Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée fonctionnelle, Troisième partie.
basée sur L'Astrée de 1621
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SignetL'Astrée d'Honoré d'Urfé
Troisième partie

Livre 2

3-2-1

L'Astrée III, 2. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Rabel
Au fond, la demeure d'Adamas. Hylas y parviendra le premier (III, 2, 44 verso),
suivi par Daphnide, Astrée et Diane (III, 2, 45 verso)
Au premier plan, les bergers se reposent (III, 2, 44 verso)
Phillis et Silvandre conversent (III, 2, 50 recto)
[Le jeune homme n'indique pas la façade dans le roman]

(Voir Illustrations)


3-2-2
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
L'arrivée chez Adamas : Alexis embrasse Astrée (III, 2, 46 recto)

(Voir Illustrations)

Éd. de 1619, 25 verso.
Éd. Vaganay, III, p. 49.

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21_l_27LE Temple de la Bonne Déesse où présidait la Vénérable Chrisante était au pied d'une agréable colline, qu'un bras de la belle rivière de Lignon lavait d'un côté de ses claires ondes, et de l'autre s'élevait un bocage sacré au grand Tautatès. Dans ce Temple somptueux que les Romains avaient dédié à Vesta, et à la Bonne Déesse, servaient les Vierges Vestales selon les coutumes des Romains. La première d'entre elles se nommait Maxime, et les Vierges Druides

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faisaient leurs sacrifices selon la Religion des Gaulois dans le bocage sacré. La vénérable Chrisante leur commandait à toutes, quoi qu'elle fût Gauloise et de l'ordre des Druides. D'autant que, quand les Romains sous prétexte de vouloir secourir les Éduois qu'ils nommaient leurs amis et confédéré, se saisirent η des Gaules et les soumirent η à leur république, l'une des principales marques de leur victoire fut de faire adorer leurs Dieux par tous les endroits de leur usurpation η, ne leur semblant pas d'en être entièrement possesseurs s'ils n'y rendaient leurs Dieux intéressés et obligés de la leur η conserver. Et toutefois pour ne se montrer au commencement trop insupportables, ils permirent aux Gaulois, qui n'adoraient qu'un Dieu sous les noms de Tautatès, Hésus, Taramis, et Bélénus, de conserver leurs anciennes coutumes, et de vivre en leur première Religion, pourvu qu'ils souffrissent aussi la leur, sachant bien qu'il n'y a rien qui soit plus
" difficile aux hommes que d'être tyrannisés en
" leur croyance. Et pour cette cause, quand ils
" entrèrent dans les États des Ségusiens (outre la considération de la Déesse Diane, à qui ils pensaient que cette contrée appartînt) ils ne voulurent y changer aucune des coutumes, ni pour la police des mœurs, ni du gouvernement, ni de la Religion. Mais quand ils trouvèrent en ce bocage sacré un Autel dédié à la Vierge qui enfanterait η à l'imitation de celui des sages Carnutes, et dessus la figure d'une Vierge qui tenait un enfant entre ses bras, et que la divinité qui y

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était adorée était servie par des filles Druides, ils y eurent beaucoup plus de respect, estimant que ce lieu était consacré sous autre nom, ou à la Bonne Déesse (au service de laquelle les hommes ne pouvaient assister), ou à la Déesse Vesta sur le Temple de laquelle ils avaient accoutumé de mettre la statue η d'une Vierge η avec un enfant entre ses bras. En cette opinion, pour ne diminuer en rien l'honneur et le service qui était rendu η à l'une de ces deux Déesses qu'ils avaient en très grande révérence, ils y bâtirent un temple à toutes deux, avec deux Autels égaux. Et en l'honneur de la Bonne Déesse l'appelèrent Bonlieu, et en celui de Vesta y mirent des Vestales. Et parce qu'ils étaient infiniment religieux η envers les Dieux qu'ils adoraient, ne sachant si ces Déesses voulaient être servies à la façon des Romains ou des Gaulois, et aussi pour contenter les habitants de la contrée, ils y laissèrent les Vierges Druides en leurs anciennes coutumes et cérémonies, auxquelles, comme à celles qui étaient les premières, ils donnèrent toute autorité en ce qui était des mœurs et de la conduite de l'économie ; et par ainsi la vénérable Chrisante était maîtresse absolue et des Vierges Druides et des Vestales.
  Ce Temple était grand, et plus spacieux encore qu'on n'eût jugé en le voyant, parce qu'il était de forme ronde, ayant sa couverture de plomb. Sur le milieu et plus haut de laquelle s'élevait la statue d'une Vierge η tenant un enfant entre ses bras. Dans le milieu du Temple étaient posés les deux Autels avec une si juste

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distance que l'un n'était point plus éloigné du milieu que l'autre. Aux côtés de chacun, il y avait un petit Arc de marbre blanc soutenu de trois colonnes, sur lesquels on mettait les prémices et les fruits avant que de les offrir. À la porte, il y avait un vase η où ils tenaient l'eau qu'ils nommaient Lustrale, en laquelle la torche qui servait à l'Autel, quand ils avaient célébré les choses divines, avait été premièrement éteinte.
  Lorsque cette troupe fut rencontrée par la vénérable Chrisante, il était encore si matin que les sacrifices journaliers n'étaient pas commencés, ce qui fut cause qu'après les premières salutations elle y convia ces belles Bergères, disant aux Bergers qu'elle était bien marrie de leur ôter cette agréable compagnie,* mais qu'elle y était contrainte par l'ordonnance de la Déesse qui voulait que les hommes fussent bannis de ses Autels.
  Paris, Calidon et Silvandre, qui y avaient le plus d'intérêt η, répondirent qu'ils étaient bien en colère contre le peu de mérite des hommes, puisqu'il était cause que leurs Déesses ne les avaient pas jugés dignes d'assister à leurs sacrifices, qu'ils ne laisseraient cependant de les supplier de se contenter de leur faire ce mal, et qu'elles ne missent de même dans les cœurs de leurs Bergères une semblable haine contre les hommes. À quoi la vénérable Chrisante répondit que ces sages Déesses n'avaient pas banni les hommes par haine de leurs Autels, mais pour quelques bons respects, et peut-être pour rendre

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leurs Vestales plus attentives à leurs mystères, n'en étant point distraites par la vue des personnes de qui les perfections les pourraient faire penser ailleurs. Hylas, qui n'avait guère de dévotion aux Dieux de son pays et par conséquent beaucoup moins à ceux qui lui étaient étrangers, prenant la parole pour Paris et pour Silvandre, lui répondit : - Si ces Déesses ne nous veulent point de mal, je m'en remets à ce que vous en dites ; mais si m'avouerez-vous, Madame, que nous avons occasion de nous plaindre d'elles, et qu'il nous est bien permis de désirer que, s'il ne leur plaît de changer d'avis, on ne leur fasse plus de sacrifice en ces contrées, ou pour le moins qu'il soit défendu aux Belles qui se trouveront en la compagnie d'Hylas d'y aller pour quelque occasion que ce soit. - Berger, dit la vénérable Chrisante, Dieu n'exauce que les souhaits qui sont justes, et qui sont faits avec une bonne intention. À ce mot, elle se retira dans le Temple, parce qu'une Vestale était venue sur le seuil de la porte crier, selon leur coutume, pour la troisième fois :

Loin d'ici η, loin, profanes.

Cela fut cause que Hylas ne put lui répondre, comme il eût bien désiré. Car aussitôt qu'elle fut entrée les portes furent fermées, de sorte que Paris et tous ces Bergers furent contraints de les aller attendre dans le bocage sacré où le Druide devait faire le sacrifice, quand celui de Vesta serait achevé.

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  Ces Vierges Vestales étaient vêtues de robes blanches, presque carrées, et si longues par le derrière qu'elles les pouvaient jeter sur leurs têtes pour se voiler quand elles entraient dans le Temple pour sacrifier. Ce jour était dédié à Vesta : car pour n'être surchargées de trop de sacrifices, les jours étaient séparés, ou l'on sacrifiait à Vesta, ou à la Bonne Déesse. Or celui-ci étant pour Vesta, aussitôt que le Temple fut fermé, et que toutes les Vierges Vestales et Druides, et les Bergères eurent pris leurs places, elles se prosternèrent en terre au premier coup que la Vestale Maxime donna d'un livre sur un banc, qui η se levant et prenant un rameau de laurier qu'une jeune Vestale lui présenta et qui était mouillé dans l'eau qu'ils appelaient Lustrale, qu'elle lui portait après dans un vase d'argent, elle s'en jeta un peu dessus, et puis en fit de même sur toute la compagnie qui, prosternée, recevait cette eau avec grande dévotion. Après, s'étant toutes relevées, et elle retournée en son siège, une autre jeune Vierge lui présenta une corbeille pleine de chapeaux de fleurs, elle en mit un sur sa tête, et en fit de même à six autres qui se vinrent mettre à genoux à ses pieds, et qui étaient celles qui devaient servir au sacrifice. L''une incontinent alla prendre le Simpulle, petit vase avec lequel elles soulaient sacrifier ; l'autre prit le coffre des parfums qui se nommait Acerta ; la troisième porta le gâteau de froment nommé Môle-salée, qui était couronné de fleurs ; l'autre portait l'eau qui devait servir au sacrifice ; car en ceux de

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Vesta on n'y usait point de vin, et en celui-là même de la Bonne Déesse, on ne le nommait pas vin, mais lait η ; la cinquième portait le faisceau de Verveine, et la dernière un panier de fleurs et de fruits. Étant toutes devant elle, elle s'achemina jusqu'auprès de l'Autel de Vesta, au-devant duquel elle se prosterna, et ayant quelque temps demeuré à genoux, elle commença un hymne en la louange de la Déesse, que toutes les Vestales qui étaient dans le Temple continuèrent. Et ayant chanté le premier couplet, elles se levèrent toutes, ayant chacune un flambeau en la main, et marchant deux à deux. Les plus jeunes passèrent les premières, et les anciennes après, et puis les six qui portaient les chapeaux de fleurs, et enfin la Maxime avec son bâton pastoral, et allèrent trois à trois à l'entour de l'Autel, commençant à main gauche, à la fin desquels chacune se remit en sa place, hormis la Maxime et celles qui étaient chargées des choses nécessaires pour le sacrifice. Car celle qui portait le faisceau de Verveine le posa à main gauche sur l'Autel, où le feu était toujours allumé et gardé nuit et jour par deux Vestales, parce que, quand il s'éteignait, elles croyaient qu'il leur devait arriver quelque grand désastre, et la Vestale qui était en garde était rudement châtiée η par le Pontife ; et puis on le rallumait, non à d'autres feux matériels mais aux rayons du Soleil, qui, ramassés en des vases de verre, faisaient pour éprendre ce feu qu'ils nommaient sacré. L'autre Vestale qui portait les fleurs et les fruits les posa sur l'arc de marbre, dont nous avons parlé η.

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Et les autres quatre demeurèrent debout devant la Maxime qui alors se prosternant devant l'Autel s'accusa à haute voix de ses fautes, puis avoua qu'elle n'oserait approcher le saint Autel de la Déesse, se sentant souillée de trop de vices et trop indigne de lui offrir chose qui lui fût agréable, si ce n'était par son commandement. Et puis s'en approchant encore davantage, elle baisa et encensa l'Autel de tous côtés, et enfin laissant l'encensoir au pied, y mit quantité d'encens et de parfums, dont l'odeur remplissait tout le Temple. Et lors, prenant la Môle-salée et couronnée de fleurs, et la tenant d'une main fort élevée, de l'autre elle prit le coin η de l'Autel, et puis se tournant du côté de l'Orient, elle proféra à haute voix et lentement les paroles qu'une Vestale lui disait mot à mot, qu'elle lisait dans un livre de peur d'y faillir, ou de les mal prononcer ; car lorsque cela arrivait, elles croyaient que les sacrifices n'étaient pas agréables à la Déesse, et les fallait recommencer. Les paroles étaient telles :

  Ô redoutable Déesse, fille de la grande Rhéa et du puissant Saturne, qui nourris et élevas Jupiter en ton giron lorsque sa mère le tenait caché η ! Vesta que les Thyréniens appellent LABITH HORCHIA η, et qui es la première et la dernière engendrée de toi, reçois cette dévote

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immolation que nous faisons pour le peuple et Sénat Romain, pour la conservation des Gaulois, et pour la grandeur et * prospérité d'Amasis, notre Dame souveraine η. Et nous fais la grâce que ton feu qui est en notre garde ne s'éteigne jamais, et que la requête qu'après la victoire obtenue sur les Titans tu fis au grand Jupiter d'être toujours Vierge ait aussi bien été obtenue pour nous que pour toi, puisqu'étant toutes à toi, nous pouvons aussi avec raison être estimées une partie de toi-même.

