L'Astrée
d'Honoré d'Urfé
Troisième partie
Livre 6
L'Astrée III, 6. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Rabel
Des pêcheurs ont tiré de l'eau Damon. Un Druide va le soigner (III, 6, 237 recto)
(Voir Illustrations)
L'Astrée III, 1. Édition Vaganay**, 1925
Gravure signée Guélard
Devant Galathée et ses nymphes, Damon vainc Argantée (III, 6, 224 recto)
Les soldats de Polémas et le lion de la fontaine vont intervenir (III, 6, 224 verso)
(Voir Illustrations)
Éd. de 1619, 211 recto sic 209 recto.
Éd. Vaganay, III, p. 283.
CE Chevalier qui avait été trouvé auprès du Temple d'Astrée ayant pris le même chemin que Paris avait fait, se trouva bientôt sur le pont de la Bouteresse, et peu après sur le haut de la plaine η qui découvre le château et la grande ville de Marcilly. D'abord le pays lui sembla très agréable, car d'un côté il voyait les fertiles montagnes de Couzan qui, descendant par de petites collines jusques dans la plaine, montraient toute leur croupe η enrichie de vignobles,
et le plus haut de grands bois de haute futaie, qui semblaient avoir été posés là par la sage Nature pour leur servir de cheveux η. La plaine après s'allait étendant jusques à Montbrison, et, suivant toujours ces délectables collines, s'élargissait du côté de Surieu, de Montrond et de Feurs, avec tant de petits ruisseaux et de divers étangs que la vue ainsi diversifiée en était beaucoup plus plaisante. Et parce que le chemin qu'il avait pris le conduisait à Marcilly, y ayant la tête tournée, ce fut aussi le premier lieu où il jeta les yeux. Ce château relevé sur la pointe d'un rocher, et qui se faisait voir de fort loin, remit incontinent en sa mémoire le lieu où la première fois il avait vu Madonthe, car sa grandeur, ses tours, et la somptuosité du bâtiment avait beaucoup de ressemblance avec le lieu où elle soulait demeurer. Ce souvenir η lui remit devant les yeux les agréables journées qu'il avait passées auprès d'elles, et les extrêmes ennuis qui l'avaient accompagné depuis sa disgrâce. Et parce que cette comparaison ne se pouvait faire sans apporter un grand trouble en son âme, ce pauvre Chevalier fut enfin contraint de mettre pied à terre au premier ombrage qu'il rencontra, où laissant son cheval entre les mains de son Écuyer, il s'alla étendre sous un arbre, et haussant les yeux au η Ciel demeurait de sorte ravi en cette pensée qu'il me voyait ni n'oyait chose quelconque qui se fît autour de lui. L'Écuyer, qui aimait passionnément son maître et qui ressentait jusques en l'âme la misérable façon de vivre de ce Chevalier,
maudissait en son cœur et l'Amour et celle qui en était la cause. Et de fortune au même temps qu'il dépitait le plus et contre l'un et contre l'autre, il ouït une voix qu'après avoir écoutée quelque temps il connut être d'un Chevalier qui se plaignait et de l'ingratitude et de l'inconstance d'une Dame. Et parce qu'il jugea que cette excuse serait bonne pour retirer son maître de ces importunes
et fâcheuses pensées : - Seigneur, lui dit-il, oyez je vous supplie ce que chante ce Chevalier qui est auprès de vous.
- Et que veux-tu, lui répondit-il, que je me soucie des affaires d'autrui ? ne te semble-t-il
pas que je sois assez chargé des miennes ?
- Celles "
d'autrui, répliqua
l'Écuyer, nous soulagent "
quand nous nous en * savons bien servir. "
À ce mot, ils ouïrent que le Chevalier qui était auprès d'eux chantait ces vers :
STANCES η,
En se plaignant de sa Dame,
il les
blâme toutes.
I.
ELle a changé mon feu, la volage η qu'elle est,
Pour une moindre flamme,
Pour faire voir à tous qu'elle est femme en effet,
Et que c'est qu'une femme.
II.
Mais devais-je prétendre en cet esprit léger
Amour moins passagère ?
Car, puisqu'elle était femme, il fallait bien juger
Qu'elle serait légère.
III.
L'Onde est moins agitée, et moins léger le vent,
Moins volage la flamme ;
Moins prompt est le penser que l'on va concevant,
Que le cœur d'une femme.
IV.
Ah ! je ne me plains pas de me voir offensé η,
Ni qu'elle se retire,
Mais qu'étant une femme,
il fallait bien penser
Qu'encore elle était pire.
V.
Dieux ! quel fut le péché que l'homme avait commis,
Quand on fit la Pandore ?
Pour certain il fut grand, puisque ses ennemis
Vous faites qu'il adore η.
VI.
Notre fier ennemi, ce sexe avec raison,
Ô Dieux ! se peut bien dire,
Si nous faisant languir et mourir en prison,
Il ne fait que s'en rire.
VII.
Il se moque de voir que l'homme qui se dit
Avoir tant de courage,
Languissant en prison, n'a le cœur ni l'esprit
De sortir du servage.
VIII.
Il se moque de voir que l'homme, qui ça bas
Par raison est le maître,
Aime mieux vainement l'adorer que non pas
Être ce qu'il doit être.
IX.
Cruelle engeance, hélas ! le Ciel, pour notre ennui,
T'a de beauté pourvue,
Puisque tu ne t'en sers
qu'au malheur de celui
Qui, peu sage, t'a vue.
Le Chevalier oyant blâmer de cette sorte contre raison toutes les femmes, pour la faute que quelqu'une pouvait avoir commise, fut grandement offensé contre celui qui parlait si indiscrètement. Et lui semblant que de le souffrir sans vengeance, et de laisser ces blasphèmes impunis, c'était commettre une grande faute contre la belle Madonthe, à l'heure même il eût mis la main à l'épée pour l'en faire dédire, et crier merci des injurieuses paroles qu'il avait proférées, n'eût été qu'il pensa être plus à propos de lui donner occasion de le rechercher du combat. - Parce, disait-il, que s'il a du courage, il ressentira l'offense, et en voudra avoir raison, et s'il n'en a point, il me serait trop honteux de le combattre. En cette résolution, le Chevalier se releva, et se tournant du côté de ce Chevalier, après avoir quelque temps pensé à ce qu'il devait
dire, haussant la voix le plus qu'il pût, et prononçant le plus distinctement qu'il lui était possible, il se mit à chanter tels vers :
STANCES,
Que sachant le changement de sa
Dame,
il devait ou mourir, ou
guérir de dépit.
I.
Toi qui d'une beauté regrettes l'inconstance,
Et qui de son erreur vas les autres blâmant,
Sois avec moins d'amour ou moins de sentiment,
Et de l'oubli te sers, ou de la patience.
II.
Oublie ou ses beautés, ou méprise l'outrage,
Si ton cœur y consent, il est déjà guéri ;
Et s'il en fait refus,
tu dois être marri
De ton mal beaucoup moins que du peu de courage.
III.
Tu ne fus onc blessé que d'une égratignure,
Car dès lors qu'on te dit son cruel changement,
Si vraiment tu l'aimais, devais-tu pas, Amant,
Ou guérir du dépit, ou mourir de l'injure ?
IV.
De l'Amour offensé ne chercher la vengeance
" C'est être par ses lois complice du forfait,
" Et qui s'étonnera si cet Amour t'a fait
Partager à la peine aussi bien qu'à l'offense ?
V.
Cesse donc une fois, cesse donc de te plaindre,
Soit pour jamais ton feu dans le dépit éteint,
Si tu plains toutefois, plains-toi de t'être plaint,
Et d'éventer ton feu quand il le faut éteindre.
Ces vers furent chantés si haut et si clairement que celui qui en avait été cause, les ayant bien entendus, ne put croire qu'ils n'eussent été dits contre lui. Et parce que c'était l'un des plus audacieux Chevaliers de toute la contrée, il en conçut un si grand dépit que sans attendre plus longuement, se laçant le heaume, car il était armé de tout le reste, il s'en vint à travers les arbres où il avait ouï la voix. L'autre, qui attendait de voir quel ressentiment il ferait de cette réponse, soudain qu'il l'ouït venir, prit aussi son habillement de tête, et s'appuyant sur son Gesse, l'attendit, résolu, s'il ne se ressentait de ces paroles, d'y en ajouter de telles qu'il lui pût donner sujet de venir au combat. Mais l'arrogance de celui contre lequel il avait affaire était telle qu'il ne fallait pas beaucoup de peine pour le faire venir aux mains, tant pour la confiance qu'il avait en sa force et en son adresse, que pour être neveu de Polémas, l'autorité duquel était tellement accrue depuis le départ de Clidaman et de Lindamor qu'il lui restait fort peu pour se rendre Seigneur absolu des Ségusiens. Ce Chevalier s'appelait Argantée, surpassant de sa taille la commune hauteur de ceux du pays, et tellement bien proportionné de tout
le reste du corps qu'il était aisé à juger qu'il était de grande force et de grand courage. Il avait recherché fort longtemps une des Nymphes de Galathée, et qu'il fût vrai ou non, tant y a qu'il s'était figuré d'être aimé d'elle. Elle se nommait Silère, très belle et très bien apparentée. Mais lorsqu'il voulut la presser de quelque témoignage de bonne volonté et qu'elle refusa de lui en donner, suivant son humeur outrecuidée, il voulut user d'une certaine autorité sur elle qu'elle ne put trouver bonne, et choisit plutôt de rompre entièrement d'amitié avec lui que de supporter plus longtemps son arrogance. Lui, qui se vit tout à coup trompé de son espérance, entra en si grande colère contre elle qu'il en conçut une haine incroyable contre toutes les femmes, et depuis ce temps ne cessa d'en dire tous les maux qu'il se pouvait imaginer.
Argantée
donc, suivant sa coutume, s'approchant plein d'arrogance du Chevalier sans le saluer et sans faire action de civilité : - Est-ce pour moi, lui dit-il, Chevalier, ce que tu viens de chanter ? L'étranger, qui n'était guère endurant de son naturel, et déjà fort mal satisfait de lui : - Fais, lui dit-il, tout ainsi que si c'était pour toi.
- Je vois bien, ajouta
Argantée, et à tes armes, et à ton langage que tu es étranger. Car si tu me connaissais, tu me parlerais d'une autre sorte. Mais puisque cela est, ou monte à cheval, ou mets la main aux armes comme tu es, et je te ferai connaître ta folie et ta témérité.
- Il ne faut point, dit l'étranger, perdre le temps, et pour ce,
tout à pied que η nous sommes, nous aurons bientôt vidé notre différend, et je m'assure que tu avoueras que je te connais mieux que tu ne me connais pas. À ce mot, il se jette dans le grand chemin, où ayant donné son gesse à son Écuyer et pris son écu, il mit l'épée en la main et l'attendit d'une façon si assurée qu'Argantée jugea bien qu'il devait être gentil Chevalier.
Lorsqu'ils étaient prêts à commencer leur combat, ils ouïrent un grand bruit de chevaux et de chariots qui venaient de Marcilly droit vers eux. Cela convia Damon de dire qu'il lui semblait plus à propos de se rejeter dans le bois et laisser passer cette troupe de peur d'être interrompus.
Mais Argantée qui se doutait
bien
que c'était
Galathée ou
Amasis, et qui "
était bien aise de faire ostentation de sa force "
et de son
adresse : - Non, non, dit-il, Chevalier, il "
ne faut jamais se cacher que pour
mal faire. En cette contrée η,
l'on n'est point empêché de faire les actions bonnes et généreuses. Et pource ne perdons point le temps comme tu dis, si ce n'est que le cœur te manque à soutenir et démêler ta querelle.
- Ma querelle, dit-il, est si juste que quand en toute autre occasion je n'aurais point de courage, j'en prendrais pour celle-ci, non seulement contre toi mais contre tous les hommes du monde ! Mais si, comme tu dis, il se faut cacher pour les mauvaises actions, je ne sais où tu pourrais trouver un lieu assez retiré pour toi qui soutiens une chose si fausse et tant indigne de l'ordre de Chevalerie η que l'on t'a donné,
puisque tu blâmes les Dames que tout Chevalier est obligé de maintenir, de servir et de défendre.
- Eh ! mon ami, répondit Argantée en se moquant, et depuis quand, laissant l'état de Chevalier, es-tu devenu harangueur sur les grands chemins ?
- C'est avec celle-ci, dit-il, lui montrant son épée, que j'ai accoutumé de haranguer, et si tu as le courage, tu verras si je ne sais pas mieux faire que tu ne sais bien dire.
À ce mot, il s'avance l'épée haute, et l'étranger le va rencontrer couvert de son écu, et plein d'un si grand dépit, pour les reproches
qu'il lui avait faites, qu'il semblait que le feu lui sortait des yeux. Et là ils commencèrent l'un des plus furieux combats qui se pût voir entre deux Chevaliers. À peine s'étaient-ils donné les premiers coups que toute la troupe qu'ils avaient ouïe venir arriva sur le même lieu ; et parce que le combat se faisait au milieu du chemin, et que tous reconnurent
Argantée, ils s'arrêtèrent pour voir quelle en serait l'issue.
Galathée, qui était celle qui allait dans ces chariots avec ses Nymphes, haïssait, comme aussi toutes les autres Dames, l'arrogance d'Argantée, et eussent bien voulu qu'elle eût été châtiée par cet étranger. Mais d'autant qu'elles savaient la grande force qu'il avait, elles craignaient fort pour le Chevalier inconnu, encore que sa belle présence
et le commencement du combat donnât η une fort bonne opinion de lui. Et parce que
Galathée
vit
Polémas
auprès de son chariot, elle l'appela, et lui demanda
qui était celui qui combattait contre Argantée, et quel était le sujet de leur querelle, et qu'il serait peut-être bien à propos de les séparer. À quoi il répondit que ce serait leur faire tort que de leur empêcher de finir leur différend puisqu'ils combattaient sans supercherie, et que, pour savoir qui était le Chevalier et d'où venait leur querelle, il ne voyait là personne qui le sût dire que cet Écuyer étranger. Polémas fit cette réponse parce qu'il croyait qu'assurément Argantée serait vainqueur, ne se pouvant persuader que l'étranger fût tel qu'il pût lui faire résistance. Et il était bien aise que Galathée vît la force et l'adresse de ceux qui étaient à lui. Elle, suivant la curiosité des Dames, et désireuse de connaître cet étranger, fit appeler l'Écuyer auquel elle demanda qui était le Chevalier étranger et d'où venait leur querelle. - Le sujet de leur combat, répondit-il, Madame, est fort juste du côté de mon maître, car oyant que cet autre Chevalier disait mal des femmes, il ne l'a pu endurer, semblant que c'est contrevenir à l'ordre de Chevalerie η. Quant à vous dire quel il est, je suis bien marri qu'il me soit défendu, mais je m'assure qu'aussitôt qu'il aura fini le combat, s'il vous plaît, Madame, de le savoir, il a trop de courtoisie pour ne vous obéir. Polémas sourit l'oyant parler de cette sorte, et comme par moquerie lui dit : - Tu as raison, Écuyer mon ami, de dire que Madame le saura après le combat, car si l'on veut mettre son Épitaphe sur son tombeau, il faudra que tu nous le dises ! - Seigneur Chevalier, lui répondit-il,
si mon maître n'était sorti d'entreprise plus dangereuse que celle-ci, il ne serait pas venu de si loin qu'il a fait. Et à ce mot se retira au lieu où il soulait être.
Durant tous ces discours, les Chevaliers avaient continué si furieusement leur combat, et
Damon avait tant de désir d'en venir à bout avec de l'honneur, qu'il n'y avait celui des assistants qui ne l'estimât pour un très bon Chevalier, et même Galathée
et ses Nymphes, aux yeux desquelles se lisaient leurs contentements quand
Damon
avait quelque avantage, ce qu'elles η ne voulaient point dissimuler encore que
Polémas
s'en prît garde, puisque c'était pour leur sujet que ce combat se faisait.
