qui soit bonne en la prétention que tu as, de devoir être plus aimé d'elle que moi ? Puisque, quand je n'aurais aucun avantage par-dessus ce que tu peux valoir, encore ne me saurais-tu nier que chacun naturellement ne soit incliné à aimer son semblable, et moi, étant fille comme notre maîtresse, il est certain que naturellement elle me doit aimer davantage. Mais outre cela, qu'est-ce qui peut faire naître l'Amour que la longue et ordinaire pratique ? C'est par elle que les perfections sont mieux reconnues, c'est par elle que les mérites

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étant reconnus, l'amour va jetant ses racines plus profondes, et c'est par elle que les occasions se présentent à chaque moment de se rendre les réciproques devoirs qui sont les véritables nourrices d'une parfaite et entière affection. Or que je n'aie cette ordinaire conversation avec elle, et que je ne l'aie eue de tout temps plus particulière que toi, malaisément le pourras-tu nier, puisqu'elle-même le sait et qu'elle te pourra à l'heure même convaincre de mensonge. Mais outre toutes ces raisons, je t'en vais dire une qui te doit clore la bouche, si pour le moins l'outrecuidance t'a laissé encore quelque partie de l'entendement que tu soulais avoir : Ne m'avoueras-tu pas que ce qui est de plus beau et de plus parfait est aussi plus aimable et plus estimable ? Te voici, berger, pris en un fâcheux détroit ! Si tu l'avoues, ta cause est perdue, et si tu le nies, quelle offense ne fais-tu pas à notre maîtresse ? Car notre sexe étant infiniment plus parfait que celui des hommes, il faut qu'en cette qualité tu me cèdes et que tu confesses que j'ai cet avantage par-dessus toi, et pour lequel je dois être plus aimée. Que quand toutes ces choses ne seraient point, n'est-il pas vrai, Silvandre, que les déguisements, les feintes et les dissimulations reconnues, ne sont jamais cause de faire naître l'amour ? Et toutefois, penses-tu que cette belle Diane ne sache assurément η que toutes ces recherches que tu lui fais, tous ces devoirs que tu lui rends, et bref toute cette affection que tu t'efforces de lui faire paraître, ne sont que pour la gageure η

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que nous avons faite, et ne procèdent que du désir que tu as de me vaincre, et non pas des perfections ni de son beau visage, ni de son bel esprit. Il me semble que je t'ois déjà répondre que cela est vrai, mais que cette raison est de même contre moi puisque la gageure η étant réciproque, toutes les démonstrations que je lui fais de mon affection peuvent avoir le même défaut et le même blâme. Ô berger, que tu te trompes ! puisque longtemps avant que notre dispute fût commencée, je l'aimais véritablement, et je sais que de même j'étais aimée d'elle, ce qui ne se peut dire de toi, qui ne fais que de venir parmi nous, et n'as jamais tourné les yeux sur bergère quelconque pour l'aimer, tant s'en faut que tu aies osé regarder celle-ci. Mais dis la vérité, Silvandre, ne confesseras-tu pas qu'avant cette gageure η à peine eusses-tu pu discerner le visage de Diane d'avec le mien, ou de quelque autre que ce fût des bergères de Lignon ? Et ne penses-tu point que ces extrêmes passions que tu présentes en tes discours, ces trépas, ces languissements, ces transports, et bref, toutes tes folies ou plutôt déguisements, ne la convient point aussitôt à rire qu'à aimer ? Le voilà, ma maîtresse, ce transi d'Amour, le voilà, cet idolâtre de vos beautés qui brûle en ses discours, et qui meurt pour avoir trop d'affection, c'est celui-là même qui, un moment avant notre gageure η, ne savait presque si vous viviez, ou qui, pour le moins, n'avait guère plus grande connaissance de vous que votre nom lui en donnait ! Et toutefois vous

Signet[ 390 verso sic 394 verso ] 1619 1621

l'avez vu en même instant brûlant d'amour ; quoi brûlant ? mais déjà en cendre, voire consumé entièrement ! Ne faut-il pas plutôt rire de cette folie qu'admirer son affection, ou, s'il y a lieu d'admiration en ceci, ne faut-il pas plutôt admirer l'assurance avec laquelle il parle de cette amour et de laquelle il fait tant de plainte, que de compatir avec lui à ses peines * imaginaires ? Mais confessons-lui encore qu'il y ait quelque étincelle de votre beauté qui pour s'en être trop approché l'ait véritablement un peu atteint, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous, n'est-il pas vrai que c'est moi qui en dois avoir toute la récompense puisque c'est moi qui en suis la seule cause ? Je puis dire avec vérité, et vous le savez, ma belle maîtresse, que, sans mes reproches, cette gageure η ne se fût jamais faite, et ne se faisant pas, eût-il eu ni la volonté ni la hardiesse de vous regarder ? Si donc il veut prétendre quelque grâce de vous pour les services que depuis il vous a rendus, n'est-ce pas à moi à qui elle se doit faire, puisque je le vous ai donné tel qu'il est ? C'est donc moi qui, avec raison, dois prétendre tout ce qu'il vaut et qu'il mérite. Et quand il n'y aurait autre occasion pour me donner cette victoire qu'il me débat, je la devrais obtenir par celle-ci, puisque tous les devoirs, tous les soins et toutes les actions qui le vous peuvent rendre aimable, doivent être mis en mon compte et à mon avantage. Cesse donc, Berger, de disputer avec moi une chose que tu connais bien m'être due ; et devançant le jugement que tu ne peux éviter, consens que la gloire

