L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Troisième partie
Livre 12
L'Astrée III, 12. Édition Vaganay**, 1925
Aux portes de Paris, Silviane et la femme d'Andrenic
voient revenir le valet d'Andrimarte (III, 12, 541 recto)
(Voir Illustrations)
L'Astrée III, 12. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Silviane et la femme d'Andrenic
accueillent le valet d'Andrimarte (III, 12, 541 recto)
(Voir Illustrations)
Éd. de 1619, 480 recto sic 482 recto.
Éd. Vaganay, III, p. 629.
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LA Nymphe Galathée et Damon, incontinent après dîner, partirent de Bonlieu pour aller trouver Amasis, qui, impatiente ou plutôt pressée des nouvelles qu'elle avait reçues, leur avait encore renvoyé un autre Chevalier afin de les hâter, qu'ils renvoyèrent incontinent pour l'avertir qu'ils seraient près d'elle aussitôt que le Chevalier. Et cela fut cause qu'Adamas étant parti plus tard d'auprès de ces gentils bergers et belles bergères, il ne la put trouver au temple de la Bonne Déesse ainsi qu'elle le désirait grandement. Mais lui qui était soigneux de lui rendre toute sorte de devoir comme à sa Dame, sachant qu'elle était partie il n'y avait pas longtemps, supplia Daphnide et Alcidon de trouver bon de continuer le voyage, et qu'il enverrait Lérindas vers la Nymphe pour l'en avertir, qu'il
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s'assurait qu'elle leur ferait l'honneur de les attendre et les prendre dans son chariot. Ces étrangers, qui ne voulaient lui déplaire en chose quelconque, se mirent incontinent en chemin, et Lérindas, par le commandement du η Druide, se mit à courre pour l'atteindre. Cependant, la Nymphe et Damon faisaient leur voyage, parlant de diverses choses lorsque le chemin le leur permettait, car le Chevalier, fût par fortune ou à dessein, n'avait voulu entrer au chariot, mais était armé et allait à la portière sur un très bon cheval que la Nymphe lui avait envoyé, lui semblant qu'étant seul auprès de ces belles Dames, il fallait qu'il fût en état de les pouvoir défendre ; et cela avait été cause que ce jour il portait son habillement de tête et son écu, qu'il soulait les autres fois laisser à son Écuyer. Marchant donc de cette sorte, lorsqu'ils eurent passé le pont de la Bouteresse et qu'ils entrèrent dans un bois qui est le long du grand chemin et tout auprès de la maison du sage Adamas, Halladin, qui était assez loin derrière le chariot de Galathée, vit sortir à l'impourvue trois Chevaliers hors du bois, entre lui et Damon, qui tout à coup baissant leurs lances, s'en allèrent à course de cheval contre son maître. Le fidèle Écuyer, voyant ces gens, ne put en avertir Damon sinon en lui criant le plus qu'il put qu'il se prît garde. Le Chevalier, au cri de son Écuyer, tourna la tête, et à même temps vit déjà si près de lui les trois Chevaliers que tout ce qu'il put faire fut de leur tourner le visage, mettre la main à l'épée, et se couvrir bien de son écu. Mais à peine ceux-ci
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étaient sortis du bois, que Galathée en vit autres trois, qui à toute bride vinrent comme les autres attaquer Damon. Elle, qui n'avait encore aperçu que ceux-ci, se mit à crier, et les Nymphes aussi qui étaient dans son chariot, ce qui fut cause que le Chevalier faillit d'être porté par terre, parce que, tournant la tête vers elles η, il fut en même temps atteint de deux lances qui, le trouvant un peu tourné en arrière, faillirent de le désarçonner. Le troisième qui venait un peu après les autres reçut pour tous trois, car Damon, en colère de se voir si indignement traiter, lui donna un si grand coup sur l'épaule qu'il lui avala presque tout le bras gauche, si bien que de douleur il tomba entre les pieds de son cheval. Mais parce que le Chevalier oyait toujours redoubler les cris des Nymphes, tournant tout à fait vers elles, il se rencontra avec les autres trois Chevaliers, qui, plus avisés que les premiers, donnèrent tous trois dans le corps de son cheval, de telle sorte qu'avec trois tronçons de lance, il η fut contraint de tomber, donnant si peu de loisir à son maître que tout ce qu'il η put faire fut de sortir à temps les pieds des étrieux. Sautant donc hors de la selle, et se voyant attaqué de cinq tout à la fois, il pensa que le meilleur était de se tenir auprès de son cheval η mort, pensant empêcher les autres de le fouler aux pieds. Mais ceux qui l'attaquaient, voyant que leurs chevaux faisaient difficulté de s'en approcher, trois mirent pied à terre, et deux demeurèrent à cheval, et tous cinq ensemble s'en vinrent contre lui d'une façon si résolue qu'il connut bien avoir une forte partie. Lui toutefois
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qui avait souvent couru semblables fortunes se résolut de leur vendre sa vie bien chèrement. Et ainsi d'abord qu'il les vit venir à lui, il s'avança contre ceux qui étaient à pied, et au premier qu'il rencontra il donna un si grand coup sur la tête que les armes se trouvant bonnes, et l'homme n'ayant pas la force de soutenir la pesanteur du coup, il se laissa choir à la renverse tout étourdi, et donna un si grand coup contre une pierre que le heaume lui sortit de la tête ; de sorte que le combat se faisant fort près du chariot de Galathée, elle et ses Nymphes reconnurent facilement ce soldurier pour l'avoir vu souvent avec Polémas, qui leur fit juger que cette trahison venait de lui, et cela fut cause que toutes ces Nymphes lui η conseillaient de ne s'arrêter point là, mais de faire chemin, cependant que ces solduriers étaient occupés contre Damon. Mais la Nymphe répondit qu'on ne dirait jamais qu'elle eût laissé un si gentil Chevalier dans un péril dont elle pensait être la cause. Cependant qu'elles parlaient ainsi, elles virent que les deux η qui étaient demeurés à cheval, aussitôt que Damon avait éloigné le sien, l'étaient venus attaquer, et qu'au premier le Chevalier avait mis l'épée dans le poitral jusques à la garde, mais le second ne perdant point le temps avait heurté si rudement Damon qu'il l'avait étendu de son long en terre, non pas toutefois sans vengeance, car il η avait donné au défaut de la cuirasse, de la pointe de l'épée, si avant dans le petit ventre du soldurier, qu'il était tombé mort à trois ou quatre pas de là. Des six il n'en restait plus que trois qui fussent en état de l'offenser
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et tous à pied, mais si opiniâtres à finir leur dessein que deux tout à coup se jetèrent sur lui aussitôt qu'il fut tombé, et quoiqu'il fût d'une extrême force et qu'il se débattît et fît tout ce qu'il put pour se relever, si lui était-il impossible ayant ces deux hommes forts et puissants dessus lui. Et sans doute le troisième, qui s'était démêlé de son cheval, eût bien eu le moyen de le tuer s'il n'eût eu peur de blesser ses compagnons que Damon tenait embrassés, et toutefois, il lui était impossible d'éviter la mort, car celui-ci lui allait cherchant les défauts, lorsqu'un berger et une bergère arrivèrent en ce lieu. Et le berger voyant l'outrage que tant de personnes faisaient en un seul : - Et pourquoi, dit-il à l'Écuyer, ne défendez-vous votre maître ? Il jugeait bien que c'était l'Écuyer de celui que l'on traitait si mal par le déplaisir qui se voyait en son visage. - Hélas, dit l'Écuyer, je voudrais bien, mon ami, qu'il me fût permis, mais je n'ai point encore l'ordre η de Chevalerie, et si j'avais mis les mains aux armes contre un Chevalier, je serais incapable de recevoir jamais cet honneur. - Que maudite soit, dit-il, la considération qui vous empêche de secourir au besoin votre maître ! Et à ce mot, prenant l'épée et l'écu d'un Chevalier mort, il courut contre celui qui allait tâtant les défauts des armes de Damon, et après lui avoir crié qu'il se gardât de lui, lui déchargea deux si grands coups sur l'épaule qu'il le contraignit, se sentant blessé, de tourner vers lui, mais si mal à propos que le berger, le prenant à découvert, lui donna de la pointe de l'épée sous le bras droit, si avant qu'elle
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lui sortit de l'autre côté du corps, de sorte qu'il tomba mort tout auprès de ses compagnons. Le bruit et le cri qu'il fit en tombant étonna η grandement ceux qui étaient sur Damon. Et l'un d'eux, voyant que c'était une personne désarmée qui avait donné ce secours, il η dit à son compagnon qu'il gardât bien que celui-ci n'échappât, et qu'il allait châtier celui qui avait tué leur ami par derrière. Et s'adressant au berger, il le chargea de coups si furieux qu'ayant l'avantage de combattre armé contre un qui ne l'était point, il le blessa de deux ou trois grandes plaies dans le corps, non pas que le berger ne se défendît, et fort généreusement et avec beaucoup d'adresse, mais tous les coups desquels l'autre le frappait, l'épée qui ne trouvait point de résistance lui faisait de très grandes blessures. Damon cependant, n'ayant plus affaire qu'à un Chevalier, encore qu'il fût blessé en deux ou trois lieux dans les cuisses, si l'eût-il bientôt mis sous lui, et à même temps lui enfonçant un petit poignard dans les ouvertures de la visière qui était à demi rompue, il l'étendit mort en terre, et soudain s'encourut vers le berger qui l'avait secouru. Mais parce que son heaume ayant les courroies toutes rompues, de force de s'être débattu en terre, lui était tourné en la tête et l'empêchait de bien voir, de peur de perdre trop de temps à se le raccommoder, il l'ôta du tout, et s'encourut la tête toute nue vers ce Soldurier qui alors même avait donné un si grand coup au berger qu'il allait chancelant pour tomber. Mais Damon qui arriva ainsi qu'il se démarchait pour le poursuivre, lui donna si à propos
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entre la tête et les épaules qu'il la lui sépara du corps, et à même temps le pauvre berger, ayant vu faire sa vengeance, tomba de son long en terre presque mort. La bergère accourut incontinent vers lui, et se jetant en terre le mit sur son giron tout sanglant, si pleine de déplaisir de le voir en cet état qu'elle eût voulu être en sa place. Damon s'avançait pour lui aller aider, lorsque Galathée lui cria qu'il prît garde à celui qui l'attaquait ; et sans doute le Chevalier eût été en grand danger de sa vie sans le cri de la Nymphe. Car ayant opinion que tous les six Solduriers fussent morts, il ne se prenait pas garde que celui qui était demeuré évanoui s'était relevé, et s'en venait par derrière, lui déchargeant un grand coup sur la tête,
qu'étant η nue, il lui eût fendue jusques aux dents. Mais tournant le visage du côté du cri, il vit tout auprès de lui cet homme qui, l'épée droite, le frappa d'un si pesant coup qu'il lui coupa l'écu en deux, en faisant choir une grande partie en terre. Et parce que c'était un très vaillant homme, et qui combattait comme une personne désespérée, le combat fut fort dangereux pour Damon qui, déjà blessé en deux ou trois lieux, ne pouvait se servir de son adresse et de sa légèreté comme de coutume. Toutefois à la fin il en vint à bout, et lui donnant de l'épée dans le gosier, le lui coupa, de sorte que le sang incontinent l'étouffa.
Cependant, Adamas arriva sur le même lieu, et Alcidon et Hermante voyant tout ce spectacle, et croyant qu'il y eût encore quelque chose à faire, se saisirent promptement chacun d'une
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épée et d'un écu des morts, et s'en coururent vers le chariot de la Nymphe pour la défendre ; et se mettant au-devant d'elle demeurèrent en état qui faisait bien juger qu'ils savaient bien faire autre métier que celui de berger. Quant à Adamas, s'approchant de la bergère, et voyant le berger qu'elle tenait en son giron si fort blessé, avec son aide, il le déshabilla pour lui bander ses plaies, ce qu'il achevait de faire lorsque la Nymphe, ayant vu la fin de ce Soldurier, allait vers Damon pour savoir comment il se portait. Le Chevalier qui avait bien vu que celui qui l'avait secouru était en mauvais état, soudain accourut vers lui pour lui donner quelque secours, mais il trouva qu'Adamas lui avait déjà bandé ses plaies, et que la bergère lui tenant la tête appuyée était toute couverte de larmes, et, sans ôter les yeux de dessus lui, pleine de douleur et de déplaisir, le voyait tendre à la mort. Le berger, sentant bien que sa fin s'approchait, essaya deux ou trois fois de tourner la tête pour la voir, mais étant étendu de son long et couché tout au contraire, il lui fut impossible, et toutefois sentant les larmes qui lui coulaient sur le visage : - Consolez-vous, lui dit-il, Madame, et ne craignez point que celui qui est juste juge de tous, ne vous pourvoie de quelqu'un en ma place pour vous reconduire en votre patrie. J'emporte ce seul regret avec moi dans le tombeau, de vous laisser en cette contrée, et éloignée, sans voir personne auprès de vous qui ait le soin que j'ai eu de vous servir jusques ici. Mais je sais que Tautatès nous écoute et qu'il me fera cette grâce de ne
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vous laisser point seule dans ces bois η si dangereux. Il voulait parler davantage, mais la faiblesse l'en empêcha. Et la bergère alors : - Et quoi, dit-elle, as-tu bien le courage de m'abandonner à ce besoin, et de me laisser seule après m'avoir tant de fois promis que jamais tu ne partirais d'auprès de moi que nous n'eussions trouvé le Chevalier que nous cherchions ? Est-ce ainsi que tu me tiens ta promesse, me délaissant dans ces bois η effroyables, sans aide, sans secours et sans support ? - Madame, répondit le berger, ne m'accusez point de la force que le destin me fait, je proteste le Ciel et tout ce qui nous voit et nous entend que mon dessein ne fut jamais de vous éloigner que je ne vous eusse remise entre les mains du Chevalier du Tigre, ainsi que vous désirez. Mais, hélas ! si les destinées coupent η le filet de ma vie plus tôt que je n'ai pu satisfaire à ce dessein en quoi suis-je coupable ? Et de quoi me peut-on accuser, sinon que j'ai plus entrepris que je ne méritais pas d'exécuter ? Mais en cela il faut blâmer le désir que j'ai eu toute ma vie de vous rendre le très humble service que tous ceux qui vous voient sont obligés de vous rendre. Or, Madame, si durant tout le voyage j'ai manqué à l'honneur et au respect que je vous dois, ou au soin que j'étais obligé d'avoir de vous, je ne veux point que ce grand Tautatès me pardonne mes autres erreurs, sachant bien que je n'ai jamais eu qu'une volonté si entière et pure pour votre service qu'il est impossible que j'aie été si malheureux que d'y avoir manqué. Et parce que la conscience η sert de mille témoins, je l'ai si nette de toute mauvaise
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intention que si j'eusse reçu cette grâce de vous remettre avant ma mort en lieu assuré, je m'en irais avec toute sorte de contentement en l'autre vie.
Le Chevalier était accouru vers le berger pour l'assister, mais d'abord qu'il jeta les yeux sur lui et qu'il vit son visage, il demeura si ravi d'étonnement que sans bouger d'une place, il s'arrêta un longtemps immobile à le considérer. Que si la η bergère n'eût eu la tête baissée et qu'il l'eût pu voir, sans doute son admiration eût encore été plus grande, mais elle se penchait toute sur le visage du berger, tant pour ne lui donner la peine de tourner les yeux vers elle, que pour mieux ouïr ce qu'il lui disait. Il lui semblait bien de connaître ce visage, et en quelque sorte le ton de cette voix, mais les habits dont ce berger était revêtu, et les pâleurs mortelles dont ses profondes blessures le ternissaient, le mettaient en doute que ses yeux et ses oreilles ne le trompassent. Cependant qu'il était en cet état, Halladin s'était approché de lui pour lui bander quelques plaies desquelles il voyait couler le sang. Mais il était tant attentif à considérer ce berger que, sans répondre à son Écuyer, ni sans tourner les yeux vers lui, il se laissa ôter l'écu du col, et l'on commençait de le vouloir désarmer à l'endroit où l'on voyait le sang, car le Druide * et Galathée s'étaient approchés de lui. Et lorsque le berger tournant les yeux de fortune sur l'écu que Halladin avait posé en terre : - Ô Dieu, dit-il, Madame, qu'est-ce que je vois ! Et lors tendant à toute force le bras, il lui montra l'écu avec le Tigre η
se repaissant d'un cœur humain, et
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reconnaissant que c'était véritablement celui du Chevalier qu'ils cherchaient, - Ô heureux Tersandre, s'écria-t-il, et bien-aimé du Ciel, puisqu'il t'a permis de conduire Madonthe entre les mains de celui à qui son aveugle affection η l'a donnée, et qu'il ne veut pas que tu vives davantage pour ne te donner les déplaisirs d'en voir un autre plus heureux qu'il n'a voulu que tu aies été ! Damon, oyant le nom de Tersandre et après de Madonthe, et l'un et l'autre ayant tourné les yeux vers lui, eût été bien aveugle s'il ne les eût reconnus. Il vit donc cette Madonthe qu'il allait cherchant, et ce Tersandre duquel il avait tant désiré la rencontre pour lui ôter la vie. Et en même temps, l'Amour de Madonthe, la haine de Tersandre, l'extrême contentement de l'avoir trouvée, et l'extrême colère de se voir devant les yeux de celui duquel il pensait être le plus offensé, le saisirent de sorte qu'il se mit à trembler, comme s'il eût été saisi d'un très grand accès de fièvre. Il ne savait s'il s'en devait aller, ou s'il devait faire sa vengeance et tuer le ravisseur de son bien devant les yeux de celle de laquelle il pensait d'avoir été si maltraité. L'injure prétendue l'y conviait η, l'affection et le respect l'en retirait η, mais enfin le souvenir qu'il eut de l'Oracle η qu'il avait reçu à Montverdun chassa de son âme tout désir de vengeance. Et soudain, se démêlant de ceux qui étaient autour de lui et qui pensaient que tous ces tremblements qu'ils voyaient en lui fussent des accidents de ses blessures, il s'encourut vers la bergère en s'écriant : - Ô Madonthe ! ô Madonthe ! est-il possible que le
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Ciel m'ait enfin voulu donner ce contentement de vous voir avant que de finir mes jours ! Et à ce mot, mettant un genou en terre devant elle, il lui voulut prendre la main pour la lui baiser. Mais Madonthe, surprise plus qu'on ne saurait penser, premièrement d'avoir rencontré ce Chevalier du Tigre qu'elle allait cherchant, puis d'avoir reconnu que c'était Damon qu'elle croyait mort il y avait si longtemps, demeura tellement ravie, que se le η voyant à genoux devant elle lorsque moins elle l'espérait, elle ne put faire autre chose, au lieu de lui laisser prendre sa main, que de lui tendre les bras. Et en l'embrassant elle fut si outrée de cette prompte joie et de cette inespérée rencontre qu'elle se laissa aller comme morte sur son visage. Damon de son côté n'en fit pas moins, de sorte que, sans Halladin qui y accourut promptement et qui se jetant en terre les appuya, sans doute ils fussent tous deux tombés. Tersandre, qui avait aussi reconnu Damon lorsqu'il s'était approché et qu'il l'ouït parler, levant les yeux au Ciel, n'ayant plus la force d'y hausser les mains : - Ô Dieu ! dit-il combien es-tu juste, bon et puissant ! Juste, rendant Damon à Madonthe, et Madonthe à Damon ; bon voulant faire tout à coup trois personnes si heureuses, ces deux Amants ayant rencontré tout le bonheur qu'ils désiraient, et Tersandre ayant satisfait à son devoir et à sa promesse ; et puissant, ayant pu ordonner toutes ces choses lorsque tous trois nous les espérions le moins. Ô Madonthe ! et ô Damon ! soyez contents et vivez ensemble à longues années avec toute sorte de repos et de bonheur.
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À ce mot, il devint pâle, et peu après s'allongissant et tremblant, il se mit à bailler et rendit l'esprit avec un visage qui montrait bien qu'il laissait cette vie avec contentement. La Nymphe cependant et Adamas qui s'étaient avancés vers le chevalier, et toutes les autres Nymphes de même, demeuraient étonnées, contemplant ces trois personnes qui semblaient être aussi peu vivantes les unes que les autres. Mais Halladin qui était porté d'une extrême affection envers ce maître qu'il aimait : - Si la pitié, dit-il, vous touche point, Madame, je vous supplie de commander que Damon soit désarmé, afin que la perte de sang ne soit cause de nous en priver après un si grand hasard. - Comment, dit Alcidon, Écuyer mon ami, est-ce ici le vaillant Damon d'Aquitaine ? - C'est lui-même, répondit l'Écuyer, qui après tant de lointains voyages, semble s'être venu enterrer η en cette contrée, où il a plus répandu η de sang en huit η jours η qu'il y est qu'il n'a fait en tant d'années, par tous les autres lieux où il s'est trouvé ! - Mon père, dit alors Alcidon, je vous conjure de secourir ce Chevalier, vous assurant qu'il n'y en a point un meilleur, ni un plus accompli en toute l'Aquitaine. Et lors, mettant un genou en terre, et Hermante de l'autre côté, il le commença à désarmer sans qu'il en sentît rien. Quant à Madonthe, après avoir demeuré quelque temps en son évanouissement enfin elle revint, et ouvrant les yeux et voyant chacun empêché η autour de Damon, elle pensa qu'il fût mort des blessures qu'il avait reçues en ce combat. - Ô Dieu ! s'écria-t-elle, se détournant les mains, et se les frappant
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à grands coups. Ô Dieu ! fallait-il que je te retrouvasse pour te reperdre si tôt ? Et fallait-il que je te revisse pour ne te revoir jamais plus ? Misérable Madonthe ! et quelle fortune t'attend désormais, puisque les biens que tu reçois ne te sont donnés que pour t'en mieux faire ressentir la prompte perte η ? Ô Ciel ! qu'est-ce que tu réserves plus
pour mon supplice, et puisque tu as versé η sur moi toutes les plus grandes amertumes qu'une personne vivante peut ressentir ? Qu'attends-tu plus à me ravir la vie qui me reste, afin de me faire aussi bien éprouver ta rigueur dans le tombeau, que je l'ai soufferte sur la terre ? À ce mot, les sanglots et les larmes lui empêchèrent de sorte le passage de la voix qu'elle fut contrainte de se taire η,
mais son silence apporta tant de compassion à toutes ces Nymphes que, cependant qu'Alcidon, Daphnide, Hermante, Adamas, et Galathée étaient autour du Chevalier, elles prirent la bergère sous les bras, et l'ôtant presque à force du lieu où elle était, l'éloignèrent de ce sang et de ces morts, et la mettant en terre, l'une d'elles la tenait appuyée, et les autres, assises toutes à l'entour, lui donnaient toute la consolation qu'elles pouvaient.