Il y avait déjà plus d'une demi-heure qu'ils avaient commencé, et leurs armes étaient en plusieurs lieux rompues et déclouées, lorsqu'Argantée
se ressentit un peu las, et commença de n'aller plus si légèrement, ni de frapper de si grands coups. Au contraire,
Damon
semblait non seulement de se maintenir toujours aussi frais, mais de redoubler et sa force et sa légèreté ; ce qui étonna grandement Polémas, mais plus encore
Argantée
qui en son cœur estima beaucoup plus son ennemi qu'il n'avait fait. Mais peu après que l'épée de l'Étranger atteignait presque à tous les coups sur la chair, on vit entièrement affaiblir
Argantée, fût pour la perte du sang, fût pour les incommodités des blessures qui étaient grandes. Alors
Polémas
se repentait à bon escient de n'avoir empêché ce combat, et eût bien voulu que quelque
bon démon eût inspiré Galathée pour l'interrompre. Elle qui jugea bien le déplaisir qu'il en ressentait, encore qu'elle ne l'aimât point, voulut toutefois lui donner cette satisfaction pour le respect du service qu'il faisait à sa mère. Et ne jugeant pas qu'elle pût mieux séparer ces Chevaliers que de les en prier elle-même, elle mit pied à terre, et avec une grande quantité de ses Nymphes, s'approcha des combattants à l'heure qu'Argantée ne se pouvant plus soutenir était tombé sur un genou. Et semblait qu'à la vue de ces belles Nymphes, il s'était mis exprès à genoux pour leur demander pardon du mal qu'il avait dit des femmes. Mais parce qu'il sembla à Polémas que Galathée allait trop lentement, et que son neveu, qui tombait déjà, serait du tout déshonoré s'il retardait davantage, il fit signe à quelques-uns des siens, qui soudain, à course de cheval allèrent pour heurter Damon, qui ne se doutant de cette supercherie, n'y eût point pris garde sans le cri de Galathée et des Nymphes, auquel η tournant la tête, il vit venir sept ou huit Chevaliers l'épée en la main qui le menaçaient. Tout ce qu'il put faire fut de se reculer vers son Écuyer, et gauchir au heurt des chevaux le mieux qu'il pût. Mais sa disposition fut très grande et admirée de tous, puisque sortant de ce long combat où il avait bien eu le loisir de se lasser, aussitôt que ces Chevaliers furent passés et que son Écuyer lui présenta son cheval, il sauta dans la selle sans mettre le pied à l'étrieu. Aussi ne lui fallait-il pas moins de diligence pour se garantir de l'outrage
qu'ils lui voulaient faire, car à peine avait-il pris et ajusté la bride de son cheval qu'il les eût tous sur les bras, quelque défense que Galathée leur sût faire, qui se trouva bien empêchée avec ses Nymphes parmi tous ces chevaux. Quant à
Polémas, il feignait de ne point voir cette confusion étant auprès d'Argantée, où il faisait l'empêché à commander qu'on le mit à cheval pour le faire promptement emporter. Cependant, les Chevaliers assaillirent de sorte l'Étranger qu'encore qu'en deux coups il en mit deux hors de combat, si est-ce qu'il ne put si bien faire qu'il ne fût un peu blessé à l'épaule, et que son cheval ne lui fût tué de plusieurs coups qu'ils lui donnèrent dans les flancs. L'étranger qui le sentit défaillir sous lui, se démêlant des étrieux, sauta légèrement en terre, et ce qui lui servit de beaucoup fut que les autres chevaux η ne voulaient point approcher du sien qui était mort. Toutefois il lui était impossible de se sauver à la longue, sans le secours inespéré qui lui survint.
La Nymphe qui voyait faire un si grand outrage à ce Chevalier, ne pouvant le supporter, criait et menaçait ceux de
Polémas. Mais l'un d'entre eux qui les conduisait, et à qui il avait fait signe, sachant bien la volonté de son maître, et faisant semblant de ne point ouïr Galathée, commandait toujours qu'on tuât le Chevalier, lorsque de fortune l'un des Lions de la fontaine η de la Vérité d'amour, cherchant à manger, s'en vint parmi ces chevaux. Il était si
grand et si épouvantable que tous les chevaux, lorsqu'il vint à passer parmi eux, en prirent une si grande frayeur qu'il n'y eût ni Chevalier, ni Écuyer qui pût être maître du sien. Au contraire, ronflant de peur et se jetant dans les bois et travers les haies, les emportèrent bien loin de là sans s'arrêter, même celui de Polémas et de l'Écuyer de l'étranger, prenant le frein aux dents, s'en allèrent jusques dans la ville de Boën, sans que ni ponts, ni passages étroits les en pussent empêcher. Ceux qui étaient attelés aux chariots en eurent une si grande frayeur qu'en dépit des cochers ils se mirent en fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à plus d'une lieue de là, sinon ceux qui versèrent, lesquels encore ils traînèrent tous versés de telle furie qu'ils les mirent presque du tout en pièces, et les rouages et attelages des autres furent si mal traités qu'il leur fut impossible de les ramener de ce jour-là. Quant à Argantée, on l'avait mis à cheval, mais il lui fut impossible de s'y pouvoir tenir dessus ayant été abandonné de tous ceux qui le tenaient, de sorte qu'aux premiers élans que le cheval fit, il tomba à terre si malheureusement pour lui qu'il se tordit le cou. Ainsi finit le plus glorieux et arrogant Chevalier de toute la contrée ; et son cheval, de fortune, venant de frayeur heurter l'étranger, il se donna sans qu'il y pensât de l'épée dans le corps, et alla tomber mort auprès de son maître. La Nymphe loua Dieu de cette rencontre, car elle savait bien que ce Lion ne lui ferait point de mal, étant enchanté de telle sorte
qu'il ne pouvait offenser personne, sinon ceux qui voulaient éprouver l'aventure η. Et toutefois, peu après, elle ne fut pas sans crainte, car le Lion qui n'était venu que pour chercher à vivre, voyant le cheval mort de l'étranger, se jeta dessus pour s'en saouler. Mais le Chevalier qui en avait reçu tant de bons services pensa que ce serait ingratitude, ou faute de courage, de le laisser dévorer sans le défendre. Il s'avança donc l'épée haute pour le frapper, ce que voyant, la Nymphe, et craignant que le Lion ne se mît en furie et n'offensât ce Chevalier, elle se mit à crier et à le supplier de ne le point frapper. Mais lui qui en toute façon ne voulait point souffrir cette indignité ne laissa de marcher droit au Lion, et parce qu'il avait le dos tourné, il ne le voulut frapper par derrière, mais le huant le fit tourner de son côté. Le furieux animal se voyant menacer avec l'épée qu'il tenait haute, fit un saut à côté, comme s'il eût voulu aller vers ces belles Nymphes ; ce que craignant le Chevalier, il ne fut guère moins prompt à courre entre deux, si bien que le Lion, qui se le trouva encore au-devant, fit un grand rugissement, et battant de sa queue le terrain, et rouant les yeux ardents, faisait semblant de lui vouloir sauter dessus. Et sans l'enchantement qui l'en empêchait, il n'y a point de doute qu'il l'eût fait ; mais cette force étant plus grande que la sienne, il fut contraint de se détourner au petit pas, et s'aller paître du cheval d'Argantée, duquel après s'être saoulé il emporta une partie du reste suivant sa coutume à l'autre
Lion, qui était demeuré à la garde de la fontaine η. Le Chevalier voyant que le Lion allait du côté d'Argantée, craignant qu'il ne le voulût dévorer, demeura toujours en garde auprès du corps, ne voulant souffrir qu'un si vaillant Chevalier fût traité de cette sorte. Mais lorsqu'il le vit partir, il s'en retourna vers les Nymphes, qui ayant vu faire de si généreuses actions à ce Chevalier, l'estimaient toutes grandement. Il s'adressa d'abord à Galathée la jugeant pour telle qu'elle était, tant pour la Majesté qui était en elle que pour l'honneur que les autres lui portaient, et après l'avoir saluée, il la supplia lui vouloir pardonner l'incommodité qu'à son occasion elle avait reçue. - Je suis bien marrie de la vôtre, lui répondit-elle, et bien en colère contre l'indiscrétion de ceux qui vous ont assailli tant inconsidérément et en ma présence. Mais je vous promets, Seigneur Chevalier, qu'outre le châtiment que vous leur avez donné, je les ferai punir comme ils méritent ! - Madame, répondit le Chevalier, je serais bien marri que ceux qui sont en votre service reçussent quelque déplaisir pour moi, je désire trop de les servir tous, et au contraire, je vous demande leur grâce, Madame, et vous supplie de ne me la point refuser. - C'est à vous, Seigneur Chevalier, dit-elle, à la leur donner, s'il vous plaît, puisque c'est vous qu'ils ont offensé ; et ces Dames et moi vous avons trop d'obligation pour vous refuser ce que vous nous demanderez, nous ayant bien défendues de ce discourtois Chevalier, et voulu défendre de ce furieux
Lion. Mais nous parlerons de ceci une autre fois. Cependant, il me semble que je vous ai vu blessé à l'épaule, il faudrait pour le moins étancher le sang, attendant que nous puissions être en lieu où vous soyez pansé. - Madame, répondit-il, cette blessure dont vous parlez est petite, et ce que vous dites que j'ai fait est peu de chose au prix de ce que je dois, et que je désire de faire pour votre service. Mais puisque tous ceux qui vous accompagnaient sont écartés, commandez-moi, s'il vous plaît, où vous voulez que je vous conduise, afin que je vous laisse en lieu sûr, car à ce que je vois cette contrée a des animaux trop dangereux pour marcher sans bonne garde. Galathée alors se souriant : - Je vois bien, dit-elle, Seigneur Chevalier, que vous êtes étranger, puisque vous ne connaissez pas ce Lion, il faut que vous sachiez qu'il est enchanté de sorte qu'il ne peut faire mal à personne, sinon à qui veut éprouver l'aventure η de la fontaine η qu'il garde, et si vous ne l'eussiez point effarouché, il n'eût pas seulement fait semblant de nous voir. - Malaisément, dit-il, eussé-je souffert devant mes yeux qu'il eût mangé ce pauvre cheval qui est mort pour moi, ni moins ce Chevalier, qui encore qu'indiscret, était toutefois vaillant et courageux. Silvie, qui avait passé derrière le Chevalier pour voir sa blessure, prit garde qu'elle allait toujours saignant, qui fut cause qu'elle dit à Galathée : - Prenez garde, Madame, que vos discours ne soient trop longs pour ce Chevalier, car il perd beaucoup de sang ! Alors elles s'approchèrent
toutes de lui, et presque par force, après lui avoir détaché le brassal gauche, lui bandèrent sa plaie, qui n'était pas grande, avec leurs mouchoirs, et lui firent une écharpe pour lui soulager le bras avec leurs voiles, et après lui remirent le brassal comme il soulait être. Alors Galathée fut d'avis, puisque l'on ne voyait point revenir leurs chariots de s'en aller au petit pas à
Montverdun, où elles les pourraient attendre avec commodité, se doutant avec raison qu'ils se fussent rompus dans quelques précipices. Et parce que le chemin était court et fort beau, toutes les Nymphes approuvèrent ce qu'elle avait proposé, et ainsi le Chevalier la prit d'un côté sous les bras, et Silvie de l'autre pour l'aider à marcher. Toutes les autres la suivaient sans parler d'autre chose que de la valeur et du mérite de l'étranger ; les unes louaient son combat, les autres blâmaient l'outrage qu'on lui avait voulu faire, quelques-unes admiraient son assurance, et quelques autres ne pouvaient assez estimer la défense qu'il avait faite pour son cheval mort, et celle qu'il avait voulu faire du corps d'Argantée, mais toutes désiraient "
passionnément de savoir qui il était, tant la valeur "
a cela de propre
qu'elle s'acquiert une merveilleuse "
faveur parmi les Dames.
Il n'avait point encore haussé sa visière, et marchait sans faire semblant de le vouloir faire, lorsque
Silvie, voyant la curiosité de toutes ses compagnes : - Il me semble, dit-elle, Madame, que nous avons trop d'obligation à ce brave Chevalier pour demeurer plus longtemps sans
connaître et son visage et son nom. Si vous nous le permettez, nous éprouverons sa courtoisie comme nous avons déjà vu sa valeur, aussi bien marche-t-il avec trop d'incommodité, ayant toujours la visière baissée, tout ainsi que s'il était encore aux mains avec Argantée. Le Chevalier, sans attendre que Galathée répondît : - Pour mon visage, dit-il, Madame, il ne vous sera point caché quand il vous plaira de le voir, mais pour mon nom, je vous supplie de permettre que je le cèle, aussi bien ne le connaîtriez-vous pas. Galathée répondit : - Il faut, gentil Chevalier, que vous nous contentiez en tous les deux, et vous n'en devez point faire de difficulté. Car si vous voulez vous celer, puisque vous dites que votre nom est si inconnu, aussi bien ne le connaîtrons nous point, et vous nous aurez satisfaites. - Je vois bien, Madame, répondit-il, qu'il est plus aisé de vaincre les Chevaliers, pour vaillants qu'ils soient, que de se défendre des belles Dames. J'userai donc de supplication, et des deux choses que vous me demandez, je satisferai à l'une maintenant, et remettrai s'il vous plaît l'autre jusques à ce que nous soyons à Montverdun. - Ce sera donc, ajouta Galathée, avec condition que vous m'accorderez encore une chose que je vous demanderai. - Il n'y a rien, répliqua le Chevalier, que vous ne me puissiez commander, et à quoi je ne satisfasse de tout mon pouvoir. Et à ce mot, haussant la visière de son heaume, il parut fort beau : il était jeune, et la peine du combat et l'échauffement de la visière abattue à cause de
l'haleine lui avait donné η une si vive couleur qu'on ne reconnaissait point en son visage la tristesse qu'il avait dans l'âme ; et cela fut cause qu'elles le trouvèrent toutes si beau qu'elles désirèrent avec plus d'impatience de savoir qui il était, et n'eût été qu'ils virent venir la vieille Cléontine avec une bonne troupe de ses filles Druides et quelques Vacies et Eubages, il est certain qu'elles ne lui eussent point donné de délai, et qu'il eût fallu dire non seulement son nom, mais quelle fortune l'avait conduit ici, ce que Galathée ne lui cela pas. Mais il répondit :
- Voyez-vous,
Madame, comme l'on "
ne doit jamais désespérer de l'assistance du "
Ciel, et même quand on a la raison de son "
côté ? "
Cependant qu'ils parlaient ainsi, la sage Cléontine se trouva si près que
Galathée, s'avançant un peu, la reçut en ses bras, et la tint quelque temps embrassée, lui disant :- Que vous semble, ma mère, de l'équipage avec lequel nous vous venons trouver ? Je * pense
que malaisément eussiez-vous cru que je vous fusse venu voir de cette sorte.
- Je ne croirai jamais, Madame, dit Cléontine, que vous preniez la peine de venir vers moi, car lorsque vous aurez affaire de mon service, vous me commanderez de vous aller trouver. Mais je sais bien aussi que vous honorez assez notre grand
Tautatès
pour venir visiter avec plus d'humilité encore le saint lieu où il lui plaît de rendre ses Oracles.
- J'avoue, dit Galathée, que mon dessein était bien de venir ici, mais non pas a pied ni si tôt !
- Voilà,
" ajouta Cléontine, comme la bonté du
" grand Dieu se reconnaît toujours davantage,
" faisant naître, sans que nous y contribuions
" rien du nôtre, bien souvent des occasions pour
" lui rendre de plus grands devoirs que nous n'avions
" pas desseigné, afin d'avoir plus de sujet
" de nous faire de nouvelles grâces. À ce mot, Galathée s'avança pour saluer les vierges Druides ; et puis, continuant le chemin de Montverdun, et ne voyant point Célidée parmi les autres, elle lui demanda où elle l'avait laissée.
- Madame, lui dit-elle, il ne fut jamais un plus heureux mariage que celui de
Thamire et d'elle, et je ne crois pas que ceux qui les verront ensemble ne prennent envie de se marier !
- Et qu'est-il η, ajouta la Nymphe, de Calidon, et comment vit-il avec elle ?
- Ô Madame ! répondit
Cléontine, il est entièrement guéri du mal qu'elle lui avait fait, il n'a plus
d'autres pensées η que d'épouser
Astrée.
- Comment, reprit la Nymphe, Calidon veut épouser Astrée, et elle, le veut-elle bien ? et qui est-ce qui traite η ce mariage ?
- C'est, dit-elle,
Phocion oncle d'Astrée, et Thamire qui voudrait bien lui voir des enfants, puisqu'il n'en η peut point avoir de son côté. Mais je crois que difficilement ce mariage se fera, car
Astrée en est tant éloignée qu'il y aura bien de la peine à l'y faire consentir.