Signet[ 391 recto sic 395 recto ] 1619 1621

me soit donnée, que ma fortune, ma condition et mes mérites m'ont acquise par-dessus toi ! Si tu le fais, l'on connaîtra que tu ne t'es mis en cette entreprise que pour passe-temps, et ton esprit et ton jugement paraîtront en cette action, et seront jugés de tous pour très estimables. Ton esprit, d'avoir su si bien déguiser une fausse affection sous les actions et le visage d'une véritable amour ; et ton jugement, d'avoir su si bien connaître l'avantage que j'ai par-dessus toi. Que si tu ne le fais, tu ne prolongeras point davantage le terme du châtiment de ton arrogance qu'autant que tu retarderas, par la longueur de ta réponse, le jugement que notre maîtresse en fera. Et parce que je ne sais en quelle humeur tu es, afin d'être bonne ménagère du temps, et pour hâter d'autant plus la gloire qui m'est préparée, je laisserai tant d'autres raisons que je pourrais alléguer, et les remettrai toutes au bel esprit de notre maîtresse, m'assurant η et qu'elle les saura mieux penser que je ne le saurais dire, et que tout ce que je saurais ajouter serait désormais superflu puisque déjà la justice de mes infaillibles prétentions est si claire qu'il n'y a rien qui lui puisse apporter plus de lumière ! Seulement, ma maîtresse, je vous supplie de vous souvenir que, non seulement Silvandre est haïssable en ses feintes, mais qu'ayant su si bien déguiser une menteuse affection, il a rendu tous les hommes méprisables, ou pour le moins leurs recherches et leurs affections, nous ayant appris par la preuve qu'il en a faite, qu'il n'y a ni foi

Signet[ 391 verso sic 395 verso ] 1619 1621

ni vérité parmi eux. Et ayant commis une si grande faute, n'est-il pas bien raisonnable qu'il vous ressente juge sévère mais juste, puisqu'il ne mérite pas de vous avoir pour maîtresse favorable n'ayant que des feintes et des dissimulations ?
  À ce mot, Phillis ayant fait une grande révérence à Diane et au reste de la compagnie, ne voulant rien dire davantage, s'assit, non pas toutefois sans regarder d'un œil souriant Silvandre qui était tout ému des discours qu'elle avait tenus contre lui, et qui, toutefois dissimulant le mieux qu'il pouvait, et ayant reçu le commandement de parler, s'en alla mettre à genoux devant Diane où posant son chapeau de fleurs à ses pieds, s'en revint en sa place. Et sans se rasseoir, après avoir quelque temps tenu les yeux sur toute la troupe, il commença de parler de cette sorte :


SignetRÉPONSE
du berger Silvandre.

1621_s_391SI je n'étais devant le Temple d'Astrée, que ceux qui nous en ont donné la connaissance nous ont fait entendre être la Déesse de la Justice, et si j'avais un moindre Juge que Diane, non seulement compagne, mais la plus chère et plus particulière amie d'une autre Astrée, j'aurais très grande occasion de craindre la perte de cette cause et d'en redouter le prochain jugement,

Signet[ 392 recto sic 396 recto ] 1619 1621

non pas tant pour les paroles si bien fardées de cette bergère, ni pour toutes les raisons déguisées qu'elle a voulu rapporter contre moi, quoiqu'avec un artifice très grand, que pour me reconnaître défaillant en la plus forte et principale raison qui me serait bien nécessaire : car le différend duquel nous disputons est fondé sur ce seul point : à savoir, qui de nous deux se saura mieux faire aimer à cette belle Diane que nous avons élue pour le centre où tous nos services et toutes nos affections doivent tendre. Voilà le point que nous allons cherchant, et qui est si malaisé d'être approché que je le tiens presque impossible, s'il ne plaît au grand Tautatès de se montrer aussi bien Taramis en purifiant de sorte mon Amour et la nettoyant si bien de toute imperfection qu'elle puisse mériter d'être offerte à cette belle Diane, qu'il s'est fait paraître Hésus, c'est-à-dire puissant, en la rendant si belle et si parfaite qu'il n'y a rien parmi les mortels qui puisse égaler ni sa beauté, ni sa perfection.
  Peut-être vous pourriez-vous étonner, ma Maîtresse, qu'étant en ce lieu si saint, et dédié à la Déesse de la justice, et en la présence de la plus chère et familière amie d'une juste η Astrée, j'ose prétendre un favorable jugement, puisque j'avoue que cette raison principale et plus nécessaire me défaut. Mais oyez s'il vous plaît, mon Juge, sur quoi je fonde ma juste prétention. Le propre de la Justice η n'est pas seulement de juger rigoureusement selon les lois qui nous sont données, mais, après avoir considéré

Signet[ 392 verso sic 396 verso ] 1619 1621

" la véritable puissance de chaque chose, établir
" avec équité la loi naturelle que celui qui
" fait tout ce qu'il peut n'est obligé à rien
" davantage, et que, s'il ne parvient jusques où il
" serait nécessaire, l'on ne doit pas le lui imputer
" à quelque faute ou manquement, mais l'attribuer aux ordonnances de la nature qui s'est plu de les établir de cette sorte. Et tant s'en faut qu'il soit blâmable pour ce manquement qu'il est grandement à estimer d'être parvenu jusques au point que nul autre de son espèce ne peut outrepasser, et où il y en a fort peu qui puissent arriver. Si ce point m'est accordé, que je crois, ma belle Maîtresse, ne me pouvoir être mis en doute, pourquoi ferai-je difficulté de me présenter au Trône de cette juste η amie d'Astrée, encore que je ne puisse atteindre à la perfection que la beauté de Diane demande pour être dignement aimée, puisque mon affection est véritablement parvenue jusques au terme où jamais autre n'arriva, et que jamais Amant n'outrepassera ?
  Pourquoi donc, injurieuse Phillis, pensant favoriser et fortifier vos faibles et mal fondées prétentions, me blâmez-vous sans raison ? Puisque si je ne puis aimer avec plus de perfection celles que j'avoue et que je reconnais trop bien en Diane, ce n'est pas ma faute, mais de la nature qui ne m'a voulu donner ni plus d'esprit, ni plus de capacité, et de laquelle toutefois je ne puis me plaindre, puisque c'est une loi commune à tous les mortels ; si ce n'est que comme mes yeux et mes désirs se sont élevés à