Cependant Damon fut désarmé, ses plaies bandées, au mieux que l'incommodité du lieu le permettait, et peu après on lui vit ouvrir les yeux. Mais d'autant que la faiblesse l'empêchait de se pouvoir lever, il tourna deux et trois fois la tête pour retrouver Madonthe ; et Halladin connaissant bien ce qu'il cherchait : - Ne vous mettez point en peine, lui dit-il, Seigneur, elle
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n'est pas loin de vous, cette tant aimée Madonthe, il faut seulement que vous repreniez un peu de courage, afin de lui conserver celui qui l'aime si parfaitement. - Halladin, répondit Damon, et qu'est-ce que tu me dis de courage ? Penses-tu que celui en puisse avoir faute, qui en a eu assez pour aimer les perfections de Madonthe ? Mais où est-elle, et qui est-ce qui me cache ce beau visage ? Est-elle point encore auprès de Tersandre ? - Tersandre, répondit l'Écuyer, est mort en vous sauvant la vie. Et par là vous voyez combien l'Oracle η est véritable, et combien vous devez vous réjouir, puisqu'il semble que vous soyez parvenu à la fin de vos peines ! - Jamais, dit-il, ce que je souffrirai pour un si bon sujet n'aura ce nom de peine que tu lui donnes ! Mais, Halladin, aide-moi à me relever afin que je voie si ce que tu me dis est vrai. Madonthe qui avait ouï tout ce que Damon avait dit, reprenant ses esprits et joyeuse de le voir en meilleure santé qu'elle n'avait pensé, se relevant à toute force, s'encourut vers lui, où arrivant, sans regarder en la présence de qui elle était, elle s'abouche sur lui, et sans pouvoir de quelque temps former une parole ! Enfin retirée par Halladin, qui craignait que ces trop grandes caresses ne fissent mal à son maître, et s'asseyant en terre auprès de lui les bras croisés, et le considérant d'un œil plein d'admiration : - Est-il bien possible, lui dit-elle, que le Ciel m'ait réservée à ce contentement de te voir, Damon, encore une fois ? Est-il possible que ce Chevalier du Tigre qui me vint ôter d'entre les mains de la perfide Lériane soit
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ce Damon à qui elle avait malicieusement donné tant d'occasion de me haïr ? Est-il possible, ô Chevalier, que ton affection ait eu tant de force par-dessus le juste dépit que tu devais avoir conçu contre moi qu'elle ait pu pousser ta générosité à venir sauver la vie à celle que tu devais plus haïr que la mort ? J'avoue Damon, que tu te peux dire le plus parfait η Amant qui fût jamais, et moi la mieux aimée de toutes les filles du monde ! Mais, Chevalier, s'il est vrai que tu sois ce Damon que je dis, et si les déplaisirs que tu as reçus de moi et la longue absence n'ont point changé cette affection de laquelle je parle, pourquoi tardes-tu tant à m'en assurer, et que ne me tends-tu la main en signe de la fidélité que je veux croire que tu m'as conservée ? Damon alors baisant la main, et lui prenant la sienne : - Oui, Madame, lui dit-il, je suis celui-là même que vous dites, et je vous promets n'y avoir en moi rien de changé, sinon que je vous aime encore davantage que je ne faisais ! Et quelque occasion que la malice de Lériane m'ait donnée, ou que le bonheur de Tersandre m'ait pu représenter, le Ciel est témoin, qui a souvent ouï mes protestations, et le Soleil qui a vu toutes mes actions, que jamais je n'ai pu être approché de la moindre pensée qui eût intention de diminuer l'amour que je vous ai vouée. - J'avoue, reprit Madonthe, que la trahison de Lériane vous a donné sujet de me haïr, et de croire tout ce qu'elle a voulu du bonheur de Tersandre, mais je jure, par la mémoire de mon père et par tout le contentement que je puis encore souhaiter, n'avoir jamais été trompée
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d'elle que pour le désir qui me pressait d'être plus aimée de vous, et que toutes les faveurs de Tersandre n'étaient faites que pour rappeler Damon et le retirer d'une autre affection imaginée η, ni que le dessein qui m'éloigna de mes parents et de ma patrie n'a été que pour chercher Damon sous le nom et les armes du Chevalier du Tigre. - Ô Dieux η !
s'écria Damon, y a-t-il quelque Chevalier au monde plus heureux que celui-ci, puisque je reçois ces assurances de la bouche de Madonthe ?
Elle voulait répliquer lorsqu'Adamas, craignant que le séjour en ce lieu ne fût guère assuré ou que les blessures de Damon n'empirassent, dit à Galathée qu'il lui semblait bien à propos de faire emporter ce Chevalier en quelque lieu où il pût être mieux pansé, et que, voyant la grande faiblesse qu'il avait, il lui semblait fort à propos de le faire reposer pour quelques jours en sa maison, parce qu'elle était si proche de là qu'il ne fallait que monter la petite colline
sur laquelle elle était assise. La nécessité fit consentir la Nymphe à cet avis. Et ayant envoyé près de là dans quelques hameaux, l'on fit venir quelques
hommes avec des brancards qui emportèrent Damon dans la maison d'Adamas, et le corps de Tersandre dans la ville de Marcilly pour lui donner une honorable sépulture η. Et en même temps, Galathée avertit Amasis par Lérindas de tout ce qui lui était arrivé, la suppliant de trouver bon qu'elle mît Damon en lieu de sûreté, et qu'incontinent après elle l'irait trouver pour recevoir ses commandements.
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Il fut impossible à Madonthe de n'accompagner de larmes le corps du pauvre Tersandre, et de ne regretter sa perte qu'elle eût bien mieux ressentie sans la rencontre de Damon ; et toutefois l'affection, la fidélité et la discrétion qu'il lui avait fait paraître tant d'années ne lui pouvaient revenir devant les yeux de l'esprit qu'elles ne contraignissent ceux du corps à donner quelques larmes pour payer en quelque sorte tant de services et tant de peines. Cependant, l'on emportait Damon, qui, tournant les yeux de tous côté pour voir que faisait Madonthe et apercevant le corps de Tersandre, ne put le laisser partir sans l'accompagner d'un soupir, ne sachant encore s'il le devait désirer en vie ; et toutefois, considérant qu'il était mort pour le sauver, sa générosité le contraignit de dire : - Or Adieu, ami, et repose content η
couronné
de cette gloire d'avoir eu Damon pour ennemi, et l'avoir obligé à regretter ta perte et à te nommer son ami ! À ce mot, il tendit la main à Madonthe, qui s'était approchée du brancard, et qui ne l'abandonna plus qu'il ne fût dans la maison du sage Adamas, quoique Galathée la pressât fort d'entrer avec elle dans son chariot, aimant mieux suivre à pied Damon que de l'éloigner d'un moment.
D'autre côté, Adamas, ayant fait connaître Daphnide, Alcidon et les autres de leur compagnie à la Nymphe, et elle, leur ayant dit toutes les paroles de civilité que le trouble où elle était lui pouvait permettre, les fit entrer tous deux dans son chariot, et les autres dans ceux de
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ses Nymphes. Car Adamas voulut suivre Damon que l'on portait par un chemin plus court, afin d'être aussi tôt que lui en sa maison pour le faire mieux loger, parce que les chariots étaient contraints de faire un grand détour pour monter plus aisément la colline qui était un peu trop âpre η par le droit chemin. Mais cependant, Lérindas, laissant venir doucement le corps de Tersandre, se mit au grand trot pour donner promptement l'avis à Amasis que Galathée lui mandait, et quoiqu'il aperçût bien plusieurs personnes à main gauche qui chassaient dans la campagne, et qu'il eût opinion que ce fût Polémas, si est-ce qu'il ne s'arrêta point, ayant commandement de ne parler à personne qu'à Amasis. Mais celui que Polémas avait mis près du chemin pour prendre garde à ceux qui passeraient courut l'en avertir, et peu après un autre lui vint rapporter η que l'on voyait venir un brancard où il semblait qu'il y eût quelqu'un dessus. Lui, qui ne chassait en ce lieu que pour savoir tant plutôt ce qui serait advenu η de Damon, crut incontinent que c'était lui que l'on portait ou mort, ou bien blessé. Et s'en réjouissant grandement en soi-même, et faisant semblant d'en être en peine, il s'y en alla au petit pas après y avoir renvoyé en diligence ceux qui lui en avaient apporté les nouvelles. Et par le chemin, feignant d'ignorer que Galathée fût allée à Bonlieu, ni qu'elle dût revenir par là, il demandait à ceux qui étaient avec lui qui pouvait être celui que l'on portait de cette sorte. Personne ne savait que lui répondre, parce qu'il n'avait rien
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découvert de cette entreprise à pas un η de tous ceux qui étaient autour de lui, jugeant bien qu'il faut divulguer les desseins que l'on ne veut pas exécuter. Il n'eut guère marché que l'un des siens s'en retournant lui dit que c'était un mort que Galathée faisait emporter à Marcilly, et qui avait été tué en sa présence dans le bois plus proche. Ce fut bien alors qu'il eut opinion que ses solduriers avaient exécuté ce qu'ils avaient promis ; et en son cœur en avait le contentement que la vengeance peut donner à une âme offensée, mais il ne lui dura qu'autant qu'il retarda d'arriver où était celui que l'on emportait, parce qu'alors il vit bien que ce n'était pas un chevalier, et demandant à ceux qui l'avaient en charge où ils avaient pris ce corps et où ils le portaient, ils lui répondirent que Galathée avait été attaquée par six chevaliers, et qu'un seul les avait tous défaits, que toutefois ce berger lui ayant voulu donner secours avait été tué, mais que les autres y étaient tous demeurés morts, et qu'ils portaient ce corps, par commandement de Galathée, pour le faire honorablement enterrer à Marcilly. - Et le Chevalier, dit Polémas, qui a résisté à tous les autres, qu'est-il devenu ? - Il est fort blessé, répondirent-ils, et l'on l'a emporté en la maison du Grand Druide. Polémas alors faisant semblant de ne savoir rien de cet affaire : - Voilà que c'est, reprit-il en s'en allant, de licencier des solduriers sans raison, je m'assure que ce sont ceux que η nous avons cassés, qui, en colère contre Damon, ont voulu s'en venger et l'ont attendu dans ce bois. Et cela il le disait afin de préparer son excuse
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lorsque Galathée s'en plaindrait, parce qu'il eut bien opinion qu'ils seraient reconnus. Et continuant encore quelque temps la chasse, pour ôter à tous l'opinion qu'il eût quelque part en cette entreprise, dépêcha incontinent un des siens, pour aller de sa part se réjouir avec Galathée du bonheur que Damon avait eu en cette rencontre η,
et lui commanda de prendre bien garde à toutes les paroles et à toutes les actions de la Nymphe, et en même temps en dépêcha un autre pour en donner avis à Amasis, la suppliant de ne permettre plus que Galathée marchât ainsi seule et sans les gardes ordinaires qui étaient convenables à sa grandeur. Il fit le même commandement à celui-ci, de prendre garde à tout ce que dirait et ferait Amasis.
Depuis que Clidaman, Guyemant et Lindamor, avec la plus grande partie des Chevaliers de la contrée, étaient partis η
pour aller en l'armée des Francs, Polémas, qui était demeuré
comme Lieutenant d'Amasis, et en la place que Clidaman soulait avoir, d'un dessein ambitieux, avait haussé ses espérances à se rendre Seigneur de cette Province. Et toutefois,
" considérant combien il est malaisé que les
" lois fondamentales η
d'un État soient renversées sans
" une grande violence, et combien la domination qui est telle
" est peu assurée, il fit résolution d'épouser Galathée, et de ne rien laisser d'intenté pour y parvenir. Et parce qu'il voyait deux voies pour achever son entreprise, l'une de la douceur, et l'autre de la force, il pensa qu'il fallait essayer celle qui venait de la bonne volonté, et en cas qu'elle
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vînt à manquer, recourre après aux extrêmes remèdes. Pour suivre ce premier η dessein, il voulut que ce feint Druide qui se nommait Climanthe, et qui avait autrefois donné la bonne fortune η à Galathée, revint encore une fois pour refaire de nouveau ce premier artifice, ayant opinion que, ou la Nymphe l'avait oublié, ou que le feint Druide ne s'était pas bien fait entendre. Il le fit donc venir près de ces mêmes jardins de Montbrison où il avait été l'autre fois. Et ayant, ce lui semblait, donné encore meilleur ordre à ses artifices qu'auparavant, il y avait déjà deux ou trois jours η qu'il commençait de se laisser voir, espérant que Galathée ne manquerait pas de l'aller trouver comme elle avait fait autrefois. Et afin que le temps de l'éloignement de Clidaman et de Lindamor ne se perdît pas inutilement, il tenait quantité de solduriers dans les États des Wisigoths et des Bourguignons, qui, sans se dire tels η demeuraient dans les villes voisines, et n'attendaient que son commandement. Il avait aussi acquis l'amitié des Princes voisins par présents faits à leurs principaux officiers, et dans le pays des Ségusiens faisait paraître une si grande libéralité et au peuple et aux Solduriers, tant de courtoisie et de douceur aux Chevaliers, et tant d'honneur et de respect aux Druides, Eubages, Saronides, Vacies et autres Sacrificateurs, qu'il y en avait fort peu qui ne désirassent le mariage de Galathée et de lui, si ce n'étaient ceux qui, plus avisés, s'étaient pris garde qu'il forçait en cela son naturel, et qu'il n'en usait de cette sorte que pour parvenir à cette
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souveraine puissance, laquelle ayant obtenue, il ne maintiendrait pas avec les mêmes moyens qu'il l'aurait acquise, mais avec des bien plus rudes et plus tyranniques. Amasis avait demeuré longtemps sans
" se prendre garde de toutes ces choses, parce que
" malaisément une âme bien-née se peut-elle imaginer
" qu'une personne outrée d'obligation se laisse
emporter
" à l'ingratitude et à la trahison. Enfin, elle commença de s'en apercevoir par le moyen d'une lettre η
qui lui tomba
entre les mains, par laquelle elle vit l'étroite amitié que Gondebaud avait avec lui. Cela fut cause qu'aussitôt que Lérindas lui eut η
dit l'accident qui était arrivé à Damon, et que c'était des solduriers de Polémas, elle eut opinion qu'il l'avait fait faire. Et toutefois,
" sachant combien il est dangereux
de faire paraître η
" à son principal officier d'avoir quelque doute de sa fidélité,
" sans être en état de se pouvoir opposer à même temps
" à ses mauvais desseins, lorsque le soldurier de Polémas lui vint dire de sa part ces nouvelles, elle feignit de recevoir un grand contentement du soin qu'elle lui voyait avoir, et de la conservation de Galathée
et de sa grandeur, et lui remanda qu'elle suivrait et en cela et en toute autre chose son bon avis. Et à même temps le lui ayant renvoyé, elle partit de Marcilly, et s'en alla en la maison d'Adamas sous la conduite d'une fort bonne troupe de Cavaliers qu'elle mena pour la servir, parce que les nouvelles qu'elle avait eues de l'armée des Francs la pressaient infiniment, et elle craignait que ne la pouvant η pas tenir secrète longuement, Polémas ne se résolût
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à quelque méchant dessein, comme depuis quelques jours elle en était entrée en opinion.
Galathée était à peine arrivée au logis d'Adamas que le soldurier de Polémas y arriva, qui lui fit assez * mal
la harangue que son maître lui avait commandée. Mais elle, ne pouvant dissimuler le déplaisir qu'elle avait reçu, lui répondit : - Dites à votre maître que je suis fort mal satisfaite de ceux qui sont à lui, et que, s'il n'y met ordre, j'aurai occasion de m'en plaindre. Cependant Damon ayant été mis au lit fut visité par les Chirurgiens, et ses plaies trouvées plus douloureuses que dangereuses, parce qu'encore qu'il eût la cuisse percée en deux ou trois endroits, si est-ce que, de bonne fortune,
il n'y avait ni veine, ni nerf offensé qui fût d'importance, si bien que Madonthe était si ravie de contentement qu'elle ne pouvait assez en donner de connaissance. Et les Chirurgiens qui connurent combien le contentement est nécessaire à la guérison du corps η,
supplièrent Madonthe de ne bouger d'auprès de lui. Et parce qu'il
désirait η
savoir quelle avait été sa fortune depuis qu'elle était partie d'Aquitaine, elle lui raconta non seulement ce qu'il avait demandé, mais de plus tous les artifices dont Lériane avait usé à l'avantage de Tersandre, et lui rapporta tout ce discours si naïvement η que tous ceux qui l'ouïrent jugèrent qu'il était
véritable. Mais lorsqu'elle racontait les déplaisirs qu'elle eut de sa mort quand Halladin apporta à Lériane le mouchoir plein de sang, et la bague de Tersandre à elle, elle ne pouvait encore en retenir η les larmes. Et puis, quand elle
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représentait l'horreur qu'elle avait de mourir d'une mort si honteuse, et le secours inespéré qu'elle avait reçu du Chevalier du Tigre,
" - Il faut bien, disait-elle, que nous ayons en nous quelque
" chose qui nous avertit des choses plus secrètes, parce
" que je ne vis pas si tôt entrer ce Chevalier que je ne lui prisse une certaine affection qui n'était pas commune ! Et encore que, le combat étant fini, il s'en allât sans hausser sa visière, j'avoue que je l'aimais d'amour sans l'avoir jamais vu au visage. Et cela fut cause, continuait-elle, que je me résolus de le venir chercher du côté où il m'avait dit. Mais cruel, il faut bien, Damon, que je vous donne ce titre ! Comment vous en pûtes-vous aller sans me dire qui vous étiez ? Comment m'ayant donné la vie du corps, me voulûtes-vous ravir celle de l'âme ? Et pourquoi ne me fîtes-vous savoir que vous viviez, afin de tarir pour le moins les pleurs qui sans cesse, comme d'une source immortelle, sont continuellement sortis de mes yeux ? Ô Damon ! que vous m'eussiez épargné de soupirs, de peines, de larmes et de travaux incroyables ! Mais non, Damon, la faute n'en est pas à vous, mais à ma fortune qui voulait que j'achetasse plus chèrement le contentement de vous savoir en vie, de vous voir et de vous avoir ! Après elle lui raconta le dessein qu'elle avait fait de trouver ce Chevalier inconnu, sans presque savoir pourquoi elle le cherchait ; mais en effet, pensant que le destin qui conduit toute chose sous la sage providence η du grand Tautatès l'avait ainsi ordonné, afin de pouvoir rencontrer
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de cette sorte ce Damon qu'elle allait cherchant sous le nom d'un autre. - Car, disait-elle, j'ai opinion que si je ne vous eusse trouvé de cette sorte, jamais je n'eusse eu le bien de vous voir, puisque vous alliez si curieusement vous éloignant et vous cachant de nous ! Enfin, voyez comme Dieu rapporte η toute chose à son commencement. Tersandre avait été la première cause de notre séparation, et Tersandre a été la dernière cause de nous avoir remis ensemble ! Que les peines qu'il a prises à me servir et me conduire avec tant de fidélité lui soient reconnues par la bonté de Bélénus au lieu où il est, car il s'en va avec cette réputation auprès de moi, de n'avoir jamais fait faute contre le respect qu'il me devait que celle que la malicieuse Lériane lui avait fait commettre, par les espérances trompeuses qu'elle lui avait données, et auxquelles un, plus avisé que lui, se fût peut-être bien laissé décevoir. Et sur ce propos, elle raconta η comme sa nourrice mourut sur le Mont d'Or, la rencontre qu'elle eut de Laonice, de Hylas et de Tircis, et enfin comme l'Oracle η l'avait fait venir en ce pays de Forez, où elle avait toujours été en la compagnie d'Astrée, Diane, Phillis et ces autres bergères de Lignon, d'auprès desquelles elle était partie ce matin η, en dessein de se retirer en Aquitaine parmi les Vestales ou filles Druides. Bref elle n'oublia rien de tout ce qui lui était advenu qu'elle ne lui rapportât η fidèlement, ce que Damon écoutait avec tant de contentement qu'il ne pouvait assez remercier Dieu du bonheur où il se η voyait. Et après il lui dit : - Je vous raconterai à
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loisir, Madame, quelle a été ma vie depuis que je n'ai eu l'honneur de vous voir. Mais à cette heure que les Mires me défendent de parler, je ne veux pas vous faire un si long discours. C'est assez pour ce coup que je vous dise que j'espère dorénavant notre fortune meilleure, parce que l'Oracle η que j'ai consulté le dernier à Montverdun, m'a assuré que je serais remis de la mort à la vie par celui des hommes que je haïssais le plus, et je vois bien qu'il a voulu entendre que ce pauvre Chevalier vous conduirait au lieu où je vous ai trouvée, car il est vrai que je pouvais être estimé mort η étant privé du bien de votre vue, et que maintenant je puis dire que je vis, ayant le bonheur d'être auprès de vous. Et quand je considère cet accident, il n'y a rien en quoi je n'admire la prévoyance de ce grand Dieu qui a si bien vu que Tersandre me donnerait doublement la vie, je veux dire celle du corps, par le secours qu'il m'a fait, et celle de l'âme, vous conduisant si à propos et si inopinément où j'étais ; sinon qu'il me reste encore une doute en l'Oracle qu'il m'a rendu, car voici quel il a été :
Et toi, parfait Amant,
Lorsque tu parviendras où parle un diamant,
Tu seras rappelé
de la mort à la vie
Par celui des humains
À qui plus tu voudrais l'avoir déjà ravie.
Laisse donc contre lui désormais tes dédains.
Car je vois tout le reste avoir eu effet hormis d'être parvenu où un diamant parle, si ce n'est
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qu'il ait voulu entendre que vous soyez η un diamant, en la constance et en la fermeté de votre amitié. Le Druide qui avait attentivement écouté leurs discours : - Si j'eusse eu le bien, dit-il en souriant, d'être connu de vous, vous eussiez aisément entendu l'obscurité de cet Oracle, parce que je m'appelle Adamas. Et ce mot signifie, en la langue η des Romains, un diamant ; de sorte qu'il voulait vous faire savoir qu'aussitôt que je serais auprès de vous cet accident vous arriverait. Et il est advenu tout ainsi, car à l'heure même que Alcidon, Daphnide et moi sommes venus sur le lieu où nous vous avons trouvé, vous avez reconnu Madonthe. - J'avoue, dit Damon, qu'il n'y a plus rien à désirer pour l'éclaircissement de cet Oracle que j'ai retrouvé si certain pour mon bonheur, et dont je remercie la bonté de celui qui l'a ainsi ordonné lorsque je l'espérais le moins. Mais, mon père, continua-t-il, et tournant les yeux par toute la chambre, vous me nommez deux personnes, que, si ce sont celles que j'ai vues porter ailleurs ces noms, je m'estimerais infiniment heureux d' η avoir rencontrées en ce lieu. Alors Alcidon, s'avançant et l'embrassant : - Oui, Damon, ce sont ces mêmes Daphnide et Alcidon que vous dites, et qui sont conduits en cette contrée qui se peut dire celle des merveilles, par le même amour qui vous y a fait venir ! Et à même temps, Daphnide le venant saluer lui dit : - J'attendais à vous rendre ce devoir que Madonthe vous eût raconté ce qu'avec raison vous désiriez η si fort de savoir de sa fortune, ne voulant être cause de vous éloigner ce contentement
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duquel je me réjouis avec vous, comme l'une de vos meilleures amies. Damon, surpris de voir ce Chevalier et cette Dame revêtue de ces habits, ne savait au commencement s'il était bien éveillé ou s'il dormait, mais enfin les touchant et les oyant parler, il s'écria en les embrassant : - J'avoue avec vous, Alcidon, que voici la contrée des merveilles, mais des merveilles pleines de bonheur, puisqu'elle m'en fait voir aujourd'hui plus que je n'eusse jamais espéré. Et cependant que Daphnide et Alcidon saluaient Madonthe, et qu'ils se réjouissaient ensemble de cette bonne rencontre, l'on vint avertir Adamas que la Nymphe Amasis entrait dans la basse cour. Et à peine était-il sorti de la chambre pour aller à la rencontre qu'elle se trouva à la porte, où, s'étant fort peu arrêtée, elle entra où était Damon : - Je pense, lui dit-elle, vaillant Chevalier, que je ne vous dois jamais venir voir, sinon quand vous serez si malheureusement blessé par les miens mêmes ! - Madame, répondit Damon, je ne plains non plus ces blessures que les premières que vous me vîtes, puisque si celles-là me donnèrent l'honneur de voir la Nymphe et vous, Madame, ces dernières m'ont fait retrouver la seule personne qui me pouvait rendre heureux, qui est, dit-il, montrant Madonthe, cette belle bergère que vous voyez. De sorte qu'au lieu de me plaindre de cette contrée, je ne cesserai jamais de l'estimer, louer et bénir. À ce mot, Amasis ayant déjà été informée de la qualité de Madonthe, l'alla embrasser et caresser comme elle méritait, et parce qu'elle ne faisait pas
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semblant de Daphnide et d'Alcidon, - Madame, lui dit Damon, je vois bien que ces deux personnes ne sont pas connues de vous, mais faites-en cas, et croyez que leurs mérites sont tels que, les reconnaissant, vous ne leur plaindrez point les caresses que vous leur aurez η faites ! Car encore que vous les voyiez ainsi déguisées, sachez, Madame, que ce sont Daphnide et Alcidon. Je dis cette Daphnide dont les mérites lui ont fait posséder toute l'affection du grand Euric, et voici Alcidon tant aimé par sa valeur de Torrismond, le Roi des Wisigoths, et de tous ceux qui lui ont succédé. Amasis alors, le remerciant de l'avis qu'il lui donnait, les alla embrasser, et leur fit toute la bonne chère qui lui fut possible, et se retirant : - Il suffisait, dit-elle, que vous m'eussiez dit leur nom, car les oyant j'eusse bien incontinent reconnu les deux personnes les plus estimées du grand Euric. Mais j'avoue que voyant ces belles Dames et ce gentil Chevalier revêtus en bergère et en berger, je ne les eusse jamais estimés ce qu'ils sont, et que vous m'avez grandement obligée de me le dire ! - C'est nous, reprit Daphnide, qui lui avons toute l'obligation, Madame, nous ayant fait connaître à une si grande Nymphe, et tant estimée et honorée par toutes les Gaules. - Mais, Seigneur Chevalier, dit Amasis, comment η êtes-vous ainsi déguisés ? Et où avez-vous trouvé ces habits de berger ? - L'histoire serait trop longue à vous en dire la cause, répondit Alcidon. Mais, Madame, qui peut être en Forez sans être berger ? Je crois qu'il n'a point de connaissance de cette contrée où les bergers
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sont si gentils et les bergères si belles et si accomplies que je m'étonne autant de ne vous voir avec l'habit de bergère, et toutes vos Nymphes, qu'il semble que vous soyez ébahie de nous en voir
revêtus ! - Je suis bien aise, répondit la Nymphe, que vous ayez trouvé quelque chose en cette contrée qui vous ait été agréable. Peut-être que quand nous aurons le bien de vous avoir tenu quelque temps à Marcilly, vous ne jugerez pas que mes Nymphes devaient η
changer leurs habits à celui de nos bergères pour être plus aimables. - Madame, répondit Alcidon, je n'en doute point, mais vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je ne parle que de ce que je sais pour encore.