- Et pourquoi ? dit Galathée. Aime-t-elle quelque autre berger ?
- Nous n'oyons point dire, reprit Cléontine, qu'elle en aime maintenant, mais elle ne s'est pas pu empêcher, après la mort de Céladon, de déclarer l'amitié qu'elle lui portait, et même
depuis quelque temps η, lui
faisant dresser un vain tombeau.
- Et qu'est-il devenu ce berger duquel vous parlez ? dit la Nymphe. - Je crois, Madame, répondit Cléontine, qu'il y a sept ou huit η Lunes qu'il se noya.
- Et pourquoi, dit la Nymphe, lui fit-on ce vain tombeau ?
- Parce, Madame, dit Cléontine, que nos plus savants Saronides et Druides nous font entendre que l'esprit de celui qui meurt va errant plusieurs siècles quand les survivants ne rendent pas ces devoirs de la sépulture. Et d'autant que l'on n'a jamais pu trouver le corps de Céladon, on lui a dressé η ce vain tombeau
duquel je vous parle. - Comment, reprit Galathée, lorsqu'il se noya, le corps aussi se perdit, et depuis l'on ne l'a jamais retrouvé ?
- Jamais, Madame, dit Cléontine, l'on n'en a pu savoir
nouvelle, et s'il ne faut η
pas croire que tous les bergers d'alentour n'y aient usé de toute la diligence qu'il était possible. Car il n'eut jamais berger en cette contrée mieux aimé, aussi véritablement il le méritait, et s'il eût eu le bonheur d'être connu de vous, Madame, je m'assure que vous en eussiez fait le même jugement. Et à ce que je puis savoir, il y avait fort longtemps que ce berger servait Astrée, mais si discrètement que personne ne s'en était aperçu, et cela d'autant moins qu'il y avait fort peu d'apparence qu'il y dût avoir de l'amour entre eux, à
cause de l'inimitié η qu'il y avait de longtemps entre "
leurs pères. Et d'autant que l'amour qui est couverte "
est beaucoup plus violente, il y a de l'apparence que la leur la devait η être, tant pour ce
sujet que pour le mérite du berger et de la bergère ; car je vous puis bien dire, Madame, avec toute vérité, que je ne vis jamais rien de plus beau ni de plus accompli que cette fille. Or Phocion, qui est son oncle, et qui comme son plus proche parent en a le soin, veut maintenant la marier à Calidon ; il est véritablement bien gentil berger, mais il y a tant de différence de lui à Céladon qu'il n'y a pas apparence que la bergère y puisse consentir en ayant encore la mémoire si fraîche. Et toutefois Calidon ne laisse de l'espérer, et se tient le plus près d'elle qu'il lui est possible. Quant à Thamire, il vit le plus heureux et content du monde, et dit que les blessures du visage de Célidée étant des témoignages de sa vertu la lui rendent si belle et si aimable qu'il ne sait s'il doit désirer qu'elle fût autrement ; et en ce contentement il est si satisfait qu'il ne la peut éloigner d'un pas. Je suis bien marrie qu'elle ne soit ici pour avoir l'honneur, toute laide et défigurée qu'elle est, de vous faire la révérence. Mais Astrée, Diane, Phillis et les autres bergères des hameaux voisins sont cause qu'elle n'y est pas, l'ayant depuis hier η conviée d'aller de compagnie visiter la fille d'Adamas, qui ne fait que de revenir d'entre les vierges Druides des Carnutes, et que l'on tient pour l'une des plus belles filles et des plus discrètes de toute la contrée. - Peut-être, dit Galathée, reviendra-t-elle η ce soir, et nous pourrons bien la voir encore. - Je le voudrais, répondit Cléontine, mais j'ai grande peur que Thamire qui l'y a accompagnée ne
soit cause du retardement : car pour peu qu'il soit tard, il ne la laissera pas mettre en chemin, ayant trop de soin
de sa santé. Outre que j'ai su que la vénérable Chrisante
voulait aussi être de la partie, et qu'elles la sont allées prendre à
Bonlieu, pour toutes ensemble faire cette visite.
Ainsi allait discourant Cléontine, et, sans en faire semblant, Galathée apprenait des nouvelles de Céladon, de l'amour duquel elle ne se pouvait défaire,
bien étonnée toutefois de ce que l'on ne savait qu'il était devenu. Et lors repensant en soi-même que ce berger n'étant point en cette contrée, elle avait accusé à tort Léonide, elle fit dessein de la rappeler auprès d'elle, et pour cet effet se résolut de passer chez Adamas, tant pour l'emmener η avec elle que pour l'espérance qu'elle avait d'y rencontrer cette Astrée de laquelle elle avait tant ouï parler, afin de juger si sa beauté était telle qu'elle pût convier Céladon de mépriser si fort la sienne. Et en ces pensées elle ne put s'empêcher de soupirer assez haut ; de quoi
Cléontine
s'apercevant : - Que veut dire cela, Madame, lui demanda-t-elle, je vous ois soupirer, avez-vous quelque chose qui vous fâche ?
Galathée,
qui ne la voulait pas pour secrétaire de ses pensées, lui répondit : - Je soupire, ma mère, parce que je suis en peine de
Clidaman. Vous savez le lieu η
où il est, et s'il n'y a pas occasion de craindre pour lui. Plusieurs jours sont passés qu'Amasis
ni moi n'en avons point de nouvelles, et depuis quelque temps les Vacies nous avertissent que la plupart des victimes, lorsqu'ils
viennent à visiter les entrailles, se trouvent défaillantes aux plus nobles parties. De plus, j'ai eu tout plein de songes η fâcheux. Je vous assure que toutes ces choses me tiennent en peine ; et ma mère, qui est encore plus appréhensive que je ne suis pas, a trouvé bon que nous fissions des sacrifices, et que je vinsse consulter cet Oracle, où je pensais venir au retour de Bonlieu, où j'allais faire faire quelque sacrifice aux Dieux infernaux η * au lieu d'elle, qui avait ce dessein ce matin, mais qui depuis, empêchée de quelques affaires qui lui sont survenues, m'a commandé
" d'y aller en sa place. - Madame, répondit alors la
" sage
Cléontine, notre grand Tautatès est si
" bon que quand nos erreurs le convient à nous
" châtier, il fait ce qu'il peut pour nous en avertir,
" afin que la crainte du mal futur nous fasse
" tourner vers lui, et qu'avec sacrifices, supplications,
" et amendements, nous apaisions η
son ire,
" et nous divertissions les châtiments préparés
" en de nouvelles grâces. C'est pourquoi, Madame,
" il ne faut pas mépriser ces avertissements,
" car lorsque cela advient, il appesantit d'autant
" plus sa main sur nous que nous avons eu peu de soin de ses avis η.
Qu'Amasis et vous preniez donc bien garde à ces démonstrations, puisqu'il faut croire qu'assurément elles ne sont point faites sans raison. Et repassez devant vos yeux vos actions, et s'il y en a quelqu'une que vous puissiez juger n'être pas bonne, réprouvez-la vous-même, sans attendre que Tautatès le fasse un peu plus sensiblement. Après, considérez ce qui se fait en votre maison, et s'il y est
offensé en quelque chose, réformez-la en sorte que cela ne se commette plus. Enfin, jetez l'œil sur toute la contrée, et avec diligence vous informez des abus qui s'y commettent pour châtier ceux qui en sont les Auteurs, car l'État où
le vice demeure impuni, et la vertu sans loyer, "
est bientôt désolé. Sachez, Madame, que le "
Prince et son État ne font
qu'un corps, duquel "
le Prince est la tête. Et comme tout le mal que le "
corps η
ressent lui vient de la tête, de même "
tout le mal que souffre la tête lui procède du "
corps. Je veux dire aussi que, comme Tautatès "
châtie le peuple pour les fautes que commet le "
Prince η, de
même il punit le Prince pour celles "
que son peuple commet. Voilà, Madame, le conseil que je vous puis donner, et lequel je ne vous ai pu taire, pour le dû
de la vacation
que je fais.
Galathée remercia avec beaucoup de courtoisie la sage Cléontine, et lui promit de non seulement penser souvent à ses prudentes remontrances, mais de les représenter encore à
Amasis, afin de les ensuivre. Et après elle ajouta que l'accident qui venait de lui arriver la troublait beaucoup : car outre la mort d'Argantée, l'insolence de Polémas en sa présence lui était si déplaisante qu'elle en était blessée bien avant dans l'âme.
- Madame, lui répondit
Cléontine, il faut bien souvent excuser les premiers "
mouvements, car ils ne sont pas en notre "
puissance. Et si nous ne supportons entre nous "
les défauts de l'humanité,
comment voulons- "
nous que Tautatès les nous
supporte ?
- Mais, dit "
Galathée, contre un étranger, et qui avait raison, et puis en ma présence ? Croyez, ma mère, que c'est une hardiesse qui procède d'autre chose que de courage, et que cela me fait juger qu'il se tient pour si puissant qu'il pourrait
" bien encore entreprendre quelque chose de pire.
- À la
" vérité, dit Cléontine, quand le sujet perd ce naturel
" respect qu'il doit à son seigneur, ou il le
"
fait par faute de jugement, ou pour se sentir si
" puissant qu'il n'en craint point l'indignation, et c'est à quoi il faut bien prendre garde.
Avec de semblables discours elles arrivèrent en la maison de la sage Cléontine, où
Galathée entra tant pour se reposer que pour faire panser l'étranger, auquel toutes ces Nymphes ne pouvaient faire assez d'honneur et de démonstration de bonne volonté. Et même Silère, qui en une autre saison eût eu moins agréable sa victoire lorsqu'Argantée n'était point sorti avec elle des termes de la discrétion, mais depuis que son amour s'était changée en médisance, elle lui avait
pris
une haine η si grande qu'elle eût bien le courage de le voir mort sans lui donner une
" seule larme, tant l'injure présente efface aisément
" les services passés. Le Chevalier fut incontinent désarmé et visité par les Mires qui ne lui trouvèrent que la seule blessure de l'épaule, qui était encore si petite qu'ils n'en firent point de cas. Seulement ils lui conseillèrent de demeurer au lit ce jour-là à cause du sang qu'il avait perdu, tant par les chemins que durant le combat. Galathée
qui désirait, avant que de partir de ce lieu, de faire
faire le sacrifice qu'elle avait résolu pour consulter l'Oracle, envoya quérir des taureaux η et autres choses nécessaires pour le lendemain matin, puisqu'alors il était trop tard, et même que le Chevalier étranger la supplia qu'il pût en même temps consulter l'Oracle, et joindre ensemble leurs sacrifices. Elle le permit pour le gratifier en cela, encore que ce ne fût pas bien
la coutume η, et cependant envoya de tous côtés pour faire venir ses chariots, et faire chercher l'Écuyer du Chevalier inconnu.
Après qu'ils eurent dîné et que chacun était attendant η des nouvelles de ceux qui s'étaient écartés, Galathée, s'étant assise au chevet du lit du Chevalier, voyant qu'il y avait un grand silence dans la chambre, elle lui dit : - Il me semble, Seigneur Chevalier, qu'encore que nous vous ayons toutes beaucoup d'obligations du combat que vous avez fait contre l'outrecuidé
Argantée en notre faveur, toutefois, vous nous êtes encore obligé de quelque chose. Car lorsque nous vous avons prié de hausser η
votre visière, nous vous avons ensemble supplié de nous dire votre nom, et quelle fortune vous a conduit en cette contrée, vous avez bien satisfait à l'une de nos requêtes en vous laissant voir, mais l'arrivée de la sage Cléontine vous a empêché de satisfaire à l'autre partie de notre demande. Et toutefois, si votre combat nous avait faites désireuses de voir votre visage, vous
devez croire que la vue que vous nous en avez permise nous a augmenté l'envie d'entendre qui vous êtes, afin de savoir à qui nous avons tant d'obligation,
et quel sujet vous a fait venir ici, pour vous y servir si nous en avons le moyen. Maintenant que nous sommes de loisir, et qu'il ne faut craindre que le parler puisse nuire à votre blessure, nous vous redemandons l'accomplissement
" de cette dette.
- Je n'avais jamais ouï
" dire, Madame, répondit le Chevalier en souriant,
" que demander quelque chose à une personne l'obligeât de la donner.
- Sortez en cela d'erreur, répliqua la Nymphe, car il faut que vous sachiez, Seigneur Chevalier, que c'est un particulier privilège des Dames de cette contrée,
" et vous savez bien que l'on est obligé aux
" lois du pays où l'on se trouve.
- Il est vrai, Madame, dit-il, mais la difficulté que j'en fais n'est point sans raison, ne me pouvant imaginer que ce vous soit chose agréable d'ouïr la misérable fortune du plus désastré Chevalier qui vive, si toutefois on doit appeler vivre η de traîner ses jours entre toutes les infortunes et les misères
qu'un homme puisse jamais rencontrer.
- Vous ne devez pour cela faire
difficulté, lui dit Galathée, de nous dire vos déplaisirs, à nous, dis-je, qui ne désirons que de vous servir.
- Madame, interrompit-il, s'ils étaient contagieux, vous auriez bien occasion de les craindre.
- Non, non,
" Seigneur Chevalier, reprit-elle, chacun porte
" son fardeau, et je m'assure qu'en toute cette
" compagnie, il n'y a celui qui ne pense en avoir
" le plus grand η. Ne laissez donc de nous découvrir
" votre blessure, quelquefois, quand on la dit, on rencontre des
" personnes qui donnent *
des remèdes inespérés.
- Ce ne sera jamais l'espérance η
des remèdes de guérison, répliqua-t-il, qui me fera montrer la mienne, sachant bien que mon seul remède est en la mort, mais seulement pour vous obéir, et pour satisfaire à la curiosité de ces belles Dames. Et lors se relevant un peu sur le lit, il reprit de cette sorte :
SUITE
de l'Histoire de Damon
et de
Madonthe.
JE penserais avoir une grande occasion de me douloir de la fortune qui m'a si cruellement et si continuellement poursuivi depuis le jour de ma naissance ou pour le moins depuis que je me sais connaître, si je ne considérais que ceux qui s'en plaignent sont plus cruels envers le grand
Tautatès
qu'ils ne sont envers les hommes,
puisque nous laissons bien à chacun la libre "
disposition de ce qui est sien, et nous ne voulons "
pas qu'il puisse à son gré disposer de nous "
comme si tout l'Univers, et tous les hommes "
particulièrement n'étaient pas siens, et faits "
de ses mains. Cette considération m'a lié bien souvent "
la
langue, lorsqu'en l'excès de mes douleurs j'ai voulu murmurer contre cette fortune qui ne semble avoir puissance que de me mal faire, tant et si longuement elle m'a travaillé. Et
" toutefois, si en la violence du mal il peut être
" permis de jeter quelque soupir, non pas pour
" se douloir, mais seulement pour témoignage
" que l'on le ressent, ne vous étonnez point, Madame, je vous supplie, si en
la suite de ce discours, vous me voyez quelquefois contraint de soupirer par le souvenir de tant d'infortunes. Et croyez que si ce n'était votre exprès commandement, je n'aurais garde de vous raconter ma misérable vie, et dont le souvenir ne me peut apporter qu'un rengrègement de mes peines.