Signet[ 393 recto sic 397 recto ] 1619 1621

un sujet qui surpasse en mérites toutes les œuvres de ses mains, il semble qu'il eût été raisonnable qu'elle m'eût aussi donné plus de puissance d'aimer, et plus de capacité pour le pouvoir faire plus dignement. Mais cette sage nature ne l'ayant voulu de cette sorte, il faut croire que ç'a été pour quelque grande raison, et peut-être pour montrer plus clairement la très grande beauté de Diane, qui, me contraignant de l'aimer, action à la vérité qui est par-dessus ce que les hommes peuvent, et contre cette règle d'égalité que vous proposez Phillis devoir être entre ceux
à qui il est permis de s'entre-aimer, fait voir sa "
grandeur par les effets, puisque la force doit être  "
très grande, qui élève quelque chose  "
par-dessus les lois que la Nature lui a imposées.
  Donc, bergère, si vous n'êtes jalouse de la gloire de Diane, vous ne devez point trouver mauvais que je l'aime, ni m'accuser d'arrogance, puisque c'est la force de sa beauté qui m'y contraint, et qu'en cela la grandeur de ses perfections se fait mieux connaître à tous ceux qui me voient. Et ne me demandez plus, je vous supplie, comment je l'ose aimer. J'avoue que j'en suis aussi ignorant que vous ; mais cette ignorance ne m'empêche pas que je ne sois le plus perdu d'amour que tous ceux qui ont jamais aimé. Et quand vous me dites que cette Diane est telle que les yeux ne doivent la regarder que pour l'idolâtrer, pourquoi ne dites-vous Adorer, puisque s'il y a quelque chose en terre qui pour ses perfections mérite les autels

Signet[ 393 verso sic 397 verso ] 1619 1621

et les sacrifices, je crois que c'est cette Diane, que je n'idolâtre pas comme vous, mais que j'adore pour la vraie Diane en terre, qui éclaire dans le Ciel, et qui commande dans les Enfers.
  Mais quand vous me demandez d'où vient la téméraire prétention que j'ai d'être aimé d'elle, et qu'en cela vous me nommez Monstre d'arrogance et de présomption, vous faites bien paraître que vous savez η fort peu que c'est que l'Amour, ni quels sont les effets qu'il produit en ceux qui le reconnaissent. Vous m'avez cent fois avoué que l'Amour est de soi-même bon η, et je ne pense pas que vous vouliez maintenant dire le contraire. Votre silence me fait croire que vous y consentez, et à la vérité, ce serait autrement contrevenir au jugement de tous ceux qui en
" ont parlé avec raison : Car si rien ne peut produire que
" son semblable, Amour procédant de la connaissance du
" bon et du beau η ne peut être aussi que fort bon, et fort beau !
" Mais ce qui est bon et beau, ne peut-il être vu et
connu sans être aimé ? Je ne vous estime pas si hors de raison que vous le vouliez dire, mais quand cela serait, je vous convaincrais par les mêmes paroles que vous venez de dire. Et en voici les mêmes mots : La beauté, dites-vous, a des traits si violents que bien souvent elle clôt les yeux à ceux qui la voient, et fait passer leurs désirs beaucoup plus outre qu'il n'est raisonnable. Si donc ce qui est beau et bon ne peut être vu sans être aimé, et si l'Amour est beau et bon, pourquoi appelez-vous en moi arrogance ce qui est raisonnable en tout autre ? Disant que c'est une téméraire

Signet[ 394 recto sic 398 recto ] 1619 1621

prétention que celle que j'ai, aimant cette belle, de pouvoir être aimé d'elle, puisque, si elle connaît mon Amour, et l'Amour étant bon, comment voulez-vous qu'elle reconnaisse en moi ce qui est bon sans l'aimer ? Ce serait un défaut en elle de jugement, lequel je ne pense pas que personne que vous lui puisse reprocher. Avouez donc, Phillis, si vous ne voulez l'outrager grandement, que, connaissant l'Amour que je lui porte, elle l'aime, et que ma prétention n'est point outrecuidée, ni moi un monstre si difforme que vous me dépeignez. Que si vous m'opposez que cette raison ne prouve qu'elle m'aime, mais seulement l'Amour que je lui porte, je vous réponds, bergère, que cette Amour que sa beauté a produite en moi est un accident inséparable de mon âme, de telle sorte que l'une ne peut subsister sans l'autre. Et quand je dirais qu'ils sont tellement changés l'un en l'autre que mon âme est cette Amour, et cette Amour est mon âme, je dirais une vérité très certaine ; car il n'est pas plus vrai que je vis avec cette âme qui me donne la vie qu'il est assuré que je ne saurais vivre sans cette Amour que je lui porte. Que si vous répliquez que, quand cela me serait accordé, toutefois il ne s'ensuivrait pas que cette belle Diane me dût aimer, parce que peut-être elle n'a pas encore vu, ni connu cette Amour, je vous répondrai, bergère, que je crois bien qu'elle n'en a pas véritablement encore reconnu la grandeur, ou plutôt l'extrême immensité, car c'est ainsi qu'il faut nommer cette affection avec laquelle j'aime,

Signet[ 394 verso sic 398 verso ] 1619 1621

ou plutôt j'adore, ma maîtresse, parce qu'il n'y a point d'assez grands services, ni d'assez grandes démonstrations pour la pouvoir faire reconnaître entièrement. Mais je ne puis douter que ce bel esprit qui est en elle n'en ait clairement remarqué et connu une grande partie, puisque, si mes actions ne l'ont pu si bien faire que je l'eusse désiré, vos reproches et vos paroles * m'y ont aidé quelquefois sans que vous y ayez pensé : et même en la présence de
" toute cette honorable assemblée, vous lui venez de dire
" que je me présente devant elle avec un cœur et un visage plein d'Amour. Les témoignages que notre ennemi rend de nous, quand ils nous sont avantageux, sont bien plus croyables que ceux que les personnes indifférentes rapportent. De sorte que ma belle maîtresse ne doutera nullement que, quand vous direz que j'ai le cœur plein d'Amour, et qu'à tous propos vous la nommerez notre maîtresse, cela ne soit très véritable, puisque c'est un témoignage que je n'ai point mendié, et qui, par conséquent, ne lui peut être suspect.
  Et ne faut que pour fuir la rigueur de l'équité qui est en elle, reconnaissant le peu de raison que vous avez de débattre cette gloire avec moi, vous recouriez aux faveurs que la nature vous a faites, alléguant que, comme fille, elle doit plutôt aimer une fille qu'un berger, et qu'en cette qualité vous avez de l'avantage par-dessus moi. Car au contraire, il est bien plus naturel à une fille d'aimer un berger que non pas une autre fille comme elle ! Et d'effet si