La Nymphe eût plus longtemps continué ce discours n'eût été que ne voulant guère demeurer en ce lieu pour les doutes où elle était entrée, et ayant à discourir longuement avec Galathée et Adamas sur les nouvelles qu'elle avait reçues, s'approchant de Damon, elle lui demanda comme il se portait depuis qu'il avait été pansé, et ayant su qu'il se trouvait un peu mieux, elle le laissa avec Madonthe, ne voulant, disait-elle, lui interrompre le contentement de l'entretenir en particulier, et commanda à Silvie et aux autres Nymphes de demeurer auprès de Daphnide et de sa compagnie, pour l'empêcher d'ennuyer, et pour commencer à faire paraître à Alcidon que les Nymphes de Marcilly ne cèdent point aux bergères de Lignon. Et à ce mot,
prenant η Adamas d'une main et Galathée de l'autre, elle le retira η
dans la galerie où les portes
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étant bien fermées, elle fit un tour tout entier sans leur rien dire, et puis enfin avec un visage tout changé de celui qu'elle avait auparavant, et témoignant assez la peine où elle était, elle leur parla de cette sorte, se tournant vers Adamas :
- J'ai à vous dire, mon père, de grandes choses, et vous, à me donner le fidèle et prudent conseil que vous ne m'avez jamais refusé. Et parce que ce que je désire que vous sachiez tous deux est un discours long, et auquel je pourrais bien oublier quelque chose, je veux que celui qui m'a apporté ces nouvelles vous le dise bien au long, d'autant que si nous avons le loisir de nous en retourner à Marcilly avant qu'il soit nuit, ce m'est assez.
- Madame, répondit Adamas, pourvu que η vous ne soyez trompée en la prudence que vous croyez en moi, je vous assure bien que vous ne le serez jamais en ma fidélité ! Et pour ce qui est de votre retour à Marcilly, si ce n'est chose qui vous hâte trop, vous me ferez s'il vous plaît l'honneur de demeurer ici ce soir, afin que vous n'ayez pas l'incommodité de vous en retourner peut-être au serein. - Vous savez bien, mon père, répondit Amasis, que je n'en ferais point de difficulté, si la nécessité de mes affaires ne m'y contraignait, comme je m'assure que vous jugerez bien, lorsque vous aurez ouï ce Chevalier η que Lindamor m'a envoyé, et que je vous aurai dit encore quelque chose que j'ai découvert
depuis peu. Et lors, faisant appeler par Galathée le Chevalier de Lindamor, après que la galerie fut bien refermée : - Je vous prie, lui dit-elle,
[ 502 verso sic 506 verso ] 1619 1621
Chevalier, de dire au long tout ce que Lindamor me mande par vous, sans y oublier aucune des particularités que vous m'avez racontées, soit pour ce qui concerne nos affaires, ou pour celles de Childéric et de Guyemant, puisqu'elles sont de telle sorte jointes ensemble qu'il est bien malaisé de les séparer. À ce mot, mettant le Chevalier entre elle et Adamas, afin qu'ils le η pussent mieux entendre, elle prit Galathée de l'autre côté, et ainsi tous quatre commencèrent de se promener. Et lors le Chevalier, après avoir fait une grande révérence à la Nymphe, prit avec un grand soupir la parole de cette sorte pour lui obéir :
HISTOIRE
de Childéric, de Silviane, et
d'Andrimarte.
JE ne puis, Madame, sinon avec un grand regret, vous redire ce que vous me commandez, y ayant fait une perte que malaisément dois-je espérer de recouvrer jamais. Toutefois, je ne laisserai de satisfaire à ce que je dois en vous obéissant, après vous avoir toutefois suppliée d'accuser le déplaisir que je ressens lorsque vous verrez mon discours embrouillé, et si peut-être j'oublie quelque chose, de m'en vouloir faire ressouvenir,
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et vous verrez par * ce que j'ai à vous dire que tous ceux qui sont auprès d'un Prince ont grandement de l'intérêt à sa conduite, puisque tout leur bien ou tout leur mal en dépend.
Le Roi Mérovée, qui par la grandeur de ses faits
s'est acquis ce nom parmi les Francs, parce qu'en leur langage Merveich η
signifie, Prince excellent, et non pas, comme quelques-uns ont osé dire, pour le Monstre Marin qui attaqua Ingrande sa mère, femme de Bellinus Duc de Thuringe, et fille de Pharamond, lorsqu'elle se voulait baigner dans la Mer que les Francs aussi nomment Merveich η, et duquel ils ont voulu faire croire qu'il avait été engendré. Après avoir gagné plusieurs victoires tant sur les Huns, Gépides, Alains, que Romains et Bourguignons, et avoir régné douze ans, mourut η plein de gloire et de trophées, regretté de tous ses η peuples, ne laissant de sa femme Méthine, fille de Stuffard, Roi des Huns, et prédécesseur d'Attila surnommé le fléau de Dieu, qu'un seul fils nommé Childéric.
La réputation du père, l'amour que les Francs lui avaient portée, car ils le nommaient la délice
du peuple, et la grande étendue de ses conquêtes furent cause qu'aussitôt que Mérovée fut mort, tous les Francs d'un commun accord élevèrent Childéric, son fils, sur le Pavois, et l'ayant couronné de double Couronne - l'une pour montrer la succession des Francs, et l'autre pour témoigner les conquêtes de son père - ils le portèrent sur les épaules presque par toutes les rues de Soissons η,
où il fut proclamé Roi des Francs. Devant lui, marchaient en premier
[ 503 verso sic 507 verso ] 1619 1621
lieu les Hérauts d'armes avec leurs marques en la main, et après on voyait les Enseignes conquises par Mérovée sur les Huns, Gépides, Alains, Bourguignons et Romains, qu'on portait traînantes η
par terre. Après, suivaient celles des Francs qui étaient semées de la fleur de Pavillée sur de l'Azur η, et les dernières de toutes étaient celles de Mérovée, son père. La première η avec un Lion qui essayait de monter sur une haute montagne pour dévorer un aigle qui y était au plus haut, avec ce mot, avec peine s'obtient la proie. Et l'autre ayant un bouclier qui couvrait une Couronne avec ce mot, couverte de l'Écu plus sûre est la couronne. Et faisant trois tours par toutes les rues principales, suivis du peuple, et accompagnés de leurs acclamations, et de celles des soldats. Les feux de joie sur le soir furent allumés aux portes de la ville à gros flambeaux de cire qui brûlèrent toute la nuit, et à la lueur desquels on dansa et l'on chanta tant qu'ils durèrent, faisant des réjouissances si extrêmes que l'on voyait par toutes les rues les tables mises, où étaient reçus et traités tous ceux qui s'y présentaient.
Il me serait impossible η
de vous pouvoir redire, Madame, combien était grande l'espérance que tout ce peuple avait en ce jeune Roi, tant pour être fils de Mérovée, duquel la mémoire était encore si fraîche que ces grandes victoires leur étaient ordinairement devant les yeux, que pour l'avoir vu lui-même faire de très généreuses actions, en suivant son père dans les armées, et maniant les affaires publiques. Mais bien tôt
[ 504 recto sic 508 recto ] 1619 1621
il leur fit assez connaître que la Domination est un lieu si glissant qu'il y a fort peu de personnes qui y parviennent, et qui y puissent demeurer les pieds fermes et sans tomber. Car peu de temps après avoir été couronné, il commença de mépriser les armes, et s'adonner à toute sorte
de délices, ne se souvenant plus que la magnanimité η et les exploits belliqueux de ses prédécesseurs avaient acquis la domination des Gaules aux Francs, et le Royaume des Francs à lui et à ses successeurs. De sorte que l'on ne voyait plus faire état dans sa Cour que des mollesses efféminées, et des hommes tellement changés de ce qu'ils étaient auparavant que la plupart des jeunes hommes qui, sous Mérovée, avaient commencé de s'adonner aux généreux exercices de la guerre, sous Childéric, se laissèrent tellement aller à son exemple qu'ils semblaient les femmes des hommes qu'ils soulaient être. Si bien que l'on vit en même temps les
espérances des conquêtes que les Francs avaient conçues lors
que Mérovée vivait η, aussitôt que ce Prince se
fut de cette sorte laissé aller à la douceur des délices, se changer en la crainte que justement ils avaient de voir enlever l'état qu'ils avaient conquis, par ceux qui
auparavant ne mettaient toute leur étude
qu'à se pouvoir conserver
contre les armes belliqueuses de ce vaillant
peuple. "
Ce qui donna un grand coup à cet État naissant, et qui "
retarda si bien les grandeurs de ce nouvel Empire que "
tous les progrès en
furent retranchés, et tous les espoirs limités à conserver ce qui était acquis. Clidaman,
[ 504 verso sic 508 verso ] 1619 1621
Lindamor et Guyemant souffraient avec beaucoup de déplaisir ce changement en ce Prince, mais plus que tous Guyemant, comme celui qui lui avait une extrême obligation, et qui, pour cette cause, avait destiné tous ses services à l'avantage de ce Roi. Et lorsque plusieurs fois Lindamor conseilla Clidaman de s'en revenir en cette contrée puisqu'il n'y avait plus de moyen d'acquérir de la gloire auprès de ce Prince enseveli dans ses délices et dans ses voluptés, Guyemant, les larmes aux yeux, l'en dissuadait, disant que si quelque chose pouvait encore rappeler Childéric à son devoir, ce serait la générosité et la vertu de Clidaman, et que, si ce bien advenait aux Francs à son occasion, il s'acquerrait plus de gloire et plus de réputation en cette seule action qu'il n'avait fait par toutes les précédentes ; outre qu'il fallait considérer qu'ayant assisté Mérovée et Childéric, soit contre les enfants de Clodion, soit contre les Romains et autres, il ne fallait point douter que ce royaume η venant à se perdre, il en recevrait un grand désavantage, s'étant rendu tous ces Princes ennemis comme partisan η des Francs. Clidaman, qui était Prince généreux, et qui aimait la personne de Childéric comme très aimable à ceux auxquels il voulait plaire, se laissa fort aisément arrêter auprès de lui, et boucha de telle sorte les oreilles aux bonnes et saines considérations de Lindamor que tout ce qui lui fut sagement proposé par lui demeura inutile et sans force. Il y avait un jeune Chevalier nommé Andrimarte, fils de l'un des plus vaillants et des mieux apparentés
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qui fussent parmi les Francs, qui fut nourri enfant d'honneur auprès de ce jeune Prince, lorsqu'il était encore en un si bas âge, qu'il ne pouvait suivre Mérovée dans les armées. Cet Andrimarte, avec plusieurs autres enfants des principaux Chevaliers, ne bougeait jamais d'auprès du jeune Childéric, étant instruit en tous les exercices que l'on lui enseignait, afin d'être rendu, aussi bien que quantité d'autres, plus capable de servir ce Prince, et la Couronne des Francs, tirant après de là, comme d'une seconde pépinière, les plus généreux Chevaliers et les plus grands Capitaines, qui, comme assurées colonnes pouvaient soutenir cet État naissant, et l'augmenter par la valeur de leurs courages, et par force et prudence * le conserver. Ces jeunes enfants étaient nourris non seulement pour les rendre adroits et courageux dans toutes les choses nécessaires à la guerre, mais pour leur polir aussi l'esprit, et adoucir le farouche naturel de ces vieux Sicambriens, et de ces habitants des Palus Méotides. Et afin de les rendre plus aimables aux Gaulois, les plus civilisés η entre tous les peuples de l'Europe, ils étaient ordinairement parmi les jeunes Dames de la Reine Méthine, et avaient tant d'honnêtes familiarités avec elles que quand ils venaient à être grands, il se faisait plusieurs mariages entre eux à cause des amitiés qu'en un âge si tendre ils avaient contractées ensemble. Cette Reine avait commandement du prudent Mérovée, son mari, de mêler parmi les filles des Francs le plus de Gauloises η qu'elle pourrait, afin de rendre par ces alliances ces deux peuples, non seulement
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amis, mais alliés, desseignant par ce moyen de se rendre aussi bien Roi des Gaulois par amour qu'il l'était par les armes.
Parmi celles qui étaient nourries de cette sorte durant le bas âge de Childéric, Silviane tenait l'un des premiers rangs, tant pour ses mérites que pour les prédécesseurs desquels elle tirait son origine. Cette jeune fille avait toutes les conditions qui ont la force de faire aimer, pouvant dire que la fortune et la nature l'avaient voulu également favoriser ; mais outre la beauté du corps qui était estimée très grande, encore avait-elle un esprit si beau que tous ceux qui étaient attirés par ses yeux, étaient arrêtés par sa courtoisie et douce conversation. Cette jeune fille, n'ayant encore que dix ou onze ans, fut vue parmi les autres du gentil Andrimarte, et qui, n'en ayant pas plus de treize ou quatorze, était toujours auprès de Childéric presque de même âge. Si Silviane dès ce temps-là était estimée belle et accomplie parmi les filles de Méthine, Andrimarte emportait la louange entre tous ces jeunes enfants d'honneur de Childéric, pour être le plus adroit, fût à danser η,
fût à sauter, ou à quelque autre exercice du corps qu'il se mît à faire. Mais plus encore pour avoir un esprit doux et gentil, et s'adonnant de sorte à tout ce qui était de beau et de louable qu'il emportait sans difficulté l'avantage sur tous ses compagnons, que toutefois il se conservait avec tant de modestie et de courtoisie que personne n'était marri d'être surmonté de lui et de lui céder la gloire qui lui était si bien due.
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Ce fut donc en cet âge que le jeune Andrimarte jeta les yeux sur la belle Silviane, et n'étant pas une beauté qui peut être vue par un si bel esprit que le sien sans être aimée, la jugeant la plus accomplie de toutes ses compagnes. Il commença de la servir avec des affections enfantines, et à lui en donner les connaissances que tel âge pouvait lui enseigner. Elle, qui ne connaissait pas seulement encore le nom d'Amour, recevait tous ses petits services comme les enfants ont accoutumé de s'en rendre les uns aux autres, sans dessein. Et toutefois, avec le temps, elle commença de les avoir plus agréables de lui que des autres, et enfin à ressentir quelque chose qui l'attirait à parler à lui, et à être bien aise qu'il fît plus de cas d'elle que de toutes ses compagnes, sans qu'il y eût encore ni Amour ni affection de son côté. Mais d'autant que tout ainsi que plus on demeure auprès d'un feu, plus aussi en ressent-on la chaleur, de même Andrimarte ne put avoir longuement une si particulière familiarité auprès de Silviane, sans donner commencement aux premières ardeurs de l'Amour, et enfin de l'allumer en son âme de telle sorte que depuis η ni le temps, ni les traverses qu'il reçut ne purent jamais l'éteindre.
La première η connaissance qu'il lui en donna fut * un soir que la Reine Méthine, selon sa coutume, s'alla promener le long des rivages de la Seine, car en ce temps-là, elle demeurait le plus souvent dans Paris, * tant pour être comme le centre des conquêtes de Mérovée que pour un oracle η qui depuis peu avait été rendu au temple d'Isis, qui disait :
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Le Gaulois étranger η
en Gaule régnera,
Lorsque Paris le chef de la Gaule sera.
Parce que Mérovée et ses Francs estimèrent que leurs aïeux ayant été Gaulois, cet oracle eut voulu parler d'eux. Or ce beau fleuve de la Seine, comme je m'assure, Madame, vous aurez bien ouï dire, sert de fossé à cette belle ville, la ceignant de ses deux bras, et en faisant une île et délectable et forte. Et d'autant qu'il ne ronge ni ne dévore pas ses bords comme Loire, mais coule paisiblement parmi cette grande plaine qu'il arrose par cent et cent divers détours, son rivage est presque toujours tapissé de belles et diverses fleurs, et peuplé
de plusieurs sortes de beaux arbres qui le couvrent au plus chaud de l'été d'un frais et agréable ombrage. Quand la Reine s'y devait promener, les Dames et les Chevaliers, ou deux à deux, ou troupe à troupe, s'allaient entretenant qui ça qui là le long de ce beau rivage, sans toutefois s'éloigner de sorte qu'ils ne la vissent toujours, tant pour se retirer avec elle quand elle s'en irait, que pource
qu'elle voulait bien leur permettre une honnête privauté, mais toutefois à sa vue.
Ce soir, car c'était presque toujours après souper que Méthine allait prendre le frais de ce promenoir, Andrimarte prenant Silviane sous les bras, l'entretenait comme de coutume, de ses affections enfantines η,
* auxquelles elle répondait avec des paroles si naïves que l'enfance même n'en pouvait concevoir de plus innocentes. S'égarant ainsi parmi les arbres plus épais, ils s'assirent au commencement au pied de quelques vieux saules η
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proches du cours de cette rivière. Mais la jeune fille ne pouvant demeurer trop longtemps en repos, et s'ennuyant d'être assise, s'en alla sautant vers quelques aulnes, parmi lesquels elle en choisit un de qui l'écorce tendre et polie la convia d'y graver son nom, de sorte qu'avec une aiguille η qu'elle avait dans ses cheveux elle s'amusa d'y piquer les lettres de Silviane. Andrimarte, voyant ce qu'elle avait commencé de marquer, passa de l'autre côté du petit arbre, et écrivit comme si c'eût été une même ligne, avec un fermoir de lettre ce mot, J'aime. De sorte que quand cette belle fille eut écrit le nom de Silviane, il s'y rencontra en joignant les deux mots : J'aime Silviane. Mais elle, ne prenant pas garde à ce qu'elle avait écrit, mais seulement à ce que Andrimarte avait marqué, - Vous, aimer η ? lui dit-elle, Andrimarte, et qui est celle qui vous η en a donné la volonté ? - Vous le trouverez, lui dit-il, Madame, s'il vous plaît de continuer de lire le reste de la ligne. - Quant à moi, répondit-elle, je ne vois point que vous y ayez écrit autre chose. - Lisez, seulement, Madame, dit-il, tout ce qui est écrit, sans rechercher qui en a été l'écrivain, et vous contentez que celle qui a mis le nom que j'adore sur cette écorce me l'a bien plus vivement gravé dedans le cœur. - Et qui est-elle ? reprit Silviane. Et où est ce nom duquel vous parlez ? - Tous deux, répliqua Andrimarte, sont bien près d'ici. - Je ne sais, dit-elle, vous entendre, car enfin je ne vois que ce mot seul que vous avez écrit. - Et comment y a-t-il ? répliqua Andrimarte. - Si je sais bien lire, dit-elle, il y a J'aime. - Et ici ? continua
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Andrimarte, lui montrant du doigt ce qu'elle avait écrit ? - Il y a, répondit-elle, Silviane. - Or ajoutez tous les deux, dit Andrimarte. - Je vois bien, reprit-elle, que joignant ces deux paroles, il y a : j'aime Silviane, mais c'est moi qui l'ai écrit. - Il est vrai, répondit Andrimarte, aussi est-ce bien vous qui me l'avez gravé dans le cœur ! - Dans le cœur ? reprit-elle tout étonnée, et comment se peut faire cela puisque je ne vis jamais votre cœur ? - Je ne sais, répliqua-t-il, comment s'est pu faire ; mais si sais-je bien que c'est avec les yeux que vous l'avez fait. - Oh ! s'écria-t-elle, voilà ce que je ne croirai jamais, car outre que mes yeux ne sauraient graver chose quelconque, encore si les yeux le pouvaient faire, peut-être je m'en fusse bien aperçue quelque autre fois, puisque vous n'êtes pas la seule chose que j'ai vue en toute ma vie. Et pour vous montrer que je dis vrai, n'a-t-il pas fallu que je me sois servie de cette aiguille η pour mettre mon nom sur cette écorce ? Je crois que j'eusse longtemps employé mes yeux à cet office avant qu'ils y eussent pu marquer la moindre lettre de mon nom ! Cette réponse d'enfant fit bien connaître le peu de ressentiment qu'elle avait des traits d'Amour, et toutefois il ne laissa de lui dire : - Ne vous étonnez, Madame, que vos yeux n'aient gravé votre nom sur l'écorce de cet arbre, puisque le mépris qu'ils font de ces choses insensibles en est la cause. - Mais n'ai-je pas vu, dit-elle, ces petits chiens η que la Reine aime si fort, et qui sont continuellement devant mes yeux, et regardez si vous y trouverez une seule lettre de mon nom ! - Ni moins, répliqua-t-il,
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daignent-ils de le faire sur ces animaux sans raison, mais seulement dans le cœur des hommes, et des hommes encore qui sont les plus dignes d'être estimés tels. - Et comment, dit Silviane, s'est pu η faire cela sans que je m'en sois aperçue ? - N'avez-vous pas été plus petite que vous n'êtes, dit Andrimarte, et répondez-moi, Madame, s'il vous plaît, quand vous vous êtes faite plus grande, avez-vous pris garde comment vous avez fait pour croître ? - Cela, répondit-elle, je l'ai fait naturellement. - Et naturellement aussi, reprit Andrimarte, vous m'avez fait ces blessures dans le cœur ! - Mais, mon Dieu ! répliqua-t-elle, j'ai ouï dire que toutes les blessures du cœur sont mortelles. Si cela est, et que mes yeux vous y aient blessé, je serai cause de votre mort, et vous aurez bien occasion de me vouloir du mal ! - Il est vrai, continua-t-il, que toutes les blessures du cœur sont mortelles, et que celles que vous m'avez faites me feront mourir, si vous n'y mettez remède. Mais quoi qu'il m'arrive je ne vous voudrais jamais du mal, puisqu'au contraire je ne pense pas avoir assez de force pour vous pouvoir aimer autant que je désire, et que vous méritez. - Je pense, dit la jeune Silviane, puisque mes yeux vous ont fait le mal, que le meilleur remède sera qu'à l'avenir je les vous cache η. - Ne le faites pas, Madame, je vous supplie, si vous ne voulez ma mort aussitôt que vous aurez commencé un si mortel remède, car sachez que la blessure que j'ai reçue de vous est telle que si quelque chose me peut conserver la vie, c'est en me donnant d'autres nouvelles et semblables
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blessures, - Voilà un mal étrange, dit la jeune Silviane, et puisqu'il est ainsi, de peur que vous ne mouriez, je ferai non seulement le contraire de ce que je disais, mais je supplierai encore toutes mes compagnes d'en faire de même, afin que la quantité des blessures que leurs yeux vous feront puissent vous soulager de celles que vous avez reçues de moi. - Vos compagnes, répondit-il, ont bien des yeux, mais non pas pour me blesser, ni pour me guérir. - Et quelle différence, ajouta-t-elle, mettez-vous de mes yeux aux leurs, puisque quant à moi, je n'y en connais point ? - Elle est telle, répliqua Andrimarte, que j'aimerais mieux être déjà mort que si elles m'avaient pu faire la moindre des blessures que j'ai pour vous, et que j'élirais plutôt de n'avoir jamais été que de n'être blessé de vos yeux, comme je suis ! - Je n'entends pas, dit-elle, pourquoi vous êtes de cette opinion, car il me semble que les blessures sont toujours blessures de qui que nous les recevions. - Il y a, reprit Andrimarte, des blessures honorables et agréables, et d'autres qui sont honteuses et fâcheuses ; et celles que je reçois de vous sont du nombre des premières η, et au contraire seraient celles que vos compagnes me feraient si leurs yeux en avaient la puissance. - Je ne puis, répondit la jeune Silviane, m'imaginer sur quoi se fonde cette différence. - S'il se trouvait, dit Andrimarte, d'autres Silviane aussi belles et aussi accomplies que vous êtes, et qui, par leur beauté, pussent faire d'aussi aimables blessures η, je vous accorderais qu'elles seraient aussi désirables que les vôtres ; mais cela ne pouvant pas être,
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soyez certaine, Madame, que jamais je n'estimerai faveur ni remède que celui qui me viendra de vous.