Sachez
donc, Madame, que je suis d'Aquitaine, élevé par le roi Torrismond, l'un des plus grands Rois qui aient commandé sur les Wisigoths, Prince si bon et si juste qu'il se faisait aimer de ses peuples d'Aquitaine comme s'ils eussent été Wisigoths. Ce Roi se plut à relever sa Cour par-dessus * tous les autres rois ses voisins, fût par les armes, fût par la gentillesse et civilité de ceux qui demeuraient près de sa personne. De sorte que nous étions une bonne troupe de jeunes enfants qui fûmes nourris près de lui aussi soigneusement que si nous eussions été les siens propres. De cette même volée fut Alcidon, Cléomer, Célidas, et plusieurs autres, qui tous sont réussis
très accomplis Chevaliers. Je fus donc nourri parmi eux, et puis dire que cette nourriture est la seule apparence de bonne fortune que j'aie reconnue en toute ma vie. Mon père, qui s'appelait Beliante et qui par sa vertu s'était acquis une grande autorité près de Thierry,
et telle, qu'il fut grand
Comte de son Écurie η, me laissa orphelin que j'étais encore au berceau, commençant la fortune dès ce temps-là la persécution que depuis elle a toujours continuée. Car ne voulant pas que je me prévalusse du crédit que mon père s'était acquis, elle me l'ôta que j'étais encore au tétin, et ma mère bientôt après, craignant, comme je crois, que le bien * que cette ennemie fortune leur avait fait, si j'eusse été en un âge capable de le savoir conserver, ne fût demeuré entre mes mains, * aimant mieux, la cruelle qu'elle était, me donner occasion de porter le deuil dans le berceau et avec mes langes mêmes. Au sortir de mon enfance, je tournai les yeux sur une belle Dame, le nom de laquelle je désirerais fort de taire aussi bien que le mien, pour ne point découvrir entièrement mon mal. - Non, non, interrompit Galathée, il faut que nous sachions et son nom et le vôtre, comme la chose que nous désirons le plus ! - Je vous dirai donc, dit-il, que je m'appelle Damon, et elle Madonthe. - Comment ? reprit incontinent la Nymphe, ce Damon qui a servi Madonthe, fille de ce grand capitaine Aquitanien nommé Armorant, qui fut tué en la bataille d'Attila sur le corps du vaillant roi Thierry, et que Léontidas avait prise pour la faire épouser à son Neveu ? Vous êtes ce Damon qui, poussé de jalousie, se battit contre Tersandre fort peu de temps avant la mort de Torrismond ? - Je suis, répondit froidement le Chevalier, ce même Damon duquel vous parlez, c'est-à-dire, le plus infortuné Chevalier qui vive et
qui ait jamais vécu. - Vous m'étonnez infiniment, dit-elle, car il y a longtemps que chacun vous tient pour être mort. Et de fait, votre Écuyer n'apporta-t-il pas un mouchoir plein de votre sang à votre maîtresse, ou plutôt à la méchante Lériane, pour témoignage de votre mort ? - Il est vrai, répondit le chevalier η avec un grand soupir, mais la fortune qui ne me voulait pas tenir quitte à si bon marché ordonna que je vivrais pour avoir encore un peu plus de loisir de me faire du mal. - Vraiment, dit la Nymphe, il y en a plusieurs de bien trompés, car l'opinion de votre mort est telle par toutes ces contrées que l'on ne tient rien de plus certain. Et je me souviens que quand la nouvelle en vint ici, et que l'on racontait vos Amours, votre jalousie et votre mort, plusieurs vous plaignaient non seulement pour vous être perdu pour un si mauvais sujet, mais encore pour n'avoir point vécu un peu davantage pour voir la vengeance que l'on prit peu après de la cauteleuse et * malicieuse Lériane, leur semblant à tous que votre fidélité et votre affection méritaient bien que vous partissiez de cette vie pour le moins avec la satisfaction de savoir l'innocence de la pauvre Madonthe. Mais comment est-il possible que vous soyez sauvé, et que je vous voie maintenant ici ? - Madame, répondit le Chevalier, puisque vous savez toutes ces choses aussi bien que moi, je veux dire tout ce qui m'est advenu jusques au combat de Tersandre et à l'opinion de ma mort, je ne m'amuserai donc point davantage
à les vous redire, et seulement, puisqu'il vous plaît me le commander, je vous raconterai ce qui s'est passé depuis, ce qui me fera passer sous silence une grande partie de ce que j'avais à vous dire, * et abréger par ainsi une grande partie de mes cruelles peines.
Il est certain que je sortis du combat que j'avais eu contre
Tersandre blessé en divers lieux, mais entre les autres, j'avais deux très grandes plaies qui me donnaient espérance d'en mourir, ne voulant plus vivre puisque celle pour qui seule la vie m'était chère m'avait si cruellement trahi. En ce dessein, je prenais les chemins plus écartés, pensant que le sang venant à me défaillir, à la fin j'achèverais cette malheureuse vie. Et avec cette résolution, lorsque je me sentis défaillir, je commandais à
Halladin mon Écuyer, de porter à
Madonthe la bague que j'avais ôtée à
Tersandre, et à
Lériane ce mouchoir plein de sang. L'un pour montrer à celle que j'aimais qu'elle avait eu tort de préférer à moi une personne qui le méritait moins ;
et l'autre, pour saouler s'il se pouvait la cruauté de
Lériane. Je connus bien, par la réponse qu'il me fit, que si par défaillance je demeurais entre ses mains, il me porterait en lieu où il me ferait guérir par de soigneux remèdes en dépit que j'en eusse. Cette connaissance fut cause que, me sentant défaillir, je m'efforçai de gagner
la rivière de la
Garonne, et de fortune, en un lieu où la rive était si haute, et de tant en tant si pleine de pointes des rochers qui s'avançaient que je crus assurément que, me
laissant aller en bas, je serais en pièces avant que je puisse donner dans l'eau. Mais mon fidèle Écuyer qui n'ôtait jamais l'œil de dessus moi reconnut mon dessein à mes yeux, comme je crois, qui démontraient l'horreur de la mort prochaine ; et pour m'en empêcher, s'avança pour me retenir. Voyez, Madame, que c'est qu'un homme déjà résolu de mourir, de peur que j'eus qu'il ne me retînt, je fis un si grand effort pour me jeter promptement en bas que mon saut η
fut tel que je ne touchai point les pointes avancées des rochers, tant j'allai
" avant dans le fleuve ! Ainsi la fortune se plaît
" à se servir pour un contraire effet des choses
" que nous faisons à autre dessein. Car l'extrême désir que j'avais de mourir se peut dire avoir été cause de m'empêcher de mourir. Mon Écuyer cria et courut bien promptement à moi, mais ce fut en vain, car encore qu'il me prît par un bout de ma jupe, le branle que je m'étais donné fut si grand que, ne me voulant point lâcher, je l'emportai avec moi dans le précipice. Et ce fut bien un miracle η
comme il ne se froissa
contre ces rochers, car ne s'étant pas élancé comme moi, il tomba parmi ces pointes, que je pense les Dieux l'avoir voulu
" sauver tant inespérément pour apprendre aux
" autres qu'ils n'abandonnent jamais ceux qui
" se jettent dans les périls pour secourir leurs maîtres. Il tomba donc dans le fleuve sans rien rencontrer, mais si étourdi de la hauteur de sa chute et du danger où il était que, sans prendre garde à ce que je devenais, il ne pensa plus
qu'à sortir du fleuve, ce qu'il fit quelque temps après avec beaucoup de peine, et ayant tant avalé d'eau qu'il était à moitié noyé. Quant à moi, n'ayant ni la force, ni la volonté de me sauver, je fus incontinent englouti de l'onde, où je perdis à même temps toute sorte de connaissance. Mais parce que ce fleuve est grandement impétueux, aussitôt que le courant m'eût pris, il m'emporta à plus d'une demi-lieue de là, tantôt dessus et tantôt dessous l'eau. Et sans doute je ne me fusse point arrêté que je ne fusse entré dans la Mer, sans quelques Pêcheurs qui de fortune allaient par la rivière avec leur petits bateaux. Ils me virent de loin, et ne pouvant au commencement juger ce que c'était, le désir de gain les convia de se séparer, l'un d'un côté, et l'autre de l'autre, pour ne me point faillir. Mais quand je fus un peu plus près, ils reconnurent que c'était une personne, et lors, outre l'assurance du gain, émus de charitable compassion, ils me jetèrent, ainsi que je passais auprès d'eux, certains crochets attachés à une longue corde, qui de fortune se prirent dans mes habits, et puis me retirant peu à peu, me joignirent à leur petit bateau, et me conduisirent au bord, et m'étendirent sur le sable, où, m'ayant dépouillé, ils virent les grandes blessures que j'avais, et qui paraissaient encore toutes fraîches. Ils furent à la vérité bien étonnés, mais plus encore quand, fouillant dans mes poches, ils me trouvèrent quantité d'argent, et aux doigts trois ou quatre bagues de valeur. Il y en eut un d'entre eux qui dit : - Ce jour est notre bonheur
ou notre malheur entièrement, car voici de quoi nous faire riches pour le reste de nos jours ! Mais si la justice en est avertie, et que nous n'en ayons rien dit,
l'on nous accusera de sa mort, et l'on dira sans doute que c'est nous qui l'avons tué. Si nous le disons, toute cette richesse nous sera ôtée, et encore ne sais-je si l'on ne nous blâmera point d'en avoir recelé. Par ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, il y a bien du péril pour nous. Tous furent en cette même doute, et ne savaient
à quoi se résoudre, lorsqu'un d'entre eux qui avait un peu de résolution davantage : - Frères, dit-il, enterrons-le dans ce gravier le plus avant que nous pourrons, gardons pour nous le bien que
Tautatès
nous a envoyé sans en vouloir faire part à ceux qui sans doute nous l'ôteraient tout. Nous sommes bien assurés que nous ne sommes point coupables de cette méchanceté, ne l'étant point, soyons encore plus certains que
Dieu
ne délaisse jamais les innocents, c'est pourquoi, partageons entre tous quatre ce que nous avons trouvé, et si quelqu'un de la troupe veut faire autrement, je suis résolu, avec la part qui me viendra, de m'en aller et passer à mon aise le reste de ma vie. Soudain que celui-ci eut parlé de cette sorte tous les autres l'approuvèrent, et
soudain mirent la main à l'œuvre. Avant toute chose, ils se mirent à faire la fosse pour m'enterrer, et ne voulurent point partager ce qu'ils avaient trouvé qu'elle ne fût faite, afin que chacun y travaillât de meilleure volonté.
Cependant qu'ils se hâtaient de la finir, il y eut un vieil Druide
qui, voyant ces Pêcheurs
de loin, eut opinion qu'ils partageaient leur pêche. Et parce qu'il faisait une vie fort exemplaire, ne vivant que d'aumônes, jeûnant presque tous les jours, il était honoré et respecté de chacun. Ce bon vieillard, en ses jeunes ans, avait comme les autres suivi les folles apparences du monde, mais ayant éprouvé combien les promesses en étaient menteuses, il s'était retiré de la fréquentation des hommes au sommet d'un petit rocher, qui était sur le bord de ce fleuve, et, pour vaquer plus librement à la contemplation, s'était entièrement défait de tous les biens qu'il avait eus de ses ancêtres, action qui l'avait rendu si estimable en toute cette contrée qu'il était craint et redouté comme un vrai ami de Tautatès. Ce Druide donc, voyant ces pêcheurs ainsi le long du gravier, vint sur son petit âne, leur demander quelque chose de leur pêche. Ils étaient si attentifs à leur ouvrage qu'ils ne se prirent garde de lui qu'il ne fût assez près d'eux pour reconnaître que c'était un corps dépouillé, et non pas du poisson comme il avait pensé. Je ne sais lesquels η furent plus étonnés, ou eux de le voir si proche qu'il était impossible de me cacher, ou lui de se rencontrer à un meurtre, car il crut incontinent que c'étaient eux qui m'avaient tué. Et cela d'autant plus que, s'approchant davantage, il voyait le sang encore tout vermeil, car de temps en temps il en sortait toujours quelque goutte. Mais quand il fut arrivé, et qu'il vit les blessures toutes fraîches et toutes sanglantes, il commença de les reprendre rudement,
et de les menacer du châtiment et de Dieu et des hommes. Pensez-vous, malheureux que vous êtes, leur dit-il, que quand vous cacheriez ce corps dans le centre de la terre, la justice de Tautatès ne le fasse pas découvrir à la vue de tous ? Et pensez-vous que la vengeance que ce sang crie devant son trône ne vous atteigne en quelque lieu de l'Univers où vous puissiez vous enfuir ? Combien êtes-vous insensés, pour un misérable gain qui vous trompe, d'avoir commis une si exécrable méchanceté ! Eux qui n'étaient pas méchants, comme ils montrèrent bien depuis, et qui portaient un très grand respect à ce Druide, se jetèrent à genoux devant lui l'assurant qu'ils étaient innocents de ce sang, lui racontèrent comme ils m'avaient retiré de l'eau, et quel était leur dessein, qu'il pouvait bien juger que les blessures qu'il voyait en ce corps ne pouvaient être faites sans armes, et qu'ils n'en avaient point, et que, quand ils l'avaient vu venir vers eux, s'ils eussent fait cette méchanceté, ils s'en fussent fuis aisément, et passé de l'autre côté du fleuve pour se sauver ; mais qu'ils l'avaient expressément attendu pour leur justification, en cas qu'à l'avenir l'on les en voulût accuser. Ce bon homme considérant toutes ces raisons, commença de prendre opinion qu'ils disaient vrai, et pour le mieux reconnaître, se fit descendre, et s'approcha de moi, et voyant les blessures si fraîches : - Mais m'assurez-vous, dit-il, que vous êtes innocents de cette mort ? - Nous vous le jurons, dirent-ils, par le Gui sacré de
l'an neuf. - Vous êtes doublement punissables, si c'est vous qui l'avez commis, continua-t-il ; que si vous ne l'avez pas fait, vous ferez bien d'en rechercher les homicides, car sans doute ils ne doivent pas être loin d'ici, et s'ils ne se trouvent, il est dangereux que vous n'en soyez accusés. Et parce que je ne voudrais que des innocents eussent du mal, ni que des malfaiteurs demeurassent impunis, dites-moi où sont les habits qu'il avait quand vous l'avez trouvé. Eux alors, comme si déjà ils eussent été entre les mains des Juges, sans plus se souvenir de la résolution qu'ils avaient faite, lui représentèrent non seulement ce qu'il demandait, mais aussi tout ce qu'ils avaient trouvé, fût de l'or ou des bagues. Alors le bon Druide : - Je crois véritablement, dit-il, que vous êtes innocents, puisque si librement vous montrez ces choses précieuses, et soyez certains que Dieu vous aidera, soit en cette occasion, soit en toute autre, tant que vous vivrez en cette prud'homie. Et soudain se jetant à genoux et leur faisant signe qu'ils en fissent de même : - Ô grand Tautatès ! s'écria-t-il, joignant les mains en haut, et tenant les yeux contre le Ciel, qui as un soin particulier des hommes, détourne de notre chef la vengeance de cette mort, et veuille par ta bonté amender ceux qui l'ont commise. Et parce que mes blessures saignaient de moment à autre, il leur dit qu'il fallait me laver et finir le pitoyable office qu'ils avaient commencé pour me mettre en terre, et qu'ils fussent assurés que, quoique le soupçon fût grand contre eux,
toutefois le Dieu tout-puissant ne les délaisserait point. Que quant à ce qu'ils avaient trouvé sur moi, ils le gardassent fidèlement sans le partager entre eux, afin de le rendre si les parents du mort le venaient reconnaître ; que si personne ne le demandait, ils s'en pourraient servir comme d'un présent que le Ciel leur avait voulu faire, à condition de me le rendre en l'autre vie. À ce mot, il se baissa pour, encore que faible, s'aider à me rendre ce dernier et pitoyable office, et leur demanda une pièce d'or pour, selon la coutume η, me la mettre dans la bouche quand ils m'enterreraient. Ces pauvres Pêcheurs, très aises d'avoir un si bon témoin de leur innocence, firent incontinent tout ce qu'il leur avait commandé. Et le bon Druide lui-même me prit entre ses bras pour avoir part à cette bonne œuvre. Mais me tenant de cette sorte embrassé, il lui sembla que j'étais encore chaud ; cela fut cause qu'il me mit incontinent la main sur l'endroit du cœur, qu'il sentit comme trembler. - Courage, dit-il, mes enfants, je crois que ce Chevalier aura encore assez de vie pour vous décharger de la calomnie qui vous pourrait être mise dessus, et que le grand Tautatès vous aime et veut que les coupables soient châtiés, car il est encore chaud, et je sens que le cœur lui débat ! Et lors me laissant un peu aller la tête contre bas, l'eau que j'avais dans le corps commença de sortir en abondance, et le bon Druide, prenant leurs mouchoirs, banda mes plaies le mieux qu'il pût, et leur commanda d'apporter leurs rames pour m'en faire
comme un brancard pour m'emporter plus doucement. Cependant qu'ils y travaillaient tous, le bon Druide alla chercher quelques herbes sur le rivage (car il en connaissait fort bien la vertu) pour mettre dessus mes plaies, et pour me redonner un peu de vigueur. Il ne tarda guère à revenir, et les froissant entre deux cailloux, m'en mit et dans les blessures et sur le cœur. Incontinent le sang s'étanche,
et peu après, elles me donnèrent tant de force qu'étant un peu soulagé de l'eau que j'avais rendue, je commençai à respirer, et le pouls me revint, dont ils furent tous si aises qu'après avoir remercié Tautatès, Hésus, Taramis et Bélénus, ils me tournèrent habiller le plus doucement qu'ils purent, et m'emportèrent sur leurs rames sans que je le sentisse, dans la Cellule de cet homme de
Dieu, et me mirent dans un lit assez bon, où soulait quelquefois coucher l'un de ses neveux quand il le venait visiter, car pour le sien, ce n'était qu'un petit amas de feuilles sèches, sans autre artifice ni plus grande délicatesse.