Signet[ 395 recto sic 399 recto ] 1619 1621

nous voulons rechercher les lois que la Nature nous donne, nous les trouverons toujours exactement observées parmi les animaux η qui n'usent pour leur conservation que de ces seules ordonnances. Que si nous voulons considérer ce qu'ils font, avec qui est-ce que la Génisse η contracte amitié ? Choisit-elle dans tout le troupeau une autre Génisse comme elle, pour belle qu'elle puisse être ? La Colombe η s'allie-t-elle avec une autre Colombe ? Mais la Tourterelle η, de qui regrette-t-elle la perte d'un éternel veuvage ? N'est-ce pas de celui à qui dès le commencement elle s'est appariée ? Vous le savez, Phillis, aussi-bien que moi, et l'expérience ordinaire vous empêche d'en douter. Mais les choses plus insensibles n'observent-elles pas cette loi de nature ? La palme peut-elle être contente qu'elle ne soit auprès du Palmier η, et si elle en est éloignée, d'autant qu'elle est attachée par les racines et qu'elle ne peut s'en approcher, on la voit pencher et η ses branches et tout le tronc du côté où il est, et où elle voudrait bien aller s'il était permis. * Ce n'est donc pas, ô Phillis, par les lois de la nature η, comme vous dites, que Diane vous doit aimer plus que moi, car si elle η les voulait suivre, elle ne tournerait pas seulement les yeux de votre côté ! Que si toutefois vous voulez qu'il soit ainsi, je vous accorde, bergère, qu'elle vous aime comme fille, mais consentez aussi qu'elle m'aime comme son serviteur. Vous ne pouvez pas y contredire, car il n'est pas plus vrai que vous êtes fille qu'il est très certain que je suis son serviteur, ni il n'est pas plus naturel

Signet[ 395 verso sic 399 verso ] 1619 1621

qu'une fille aime une fille, que chacun aime celui qui l'aime, par ainsi et vous et moi aurons obtenu ce que nous demandons ! Mais je vois bien que maintenant vous changerez d'opinion, et que sans plus recourre à cette amitié naturelle puisqu'elle ne peut être à votre avantage, vous rechercherez celle qui vient de l'élection. Et d'effet voilà qu'incontinent vous dites qu'elle vous doit aimer plus que moi parce que l'ordinaire conversation que vous avez avec elle, plus étroite que je n'ai pas, augmente l'Amour, soit parce que les perfections de la personne aimée sont mieux reconnues, soit d'autant que l'on a plus de commodité de se rendre ces devoirs mutuels qui conservent et augmentent l'Amour.
  Mais, Phillis, ni même par cette voie vous ne parviendrez à ce que vous prétendez, car elle vous en éloigne encore plus que l'autre, d'autant que par la première raison, vous pouvez peut-être demander son
" amitié comme étant fille, mais par celle-ci,
" vous courez fortune de rencontrer la haine au
" lieu de l'Amour. Il est vrai, bergère, que la pratique
" d'une personne aimable, la fait aimer
" davantage ; mais il est très certain aussi, que celle
" d'une personne désagréable, la fait encore
" plus haïr, d'autant que, comme par l'ordinaire pratique
" nous venons à la connaissance des perfections, de même
" par elle nous découvrons mieux les imperfections
" cachées. Et par cette raison, il advient presque toujours,
" que cette étroite pratique rompt plus d'amitiés qu'elle n'en augmente, et qu'il semble que les petits éloignements η

Signet[ 396 recto sic 400 recto ] 1619 1621

rendent l'Amour beaucoup plus violente. Je ne voudrais pas, ô mon ennemie ! expliquer davantage ce point, si je pensais que vous ne voulussiez vous en servir à mon désavantage. Mais cela me contraint de dire que vous avez fait comme ces mauvais Orateurs qui, au lieu de soutenir la cause de leurs clients, découvrent les raisons qui leur sont contraires. Comment, bergère, pouvez-vous penser que la conversation ordinaire vous fasse plus aimer, puisqu'au rebours, c'est par elle que vous faites voir les défauts de votre amitié qui sont très grands, et lesquels vous ne pouvez nier, puisque cent et cent fois η je vous en ai convaincue en présence de ma belle maîtresse !
  Il serait trop long, mon juge, et la recherche que j'en pourrais faire vous serait trop ennuyeuse, si je voulais vous en faire souvenir par le menu, outre que je l'estime inutile puisque vous avez assez bonne mémoire, me semblant vous avoir ouï dire plusieurs fois que vous vous en souviendriez η en temps et lieu. C'est à cette heure le temps, ô ma belle maîtresse, et voici le lieu qu'il le faut faire, tant pour montrer que vous êtes juste que pour donner témoignage que vous avez mémoire de ce que vous promettez. Punissez-la cette glorieuse bergère, tant pour son outrecuidance que parce que les perfections qui sont en vous ne peuvent souffrir les défauts d'une si imparfaite η amitié que la sienne ! Et par ainsi, ô Phillis ! vous connaîtrez que l'avantage que vous prétendez de cette particulière pratique vous est plus ruineuse que favorable !

Signet[ 396 verso sic 400 verso ] 1619 1621

Et à la vérité, ce que vous avez allégué en cela a plus du reproche que de la raison. Puisque vous êtes plus près de ma belle maîtresse que moi, vous savez bien qu'il n'est pas raisonnable, et que j'en ai assez de déplaisir sans que, pour me l'augmenter, vous me le remettiez ainsi devant les yeux, et toutefois, ni même en cela vous n'avez point d'avantage par-dessus moi, au contraire je pense que, si toutes choses sont bien considérées, je l'aurai par-dessus vous : Puisque la demeure que vous faites auprès d'elle, c'est seulement le jour, et encore de ce temps-là vous en employez une grande partie hors de sa présence, soit aux affaires de votre maison, ou à d'autres divertissements desquels vous ne pouvez-vous dérober, et par ainsi bien souvent ce que vous donnez à ma belle maîtresse, c'est la moindre partie du jour. Mais moi au contraire, quand est-ce que le jour me surprend que je ne sois auprès d'elle ? Quand est-ce que la nuit me vient trouver ailleurs ? Et quels divertissements m'en peuvent séparer ? Il faut, bergère, que vous sachiez que tant s'en faut que ces choses qui sont hors de moi m'aient pu trouver en autre part qu'avec elle que moi-même je ne me suis jamais pris garde d'avoir été en quelque autre lieu. Depuis que j'ai commencé de l'aimer continuellement, Phillis, je la vois, continuellement je la contemple, et continuellement je l'adore, et vous pouvez dire que vous êtes plus souvent auprès d'elle que je ne suis ? Ô bergère ! ôtez cette opinion de votre âme, et croyez qu'elle-même