  Aux dernières paroles de cette supplication, tout le chœur des Vierges répondit : - Qu'il soit ainsi η ! Et lors elle posa la Môle-salée sur l'Autel, puis le panier de fleurs et de fruits que la Vestale qui en avait la charge lui présenta, et de tout ensemble en mit un peu dedans le feu qui était allumé pour le sacrifice, avec force encens et drogues aromatiques. Et puis prenant de l'eau dans le vase dit Simpulle, en tâta un peu, et en arrosa la Môle-salée, les fleurs, les fruits et le feu. Toutes ces choses achevées, se reculant un peu de l'Autel, elle commença un hymne à la louange de la Déesse, que toutes les Vestales continuèrent, à la fin duquel il y en eut

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une qui était vis-à-vis de la Maxime, qui, se tournant vers les autres, dit à haute voix : - Il est permis de s'en aller. Qui était signe que le sacrifice était achevé.
  Lors la vénérable Chrisante, qui sans se mêler en ces sacrifices, ni les Vierges Druides aussi, y avait seulement assisté pour le respect qu'elle portait à l'autorité Romaine, sortit du Temple et avec toute sa * suite, hormis les Vestales qui se retirèrent en leurs demeures, s'en alla au bocage sacré où les Vacies et Bergers l'attendaient, les uns pour le sacrifice, mais les autres, autant pour la dévotion qu'ils portaient à leurs Bergères qu'à leur grand Tautatès.
  Hylas, impatient en apparence plus que tous les autres pour le désir qui le pressait de voir bientôt sa tant aimée Alexis, fut contraint pour ne perdre point cette bonne compagnie d'assister au sacrifice du Vacie. Mais sa plus ardente oraison fut que Tautatès se contentât des plus courtes cérémonies pour cette fois, afin que tant plutôt on prît le chemin qu'il désirait. Et d'effet, à peine le dernier mot du sacrifice fut prononcé qu'il se leva, et contraignit toute la troupe d'en faire de même. Mais sa hâte ne fut pas moindre lorsque le dîner fut achevé, car voyant que la vénérable Chrisante se remettait sur le discours : - Madame, lui dit-il, en l'interrompant, si vous ne donnez ordre à notre départ, une partie de cette troupe a fait dessein de vous aller attendre auprès de la belle Alexis. Phillis prenant la parole pour la vénérable

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Chrisante : - Et quelle mauvaise humeur, dit-elle, est la vôtre, Hylas, de vous fâcher en ce lieu ? Et où espérez-vous de trouver une meilleure compagnie ? - Ma feu maîtresse, répondit-il, si je vous aimais comme j'aime Alexis et que vous ne fussiez point ici, je dirais, pour répondre à votre demande, que la meilleure compagnie pour moi serait où vous seriez. Mais parce que cela n'est pas, je vous dirai pour la même raison que la meilleure compagnie pour moi est auprès d'Alexis. Et pour vous rendre preuve η que je dis vrai, si vous ne partez à cette heure même, il n'y a plus d'Hylas pour vous aujourd'hui. À ce mot, faisant une grande révérence, il se préparait de s'en aller, lorsque toute la troupe accourant autour de lui essaya de l'arrêter à moitié par force. Et cependant qu'il se débattait pour s'échapper de leurs mains, ils virent entrer un homme que la vénérable Chrisante reconnut incontinent pour être de la maison d'Amasis, qui la vint avertir de sa part que sa maîtresse venait coucher chez elle pour faire le lendemain un sacrifice aux Dieux infernaux η, à cause de quelque fâcheux songe qu'elle avait fait. Ce messager fut cause qu'Hylas pressa encore davantage, voyant que la vénérable Chrisante ne pouvait être de la partie, et son importunité fut telle que ces belles bergères furent forcées de partir plus tôt qu'elles n'eussent fait, quoique le désir d'Astrée fût assez grand pour la convier de se hâter ; mais sa discrétion lui faisait dissimuler ce que la franchise d'Hylas ne lui permettait pas de pouvoir

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faire. Ayant donc pris congé, elles se mirent en chemin, accompagnées de ces gentils bergers. Et parce que quelquefois les sentiers étaient étroits, chacun prit à conduire celle qui lui était la plus agréable, hormis Silvandre qui par respect avait été contraint de quitter Diane à Paris ; et d'autant que Phillis avait été priée η de Diane de ne la point laisser seule auprès de lui de crainte qu'il ne revînt aux mêmes discours de son affection que quelques jours auparavant il lui avait tenus, toutes les fois que le chemin le pouvait permettre, Phillis prenait Diane de l'autre bras, et mêlait le plus qu'elle pouvait ses discours parmi les leurs, feignant de le faire sans dessein.
  Il advint qu'étant sortis du bois, et ayant passé Lignon sur le pont de la Bouteresse, le chemin s'élargit de sorte qu'ils pouvaient aller plusieurs de front ; ce qui donna commodité à Phillis d'appeler encore Lycidas auprès d'elle. Et voyant que Silvandre était pour lors contraint d'entretenir Hylas : - Et bien Silvandre (lui dit-elle fort haut, afin d'interrompre plus honnêtement Paris), à votre avis, qui a rencontré meilleure place de nous deux ? - Je crois, répondit le Berger, que celle que j'ai dès longtemps est la meilleure. - Vous auriez, dit Phillis, de fortes raisons si vous me faisiez avouer ce que vous dites, et vous auriez
" fort peu d'affection si vous le croyez ainsi. - La vérité, répondit
" froidement Silvandre, ne laisse d'être vraie
" encore qu'on ne la croie pas, si bien que quelque
" jugement que vous fassiez ou de la place

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que je tiens ou de l'affection que je porte à Diane, il ne peut les changer ni rendre autres qu'elles sont ; car il n'est pas plus vrai que Phillis est Phillis que la place que je tiens est meilleure que la vôtre. - J'ai toujours ouï dire, ajouta Phillis, que plus on est près de la personne aimée,  "
et plus l'Amant se contente. - Vous avez, répliqua  "
le berger, ouï dire vérité. - Toutefois, continua Phillis, me voici près de Diane, et il me semble que vous en êtes fort éloigné. - J'en suis encore plus près que vous, répondit-il, car si vous êtes à son côté je suis en son cœur. - Je ne te plains donc plus, interrompit Hylas, de la peine que je pensais que tu eusses de marcher ! car, à ce compte, il ne tiendra qu'à Diane que tu ne fasses de longs voyages sans guère travailler tes jambes ! Silvandre sourit de cette réponse, et puis répondit froidement : - Je sais bien, Hylas, que tu n'entends pas ce que je dis, aussi n'était-ce pas à toi à qui je parlais mais à Phillis, qui à la vérité est bien autant ignorante des mystères d'Amour, mais qui toutefois a si bonne volonté de les apprendre qu'elle mérite mieux que toi de les ouïr. - Voici, dit Hylas, une louange qui n'est pas à dédaigner pour Phillis, disant qu'elle désire d'apprendre les mystères η d'Amour ! Que s'il est ainsi et qu'elle veuille étudier en mon école, je les lui apprendrai à bon marché. Tous les bergers se mirent à rire des paroles d'Hylas, et parce que Silvandre prit garde qu'Astrée et Diane baissaient les yeux, il voulut changer de discours, et pour ce, il lui dit : - Je vois bien, Hylas, que tu enseignes ta doctrine

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fort librement ! Mais pour revenir à ce que j'ai dit à Phillis, je te répliquerai encore que je suis plus près de Diane qu'elle n'est pas, encore qu'elle soit à ses côtés, parce que Diane est en mon cœur. - Vous avez dit, reprit incontinent Phillis, que vous étiez en son cœur. - Et je l'avoue encore, répondit Silvandre. - Si est-ce, ajouta Phillis, qu'il y a bien de la différence, et même selon ce que je vous en ai ouï dire autrefois η ; car j'entendrais que vous aimez Diane si on me disait qu'elle fût en votre cœur ; et qu'elle vous aime, si * l'on disait que vous fussiez dans le sien. - À parler, dit Silvandre, avec le commun, on l'entend comme vous le dites. Mais quand on discourt avec les personnes un peu mieux entendues, l'un signifie l'autre. Et en voici la raison : Être en quelque lieu s'entend de deux sortes, l'une, quand le corps occupe une place et lors la surface de la chose contenue est le lieu ; l'autre, c'est quand l'âme, qui est toute spirituelle, agit en quelque lieu. Car rien ne pouvant agir immédiatement en quelque lieu qu'il n'y soit, il s'ensuit que si mon âme agit de cette sorte dans le cœur de Diane qu'elle y est. Or si, comme
" nous avons dit η autrefois η, l'âme vit mieux où
" elle aime que où elle anime, puisque
le vivre est une action immédiate de l'âme, il s'ensuit que si j'aime Diane, je suis véritablement en elle. - Cela, répondit Phillis, est un peu bien obscur pour moi, toutefois encore ne prouveriez-vous par là sinon que votre âme y est, et non pas Silvandre, et par ainsi ma place est encore la meilleure puisque, pour le moins, une partie de

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moi, et celle que j'ai ouï dire être la plus fertile en passions, qui est le corps η, est plus près que vous n'êtes pas. - J'avoue, répondit-il, que du corps vous en êtes plus près que moi. Mais il ne faut pas conclure pour cela que votre place soit la meilleure, parce que l'âme est de telle sorte supérieure au corps qu'au prix d'elle il n'est de nulle considération, tant s'en faut qu'il puisse tenir quelque rang auprès d'elle. - Plût à DIEU, Berger, dit Hylas, que nous fussions tous deux amoureux d'une même bergère ; car, puisque tu méprises si fort le corps, je le prendrais fort librement pour moi, et je te laisserais volontiers l'esprit, quand même ce serait celui du plus savant de nos Druides ! Et pour te montrer que je te dis vrai, laisse-moi le corps d'Alexis, et je te laisse l'esprit d'Adamas, qui est un si savant homme. Chacun se mit à rire du parti que l'inconstant présentait à Silvandre, et cela l'empêcha de lui répondre si tôt. Mais peu après il prit la parole de cette sorte :
  - Si chaque chose était prisée selon son mérite, il est certain que le choix que tu fais n'est pas le meilleur, parce que le corps que tu veux seulement aimer n'est pas un objet digne d'être aimé de l'âme, d'autant que l'amour doit toujours
ajouter quelque perfection à l'Amant, comme  "
chacun avoue quand on dit que l'amour est  " 
désir d'un bien qui défaut η. Et par cette ordonnance,  "
l'Amant serait obligé d'aimer toujours quelque chose de plus qu'il ne serait pas. Mais concédons à ces esprits qui * sont tant abaissés qu'ils ne font que traîner par terre sans se pouvoir relever