Je demeurai tout le reste du jour sans ouvrir les yeux, et sans donner autre signe de vie que celui du pouls et de la respiration. Le lendemain sur la pointe du jour, j'ouvris les yeux, et ne fus de ma vie plus étonné que de me voir en ce lieu, car je me souvenais bien du combat passé et de la résolution avec laquelle je m'étais jeté dans le fleuve, mais je ne pouvais m'imaginer comment j'avais été mis en ce lieu. Je demeurai
longuement en cette pensée, et cependant le jour s'allait éclaircissant. Et la fenêtre, qui
était mal jointe et tournée du côté du Soleil Levant, aussitôt qu'il commença de paraître, laissa entrer assez de clarté en ce lieu pour me faire voir comme il était fait, et cela me donnait encore plus d'ébahissement η,
car toute la chambre semblait n'être qu'un rocher cavé, dont la voûte assez mal polie s'entrouvrait selon les veines de la pierre. Le Lierre, qui, ainsi que je vis depuis, servait de couverture à cette grotte, entrait par les ouvertures de la fenêtre et de la porte, et grimpant par le dedans comme par le dehors, semblait y être mis exprès pour servir de tapisserie. Et parce que je voyais, étendu dans le lit, toutes ces choses, je voulus m'efforcer de me relever un peu pour les mieux considérer, mais il me fut impossible, tant pour la faiblesse que pour la douleur de mes blessures. Étant donc contraint de demeurer en l'état où l'on m'avait mis, je commençai de tâter de la main où je sentais de la douleur, et trouvant les bandages et les choses qu'on m'y avait appliquées, je demeurai encore plus étonné. Alors ne pouvant m'imaginer comme toutes ces choses m'étaient advenues, je m'allais ressouvenant des choses que les étrangers η nous * racontent
des Nymphes des eaux et des Déesses qui demeurent dans les fleuves, me condamnant presque d'incrédulité de ce qu'autrefois je m'en étais moqué, et qu'il était impossible que
" cette habitation ne fût une des leurs. Mais
" comme l'esprit vole incessamment d'un penser en
" un autre, et que c'est l'ordinaire que ceux qui
" nous plaisent ou nous déplaisent le plus sont
ceux qui nous reviennent le plus souvent en la mémoire, je me ramentus la cause de mes déplaisirs et l'ingratitude de Madonthe. Souvenir qui me toucha si vivement le cœur qu'il m'arracha un assez grand soupir pour être ouï du bon Druide qui était assis à la porte, attendant qu'il fût
heure de me venir voir. Soudain qu'il m'ouït, il entra dans la chambre, et sans dire mot, après m'avoir un peu considéré, s'en alla ouvrir la fenêtre pour mieux voir en quel état j'étais. Et puis s'approchant de moi, me toucha le pouls et l'endroit du cœur, et me trouvant beaucoup amendé, montra de s'en réjouir, et puis s'asseyant
dans une chaire qui était cavée dans le rocher au chevet de mon lit, après m'avoir quelque temps regardé, et jugeant que l'étonnement était celui
qui m'empêchait de parler, il me tint un tel langage :
- Mon enfant, autant que le grand Dieu a fait paraître de vous aimer par l'assistance inespérée qu'il vous a donnée, autant êtes-vous obligé de le remercier d'une si grande grâce, et de vous rendre obéissant à tout ce qu'il
vous commandera. Car comme la reconnaissance "
que nous
avons des biens que nous recevons "
de lui arrache de ses mains de
nouvelles "
grâces, de même la méconnaissance le η rend "
avare par après aux gratifications, et libéral "
ou plutôt prodigue η
aux châtiments. Prenez donc garde à vous, mon enfant, et voyez avec quelles paroles vous le remercierez, et avec quels devoirs vous reconnaîtrez ce soin particulier qu'il a eu de vous. À ce mot, il se tut
pour ouïr ce que je lui répondrais. Ce bon vieillard avait la face vénérable, l'œil doux, la physionomie si bonne, et la parole si agréable qu'il semblait que quelque Dieu parlât par sa bouche. Toutefois, l'étonnement dont j'étais saisi m'empêcha pour quelque temps de lui pouvoir répondre. Lui qui craignait que la faiblesse ou la grandeur de mes plaies m'empêchassent de parler : - Mon enfant, continua-t-il, si vous ne pouvez me répondre pour quelque empêchement que vos blessures ou quelque autre mal vous rapporte, faites m'en signe, et vous verrez qu'avec l'aide de Dieu je vous en soulagerai. Alors reprenant un peu mes esprits, et pour obéir à ce qu'il voulait de moi, je m'efforçai de lui répondre d'une voix assez abattue telles paroles : - Mon père, les blessures du corps ne sont pas celles qui m'ont mis en l'état où vous me voyez, mais celles que j'ai en l'âme, qui n'attendant autre guérison que celle que la mort a accoutumé de donner aux plus misérables, m'ont fait résoudre de chercher la fin de ma vie dans le creux d'une rivière, qui m'a été tant impitoyable qu'elle m'a refusé le secours qu'elle ne nia jamais à personne ! Et ces choses sont celles dont je me ressouviens encore, mais je n'ai point de mémoire, et c'est ce qui m'étonne, comment je suis hors du fleuve où je me jetais, et comment je me trouve maintenant en ce lieu et en votre présence. - Mon enfant, répliqua le Druide, je vois bien que votre faute et la grâce que Tautatès vous a faite sont plus grandes encore que je ne pensais pas, car j'avais
eu opinion que quelqu'un de vos ennemis vous avait traité de la sorte que vous êtes, et que le grand
Dieu
vous en avait voulu sauver. Mais à ce que je vois, c'est vous-même qui vous êtes voulu procurer la mort, vous mettant en l'état où vous êtes, faute si grande et si exécrable devant
Dieu
et les
hommes, que je ne sais comment il ne vous a châtié en son ire. "
Car si
l'homicide d'un frère et le parricide sont de grandes fautes, "
parce que le
frère et le père nous sont proches, quel doit être "
le meurtre η
de soi- même, puisque nul ne nous peut-être si proche que nous nous sommes ? Outre que c'est une action vile et indigne "
d'un homme de courage, car celui qui se tue, "
ce n'est que pour ne pouvoir souffrir les peines de la vie. "
Je serais trop long, Madame, si je voulais redire ici toutes les remontrances qu'il me fit, et lesquelles il eût bien continuées davantage s'il n'eût été interrompu par les pêcheurs desquels je vous ai parlé, qui entrèrent tout à coup dans la chambre, conduisant avec eux un homme attaché de cordes, qu'à la vérité je ne connus pas d'abord tant pour avoir l'esprit distrait ailleurs que pour être à contre-jour, outre que son visage effrayé et ses habits mal en ordre le changeaient et le déguisaient grandement. D'abord qu'il me vit, il se voulut jeter à mes genoux, mais il ne put
parce qu'il était attaché. Enfin le regardant plus attentivement, et oyant dire coup sur coup comme transporté : - Ha ! mon maître ! Ah ! mon maître ! je le reconnus pour Halladin,
mon Écuyer. Si je fus ébahi de le voir en cet état, vous le
pouvez penser, Madame, car je croyais qu'il fût noyé, l'ayant vu tomber aussi bien que moi dans le fleuve. Mais je le fus encore davantage lorsque j'ouïs l'un de ces pêcheurs qui, s'adressant au Druide, lui assura que ç'avait été ce jeune homme qui m'avait mis en l'état où j'étais, et que, non content de m'avoir si mal traité, il allait encore cherchant le corps pour le cacher, afin de mieux celer sa méchanceté. Le bon vieillard voulait parler, lorsque l'interrompant, je leur dis : - Non, non, mes amis, vous vous trompez, il est innocent ! Cet Écuyer est à moi, et je n'en eus jamais un meilleur ni un plus fidèle. Laissez-le, je vous supplie, en liberté, afin que j'aie le contentement de l'embrasser encore une fois. Ces pauvres gens bien ébahis, voyant que je lui tendais les bras avec tant d'affection, le laissèrent venir à moi ; et lors, fondant tout en larmes, il se jette en terre, baise mon lit, et demeure si transporté de joie qu'il ne pouvait former une parole. Mais quand il fut détaché, je l'embrassai aussi chèrement que s'il eût été mon frère. J'avais bien un extrême désir de savoir s'il avait fait le message que je lui avais commandé, et par quel accident il m'avait été amené de cette sorte, mais je n'osais le faire de peur de découvrir ce que je voulais tenir secret. Le Druide qui était sage et discret le reconnut bien. Car incontinent après, feignant de se vouloir enquérir en quelle sorte ils avaient rencontré cet Écuyer, il sortit de la petite cellule, et, les emmenant avec lui, nous laissa tous deux seuls.
Ma curiosité ne me permit pas de retarder davantage à lui demander s'il avait vu Madonthe, que c'est qu'elle et Lériane avaient dit et fait, et comment il était tombé entre les mains de ces gens. Il me répondit fort au long qu'il avait accompli les commandements que je lui avais faits sans y manquer en rien ; que tous ceux qui avait ouï ma mort me regrettaient grandement, et que, s'il eût pensé de me trouver en vie, il m'eût apporté la réponse de ma lettre ; qu'incontinent après, désireux de me rendre le dernier service, il était venu chercher mon corps le long de la rivière afin de me donner sépulture, en dessein de se retirer après si loin de ces contrées et des lieux habités qu'il n'ouït jamais parler de chose qu'il eût vue ; et ce matin, suivant le cours de la rivière, il avait rencontré ces pêcheurs auxquels il s'était enquis de ce qu'il allait cherchant, et qu'eux, après l'avoir quelque temps considéré, et parlé ensemble assez bas, tout à coup s'étaient jetés sur lui, et l'avaient lié de la sorte qu'il l'avait vu η, pensant, à ce qu'ils lui reprochaient, que ce fût lui qui m'avait ainsi traité ; que toutefois, quelque demande qu'ils lui eussent faite, il n'avait jamais voulu dire mon nom, ni chose quelconque qui leur pût faire connaître qui j'étais. - Mais, continua-t-il, vous, Seigneur, par quelle fortune êtes-vous venu en ce lieu ? Et quel est le Dieu qui vous a redonné la vie ? Et lors joignant les mains, ensemble levant les yeux pleins de larmes au Ciel : - Que bienheureux, dit-il, soit à jamais celui duquel il s'est voulu servir pour une
si bonne œuvre ! - Halladin, mon ami, lui dis-je, je te remercie de ce que tu as fait pour moi, et de ta bonne volonté, et je suis bien aise que tu ne m'aies point nommé, car je ne veux plus que les hommes sachent que je sois au monde. Et quant à ce que tu me demandes, par quel moyen je suis venu ici, il faut l'apprendre d'autre que de moi, parce que j'en suis aussi ignorant que tu le saurais être. Et toutefois, je te dirai bien qu'encore que le Ciel m'ait conservé la vie contre mon gré, je ne laisse de l'en remercier maintenant que je puis savoir par toi des nouvelles de Madonthe. Madonthe que je supplie Dieu de vouloir conserver, et à qui je souhaite toute sorte de bonheur, et de contentement. - À Madonthe, dit-il incontinent, vous souhaitez du contentement et du bonheur ! Ô Dieu, est-il possible que vous soyez encore en cette erreur ! Vous avez, ce me semble, fort peu de sujet de faire cette requête pour elle, ni de vous en souvenir jamais, sinon pour la détester et pour chercher les moyens de vous venger d'elle, de Lériane, et de Tersandre. Mais cela, si j'étais en votre place, je le ferais avec tant de volonté de leur déplaire que je n'en aurais jamais eu tant de faire service à cette ingrate et méconnaissante. - Si tu étais en ma place, lui répondis-je soudain, tu n'aurais pas la mauvaise pensée que tu as ! Car sois certain que si je n'étais bien assuré que ces paroles procèdent de l'affection que tu me portes, je ne te verrais jamais de bon œil, tant elles sont contraires à mon intention. Et pource, si tu veux être auprès de moi
jusques à la fin de mes jours (qui sera bientôt, si elle vient aussi promptement que je la désire) je te défends de me parler jamais de cette sorte, ni de proférer jamais ces paroles qui offensent sans raison la personne du monde que j'aime le mieux, et qui mérite le plus d'être aimée et servie.
L'accident qui me survint m'empêcha d'en dire davantage pour l'extrême faiblesse où je me trouvais, car je ne sais si ce fut au commencement pour la joie de voir Halladin, et après pour la colère où il me mit par ses paroles, mes plaies recommencèrent à saigner de telle sorte que je devins froid et pâle, et presque sans pouls. Je le reconnus bien dès le commencement, mais parce que je désirais de ne vivre plus, je n'en voulais rien dire. Et sans Halladin qui s'en prit garde me voyant si fort changer de couleur, il est certain qu'à ce coup j'eusse mis fin à mes travaux. Mais le fidèle Écuyer s'encourut incontinent vers le bon Druide et l'en avertit. Lui qui durant notre discours avait préparé ce qu'il me fallait pour me panser, et qui n'attendait que le terme des vingt-quatre heures pour lever le premier appareil, entra soudain dans ma chambre, et, me trouvant tout en sang, jugea bien que quelque émotion extraordinaire en avait été la cause. Toutefois, sans en faire semblant pour lors, après m'avoir soigneusement pansé et fait prendre quelque bouillon, il ferma la η fenêtre, et m'ordonna de reposer un peu, ce que la faiblesse me contraignit de faire, car cette seconde perte de sang
m'avait mis si bas que je ne pouvais remuer une main.
Cependant, il tira à part Halladin, lui remit entre les mains
tout ce qu'il avait retiré des pêcheurs, et s'enquiert fort particulièrement qui j'étais, et quel accident m'avait mis en l'état où il m'avait trouvé. Et là-dessus il
lui raconta tout ce que vous avez ouï, Madame, de la
sorte que j'avais été sauvé. Mon Écuyer le remercia grandement de l'assistance qu'il m'avait rendue, et l'assura fort qu'il ne serait jamais marri de la peine qu'il y avait prise, qu'il le conjurait par le grand Tautatès de vouloir continuer, et qu'en cela il faisait une si bonne œuvre que et
Dieu
et les hommes lui en sauraient gré. Quant au reste qu'il lui demandait, c'était chose qu'il ne pouvait sans ma permission, parce que je lui avais défendu fort expressément. Mais qu'il s'assurât que j'étais tel que quand il le saurait, il ne regretterait point ni la peine, ni le temps qu'il y aurait employé, ne pouvant pour lors lui dire autre chose, sinon que j'étais des principaux des Aquitaniens.
- Il est donc η Gaulois, lui répliqua-t-il, et non pas Wisigoth. - Il est vrai, répondit Halladin, mais pour la nourriture qu'il a eue auprès du roi des Wisigoths, il est de sa maison.
- Il me suffit, dit le bon Druide, je voulais seulement savoir quelle était la croyance qu'il a du grand
Dieu, parce que j'ai pris garde qu'il est grandement affligé. Et soyez assuré que pour le guérir, il faut commencer sa cure par l'esprit qui est offensé, n'y ayant pas grande apparence de lui
guérir le corps η que la guérison de l'âme ne soit bien avancée.
- À la vérité, mon père, vous l'avez très bien reconnu, reprit l'Écuyer, car il est vrai qu'il n'y eut jamais esprit occupé d'une si profonde mélancolie que celui de ce Chevalier ! Mais je ne crois pas qu'il y ait que deux Médecins de ce mal.
- Et quels pensez-vous qu'ils soient ? ajouta le Druide.
- L'un, dit "
l'Écuyer, est
Dieu,
qui peut tout faire, et l'autre la "
mort, qui peut tout défaire.
- Il faut donc, reprit le bon vieillard, que nous recourions à
Dieu, et que nous le priions de le vouloir guérir, et qu'il lui plaise η
se servir de nous pour cette guérison.