Silviane était fort jeune, et toutefois non pas tant qu'oyant parler Andrimarte de cette sorte, elle lui en sut bon gré. Car l'amour de nous-mêmes est tellement naturel en nous que rien ne nous peut obliger davantage, en quelque âge que nous soyons, que la bonne estime que l'on fait de nous ; et cela fut cause qu'elle lui répondit : - La bonne opinion que vous avez de moi vous fait tenir ce langage. Mais croyez, Andrimarte, que vous y êtes obligé par celle que j'ai de vous ! Et peut-être leurs discours eussent passé plus outre sans la survenue de Childéric qui, avec une grande troupe de ces jeunes enfants, allait courant par ces prés, faisant divers sauts
et divers jeux d'exercice, et qui, passant auprès d'eux les séparèrent, parce que ce jeune Prince emmena Andrimarte presque par force pour sauter avec ses compagnons, comme celui qui les surpassait tous en adresse et en agilité. Ce fut avec regret qu'il laissa la belle Silviane, et elle ne demeura pas seule avec moins de déplaisir η,
parce qu'encore qu'elle n'eût aucun ressentiment d'amour jusques en ce temps-là, si est-ce que ces dernières paroles lui firent depuis penser à des choses qu'elle n'avait point encore imaginées. Et peu après, se remettant devant les yeux les mérites et les perfections du jeune Andrimarte, et repassant par sa mémoire les connaissances qu'elle avait eues de sa particulière bonne volonté, Amour commença de lui égratigner
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la peau si doucement, qu'au lieu de la cuiseur,
elle en ressentit une certaine démangeaison, qui peu à peu, en se grattant, s'agrandit de sorte qu'en peu de temps elle devint une plaie incurable.
Aussitôt qu'Andrimarte se put dérober de Childéric, il s'en recourut vers Silviane, lui demandant mille pardons de l'avoir laissée seule, s'excusant sur la force que ce jeune Prince lui avait faite. - Voilà que c'est ! répondit Silviane. Si vous ne valiez pas tant, vos amies pourraient avoir plus longtemps le bien de vous voir. - Plût à Dieu, dit incontinent Andrimarte, que vous voulussiez être de ce nombre, et que vous crussiez que de me voir pût être quelque bien ! - Et pouvez-vous douter, reprit Silviane, que l'un et l'autre ne soit η pas ? Vous avez trop de mérites, Andrimarte, pour ne donner pas la volonté à ceux qui vous voient d'être de vos amis, et il y a trop longtemps que je vous vois pour ne les avoir pas reconnues et estimées. - Madame, répondit-il, j'estimerais ce soir plus heureux que tous les jours de ma vie, si je pensais que la belle Silviane eût quelquefois daigné tourner ses beaux yeux sur mes actions
aussi bien que mon cœur les a ressentis tout puissants, et si à cette heure j'en pouvais avoir quelque assurance par vos paroles. La jeune Silviane ne pensant pas encore que l'amour fût quelque chose qui pût obliger un cœur à se donner entièrement à quelqu'un, mais seulement une certaine complaisance qui nous fait avoir plus agréable la vue et la conversation d'une personne que d'un autre, pensa bien qu'Andrimarte l'aimait,
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puisqu'il lui tenait ces discours ; et se considérant en elle-même, crut bien aussi d'avoir de l'amour pour lui, mais de l'amour faite comme je vous disais, et telle qu'une sœur a pour son frère, ou une fille pour son père, et cela fut cause qu'avec cette innocence que son âge tenait encore en son âme, elle lui répondit : - Soyez certain, Andrimarte, que véritablement je vous aime, et que si vous me dites quelle assurance vous voulez que mes paroles vous en donnent, je le ferai très volontiers, vous protestant que je n'ai point de frère que j'aime plus que vous. Andrimarte, qui avait plus d'âge et plus d'amour aussi qu'elle, connut bien que ce n'étaient que des propos d'enfant, et toutefois lui semblant d'avoir déjà gagné un grand point sur elle, il se contenta pour ce coup, espérant que le temps et la continuation de sa recherche la pourrait faire sortir de cette amour innocente pour la porter à l'entière et parfaite affection qu'il en désirait, et pource, lui prenant la main, il la lui baisa, et avec un visage riant : - Je demeure, dit-il, le plus heureux et content Chevalier de ma race, puisque j'ai eu cette déclaration de vous, comme la chose du monde que j'ai la plus désirée ! D'une seule chose je vous veux supplier, qui est de ne tromper jamais l'assurance que vous m'en faites, et que je puisse, pour marque de ce que vous dites, porter le nom de votre frère, et vous appeler ma sœur, afin que ces noms nous obligent davantage à nous rendre l'un à l'autre les mêmes devoirs et la même amitié. - Je le veux, répondit franchement la jeune
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fille, et vous promets de vous aimer et vous estimer comme si vous étiez mon frère.
Il voulait répondre η lorsque la Reine, craignant le serein qui commençait de tomber, se retira et les contraignit η d'en faire de même et de la suivre. Il est vrai que depuis ce jour, Andrimarte sut de sorte rechercher cette belle fille que peu à peu il lui apprit que l'Amour ne s'arrête pas aux lois de l'amitié η, ni dans les termes que le parentage prescrit par sa bienveillance. Car en peu de temps elle l'aima de telle façon que quand elle se prit garde que c'était Amour qui la liait en l'affection du jeune Andrimarte, il lui fut impossible de s'en retirer. Si bien qu'un jour qu'elle se rencontra sur le bord de la Seine avec lui, où Méthine comme de coutume s'était allé promener, s'étant retirés à part sous certains arbres, elle prit occasion de lui dire : - Et bien, mon frère, c'est ainsi qu'elle l'appelait, vous souvenez-vous des discours que nous eûmes en ce même lieu il y a quelque temps, lorsque je * gravais mon nom sur l'écorce de cet arbre ? - Et doutez-vous ma sœur, répondit Andrimarte, que je ne m'en souvienne tant que je vivrai ? Jamais ce jour ne s'effacera de ma mémoire, puisque c'est celui qui a donné commencement à tout le bien que j'aurai jamais. - Et qu'est-ce, dit-elle, qui vous contenta le plus en tout ce que nous dîmes lors ? - Ce fut, répondit-il, ces mots que vous me dites : Assurez-vous, Andrimarte, que véritablement je vous aime. - Or, dit Silviane, voulez-vous, mon frère, que je vous confesse la vérité ? Croyez, je
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vous supplie, continua-t-elle en souriant, que quand je vous dis ces paroles, je ne savais véritablement ce que je vous disais. - Comment, reprit-il incontinent, vous ne saviez, ma sœur, ce que vous disiez ? - Assurément, répondit-elle, je n'en savais rien, et comment pouvais η -je vous assurer de faire une chose que j'ignorais, et qui m'était inconnue ? - Vous me trompiez donc, lui dit-il. - Véritablement, dit Silviane, je vous trompais, mais c'était après m'avoir déçue moi-même, car il faut que j'avoue que quand je disais que je vous aimais, je ne savais que c'était que d'aimer. Et toutefois la bonne volonté que je vous portais me faisait croire que c'était Amour, ce qui n'était qu'une bienveillance d'enfant. Andrimarte l'oyant parler ainsi, demeura un peu étonné, craignant qu'avec cette excuse elle ne se voulût dédire de tout ce qu'elle lui avait promis, Mais elle η qui avait bien d'autres intentions, le voyant muet, et se doutant bien de l'occasion de son silence : - Mais, mon frère, ne soyez point en peine de ce que je vous dis, car ce n'est seulement que pour vous donner maintenant de plus certaines assurances de l'amitié que je vous porte. Je dis maintenant, parce que, depuis ce temps-là, je confesse que vos mérites et l'affection que j'ai reconnue en vous m'ont bien rendue plus savante que je n'étais pas ! Je sais, à cette heure que c'est que d'aimer, non pas seulement un frère, mais Andrimarte, et le sachant, je vous proteste que je l'aime autant que son amitié m'y oblige. Andrimarte, oyant ce discours tant à son avantage, se relevant
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à genoux, car ils étaient assis en terre : - Si j'employais toute ma vie à vous remercier, Madame, dit-il, et tout mon sang à votre service, je ne saurais sortir de l'obligation où vos paroles m'ont mis, tant cette déclaration me lie, et tant je reconnais la grandeur du bien que vous me faites ! Mais puisqu'il vous plaît que j'ois de si favorables assurances, ayez agréable que je vous supplie à l'exemple des Dieux, de vouloir rendre
" le bien que vous me faites du tout parfait
" - Et qu'est-ce, dit Silviane, que vous voulez que je
" dise davantage pour vous contenter, puisque, vous déclarant que je sais η
à cette heure que c'est qu'aimer, j'aime Andrimarte autant que son amitié m'y oblige ? - Dites, Madame, ajouta-t-il, encore davantage, car peut-être mon amitié ne vous oblige guère, et ainsi vous ne m'aimeriez que fort peu. - J'aime, reprit-elle, Andrimarte autant que je dois. - Dites plus encore,
répondit-il, car il n'y a rien parmi les hommes, qui
mérite l'honneur que vous me faites. - J'aime, reprit-elle, Andrimarte, autant qu'il m'aime. - À ce coup, dit Andrimarte, je suis content. - Or, continua Silviane, il me plaît maintenant de dire davantage : J'aime Andrimarte plus qu'il ne m'aime, et je proteste devant les Nymphes η et les déités de ce fleuve que je n'en aimerai jamais point d'autre. Et je veux seulement une chose de mon frère, c'est qu'il me promette, sur
la foi qu'il veut que je lui tienne en ce que je viens de lui dire, que jamais il ne recherchera de moi que ce que mon honnêteté lui peut librement permettre. - Que tous les supplices, dit-il incontinent, des plus
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haïs du Ciel me tombent sur la tête, que tout le courroux des Dieux m'accable, et que jamais je ne voie l'accomplissement d'aucun de mes désirs, si jamais, non pas en effet, mais en pensée seulement, j'outrepasse les limites que vous me donnez !
*
Lorsqu'ils se tinrent ces discours, Silviane pouvait avoir treize ou quatorze ans, et Andrimarte seize ou dix-sept, âge si propre à recevoir toutes les impressions d'amour qu'il imprima ces jeunes cœurs de tous les caractères qu'il voulut. Si bien que, depuis ce jour, ils allèrent de sorte augmentant que n'eût été la longue et familière nourriture qu'ils avaient ensemble, et qui couvrait beaucoup des actions de leur amour sous le voile de la courtoisie et de leur ancienne connaissance, plusieurs sans doute s'en fussent pris garde. Mais ayant eu tant de familiarité étant petits enfants, personne ne trouvait étrange les devoirs qu'ils se rendaient l'un à l'autre, même pouvant encore les couvrir sinon de l'enfance, pour le moins d'une bien tendre jeunesse qui était en eux.
Ils vécurent ainsi pleins de contentements et de toutes les plus grandes satisfactions qu'ils pouvaient recevoir, attendant que par le consentement de leurs parents ils pussent être mariés. Et ce bien leur continua jusques à ce que par malheur Childéric tourna les yeux sur cette belle fille, car il faut bien croire que ce fut un malheur qui la lui fit trouver alors si belle, l'ayant vue seule auparavant η tant de fois sans s'en être soucié. Mais à ce coup, se trouvant à un bal
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où Silviane s'était déguisée, comme durant les Bacchanales l'on a accoutumé de faire suivant la coutume des Romains, il la trouva tant à son gré que depuis il l'aima furieusement. Silviane s'en prit garde bientôt après, et parce qu'elle eût pensé commettre une extrême faute de ne dire tout ce qu'elle pensait à son cher frère, aussitôt qu'elle put parler à lui, elle l'en avertit, et lui raconta tout ce qu'elle en avait reconnu. Andrimarte crut bien incontinent cette nouvelle affection : - Et je m'étonne plus, lui dit-il, qu'il ait tant demeuré à vous aimer vous ayant continuellement devant les yeux que non pas de savoir qu'il vous aime maintenant ! Mais, ma sœur, l'ambition d'être aimée du fils du roi Mérovée, effacera-t-elle l'affection de votre frère, et sera-t-il vrai que je sois la misérable tourterelle η délaissée de sa compagne ? - Mon frère, lui dit-elle lors en lui prenant la main, soyez certain que vous ne serez jamais la tourterelle η que vous dites, que quand la mort me ravira le moyen de vous accompagner, et si je pensais que la doute vous en fut seulement entrée en l'âme, l'amitié η que je vous porte s'en plaindrait grandement ; car croyez, Andrimarte, que la mort même ne me fera jamais changer la volonté que j'ai pour vous, puisque je la vous veux conserver entière en la seconde vie η que nos Druides nous assurent que nous aurons après cette ci, et cette bague que je vous donne, et que je mets ici en dépôt entre vos mains, si vous êtes cet Andrimarte que j'ai cru m'aimer si parfaitement, me sera rendue par vous en cette autre
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vie, afin que vous me puissiez sommer de la parole que je vous ai donnée, et qu'à cette heure je vous reconfirme d'être perpétuellement à vous.
Est-il possible, Madame η,
de pouvoir représenter avec des paroles le contentement du jeune Andrimarte ? Il se jette à genoux, lui baise la main, et cent fois la bague qu'elle lui avait donnée, avec des extrêmes serments de la lui représenter au temps qu'elle lui commanderait. Et prenant des ciseaux qu'elle portait à sa ceinture, s'en piqua de sorte le doigt où il avait mis la bague, qu'il ensanglanta son mouchoir η
en plusieurs lieux, et puis le présentant à Silviane η : - C'est ainsi, Madame, lui dit-il, que je signe de mon sang les serments que je viens de vous faire. Et je vous conjure de me vouloir rendre ce mouchoir avec ce sang au temps que vous m'avez commandé de vous rendre cette bague, afin que par ces marques et les vivants et les morts puissent connaître combien est grande l'affection qu'Andrimarte porte à la belle Silviane, et combien cette affection a été heureuse de rencontrer par-dessus ses mérites une si entière amitié en elle. Amour allait de cette sorte nouant de plus forts liens les cœurs de ces deux Amants, afin de faire perdre l'espérance à toutes les puissances du monde d'en pouvoir jamais délier ni rompre les chaînes. Et toutefois cela n'empêcha pas Childéric de continuer l'amour commencée, et de s'y laisser de sorte emporter qu'il n'avait ni contentement ni repos que quand il était auprès d'elle. Au commencement, de peur que Mérovée
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n'en fût averti, il cacha le plus qu'il put cette passion, et cette considération fut cause que même il n'osa la déclarer par ses paroles à la belle Silviane, quoique ses actions fussent si reconnues de chacun que c'était une chose superflue que de dire ce que personne n'ignorait plus.
En ce temps, d'autant qu'il n'avait point un plus grand contentement que de la voir, il commanda η à un peintre de la peindre sans qu'elle s'en prît garde, croyant bien que de sa volonté elle n'y consentirait jamais. Et le Peintre fut si diligent à satisfaire au désir de ce jeune Prince que la voyant par deux ou trois fois cependant que les sacrifices se faisaient, il la peignit si bien que, quand Childéric la vit, il la baisa plus de mille fois ; et ne pensant pas que son heur fût entier si Silviane ne savait le trésor qu'il possédait, la trouvant dans l'antichambre de la Reine sa mère, il la tira à part, et lui dit : - Belle Silviane, je vous apporte une nouvelle que peut-être vous ne savez pas : c'est que vous pensez être seule fille de votre mère, et toutefois vous avez une sœur. - Si je pensais, répondit-elle, Seigneur, que cette nouvelle fût vraie, je la tiendrais pour la meilleure que je pusse recevoir, et je vous aurais beaucoup d'obligation de la peine que vous daignez prendre de me la dire. - Vous avez raison, dit Childéric, d'en être bien aise ; car encore qu'elle ne soit pas si belle que vous, elle ne laisse de vous ressembler fort. Et afin que vous en puissiez juger voyez-la, dit-il en lui montrant le portrait qu'il avait fait faire, et
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avouez que j'ai dit vrai. Soudain que Silviane jeta les yeux dessus, elle s'y reconnut, et à même temps reçut un très grand sursaut de se voir entre les mains d'autre que d'Andrimarte, lui semblant que, ne voulant être à personne qu'à lui, lui seul aussi en devait avoir la ressemblance ; et tendant la main pour le prendre, feignant de le vouloir mieux considérer, il le lui donna. Mais l'ayant un peu regardé, et ne sachant de quelle sorte elle le lui pourrait ôter entièrement, sans considérer davantage ce qui en pourrait arriver, et se voyant près de la cheminée, elle le jeta dans le feu, qui, étant fort grand et le portrait n'étant fait que sur du carton, l'eut plutôt brûlé que presque Childéric n'y eut pris garde. Mais elle ne l'eut pas si tôt jeté qu'elle se repentit de sa promptitude, voyant combien ce jeune Prince en était demeuré étonné. Et pour couvrir en quelque sorte sa faute : - Mon Dieu, dit-elle, Seigneur, il était si mal fait, que j'avais honte que l'on me vît si laide ! - Silviane, répondit Childéric, vous m'avez grandement offensé, et je ne sais avec quelle patience je le souffre ! - Seigneur, répondit-elle en rougissant, j'en serais extrêmement marrie. Mais c'est la vérité qu'il était si mal fait que j'aimerais autant la mort que de me laisser voir ainsi. Le Dépit alors et l'Amour eurent un grand débat dans le cœur offensé de ce Prince. Enfin l'Amour étant le plus fort : - Je verrai bien, dit-il, si c'est pour l'occasion que vous me dites, ou si la haine ou le mépris le vous a fait faire ! Car si ce que vous dites est vrai, et que ce ne soit pas une excuse,
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vous permettrez qu'un autre peintre vous peigne tout à loisir, afin qu'il rencontre mieux que le premier n'a pu faire, qui avait dérobé ce portrait sans que vous l'ayez su. Que si vous refusez ce que je demande, je croirai avec raison que c'est pour m'offenser, et que vous méprisez un Prince qui ne l'a jamais été de personne que de vous. La jeune Silviane, qui craignait d'être tancée de la Gouvernante et de ses parents, fut contrainte d'accorder ce que Childéric lui demanda, avec des paroles si pleines de courtoisie qu'il ne put refuser η à son Amour de n'être content de cette satisfaction. - Vous me permettrez donc, reprit le Prince, que je vous fasse peindre. - Je vous accorde, Seigneur, lui répondit-elle, tout ce qu'il vous plaît, pourvu qu'il dépende de moi. Mais c'est sans doute que la Reine le trouvera mauvais, si ce n'est avec sa η permission, ou pour le moins avec celle de la Gouvernante. - Ce m'est assez, dit Childéric, que je connaisse que votre volonté consent à ce que je désire, et que vous n'avez jeté ce portrait au feu que parce qu'il était mal fait. Et d'autant qu'elle faisait paraître d'être grandement en peine du déplaisir qu'il en avait reçu, et que quelques-unes de ses compagnes s'en étaient pris garde, de peur qu'elle n'en fût tancée, lui-même dit que le portrait était η si mal fait que véritablement il ne méritait η pas moins de punition que le feu. Et afin que l'on pensât que Silviane n'avait rien fait que par son consentement, il en fit des vers qu'il lui donna, et qui étaient tels :
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SONNET.
Que nul qu'Amour ne doit oser peindre
sa maîtresse.
QUE tu fus téméraire, ô toi dont le pinceau
Osa bien desseigner les traits de ce visage,
Ton art peut seulement, en un hardi tableau,
Imiter la Nature, et non pas davantage.
Mais, Peintre, ne vois-tu qu'un si parfait ouvrage
Est même en la Nature un miracle nouveau ?
Et comment penses-tu d'en bien faire l'image,
Ne pouvant elle-même en refaire un si beau ?
Que ton Art cède donc où cède la Nature,
Et ne te va plaignant que l'on t'ait fait injure,
En brûlant ce crayon par trop ambitieux.
Pour un si haut dessein faible est la main d'Apelle.
Nul ne le doit oser, et fût-il l'un des Dieux,
Qu'Amour, qui dans le cœur me l'a peinte si belle.
Si ce portrait ne servit à autre chose, il fut cause pour le moins que ce jeune Prince fit savoir à la belle Silviane quelle était son affection envers elle. Car cette belle fille ne put s'empêcher d'ouïr tout ce qu'il voulut lui en dire, de peur que lui en faisant refus, il ne se plaignît de la promptitude de laquelle elle avait jeté son portrait dans le feu. Et depuis continuant cette recherche,
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il ne se passa occasion qu'il la lui put témoigner sans lui en faire voir la grandeur. Et parce qu'il est bien malaisé que la violente passion d'amour se renferme dans les limites de la raison et de la discrétion, depuis que Childéric eut donné air à sa flamme en la déclarant à Silviane, elle s'accrut de sorte que, rompant bien souvent les bornes de la modestie, il advint qu'un jour la voyant chanter, il se trouva de sorte transporté de cette puissante amour, qu'encore qu'il la vît au milieu de ses compagnes, et qu'il y eût une fort grande assemblée et de Dames et de Chevaliers, il ne se put empêcher de la prendre par la tête et de la baiser par force. Silviane, n'ayant aucune bonne volonté pour Childéric, se sentait grandement offensée de cette violence, et même voyant que c'était devant les yeux presque de toute la Cour, elle n'en fit pas une petite plainte, et d'autant plus qu'Andrimarte de fortune s'y était rencontré, auquel elle ne voulait donner aucune opinion que cette recherche de Childéric pût altérer en quelque chose l'affection qu'elle lui avait jurée. Toutefois ce jeune Prince, mettant tout en risée la voyant en colère, chanta sur ce sujet ces vers pour essayer de l'adoucir :
STANCES,
Qu'il lui veut rendre ce qu'il lui
a dérobé.
ELLE se plaint, Amour, qu'en aimant je l'offense,
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Et voudrait en effet que j'eusse moins de feux.
Pourquoi, s'il est ainsi, resserres-tu mes nœuds,
Et d'en sortir jamais m'ôtes-tu l'espérance ?
Si pressé, si vaincu d'extrême violence,
Un baiser je dérobe, ou dérober je veux,
Sans pitié de mon mal, et méprisant mes vœux,
Colère, elle me dit : - Quelle est cette insolence ?
À quelle étrange loi m'a le destin soumis ?
Dans le règne d'Amour le larcin est permis,
Et si
votre beauté ce larcin me commande.
Mais s'il vous déplaît tant, enfin je me résous
Pour effacer l'erreur qui vous semble si grande,
De rendre mon larcin, mais de le rendre à vous.