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à ce qui est par-dessus eux, qu'ils puissent aimer ce qui leur est égal. Je m'assure qu'il n'y a personne qui pour le moins ne confesse qu'il est honteux de s'abaisser à l'amitié de ce qui est moins que nous ne sommes. Que si cela est vrai, comment pourrait-on estimer le corps digne d'être aimé de l'âme puisqu'il est si vil et abaissé par-dessous elle ? Mais outre que cette amour est honteuse, je tiens qu'elle est impossible, ou pour le moins insensée, si nous voulons y ajouter les conditions que la vraie amour
" doit avoir : Car celui qui aime n'a point de plus
" violent désir que d'être aimé de la chose aimée. Mais n'est-il pas impossible que celui qui n'aime que le corps en soit aimé, d'autant que l'amour peut être seulement en l'âme ? Et par là ne vois-tu pas, Hylas, que ceux qui aiment le corps sont imitateurs de la folie de Pygmalion, qui devint amoureux d'un marbre ? Aussi, pour montrer que cela ne se doit point, la nature y répugne, et je m'assure que tu l'avoueras si l'on te le demande ; car confesse la vérité, Hylas, si Alexis était morte, en aimerais-tu le corps ? Et parce qu'il ne répondait point : - Tu es muet, continua Silvandre. Est-ce la vérité qui te confond ou la honte d'avoir eu une si mauvaise opinion ? - Ni l'un ni l'autre, dit Hylas, mais que veux-tu que je réponde ? Penses-tu que je sois
" un devineur ? Ne sais-tu que quand les yeux
" voient ce qu'ils n'ont point vu, le cœur pense ce qu'il n'a point pensé ? Je parle fort assurément des choses passées quand il m'en souvient, et des présentes quand je les sais, mais des futures,

Signet[ 35 recto ] 1619 1621

eh ! mon ami, pour qui me prends-tu ? Penses-tu que ce soit moi qui aie instruit les Sybilles, ou que j'aie été en leur école pour apprendre à prédire ? Silvandre mon ami, si tu veux * discourir avec moi, parlons des choses dont les hommes peuvent parler sans entrer dans les secrets des Dieux. Laissons η -leur les choses futures, puisqu'ils ont retenu cela en leur partage. Et si tu me demandes si j'aime le corps d'Alexis, je te répondrai que oui, et de telle sorte (quoi que tu saches dire de tes rêveries et de ton amour de l'âme) que si elle n'avait point de corps, je ne l'aimerais point. Mais quand tu me demanderas ce que je ferai quand ce corps n'aura point d'âme, je te renverrai vers ceux qui savent prédire l'avenir, et, si tu veux, tu pourras aller avec eux visiter les Destinées η, et nous rapporter des nouvelles de leurs conseils. Et moi, cependant que tu feras ce long voyage, je continuerai d'aimer le beau corps d'Alexis, non tel qu'il sera d'ici à cent ans mais tel qu'il est, c'est-à-dire l'ouvrage η des Dieux le plus beau et le plus parfait.
  Ainsi disait Hylas, et Silvandre lui voulait répondre, lorsque, suivant le chemin, il fallut passer une petite planche où chacun des Bergers s'amusa à aider à sa Bergère mieux aimée. Et lorsqu'elles furent toutes de l'autre côté et que Silvandre voulut reprendre la parole, il en fut empêché par Diane, qui, oyant une Bergère et un Berger qui chantaient, le pria de les écouter. Toute la troupe tourna les yeux vers le lieu d'où la voix venait, et s'approchant peu à peu, ils virent une Bergère assise à l'ombre d'une

Signet[ 35 verso ] 1619 1621

touffe d'arbres, et un Berger à genoux devant elle, et peu après ils commencèrent d'ouïr leurs paroles un peu plus distinctement. Elles étaient telles :


SignetALCIDON, DAPHNIDE.
DIALOGUE η.

ALC. 21_v_35Vous verra-t-on jamais changer,
Puisque vous êtes si légère ?
DAPH. Alcidon n'est pas mon Berger,
Ni Daphnide votre Bergère.
Le Destin qui commande à tous
Ne nous fit pas naître pour vous.

ALC. Jamais le Destin n'accusez
D'une chose si volontaire.
DAPH. Vous aussi ne vous abusez
De rien obtenir au contraire ;

Car soit Destin, soit volonté,
Enfin le sort en est jeté.
ALC. Veuillez ou ne me veuillez point,
Me donnant à vous je suis vôtre.

Signet[ 36 recto ] 1619 1621

DAPH. Si notre vouloir ne s'y joint,  "
Ce qu'on nous donne n'est pas nôtre.  "
Et je refuse franchement
De vous recevoir pour Amant.

ALC. Recevez-moi pour serviteur,
Si votre Amant je ne puis être.
DAPH. Non, non, je ne vous veux, Pasteur,
Ni pour serviteur, ni pour maître.
Et si vous voulez votre bien,
De moi n'espérez jamais rien.

ALC. Quoi que fasse votre rigueur,
Mon feu sera toujours extrême.
DAPH. C'est bien avoir faute de cœur
D'aimer si fort qui ne vous aime !
Car un bon cœur devrait chasser  "
Par le mépris un tel penser.  "

ALC. Mais pourquoi ne se changera
Enfin ce farouche courage ?
DAPH. S'il peut changer, ce ne sera
Que pour votre désavantage.
Mais que je vous aime, Berger,
Vous n'y devez jamais songer.

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  À peine la Bergère eut fini ces dernières paroles que, cessant de chanter et voyant que le Berger voulait continuer, elle lui dit : - C'est assez, Alcidon. Si vous voulez que je m'arrête ici plus longtemps, je vous prie cessez ou changez de discours, et croyez que ceux-ci ne vous acquerront jamais rien de plus avantageux envers moi qu'un accroissement de mauvaise volonté. - Il y a longtemps, répondit le Berger, que si je n'avais non plus d'espérance en la justice η d'Amour qu'en la vôtre, je n'aurais pas seulement cessé de parler à vous, mais aussi de vivre. - Et quelle espérance est la vôtre, dit Daphnide, puisque, s'il était juste, ce Dieu de qui vous parlez, il y a longtemps que vous serviriez d'exemple à tous ceux qui ont la hardiesse de l'outrager ? - N'offensez point, dit Alcidon, celui de qui la puissance ne se mesure qu'à sa volonté, et de qui le pouvoir ne vous a point toujours été tant inconnu que vous le deviez maintenant mépriser comme vous faites. La Bergère eût répliqué, n'eût été qu'elle vit approcher cette troupe, qui lui donna sujet de se taire.
  Astrée et le reste de la compagnie qui avaient ouï ce que ces étrangers avaient chanté, et entre-ouï une partie de ce qu'ils avaient dit plus bas, conviés de la beauté de la Bergère et de la bonne mine et gentille disposition du Berger, tant pour satisfaire à leur curiosité qu'au devoir auquel les lois de l'hospitalité η, religieusement observées en cette contrée, les obligeaient, s'adressèrent à la Bergère, et après l'avoir saluée lui offrirent et à toute sa troupe toute

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sorte d'assistance : car en même temps s'approchèrent d'elle deux autres Bergères et un Berger, qui s'étaient écartés entre quelques arbres, attendant que la chaleur fût un peu abattue. Daphnide, voyant cette belle troupe s'offrir à elle avec des paroles si pleines de courtoisie, lui répondit avec toute la civilité qui lui fut possible, et puis leur dit en général à toutes : - Je ne m'étonne plus si le Ciel favorise de ses grâces cette contrée η plus avantageusement que les autres, puisqu'elle est habitée par des personnes si accomplies de toute sorte de mérite. Astrée prenant la parole lui répondit : - Il n'y a personne ici qui ne soit fort disposée à vous faire service, tant pour satisfaire à nos Ordonnances, qui nous commandent de rendre toute assistance aux étrangers, que pour avoir la gloire de servir des personnes qui le méritent comme vous et votre compagnie. - Je commence, répondit l'étrangère, à bien espérer de la fin de mon voyage, puisque ma première rencontre a été si bonne. Et puisque les offres que vous me faites me doivent donner la hardiesse de m'enquérir de ce qu'il η m'est nécessaire de savoir, je vous supplie donc, belle Bergère, de me dire s'il y a une fontaine en cette contrée qui s'appelle De la vérité d'Amour η, et où elle est. Astrée, tournant l'œil sur η Paris et sur Silvandre, comme leur en demandant des nouvelles, demeura sans parler. Qui fut cause que Silvandre prit la parole et lui dit : - Belle Bergère, la fontaine η que vous demandez est véritablement en cette contrée ; mais Amour est cause qu'il vaudrait autant qu'elle

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n'y fût point étant remise en la garde de quelques animaux enchantés qui en défendent l'accès. - Et où est-elle ? reprit Astrée. - Comment, dit l'Étrangère, vous êtes de ce pays et vous ignorez où est une chose si rare ? Cela est presque incroyable, et même à ceux qui verront votre visage, qui étant si beau ne peut pas avoir été vu sans amour, ni vous, par conséquent, sans curiosité η de savoir la vérité de l'affection de ceux qui vous aiment, qui à ce que j'ai ouï dire, se voit en cette fontaine η. - Je sais bien, dit Astrée en rougissant un peu, que votre courtoisie vous fait parler de mon visage si avantageusement vous semblant d'être obligée pour les offres que je viens de vous faire de me gratifier de cette sorte, et c'est pourquoi je ne vous répondrai point à cela. Mais quant à la curiosité que vous croyez qui doive être en moi, outre que l'occasion n'y est point parce que je n'ai jamais eu assez de bonheur pour être aimée de cette façon, encore avons-nous une coutume parmi nous que jamais nous ne recourons à la fontaine η dont vous parlez pour connaître la volonté de ceux qui nous servent, ayant un moyen beaucoup meilleur et plus assuré. - Et quel est-il ? dit incontinent l'Étrangère, afin que, l'un me défaillant, je puisse recourre à l'autre ? - C'est, répondit Astrée, le temps η et les effets. - Encore, dit Daphnide, que chacun le dise comme vous, si tiens-je cette connaissance bien incertaine, et certes je le puis dire comme y ayant été trompée. - Si cela nous était advenu, reprit Diane, nous y userions d'un autre remède. - Et quel est-il ? dit

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l'étrangère. - C'est de ne plus rien aimer du tout, répondit Diane. - Voilà, dit Alcidon, un remède bien injuste puisqu'il punit l'innocent et ne châtie point le coupable ! Car celui qui a trompé une Bergère en feignant de l'aimer ne se soucie pas de n'être point aimé d'elle, et par ainsi il ne reçoit point de châtiment de sa faute ; et si de fortune elle vient à être bien aimée de quelque autre, lui qui n'aura point offensé en portera toute la peine. - Voilà, gentil Berger, interrompit Hylas, comme nos Bergères sont aussi injustes que vous les voyez être belles. Et si pour tout cela nous ne pouvons nous empêcher de les aimer ; jugez ce que nous ferions si elles avaient l'esprit aussi doux que le visage. L'une η de ces bergères, oyant parler Hylas de cette sorte, commença à tenir les yeux arrêtés sur lui, lui semblant de le connaître. Et sans doute sans l'habit η qui le déguisait un peu, elle n'eût pas demeuré si longtemps en cette peine. Mais enfin, pour ne se point méprendre, elle s'adressa à Thamire, et lui demanda assez bas si ce Berger qui parlait n'était pas Hylas ; et lui ayant répondu que oui, elle revint vers Daphnide, et s'approchant à son oreille lui dit : - Madame, vous parlez à Hylas sans le connaître. L'étrangère, changeant de couleur et se mettant une main sur le visage comme de honte d'être vue de lui revêtue de ces habits, se recula un pas ou deux, s'écriant : - Mon Dieu, Hylas, que l'habit que vous portez vous change, je ne sais si le mien m'en fait autant. Lors Hylas s'approchant d'elle, il la considéra attentivement, si bien que, quoiqu'il y eût longtemps qu'il ne l'eût vue