Signet[ 397 recto sic 401 recto ] 1619 1621

n'y peut être plus souvent que moi, et si je ne craignais de dire trop et par-dessus la créance de la plus grande partie de ceux qui m'écoutent η, je dirais avec vérité que je suis encore plus souvent auprès d'elle qu'elle-même ! Et il est vrai que j'y suis plus souvent : car elle quelquefois se divertit par la présence des autres bergères, quelquefois pour parler à elles η et quelquefois pour leur rendre les devoirs d'amitié et de la courtoisie, et quelquefois pour les soucis des affaires domestiques, au lieu que moi je suis continuellement attaché auprès d'elle comme Prométhée sur son rocher, ou plutôt comme le corps et l'âme le sont ensemble par les liens de la vie. Car il n'est pas plus naturel au corps de mourir aussitôt que l'âme s'en sépare qu'il serait assuré que je mourrais, si je me séparais un moment de cette belle pensée.
  Je vois bien, bergère, que vous riez de m'ouïr dire que je suis continuellement auprès de ma maîtresse, puisque vous croyez que cela n'étant que de la pensée, je suis personne qui me contente fort des imaginations. Que voulez-vous, Phillis, que j'y fasse ? J'avoue que si j'y pouvais être et de la pensée et du corps, je serais encore plus content. Mais si vous dirai-je bien que de la façon que j'y suis, j'y suis plus parfaitement que vous, puisque le plus souvent que vous y êtes de la présence η vous en êtes infiniment éloignée par la pensée, qui vous emporte ordinairement fort loin de là, ne laissant où il semble que vous soyez que le corps, qui est la moindre partie de vous ; au lieu que la mienne n'ayant ni désir, ni

Signet[ 397 verso sic 401 verso ] 1619 1621

contentement qu'auprès d'elle, elle n'en part jamais pour quelque η divertissement qui se puisse présenter. Que si vous dites que ces pensées sont bien incapables, et bien inutiles pour la * servir puisque ce ne sont que des imaginations : Ah ! bergère, prenez garde que par même moyen vous ne blâmiez ces intelligences qui n'adorent le grand Tautatès qu'avec la pure pensée, et qui continuellement ne parlent et ne conversent avec lui que par la voie de la contemplation. Et vous semble-t-il que le moyen avec lequel je suis auprès de Diane soit inutile et tant incapable de la servir, puisque je la sers et l'adore en terre comme ces pures pensées servent et adorent le grand Tautatès dans le Ciel. Ce serait un blasphème de le penser, et plus grand encore de le dire, et duquel je m'assure vous ne demeureriez pas longuement impunie.
  Vous voyez donc, ô Phillis, combien cette raison que vous avez alléguée * est meilleure pour moi que pour vous. Et croyez que celle que vous dites de l'avantage du sexe duquel vous êtes favorisée par-dessus le mien, n'est pas moins
" contre vous η. Car j'avoue, et je l'avoue avec
" vérité, que les femmes sont véritablement plus pleines de
" mérite que les hommes, voire de telle sorte que s'il est
" permis de mettre quelque créature entre ces pures et
" immortelles intelligences η et nous, je crois que les femmes
" y doivent être, parce qu'elles nous surpassent
" de tant en perfection que c'est en quelque sorte
" leur faire tort que de les mettre en un même rang avec les
" hommes ! Outre que nous pouvons avec raison les estimer
" un juste milieu pour parvenir à ces pures pensées η,

Signet[ 398 recto sic 402 recto ] 1619 1621

(c'est ainsi que les plus savants η les nomment presque ordinairement) puisque nous apprenons par l'expérience que c'est d'elles que toutes les plus belles pensées η que les hommes ont prennent leur naissance, et que c'est vers elles qu'elles courent, et en elles qu'elles se terminent. Et qui doutera qu'elles ne soient le vrai moyen pour parvenir à ces pures pensées, et que Dieu ne nous les ait proposées en terre pour nous attirer par elles au Ciel où nos Druides nous disent devoir être notre éternel contentement ? Quant à moi, je l'avoue, je le crois, et je suis prêt à le maintenir jusques à la fin de ma vie ! Mais que pour cela vous deviez être plus aimée de ma maîtresse, ô bergère, rayez cette opinion de votre créance, tant s'en faut, je crois qu'il doit η faire un contraire effet.
  Nous avons dit η que quand quelque chose fait tout ce que la Nature lui permet de pouvoir faire, et qu'elle s'élève à toute la hauteur où elle peut naturellement se hausser, elle est grandement estimable ; et maintenant je dis
que celui qui fait moins que ce que naturellement  "
il peut faire doit être beaucoup plus blâmé, et même  "
quand c'est une chose de soi-même louable que si,  "
par la naturelle impuissance, il laisse de la faire. Par "
cette raison, comment, bergère, ne serez-vous bien fort taxée, étant née fille, qui est un sexe si parfait qu'il tient le milieu entre ces purs entendements et nous, d'aimer si imparfaitement que vous faites, et même un sujet si plein de perfection ? Je tiens pour certain que Diane, si quelquefois elle a daigné jeter les