Silviane toutefois ne pouvait prendre en jeu la continuation de l'Amour de Childéric, et Andrimarte, quelque mine qu'il en fît, n'était pas sans peine de voir que son maître était son Rival,
sachant assez que l'Amour et la Domination ne veulent "
point avoir de
compagnon. Et cela fut cause qu'il se résolut de "
demander Silviane à la Reine, après toutefois être sorti d'entre ces enfants d'honneur du Roi, puisque même l'âge lui en donnait une bonne excuse. Et afin de ne rien faire qui déplût à Silviane, il lui communiqua son dessein, lequel elle approuva fort : - Tant, disait-elle pour sortir de la tyrannie de Childéric, que pour pouvoir passer nos jours ensemble sans contrainte. Andrimarte donc, qui n'avait nulle plus grande envie que
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de posséder seul et entièrement sa chère Silviane, ne manqua point de proposer à son père le juste désir qu'il avait de ne plus demeurer parmi les enfants, ni perdre son âge tant inutilement, puisque tant de belles occasions se présentaient de le pouvoir employer auprès de Mérovée, et dans ses armées à l'imitation de ses ancêtres, que les années qu'il avait lui commençaient à faire honte, se voyant encore nourri entre les femmes et les enfants, qu'il le suppliait de trouver bon qu'il laissât la robe η de l'enfance pour prendre la virile, et celle que le nom de Franc, et la mémoire de ses prédécesseurs, et l'exemple particulier qu'il lui donnait, lui faisait η trouver plus convenable et à son humeur et à son âge. Le père qui était généreux, et qui voyait son fils assez fort pour le suivre dans les armées et supporter la peine des armes, fut bien aise de remarquer en lui cette généreuse intention, et après l'en avoir loué et estimé beaucoup, lui promit de satisfaire bientôt à son désir. Et pour ne mettre cette affaire en plus de longueur, le jour même il en parla au Roi Mérovée, qui, le trouvant bon, le fit savoir à Childéric, afin que, lui faisant les gratifications ordinaires, il pût donner l'épée et mettre l'éperon au jeune Andrimarte avec les cérémonies de l'accolée, comme ils η ont accoutumé depuis peu, et à l'imitation d'Arthur, Roi de la Grande-Bretagne, lorsqu'il mettait les jeunes Bacheliers et Écuyers au rang des Chevaliers. Ce jeune Prince, qui était entièrement amoureux de la belle Silviane, fit très volontiers toutes ces
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faveurs au gentil Andrimarte, sous l'espérance qu'il avait que, soudain qu'il serait armé Chevalier, il serait contraint de s'en aller dans les armées, et lui laisser Silviane, de laquelle il espérait de gagner plus aisément la bonne volonté lorsqu'elle n'aurait plus devant les yeux ce jeune homme, auquel il avait bien reconnu qu'elle ne voulait point de mal. Toutes choses donc favorisant au dessein d'Andrimarte, il fut armé Chevalier par les mains de Childéric, qui avait été fait Chevalier quelque temps auparavant par le Roi Mérovée. Et lorsqu'il fallut lui ceindre l'épée, et que l'on mit à son choix d'élire telle Dame qu'il voudrait, le jeune Andrimarte mettant un genou en terre supplia la belle Silviane de lui vouloir faire cette faveur, afin qu'il se pût dire le Chevalier du monde qui eût reçu cet honneur de la plus belle main et de la plus belle Dame qui vive. Childéric fut surpris, lui voyant faire cette requête à Silviane, et peu s'en fallut qu'il ne fît quelque démonstration violente du déplaisir qu'il en recevait, mais la présence du Roi son père le retint en son devoir, non toutefois sans rougir, et sans donner connaissance à plusieurs que cet acte lui déplaisait grandement, et plus encore lorsqu'il vit que cette belle fille, avec une façon joyeuse, la lui avait ceinte après en avoir demandé et obtenu le congé de la Reine Méthine, montrant et à ses yeux et à ses actions le contentement qu'elle avait de la requête qu'Andrimarte lui avait faite. Mais celui que le jeune Chevalier fit paraître fut extrême, lorsque, la remerciant
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de cette faveur, il lui protesta d'employer cette épée et sa vie à son service. Et elle qui ne se souciait guère de cacher la bonne volonté qu'elle lui portait, sachant bien qu'il ne tarderait pas de la demander en mariage à la Reine et à ses parents, elle η lui répondit : - Je prie Hésus qu'il vous rende cette épée aussi heureuse que de bon cœur je la vous ai ceinte, et que je voudrais faire encore davantage pour vous témoigner l'estime que je fais de votre mérite. - Vous aurez donc agréable, lui dit-il, Madame, afin qu'aujourd'hui je reçoive toute sorte de contentement, que je puisse porter cette épée que j'ai reçue de vos mains, et l'employer à votre service, et afin qu'elle soit plus heureuse, que je me puisse honorer du titre de votre Chevalier. Silviane alors rougissant un peu : - Ce serait moi, répondit-elle, qui en cela recevrais de l'honneur ! Mais je ne puis ni ne veux que cela soit que par le consentement de la Reine, qui peut disposer de moi comme il lui plaît. Andrimarte, qui connut bien qu'elle avait parlé avec beaucoup de discrétion, mettant un genou en terre devant Méthine : - C'est aujourd'hui, Madame, le jour qui semble me devoir être le plus heureux ; ne vous plaît-il pas que par votre commandement je reçoive le plus grand honneur que maintenant je puisse espérer ? Childéric perdant toute patience, l'interrompit : - Il me semble, lui dit-il, Andrimarte, que si vous n'eussiez point été tant outrecuidé, vous eussiez attendu de faire cette demande à la Reine et à Silviane, lorsque par quelque belle action vous vous en fussiez rendu digne. Andrimarte
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qui connut bien pourquoi Childéric lui en parlait de cette sorte : - Seigneur, lui répondit-il, j'avoue que je ne mérite pas cette faveur. Mais je ne laisse de la demander pour le désir que j'ai de vous rendre quelque bon service, et je sais bien que, quand j'aurai l'honneur d'être Chevalier de Silviane, ce nom glorieux me donnera tant de force et tant de courage qu'il n'y a entreprise pour difficile qu'elle soit de laquelle je ne vienne heureusement à bout. - Cette pensée, répondit le Prince tout en colère, serait bonne, si elle n'était injuste. Mais il n'est pas raisonnable que vous vous donniez un nom qui ne peut-être mérité qu'avec le sang. - Mon sang, reprit incontinent le jeune Chevalier, ne sera jamais épargné pour ce sujet non plus que ma vie pour le service du Roi. Mais, Seigneur, je me trouve bien déçu de l'espérance que j'avais, qu'en cette occasion et en toute autre vous seriez mon protecteur, et que ce serait vous qui me procureriez toute sorte d'avantage, comme le Prince à qui je suis, et à qui la nature et ma volonté m'ont donné. Childéric voulait répondre, et peut-être porté de la violence de sa passion, eût parlé outrageusement, si Mérovée, trouvant cette action très mauvaise en son fils, n'eût pris la parole, afin de couvrir l'imprudence de Childéric : - Vous avez raison, Andrimarte, dit le sage Roi, de penser que Childéric vous favorisera en tout ce qu'il lui sera possible ; il le veut, et je le lui commande. Mais ce qu'il a dit, ç'a seulement été pour passer le temps, et pour vous mettre un peu en peine ! Et à cette
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heure, et lui et moi prions la Reine de trouver bon que Silviane vous reçoive pour son Chevalier, étant très raisonnable qu'une si belle fille ait un si gentil Chevalier qu'Andrimarte. Ce jeune homme tout transporté de contentement vint baiser la main au Roi et à Childéric, pour la grâce qu'il recevait de lui. Et quoique le jeune Prince le η lui permît, si fût-ce avec un visage qui témoignait assez que ce n'était que pour le respect du Roi qu'il le consentait. Et quoique Méthine le reconnût aussi bien que Mérovée, qui en eut un grand déplaisir, si est-ce qu'elle ne laissa pas de commander à Silviane qu'elle reçût Andrimarte pour son Chevalier puisqu'elle voyait que le Roi le trouvait bon. La jeune fille n'obéit jamais à commandement que la Reine lui eût fait plus volontiers qu'à celui-ci, et d'un visage si content que chacun le remarqua fort aisément, ce qui toucha encore plus vivement le cœur de Childéric, qui se résolut, à quelque prix que ce fût, de rompre cette amour qui lui était tant à contrecœur. Et parce qu'il connut bien qu'il avait donné trop de connaissance de sa passion et que le Roi n'en était pas content, il se contraignit le plus qu'il lui fût possible, afin de faire croire que tout ce qu'il en avait fait avait seulement été pour le sujet que Mérovée avait dit. Mais il n'y en eut guère en la compagnie qui ne connût bien cet artifice, et même Andrimarte qui savait l'affection qu'il portait à Silviane, et qui prévît assez les traverses qu'il en recevrait. Toutefois n'y ayant rien de trop difficile
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pour son amour, il se résolut à tout ce qui lui en pouvait arriver. Et d'autant que l'ordre de Chevalerie qu'il avait reçu l'obligeait à ne demeurer plus oisif parmi les Dames, il fit dessein de partir pour aller à l'armée aussitôt qu'il aurait pu prendre congé de Silviane, et n'en point retourner que par quelque acte signalé il n'eût mérité cette belle Dame. Elle qui jugea qu'il fallait de nécessité que cette séparation se fît, et qu'ils parvinssent tous deux au contentement qu'ils désiraient par cette voie, lui donna le congé qu'il lui demanda, quoi qu'avec beaucoup de déplaisir. Mais sachant que le Roi avait cette coutume, pour inciter le courage généreux des jeunes Chevaliers à faire des actions plus hardies, de donner de semblables récompenses à ceux qui par leur vaillance se signalaient dans les armées, ils se contraignirent l'un et l'autre, et avec regrets et larmes se séparèrent, sous l'espérance de parvenir plus tôt à ce qu'ils désiraient par cet éloignement que par leur présence.
De raconter ici les Adieux qu'ils se dirent et les démonstrations de bonne volonté qu'ils se firent en cette cruelle séparation, outre que je le crois inutile, encore ai-je opinion, qu'il serait impossible ! Il suffira de penser qu'ils n'en oublièrent une seule de toutes celles que la pudicité de Silviane put permettre à Andrimarte, et que l'honnêteté d'un si parfait Amant η
lui donna la hardiesse de rechercher. Mais je pense être aussi peu à propos de rapporter maintenant tout ce qu'il fit ensuite de ce dessein, lorsqu'il fut dans
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l'armée, car il faudrait beaucoup plus de temps qu'il ne nous reste de jour pour raconter les choses seulement plus signalées, tant y a qu'en la conquête que Mérovée fit de la seconde Belgique, il donna de telles preuves et de son courage et de sa force que Mérovée l'élut pour conduire le secours qu'il envoyait contre les enfants du roi Clodion, auxquels il avait été préféré en la Couronne des Francs, tant pour la pusillanimité et lâche courage de Renaud que pour la jeunesse d'Albéric, et lesquels toutefois il avait partagé de la moitié du Royaume d'Austrasie. Mais eux étant venus en âge, et Albéric se trouvant Seigneur de Cambrai et des pays voisins, et Renaud Duc d'Austrasie, et ayant épousé la fille de Multiade, Roi des η Tongres, nommée Hasemide, ils firent une étroite alliance avec les Saxons, et désireux de ravoir le Royaume paternel, vinrent fondre avec une très puissante armée sur le reste de l'Austrasie. Et n'eût été que prudemment Mérovée y envoya un puissant secours sous la conduite du vaillant Andrimarte, il est certain que leurs armes se fussent fait voir jusques aux portes de Paris ; et peut-être eussent non seulement retardé les autres conquêtes de ce vaillant Roi, mais lui eussent mis sa Couronne en un grand hasard. Au contraire, la valeur et la prudence d'Andrimarte fut telle, qu'arrêtant les progrès de ces deux frères, il les restreignit enfin dans l'Austrasie, attendant que Mérovée eût le temps de se démêler des ennemis que les Romains secrètement lui avaient suscités. Et ce service fut si grand que ce
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sage Roi, en voulant bien donner connaissance par toute sorte de témoignages, ne fut avare des louanges que sa vertu méritait, ni des récompenses dignes des services qu'il en avait reçus.
Il serait malaisé de dire les contentements de Silviane lorsqu'à tous coups les feux de joie qui se faisaient n'étaient accompagnés que des réjouissances pour les valeureux exploits de son tant aimé Andrimarte, la présence duquel η elle désirait infiniment, pour se pouvoir réjouir avec lui de η tant d'heureux succès. Et toutefois elle ne pouvait être marrie de le savoir éloigné, puisque son courage généreux lui donnerait tant de satisfaction, en l'honneur qu'elle lui voyait acquérir, qu'elle voulait bien participer à ses peines par les ennuis de son absence, puisqu'elle avait si bonne part aux gloires qu'il y acquérait, avec tant davantage pour la Couronne des Francs, montrant bien par une si vertueuse résolution qu'elle était véritablement petite-fille de Semnon, Duc de la Gaule Armorique, et si bon et fidèle ami du roi Mérovée.
Il n'y avait personne qui n'aimât et louât grandement le vaillant et sage Andrimarte ; aussi en six ans
qu'il demeura dans les armées, il n'eut jamais accident de fortune qui ne lui fût heureux. Un seul Childéric était celui qui avait à contrecœur ses victoires, encore qu'elles fussent à l'avantage de la Couronne qu'il devait porter après Mérovée. Mais l'amour qui était plus forte en lui que l'ambition lui faisait trouver toutes ses actions mauvaises et en diminuer la gloire
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tant qu'il lui était possible, connaissant bien que ces louanges ne servaient que d'allumer davantage l'affection que Silviane avait pour lui. Enfin, Andrimarte ne pouvant plus vivre éloigné de sa Dame, encore que bien souvent il en eût des lettres, et que de même il lui fît savoir le plus souvent qu'il pouvait de ses nouvelles, il obtint du Roi congé d'aller à Paris, pour donner ordre à quelques affaires qu'il feignait lui être survenues. Il se présenta donc devant la Reine, de laquelle il reçut toutes les caresses qu'il pût désirer, et ayant trouvé la commodité de voir Silviane, et reconnu que sa bonne volonté était de beaucoup augmentée η en son éloignement, il lui fit trouver bon qu'il parlât à la Reine de leur mariage. Jamais, en toutes les victoires que la fortune lui avait données, il ne remercia le Ciel avec plus de grâces que recevant cette permission qu'il estimait par-dessus toutes les autres bonnes fortunes. Et pour faire connaître à Silviane l'impatience de son affection, aussitôt qu'elle le lui eut permis, il pria quelques-uns de ses plus proches parents, car il n'avait plus de père, de faire cette requête à la Reine pour lui, et la lui demander en grâce, attendant que ses services lui pussent faire mériter une si grande récompense. Méthine, qui savait les mérites d'Andrimarte et les grands et signalés services qu'il avait rendus au Roi son mari, fut très aise que l'occasion se fût présentée de faire pour lui quelque chose qu'il désirât. Et pour témoigner à ceux qui lui en portèrent la parole combien ce mariage lui était agréable : - Dites, leur répondit-elle,
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à Andrimarte que non seulement je consens à ce qu'il désire, mais d'autant que Silviane est petite-fille de Semnon, notre cher ami, Seigneur de la Gaule Armorique, et qu'il ne serait pas raisonnable d'en disposer sans savoir sa volonté, je lui promets que je le lui ferai trouver bon, et au Roi aussi, si pour le moins ils veulent me complaire en quelque chose. Et pour témoignage de ce que je dis, je lui permets η
de vivre avec elle non seulement comme son serviteur, mais comme son futur mari.
Cette réponse tant avantageuse, et aussi favorable qu'Andrimarte eût pu espérer, fut reçue avec tant de contentement par ce jeune Chevalier qu'il lui fut impossible de la tenir secrète, de sorte que la nouvelle s'en épandit par toute la Cour, et bientôt dans toute l'armée, parce que Mérovée, en ayant été averti par Méthine, il l'eut si agréable qu'il l'a dit en dînant tout haut, montrant qu'il était bien aise que cette volonté fût venue à ce gentil Chevalier, afin de commencer par là à reconnaître les grands services qu'il avait reçus de lui. Et pour ne mettre les affaires en plus de longueur, il dépêcha incontinent vers le Duc Semnon, son cher et ancien ami, pour lui faire trouver bon ce mariage, lui promettant d'avantager de sorte Andrimarte qu'il n'aurait point de regret de lui donner sa petite-fille.
Mais Childéric qui se trouva alors dans l'armée, ayant appris η au commencement cette nouvelle par les lettres de la Reine sa mère, et puis par les discours de Mérovée, en reçut un si grand
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déplaisir, qu'il ne se put empêcher d'en parler à son père, couvrant son dessein sous la feinte apparence de son service : - Seigneur, lui dit-il, le trouvant en particulier, j'ai su par les lettres de la Reine, et par les discours que vous en avez tenus ce matin, qu'Andrimarte prétend d'épouser Silviane. Le très humble service que je vous dois me commande de vous représenter des choses que je pense être bien dignes de considération, et encore que je ne doute point que votre η prudence accoutumée ne les ait bien déjà prévues, toutefois les grandes et plus prégnantes affaires que vous avez sur les bras me font craindre que, n'ayant pas eu le loisir de bien considérer celles qui semblent être de beaucoup moindre importance, vous pourriez peut-être passer légèrement par-dessus, sous l'espérance juste de récompenser les services de ce Chevalier, que j'avoue, Seigneur, être dignes de reconnaissance pour donner courage aux autres d'en faire autant que lui quand vous leur ferez l'honneur de les employer, mais que je nie bien mériter de vous faire commettre une si grande et préjudiciable offense contre Semnon, votre cher ami et allié, et contre vous-même, car il est certain que les récompenses ne doivent jamais être faites au désavantage de nos amis et de ceux qui s'assurent en nous des choses qu'ils tiennent les plus chères. Semnon, comme vous savez, Seigneur, est Duc de la Gaule Armorique, c'est lui qui, à votre arrivée en ces contrées, vous a reçu en son amitié, vous a assisté de ses forces et de ses conseils, et il se peut dire que lui et
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Gynueldin, gouverneur des Éduois, ont été les deux plus fermes pierres sur lesquelles vous avez assuré les fondements de votre domination. Est-il maintenant raisonnable que, s'il vous a confié cette fille qui doit être le support et le soulagement de sa vieillesse, vous en deviez disposer sans son contentement ? Ou seulement est-il bien à propos que vous lui proposiez un parti tant inégal, et que chacun jugera si désavantageux ? Voulez-vous donc que l'on dise que le roi Mérovée récompense ceux qui le servent aux dépens des Princes, ses voisins et amis ? Souffrirez-vous que l'on puisse reprocher que le Roi des Francs, sous prétexte d'amitié et de confédération, apparie si mal les filles de telle qualité que de les donner, en payement des services reçus, à des personnes de qui la naissance leur est tant inférieure ? Pardonnez-moi, Seigneur, si je parle si hardiment devant vous, et accusez le naturel désir que j'ai de ne voir point votre nom taché d'aucun soupçon de chose que je sais bien être entièrement éloignée de votre intention, et du tout contraire à toutes vos actions passées. Ce n'est pas que je ne tienne η pour très raisonnable et digne de louange la volonté que vous avez de faire pour Andrimarte ; mais je vous supplie, Seigneur, que ce soit à vos dépens, et de chose où vous seul ayez intérêt, car en cela vous acquerrez le nom de Prince généreux et magnanime η, et vous vous rendrez aussi bien le Roi des cœurs que vous l'êtes des corps des Gaulois. Il ne manque pas dans votre Royaume des partis pour Andrimarte, et que lui-même jugera lui
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être plus convenables que celui de Silviane, de laquelle il ne peut prétendre que du mécontentement, puisqu'au lieu d'acquérir des amis par cette si peu égale alliance, il se fera des ennemis immortels, qui jamais ne lui pardonneront l'offense qu'ils penseront avoir reçue de vous à son occasion. Et ainsi, sans qu'il lui en revienne aucun avantage, il vous fera perdre et le crédit et l'amitié qu'avec tant de peine vous avez acquise η, et qu'avec tant de soin et de prudence vous vous êtes conservée η
parmi tous ceux qui ont connu votre nom. Ne croyez pas, Seigneur, que je sois l'Auteur de ces considérations ; plusieurs de vos meilleurs serviteurs, et qui n'ont osé le vous
dire, se sont adressés à moi, afin que vous les
" apprissiez de moi, sachant bien que les grands
" Rois qui ont toujours l'esprit occupé à de grandes
" entreprises ne daignent bien souvent tourner les
" yeux sur ces choses qu'ils pensent n'être pas capables
" de faire des grands effets, et qui quelquefois traînent après les commencements d'un grand mal. Je sais que quand Andrimarte saura de quelle importance, ou plutôt de quel préjudice, est ce mariage à votre service, il est tant votre serviteur qu'il sera le premier à vous supplier, pour amoureux qu'il soit, de ne faire rien qui puisse altérer le service de votre Majesté, ou troubler le repos de votre peuple, ou diminuer tant soit peu l'amitié et la bienveillance de vos alliés. Et quand il vous plaira me le commander, pour vous décharger de cette importunité, je m'offre à le lui faire entendre, et à lui en déduire les raisons de telle sorte que jamais plus il n'y pensera.
[ 523 recto sic 527 recto ] 1619 1621
Ainsi finit Childéric qui fut écouté si attentivement de son père qu'il pensa d'avoir à l'heure même la commission d'en parler à Andrimarte. Mais le sage Roi, qui dès longtemps avait bien pris garde que ce jeune Prince était amoureux de Silviane, et que toutes ces considérations ne lui étaient dites que pour l'envie qu'il avait de la posséder tout seul, lui ayant donné audience telle qu'il voulut, et voyant qu'il attendait sa réponse, après y avoir quelque temps pensé, reprit ainsi la parole avec un visage sévère, et lui témoignant assez par là le peu de satisfaction qu'il avait reçu de sa harangue :
- Je suis très marri de reconnaître en vous les choses que je voudrais le moins y être, et particulièrement deux, qui seront là cause de votre perte, si avec prudence vous ne vous en dépouillez bientôt. La première, cette humeur efféminée qui vous emporte à une vie dissolue, et à la recherche des délices et de l'amour, car si par les contraires l'on fait de contraires effets, et si les Gaules que je possède ont été ravies d'entre les mains de ces vaillants et puissants Romains
par la force et par la générosité de Pharamond et de Clodion, et s'il a fallu que j'aie tant sué sous le harnois, et couru tant de hasards pour conserver et agrandir les limites de l'Empire qu'ils m'ont laissé, comment ne puis-je juger avec raison que quand je vous aurai remis cette couronne après moi, vous ne la conserverez guère longtemps, puisque vous vous éloignez et des moyens que nous avons tenus, et de la guerrière vertu de la nation des Francs ? Mais
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l'autre condition que je blâme grandement en vous, c'est d'employer votre esprit à vouloir couvrir votre vice sous le voile de la vertu. Pensez-vous, Childéric, que j'aie si peu de connaissance des affaires du monde que je ne juge bien que toutes les choses que vous me venez représenter ne sont seulement que pour empêcher que Silviane, que vous aimez, ne se marie encore de quelque temps ? Pensez-vous que je ne me souvienne des paroles que vous tîntes lorsqu'Andrimarte fut armé Chevalier ? Avez-vous opinion que je n'aie su qu'elle jeta un portrait dans le feu, que vous aviez d'elle sans qu'elle le sût ? Et croyez-vous que je n'aie été averti de la violence que vous lui fîtes quand vous la baisâtes par force ? Ne vous figurez point, Childéric, que pas une de vos actions envers elle me soit inconnue, et que si jusques ici je les ai supportées, et fait semblant de ne les voir pas, ce n'a été que sous l'espérance qui me restait encore que peut-être vous retireriez-vous de vous-même de la mauvaise façon de vivre que vous avez prise, et que vous ne pouvez pas douter qui ne η me déplaise ? Vous faites le grand homme d'état, et me venez représenter ce que je dois à l'amitié de Semnon et aux bons offices qu'il m'a rendus. Et envers lequel de tous mes voisins et de tous mes alliés m'avez-vous vu manquer en ce que je leur dois et d'amitié et de bienveillance ? Et pourquoi, si vos pensées étaient bien saines, ne jugeriez-vous qu'en cette occasion je ne défaille non plus à ces devoirs envers celui que j'aime et que j'estime
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par-dessus tous les Gaulois ? Que si vous ne pouvez pénétrer jusques au profond de mes desseins, que ne jugez-vous que ce qui vous en est inconnu ne laisse d'être fait avec autant de raison que vous en voyez en ceux que vous savez, et que vous entendez ? Qu'est-ce que j'ai fait jusques ici que mes amis aient blâmé ? Ou dites-moi de quoi mes propres ennemis me peuvent accuser, si ce n'est de leur avoir ôté, par la valeur de nos armes, ce qu'autrefois ils avaient acquis sur des autres, mais plus avec la peau du renard η, qu'avec les ongles du lion ? Et un seul Childéric sera celui qui condamnera les actions de son père, et pourquoi ? parce qu'il consent au mariage d'une fille que, poussé d'une folle affection, il voudrait déshonorer entre les bras même de sa mère η, et devant les yeux de son père. Trouverez-vous plus à propos, ou plus honorable pour ce généreux Semnon, et notre ancien ami comme vous dites, que sa fille soit remise entre vos mains que mariée avec Andrimarte ? La voulez-vous peut-être épouser ? Votre folle humeur vous porterait-elle bien à cette faute ? Je ne le veux pas croire, car j'aimerais mieux que ce gesse que j'ai en la main vous fût dans le cœur, que non pas une si vile η pensée ! Non que je ne n'estime la vertu du père, et la nourriture de la fille, car l'une η et l'autre sont estimables, mais j'élirais plutôt de rendre à Renaud ou à son frère, Albéric, le sceptre entier de leur père, Clodion, que de consentir qu'un courage si abaissé que serait le vôtre eût la souveraine puissance sur un peuple si généreux et si belliqueux que celui auquel je commande !