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et que l'habit de bergère la changeât beaucoup, si la reconnut-il pour Daphnide, estimée la plus belle Dame qui fût en Arles ou dans la Province des Romains ; de quoi il demeura si étonné qu'il ne savait s'il songeait ou s'il veillait. Enfin, après être demeuré fort longtemps à la considérer, il se retira d'un pas, et plus ravi en admiration qu'il ne se peut dire, se mit à la regarder et à la considérer sans pouvoir proférer une seule parole ; de quoi l'autre étrangère η s'apercevant : - C'est sans doute, dit-elle, que voici la contrée des merveilles, puisque j'y vois des Bergères qui surpassent les personnes plus civilisées, des beautés sans curiosité, et ce qui est de plus merveilleux, des Hylas sans parole. Hylas à ce mot tournant les yeux sur celle qui parlait, il la reconnut pour être Carlis, et l'autre Stilliane, et Hermante avec eux. Cette vue le rendit si confus que, sans pouvoir parler, il courut embrasser η Hermante, son cher ami, et après l'avoir tenu quelque temps en ses bras, se sépara de lui pour le reprendre par deux ou trois fois. Enfin reprenant la parole : - Est-ce bien, dit-il, mon cher Hermante que je vois, et que je tiens entre mes bras ? Celles que je vois ici est-il possible que ce soient les plus belles de la Province des Romains ? Et je dirais de l'Univers, si la contrée où nous sommes en était dehors. Quoi ! je vois donc la belle et tant admirée Daphnide, la glorieuse Stilliane, et cette Carlis qui la première m'apprit à aimer. Les Dieux m'ont fait trop de grâce de vous avoir conduite ici, Madame, dit-il s'adressant à Daphnide,

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avec votre compagnie, croyant quant à moi que c'est pour vous faire être témoin de ma gloire et de ma félicité. - Hylas, répondit incontinent l'Étrangère, vous n'aurez jamais contentement où comme votre amie je ne participe. Mais si vous êtes étonné de me voir en cet équipage, je ne le suis pas moins de vous avoir rencontré, et déguisé comme vous êtes, et en un lieu où je n'avais aucune espérance de vous trouver ! Mais comme que ce soit, je tiendrai cette rencontre pour très heureuse si elle me fait participer à la gloire et à la félicité que vous possédez. - Madame, interrompit Carlis, il n'a garde de se réjouir si fort de ma venue, ni de celle de Stilliane. - Et pourquoi, ma première maîtresse, entrez-vous en cette opinion, dit-il,
ne savez-vous pas que l'on tient que les premières  "
amours η ne s'effacent jamais ? - Toutefois,  "
dit-elle, vous montrez le contraire, puisque  "
l'amour ne peut pas être quand l'oubli ôte la mémoire de la chose aimée ; et vous ne pouvez nier que vous ne nous ayez méconnues et oubliées. - Je suis fait, dit Hylas, tout d'une autre façon que le reste de ceux qui se mêlent d'aimer ; car jamais je ne perds la mémoire de celles que j'ai aimées, ni jamais mon affection ne s'efface. Il est bien vrai que quelquefois ma mémoire se couvre d'oubli comme le brasier de cendre, et que mon affection se lasse comme l'arc qui a demeuré trop longtemps tendu. Mais comme le brasier pour peu qu'il soit soufflé se découvre vif et ardent, et l'arc, quand on le retend, est aussi fort qu'auparavant, de même

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est-il de ma mémoire et de mon affection lorsque cette cendre de l'oubli est ôtée par la vue et par la présence, ou bien que mon amour, par quelque nouvelle faveur, se renforce de désir et d'espérance. - Je vois bien, dit Stilliane, qu'enfin Hylas est toujours Hylas. - Mais, ajouta Daphnide, nous saurons à loisir un peu plus de vos nouvelles : cependant afin que nous ne fassions quelque erreur envers ces belles et honnêtes Bergères, dites-nous, Hylas, qui elles sont, et si Astrée ou Diane ne sont point en cette compagnie. - Madame, répondit Hylas, si vous êtes venue en cette contrée pour ce seul sujet, vous pourrez vous en retourner quand vous voudrez, car les voilà toutes deux devant vous, dit-il les lui montrant. Lors Daphnide s'avançant les salua encore une fois, et après
" les avoir quelque temps considérées, η - Il est vrai,
" dit-elle, qu'en ceci la renommée η est moindre que la vérité, et qu'il est certain que votre beauté surpasse ce que l'on en dit. - Madame, répondit Astrée en rougissant, les personnes qui vivent comme nous faisons peuvent dire qu'elles sont au monde sans y être ; car ne voyant que nos bois et nos pâturages, à peine peut la renommée se charger seulement de nos noms, tant s'en faut qu'elle en doive raconter quelque chose, et en son silence nous pensons lui être infiniment favorisées ; car ce nous est beaucoup de bonheur que ne pouvant rien dire de nous à notre avantage, elle n'en dise rien du tout. - Vous direz ce qu'il vous plaira, reprit Daphnide, mais puisque j'ai connaissance de vos noms,

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si faut-il que la renommée η me l'ait donnée, étant de sorte éloignée de vos demeures que, n'ayant jamais été ici, je ne saurais les avoir appris que par elle ! Et je vois maintenant qu'encore qu'elle parle fort avantageusement de vous, elle est toutefois infiniment inférieure à la vérité, et qu'en cela elle vous fait tort. - Madame, dit Diane, votre courtoisie est celle qui nous donne cet avantage, et quoique nous soyons presque hors du monde, comme vous disait ma compagne, si voudrions nous bien
être telles qu'il vous plaît de nous figurer, parce  "
que la perfection est toujours désirable en qui  "
que ce soit. - Vous ne devez point, répliqua l'Étrangère, en désirer plus que vous en avez, car votre désir outrepasserait la puissance de la Nature, ne croyant point qu'elle puisse faire deux différentes beautés plus parfaites. - Et que diriez-vous, Madame, interrompit Hylas, qu'encore qu'elles soient telles, je n'en ai jamais été amoureux, ou c'est si peu que ce n'est rien ? - Je dirais, répondit Daphnide,
qu'il n'appartient pas à tous les oiseaux de se  "
plaire en la pure lumière du Soleil, ni par conséquent  "
à votre mauvaise vue en ces trop grandes beautés. - Tout au contraire, Madame, répliqua Hylas ! C'est parce qu'il y en a de plus belles en cette contrée qu'elles ne sont, et vous savez que Hylas aime sur tout la beauté. - Je croirais difficilement ce que vous dites, répondit l'Étrangère. -Je vous le ferai avouer, dit-il, si vous voulez venir où toute cette troupe s'en va. - Et afin, discrètes Bergères, continua-t-il se tournant

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vers Astrée et Diane, que vous ne vous mécomptiez, sachez que vous voyez devant vous sous ces habits de berger et de bergère, la plus belle Dame et le plus gentil Chevalier de la Province des * Gallo-Ligures, et que peut-être votre contrée n'eut jamais une plus grande faveur du Ciel que de les recevoir. C'est pourquoi, gentil Paris, vous ne devez pas souffrir qu'ils se séparent de cette compagnie qu'Adamas ne les ait reçus en sa maison. Paris et les bergères s'adressant à Daphnide s'excusèrent de ne lui avoir rendu l'honneur qu'ils lui devaient, et la supplièrent de sorte de vouloir faire cette faveur au grand Druide qu'enfin elle y consentit, tant pour satisfaire à la prière que Paris et ces belles bergères lui faisaient que pour le désir qu'elle avait de parler au sage Adamas sur les affaires qui la conduisaient en ce lieu, * ayant déjà fort ouï parler de sa prud'homie.
  Le contentement d'Hylas ne fut pas petit quand il vit cette résolution. Et parce que Daphnide avait fort bonne connaissance de son humeur, et qu'elle l'avait connu en l'île de Camargue et en Arles, elle lui fit par les chemins plusieurs demandes auxquelles les bergères répondaient quelquefois pour lui, et quelquefois Silvandre. Et quoiqu'il voulût se contraindre un peu devant Daphnide, Stilliane et Carlis, si est-ce qu'il ne pouvait s'empêcher d'échapper bien souvent en ses réponses, et même quand Silvandre prenait la parole ; de quoi ces Étrangères riaient de sorte qu'enfin

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s'adressant à Daphnide : - Je crois, lui dit-il, Madame, que prenant l'habit de ces bergères vous en avez aussi pris l'humeur, puisque les discours de ce berger vous plaisent si fort ; car il ne saurait ouvrir la bouche pour me contredire qu'elles n'en rient à haut de tête. Mais, Silvandre mon ami, continua-t-il, se tournant vers le berger, sois certain que c'est de toi que cette belle Dame se moque et non pas de moi, parce que, n'ayant été nourri qu'aux villages, tu ne sais guère bien comme il faut parler à celles qui lui ressemblent. Et pource, si tu m'en crois, tu ne continueras plus ce qui est tant à ton désavantage. - Gentil Berger, dit incontinent Daphnide, ne croyez point Hylas. Vous savez assez quel il est, et j'aurais trop de déplaisir que vous eussiez cette opinion de moi. - Madame, répondit Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches Hylas et moi, et toutefois nous ne nous croyons guère l'un l'autre. Mais Hylas, dit-il, se tournant vers lui, tu te trompes fort si tu crois que je n'aie point de connaissance de cette belle Dame. J'aurais en vain été si longuement parmi les Massiliens, et il faudrait bien que j'eusse eu les oreilles bouchées et les yeux clos si je n'eusse ouï parler de son mérite, ni vu sa beauté. Je sais, Hylas, peut-être mieux que toi, qui est la belle Daphnide, qui Alcidon, et qui le grand et redoutable roi Euric. Peut-être te raconterais-je plus particulièrement la prise η qu'il fit de la ville des Massiliens et de celle d'Arles qu'autre qui le voulût faire. Et pource, ne pense, encore

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que je sois berger, m'étonner par tes discours, n'ayant pas, non plus que toi, porté toujours la houlette et la panetière que tu me vois. Daphnide alors prenant la parole : - À la vérité, dit-elle, Hylas, ce berger montre qu'il ne me connaît pas mal, et je crois, aux paroles qu'il tient, qu'il en sait plus que vous ne pensiez. Mais, gentil berger, dit-elle, si ce ne vous est importunité, dites-nous où vous avez appris ce que vous racontez. - Madame, répondit Silvandre, j'ai été longuement dans les écoles η des Massiliens, où votre nom a été tant chanté des Bardes qu'il n'y a personne qui ne l'ait ouï. - Et comment êtes-vous maintenant, dit-elle, en cette contrée avec cet habit de berger, et qui vous y retient ? - La Fortune, dit-il, m'y a conduit, et l'Amour m'y arrête. - Et moi, dit Hylas, l'Amour m'y a conduit, et Alexis m'y fait demeurer η. - Et qui est, dit-elle en souriant, cette bienheureuse Alexis ? - C'est celle-là, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte et pâlir d'envie, la voyant si belle qu'il n'y a beauté qui puisse égaler la sienne. - Vous en dites beaucoup, Hylas, répondit-elle, pour n'être pas cru, et trop pour être cru du tout. - Que diriez-vous, répliqua-t-il, si je vous en disais autant qu'il y en a, puisque n'ayant seulement que commencé d'en parler votre croyance est si faible ? Si vos yeux ne me servaient bientôt de témoins contre vous-même, je m'efforcerais de le vous témoigner par mes paroles. Mais je me remets à eux et au jugement qu'ils en feront ; même que j'espère que ce sera si tôt que, vous souvenant encore de mes paroles, vous