Depuis ce temps, le bon Druide eut un si grand soin de moi qu'il ne m'abandonnait que le moins qu'il pouvait. Et un jour qu'il lui sembla que j'étais un peu mieux, il me représenta tant de choses, et m'allégua tant de raisons, que je connus enfin que rien ne nous advient
que par l'ordonnance de
Dieu, lequel nous aimant mieux "
que nous ne saurions nous aimer, il n'y a pas "
apparence que tout ce qu'il nous ordonne ne soit pour "
notre avantage, encore que quelquefois les médecines "
qu'il nous donne soient amères et difficiles à avaler. "
Soudain que j'eus cette connaissance, je perdis la barbare résolution que j'avais de mourir, et me remis et résignai de sorte entre les mains du grand Tautatès que je commençai à trouver toute chose douce, puisque tout me venait de cette souveraine bonté. Cette résolution me profita de sorte que bientôt après je fus hors de danger, et puis dans peu de jours tellement
guéri qu'il n'y avait rien qui me retint de partir sinon la faiblesse ; mais elle était bien si grande pour l'extrême perte de sang que j'avais faite, qu'il fallut beaucoup de temps pour me remettre, quelque soin que le bon vieillard et Halladin
pussent avoir de moi.
Durant ce temps, n'y ayant rien qui m'occupa que mes pensées, je demeurai le plus souvent hors de la petite cellule η,
avec excuse de prendre de l'air pour me renforcer, mais c'était seulement pour n'être interrompu de personne. Le bon vieillard vaquait d'ordinaire à ses prières et contemplations. Et Halladin allait dans les villes et bourgades voisines chercher les viandes et les choses qui m'étaient nécessaires. Et moi cependant j'étais sur le haut η
de ces rochers, tournant toujours les yeux et le cœur du côté où j'avais laissé
Madonthe. Je me souviens
qu'en ce temps-là je m'entretenais souvent avec ces vers :
STANCES.
Sur les contentements perdus.
I.
EMployer toutes ses pensées
À ne songer ni nuit ni jour
Qu'aux choses qui se sont passées,
Les premiers ans de notre Amour,
C'est le plaisir que mon tourment
Reçoit pour seul allègement.
II.
Mais, que sert, ô ma mémoire !
De rappeler incessamment
Le ressouvenir de la gloire
De mon passé contentement ?
Être déchu d'un si grand heur
Accroît à mon mal sa grandeur.
III.
Je me souviens que dans votre âme
Autrefois vous n'aviez que moi,
Que nous brûlions de même flamme,
Et ne juriez que par ma foi,
Et que votre plus grand plaisir
N'avait pour but que mon désir.
IV
Je me souviens qu'en mon absence,
Trop et trop heureux souvenir !
Vous n'aviez point de patience,
Sinon me voyant revenir ;
Et que, cent et cent fois le jour,
Vous soupiriez pour mon retour.
V.
" Une félicité passée,
" Et qui ne peut plus revenir,
" Est le tourment de la pensée
" Qui la veut encore retenir ;
" Parce que le bien éprouvé
" Fâche plus en étant privé.
Dès qu'il était jour, je sortais de ma petite cellule, et à petits pas, allais
gagnant le haut de ce rocher escarpé, où me couchant sur la mousse je repassais par la mémoire toutes les choses qui jusques en ce temps-là m'étaient arrivées, sans oublier ni bonheur ni malheur qui ne me donnât un coup très sensible, car le
" mal passé me blessait comme présent, et le bonheur
" que je n'avais plus comme la perte d'un bien que je
" pensais m'être ravi outrageusement. L'après-dîner, me retirant sous quelques arbres qui n'étaient pas fort éloignés de la petite Cellule, je considérais l'état misérable où la fortune m'avait réduit, et mon mal, et le bien d'autrui m'offensaient également, l'un par le propre ressentiment, et l'autre par l'envie et la jalousie du contentement de ceux qui me l'avaient ravi. Mais après souper, me promenant le long du fleuve, j'allais considérant tous les déplaisirs qui me pouvaient advenir, et combien il y avait peu d'espérance d'y remédier. Et ainsi
toute la journée était séparée en trois diverses considérations : Le matin des choses passées, après le midi, des présentes, et le soir des futures. Et quelquefois ces dernières m'occupaient de sorte que j'y passais la plus grande partie de la nuit, fût que j'y fusse convié par la solitude du lieu, ou par le silence de la nuit, ou par le plaisir que même je prenais en mon déplaisir η. Car, Madame, la vie m'était bien si ennuyeuse en ce temps-là, qu'il n'y avait rien que * je susse désirer davantage que d'en voir la fin, et m'étant résolu de ne point user du fer contre moi, je souhaitais que quelque chose pût me rendre ce bon office sans que l'on me pût accuser d'être mon propre homicide. Et j'avais opinion que si l'ennui s'allait accroissant comme il avait fait depuis peu, il achèverait bientôt ma vie infortunée, et je me laissais emporter de telle sorte à cette * opinion qu'il fallait, pour me faire revenir au logis, que le bon vieillard bien souvent me vint quérir, ou mon Écuyer.
Cette vie m'était si agréable que je fus plusieurs fois en volonté de quitter et les armes et la fortune,
et m'arrêter le reste de mes jours en ce lieu. Et en ce dessein, j'en dis quelque chose à mon Écuyer, le conseillant de se retirer avec les biens que la fortune m'avait donnés, desquels je lui ferais don, et me laisser en ce lieu * mépriser
les faveurs de la fortune,
qui m'avait été si contraire quand elle le devait être le moins. Mais Halladin, fondant tout en pleurs, ne me dit autre chose sinon que la mort seule
l'éloignerait de moi, et qu'il ne voulait point d'autre bien que celui de me servir. Et quelque temps après qu'il m'eut mis dans le lit, m'oyant soupirer, il s'approcha de moi, et me dit, voyant que je ne dormais point : - Est-il possible, Seigneur, que vous vouliez vous perdre de cette sorte ?
- Ah ! mon ami, lui dis-je, je ne serai jamais si perdu que l'ennui et le déplaisir ne me trouve η bien où que je sois.
- Mais se peut-il faire, me répondit-il, que vous vous soyez tellement oublié de vous-même et de ce que vous souliez être, que vous ne vouliez
seulement essayer de revenir au bonheur que vous avez perdu ?
- Halladin, lui dis-je en soupirant, c'est
" une grande imprudence de tenter une chose que l'on
" sait être impossible :
- Et comment, répondit-il, nommerez-vous ce qui vous donne l'opinion qu'il soit impossible, ne l'ayant point essayé, et n'y ayant raison qui vous le puisse persuader ? Quant à moi, continua-t-il, j'ai cette opinion de moi, que tout ce qu'un Écuyer peut faire ne me saurait être impossible, et tiens encore pour plus assuré que tout ce qu'un Chevalier peut obtenir,
vous le pouvez encore
si vous le voulez. Qu'est-ce qui vous en peut désespérer ? Vous manque-t-il quelque chose que la seule volonté ? Si ce Tersandre, qui est cause de votre malheur, eût eu cette même considération, eût-il entrepris de vous ôter Madonthe ? Et pourquoi ? si vous
" avez bien pu lui ôter la vie, n'avez-vous et le pouvoir
" et la fortune de ravoir ce qui a déjà été à vous ? Croyez, Seigneur, que ce qui a été une fois peut une autre fois
arriver si l'on s'y étudie !
- Ne sais-tu pas, lui dis-je, que Madonthe l'aime ?
- Ne vous a-t-elle pas aimé ? répondit-il.
- Mais, lui dis-je, elle me veut mal.
- Et n'ai-je pas vu,
répondit-il, qu'elle le méprisait plus qu'il ne se
peut "
dire,
et le mépris est beaucoup plus éloigné de l'amour "
que de la
haine !
- La haine, repris-je, est bien plus "
éloignée de l'amitié que le mépris.
- Il est vrai, répliqua-t-il, "
mais c'est d'autant qu'il y a grande différence de l'amour "
à l'amitié η, car l'amour est
plus glorieux, et jamais ne se prend "
aux choses méprisables, mais
toujours aux plus rares, "
plus estimées et plus relevées. Et c'est ce qui "
me fait juger que si Madonthe, après avoir tant méprisé
Tersandre, est venue à l'aimer, elle en peut bien faire autant de vous, contre qui il n'y a que de la haine, n'y pouvant trouver lieu de mépris. - Mon ami, lui répliquai-je, l'amitié que tu me portes
te fait parler ainsi à mon avantage.
- J'en parle, dit-il, comme tous ceux qui sans passion en peuvent parler.
- Et bien, lui dis-je, qu'est-ce enfin que tu voudrais que je fisse ?
- Mon affection seule, me répondit-il, est celle qui me donne la hardiesse d'ouvrir la bouche en ceci. Et je vous supplie, Seigneur, de * recevoir mes paroles, comme venant de là. Et puisque vous me le commandez, je vous dirai que je voudrais que vous reprissiez la même sorte de vie que vous souliez faire, afin d'essayer si par quelque rencontre vous ne pourriez point recouvrer le bien qui vous a été ravi, et la perte duquel vous afflige si cruellement. Car de demeurer ici davantage, je ne vois pas qu'il vous en puisse arriver que
du mal. J'ai toujours cette opinion que Madonthe ne vous hait point, ou si elle vous hait, qu'elle n'aime pas tant Tersandre que vous pensez, ou si elle l'aime, que comme elle a changé déjà une fois, elle en pourra changer
" une autre, car j'ai ouï dire, que tout change en ce monde. Mais si cela
" advient, et qu'elle croie que vous soyez mort, ce changement ne vous servira de rien, au lieu que si elle vous voit, il est impossible que vos mérites ne fassent revivre encore cette première bienveillance. Seigneur,
" continua-t-il, éteignez une chandelle, et la rapprochez
" un peu d'une autre qui soit allumée, vous verrez qu'aussitôt
" que la fumée de la mèche éteinte donnera dans la flamme,
" elle se rallumera avec une telle promptitude qu'il n'y a
"
souffre où le feu se prenne si aisément. Le cœur qui a aimé
" est de cette sorte quand il est devant la personne aimée.
" Au lieu que l'absence η n'ôte pas seulement
" tout l'espoir de ce que je dis, mais de plus elle est la ruine
" et la mort de l'amour la plus violente.
- Et bien, bien, lui dis-je, Halladin, nous y penserons, et nous verrons ce que le Ciel nous conseillera ! Et me tournant de l'autre côté, je fis semblant de vouloir reposer, et toutefois ce n'était que pour ne le vouloir écouter davantage, puisqu'il me conseillait contre l'humeur solitaire en laquelle j'étais. Mais la lumière étant éteinte, et ne pouvant si tôt m'endormir, je commençai de repenser à tous les discours et à toutes les raisons d'Halladin, et les trouvant assez bonnes, je fis presque résolution de partir de
ce lieu, y étant même convié par le puissant désir que j'avais de mourir. Car j'espérais que, cherchant les aventures qui se rencontrent ordinairement, j'en pourrais trouver quelqu'une qui me conduirait au trépas. Outre que je prévoyais qu'il était impossible de demeurer longuement en ce lieu sans être reconnu, puisque sans doute ces pêcheurs ne pourraient se taire de ce qu'ils savaient de moi. Et n'étant guère éloigné du lieu où
Torrismond se tenait, malaisément pourrais-je m'y celer plus longtemps.
Ces considérations, et quelques autres que je laisse η
à dire pour ne vous être trop ennuyeux par un si
long discours, me firent prendre la résolution qu'Halladin m'avait conseillée. Et dès qu'il fut jour, je le réveillai, et lui dis que je voulais suivre son avis, qu'il allât en la plus proche ville acheter des chevaux et pour lui et pour moi, et me faire avoir des armes, parce que je craignais que si j'allais désarmé, je fusse reconnu plus aisément. Il partit incontinent le plus aise du monde de me voir en cette volonté. Et quoiqu'il usât de toute la diligence qui lui fut possible, si demeura-t-il douze ou quinze jours pour faire faire les armes ainsi que je les lui avais desseignées. Durant son absence, je fus encore plus solitaire et particulier que je n'avais jamais été, et de telle sorte que le bon vieillard s'en étonnait. J'avoue qu'en ce temps-là je disputai souvent en moi-même si je devais rompre et ma prison et mes fers, et que me représentant les raisons que la générosité peut
mettre devant les yeux à un homme de courage, je fus quelquefois ébranlé de les suivre. Mais ce trop puissant Amour, et qui n'a jamais trouvé
" personne qui lui ait pu résister sinon en fuyant, comme par dépit,
" me chargeait incontinent de nouveaux fers, et renouait mes chaînes par de nouveaux moyens, de telle sorte que je connus bien qu'il n'y avait point pour moi d'espérance de liberté. En ces contrariétés, je fis des vers, desquels
je me suis bien souvent consolé, lorsque de semblables pensées me sont revenues devant les yeux. Ils sont tels :
STANCES.
Irrésolution d'Amour.
I.
ROmpons-les,
il est temps, toutes ces dures chaînes
Qui nous serrent les mains, et sortons de prison,
Et que le sentiment de nos injustes peines
Fasse ce que devrait avoir fait la raison.
II.
Pour souffrir ses
rigueurs, il faut être insensible,
Ou trouver des Amants sans cœurs et sans esprits,
Car un homme d'esprit n'entreprend l'impossible, "
Et l'homme courageux ne souffre ces mépris. "
III.
C'est errer, si l'on peut avoir ce qu'on désire
Que de s'en retirer pour crainte du trépas.
Si pour la contenter η la mort pouvait suffire,
Nous nous y résoudrions, et ne la fuirions pas,
IV.
Mais vieillir en servant, et languir dans l'outrage,
Sans espoir d'obtenir qu'un mépris dédaigneux,
C'est montrer qu'en effet notre peu de courage,
Le pouvant supporter, ne mérite pas mieux.
V.
Laissons donc cet esprit qu'en aimant l'on offense,
Et de sa tyrannie enfin nous séparons.
Que si l'on nous reprend du vice d'inconstance,
Aux lois de notre honneur sagement recourons.
VI.
Que le ressouvenir de ses rigueurs passées,
Ses beautés, et l'Amour arrache η de mon sein.
Mais Dieu ! qu'il est aisé d'avoir telles pensées,
Mais qu'il est malaisé d'en finir le dessein !
VII.
Romprai-je donc mes nœuds et ma prison encore,
Pour ne poursuivre plus ce dessein ruineux ?
Mais puis-je n'être point à celle que j'adore ?
Et n'est-ce impiété que d'en rompre les nœuds ?
VIII.
Tant de beautés qu'Amour pour soi-même souhaite,
Tant de bonheurs futurs, tant d'aimables appâts,
Bref, la chose du monde au monde plus parfaite
Étant devant mes yeux, ne l'aimerai-je pas ?
IX.
Ou bien devant mes yeux souffrirai-je au contraire
Qu'un autre l'idolâtre, et qu'il s'en dise Amant ?
Et que, faute de cœur, je ne l'ose pas faire,
Ou que, faute d'Amour η,
je fléchisse au tourment ?
X.
Que deviendraient, ô Dieux η !
tant de chères délices,
Et tant de doux plaisirs que nous nous desseignons ?
L'on nous condamnerait ainsi que ses complices,
Si pour faute de cœur nous nous en éloignions.
XI.
Il n'ira pas
ainsi, j'aime mieux qu'on raconte η
Que je meurs sans fléchir aux coups de sa rigueur,
Que si, me voyant vivre, on disait à ma honte,
Il vit, mais il fût mort, s'il en eût eu le cœur.
XII.
Qu'à son gré de mon bien la Fortune dispose,
Que mon malheur s'accroisse, ou qu'il dure sans fin,
Si je ne puis fléchir le destin qui s'oppose,
Non plus me verra-t-on fléchir à ce destin.
XIII.
Je l'adorerai donc cette beauté cruelle,
Et prendrai pour raison l'opiniâtreté !
Il vaut mieux ne voir point, que ne voir cette belle,
Et la voyant, n'aimer une telle beauté.
XIV.
Il semble que l'honneur ce dessein me défende,
Et que pour vivre en homme,
il faut vivre autrement.
Si l'honneur le défend, Amour me le commande,
Vive en homme qui veut, je veux vivre en Amant η.
Les pêcheurs, desquels je vous ai parlé, Madame, durant ce temps me venaient voir fort souvent, tant pour savoir comme je me portais que pour
reconnaissance de l'argent que je leur avais donné pour leur peine. Et parce qu'ils portaient vendre leur poisson une fois la semaine dans la ville où Torrismond demeurait, ils me rapportaient toujours quelques nouvelles η.