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Or si vous ne la voulez point épouser, et quand vous le η voudriez, si mon consentement n'y sera jamais, qu'est-ce donc que vous pensez faire de Silviane ? La tiendrez-vous pour concubine ? Avez-vous opinion que l'honneur de ma maison le comporte ? Que la réputation de la Reine le souffre, ou que le courage de Semnon, et la générosité de sa race le puisse endurer ? Cessez, Childéric, de remontrer à votre père ce qu'il doit faire en une chose où il n'a point d'autre passion que celle de la raison, et vous dépouillez de cette folle amour qui vous préoccupe l'entendement, et lors vous verrez que, si je ne faisais ce mariage, je manquerais grandement à ce que je dois. Car si les Princes sont obligés, comme vous dites, de récompenser les services reçus par des bienfaits et des honneurs, qu'est-ce que je ne dois pas faire pour Andrimarte, qui sans parler des autres exploits qu'il a faits pour nous, n'a pas seulement résisté à la force des enfants de Clodion, mais, en les contraignant de demeurer dans les limites de l'Austrasie, peut dire nous avoir conservé le reste de nos États, donné le moyen de faire les progrès que mes armes ont faits depuis le temps que, me surprenant engagé à de nouvelles conquêtes, ils s'en venaient fondre si inopinément sur nous si la valeur et la sage conduite d'Andrimarte ne nous eussent fait épaule, et n'eussent réprimé l'insolence de leurs armes ! Et dites-moi, Childéric, qu'est-ce que je ne dois pas à un si signalé service, et de quelle ingratitude ne serais-je point avec raison accusé, si je refusais à son affection, à sa fidélité, à son courage et
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à ses mérites la première chose qu'il m'a demandée ? Mais, dites-vous, récompensez-le à vos dépens, et non pas à ceux de Semnon, qui garde cette fille pour le support de sa vieillesse et pour le soulagement de son dernier âge. Au contraire que ce soit à ses dépens, que ce η serait véritablement à son dommage, si je refusais pour sa petite-fille un parti si convenable et si avantageux ! Car y a-t-il ni Prince ni grand Roi, qui ne crût avoir beaucoup gagné de s'être acquis à tel prix un semblable gendre, et qui est capable non seulement de conserver un État, mais d'acquérir cent Royaumes par sa valeur et par sa prudence ? Que peut désirer Semnon de plus avantageux sur ses vieux jours que de voir Silviane entre les mains d'un vertueux Chevalier, et son État sous la garde d'un vaillant, prudent et heureux Capitaine ? Souvenez-vous, Childéric, que je dois non seulement cette gratification à Andrimarte pour les services qu'il m'a faits, mais je dois ce gendre à Semnon pour l'amitié et la fidélité qu'il m'a toujours montrée η. Et je sais que vous-même le reconnaissez bien ainsi, et que, quand vous avez parlé à moi d'autre sorte, ce n'a pas été Childéric qui a parlé, mais cette folle passion qui le fera perdre, et qui lui ôtera enfin la couronne que je porte s'il ne change bientôt et de conduite et d'humeur. Et pource, si vous me voulez plaire, vous quitterez non seulement cette vie qui vous rendra méprisable et odieux à tous ceux qui la sauront, et particulièrement aux Francs de qui le courage guerrier ne peut aimer ni supporter un vicieux ni un fainéant pour son
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Roi, mais aussi cet artifice duquel vous essayez de couvrir vos desseins efféminés sous le visage déguisé de la vertu. Autrement, Childéric, soyez assuré que si de nom je suis votre père, je ne le serai point d'affection, et qu'au contraire je ferai paraître et à vous et à chacun que je ne contribue ni consens en rien à la honteuse et méprisable vie que vous faites.
Childéric demeura grandement confus oyant η
cette réponse de Mérovée, parce que sa propre conscience le convainquait, et toutefois, suivant l'ordinaire coutume de tous ceux qui veulent couvrir leur faute, il essaya de s'excuser en partie des choses que son père lui avait reprochées, en niant entièrement les unes, et déguisant de sorte les autres qu'il eût peut-être rendu sa cause bonne s'il eût parlé à une personne moins avisée que Mérovée. Mais le sage père ayant quelque temps écouté ses excuses : - Enfin, dit-il en l'interrompant, vous êtes bien marri, Childéric, que j'aie eu assez bonne vue pour reconnaître votre faute ! Mais ce n'est pas de cela que vous devez être fâché. Soyez-le d'avoir failli, et non pas que je l'aie reconnu, car étant votre père comme je suis, j'aurai toujours plus de soin de cacher votre erreur que vous-même. Mais si vous êtes sage, ne continuez plus cette vie qui sans doute vous fera perdre honteusement, et vous souvenez que tout Prince qui veut commander à un peuple se doit rendre plus sage et plus vertueux que ceux desquels il veut être obéi, autrement il n'y parviendra jamais qu'avec la tyrannie, qui ne peut-être assurée ni agréable
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à celui-même qui l'exerce.
À ce mot, Mérovée le laissant η
sans vouloir plus ouïr ses répliques, dépêcha incontinent à la Reine Méthine que sans plus prolonger ce mariage, elle en donnât avis à Semnon, le bon Duc de la Gaule Armorique, afin que le tout se fît par son consentement, et qu'ensemble elle l'assurât qu'il η rendrait Andrimarte tel qu'il n'aurait point de regret d'avoir accordé sa petite fille à un si accompli Chevalier. La Reine, qui ne désirait pas avec moins de passion de contenter Andrimarte, sans perdre un moment de temps, y envoya un Ambassadeur qui n'eut beaucoup de peine à l'y faire consentir, parce que Semnon, oyant le nom d'Andrimarte duquel η la renommée lui avait raconté tant de belles et généreuses actions, le reçut pour son gendre avec infinis remerciements à la Reine de la faveur qu'elle lui faisait de vouloir donner un tel mari à Silviane, se sentant de telle sorte obligé à Mérovée et à elle pour cette élection, qu'il tenait pour bien récompensés tous les services qu'il leur avait autrefois rendus. Et leur remettant dès lors entre les mains toute l'autorité qu'il avait sur elle, il les suppliait d'en vouloir disposer comme étant à eux. Que seulement il désirait de voir Andrimarte, afin de connaître celui à qui Silviane et ses États devaient être, et pour l'obliger par la bonne chère qu'il prétendait de lui faire à aimer davantage sa fille, et à chérir selon leurs mérites les peuples sur lesquels il devait commander.
Cette réponse ayant été reçue, la Reine en donna incontinent son avis à son mari, qui jugea être à propos qu'Andrimarte fît promptement
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le voyage vers le bon Duc Semnon, afin de lui rendre le devoir auquel il était obligé, et cela d'autant plus tôt qu'en ce temps-là il avait paix ou trêve avec tous ses voisins, si bien qu'il avait moins à faire de sa présence. Andrimarte et Silviane, avertis de cette prochaine séparation, encore qu'ils sussent que de ce voyage dépendait tout leur contentement futur, si est-ce que l'extrême affection qu'ils se portaient ne les y pouvait faire consentir qu'avec un déplaisir extrême, d'autant que les autres fois qu'Andrimarte l'avait éloignée, ce n'avait été que pour aller à l'armée qui ne le séparait que de deux ou trois journées, et Mérovée y étant, elle en avait des nouvelles presque tous les jours. Mais cet éloignement semblait devoir être plus long, tant pour la distance des lieux que pour prévoir bien que le bon Duc Semnon ne le laisserait pas si tôt retourner, et leur amour impatiente ne pouvait sans une très grande peine se préparer à cette longue absence. Toutefois la nécessité les y contraignant, Andrimarte avant que de partir, pour témoignage de sa passion lui donna ces vers :
STANCES.
Sur un départ.
I.
Dieux qui savez quelle peine
Donne l'absence η inhumaine,
Accomplissez s'il vous plaît
Mon souhait.
[ 527 recto sic 531 recto ] 1619 1621
II.
Faites-moi, puisque l'absence
Me doit ravir sa présence,
Aussitôt qu'un souvenir
Revenir.
III.
Faites comme un Androgyne
D'une puissance divine
Rassembler par le dehors
Nos deux corps η.
IV.
Ainsi ma forme première
Me serait rendue entière,
Ayant par votre pitié
Ma moitié.
V.
Faites comme le lierre
L'ormeau de son bras enserre,
Qu'elle soit jusqu'au trépas
En mes bras.
VI.
Pour rompre la douce étreinte
De cette union si sainte,
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Le Ciel n'a rien, ni la mort,
D'assez fort.
VII.
Faites comme aux hirondelles,
Qu'il me soit donné des ailes,
Afin de plutôt pouvoir
La revoir.
VIII.
Si j'obtenais cette grâce,
Pour loin que je m'éloignasse,
J'y ferais cent fois retour
Chaque jour.
IX.
Que si cela ne peut être,
Veuillez mon retour permettre
Tout aussitôt en ce lieu
Que l'adieu.
X.
Ma voix où s'adresse-t-elle ?
Les Dieux la voyant si belle
En sont amants et jaloux
Comme nous.
XI.
Ayant donc l'âme saisie
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D'une froide jalousie,
La pitié dans leur esprit
S'assoupit.
XII.
Vainement je les réclame,
Puisqu'amoureux de Madame,
Ils m'en éloignent d'auprès
Tout exprès.
XIII.
Mais en vain, remplis d'envie,
Vous nous troublez notre vie.
Nos nœuds sont, et nos liens,
Gordiens.
Ainsi s'en alla le gentil Andrimarte, plus désireux de revenir que d'être possesseur de la Gaule Armorique. Je ne vous raconterai point ici, Madame η, la réception qui lui fut faite tant par Semnon que par ses peuples, qui ayant su la volonté de leur Seigneur, s'étaient préparés à le recevoir avec toute sorte d'honneur et de contentement, infiniment réjouis de l'élection que leur bon Duc en avait faite, tant pour Silviane, que pour être leur Seigneur après lui, car cela ne fait rien au discours que vous désirez savoir de moi. Il suffira de dire que Semnon, après l'avoir reçu avec toute sorte de magnificence, et retenu quelque temps auprès
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de lui, lui accorda non seulement Silviane, comme il désirait, mais de plus, le fit proclamer Seigneur de la Gaule Armorique après lui, et, en vertu de ce futur mariage, le fit reconnaître pour tel par tous ses vassaux et sujets, n'y ayant ni Ambactes,
Solduriers, ni Chevaliers qui ne le reçussent avec applaudissement.
Quelque temps auparavant η, Clidaman était arrivé dans l'armée de Mérovée, de sorte qu'il avait vu Andrimarte, et avait été fort souvent témoin, ou pour mieux dire
son compagnon d'armes en tant de beaux exploits qui s'étaient faits, et même quand Mérovée se rendit entièrement Seigneur de la Seconde Belgique. De sorte que les nouvelles qui se surent aussitôt dans la Cour de Mérovée du bonheur de ce gentil Chevalier lui furent très agréables, comme aussi à tous les autres Seigneurs et Princes Francs, n'y ayant que Childéric seul qui en reçut du déplaisir. Car encore qu'il feignît le contraire, depuis que son père l'en avait tancé, il n'avait eu la hardiesse de faire paraître l'amour qu'il portait à Silviane, qui toutefois au lieu de diminuer allait croissant de jour en jour, non toutefois qu'il eût aucune intention de l'épouser, car il tournait les yeux à quelque chose de plus relevé, mais il eût bien voulu la posséder en autre qualité. Et lorsque chacun louait η
la bonne élection que Semnon en avait faite, il ne se pouvait empêcher d'en parler désavantageusement, le blâmant quelquefois d'injustice, et d'autres fois d'imprudence : d'injustice, privant les justes successeurs de son bien, et d'imprudence, en soumettant
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la Gaule Armorique à un Franc, qui était d'une nation étrangère. Et ne pouvant vaincre la passion qui le consommait, et trouvant un jour commodité de parler à Silviane, il lui dit : - Est-il possible, belle Dame, que vous soyez résolue de vous donner à Andrimarte ? - Et n'est-ce pas, Seigneur, lui répondit-elle, un Chevalier qui mérite plus que je ne vaux ? - Vous faites bien paraître, répliqua-t-il, que vous vous connaissez fort peu en la valeur des choses, puisque vous l'estimiez plus que vous, de qui le moindre mérite surpasse tout ce que peut valoir Andrimarte. - * Si je vaux quelque chose, répondit-elle en souriant, je le rendrai bientôt riche ; car je me donnerai entièrement à lui. Et quant à moi, il m'est assez, pourvu qu'il m'aime, et à cela j'espère de l'obliger par l'amitié que je lui porterai. - Cela est bon, dit Childéric, avec ceux desquels l'ambition ne suffoque pas le jugement, ou de qui la perfidie naturelle ne prévaut par-dessus la raison. Silviane alors, offensée de ce discours : - Seigneur, lui répondit-elle, si vous tenez ce discours pour me fâcher, c'est sans raison, puisque je n'eus jamais autre volonté que de vous honorer ; que si c'est pour offenser Andrimarte, je ne sais comme vous en avez le courage, puisque ce pauvre Chevalier, outre les grands services qu'il vous a déjà rendus, et qui sont si signalés, encore ne parle-t-il jamais que de l'ambition qu'il a d'employer le reste de sa vie en augmentant votre Couronne. - Ma belle fille, répondit le jeune Prince, ce n'est ni pour vous déplaire, ni pour l'offenser, mais seulement
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pour ne vous voir perdre, comme je prévois que vous ferez si vous ne vous retirez de cette jeune et peu prudente affection, Croyez-moi que je ne parle point sans raison. Si vous saviez quel bonheur vous attend, peut-être ne vous précipiteriez-vous point de cette sorte ! - Seigneur, répliqua Silviane, mettez, je vous supplie votre esprit en repos, et croyez que tous les plus grands avantages qui se peuvent imaginer ne me divertiront jamais de l'affection que j'ai promise à Andrimarte. La Reine et le Roi le veulent, Semnon le trouve bon, et me le commande, qu'est-ce qui m'en peut donc retirer ? - Et quoi, Silviane, reprit Childéric, vous ne faites donc point de compte de ma volonté, et vous ne pensez pas que mon consentement y soit nécessaire ? - Si fais, Seigneur, répondit-elle, mais je n'en parle point croyant qu'il ne sera jamais autre que la volonté de Mérovée. - L'amour, dit-il, que je vous porte est telle, que je contrarierais même à Tautatès, s'il était nécessaire, pour votre bien ! Mais puisque vous l'estimez si peu, allez et souvenez-vous que je suis Childéric, c'est-à-dire le fils du Roi, et qu'un jour je vous ferai paraître combien follement vous méprisez maintenant ma bonne volonté ! Et à ce mot, sans attendre sa réponse, il partit tout en colère ; de quoi elle fut bien marrie, non pas pour elle, mais pour la crainte qu'elle avait que son courroux ne pût rapporter du mal à son cher Andrimarte.
Cependant, Semnon ayant retenu quelques η mois Andrimarte auprès de lui, et lui semblant qu'il était temps de le renvoyer vers Mérovée,
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il η lui donna congé de s'en retourner, à condition qu'aussitôt que le mariage serait accompli, il lui amènerait Silviane, et se résoudrait de demeurer avec lui d'ordinaire, pour prendre le soin de ses États, et lui donner le moyen de vivre le reste de ses jours en repos. Chacun, à son retour, le reçut avec toute sorte d'honneur et de caresses. Mérovée, qui le traitait déjà comme Duc de la Gaule Armorique, était bien aise que par son moyen il y eût une personne de sa nation, et sur laquelle il avait tant de puissance, qui commandât à un peuple si grand, et son voisin, lui semblant que c'était une grande assurance pour sa Couronne d'avoir ce côté-là si assuré, et duquel η il pouvait entièrement disposer. Et en cette considération, il commandait à Childéric d'en faire cas, et de l'aimer non pas comme son vassal, mais comme son voisin, et duquel η il pouvait retirer beaucoup d'utilité pour le progrès et l'affermissement de ses conquêtes. Mais ce ne fut rien au prix de la bonne chère que Silviane lui fit, qui déjà le tenant pour son mari, vivait presque avec l'honnête liberté de femme auprès de lui. Et quoiqu'elle ne voulût lui rien cacher de tout ce qu'elle faisait ou qu'elle avait en la pensée, si est-ce qu'elle crut n'être pas bien à propos de lui dire les discours que Childéric lui avait tenus, tant parce qu'elle savait bien qu'ils étaient faux, que d'autant qu'ils lui donneraient un grand mécontentement. Seulement elle résolut de se retirer avec lui dans les États de Semnon le plus tôt qu'il lui serait possible, et aussitôt que leur mariage serait fait, afin d'éviter
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la tyrannie du jeune Childéric, et les insolences qu'elle prévoyait lorsqu'il serait maître absolu des Francs.
N'y ayant donc plus rien qui empêcha l'accomplissement de ce tant souhaité mariage, Méthine, par l'autorité du Roi, et en suite de la volonté de Semnon, en fait passer les articles. Et huit jours après les cérémonies en furent faites au contentement général de tous, et avec tant de satisfaction de Silviane et d'Andrimarte que jamais on ne vit deux Amants plus contents, ni deux visages où le plaisir et la joie se remarquassent plus visiblement. Un seul Childéric soupirait en son cœur de ce que tout le peuple se réjouissait. Mais comme si le Ciel eût attendu seulement que ce mariage fût accompli pour mêler toute la Gaule de trouble et de tristesse, dans sept ou huit jours, Mérovée tomba malade, et bientôt après mourut η plein de gloire et d'honneur, et tellement regretté de son peuple et des Gaulois que jamais les Francs n'ont fait paraître un si grand déplaisir pour Roi qu'ils aient perdu. Childéric, comme je vous disais, Madame η, fut élevé sur le Pavois, et proclamé Roi des Francs incontinent après, avec * des espérances η bien trompeuses qu'il serait imitateur des vertus de son père. Silviane alors, qui se ressouvint des paroles désavantageuses qu'il lui avait tenues, conseilla son cher mari d'éloigner promptement ce jeune Roi, et de se retirer en la Gaule Armorique, tant pour éviter la mauvaise volonté de Childéric, que pour satisfaire à ce qu'il avait promis à Semnon. Mais Andrimarte, qui
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ignorait les derniers propos que Childéric avait tenus à Silviane, et qui pensait être obligé de demeurer quelque temps avec ce nouveau Roi pour le servir à son avènement à la Couronne, ne voulut croire le conseil de Silviane, lui semblant qu'il manquerait à son devoir s'il se retirait avant que de voir le nouveau règne de Childéric bien assuré ; et ainsi, sans rejeter entièrement ce qu'elle lui avait proposé, allait dilayant, et faisant semblant que les choses nécessaires à leur voyage se préparaient, et cependant demeurait ordinairement auprès de la personne du Roi avec tant de soin et d'affection que tout autre que Childéric s'en fût ressenti obligé. Lui au contraire, conservant dans son cœur l'outrage qu'il pensait avoir reçu de lui, n'allait éloignant la résolution qu'il avait prise en son âme qu'autant que duraient les cérémonies et les réjouissances de son couronnement.
Et le malheur ne voulut-il pas que cependant les nouvelles vinrent à Silviane et au valeureux Andrimarte que Semnon, le bon Duc, était mort, et que tous les vassaux et sujets leur faisaient instante prière de venir en leurs États !
Le déplaisir de Silviane fut très grand, et celui d'Andrimarte ne fut guère moindre ayant reçu tant de bienfaits de ce Prince, sans avoir eu le loisir de lui en rendre service. Mais lorsque les premières larmes commençaient de se sécher,
il sembla que le Ciel leur voulut donner occasion de les renouveler avec plus d'amertume encore que les premières.
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Déjà Childéric voyait, ce lui semblait, ses affaires assurées, et la Couronne bien raffermie sur sa tête, lorsque cette nouvelle vint à Silviane, et déjà il avait commencé de vivre si licencieusement, s'abandonnant à toute sorte de voluptés, que, comme je vous ai dit, Madame η, chacun avait perdu l'espoir que la vertu du père avait fait concevoir du fils. Le peuple s'en plaignait, les grands en murmuraient, et les plus affectionnés en soupiraient. Enfin, après qu'ils eurent quelque temps supporté cette honteuse vie, et plusieurs autres tyrannies et foules qu'il faisait sur son peuple, les grands de l'état s'assemblèrent à Provins et puis à Beauvais, où toutes choses bien considérées et débattues, enfin ils résolurent de le déclarer indigne et incapable de la Couronne des Francs, et en même temps en élirent un, qu'encore que Romain, ils jugèrent toutefois être personne si plein de mérites, qu'il était digne d'être leur Roi. Celui-ci s'appelait Gillon, qui dès longtemps avait quitté le parti des Empereurs Romains pour suivre celui de Mérovée auquel il avait toujours rendu un fort bon et fort fidèle service, et qui même avait augmenté l'État des Francs de la ville de Soissons dont il était Gouverneur. Mais quant à moi, je crois qu'ils firent élection de cet homme ambitieux, parce qu'il n'y eut point de Franc qui en voulût prendre ni le nom, ni la charge, de peur de ne la pouvoir maintenir contre leur Roi naturel, ou pour ne point être atteint du crime de félonie qui est si détesté parmi eux.
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Mais voyez, Madame η, comme lorsque Tautatès veut châtier les fautes des hommes, il fait rencontrer les occasions inespérées ! En ce même temps que déjà Gillon se préparait secrètement pour s'armer, et le reste des grands pour joindre leurs vassaux et leurs Ambactes avec lui, ne voilà pas que Childéric se résolut, avec toute l'imprudence η
que l'on saurait imaginer, d'ôter par force Silviane à Andrimarte, non pas pour l'épouser, car aussi ne le pouvait-il plus, étant déjà mariée, mais pour en passer sa fantaisie, comme déjà il avait fait de quelques autres depuis le décès de Mérovée ! Et ce qui portait ce jeune Prince à semblables désordres, c'était l'opinion que quelques flatteurs lui donnaient que toutes choses étaient permises au Roi, que les Rois faisaient les lois pour leurs sujets et non pas pour eux, et que, puisque la mort et la vie de ses vassaux était en sa puissance, qu'il en pouvait faire de même de tout ce qu'ils possédaient. Ces trois fausses, mais flatteuses
maximes, après plusieurs autres violences, et qui avaient donné sujet aux plus grands de s'assembler par deux fois pour le dépouiller de l'autorité qui lui était si mal due, le portèrent à yeux clos à faire cet outrage à Silviane et au valeureux Andrimarte.