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avouerez en votre âme qu'elles sont véritables, si ce n'est que vous m'accusiez de n'en avoir pas dit assez. Alcidon alors prenant la parole : - Pour l'amour de vous, Hylas, dit-il, on vous avouera que votre maîtresse est belle ; mais qu'elle surpasse Daphnide, si les paroles me défaillaient pour soutenir le contraire, j'y mettrais le sang et la vie. - Et moi, dit Hylas d'un visage fort sérieux, tant qu'il ne faudra que des paroles pour soutenir ce que j'ai dit, je le maintiendrai contre qui que ce soit ; mais soudain qu'il faudra y employer du sang, je ne le quitterai pas seulement à vous, mais à tous autres qui voudront soutenir le contraire ; car je fais profession η de parler et non pas de tuer. Chacun se mit à rire, et de telle sorte qu'Alcidon ne put lui répondre de longtemps.
  Sans doute leurs discours eussent continué plus longuement, s'ils ne se fussent trouvés si près de la maison d'Adamas qu'ils furent contraints de se taire pour la considérer. Cependant Alexis, pour avancer d'autant le contentement qu'elle se promettait de la vue d'Astrée, s'était accoudée sur une fenêtre qui regardait du côté de la plaine, et discourait avec Léonide du prochain contentement qu'elle attendait. Mais lorsqu'elle aperçut cette belle et grande troupe, s'assurant qu'Astrée en était, elle tressaillit toute, et à mesure qu'elle se venait approchant, elle allait aussi discernant tantôt une bergère et tantôt un berger de sa connaissance. Mais lorsqu'elle reconnut Astrée, ô Dieu que devint-elle η ! Elle demeura longuement la

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vue sur elle sans dire mot, comme ne pouvant saouler ses yeux de cet agréable objet. Enfin avec un grand soupir, et la montrant du doigt à Léonide : - La voilà, dit-elle, la plus belle, et la plus aimable bergère de l'Univers, * imitant presque en ce transport Adraste en sa folie. Et après s'être tue pour quelque temps, elle se recula un pas de la fenêtre, et pliant le bras l'un en l'autre sur l'estomac : - Mais, ô Dieu ! dit-elle, comment m'oserai-je présenter devant ses yeux puisqu'elle m'a commandé η le contraire ? - Vous voici encore, répondit Léonide, en votre vieille erreur ! N'avez-vous pas assez débattu, avant que venir ici, ces mêmes considérations * contre Adamas ? Et avez-vous déjà oublié les raisons que si prudemment il vous a rapportées ? - Ne croyez pas, répliqua Alexis, que je les aie oubliées, mais je sais bien aussi que, comme que ce soit, Astrée me verra et je la verrai ; qu'elle parlera à moi et que je parlerai à elle. Et n'est-ce pas cela contrevenir à ce qu'elle m'a défendu ? Va-t-en, me dit-elle. Je me souviendrai toute ma vie de ces cruelles paroles η. Va-t-en, déloyal, et garde-toi bien de te faire jamais voir à moi que je ne te le commande. La Nymphe qui vit bien que si ce discours passait plus outre il ne pouvait que donner beaucoup d'inquiétude au Berger, pour ne le continuer davantage elle lui répondit : - Il ne faut plus, Alexis, vous remettre devant les yeux ces considérations. La pierre en est jetée, et il n'est plus temps de demander conseil si vous devez voir Astrée, les choses sont en tel état que, de nécessité, il

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faut passer plus outre. Mais voici bien l'heure que vous devez montrer que vous êtes homme η, et que vous venez de cet Alcippe de qui le courage a tant été estimé η de chacun. Il faut, dis-je, que, changeant de visage et de façon, vous receviez Astrée sans vous étonner, et qu'à son abord vous ayez tant de puissance sur vous-même que personne ne s'aperçoive de ce que vous voulez tenir caché. Car il faut que vous sachiez   "
que les premières impressions sont celles qui  "
durent le plus longtemps, et sur lesquelles on fait  "
un plus sûr jugement. Et pource résolvez-vous  "
à vous déguiser de sorte que ceux que votre habit abusera ne puissent être détrompés par vos actions. - Ha ! Madame, dit Alexis,  "
que ceux qui sont sains donnent aisément conseil aux malades !  "
- Ne voilà pas déjà une faute, reprit Léonide, pourquoi ne m'appelez-vous votre sœur, et non pas Madame ? Puisque vous savez bien que, comme Adamas veut que j'appelle Paris mon frère, de même il m'a ordonné que je vous nommasse ma sœur ; et si vous faites autrement quel soupçon ne donnerez-vous point de vous-même ? Voyez-vous, Alexis, votre visage ressemble si fort à celui de Céladon que si vous voulez qu'il ne soit point reconnu, il vous faut user d'un grand artifice pour le déguiser. - Ma sœur, répondit Alexis, puisqu'il vous plaît que je vous nomme de cette sorte, je m'étudierai de n'y plus faillir, mais souvenez-vous que jamais personne ne fut plus empêchée que votre misérable sœur en cette occasion, et que, si la fortune ne lui aide η, je ne sais

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comment elle pourra tromper les yeux d'Astrée, envers laquelle elle n'a jamais usé de
" feinte ni de déguisement η. - C'est aux occasions, dit la
Nymphe, qu'il faut faire paraître ce que nous
" valons. Efforcez-vous un peu, et faites comme on dit, de nécessité vertu, et vous assurez que l'autorité d'Adamas est si grande, et sa prud'homie telle en l'opinion de chacun, que, pour peu que vous vous y aidiez, il n'y a pas apparence que l'on entre en doute que vous ne soyez sa fille.
  Elle parlait de cette sorte quand Adamas, ayant été averti de la venue d'Astrée, entra dans la salle pour rassurer un peu Alexis, qui ne fut pas une petite prudence ; car elle était tant hors d'elle-même qu'il était bien nécessaire de la préparer à cette rencontre, de peur qu'étant surprise elle ne donnât trop de connaissance de ce qu'elle était. Et lorsqu'ils étaient plus avant en discours, on les vint avertir que toute cette troupe était déjà dans la basse cour du château. Alexis changea toute de couleur, et les jambes lui tremblèrent de sorte qu'elle fut contrainte de s'asseoir. Léonide qui s'en prit garde, afin de mieux couvrir leur dessein, dit à Adamas qu'il serait à propos de fermer les vantaux des fenêtres, et ne laisser que fort peu de * clarté dans la salle afin que l'on s'aperçût moins des changements du visage d'Alexis, et que cet artifice serait encore à propos pour empêcher que la grande chaleur n'entrât si fort dans le logis. Le Druide, qui trouva cet avis fort bon, le commanda à ceux qui

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l'étaient venu avertir de l'arrivée des Bergères. Mais s'ils étaient bien empêchés de leur côté, Astrée ne l'était guère moins du sien, à qui le cœur battait de sorte qu'elle en était elle-même tout étonnée. Ce qui la contraignit, s'approchant de Phillis, de lui dire à l'oreille : - Je vous prie, ma sœur, trouvez quelque excuse pour nous faire un peu arrêter ici, car j'avoue que l'espérance que j'ai de voir en Alexis le visage de Céladon me met si fort hors de moi que je crains, si je n'ai le loisir de me rassurer un peu, de donner trop de connaissance de ce que je désire de cacher à chacun, mais particulièrement à ces Étrangers. Phillis, qui était avisée, s'approchant de Daphnide : - Madame, lui dit-elle, n'êtes-vous point lasse de cette âpre montée ? Si vous le trouviez à propos, je m'assure que toute cette compagnie serait bien aise de reprendre un peu d'haleine avant que de monter à la salle. - Quant à moi, dit-elle, je suis bien de cet avis, et je n'osais le proposer de peur de vous déplaire à toutes. Hylas qui ne pouvait souffrir qu'on lui retardât le contentement de voir sa chère Alexis : - Madame, dit-il, si vous n'étiez en si bonne compagnie, je * n'oserais vous laisser seule ; mais puisque cela est, vous ne trouverez pas mauvais que j'aille dire que vous venez ; car j'aime mieux reprendre haleine auprès d'Alexis, et contenter mes yeux des beautés que j'ai laissées dans la maison que d'être ici, et ne contempler que les statues qui sont dans les niches de ces murailles η. À ce mot, sans attendre personne, ni même la réponse

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de Daphnide, il monta l'escalier au haut duquel, à l'entrée de la salle, il rencontra Adamas, Léonide, et Alexis. Et parce qu'ils avaient jugé tous trois que l'amour de Hylas servirait beaucoup à couvrir ce qu'ils voulaient tenir caché, ils lui firent la meilleure chère qu'ils purent, et même le Druide, après l'avoir embrassé, en souriant lui dit : - Il est aisé à connaître qui de toute cette troupe il est le plus de nos amis. - Si la hâte, dit Hylas, que j'ai eue de venir le premier vous en a donné quelque connaissance, le retardement que je mettrai à m'en aller le dernier ne vous en rendra pas moins de témoignage. Mais je voudrais bien que ma venue fût aussi agréable à votre compagnie comme elle a été désirée de moi. - Il n'en faut nullement douter, dit Léonide, n'est-il pas vrai, ma sœur ? - J'avoue, répondit Alexis, que quant à moi j'en reçois beaucoup de contentement. Hylas alors s'approchant d'elle : - Voyez-vous, belle Alexis, dit-il assez bas, comme je ne suis guère difficile à contenter ! Pourvu que de vous trois, vous seule l'ayez agréable, ce m'est assez. - Et quoi, reprit Léonide, feignant fort à propos d'en être fâchée, estimez-vous, glorieux Berger, si peu le reste de la compagnie ? Je vous assure que je m'en vengerai, et qu'avant que la journée se passe vous vous repentirez du mépris que vous avez fait de moi. Elle proféra ces paroles avec un visage sévère, et représentant fort bien ce feint mécontentement. Mais Hylas, qui de son naturel ne se souciait de femme du monde que de celle qu'il aimait : - Je m'en repentirai, dit-il, lorsque

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la belle Alexis se repentira de ce qu'elle a dit. Et avant que cela soit, si vous ne voulez perdre vos peines, ne cherchez point de vous venger de moi. Et lorsqu'elle s'en repentira, ne prenez non plus la peine de faire cette vengeance ; car le déplaisir que j'en aurai sera si grand que vous n'y sauriez rien ajouter. - Mon serviteur, répondit Alexis, tant que vous m'aimerez, cette vengeance ne se fera donc point, car votre bonne volonté m'est trop chère.
  Il voulait répondre lorsqu'Adamas l'interrompit, lui demandant qui étaient les bergers et bergères qui venaient. - Je suis bien aise, mon père, lui répondit-il, que vous m'ayez fait souvenir de le vous dire ! Car, en partie, j'ai devancé cette troupe pour vous en avertir, et je l'avais oublié, tant la vue d'Alexis m'empêche de penser ailleurs. Sachez donc qu'Astrée, Diane et Phillis y sont, et plusieurs autres des hameaux voisins, ensemble quelques étrangers, comme Florice, Circène et leur compagnie. Mais cela ne m'eût pas convié de vous en venir donner avis n'eût été la rencontre que nous avons faite en chemin de la belle Daphnide et du gentil Alcidon, qui déguisés avec des habits de berger, viennent en cette contrée chercher la fontaine η de la Vérité d'amour ; car Daphnide est la plus estimée Dame de la Province des Romains, et Alcidon le plus aimé Chevalier de Thierry et du grand Euric. Et par ainsi vous voyez que je ne suis pas le seul étranger qui, changeant mon habit, me déguise de celui de berger pour vivre heureusement en votre contrée.