Il y en eut un qui était le plus vieux d'entre eux, et qui aussi montrait avoir plus d'esprit que les autres, et auquel je parlais ordinairement, à qui je demandai que c'est que
l'on disait en ce lieu-là.
Il me répondit qu'on ne parlait d'autre chose que de l'accident qui était arrivé à une Dame qui avait fait un enfant ; et parce que les lois des Wisigoths ordonnaient la punition du feu,
elle y avait été condamnée. Voyez, Madame, comme "
le cœur prédit quelquefois les choses que nous "
craignons : encore que je n'eusse jamais "
vu en
Madonthe aucune action qui me pût faire soupçonner avec raison, qu'elle eût commis cette faute, je ne laissai
toutefois de penser incontinent que c'était elle. Et pour en être plus assuré, je lui demandai le nom de cette Dame, mais il me dit qu'il l'avait oublié, bien
m'assurait-il, que c'était l'une des principales, et qui n'était point mariée.
Je tins alors le soupçon pour certain, me remettant devant les yeux l'affection d'elle et de
Tersandre. Et parce que je ne voulais qu'ils se prissent garde de mon déplaisir, je fus contraint de leur rompre compagnie, et me retirer sous les arbres qui étaient auprès de la
maison. Et là étant seul, quelles contraires pensées me vinrent tourmenter ! Le déplaisir ou plutôt la rage d'avoir été si vilainement trompé me faisait désirer la vengeance de cet outrage. Mais soudain combien changeais-je promptement de volonté quand je me représentais l'affection que je lui avais portée, et que pour un temps elle m'avait fait paraître ! J'avoue que, perdant tout désir de vengeance, je ne pouvais retenir les larmes, quand je me figurais la misérable condition où la fortune l'avait réduite. J'eusse demeuré plus longtemps en cette pensée, quoiqu'elle m'entretînt jusques au soir, si
Halladin, revenant du lieu où je l'avais envoyé, ne m'en fût venu retirer. D'abord que je jetai les yeux dessus lui, je jugeai bien qu'il avait quelque chose à me dire, qu'il n'osait pas, et à cause de
ce que m'avait dit le vieux pêcheur, je n'avais aussi la hardiesse de la lui demander. Je m'efforçai toutefois enfin : - Et bien Halladin, lui dis-je, aurai-je des armes et des chevaux ?
- Tout est prêt, me dit-il, Seigneur, et je crois que vous
aurez été bien servi, j'ai amené les chevaux ici, et j'ai laissé les armes en un logis au faubourg de la ville, où je les ai fait serrer. - Tu as demeuré longtemps, répliquai-je, et il s'en est peu fallu que je n'aie perdu patience ! Mais par ta foi, Halladin, et par l'amitié que tu me portes, dis-moi si tu n'as point de nouvelles de Madonthe. - Vous plaît-il, Seigneur, me dit-il, que je vous dise ce que j'en sais ? - Tu me feras plaisir, répondis-je, car j'en suis en peine. - Je crains, répliqua-t-il, que je ne vous y mette encore davantage. - Ô Dieu ! m'écriai-je alors, c'est assez Halladin, c'est assez, mes soupçons sont véritables, elle est condamnée au feu pour avoir fait un enfant, n'est-il pas vrai ? - Qui que ce soit, dit-il, qui vous ait apporté ces nouvelles, il vous a dit la vérité. Mais comment les avez-vous sues ? - Les pêcheurs, lui dis-je, qui sont allés vendre leur pêche me les ont dites. Mais je te conjure, Halladin, dis-moi tout ce que tu en sais, et ne m'en cèle chose quelconque. - Seigneur, dit-il, puisqu'il vous plaît ainsi, je le ferai, encore que je voie bien que cette nouvelle vous déplaira autant qu'elle devrait faire le contraire. Et lors il me raconta que, voyant combien les Armuriers demandaient de temps pour faire mes armes, il crut qu'il aurait assez de loisir pour aller où Torrismond demeurait, s'assurant bien que j'aurais agréable qu'à son retour il m'en rapportât des nouvelles. Qu'y étant le plus secrètement qu'il lui avait été possible, il n'avait pas eu grande peine d'en apprendre, parce que toute la ville était pleine du
bruit de Madonthe, et que même Lériane avait été celle qui l'avait accusée, et que
Léotaris et son frère soutenaient ce que Lériane avait dit d'elle, et de Tersandre. - Comment, repris-je incontinent, est-il possible que Madonthe se soit abandonnée à un homme si abaissé ? Halladin qui crut que cette considération me la ferait mépriser : - On le tient, dit-il, pour assuré, et vu les preuves que Lériane en a faites, il n'y a personne qui le croie autrement.
Je confesse, Madame, qu'oyant l'assurance de ces nouvelles, je demeurai tellement hors de moi que, si je ne me fusse appuyé sur mon Écuyer, je fusse tombé en terre. Enfin m'étant un peu remis, et me retirant un pas ou deux, je croisai les bras l'un dans l'autre, demeurant muet, et tenant les yeux en terre plein de confusion. Après, joignant les mains, et levant les yeux au Ciel, je dis avec un grand soupir : - Ô Dieu ! que tes jugements sont profonds,
et par combien de voies nous fais-tu voir la vérité des choses cachées ! Et m'étant tu, comme ravi d'admiration, enfin je repris ainsi la parole : - Il est donc bien vrai, Madonthe, que vous avez fait choix de Tersandre pour me le préférer ! Vous avez donc eu le courage si rabaissé de faire seigneur de votre volonté celui que vos prédécesseurs eussent beaucoup favorisé de recevoir pour leur serviteur ! Est-il possible que ce cœur généreux que j'ai vu autrefois en vous se soit tellement changé que vous ne mouriez plutôt de la honte d'un tel choix que du supplice qui vous est préparé ! Ô Dieu ! ô Ciel ! comment
est-il possible que vous l'ayez rendue d'un corps si beau et d'un esprit si dissemblable η ?
Je demeurai à ce mot fort longtemps sans parler, pour avoir trop de choses à dire, ressemblant en cela à ces vases, "
qui pour être pleins et versés tout à coup, "
ne laissent sortir l'eau qu'avec difficulté. "
Halladin qui considérait toutes mes actions, "
pensant soulager mon ma et me voyant taire, "
prit l'occasion de me dire : - Si j'eusse pensé, Seigneur, que cette nouvelle vous eût rapporté tant de déplaisir, ce n'eût jamais été par moi que vous l'eussiez eue !
- Et comment, lui dis-je, Halladin, pouvais-tu penser que je ne dusse ressentir la honte et la mort de la personne du monde que j'aime le mieux ?
- Et comment cela, me répondit-il, puisque c'est la personne du monde qui vous a donné plus d'occasion de la haïr.
- L'Amour, répliquai-je, est plus grand en moi qu'aucun outrage. Et puis ne sais-tu que "
pour rompre et l'arc et la flèche, l'on ne guérit pas "
la blessure qui en a été faite ? - Si les maladies, ajouta-t-il, "
se guérissent par des remèdes contraires, l'Amour qui "
se produit de la vertu et des faveurs doit bien se guérir "
en vous par les injures que vous avez reçues, et par la connaissance d'une faute si honteuse !
- Ce qui a fait naître mon Amour, lui dis-je, c'est le Destin auquel le Ciel m'a soumis, et pour ce, il ne faut jamais penser qu'il se change que le Ciel et le Destin n'en fasse η de même. Et quant à la honte, je suis résolu d'entrer en camp clos contre ceux qui la calomnient.
- Dieu
ne le veuille pas, Seigneur, me dit-il. Car outre que vous
auriez affaire contre les deux plus rudes Chevaliers d'Aquitaine, encore vous feriez-vous trop de tort, et vous offenseriez grandement le Dieu juste de prendre une querelle tant injuste.
- Pour la valeur de
Léotaris et de son frère, lui dis-je, elle ne m'est point inconnue. Jamais * elle ne me divertira du combat ! Mais pour l'offense du Dieu que tu dis, je m'en remets bien à lui qui consent que j'aime si passionnément Madonthe qu'il m'est impossible de faire autrement.
- Comment ? s'écria-t-il, vous avez le courage, Seigneur, de prendre les armes pour défendre la vie de ceux qui vous ont le plus indignement traité ? Vous n'avez point de sentiment de tant d'offenses ! Et vous voudrez que chacun reconnaisse en vous cette insensibilité ? Ne vous ressouviendrez-vous point que, cependant qu'elle usait de tant d'insupportables rigueurs envers vous, elle était entre les bras de Tersandre, et le comblait des plus étroites faveurs que vous eussiez pu désirer ? Vous pourrez, contre
raison, exposer votre vie pour défendre celle d'une personne qui ne l'emploie qu'à vous mépriser pour le contentement d'une
autre. Voulez-vous qu'on dise que vous vous armez injustement η pour conserver les plaisirs et les délices de Tersandre ?
Il voulait continuer, lorsque je l'interrompis. - Cesse, lui dis-je,
Halladin, de me tenir ce langage, la pierre η en est jetée, je suis résolu à ce que je t'ai fait entendre. Et pour tout ce que tu m'as dit et que tu peux dire, je te veux seulement opposer cette considération : Quand je me représente
la mort de Madonthe et que je ne verrai plus celle que j'ai tant aimée,
la peine et la confusion où elle se trouve, la honte qui lui est préparée, et que je me ressouviens que c'est elle que
Damon a si longuement servie, que ces mains que l'on lui doit lier de viles chaînes sont celles que j'ai tant de fois baisées avec tant de transport, que cette beauté et ce corps que j'ai tant admiré et honoré, sera * bientôt profané et jeté dans le feu, ô Dieu !
Halladin, comment penses-tu que je le puisse supporter, ou que ces choses se venant représenter à moi, il y puisse avoir quelque mépris ou quelque outrage qui m'empêche de lui donner tout le secours qui peut dépendre de moi ! Non, non,
Halladin, il faut ou que
Damon
cesse de vivre, ou qu'il ne cesse point de faire son "
devoir. Celui d'un Chevalier, c'est de secourir les Dames "
affligées, si celle-ci est accusée avec raison, Dieu
le sait. "
Quant à nous, nous devons toujours plutôt penser le bien "
que soupçonner le mal. Et puis Lériane
étant celle qui l'accuse, il faut croire que c'est à tort, ayant la connaissance que j'ai de la malice extrême qui est en elle. Je veux rendre encore cette preuve de mon affection à Madonthe. Je sais bien que tu diras qu'elle ne m'en saura non plus de gré que des autres qu'elle a reçues
de moi ! Mais il n'importe, mon ami, je satisferai à mon devoir, et ce sera la plus grande récompense que j'en saurais désirer. L'Écuyer, qui m'ouït parler avec tant de résolution, me dit que puisque je l'avais ainsi délibéré, il priait Dieu
qu'il voulût
bénir mes intentions. Mais que si je voulais exécuter ce dessein, il ne fallait pas perdre une heure de temps, parce que le dernier terme que le Roi avait donné à
Madonthe
finissait le lendemain à Midi, et que du lieu où nous étions il y avait par le droit chemin pour le moins cinq lieues jusques en la ville des Tectosages, et plus de huit à passer où étaient mes armes, chemin assez long pour n'y pas arriver à temps si nous ne partions à l'heure même.
Sur cet avis, je me résolus de monter incontinent à cheval, et de peur que le bon Druide ne me fît perdre du temps, je pensai qu'il valait mieux partir sans lui en rien faire savoir, et après, si j'étais victorieux, je viendrais faire mes excuses et le remercier des obligations extrêmes que je lui avais. Je montai donc à cheval, et avec une très grande diligence je me rendis au faubourg de la ville où étaient mes armes. Je les essayai et je les trouvai très bonnes et bien faites ; elles étaient toutes noires, et dans l'écu il y avait un Tigre η qui se repaissait d'un cœur humain avec ce mot : TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUTIENS TA VIE.
Et sans m'arrêter, je reprends le chemin de la ville des Tectosages, et fis une si grande diligence que j'y arrivais un peu avant midi. Je mis pied à terre pour faire repaître mon cheval qui était à la vérité bien las, et cela faillit d'être cause de la perte de Madonthe, car lorsque j'arrivai à la porte du camp, je trouvai que le combat était déjà commencé, mais d'un Chevalier contre deux. Il est certain que pour peu que
j'eusse retardé davantage et le Chevalier était mort, et Madonthe convaincue ; car il tomba évanoui que je n'étais encore entré dix pas dans les barrières, et s'il fût tombé avant que j'y fusse arrivé, le combat était fini, et il ne m'eût pas été permis de le renouveler. Or
Dieu
voulut que j'arrivasse si à propos, afin que l'innocence de cette belle Dame fût reconnue. Car sans que je m'amuse à vous raconter les particularités du combat, il suffit qu'il plût à
Dieu
me donner la victoire de ces deux vaillants frères, vaincus plutôt par l'innocence de Madonthe que par force ni vertu qui fût en moi, si ce n'est qu'ayant les armes en la main pour la vie et pour l'honneur de Madame, tout l'Univers ensemble ne me pouvait résister. Je fus donc victorieux, et lorsque l'on le pensait le moins, la vérité fut déclarée, la malice de Lériane, l'innocence de Madonthe avérée, l'enfant reconnu pour être à la Nièce η de Lériane η ; et bref toutes choses tellement éclaircies que la méchante Lériane fut jetée dans le feu qu'elle avait fait préparer pour une autre, Madonthe remise en liberté, et moi sorti de la plus grande peine qu'un homme saurait recevoir par la connaissance que j'eus qu'elle avait été accusée à tort, et que, si elle m'avait outragé, elle n'avait pas pour le moins manqué à son honneur et à sa pudicité. Ce qui me fut un si grand contentement que j'estimais toutes les peines que j'avais jamais souffertes en son service être plus que récompensées.
Voyant donc toutes choses assurées pour elle,
et me semblant n'être pas à propos de me faire connaître que je ne susse un peu mieux si elle aimait Tersandre, ou si tout ce que j'en avais vu n'était point un artifice de Lériane, je m'en vins près de son échafaud pour savoir si elle se voulait servir de moi en quelque autre occasion. Elle me remercia, et me pria de deux choses : l'une, de lui dire qui j'étais, et l'autre, de la conduire en sa maison. Pour lui dire mon nom, je m'en excusai le mieux que je pus ; pour la conduite, je l'acceptai à condition que ce fût promptement. Et parce qu'à même temps il η y eut une grande confusion de Dames qui vinrent se réjouir avec elle, et que je craignais que le Roi ne me commandât de me déclarer, outre que j'avais quelques blessures qu'il fallait faire panser, je me jetai parmi la foule, et me dérobai ; de sorte que chacun étant attentif ailleurs, personne ne se prit garde de moi, qui m'en vins où j'avais laissé mon Écuyer, et là me faisant bander mes plaies, et laissant fort peu repaître mon cheval, je remontai dessus, et m'en revins trouver mon vieux Druide.
J'oubliais de vous dire, Madame, qu'ayant rencontré auprès de la ville un homme qui s'y en allait, je le suppliai de faire mes excuses à
Madonthe, et afin qu'elle ne me tînt pour peu courtois, je feignis d'être obligé ailleurs par quelque promesse, que toutefois si elle avait affaire de mon service, elle aurait de mes nouvelles du côté du
Mont-d'Or, et que je porterais toujours l'enseigne du Tigre. Mon dessein était de lui faire accroire que j'allais de ce
côté-là, encore que je ne le voulusse pas faire, de peur que si la curiosité η du Roi lui
faisait prendre envie de savoir de mes nouvelles, il ne me fît suivre du côté où j'allais pour me reconnaître.
Je ne saurais vous représenter, Madame, avec quel contentement me reçut le bon Druide, quels furent les remerciements qu'il me fit quand il sut le sujet de mon voyage et l'assistance que j'avais donnée à Madonthe en une si grande nécessité. Car il me raconta d'avoir été élevé et nourri par son père, et qu'en cette action je lui avais surpayé la peine et le soin qu'il avait eus pour moi ! Et parce qu'il vit que mes armes étaient teintes de sang, il me les fit ôter, me visita de tous côtés, et me trouvant quelques blessures, il prit
un si grand soin de moi, et y usa de telle diligence, qu'en fort peu de temps je fus guéri.