La Reine Méthine s'était retirée pour lors en la ville des Rémois, tant pour n'être témoin des mauvaises et honteuses actions de Childéric, puisqu'elle ne pouvait plus y remédier, que pour passer plus doucement l'ennui de la perte qu'elle avait faite avec les ordinaires consolations
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d'un grand personnage nommé Remi, qui reluit de tant de vertus qu'encore que le Dieu qu'il adore soit inconnu aux Francs et à nous, si est-ce que jamais personne affligée ne part d'auprès de lui sans être soulagée de sa peine. Or Childéric, prenant donc occasion de l'éloignement de sa mère pour faire qu'Andrimarte laissât Silviane seule, il le tire à part, et lui controuve mille fausses raisons pour lui faire croire qu'il était nécessaire qu'il allât de sa part lui communiquer des affaires qu'il ne voudrait commettre à la fidélité d'autre que de lui, et que, pour ce sujet, il le prie de vouloir incontinent partir ; qu'il ne doute pas du déplaisir que ce lui η est d'éloigner Silviane, mais que le voyage étant de peu de jours, et si nécessaire pour le bien de sa Couronne, il voulait croire qu'il ne le refuserait pas. Andrimarte, qui n'eût jamais pensé qu'un Roi, fils de Mérovée, eût une si damnable pensée η, répondit qu'il était prêt à le servir et en cette occasion et en toute autre ; qu'à la vérité il aimait Silviane comme sa femme, mais qu'il honorait Childéric comme son Seigneur, que ces deux affections n'étaient point incompatibles, et qu'il lui témoignerait toujours qu'il n'avait rien de plus cher que le bien de son service. Avec semblables propos, Childéric lui faisant donner ses dépêches, il n'eut pas plus de loisir à se préparer à ce voyage que la prochaine nuit, durant laquelle il fit savoir à sa bien-aimée Silviane la charge que Childéric lui avait donnée, et lui recommanda très expressément de pourvoir en sorte aux choses nécessaires à leur
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retour en la Gaule Armorique, que rien ne les pût retarder plus de cinq ou six jours, quand il serait revenu de la ville des Rémois. La sage Silviane, ayant écouté paisiblement tout ce qu'Andrimarte lui avait dit, comme elle avait un esprit prompt et subtil, elle lui répondit en soupirant : - Ce voyage ne me promet point de contentement, et Dieu veuille que l'opinion que j'en ai soit fausse ! Vous devez vous souvenir que Childéric m'a aimée, ou que pour le moins il en a fait le semblant, durant que le Roi son père a vécu, il m'a tenu des langages que je n'ai jamais voulu vous redire, et que je vous supplie ne me point commander de vous faire savoir. Tant y a qu'il m'a bien fait paraître et qu'il n'avait pas beaucoup de mémoire des services que vous avez rendus et à lui, et à Mérovée, et que, s'il eût eu en ce temps-là l'autorité qu'il a maintenant, jamais notre mariage n'eût eu une si heureuse conclusion que le Ciel nous l'a voulu donner. Depuis, vous avez vu quelle sorte de vie il a faite, à quelles violences il ne s'est point laissé aller, et par là vous pouvez prévoir ce que nous en devons espérer ! Quant à moi, je vous dirai que je crains infiniment cet homme : il a aussi les deux conditions qui sont à craindre en une personne, c'est à savoir la volonté mauvaise, et la puissance entière et absolue. Vous pouvez juger quel sujet il a de vous envoyer vers la Reine si hâtivement, que s'il n'est bien vraisemblable, je penserais que votre commission n'a point été donnée avec bon dessein. L'on dit que les femmes sont ordinairement soupçonneuses, et,
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m'oyant tenir ce langage, vous ne perdrez pas cette opinion, mais, mon fils, considérez si c'est avec raison que je la suis η, et si ce n'est point une extrême affection que je vous porte, qui m'en fait parler ainsi. Et vous servant de votre prudence accoutumée, recevez ce que je vous dis pour y pourvoir en sorte que ni vous, ni moi, n'en ayons point de déplaisir, car je sais bien qu'en tous les accidents où je vois celles de notre sexe sujettes, j'ai un recours qui ne me défaillira point, et une porte par laquelle je trouverai toujours mes assurances, qui est la mort η ; mais j'avoue qu'il me fâcherait grandement d'éloigner si tôt mon fils, et de le perdre pour si longtemps. À ce mot, se relevant sur un bras, elle lui jeta l'autre autour du col, et le baisant le couvrit tout de ses larmes, desquelles le généreux Chevalier fut grandement ému. Et après avoir longtemps considéré sans dire mot les discours de Silviane, et lui semblant qu'elle parlait avec beaucoup de raison, il lui répondit : - Ces pleurs qui me mouillent le visage me touchent encore plus vivement le cœur ; et faut que je vous avoue que si j'eusse bien pensé à tout ce que vous me venez de représenter avec tant de justes raisons, j'eusse fait en sorte que quelque autre eût eu ce voyage en ma place, mais puisque j'ai pris congé du Roi et que toutes les dépêches sont entre mes mains, quelle excuse puis-je prendre qui soit valable ? Et comment m'en puis-je dédire sans rompre tout à fait avec lui ? Cela véritablement ne se peut. Et puisque nous en sommes venus si avant, il faut passer plus outre, et non point toutefois
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sans essayer d'y pourvoir au mieux que nous pourrons. Et voici ce que je pense que nous devons faire : Il faut premièrement que j'aille et revienne avec toute la plus grande diligence qu'il me sera possible, et que cependant vous vous mettiez dans la maison d'Andrenic, notre ancien et fidèle serviteur, sans toutefois que personne le sache, feignant que vous êtes toujours en celle-ci. Que si Childéric a quelque mauvais dessein, sans doute il viendra ou enverra ici, et par là sa mauvaise volonté nous sera connue ; que si de fortune cela n'est pas, je serai bien aise que nous n'en ayons point fait d'éclat. Et assurez-vous que la diligence que je ferai en mon voyage lui donnera fort peu de loisir d'exécuter ses desseins. Que si je pensais qu'en son âme il l'eût ainsi résolu, jamais il ne verrait la fin du jour de demain, car je lui ravirais l'âme du corps, au milieu même de toutes ses gardes et de tous ses Solduriers ! Mais en étant en doute, je ne veux pas qu'on dise qu'Andrimarte ait commis une telle félonie sous un faible soupçon de jalousie.
Telle fut la résolution d'Andrimarte, qui, partant de bon matin, fit entendre à son fidèle Andrenic tout ce qu'il avait résolu avec Silviane, lui commandant de tenir l'affaire si secrète que personne n'en sût rien. Cet Andrenic était un vieux serviteur qui avait eu le soin de sa jeunesse, et de qui l'affection était si grande, et la fidélité si connue qu'il avait autant d'assurance en lui qu'en soi-même. Son logis était assez près de celui d'Andrimarte, car il avait été contraint d'en prendre un séparé, lorsque le Chevalier n'était
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pas marié, parce qu'il avait femme et enfants, et depuis l'avait toujours gardé sous l'opinion que son maître s'en irait bientôt en la Gaule Armorique.
Soudain qu'Andrimarte fut parti, Silviane, sans en rien dire à ses filles, se retira dans la maison d'Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans son cabinet pour le déplaisir qu'elle avait de l'éloignement de son mari, et leur commanda, si quelques Dames venaient pour la visiter, de dire qu'elle se trouvait mal, et qu'elle ne voulait voir personne, donnant ordre qu'Andrenic seul et un valet de pied qu'Andrimarte lui avait laissé pour l'avertir en diligence, s'il était nécessaire avant son retour, comme celui auquel il se fiait infiniment, lui portassent à manger, ou feignissent pour le moins de le lui porter. Elle cependant se renfermant seule avec la femme d'Andrenic demeurait aux écoutes, tressaillant au moindre bruit qu'elle oyait, et lui semblant de voir déjà Childéric à la porte de sa chambre. C'est une grande chose que des connaissances aveugles η que nous avons quelquefois des accidents qui nous doivent arriver. Silviane avait à la vérité occasion de craindre la fâcheuse insolence de Childéric, mais il n'y avait rien qui lui en dût donner une si grande appréhension, puisque depuis la mort de Mérovée il avait fait paraître d'avoir d'autres intentions, et par ses violences s'était adressé à plusieurs autres, ce qui pouvait bien donner l'opinion que ses pensées fussent portées ailleurs. Et toutefois il y avait quelque bon démon qui continuellement
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lui disait dans le cœur qu'elle ne verrait point son cher mari que quelque malheur ne lui fût arrivé. Et cela fut cause qu'elle se représentait tous ceux η qu'elle pouvait craindre, et à même temps recherchait quels remèdes elle y pourrait apporter, prévoyant par ainsi son mal, et y remédiant avant qu'il fût advenu. Et parce qu'elle se fiait grandement en la femme d'Andrenic, comme celle qui n'avait rien plus en son cœur que le bien d'Andrimarte, aussitôt qu'une pensée lui venait, elle la lui déclarait, et soudain elles recherchaient ensemble par quel moyen elles pourraient y pourvoir, et l'ayant trouvé, y donnaient l'ordre qui leur semblait être nécessaire. Silviane lui proposa donc à quoi elles se résoudraient si Childéric ne la trouvant point dans son logis, sa mauvaise fortune le faisait venir en celui où elle était. Premièrement, elles cherchèrent un lieu où se cacher, car de résister à la force du Roi, il était impossible, Mais voyant la maison petite et incommode pour cet effet, et n'y ayant place si retirée, et où incontinent elle ne fût trouvée, son recours à la mort ne lui faillit pas, car c'était toujours son dernier et extrême refuge. Mais la bonne femme qui, outre l'amitié qu'elle lui portait, savait bien qu'Andrimarte ne survivrait guère la nouvelle de son trépas : - Non, non, Madame, dit-elle, ne parlons point de mort ! Mais si vous voulez me croire, je vous donnerai un moyen qui vous assurera de toute violence, et qui n'est point trop malaisé, vous êtes jeune, vous avez le corps long, la jambe bien faite, et n'avez
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point encore beaucoup de sein : je suis d'avis que vous vous habilliez en jeune Chevalier η. J'ai ici des habits de l'un de mes fils, qu'il y a longtemps qu'il n'a portés, et par conséquent ils ne seront point reconnus. Nous choisirons celui qui sera plus propre à votre taille, je m'assure qu'il n'y a personne qui, vous voyant l'épée au côté, et le chapeau avec le panache sur la tête, ne vous méconnaisse pour Silviane. Et parce que vos cheveux vous pourraient faire reconnaître, je suis d'avis que nous les coupions, mais seulement à l'extrême nécessité, et que, cependant que nous avons le loisir, nous vous habillions, parce que cela ne peut vous rapporter aucune incommodité. - Ô ma mère ! s'écria alors Silviane, que heureuse à jamais soit celle qui vous a fait naître, puisque par votre prudence je me vois aujourd'hui conservée à mon cher Andrimarte, ne croyant pas qu'il y ait autre moyen de me garder en vie, vu la violence que je prévois de l'insolent Childéric ! Usons, ma douce mère, de diligence, puisque le cœur me dit que nous n'aurons pas du temps de reste ! Et quant à mon poil, tenez les ciseaux prêts pour en faire l'office, et croyez que je ne le plaindrai aucunement, si je le perds en une si bonne occasion.
À ce mot, cette vertueuse Silviane commença à se déshabiller cependant que la bonne femme alla quérir ses habits desquels elle avait parlé. Et parce qu'elle désirait grandement de la bien servir, elle fut incontinent de retour ; et se renfermant toutes deux seules, choisirent celui qui leur sembla plus à propos, et moins remarquable,
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et le mettant sur la belle Silviane, elle parut le plus beau Chevalier de la Cour, mais de telle sorte déguisé η que la bonne femme n'eut plus d'opinion qu'elle pût être reconnue, même que le Bardiac, qui est une certaine sorte de vêtement que les Lingones η ont accoutumé de porter, lui était si juste qu'il semblait avoir été fait sur son corps. Et lors, lui ceignant une épée au côté : - Je vous fais Chevalier, lui dit la bonne femme, et ce nom vous oblige de maintenir l'honneur des Dames. - Ma mère, répondit Silviane, je vous promets devant les Dieux domestiques η qui nous voient et qui nous écoutent que cette épée maintiendra aujourd'hui l'honneur d'une Dame pour le moins, et que, l'ayant à mon côté, je ne crains plus la violence de Childéric, sachant bien m'en η servir contre lui, ou, s'il est trop fort, contre moi-même, qui, encore que plus faible, n'aurai pas moins de courage qu'un homme à m'en aller attendre l'autre vie η, sans tache d'aucune souillure ! Mais il me semble qu'il me faudrait encore des bottes et des éperons, parce que, si ce tyran vient ici, il n'y a pas apparence que je m'y arrête, et de m'en aller à pied, vous savez qu'une personne si bien vêtue que je suis n'y va pas ordinairement ; et cela peut-être me ferait reconnaître plus aisément. - Puis, dit la bonne femme, que vous avez ce courage, je vous le conseille, et afin qu'il n'y ait point de doute de votre pudicité, quoique je sache bien qu'Andrimarte est trop assuré de votre vertu pour en rien soupçonner à votre désavantage, je vous veux accompagner afin de pouvoir
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rendre témoignage de toutes vos actions ! Et de fortune, il y a deux chevaux que j'ai ouï dire à Andrenic être si aisés et commodes que nous pouvons sans crainte les monter ; et avant que de me déguiser, je vais commander qu'ils soient sellés
et bridés, et que le valet de pied d'Andrimarte les tienne, tant pour nous les donner quand nous en aurons affaire que pour nous aider à monter à cheval.
Cependant qu'elle descendit pour donner ordre à tout ce qu'elle avait dit, Silviane demeura seule dans sa chambre, si aise de se voir déguisée de cette sorte qu'elle ne se pouvait assez regarder, ni remercier le Ciel
de lui avoir donné un si bon moyen pour tromper les desseins de Childéric. Car se souvenant des derniers discours qu'il lui avait tenus, elle croyait qu'infailliblement qu'il n'avait éloigné Andrimarte d'elle que pour lui faire quelque violence. Et en même temps, il lui vint une opinion qui lui gela l'âme de peur. - Ce Tyran, disait-elle en soi-même, ayant desseigné de me faire quelque violence et connaissant le courage d'Andrimarte, n'enverra-t-il point sur les chemins pour le faire tuer à son retour ? Et lorsqu'elle était sur cette pensée, la femme d'Andrenic revint, à laquelle toute tremblante et les larmes aux yeux : - Ah ! ma mère, lui dit-elle, je suis morte si vous ne me secourez ! Ce méchant, continua-t-elle, connaît bien que le courage d'Andrimarte ne supportera pas l'injure qu'il a pensé de me faire sans vengeance. C'est pourquoi il faut tenir pour chose certaine qu'il le fera massacrer à son retour si nous n'y prévoyons.
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- Madame, lui répondit-elle, laissez-moi habiller vitement, afin que je vous puisse suivre, car il me semble d'avoir ouï quelque bruit dans la rue,
et cependant je penserai à ce que nous aurons à faire, "
parce que ce que
vous dites n'est pas sans "
apparence, puisque jamais un méchant ne fait "
à moitié une mauvaise action s'il peut. Et "
lors,
s'accommodant au mieux qu'il lui fût possible, à peine avaient-elles pris des bottes que le valet de pied s'en vint tout effrayé
leur dire que le Roi était entré dans la maison d'Andrimarte et qu'il cherchait Silviane, faisant de grandes menaces à Andrenic et aux autres domestiques pour savoir où elle était. Silviane alors se décoiffant : - Coupe ces η cheveux, lui dit-elle, mon ami, et dépêche-toi le plus que tu pourras. Mais le valet de pied en faisant quelque difficulté, elle-même mit les ciseaux dedans ; et parce qu'elle se gâtait
toute, il lui dit : - Puisqu'il vous plaît, Madame, je les couperai, à condition que l'occasion passée je les puisse appendre η
au Temple de la chaste Diane pour témoignage de cette action si généreuse. - Dépêche-toi, lui dit-elle, je te prie, et fais-en ce que tu voudras, étant résolue que ma mort me signalera bien mieux devant tout le monde, si cet artifice ne me fait échapper la violence de ce Tyran.
Cependant que ce jeune homme coupait les cheveux de Silviane, elle tondait la femme d'Andrenic, et fût bien ou mal, elle eut fait plus tôt que lui, et sans perdre temps, descendant tous trois dans l'écurie,
après toutefois avoir bien serré leurs robes, elles montèrent à
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cheval, et si à temps, qu'à peine étaient-elles hors de la maison lorsque Childéric et toutes ses gardes y entrèrent par l'autre porte, faisant un bruit et une si grande violence que ces pauvres Dames, en oyant la rumeur, tremblaient de crainte de tomber entre ses mains. Mais le jeune homme qui s'était trouvé plusieurs fois dans les dangers de la guerre avec son maître, sans s'effrayer :
- Suivez-moi, leur dit-il, et ne craignez rien, car je jure par la vie de Monseigneur que je le tuerai η plutôt que de souffrir qu'il fasse injure à la femme de mon maître.
Et lors hâtant un peu leur pas parce que la clameur du peuple avec celle des domestiques d'Andrimarte allait augmentant, il leur fit passer le Pont, et puis prenant le chemin du Mont de Mars, les mit au derrière de la montagne en un lieu bas, où l'on avait tiré des pierres et d'une certaine chaux blanche qu'ils appellent plâtre η, afin qu'elles ne fussent vues, avec intention d'aller la nuit reposer en quelque village auprès de là. Mais la femme d'Andrenic qui était grandement en peine de son mari, et Silviane aussi fort désireuse de savoir ce qu'aurait fait Childéric quand il ne l'aurait pas trouvée, lui commandèrent d'aller dans la ville pour leur en rapporter des nouvelles. Ce jeune homme incontinent s'y en alla, et de fortune entra dans la ville au même temps que l'on en voulait fermer les portes, laissant ces deux Dames si étonnées de se voir seules en lieu écarté et en cet habit déguisé que la plus assurée tremblait de crainte et de frayeur.
Toutefois, l'extrême affection de Silviane envers
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Andrimarte, parmi toutes ces peurs et ces étonnements, eut bien encore assez de force pour la faire ressouvenir du péril qu'elle avait prévu pour lui à son retour. Et si elle eût su le chemin, il est certain qu'elle n'eût pas attendu ce jeune homme, mais dès l'heure même s'y en fût allée, tant que les chevaux eussent pu marcher, de quoi elle se plaignit grandement avec cette bonne femme, qui jugea bien être nécessaire de lui en donner avis, mais qui connaissait bien aussi que d'y aller sans guide, c'était perdre le temps. Et pource, la consolant au mieux qu'elle pouvait, la supplia de ne vouloir rien précipiter, que le Ciel avait si bien conduit leur dessein jusque-là qu'il ne leur serait non plus avare de ses faveurs à l'avenir.
Attendant donc avec impatience le retour de ce jeune homme, et le
temps
commençant à leur sembler fort long, enfin elles l'aperçurent de loin qui venait tant qu'il pouvait courre. Car de temps en temps, tantôt l'une et tantôt l'autre sortaient sur le haut pour voir s'il ne revenait point, et parce qu'elles virent qu'il n'y avait personne qui les pût apercevoir, pressées d'impatience, elles allèrent à sa rencontre, afin de savoir tant plus tôt les nouvelles qu'il leur apportait. Soudain qu'il fut arrivé, et qu'il put reprendre son haleine pour parler : - Madame, lui dit-il, les Dieux ne vous ont jamais mieux assistée, et vous n'eûtes jamais une plus sage résolution, que celle que vous avez faite de vous déguiser ! Car sachez que cet ingrat de Childéric (il ne mérite pas que nous le nommions
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Roi, puisqu'il en fait les actions toutes contraires) ce méchant, dis-je, et ce Tyran a fait des violences les plus extraordinaires dans votre maison, et dans celle d'Andrenic, qui
jamais aient été commises par les plus cruels barbares en la prise et au saccagement d'une ville ennemie. - Eh ! mon ami, dit Silviane, conte-nous par le menu tout ce que tu en sais. - Madame, interrompit la femme d'Andrenic, permettez-lui premièrement η
de me dire comme se porte mon mari ! - Votre mari, répondit le jeune homme, est en bonne santé, et a été surpris d'une joie extrême, quand je lui ai dit la résolution que vous aviez prise. Et parce que ce lieu est trop près de la ville, je crois, Madame, qu'il serait bien à propos de vous en éloigner, et par les chemins je vous raconterai toutes mes nouvelles. - Mon ami, répondit Silviane, conduis-nous du côté d'Andrimarte, car je suis résolue de l'aller moi-même avertir de tout ce qui s'est passé.
Ce jeune homme alors se mettant devant, et prenant le chemin η que son maître lui avait assuré qu'il tiendrait à son retour, parvint enfin à Villeparisis, et puis, laissant à main droite les Gallo-Helvétiens, essaya de gagner par les endroits les plus couverts Lizy et Gandelu, parce qu'Andrimarte lui avait assuré qu'il reviendrait par Largery, par Fère, et par Coincy, droit à Gandelu. Et d'autant qu'il était déjà bien tard, et qu'il eut opinion que Silviane, n'étant
guère accoutumée d'aller de cette sorte à cheval, se trouverait bientôt lasse, il fit dessein de ne passer point Claye pour ce soir, et cependant, pour
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ne perdre temps, s'étant mis au milieu d'elles deux, il commença de parler de cette sorte à sa maîtresse pour leur rendre le chemin moins ennuyeux :
- Vous désirez, Madame, de savoir ce qui s'est passé en votre logis, depuis que vous en êtes dehors, encore qu'il n'y ait pas longtemps. Toutefois j'ai tant de choses à vous raconter que je ne sais par lesquelles je commencerai. Ce n'a point été sans raison (et
faut croire que le Grand Tautatès vous en donné la pensée) si vous avez eu crainte de Childéric, étant un miracle que vous ayez échappé de ses inhumaines mains, parce que véritablement il est venu avec la plus grande insolence dans votre logis que jamais l'on ait ouï dire. Sachez, Madame, que quand je suis arrivé à la porte de la ville, j'ai été tout étonné de la voir à moitié fermée, si bien que, pour peu que j'eusse retardé davantage, il m'eût été impossible d'y pouvoir entrer. Quantité des notables y étaient accourus avec les armes, et avec un si grand tumulte qu'incontinent les chaînes se sont trouvées tendues et garnies des hommes du quartier. Je suis enfin avec beaucoup de peine parvenu en votre logis, où j'ai trouvé la plus grande rumeur, et la plus grande foule du peuple, des Solduriers, et des gens de la Garde de ce Tyran, et qui, en armes les uns contre les autres, se présentaient furieusement les piques, avec contenance de venir bientôt aux mains. Cependant l'on entendait de grands cris dans nos deux logis, et plusieurs disaient que c'était Silviane que Childéric voulait déshonorer,
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et que pour en avoir plus de commodité, il avait envoyé Andrimarte vers la bonne Reine Méthine, que c'était une grande honte au peuple de Paris, de souffrir une si grande violence devant ses yeux, que d'avoir déjà supporté semblables actions lui η donnait et la volonté, et la hardiesse de continuer, et que désormais il n'y aurait plus de sûreté pour l'honneur de leurs femmes et de leurs filles, puisque l'on s'adressait à des personnes de telle qualité, et qu'il valait bien mieux mourir pour une fois que vivre avec tant de honte et vitupère. Je remarquai que parmi ceux qui tenaient ces langages, il y avait et des Gaulois et des Francs, et que peu de chose les porterait aux armes. Cela fut cause qu'aux Francs, je leur disais : - Ah Messieurs ! Souffrira-t-on qu'Andrimarte soit traité avec tant d'indignité devant les yeux de nous tous ? Et aux Gaulois : Et quoi ? La fille du bon Duc Semnon demeurera donc sans secours, et sera honteusement forcée dans votre ville ? Il ne faut guère leur répliquer ces paroles pour tout à coup les faire venir aux mains, mais avec tant de furie que des gardes et des Solduriers du Tyran une partie a été tuée, et l'autre s'est mise en fuite, avec un si grand désordre que ç'a été tout ce qu'il a pu faire lui-même de se sauver dans son Palais, où maintenant tout le peuple le tient investi, et ne sait-on ce qui s'en ensuivra. Quant à moi, j'ai incontinent couru dans votre logis, où j'ai trouvé Andrenic sans chapeau et sans manteau, et y a apparence que les suivants η de Childéric l'aient mal traité, toutefois il n'a point de blessure,
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la maison tout ainsi que si elle avait été saccagée, et toutes les filles et les femmes échevelées et déchirées par de si grandes violences que jamais l'on n'a vu un désordre si grand en une maison. Aussitôt qu'Andrenic m'a vu, et toutes ces filles, l'une me sautait au col d'un côté, l'autre me tirait de l'autre, criant toutes comme insensées, et me demandant où vous étiez. Je leur ai brièvement répondu à toutes, que vous étiez en lieu où la plus grande peine que vous aviez était l'appréhension de leur mal. Et me retirant à part avec Andrenic, je lui ai raconté tout au long ce que vous aviez fait, et le lieu où vous étiez. Lui alors, ravi de joie, se laissant choir les genoux en terre et levant les mains en haut : - Soyez-vous à jamais béni, ô grand Tautatès ! a-t-il dit, puisqu'il vous a plu par votre prévoyance prévenir η un si grand malheur. Et puis se relevant, il ne pouvait se lasser de me demander comment vous aviez fait, si sa femme ne vous avait point abandonnée, et de quelle sorte vous étiez sorties toutes deux sans être reconnues. Et ayant satisfait le plus brièvement qu'il m'a été possible à toutes ses demandes, je l'ai laissé le plus content homme du monde, et m'a commandé, lorsqu'il m'a vu partir, de dire à sa femme de mourir plutôt que de vous éloigner. Et parce que j'ai eu crainte que le temps ne vous semblât trop long, je m'en suis revenu vers vous, Madame, mais non pas sans peine, car j'ai trouvé cent chaînes tendues, et à chacune il a fallu demeurer longtemps avant que de pouvoir passer. Enfin, voyant ce peuple si animé, et presque η tous parler si avantageusement
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de mon Seigneur, je me suis résolu de leur dire tout ouvertement que j'étais à Andrimarte, et que vous m'envoyiez vers lui pour l'avertir de la violence dont Childéric avait voulu user contre vous. Vous saurais-je dire, Madame, avec combien d'affection ils se sont tous venus offrir à moi ? Je n'ai pas eu, depuis, beaucoup de peine à passer, car se disant à l'oreille l'un à l'autre qui j'étais et où j'allais η,
ils faisaient à l'envi à qui me rendrait plus de courtoisie et de faveur. De cette sorte, étant à la porte, elle m'a été incontinent ouverte, et celui qui y commande, lorsque je suis sorti : - Mon enfant, m'a-t-il dit, ne manquez de dire à votre maître qu'il se hâte de venir, et que cette ville lui fera paraître combien elle ressent l'outrage qu'on lui a voulu faire, et qu'il ne craigne point la force ni la violence de personne, parce que nous mettrons tous la vie pour lui faire réparer une si grande injure η.