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Adamas lui répondit : - Est-il possible que ce soit cette belle Daphnide de qui le grand Euric roi des Wisigoths a été tant amoureux ? Et Hylas lui ayant répondu que c'était celle-là même, il continua : - Encore que je ne l'aie jamais vue, je ne laisserai pas de la connaître, parce que j'en ai un portrait qu'on m'a assuré lui être fort ressemblant, si ce n'est que l'habit qu'elle porte m'en puisse peut-être empêcher. * Je ferai toutefois semblant de n'en rien savoir, pour pouvoir rendre à nos bergères l'accueil η que je leur dois.
  Leurs discours eussent bien continué davantage s'ils n'eussent été interrompus par la venue de toute la troupe. Car Astrée, encore que ce fût elle qui fût cause du retardement, ne pouvant toutefois se priver plus longtemps de la vue de ce visage tant aimé, en fit signe à Phillis qui, pour complaire à sa compagne, s'adressant à Daphnide et à Paris, leur dit tout haut : - Hylas par son impatience nous empêche de reprendre notre haleine à notre aise, nous contraignant de le suivre ; car que dira Adamas quand il saura par lui que nous sommes ici ? - Vous avez raison, dit Daphnide, et prenant Astrée et Diane par la main, elles s'acheminèrent toutes de compagnie. Et parce que l'escalier était large, elles marchaient toutes trois ensemble, et le reste de la troupe venait confusément après. Adamas les attendait à l'entrée de la salle, où il les reçut avec le meilleur visage qui lui fut possible, et, feignant de ne point connaître Daphnide ni Alcidon, il adressa sa parole

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aux bergères η de sa connaissance, et leur dit en souriant : - Et quoi ? glorieuses bergères, vous méprisez de sorte vos voisins que, si je ne m'en fusse plaint, ma fille eût été longtemps ici sans que vous eussiez daigné la venir voir ? Astrée, qui prit garde qu'encore qu'il parlât à toutes toutefois il adressait sa parole particulièrement à elle, lui répondit aussi pour toutes : - C'est ainsi,  "
mon père, que les choses qui dépendent de  "
plusieurs sont bien souvent retardées, encore qu'elles  "
soient jugées devoir être faites promptement.  "
- Cette excuse, dit Adamas, n'est guère bonne, et me semble que chacune de vous en particulier me devait cette connaissance d'amitié pour celle que je vous porte à toutes. Lors Diane prenant la parole : - Mon père, dit-elle en souriant, vous savez bien que plusieurs aiment mieux  "
donner * ce qu'ils ne doivent pas que de  "
s'acquitter de leurs dettes ! Mais si nous "
avons fait cette faute, nous n'en sommes pas demeurées sans châtiment, nous privant si longtemps de la chose du monde qui mérite le plus d'être vue. Et à ce mot, * parce que Daphnide s'était reculée expressément, après avoir salué Léonide, Astrée s'avança pour en faire de même à la déguisée Alexis. Mais quelle devint-elle quand elle jeta les yeux sur son visage ! Et quelle devint Alexis quand elle vit venir Astrée vers elle pour la baiser ! Mais enfin η, ô Amour ! en quel état les mis-tu toutes deux quand elles se baisèrent η ? La bergère devint rouge comme si elle eût eu du feu au visage, et Alexis, transportée de contentement, se mit à trembler comme si

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un grand accès de fièvre l'eût saisie. Hylas, qui avait remarqué de quel courage sa maîtresse avait salué cette bergère, en devint si jaloux qu'il ne put souffrir qu'elle la tînt plus longtemps en ses bras, et cette jalousie fut cause qu'il les sépara, et que Diane eut le loisir d'entrer en la place d'Astrée, et après elle Phillis et puis le reste de la troupe.
  Mais Adamas, qui désirait de couvrir le plus qu'il lui était possible les changements de visage et les troubles de l'esprit de sa fille, après que les premières salutations furent faites, et que confusément toute la troupe fut entrée dans la salle, il mit Alexis au lieu le plus obscur, et lorsqu'il voulut les faire asseoir, il fit semblant de prendre garde à Daphnide et à toute sa suite, et pource, s'adressant à Thamire, il lui demanda fort haut qui étaient ces belles Étrangères. - Hylas, lui dit-il, mon Père, vous en dira plus de nouvelles que moi, s'il vous plaît de prendre la peine de lui en demander ; car je ne puis vous en dire autre chose sinon que, les ayant rencontrées en venant ici, il nous a dit qu'elles étaient principales Dames de la Province des Gallo-Ligures. Lors Paris s'approchant d'Adamas lui dit que c'était la belle Daphnide et le renommé Alcidon, si connus et pour la beauté et pour le mérite dans la Cour du grand Euric. Le Druide, feignant de n'en avoir rien su encore, fit semblant de se courroucer à Paris de ce qu'il ne l'en avait point averti, et lors s'adressant à elle : - Madame, lui dit-il, pardonnez à mon ignorance, et accusez votre habit si je ne vous ai pas

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rendu l'honneur qui vous est dû. - Mon père, répondit Daphnide, quand je me suis déguisée de cette sorte, ce n'a jamais été en intention d'être reconnue en cette contrée, où je ne suis pas venue pour y tenir le rang de Daphnide mais seulement pour y trouver le repos que les Dieux m'y ont promis. Et je crois bien que sans Hylas j'eusse pu achever mon voyage aussi inconnue que je le désirais. Mais puisque sa rencontre m'en empêche, je vous supplie, mon Père, que la connaissance que vous avez de moi ne vous porte pas à ces devoirs de respect et d'honneur desquels vous parlez, mais à m'aider à trouver les salutaires remèdes que les Dieux m'ont fait espérer de recevoir en cette contrée. Adamas, avec beaucoup d'honneur et de soumission, lui répondit qu'il essayerait de la servir en tout ce qu'il serait capable, et que toutefois il ne prétendait pas se dispenser pour cela de l'honneur qu'il lui devait. Et lors, lui présentant une chaire et de même à Alcidon et à tout le reste de la compagnie, chacun ayant pris sa place, Astrée se trouva auprès d'Alexis et Léonide de l'autre côté, qui empêcha que Hylas ne se pût mettre auprès de sa nouvelle Maîtresse. Et parce qu'il lui semblait qu'elle s'amusait trop avec Astrée, et qu'il ne pouvait souffrir de se voir privé si longtemps de son entretien, il l'allait interrompant, et la contraignait bien souvent de lui répondre. Phillis prit garde au visage d'Astrée qu'il l'ennuyait, et qu'elle eût bien voulu en être déchargée pour entretenir plus commodément cette Druide, si ressemblant

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à son Berger tant aimé, et pour décharger sa compagne d'une telle importunité, elle dit à Hylas : - Mon feu serviteur, encore n'y a-t-il que les anciennes amitiés ! Cette Maîtresse que vous estimez si fort est si belle qu'elle ne fait pas grand cas de vous, revenez donc vers moi qui vous aime et qui vous estime comme vous méritez. Hylas qui était passionnément Amoureux d'Alexis : - Ma feu Maîtresse, dit-il à Phillis, vous ne prenez pas garde à qui vous parlez quand vous mettez en avant ces anciennes amitiés ; car il suffit de les nommer telles pour me les faire haïr. Et pour vous montrer que ce n'est d'aujourd'hui que j'ai cette opinion, oyez des vers que j'ai faits il y a longtemps sur ce sujet, lorsque, venu de Camargue, j'étais encore sur les rives de l'Arar, et que, selon la coutume, aux Bacchanales, nous nous déguisions pour danser η. Et lors, s'approchant de Phillis, il dit tels vers :


Signet AMOUR AUX DAMES,
CONDUISANT LES VENTS
pour danser.

21_i_47JE suis Amour, cet Enfant
Qui commande à toute chose,
Et qui de tous triomphant,
De tous à mon gré dispose.

Signet[ 48 recto ] 1619 1621

La jeunesse, les appâts,
Et les âmes sans malices,
Le ris, le jeu, les ébats,
Sont mes plus chères délices.

Enfant, j'aime les enfants,
Chacun aime ses semblables,  "
Et des vieux je me défends,
Comme d'Amour incapables.
Où sont aiguisés mes dards,
Où sont mes flammes éprises,
Qu'entre les enfants mignards
Et leurs jeunes mignardises ?

Aussi j'aime la beauté
Qui, comme nouvelle rose
Sous les rayons de l'Été,
N'est encore bien éclose.
Et tiens pour un grand malheur
D'aimer longtemps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,  "
J'aime l'épine nouvelle.  "

Signet[ 48 verso ] 1619 1621

Qui veut donc suivre l'Amour,
Aime une tendre jeunesse.
Qu'il change de jour en jour,
Pour toujours d'une maîtresse
Ne rallumer le tison
"  Que mes lois veulent qu'il meure η :
"  Amour est vieux et grison
Quand il dure plus d'une heure.

Mais je ne sais toutefois
Quelle est l'erreur étrangère
Qui, mêlant parmi mes lois
Sa doctrine mensongère,
Vient enseigner à l'Amant
Une nouvelle science,
Que quelques-uns vont nommant
Du faux titre de Constance η.

Elle dit qu'il faut aimer
Jusque dans la sépulture,
Et qu'on doit mésestimer
Qui cherche une autre aventure.
Voire comme si son mieux

Signet[ 49 recto ] 1619 1621

Chacun ne devait pas suivre !
À quoi serviraient les yeux,
Et pourquoi faudrait-il vivre ?

Or pour défendre les miens
D'une si grande folie,
À cette heure je m'en viens
Des cavernes d'Éolie,
Où, dans de profonds cachots
Près du centre de la terre,
Les vents qu'on y tient enclos,
Sans cesse se font la guerre.

Je les amène avec moi,
Ces vents légers, ô mes Dames,
Pour vous inspirer ma Loi,
Et pour chasser de vos âmes,
Avec la légèreté
Qu'ils ont eue en leur naissance,
Cette opiniâtreté
Que vous appelez Constance.

Venez donc, troupeau léger,

Signet[ 49 verso ] 1619 1621

Venez, je vous en supplie,
Dedans ces cœurs vous loger
Pour chasser cette folie !
Faites que dorénavant
À bien aimer on s'apprête,
"  Mais qu'Amour comme le vent
"  Meure soudain qu'il s'arrête.

Éloignez, éloignez-vous,
Ô vous, âmes trop austères,
De mes Autels et de nous,
Et de mes sacrés mystères !
Non, vous ne méritez pas
D'avoir part à notre gloire,
Contentez-vous du trépas
Dont nous aurons la victoire.

  Si vous voulez donc, continua Hylas, que je revienne vers vous, ne me parlez plus de ces anciennes amitiés, car je tiens pour ma devise,

"  Une heure aimer, c'est longuement,
"  C'est assez d'aimer un moment.

  Et ne pensez que l'estime que vous dites faire

Signet[ 50 recto ] 1619 1621

de moi me puisse attirer, car on ne se soucie guère  "
d'être estimé des personnes de qui on a quitté l'amitié,  "
et qui nous sont indifférentes. Silvandre prenant la parole pour Phillis : - La réputation, dit-il, que chacun désire si fort, qu'est-ce autre chose que cette estime que tu méprises tant ? Et si elle est même estimable parmi les ennemis, pourquoi ne le sera-t-elle, Hylas, parmi les personnes que tu as tant aimées ? - Je vois bien, répondit froidement Hylas, que Silvandre n'a pas la place qu'il désire non plus que moi, et que, pour décharger sa colère sur quelqu'un, il me vient faire des contes dont les nourrices endorment leurs enfants. Mais, Silvandre, mon ami, contre la mauvaise fortune il faut avoir bon cœur, et cependant nous contenter de dire que ce siècle est fort dépravé, que les faveurs ne suivent jamais les mérites, et que quelque jour la Fortune cessera de nous persécuter η.
  Hylas parlait de cette sorte à Silvandre, parce que Léonide, pour favoriser Paris, avait mis Diane au milieu, de sorte que Silvandre, ne pouvant s'en approcher, avait été contraint de se mettre entre Célidée et Florice, ce qui étant reconnu de chacun fut cause qu'ils se mirent tous à rire de cette réponse ; Et Phillis particulièrement qui dit : - Il faut avouer, Silvandre, qu'à ce coup il vous est advenu comme à celui qui veut séparer deux personnes qui ont l'épée en la main, et qui, se mettant au milieu, en demeure blessé encore qu'il n'ait point de querelle. - Si vous n'aviez point, répondit Silvandre, éprouvé bien souvent que les armes d'Hylas

Signet[ 50 verso ] 1619 1621

n'ont ni pointe ni tranchant, je ne m'étonnerais pas tant que je fais de ce que vous dites. Mais, Bergère, l'ayant essayé tant de fois, je ne sais comment vous pouvez avoir cette opinion. - Ne vous en étonnez, dit la bergère, car il a changé d'armes, maintenant il ne combat pas sous les siennes, et celles dont il vous a blessé sont empruntées d'une personne qui a accoutumé de vaincre. - De cette sorte, répondit-il, je vous avouerai une partie de ce que vous dites. - Et moi, interrompit Hylas, je dirai avec plus de vérité que vous ne sauriez ni l'un ni l'autre me blesser ni de vos armes, ni de quelque autre que vous puissiez emprunter ; car entre vos mains, pour bonnes qu'elles soient, elles demeureront sans force contre moi. - Et entre les miennes, dit Florice, qu'en direz-vous ? - Que je
" ne me souviens η plus, répondit-il, si vous en
" avez jamais eu. - Vous ne direz pas ainsi de moi,
ajouta Circène. - J'avouerai, dit-il, que
" quand je ne vous vis qu'un peu, je vous aimai
" beaucoup, et quand je vous vis beaucoup, je ne
" vous aimai que fort peu. - Sa vue, dit Palinice, a fait en cela comme le scorpion η qui guérit la blessure qu'il a faite. Mais je m'assure que vous ne direz pas cela de moi. - De vous, dit-il,
" comme s'il eût été étonné, eh ! par Hercule,
" dites-moi comment vous appelez-vous afin que
" je sache si votre nom η ne me blessera point
" mieux que votre visage ? - Je vois bien, reprit Stilliane,
qu'il n'y a que moi qui l'aie pu vaincre.
" - Le peu, répondit Hylas, que je demeurai dans
" votre prison montra assez quelle fut votre victoire.