Signet[ 398 verso sic 402 verso ] 1619 1621

yeux sur nous, et je crois que sa douceur, sa bonté et sa courtoisie naturelle, le lui a fait η faire bien souvent, je tiens pour assuré, dis-je, qu'elle n'a jamais considéré mon extrême affection sans l'estimer, ni la faiblesse de votre amitié sans la blâmer. Car elle a vu la mienne si parfaite et entière, et tellement exempte de toute reproche qu'elle n'a pu moins faire que de louer grandement qu'un sexe tant imparfait que celui des hommes ait pu, en moi, comporter une si parfaite Amour que la mienne. Et au contraire, elle n'a pu considérer en vous une amitié si pleine de défauts et de manquements sans mésestimer celle qui est cause que le sexe des femmes, qui est de tant avantagé de la nature par-dessus le nôtre, soit tant inférieur en l'amour à celui d'un homme.
  Mais voici d'autres raisons, ma maîtresse, qu'elle allègue contre moi, qui ne sont guère plus à son avantage, pour m'accuser envers Amour du crime de lèse-Majesté. Elle dit que toutes les démonstrations que j'ai faites de vous aimer n'ont été que des feintes et des déguisements, et il lui semble de bien prouver cette calomnie quand elle dit que c'est par gageure que je vous aime, et qu'auparavant je ne vous aimais point. Mais je vous supplie, mon juge, prenez bien garde aux mauvaises conséquences qu'elle tire de ses présuppositions. J'avoue, Phillis, que c'est par gageure que j'aime Diane, et que cette gageure η a donné commencement à mon affection, mais faut-il conclure pour cela que mon Amour ne soit que dissimulation, ou que, pour n'en avoir

Signet[ 399 recto sic 403 recto ] 1619 1621

point aimé d'autres auparavant, je n'aime point maintenant Diane ? Nullement, bergère, car encore que par gageure on coure à qui atteindra plus tôt le terme proposé, faut-il croire que l'on ne court pas pour cela à bon escient ? Au contraire, n'est-ce pas la gageure et le désir de vaincre qui nous fait η faire des efforts véritables, qui semblent presque par dessus nos forces, en nous attachant des ailes aux pieds η, tant la naturelle  "
inclination que chacun a en soi de surmonter a de force  "
en toute personne bien née ? Ne dites donc  "
plus, mon ennemie, que mes extrêmes passions,  "
que mes trépas, et mes transports soient des déguisements, des feintes et des dissimulations, car il est vrai que j'ai aimé par gageure, mais il est encore plus certain que mon affection est tellement véritable et assurée que je ne suis pas plus vraiment Silvandre que je suis avec toute vérité serviteur de cette belle Diane ! Et ne faut penser, qu'encore qu'auparavant je n'eusse point d'Amour pour elle, maintenant aussi je n'en aie point. Qui voudrait tirer cette conclusion de cette sorte pourrait de même dire que Phillis n'est point au monde * parce qu'autrefois elle n'y a point été. Car, bergère, s'il vous disait avant que de naître vous n'étiez point née, donc vous ne l'êtes point encore, dirait comme vous, lorsque pour prouver que je n'aime point Diane, vous dites qu'il y a cinq ou six η Lunes que je ne l'aimais point. Si vous disiez qu'il n'y a pas longtemps que cette amour est née, vous diriez vrai, et je l'avouerais avec vous, et non pas sans beaucoup de regret d'avoir vécu un si long âge

Signet[ 399 verso sic 403 verso ] 1619 1621

sans l'avoir employé en son service ! Mais quand vous tâchez de prouver que je ne l'aime point parce qu'il y a * quelque temps que je ne la connaissais point, et qu'est-ce dire autre chose sinon que celui qui n'est pas né aujourd'hui ne naîtra jamais plus ?
  * Or maintenant, voyez, ma maîtresse, comme elle se contredit sans y penser, mais ne vous en étonnez point,
" car c'est le propre du mensonge et de la
" calomnie η de se contredire et d'être diverse,
" au lieu que la vérité est toujours une. Mais confessons-lui, dit-elle, que votre beauté l'ait atteint un peu, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Et quoi, Phillis, vous dites que vous avez de l'Amour pour cette belle Diane, et que l'ordinaire pratique que vous avez d'elle vous donne plus de commodité d'en reconnaître les perfections, et comment entendez-vous ce que vous venez de dire ? Confessons-lui, dites-vous, que votre beauté l'ait atteint un peu, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Est-il possible, si vous avez reconnu les perfections de Diane, que vous puissiez croire que l'on les puisse aimer un peu ? Ô ignorante de la force de sa beauté ! Jamais il ne part de sa main un coup qui ne porte jusques au cœur, et le cœur n'est jamais atteint que la blessure n'en soit mortelle. Vous pourriez parler de cette façon des communes beautés qui se remarquent en quelques autres bergères, et lesquelles quand elles égratignent un peu la peau, l'on pense qu'elles ont fait une très grande preuve de leur force, mais de celle de Diane, ô que les coups vous en sont bien inconnus, puis

Signet[ 400 recto sic 404 recto ] 1619 1621

que vous en parlez de cette sorte ! Apprenez de moi, ô mon ennemie, que le lézard η, qu'on dit ne démordre jamais, et que la Rémore,  "
qui peut arrêter la violence d'un vaisseau qui a le vent à  "
pleines voiles, s'attachent avec moins de fermeté  "
que ces perfections depuis qu'elles ont touché un cœur.  "
Soyez très assurée que les nœuds Gordiens qu'on estimait  "
indissolubles peuvent être dénoués plus aisément  "
que ceux desquels elle lie une âme, quand  "
une fois elle l'a prise. Et croyez pour chose très véritable  "
que le feu, dont nos Druides nous disent que tout l'Univers  "
à la fin doit être embrasé, cède et en grandeur et en  "
violence à la moindre étincelle de celui η dont ses yeux brûlent ceux qui les voient. Et ne dites plus, peu expérimentée η bergère, que l'on peut l'aimer un peu, ou que l'on peut être en quelque sorte à elle, tous ceux qui l'aimeront, ce sera extrêmement, et tous ceux qui seront à elle le seront entièrement. Et lorsque vous dites que je l'aime un peu, vous confessez sans y penser que je suis le plus amoureux homme du monde, et par conséquent qu'il n'y a rien qui se puisse égaler à la grandeur de mon affection. Que si ces paroles peuvent faire rire, je pense que ce seront ceux qui ne sauront quels sont les effets d'Amour, ou qui n'en auront jamais ressenti les blessures. Car les autres compatiront à mon mal par le sentiment qu'ils auront du leur. Mais à vous, Phillis, il est permis de parler de cette sorte et de vous moquer de la grandeur de mon affection, qui vous êtes trouvée un sujet incapable d'en être touché, ou plutôt qui n'avez jamais tourné les yeux