Ainsi finit ce jeune homme, et cependant cette belle Dame marchait le plus diligemment qu'elle pouvait pour le désir qui la pressait
de rencontrer Andrimarte, afin de lui raconter tout cet accident, et lui en faire avoir la vengeance que le peuple lui promettait.
Mais, Madame η, nous étions d'autre côté bien empêchés, parce qu'aussitôt que Childéric fut assuré qu'Andrimarte était parti, prenant quelques jeunes gens et malavisés et qui ordinairement le portaient à ces violences, il s'en alla dans la maison d'Andrimarte, où ne trouvant que le fidèle Andrenic, et quelques-uns
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lui faisant accroire qu'il avait caché la belle Silviane, ou pour le moins qu'il savait bien où elle était, il se saisit de sa personne, lui fit des injures sans nombre, et je crois que, sans η Clidaman et Lindamor, il l'eût fait mourir. Mais eux ayant été avertis que le peuple s'assemblait, et enfin qu'il prenait les armes, ils accoururent malheureusement où le tumulte était le plus grand, avec ceux que promptement ils avaient pu assembler des leurs, et bien à propos pour le Roi, parce que sans leur secours il eût été en danger d'éprouver quelle est la furie d'un peuple ému, et qui avec raison a pris les armes. Mais Clidaman voyant Childéric en ce danger, mettant la main à l'épée, et tous ceux qui étaient de sa suite, nous y fîmes de si grands efforts qu'enfin le Roi fut désengagé, non point toutefois que Clidaman et Lindamor n'y fussent grandement blessés, mais non pas tant qu'ils ne l'accompagnassent tous deux dans son Palais, où incontinent, tous nos Ségusiens s'assemblèrent au mieux qu'ils purent, encore qu'il ne leur fût pas permis d'y venir en troupe ; et entre autres Guyemant s'y trouva, qui, encore que reconnu pour serviteur de Childéric, n'était pas haï du peuple, parce que chacun savait bien qu'il n'était point du nombre de ceux qui consentaient ou qui poussaient ce jeune Prince à ces indignes et honteuses violences. Quand Lindamor l'aperçut : - Et bien, lui dit-il, Guyemant, vous avez enfin voulu que Clidaman ait porté la pénitence de la faute qu'il n'a pas faite ! - Vous pouvez croire, répondit-il tout troublé,
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que ma créance n'a jamais été qu'un si grand malheur dût arriver ! Et approchant de lui, il se mit à genoux auprès du lit où il était couché, parce qu'il ne pouvait plus se tenir debout, et lui prenant une main : - Seigneur, lui dit-il, ne voulez-vous pas faire paraître que votre courage peut vaincre encore un plus grand malheur ? - Mon cher ami, lui répondit-il, jamais Clidaman ne manqua de courage, mais je ne puis résister à la force de la mort. Alors Guyemant les larmes aux yeux : - J'espère que Tautatès ne nous affligera point de tant que nous ravir un Prince si nécessaire pour le bien des hommes, et qu'il nous fera la grâce de vous posséder plus longuement. - Guyemant, répondit-il, nous sommes tous en sa main, il peut disposer de nous, et pourvu qu'il me fasse le bien de laisser cette vie avec la bonne réputation que mes ancêtres m'ont acquise, je demeure content η et satisfait du temps que j'ai vécu. Et lors, appelant Lindamor qui était blessé, mais non pas mortellement comme lui, et qui fondait tout en pleurs pour voir son Seigneur en cette extrémité. - Vous êtes, leur dit-il, les deux personnes en qui j'ai plus de confiance, je vous conjure, vous, Guyemant, d'assurer Childéric que je meurs son serviteur, et que j'emporte un η extrême regret de ne lui avoir pu rendre plus de témoignage de mon affection. Que si toutefois les services que je lui ai rendus, et au Roi son père, ont quelque pouvoir envers lui qu'il trouve bon que vous lui disiez de ma part que s'il ne délaisse la vie honteuse qu'il a faite depuis qu'il est Roi, il doit attendre un très âpre
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châtiment du Ciel. Et vous, Lindamor, aussitôt que la mort m'aura clos les yeux, si pour le moins vos blessures le vous
permettent, ramenez tous ces Chevaliers Ségusiens en leur pays, et les rendez de ma part à la Nymphe, ma mère, à laquelle je vous conjure par l'amitié que je vous ai portée de continuer le service que vous avez commencé, et lui dites que je la supplie de ne se point affliger de ma perte puisque le Ciel l'a ainsi voulu, et que les humains sont entièrement en sa disposition ; qu'elle se console en ce que le peu de temps que j'ai vécu, je pense avoir toujours fait les actions d'un homme de bien, et que je vais attendre l'autre vie avec cette satisfaction que je crois avoir passé celle-ci sans reproche. Dites aussi à ma chère sœur que si j'ai quelque regret η de mourir si tôt c'est plus pour n'avoir plus le bien de la voir que pour autre chose que je laisse parmi les hommes.
Et lors nous faisant tous appeler, et nous voyant la plupart tout autour de son lit les larmes aux yeux, il nous tendit, quoiqu'avec peine, la main à tous ; et après nous commanda d'obéir à Lindamor comme à sa propre personne, et surtout de vous servir, Madame η, et la Nymphe Galathée, avec toute la fidélité de vrais Chevaliers ; et qu'il s'assurait que nous recevrions de vous la récompense des services que nous lui avons rendus.
Il semblait qu'il voulût dire encore quelque chose, mais une faiblesse le prit qui lui ravit enfin la vie, demeurant pâle et froid entre les bras de Lindamor, qui le voyant en tel état, de douleur tomba évanoui de l'autre côté. Je ne
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saurais vous redire les pleurs et les gémissements que nous fîmes, et tous ceux de la Cour aussi, quand ils surent sa mort. Mais ce qui fut une grande preuve de sa prud'homie, le peuple même de la ville, qui étant ému est ordinairement sans respect et sans amour, l'oyant η dire, le plaignit, et en chantait à haute voix la louange, criant que c'était grand dommage de la mort de ce Prince tant ami de leur nation et de leur Couronne ; et d'autant plus qu'ils savaient bien tous qu'il n'avait jamais consenti aux violences et tyrannies de Childéric. Il ne faut point douter que les plaintes et les regrets n'eussent duré encore davantage sans l'éminent péril où nous nous trouvâmes incontinent après ; mais l'appréhension de la mort qui se présentait aux yeux de tant que nous étions, nous contraignit de nous mettre en défense, car η de fortune, en même temps, tous ces Seigneurs qui s'étaient assemblés à Provins et depuis à Beauvais, sans savoir cet accident, étaient venus en troupe pour essayer la volonté du peuple ; et le trouvant avec les η armes en la main pour le même dessein qu'ils étaient venus, ils se mirent à la tête de tout ce peuple, et vinrent investir le Palais Royal, avec quantité de tambours et de trompettes, et menant un si grand bruit que Childéric commença d'appréhender la furie de ces mutinés. Et parce qu'il avait un grand espoir en la valeur de Lindamor et au conseil de Guyemant, il les envoya quérir tous deux, afin d'aviser à son salut. Ni l'un ni l'autre ne voulurent en cette présente occasion lui reprocher ses fautes ;
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mais tous deux lui offrirent toute sorte d'aide et de secours au péril de leurs vies. Et Lindamor, encore que blessé, voulut à l'heure même aller donner dans l'ennemi, et conseillait le Roi de mourir, mais en Roi et en homme de courage. Au contraire Guyemant, comme sage et prudent : - Il ne faut jamais, dit-il, Seigneur, se précipiter où il n'y a point d'espoir de salut. Quand chacun de nous aurait la force de cinq cents,
nous ne serions encore point égaux au grand nombre des ennemis que nous avons. Le temps η, à qui sait bien s'en servir, rapporte
les biens à la fin qu'il lui a ravis, c'est pourquoi la "
suprême sagesse est de fléchir au temps, et de "
naviguer selon le vent. Il ne faut point penser que "
quelque effort que nous pussions faire à cette heure, "
nous puissions changer la volonté de ce peuple tumultueux. Et d'autant moins que nous voyons les principaux des Francs et des Gaulois être joints avec eux ; il faut croire qu'Andrimarte et tous ses amis y sont, car ils auront promptement envoyé après lui ;
sans doute Gillon le Romain n'aura pas été oublié, ni tous les autres qui sont malcontents.
Et qui sait si Renaud
et son frère, enfants de Clodion, n'ont pas déjà été mandés pour s'y trouver ? Que si cela est comme nous le devons croire, quelle force avons-nous pour les remettre à leur devoir ? ou seulement pour nous garantir de leur outrage ? Je vous conseille donc, Seigneur, s'il vous plaît de croire mon conseil, je m'oblige de ma vie à vous remettre au Trône de * votre père,
je vous conseille, dis-je, de céder à la violence de cette fortune contraire, vous retirer hors de ce Royaume, et demeurer
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en repos auprès de Basin en Thuringe. Il est votre parent et votre ami, il sera bien aise de vous retirer en sa maison, et de vous rendre tous les devoirs de l'hospitalité due à un si grand Prince affligé. Et cependant je prends les Dieux Pénates pour témoins que tant que vous serez absent, je ne penserai ni ne travaillerai à chose quelconque qu'à vous remettre bien avec vos peuples. Et j'espère d'en venir à bout si vous suivez les avis que je vous donnerai.
À peine avait-il fini de parler ainsi, lorsqu'on ouït une trompette, qui, s'étant un peu approché du pont-levis, après avoir sonné par trois fois, dit à haute voix ces paroles :
Les Druides, Princes et Chevaliers des
Francs et Gaulois, assemblés et unis,
déclarent Gillon Roi des Francs, et
Childéric tyran, et incapable de porter
la Couronne de ses Aïeux.
À même temps Guyemant, qui était accouru, et Childéric même virent porter le long de la rue Gillon sur le pavois, selon la coutume des Francs, avec des acclamations si grandes qu'il connut bien que Guyemant avait raison. Et craignant que les siens même ne les trahissent, il se retira avec le fidèle Guyemant, où après fort peu de discours il se sépara d'avec lui, emportant la moitié η d'une pièce d'or, pour signe que, quand Guyemant lui enverrait l'autre moitié qu'il
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gardait, il pourrait revenir en toute assurance dans son Royaume. Et la figure de cette pièce étant rejointe avait d'un côté une tour η pour montrer la constance, et de l'autre un Dauphin η au milieu des vagues tourmentées, avec ce mot tout à l'entour, Romps η les destins contraires. Et en même temps, changeant d'habits, il pria Lindamor tout blessé qu'il était, de le vouloir accompagner jusques hors des mains de ce peuple avec ses Chevaliers Ségusiens. Et Lindamor le lui ayant accordé, Guyemant promit de donner telle sépulture η au Prince Clidaman que l'on connaîtrait combien il l'avait honoré durant sa vie. La nuit étant venue, le Roi passa secrètement par la porte qui sortait hors de la ville, et, accompagné de tous nos Chevaliers, fut conduit jusques auprès de Thuringe. Et parce que le travail avait beaucoup fait de mal aux plaies de Lindamor, il fut contraint de s'arrêter à son retour, en la ville des Rémois, où la Reine Méthine prit un soin fort particulier de lui et de sa cure. Là nous sûmes que le généreux Andrimarte, ayant rencontré la belle Silviane, se résolut incontinent à la vengeance. Mais averti le même jour de la punition que Childéric en avait reçue, il pensa, sans lui faire plus de mal, de se retirer en ses États, et de pardonner cette faute à Childéric qu'il excusait en quelque sorte, considérant l'extrême beauté de Silviane. Lindamor d'autre côté, ne lui semblant pas à propos que vous fussiez η plus longtemps sans être avertie de ces nouvelles, encore que très mauvaises, m'a commandé de les vous apporter, vous avouant,
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Madame, n'avoir jamais eu charge plus ennuyeuse, ni qui me donnât plus de souci. Mais craignant que cela n'importât à votre service, je n'ai pas voulu manquer au commandement qu'il m'en a fait.
Ainsi finit le Chevalier avec les larmes aux yeux. Mais Galathée oyant la mort de son frère, encore qu'elle se contraignît tant qu'elle pût, si fallut-il enfin qu'elle lâchât la bonde à ses pleurs ; et quelque remontrance qu'Amasis lui pût faire, qu'elle payât le tribut de la faiblesse humaine et de son bon naturel. Cela fut cause que sa mère, lui voulant donner un peu de temps pour se décharger de cette juste douleur, demanda cependant au Chevalier si Lindamor ne reviendrait point bientôt ; et lui ayant répondu qu'il attendrait son entière guérison, elle tira Adamas à part, ayant commandé à ce Chevalier de s'en aller dans la salle, jusques à ce qu'elle lui fît entendre ce qu'elle voulait qu'il fît η,
et sur toute chose qu'il fût secret, et ne parlât à personne de la mort de Clidaman, ni des autres accidents arrivés à Lindamor et au Roi Childéric. Et se tournant vers le Druide, lorsqu'elle vit le Chevalier hors de la galerie et que personne ne la pouvait entendre que la Nymphe Galathée : - Or, mon père, lui dit-elle, vous avez ouï les malheureuses nouvelles que ce Chevalier m'avait déjà racontées, et
faut que j'avoue que la perte de mon fils m'a tellement touchée η que si je n'eusse permis à ma douleur de se décharger la nuit par mes larmes, je crois que l'estomac
me fût ouvert, tant j'ai ressenti vivement
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ce coup de fortune ! Mais la nécessité des affaires que je me vois tomber sur les bras m'a contrainte de dissimuler cette douleur, et il est nécessaire, ma fille, que vous en fassiez de même, car si la mort de Clidaman vient à être sue avant que nous ayons donné ordre à nos affaires, je crains que Polémas n'use de quelque trahison envers nous, nous voyant même dénuées de tant de Chevaliers qui sont encore avec Lindamor. Et je ne dis pas ces choses sans raison, puisque j'ai remarqué il y a quelque temps que cet homme s'attribue plus d'autorité qu'il ne devrait, qu'il a entrepris par deux fois de faire mourir Damon, et même en votre présence, cela d'autant qu'il craint que je ne prenne fantaisie de le vous faire épouser. Mais ce qui me découvre plus clairement sa mauvaise intention, j'ai vu des lettres η que Gondebaud, le Roi des Bourguignons, lui écrit, par lesquelles je remarque une grande et fort particulière intelligence, qui, m'ayant été si soigneusement cachée, ne peut être qu'à mon désavantage. Je crois que son dessein est de s'emparer de cet État, et afin de raffermir son usurpation, me ravir Galathée et l'épouser, ou de bonne volonté ou de force. - Ô Dieux ! Madame, s'écria Galathée, serait-il possible que cet outrecuidé eût bien conçu un si méchant dessein ? - N'en doutez point, Madame, répondit le Druide, je juge, sur ce que Madame nous η a dit, que ce fut pour ce sujet qu'il fit venir il y a quelque temps η ce trompeur auprès des jardins de Montbrison, pour vous abuser sous le nom de sa feinte sainteté et le titre de Druide, et essayer si par
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ce moyen il pourrait parvenir à l'honneur de vos bonnes grâces. Et voyant que cela ne lui a profité de rien, et que Clidaman, Lindamor et tous ces autres Chevaliers sont absents, il pourrait bien prendre maintenant l'occasion aux cheveux, et s'en servir par le moyen des intelligences qu'il a eu loisir de faire, depuis que l'entier gouvernement de cette contrée lui a été remis. C'est pourquoi je serais d'avis, Madame, dit-il se tournant vers Amasis, que vous fissiez retourner ce Chevalier en toute diligence vers Lindamor, pour le hâter de venir avec tous ces vaillants et aguerris Chevaliers qui lui restent, et * autant qu'il en pourra promptement recouvrer d'ailleurs. Et cependant, retirez-vous dans votre ville de Marcilly où sans en faire semblant je vous enverrai le plus de Solduriers et de Chevaliers que je pourrai, et moi-même je m'y rendrai dans deux jours η, et s'il m'est possible y ferai porter Damon, ne le croyant guère assuré en ce lieu champêtre contre la violence de Polémas. - Je jure, interrompit Galathée, que s'il était si malavisé que d'entreprendre contre ma personne η de cette sorte, avec les mains et avec les ongles même je l'étranglerais ! - Ma fille, répondit Amasis, Dieu vous garde d'être en ces extrémités, j'aimerais mieux vous voir morte dans un cercueil, que soumise à la discrétion de cet insolent ! Mais j'espère aussi que cela ne sera jamais, et toutefois si faut-il de notre côté y apporter le remède que la prudence d'Adamas et sa fidélité nous propose η ; et pource, je suis d'avis que ce soir même vous vous en veniez avec moi à Marcilly, et
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qu'ensemble nous emmenions Alcidon et Daphnide avec toute leur suite, et que nous les priions de quitter les habits si peu convenables à leur condition. Et sans leur en dire le sujet, nous nous prévaudrons de leur aide si nous en avons de besoin. Et demain j'enverrai une litière pour emporter Damon et Madonthe, m'assurant que si nous lui en donnons tant soit peu de connaissance, il s'efforcera de sorte qu'il pourra bien supporter le branle de la litière. Mais, dit-elle se tournant du côté d'Adamas, à propos du Druide qui vint il y a quelque temps autour de Montbrison, qui devinait et qui vivait avec tant d'apparence de sainteté, il faut que vous sachiez, mon père, qu'il y est retourné, et qu'il recommence de faire comme la première fois. - Ô Madame ! dit le Druide, que c'est un grand abuseur, et que si vous saviez en quoi η Polémas s'en est voulu servir, vous jugeriez bien que l'un et l'autre est η bien digne de châtiment ! Mais le discours en serait trop long pour cette heure que je vois le Soleil η se baisser si fort que vous n'avez pas du temps à perdre pour vous en retourner de jour. Tant y a que si l'on s'en pouvait saisir, vous découvririez par lui tout le dessein de Polémas, car il en est un des plus assurés instruments. Galathée, à qui le dépit avait séché en partie les larmes : - Si Madame veut, dit-elle, nous le prendrons assurément, parce qu'il faut seulement que je feigne de vouloir parler encore à lui, mais je ne saurais conduire cette affaire sans Léonide, c'est pourquoi il est nécessaire de l'envoyer quérir. - Madame, répondit Adamas, je vous assure
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que demain, lorsque je conduirai η
Damon, je
la vous amènerai, cependant je suis d'avis que dès le grand matin vous mandiez Silvie vers ce trompeur pour lui dire que dans deux ou trois jours η vous
le voulez aller voir. Cela abusera Polémas, et pourrait bien être cause de retarder d'autant le mauvais dessein qu'il a, ce qui nous serait un grand avantage, pour avoir le loisir de donner ordre à la défense que je prévois qu'il nous faudra faire.
Avec quelques autres semblables discours, ils se résolurent à ce qu'ils avaient à faire. Amasis, pour ne perdre point le temps et en donner à Galathée de bien sécher ses yeux, se faisant apporter du papier et une écritoire écrivit à Lindamor qu'en la plus grande diligence qu'il pourrait il vînt la trouver, et que, comme que ce fût, il se fît plutôt porter pour une occasion tant importante qu'il saurait par ce porteur. Et à même temps, faisant appeler le Chevalier, lui donna la lettre, et lui commanda de ne perdre une heure de temps, et de dire à Lindamor qu'à ce coup elle connaîtrait quelle
était son affection par la diligence qu'il ferait à revenir avec toutes les troupes qui lui restaient. Et parce que c'était un homme fort fidèle, et en qui Lindamor avait toute confiance, elle lui fit entendre le mauvais dessein de Polémas, afin de le convier d'aller plus vite, et ramener tant plus promptement Lindamor. Le Chevalier, sans retarder davantage, prenant congé des Nymphes, les assura et de la fidélité de Lindamor et de la sienne. Et Galathée, pour obliger davantage Lindamor à revenir promptement :
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- Dites-lui, Chevalier, dit-elle, que je connaîtrai par la hâte qu'il aura de revenir, s'il est toujours de nos amis.
À ce mot, le Chevalier partit, feignant d'aller à Marcilly. Et incontinent les Nymphes et Adamas sortirent, qui, après quelques propos communs, supplièrent Daphnide et sa troupe vouloir venir à Marcilly passer le temps pour quelques jours. Daphnide, tournant l'œil sur Alcidon, et voyant qu'il s'en remettait à elle, pensa n'être pas à propos de refuser la Nymphe, et s'offrit à l'accompagner partout où il lui plairait. De quoi Amasis l'ayant remerciée, et la prenant par la main, elle s'approcha de Damon et de Madonthe : - Seigneur Chevalier, dit-elle, je vous enverrai demain η une litière. Il faut, s'il vous plaît, que vous vous efforciez de venir pour les raisons qu'Adamas vous fera entendre. - Madame, répondit Damon, j'ai encore assez de force pour vous aller servir partout où il vous plaira. Et après quelques autres semblables discours, le soir contraignit la Nymphe de partir avec toute cette bonne compagnie ; et le lendemain η,
un visage tout changé, fut si soigneuse d'envoyer vers Damon qu'avant les dix heures du matin il fut à Marcilly avec Madonthe, Adamas et Léonide. Car dès que les Nymphes furent parties, le Druide voulut envoyer quérir Léonide, mais Paris, désireux de ne perdre point de temps pour aller vers Bellinde, le supplia de lui donner la lettre qu'il lui voulait écrire, avant que d'envoyer vers Léonide, tant son affection le pressait. Et Adamas, pour le contenter, mettant la main à la plume, écrivit ce qu'il désirait. Et à l'heure
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même, il partit si aise et content du congé que Diane lui avait donné, et si satisfait de la permission qu'il avait eue d'Adamas qu'il lui semblait ne le pouvoir être davantage.
Mais Adamas, pour ne manquer à ce que Galathée désirait, envoya dès le soir même vers Léonide, afin que le lendemain η elle se trouvât à bonne heure le matin auprès de lui. Et d'autant que c'était pour aller vers Galathée, il lui écrivit qu'il ne fallait point qu'Alexis vînt de peur d'être reconnue, et que, pour ce sujet, elles cherchassent ensemble quelque bonne excuse, et que cette séparation ne serait que pour deux ou trois jours au plus. Lorsque Léonide reçut cette lettre, il était presque nuit, et de fortune, Astrée les avait conduites chez Diane, parce que le déplaisir qu'elle avait reçu de la tromperie η de Laonice lui avait fait un peu de mal, et la contraignait de tenir la chambre. De sorte que, cependant qu'Astrée entretenait Diane et Daphnis, la Nymphe fit voir à Alexis la lettre qu'elle avait reçue. Au commencement, elle se troubla un peu lui semblant bien étrange de demeurer seule en ce lieu, où, si elle venait à être reconnue, elle pensait recevoir toute sorte de reproches. Mais considérant que d'aller vers la Nymphe Galathée ce serait se ruiner entièrement, elle consentit de demeurer encore en ce lieu, feignant que son mal n'était point encore passé, et disant toutefois à la belle Astrée en secret qu'elle aimait de sorte cette vie retirée qu'il lui fâchait d'aller vers Galathée, qui l'envoyait quérir, et qu'elle faisait semblant d'être malade pour vivre avec elle en ce repos
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parmi ces lieux éloignés de la fréquentation de tant de gens. Et ainsi, Léonide, dès le plus grand matin, laissant Phillis auprès d'Astrée dans le lit, parce que Diane, affligée depuis le départ de Madonthe, n'était point sortie de son logis η, elle η prit congé de ces belles bergères, avec promesse de revenir bientôt quérir Alexis ; et puis s'approchant d'elle qui n'était point encore levée : - Souvenez-vous, lui dit-elle à l'oreille, d'être bonne ménagère du temps, et de ne point perdre les occasions inutilement ! Alexis lui répondit en soupirant. Et ainsi Léonide s'en alla trouver Adamas, et puis avec lui s'achemina à Marcilly vers Galathée, laissant la déguisée Druide dans l'abondance des contentements, si elle eût eu l'assurance η de s'en prévaloir.
Fin du douzième et dernier livre de
la troisième
partie de l'Astrée de
Messire Honoré d'Urfé.