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- À la vérité, continua-t-elle, vous en sortîtes, mais ce ne fut pas sans payer votre rançon. - Si je vous ai payée, répliqua-t-il, je ne vous dois plus rien, et si vous pensiez de me pouvoir surmonter aussi aisément que vous fîtes, vous vous tromperiez fort. Je suis bien devenu plus grand guerrier que je n'étais pas, et je vous conseille de ne vous y point hasarder ; car vos armes ne sont pas d'assez bonne trempe pour fausser les miennes. - Croyez, Stilliane, ajouta Carlis, qu'Hylas n'est que pour moi, et que, comme j'ai été la première qu'il a aimée, je dois être aussi la dernière. N'est-il pas vrai,
Hylas ? - Souvenez-vous, lui dit-il, Carlis, qu'il  "
est certain que tout revient à son commencement,  "
et que tout ainsi qu'au commencement "
que je vous vis je ne vous aimai point, de même  "
aussi la dernière fois que je vous revois je  "
n'ai point d'Amour η pour vous."  
  Il n'y eut personne qui se pût empêcher de rire oyant les gracieuses réponses d'Hylas, qui continuèrent fort longtemps, cependant qu'Alexis et Astrée parlaient ensemble. Mais encore qu'il semblât qu'Alexis dût bien employer ce temps que la fortune lui concédait, si est-ce qu'elle demeura longtemps sans savoir par où commencer, étant empêchée par tant de considérations que peut-être cette commodité se fût écoulée inutilement si Astrée n'eût commencé la première à parler. Car cette déguisée Druide, voyant devant elle celle qui lui avait fait le commandement η de ne se laisser jamais voir à elle, craignant d'être reconnue

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ou à la voix ou à la parole, ou en quelqu'une de ses actions, était de sorte interdite qu'elle n'osait ouvrir la bouche ; ce qu'Astrée attribuait au peu de privauté qui était entre elles, ou bien qu'ayant toujours été nourrie parmi les Vierges Druides et ne sachant guère des affaires de cette contrée, elle était en peine de quoi lui parler. Mais la Bergère était bien déçue, puisque ce qui l'en empêchait, c'était tout le contraire et pour en savoir trop. Et parce que ce visage qui lui représentait celui de Céladon aussi bien en la mémoire que devant les yeux lui donnait un extrême désir de gagner les bonnes grâces d'Alexis, qui ne lui étaient déjà que trop acquises, elle fut la première à rompre le silence de cette sorte : - Quand je considère la beauté de votre visage, et les grâces dont le Ciel vous a avantagée par-dessus les plus belles de notre âge, je l'appelle presque injuste d'avoir voulu priver si longtemps cette contrée de ce qu'elle a jamais produit de plus rare en vous cachant parmi les Vierges
Druides, si loin de nous. Mais quand je me
" remets devant les yeux que de tout ce qui est en
" l'Univers il n'y a rien d'assez digne pour servir la grandeur de DIEU, je dis qu'il est très juste d'avoir fait choix de vous comme de la chose du monde la plus parfaite η. - Plût à Dieu, dit froidement Alexis, que les perfections que la civilité vous fait dire être en moi y fussent aussi véritablement que tous ceux qui vous voient les reconnaissent en vous, afin que je fusse en quelque sorte aussi digne de servir notre grand

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Tautatès que d'affection je dédie le reste de mes jours à son service ! Je ne rougirais pas, belle Bergère, de vous ouïr tenir ce langage qui me reproche plutôt ce qui me défaut qu'il ne me représente ce que je suis. - Je serais marrie, reprit Astrée, que vous eussiez si mauvaise opinion de moi que de croire que je ne sache reconnaître en quelque sorte les perfections qui
sont en vous ; car encore que le Ciel m'ait fait  "
naître bergère, et ne m'ait donné guère plus  "
d'esprit qu'il en faut pour vivre parmi les bois,  "
si est-ce que, comme la clarté du Soleil est vue  "
par tous les yeux auxquels elle éclaire, quoique plus ou moins selon qu'ils en sont capables, de même m'est-il permis de voir vos perfections, et en reconnaître assez pour les admirer, quoique j'avoue que plusieurs autres à qui Tautatès aura donné plus de jugement les remarqueront mieux, mais ne les sauraient estimer davantage que je fais. - Je ne contredirai jamais, répliqua Alexis, à un si favorable jugement ; mais je prierai seulement Dieu que quand vous m'aurez mieux connue, vous ne le révoquiez point ; car encore que mon dessein ni ma profession ne me doive η pas laisser en ce lieu fort longuement, si est-ce que ce me sera toujours un extrême contentement d'être aux bonnes grâces de toutes celles qui vous ressemblent, et particulièrement de vous, de qui j'ai désiré il y a longtemps la connaissance. Et vous assure que ce désir me fit laisser mes compagnes avec moins de déplaisir, quand je sus que je verrais Astrée. - Madame, répondit la bergère, cette faveur

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en toute façon est extrême ; car si vous en avez eu la volonté si éloignée de nous, ce bonheur ne peut être mesuré, et si c'est seulement pour nous obliger que vous le dites, ne sommes-nous pas bienheureuses que cette pensée ait été en vous ? Mais je dirai bien avec vérité que la nouvelle de votre venue remplit toute cette contrée et de tristesse et de joie : de tristesse, oyant dire votre maladie, et de joie, nous assurant de recevoir cet honneur de vous voir. - Et toutefois, dit Alexis, belle bergère, vous avez tant retardé de venir ici que si autre que vous me le disait je ne le croirais pas ! Mais pour changer de discours, dites-moi je vous supplie, à quoi passez-vous ordinairement le temps ? car on m'a fait entendre que la plus heureuse vie du monde est celle des Bergers et Bergères de Forez. - Elle est, dit Astrée, véritablement heureuse pour ceux qui n'ont point été plus aimés de
" la fortune ; car vous savez, Madame, que ceux
" qui ont été heureux η, quand ils perdent une
" partie du bien qu'ils ont possédé ressentent plus
" de déplaisir que s'ils avaient été toujours malheureux. - Il est vrai, dit Alexis, mais en votre vie champêtre et retirée, je ne crois pas que vous soyez guère sujettes à ces coups de fortune. - Nous ne * le η sommes pas tant, dit Astrée, que celles qui vivent dans les Cours, et dans le maniement du monde. Mais tout ainsi que les lacs,
" encore qu'ils soient moins spacieux que la mer,
" ne laissent d'avoir leurs orages et leurs tempêtes,
" de même est-il de nous, car nous avons aussi nos infortunes et nos malheurs. Et je saurais

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bien qu'en dire ayant depuis peu perdu η presque en même jour et mon père et ma mère, perte qui m'a de sorte affligée que je ne pense pas de longtemps m'en pouvoir remettre. - Et y a-t-il longtemps, répondit Alexis, car il me semble d'en avoir ouï parler ? - Il y a environ quatre ou cinq η Lunes, dit la Bergère, jour qui me sera à jamais déplorable ! Et à ce mot, elle fit un grand soupir. - Il est bien ennuyeux, dit Alexis, de perdre ceux à qui on est obligé de porter
tant d'affection, si n'y a t-il rien de si naturel que "
de voir mourir le père avant les enfants. Encore  "
vous doit-ce être une grande consolation qu'ils vous aient laissée en âge de vous savoir conduire. - Une des choses, dit Astrée, qui m'a aussi vivement touchée en leur mort, c'est que presque j'en suis la cause. - Il est certain, dit Alexis, que vous me remettez en mémoire d'en avoir ouï dire η quelque chose, et me semble qu'on me raconta qu'ils s'étaient noyés en voulant vous retirer d'une rivière où vous étiez tombée. - Pardonnez-moi, Madame, dit Astrée. Il est vrai que je tombai dans la malheureuse et diffamée rivière de Lignon voulant aider à un berger qui
s'y noya. Et parce que les mauvaises nouvelles  "
sont incontinent portées, ma mère, Hippolyte,  "
le sut, et comme on augmente toujours au  "
conte, on lui dit que je m'y étais noyée. Elle fut surprise d'une si grande frayeur que jamais depuis elle ne se put remettre, et mourut incontinent après, et mon père du regret de sa perte la suivit bientôt. Et ainsi je fus privée en même temps et de père et de mère. Astrée ne put

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raconter ces choses sans être fort émue, et Alexis de même, mais feignant que c'était pour la compassion, elle lui dit : - Et qui était le pauvre berger qui se noya ? - Je ne crois pas, dit froidement Astrée, que son nom soit connu de vous. Il se nommait Céladon, et était frère de Lycidas que vous voyez ici. - Est-ce, continua Alexis, Céladon fils d'Alcippe et d'Amarillis ? - C'est celui-là même, dit Astrée. - Je connais son nom, répondit Alexis, et je me souviens d'en avoir ouï fort souvent parler. Ce fut à la vérité un malheureux accident. - Je vous assure, Madame, reprit Astrée, que depuis ce temps-là, il semble que toute sorte de plaisir se soit banni de notre rivage, car autrefois on ne voyait que jeux et réjouissances parmi nous, à cette heure chacun est saisi d'un tel assoupissement qu'on ne jugerait jamais que nous fussions celles que nous soulions être. Et, quant à mon particulier, j'en ai bien eu du sujet ayant perdu un père et une mère qui me tenaient si chère que maintenant, me voyant traiter autrement par mon oncle, entre les mains de qui je suis tombée, je le ressens doublement. Mais Madame, je vous entretiens d'ennuyeux discours, pardonnez-moi s'il vous plaît. - Tant s'en faut, répliqua Alexis, que vous m'obligez infiniment, et me faites un extrême plaisir de me raconter ces particularités qui vous touchent ; car outre que votre mérite et votre vertu obligent chacun à vous estimer, il faut que vous croyiez que particulièrement je désire que vous m'aimiez, et pource continuez si vous me voulez faire plaisir. - Madame,