Signet[ 400 verso sic 404 verso ] 1619 1621

sur le sujet qui peut faire mourir d'amour tous ceux qui le verront. Mais, ma maîtresse, voyez, je vous supplie, quelle reproche mon ennemie me fait pour prouver que je ne vous aime point, ou pour faire mépriser mon affection, et jugez par là si elle a ouï parler quelquefois d'Amour. N'est-elle pas bien gracieuse quand elle m'accuse de n'avoir jamais rien aimé que vous, et que vous êtes la première qui m'avez surmonté ? J'avoue que voici un blâme duquel je n'ai jamais ouï parler, et duquel toutefois je me dis librement coupable ! Car il est vrai que vous avez été non seulement la première et la seule que j'ai aimée, mais de plus que vous serez encore la seule et la dernière que j'aimerai jamais. Et s'il advient autrement, écoutez bien, mon ennemie, afin que vous continuiez à m'accuser de cette faute. Et s'il advient, dis-je, autrement, ô Soleil η qui m'éclairez, ô air qui me laissez respirer, et vous, ô terre qui me soutenez et qui me nourrissez, couvrez mes yeux d'éternelles ténèbres, étouffez mon cœur parjure, et m'engloutissez dans vos abîmes, comme indigne de voir, de vivre, ni d'être vu ! Je montrerai par mon unique affection que, comme il n'y avait rien qui fût capable de m'apprendre à aimer que la seule beauté de Diane, de même il n'y a point d'autre cœur qui puisse jamais arriver à l'aimer. Et j'apprendrai aux plus savants η par l'éternelle durée η de mon amour qu'ils se trompent quand ils nous
" enseignent que tout ce qui a eu commencement doit
" avoir une fin. Car, ô Phillis, cette affection que
vous vous vantez d'avoir vu naître ne vous

Signet[ 401 recto sic 405 recto ] 1619 1621

survivra η pas seulement, mais tous les siècles à venir !
  Que si cette unique et éternelle affection est estimable, si celle à qui elle s'adresse m'en veut faire quelque grâce, et comment, bergère, pouvez-vous dire qu'elle vous soit due ? Est-ce comme vous présupposez que vos reproches ont été cause de cette amour, et que tout ce qui en est procédé vous doit être attribué comme à celle qui en est l'origine ? Prenez garde, Phillis, que cela vous étant accordé, il ne soit fort à votre
désavantage, car ceux qui sont cause du mal  "
en doivent être châtiés. Mais si, comme vous dites, ma maîtresse se doit plutôt moquer de moi que d'avoir égard à ma peine, il s'ensuivra que ce sera de vous de qui elle se rira, et non pas de Silvandre, puisque vous vous en attribuez toute chose.
  Mais n'ayez peur, bergère, je ne veux pas vous quitter mes justes prétentions à si bon marché :
Lorsque quelqu'un fait par autrui quelque chose,  "
il faut considérer quelle est l'intention de celui qui  "
l'a fait faire : car si son intention est  "
bonne, il ne doit point être blâmé du mal qui en  "
arrive pourvu que d'ailleurs il n'en soit point  "
coupable, non plus que si son dessein était mauvais,  "
il ne doit point avoir part à la gloire ni au profit qui en  "
procède. Or, si vous m'accordez ce que je dis, je crois que personne ne le peut nier, voyons avant que vous donner ni louange ni blâme, quelle était votre intention lorsque notre gageure η fut proposée par vous. Nous n'aurons pas, ma maîtresse, beaucoup

Signet[ 401 verso sic 405 verso ] 1619 1621

de peine à la η découvrir, car elle-même la nous a dite : Les déguisements, a-t-elle dit, et les feintes reconnues apportent de la haine. Mais Diane sait que toutes tes recherches ne procèdent que de la gageure η que tu as faite, et que tout ce qui s'en est ensuivi n'est que par feinte, donc elle te doit vouloir mal. Voyez-vous, ma maîtresse, comme elle a pensé qu'en cette gageure η je n'userais que de feinte et de dissimulation ! Et
" puisque l'on est louable ou blâmable par l'intention,
" ne la condamnerez-vous pas coupable de tous les déguisements, de toutes les dissimulations, et de toutes les feintes dont elle m'accuse, et desquelles elle pensait que je me dusse servir ? Et n'ai-je pas juste raison de dire : c'est vous, ô Phillis, qui par la gageure η m'avez donné feintement à cette belle Diane, mais c'est mon cœur qui véritablement m'a donné à elle, par la connaissance qu'il a eu de ses perfections. Donc à vous se doivent les châtiments avec lesquels les feintes et les tromperies doivent être châtiées, et à mon cœur les faveurs et les grâces qu'une véritable affection peut mériter.
  Ne me dites donc plus que je vous quitte cette prétendue victoire pour montrer mon esprit et mon jugement, mon esprit ayant su si bien déguiser une fausse affection sous le visage d'une véritable Amour, et mon jugement pour avoir si bien reconnu l'avantage que vous avez par-dessus moi. Car au contraire je montrerais à tous que je n'ai point d'esprit si j'avais aimé feintement ce qui est le plus digne en l'univers d'être parfaitement aimé. Et je donnerais connaissance

Signet[ 402 recto sic 406 recto ] 1619 1621

de n'avoir point de jugement, si je ne connaissais bien l'avantage que ma vraie et parfaite affection me donne par-dessus la vôtre feinte et si pleine de défauts. Je veux, bergère, que vous confessiez vous-même le contraire de ce que vous me reprochez, et que vous soyez la première qui direz, voyant la durée de mon
Amour et sa perfection, qu'il n'y a point d'affection pour  "
mal commencée qu'elle soit, et à qui par gageure  "
ou pour passe-temps, on se laisse embarquer, qui  "
ne puisse se rendre très véritable et très assurée,  "
puisque celle-ci à qui un gracieux essai a  "
donné naissance, s'est rendue telle en moi que  " 
les années et les siècles qui peuvent mesurer toute  "
l'étendue du temps auront moins de durée en  "
l'univers que cette affection en mon âme.  "
  Mais, ô mon ennemie, toutes ces considérations et tous ces discours sont bien en vain, ce me semble, puisque ce n'est qu'entre nous que nous débattons à qui aura la victoire, ce n'est pas là où gît la difficulté. Je ne doute point que ce chapeau de fleurs que j'ai mis aux pieds de Diane ne me fût acquis avec raison s'il fallait que quelqu'un de nous eût cette victoire que nous prétendons. Mais, hélas ! ô Phillis, j'ai grande peur, et ce n'est pas sans raison si je crains qu'elle ne sera ni à l'un, ni à l'autre, car tout ce que nous avons allégué pour mériter son amitié pourrait bien avoir lieu pour le regard de quelque autre, mais pour Diane, nullement ; Diane de qui les perfections et les mérites surpassant toutes les forces de la nature méprisent aussi toutes les lois qu'elle donne aux mortels. Et par ainsi quand nous disons