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dit Astrée, si Dieu m'a fait cette grâce de vous donner cette bonne volonté à mon avantage, je la reçois pour très grande, et vous jurerai, si toutefois vous me le permettez et que vous ne pensiez que ce soit outrecuidance, que dès le moment que j'ai eu l'honneur de vous voir il y a eu quelque chose qui m'a tellement donnée à vous que rien ne m'en retirera que la mort.
  Alexis voulait répondre, et peut-être fussent-elles * entrées η bien avant en discours si la jalousie de Hylas ne les en eût empêchées. Mais lui, tout effrontément, ne pouvant plus supporter cette longue conférence entre ces deux Amants, il se vint mettre à genoux devant Alexis, et lui prenant une main la lui baisa avant qu'elle s'en fût pris garde tant elle était attentive à son discours. Mais s'en étant enfin aperçue, elle retira sa main, et lui dit : - Et quoi, mon serviteur, ces belles bergères de Lignon ont-elles accoutumé de vous permettre ces familiarités ? Les Vierges Druides d'où je viens trouveraient cela fort étrange. - Ma Maîtresse, dit Hylas, tout ainsi que je ne me conduis pas selon les incivilités de ces bergères dont vous parlez, aussi ne devez-vous suivre les austérités de ces Druides, autrement ni vous ni moi n'en recevrons pas beaucoup de contentement. - Je ne sais, dit Alexis, ce que vous voulez dire, mais si sais bien qu'il vous faudra avoir de fortes raisons pour m'empêcher de suivre les exemples des saintes Vierges parmi lesquelles j'ai été si longuement nourrie. - Je crois bien, dit froidement Hylas, ce

Signet[ 54 verso ] 1619 1621

que vous dites, mais vous devez aussi penser qu'il ne vous faut pas de moindres persuasions pour me faire changer de naturel. - Je serais bien marrie, répondit Alexis, de vous contraindre d'en changer, car je vous veux bien tel que vous êtes ! Mais permettez que la Loi soit égale entre nous, c'est le moins, que, comme à votre Maîtresse, vous me devriez accorder. - Il est vrai, dit Hylas, mais comment l'entendez-vous ? - Je l'entends, continua Alexis, que comme je vous veux bien tel que vous êtes que vous me vouliez bien aussi telle que je suis, et qu'ainsi sans que vous changiez ni moi d'humeur ni de complexions, nous nous entre-aimions toujours comme nous avons commencé. - Je veux bien, dit Hylas, une partie de ce que vous dites, mais l'autre n'est pas selon mon intention. Et je crains que vous n'ayez trop appris parmi ces Clergesses des Carnutes. Chacun se mit à rire η du discours de Hylas. Et cependant, Adamas entretenait Daphnide et Alcidon de cette sorte :
  - Madame, lui disait-il, je ne doute point que ce ne soit pour un bon sujet que vous soyez venue en cette contrée ; car autrement vous n'eussiez pas pris une si grande peine, vous qui êtes nourrie et élevée dans les douceurs et délicatesses de la Cour, et qui lui avez si longuement servi de lustre η et de loi. Et je n'aurais garde de vous en demander la cause, si ce n'était ce que vous m'en avez déjà dit. Car, connaissant par là que vous attendez quelque service de moi, le désir que j'ai de vous en faire η me rendra plus

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hardi à vous supplier de me dire, afin que je vous y serve et selon votre mérite et selon mon devoir. - Mon père, répondit Daphnide, et l'assurance que j'ai en votre prud'homie et la nécessité que j'ai de votre assistance me feront toujours remettre entre vos mains et ce secret et un plus grand encore si j'en pouvais avoir. Et je dis si j'en pouvais avoir, car je ne crois pas que jamais il s'en présente un qui soit plus important pour moi que celui-ci. - J'estimerai, dit le Druide, ma condition plus heureuse lorsque j'aurai plus de moyen de m'employer pour votre service. Et pour vous faire paraître combien j'ai fait d'estime de votre mérite avant que d'avoir eu l'honneur de vous voir, si vous voulez prendre la peine de voir une galerie qui est en cette maison, vous trouverez que votre portrait y est au rang qu'il mérite. - Je n'eusse jamais cru, dit Daphnide, que chose si peu digne d'être ni vue ni conservée eût été si soigneusement recherchée par le grand Adamas. Toutefois, puisque cela est, je veux croire que les Dieux, qui sont bons, vous ont donné cette curiosité afin de m'aider en cette occasion dont tout mon repos et contentement peut procéder. Et pour vous dire ce que c'est, je le ferai avant que de partir d'auprès de vous, aussi a-ce été la principale occasion qui m'a conduite ici. Cependant, mon père, dites-moi je vous supplie, en quel lieu de cette contrée est la Fontaine η de la Vérité d'amour, et par quel moyen pourrai-je y aller. - Il est fort aisé, dit le Druide, de vous dire en quel lieu est cette Fontaine η,

Signet[ 55 verso ] 1619 1621

car elle n'est pas loin d'ici. Mais je crois impossible maintenant que vous y puissiez aller pour les dangereux enchantements η qui y ont été faits, à cause de Clidaman et de Guyemant il y a quelques Lunes, par lesquels certains Lions et quelques autres animaux sauvages y ont été mis pour la garder, lesquels ont tant de force et d'agilité qu'il n'y a point d'apparence que par force on y puisse rien faire. - S'il ne faut, dit Alcidon, que mettre la vie pour le service de Madame, elle aura bientôt le contentement qu'elle désire. - Je crois bien, dit froidement le Druide, que si la valeur et le courage pouvaient quelque chose contre les enchantements, la belle Daphnide aurait ce qu'elle désire par le vaillant et courageux Alcidon ; mais il faut que vous sachiez que toute la force de tous les hommes ensemble ne saurait rompre le moindre sort
" qui se fasse ; d'autant que les esprits, qui sont d'un
" genre supérieur aux hommes, sont tellement
" puissants qu'un seul pourrait par sa propre puissance
" ruiner tout l'Univers, si le grand Tautatès,
" pour la conservation des hommes, ne les en
" empêchait. Or ces esprits, par les conventions qu'ils font avec ces hommes qui se nomment Magiciens, (quoique ce nom soit trop honorable pour eux), s'obligent si étroitement à exécuter ce qu'ils promettent qu'il n'y a force humaine qui les en puisse empêcher. De sorte que, pour en voir la fin, ou il faut recourre aux vœux et aux supplications afin que Hésus, le Dieu fort, fléchi par nos sacrifices, les rompe, ou bien il faut attendre que le temps préfix et les conditions

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ordonnées par ceux qui ont fait l'enchantement adviennent. - Et quelles sont les conditions ? dit Alcidon. - Elles sont, ajouta Adamas, véritablement étranges η ; car l'enchantement ne peut finir qu'avec le sang et la mort du plus fidèle Amant et de la plus fidèle Amante qui fût η onc en cette contrée. - Voilà, dit Daphnide, un étrange η sort, et qui ne peut être que malheureux. - Pourvu, reprit Alcidon, que l'Amante se pût trouver, je fournirais bien de ce fidèle Amant. - Oui, répondit
Daphnide en souriant, pourvu qu'aimer en divers lieux,  "
fût fidélité. - Puissiez-vous seulement, répliqua-t-il,  "
produire aussi bien les témoignages η de la vôtre qu'Alcidon irait librement mettre sa vie en ce hasard. - Je vous assure, dit Daphnide, que je ne suis point si désespérée que de me vouloir faire mourir pour finir cet enchantement. Et s'il ne doit jamais prendre fin que par ce moyen, ce ne sera pas moi qui éprouverai l'aventure. - Si est-ce, Madame, ajouta Alcidon, qu'il semble que les Dieux aient cette volonté, puisqu'ils nous ont commandé d'y venir. - J'obériai, dit Daphnide, tant qu'il me sera possible à la volonté des Dieux η, mais pour me faire faire cette preuve, il faudra bien qu'ils me le commandent plus clairement et plus absolument. - Voilà que c'est η, répliqua Alcidon, que d'une faible amitié. - J'avoue, dit-elle, que, si cela témoigne la faiblesse de la mienne, vous aurez toujours plus d'occasion de la croire telle ; car je ne saurais me résoudre à être sacrifiée pour le public. Outre que n'y

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ayant rien que j'aime maintenant, pourquoi serais-je tant hors de moi que de me vouloir priver de vie pour quelqu'un, puisqu'encore que j'aimasse plus que je ne saurais dire, je ne le voudrais pas faire ? Et que j'estimerais celui
" hors du sens qui serait de contraire opinion, n'y
" ayant pas grande apparence que celui qui aime
" bien veuille se priver de la vue, de la présence, voire de la jouissance de ce qu'il aime, pour mettre fin à un enchantement.
  Mais, mon père, dit-elle se tournant vers Adamas, je vois bien qu'Alcidon me contraint de vous découvrir le sujet qui nous amène ici. S'il vous plaît, nous nous retirerons à part, je le ferai très volontiers, à condition que vous nous donnerez le conseil que vous jugerez le meilleur. - Madame, dit le Druide, je voudrais vous pouvoir aussi bien conseiller que d'affection je m'offre à vous rendre toute sorte de service ! Et s'il vous plaît nous laisserons ici toute cette bonne compagnie, et vous prendrez la peine de venir en une galerie qui est près d'ici, où vous ne serez accompagnée que de ceux que vous appellerez. À ce mot se levant, Adamas s'adressa η à Léonide, à Paris, et à Alexis, et leur commanda de demeurer avec ces belles bergères et gentils bergers, cependant qu'il conduirait Daphnide dans la galerie. - Et vous, Hylas, dit-il, lui mettant une main sur l'épaule, je vous supplie d'entretenir cette bonne compagnie, et, comme l'un de nos meilleurs amis, faire l'honneur de ma maison. - Encore, dit froidement Hylas, que j'aie plus accoutumé de faire le déshonneur

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que l'honneur des maisons où je me trouve, si est-ce que pour vous obéir je le ferai, pourvu que ma maîtresse me promette de faire ce que je lui dirai. Chacun sourit de cette réponse d'Hylas, et Alexis même, qui mettant la main sur les yeux comme si elle eût eu honte, lui dit d'une fort bonne grâce : - Vous voudriez peut-être, mon serviteur, vendre vos paroles trop chèrement. - Non, non, dit incontinent Hylas, je ne veux que parole pour parole. - Si cela est, dit Alexis, et qu'Adamas me le permette, je le veux bien. - Priez donc, ma belle maîtresse, dit-il, toute cette troupe, et Hylas avant tous les autres, de vous tenir compagnie pour tout aujourd'hui, et un peu plus longtemps encore si vous le voulez ; car il n'y aurait pas apparence que tant de bons amis se séparassent si tôt. Adamas, qui fut fort aise de cette requête, prenant la parole avant qu'Alexis pût répondre : - Je vous assure, Hylas, dit-il, que je vous en prie tous de bon cœur, et que celui qui ne m'accordera cette demande me désobligera grandement. - Et moi, répondit incontinent Hylas, je vous dis pour tous que nous vous obéirons, et d'aussi bon cœur que vous nous en priez, et de plus, qu'encore que tous les autres s'en voulussent aller, j'y demeurerais plutôt tout seul pour vous rendre preuve de la puissance que vous avez sur moi. -Je vous assure, Hylas, interrompit Daphnide, que vous avez merveilleusement bien profité en cette contrée, et que vous y avez de sorte appris la civilité, que quand vous serez en Camargue, vous en pourrez tenir école. - Madame, dit

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Hylas, si tous mes écoliers devaient être semblables à ma maîtresse, je ne dis pas que je n'en prisse la peine ; mais autrement, croyez que je ne voudrais pas leur enseigner ce que j'en sais, si ce n'est qu'il y en eût quelqu'une comme vous. - Vous m'obligez de me mettre à l'égal de cette belle Dame, dit-elle montrant Alexis. - Pardonnez-moi, Madame, reprit incontinent Hylas, je n'ai jamais pensé à faire cette faute. Aussi faudrait-il bien un plus sain jugement que le mien, qui est déjà tellement prévenu par l'affection que je porte à celle que vous dites que je ne puis ni voir, ni juger chose quelconque qui ne soit à son avantage.
  Daphnide eût répondu si elle eût ouï ces paroles, mais elle s'était déjà fort éloignée sans s'amuser à lui, et avait emmené avec elle Alcidon, Stilliane, Carlis et Hermante. Le reste demeura dans la salle, où la collation leur fut apportée attendant l'heure du souper η.

Fin du deuxième livre.