Signet[ 402 verso sic 406 verso ] 1619 1621

" que l'Amour se doit payer par Amour, et que les longs
" et fidèles services sont dignes d'être reconnus,
" ce sont véritablement des raisons pour les hommes, et qui les obligent à les ensuivre, mais nullement pour Diane, en qui le ciel a voulu mettre tant de grâces que, la relevant par-dessus les mortels, il l'a voulu η égaler à ceux qui habitent parmi les étoiles. À qui faut-il donc que je m'adresse ? Et à quoi faut-il que je recoure ? M'adresserai-je à l'Amour, et recourrai-je à la justice avec laquelle toutes les choses sont balancées et récompensées ? Mais comment ne sera-ce inutilement,
" puisqu'Amour n'a rien à faire avec Diane, et que ce qui
" est juste pour toute autre serait injustice pour elle.
" Adressons-nous, ô Silvandre, et recourons à elle-même, et, laissant là toutes les autres puissances et toutes les autres raisons, disons-lui.
  À ce mot, il se jeta à genoux devant Diane, et puis, lui tendant les mains, il continua :
  Ô Diane, l'honneur non seulement de ces Forez et de ces rivages, mais la gloire de tous les hommes, et l'ornement de tout l'univers ! Vous voyez devant vous un berger qui non seulement vous aime et vous offre son service et sa vie, mais vous adore, et vous sacrifie et son cœur et son âme, avec une si entière affection ou plutôt dévotion que tout ainsi que la nature ne peut plus rien faire qui se puisse égaler à vous, aussi l'Amour ne saurait plus allumer une si grande, ni si parfaite affection, dans quelque autre cœur que ce soit ! Et toutefois le grand Tautatès s'est plu à vous avantager de telle sorte par-dessus les

Signet[ 303 recto sic 407 recto ] 1619 1621

œuvres de ses mains qu'encore que je sache bien que cette extrême Amour et entière dévotion me pourrait η faire espérer avec raison de toute autre quelque grâce et quelque faveur, et ne le recevant point donner lieu à mes plaintes et à mes doléances, si reconnais-je bien que, pour vous, cela ne peut être, à qui tous les cœurs et tous les services des mortels sont dus et qui ne peuvent vous être refusés sans offense, ni, vous étant rendus, mériter rien de plus avantageux pour nous, sinon qu'en vous aimant, servant, et adorant, nous vous rendons les devoirs auxquels tous les hommes vous sont obligés. Aussi je ne me présente pas maintenant devant vos yeux pour vous demander quelque récompense de mes services, ni de mon affection, tant pour la considération que je viens de dire que d'autant qu'il n'y en a point qui soit digne d'elle que le seul honneur d'être aimé de vous. Et cette demande serait une outrecuidance trop extrême et par-dessus toutes mes espérances, mais seulement pour vous supplier par la chose η du monde que vous avez la plus aimée, et (si jusques ici rien n'a été assez heureux pour avoir eu cette faveur) je vous requiers par la personne bienheureuse que le destin vous ordonnera d'aimer, de vouloir seulement rendre un favorable mais juste témoignage, que je sais η véritablement bien aimer, et qu'il n'y a personne qui aime mieux que Silvandre, ni qui mérite mieux d'être aimé pour une vraie Amour et parfaite affection.
  Silvandre acheva de parler de cette sorte, et sans se vouloir relever η, quelque signe que Diane lui

Signet[ 303 verso sic 407 verso ] 1619 1621

fît de la main, il voulut attendre à genoux son jugement. Et parce que Phillis voulait répliquer sur ce que Silvandre lui avait répondu, Adamas voyant que l'heure de partir pressait, lui dit qu'elle ne le pouvait plus faire parce qu'il n'avait tenu qu'à elle de dire tout ce qu'il lui avait plu. De sorte que Diane, après avoir quelque temps considéré ce qu'elle avait à dire, parla enfin de cette sorte :


SignetJugement
de la bergÈre Diane.

1621_l_403L'amour étant l'une de ces choses desquelles les effets doivent rendre plus de témoignage que les paroles, et le différend qui est entre Phillis et Silvandre étant de cette qualité, nous n'avons pas voulu mettre moins de soin à remarquer leurs actions et toutes les choses qui se sont passées jusques ici depuis le commencement de leur gageure, qu'à bien peser les raisons maintenant alléguées par tous les deux. Et ayant bien et mûrement balancé et considéré le tout, et usant du pouvoir qui en cet endroit nous a été donné : nous disons et déclarons, Que véritablement Phillis est plus aimable que Silvandre, et que Silvandre se sait mieux faire aimer que Phillis. Et pour ne laisser personne en doute de notre intention, nous ordonnons que Phillis s'assoira dans le siège

Signet[ 404 recto sic 408 recto ] 1619 1621

où je suis et que Silvandre me baisera la main. Et enfin que Phillis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas qui le lui a donné, et Silvandre reprendra le sien de mes mains, et le portera toujours à l'avenir en le renouvelant lorsqu'il flétrira, afin que cette marque lui en demeure éternelle η parmi les autres bergers.
  À ce mot, elle se leva, et alla prendre Phillis par la main, et lui faisant rendre son chapeau de fleurs au Druide, la fit asseoir dans le siège où elle était, et relevant la Guirlande de Silvandre, la mit sur la tête au berger, et lui tendit la main tout à genoux qu'il était, afin qu'il la baisât, ce qu'il fit avec tant de contentement et de transport que la bergère connut bien (si elle ne l'avait fait encore η) que ce n'était point un baiser η qui procédât d'une feinte affection.

 

Fin du neuvième Livre.