Mais d'autant que le plus grand soulagement que je pusse
avoir en cet éloignement et le meilleur remède pour me guérir était η d'avoir des nouvelles de Madonthe, je priai le bon Druide d'envoyer quelqu'un de ces pêcheurs où le Roi demeurait pour en apprendre.
Le bon vieillard le fit, et ce pêcheur s'en acquitta si bien qu'à son retour il ne m'en apporta que trop pour mon contentement. L'une fut que Madonthe s'en était allée en sa maison, où elle avait emmené
Tersandre tout blessé qu'il était ; car ç'avait été lui qui, avant que moi, était entré tout seul au combat contre
Léotaris
et son frère. Je sus encore que peu après le départ de
Madonthe, le
Roi Torrismond avait été tué
par un Mire qui, le saignant au bras, lui avait coupé la veine, et que son frère
Euric recueillait la succession et la Couronne des Wisigoths. Pourrais-je bien, Madame, vous représenter combien ces deux accidents me touchèrent vivement en l'âme ? Il serait bien malaisé, puisque jamais je ne m'en suis ressouvenu sans de si cuisants déplaisirs que je ne crois pas pouvoir quelquefois avoir du repos que dans le profond du tombeau.
Alors tout ce qui me soulait donner quelque allègement augmentait plutôt mes déplaisirs, me semblant qu'il ne fallait plus rien espérer de bien, puisque cette dernière action ne m'avait pu rapporter quelque remède. Les lieux solitaires me déplaisaient parce qu'ils me donnaient la vue de la ville des Tectosages ; mes pensées me faisaient mourir parce que sans cesse elles me représentaient l'ingratitude de cette femme. Bref, je me déplaisais moi-même, parce que je l'aimais, ce me semblait, contre raison, et ne me pouvais empêcher de l'aimer. En cet état, vous pouvez penser, Madame, quel je devins, mais aussi quel devais-je devenir, ayant tant d'extrêmes occasions de déplaisirs ! Mes plaies à la vérité, d'autant qu'elles étaient fort petites, se guérirent en peu de jours, mais je devins pâle et défait, comme une personne morte, et peu après je changeai cette pâleur en un teint aussi jaune que si j'eusse été lavé avec du safran.
Halladin,
qui avait appris en partie ce que
Madonthe
avait fait, se doutait bien du sujet de mon mal, et attendait l'occasion
de m'en parler. Mais le bon vieillard ne sachant qu'en juger me conseilla enfin de changer d'air, espérant que l'exercice et le divertissement pourraient me remettre en ma première santé. Moi qui même me déplaisais d'être en lieu où je pusse recevoir quelque soulagement des bons avis
de ce sage Druide, je me résolus aisément de m'en aller par le monde, errant d'un côté et d'autre sans repos, jusques à ce que je pusse rencontrer la mort en quelque lieu que ce fût.
Après donc avoir remercié le bon vieillard, et reconnu en ce qu'il me fût possible la bonne volonté de ces Pêcheurs, je partis sans autre dessein de mon voyage que de marcher continuellement.
Par les chemins toutefois, d'autant que par malheur le nôtre s'adressa du côté de la maison de Madonthe, nous sûmes des nouvelles η
qui rengregèrent encore mon déplaisir, car nous apprîmes que cette malavisée, tel était le nom que lui donnait
Halladin, s'en était allée, ou plutôt dérobée, n'ayant pour toute compagnie que sa nourrice, et
Tersandre. Jugez ce que je devins à ce bruit. Mon Écuyer s'efforça bien de me représenter qu'elle ne me faisait point de tort, mais à elle seulement, d'autant que me croyant mort, comme tout le reste de l'Aquitaine, je n'avais aucune occasion de m'en plaindre. Mais mon déplaisir était si grand que ne pouvant supporter de voir les lieux où j'avais eu autrefois tant de sujet de me plaire, et où j'avais maintenant tant d'occasion * de déplaisir, je me résolus de sortir
de l'Europe, et ne cesser de marcher que je n'eusse rencontré ce qui met fin à tous les ennuis de la vie. Je sortis donc de l'Europe, passai en Afrique, vis le Roi Genséric, Honorie son fils, et reconnus enfin que par tout Amour a le même pouvoir que je l'avais
" éprouvé en moi. Je veux dire qu'il augmente et diminue,
" change et rechange les plaisirs et les déplaisirs de ceux
" qui le servent comme il lui plaît, * et toujours sans s'assujettir à point de raison. Car, étant parmi ces Vandales, j'appris η
les fortunes d'Ursace et d'Olimbre, et celles de Placidie la jeune et de sa mère Eudoxe, femme de Valentinien, lesquelles, par leurs exemples,
ne me divertirent pas d'aimer, mais m'apprirent bien, que qui
" veut aimer se doit préparer et au bien et au mal, et les
" recevoir tous deux avec un même visage η.
Et considérant les divers changements de la fortune d'Eudoxe, la longue persévérance de l'amour d'Ursace, la sage conduite du jeune Olimbre, et l'heureuse conclusion η
de leurs Amours η, je me résolus de ne me plus tant affliger de la contrariété que je ressentais en mon affection, et de la supporter avec plus de patience. Et parce qu'Halladin,
qui se déplaisait de mes longs et ennuyeux voyages, me conseillait avec plusieurs raisons de ne point aimer davantage celle qui ne pensait pas seulement que je fusse encore au monde, lui semblant que, quand il aurait obtenu cela sur moi, je me résoudrais aisément à m'en revenir en Aquitaine, afin de lui en ôter l'espérance, je chantais bien souvent ces vers :
SONNET.
Qu'il aimera toujours.
MAis enfin c'en est fait, Raison η,
que cherches-tu ?
Chacun doit, je le sais, suivre ses destinées, "
Et non, comme Titans, aux choses ordonnées "
Vouloir changer du Ciel le pouvoir invaincu. "
Bien souvent contre moi j'ai ce point débattu :
Mais comme du haut Ciel les Sphères entraînées
D'un effort violent toutefois obstinées,
Chacune fait son cours par sa propre vertu,
Aussi je me résous, quoi que Fortune ordonne,
Me soit-elle mauvaise, ou me soit-elle bonne,
De suivre cet Amour en dépit du Destin.
Que son cours violent après elle m'emporte,
On ne verra jamais qu'elle soit assez forte
Pour divertir mon cœur de son propre chemin.
Enfin, ne pouvant trouver repos quelque divertissement que je recherchasse, je pensai que la prudence humaine ne me servant plus de rien, il fallait que je recourusse aux conseils divins,
et ainsi, oyant dire que sur le penchant des Pyrénées, du côté de la mer Océane,
il y avait un Oracle η qui s'appelait le Temple de
Vénus, je retournai en Europe, et consultai l'Oracle, auquel je demandai neuf jours durant que c'est qui pourrait donner ou fin ou remède à mon mal. Il répondit enfin : Forez. Et le lendemain lui demandant où était cette Forêt, il répondit encore : Forez. Et depuis, quelque importunité que je lui fisse, l'Oracle fut toujours muet, de sorte que je me résolus de ne laisser Forêts que je susse, en quelque endroit de l'Europe que je ne visitasse. Je ne vous saurais dire, Madame, combien inutilement j'ai en passé de diverses ! Tant y a qu'après avoir couru toutes celles d'Espagne, des Cantabres, de la
Gaule Narbonnaise et d'Aquitaine, je suis venu en celles des Gébennes, et me résous de voir celle d'Hircinie, des Ardennes, et d'aller partout où je saurai qu'il y en a. Car je ne puis me persuader que ce Dieu, qui est si véritable à tous les autres hommes, veuille être menteur pour moi seul ! Au contraire, j'espère de trouver η enfin dans ces lieux solitaires le soulagement qu'il m'a promis.
Ainsi finit Damon de raconter l'histoire de sa pénible vie, et Galathée, qui en avait déjà ouï une grande partie par les avis que sa mère Amasis avait eus du Roi Torrismond, fut très aise d'en apprendre le reste, et eût bien désiré que cette contrée eût pu lui donner quelque contentement. Cela fut cause que lorsqu'il eut fini, elle lui parla de cette sorte : - J'avoue, Seigneur Chevalier, que c'est avec raison que vous
vous plaignez de la fortune, vous ayant sans raison affligé si longuement ! Mais il ne faut pas pour cela que vous perdiez l'espérance de votre salut, car il est certain que les Dieux ne sont point menteurs, ni abuseurs, et puisqu'ils vous ont donné la réponse que vous dites, croyez qu'enfin vous aurez le contentement que vous désirez. Il est vrai qu'ils se plaisent à
donner leurs réponses ambiguës et obscures, et cela afin "
de nous apprendre qu'il n'y a nul bien sans peine, et qu'ils sont "
bien aises de voir la subtilité de l'esprit humain à démêler le sens "
de leurs Oracles η,
et en trouver la vérité. Que si vous "
voulez que je vous dise mon opinion sur celui "
que vous avez reçu, je crois que vous l'avez très mal entendu quand vous avez pensé que ce mot de Forez signifiât des bois et des lieux solitaires et peuplés seulement d'arbres. Car il faut que vous sachez que la contrée où vous êtes maintenant, outre qu'on la nomme le pays des Ségusiens, s'appelle encore plus communément Forez, de sorte que je crois que c'est de ce Forez duquel l'Oracle vous a voulu prédire le bonheur η
que vous y devez recevoir. Et pour dire la vérité, il y a bien plus d'apparence que ce soit en cette contrée que non pas en ces grands bois et lieux solitaires, car il pourrait bien arriver que Madonthe y serait conduite, pour quelque raison qui vous peut être aussi cachée que celle qui vous y a fait venir le lui peut être ! Et par ainsi, commencez à vous réjouir, et croire que comme "
jamais un mal ne vient seul, de même un bien "
est toujours accompagné d'un autre. C'est un "
grand heur pour vous
d'être parvenu au lieu où l'Oracle vous a prédit devoir être la fin de vos désastres. Il sera bientôt suivi d'un second qui vous en fera recevoir l'effet. - Madame, répondit
Damon en soupirant, je vois bien que ce que vous me dites est fondé sur beaucoup de raison, je le crois maintenant comme vous, et de plus, que véritablement je verrai bientôt l'accomplissement de l'Oracle qui me promet qu'en Forez je trouverai la fin de mes peines ; car j'espère que la Mort fera ce que l'Amour n'a pu faire.
- Non η, non, dit la Nymphe, vous devez mieux espérer que cela ! Et parce que vous consulterez demain avec moi l'Oracle de ce lieu, j'espère pour vous que vous en recevrez du contentement. Et en cette opinion je donnerai ordre à faire recouvrer tout ce qui sera nécessaire pour le sacrifice et pour vous et pour moi. Cependant, nos chariots et votre Écuyer reviendront, et vous guérirez à loisir. D'une chose vous veux-je prier, qui est de ne me point laisser que vous ne m'ayez conduite vers
Amasis, ma mère, qui, je m'assure, s'essayera de vous faire toute sorte de bonne chère. Le Chevalier lui répondit que ç'avait été son intention de consulter pour la dernière fois cet Oracle, ainsi que déjà il le lui avait dit, et que, puisqu'elle lui permettait que ce fût avec elle, il le recevait avec beaucoup d'honneur, comme aussi de l'accompagner vers Amasis,
pour avoir le bonheur de lui offrir son service. Que quant à l'espérance qu'elle lui donnait, il l'espérait véritablement,
mais par le moyen de la seule mort, laquelle ne le viendrait jamais si tôt trouver qu'il le désirait avec passion.
Cependant
Galathée, qui avait dépêché à
Bonlieu vers la vénérable Chrisante, pour l'avertir qu'elle y allait, sut par le retour de celui * qu'elle y avait envoyé,
qu'Astrée, Diane, Phillis et toute la troupe des bergers y avait dîné, et qu'elles s'en allaient vers Adamas visiter Alexis. Ce messager était un jeune homme qui avait été nourri dès son enfance en son service ; cela était cause qu'il avait une grande familiarité auprès d'elle, et qu'il lui racontait ordinairement tout ce qu'il avait vu au lieu d'où il venait. À ce coup, pour ne pas perdre sa coutume, après lui avoir fait la réponse de la vénérable Chrisante, il ajouta : - Mais je vous assure, Madame, que, hormis vous, je ne vis jamais rien de si beau qu'Astrée et Diane. Galathée, qui était bien aise de le faire parler et d'apprendre toujours quelque nouvelle de ces bergères, lui semblant que c'était quelque chose qui touchait bien à son aimé
Céladon, et même qu'elle n'avait plus de moyen de savoir ce qu'il était devenu que par elles η. Elle lui dit tout haut et devant Damon même : - Et quoi ? Lérindas, (c'était ainsi qu'il s'appelait) trouves-tu ces bergères si belles que tu les veuilles préférer à mes Nymphes ?
- Ce n'est pas moi, dit-il, qui les préfère, c'est la vérité !
- Mais, répliqua la Nymphe, comment veux-tu que nous croyions que des filles de village soient si belles ?
- Madame, dit-il, je vous jure que si j'étais Chevalier, je maintiendrais η
leur beauté par tout le monde, et si vous les aviez vues, je m'assure que pour vaillante que vous fussiez, vous ne voudriez pas entrer en camp clos avec moi sur une si mauvaise querelle η. Chacun se mit à rire. Et Galathée : - Mais viens-ça, Lérindas, dit-elle en souriant, laquelle te plaît le plus ? - Sans doute, répondit-il, Astrée est la plus belle ; mais elle est si triste η, que cela est cause que Diane me plaît davantage. Et puis les filles qui aiment si fort ne me plaisent pas tant que les autres. - Et qu'est-ce, reprit Galathée, qu'Astrée aime ? - Vous dis-je pas, Madame, répondit-il, qu'elle est si triste ? Or cette mélancolie, à ce que l'on m'a dit, procède de la mort d'un berger qui se noya il y a quatre ou cinq η Lunes. - Et Diane, lui dit la Nymphe, n'aime-t-elle rien ? - L'on dit que non, répondit-il, toutefois, il y a deux personnes après elle qui la tourmenteront bien, si pour le moins elle ne les aime point : l'un s'appelle Paris, et l'autre Silvandre. Il est vrai que si c'était à moi d'en faire le choix, je donnerais ma voix à Silvandre, car encore qu'il soit berger, il n'y a rien de plus gentil ni de plus civilisé. - Si tu continues η, dit Galathée, tu nous donneras envie de devenir bergères pour être parmi une si bonne compagnie. - Madame, répondit-il, vous pensez-vous moquer ? Croyez que pour deux ou trois jours, vous ne les sauriez mieux employer. Alors Galathée se tournant vers la vieille Cléontine : - Je vous jure, ma mère, que j'ai presque envie, lui dit-elle, de demeurer ici deux ou trois jours pour donner loisir aux blessures de Damon de se guérir,
et cependant passer Lignon, et voir un peu si ce que l'on dit de ces bergères est véritable.
- Madame, répondit
Cléontine, c'est la plus honorable et la plus douce conversation que vous sauriez imaginer, et croyez qu'elles n'ont rien du village η que le nom,
et si vous voulez avoir ce plaisir, vous vous y rencontrerez maintenant comme il faut, car le grand Druide doit venir faire un sacrifice solennel pour rendre grâces à Tautatès du Gui salutaire qui s'est trouvé dans l'étendue de leur hameau.
- Et quelle cérémonie est celle-là ? demanda Galathée. Car pour cueillir le Gui, il me semble que ce n'est que le sixième η de la Lune de juillet.
- Il est vrai, répondit
Cléontine, mais ce sacrifice ne se fait que pour remercier Tautatès d'avoir voulu gratifier ce lieu plus particulièrement que les autres, y faisant naître le Gui salutaire sur le chêne le plus beau, à ce qu'on dit, qui se puisse voir, car c'est signe qu'il a plus aimé ce hameau que les autres du voisinage, le favorisant d'une si grande grâce.
- Et comment savez-vous, dit la Nymphe, que c'est à cette heure que le grand Druide le doit venir faire ?
- Parce, répliqua la vieille, qu'il promit dans huit η jours d'y venir, et il y en a déjà quatre η de passés, de sorte qu'il ne peut guère retarder s'il veut tenir parole ; et s'il sait que vous soyez en volonté d'y assister, il le hâtera tant qu'il vous plaira.
Ces discours firent résoudre Galathée de retarder son voyage de Bonlieu, tant pour laisser guérir Damon que pour se trouver avec ces belles bergères en ce sacrifice. Et parce qu'elle
n'avait point averti Amasis de ce qui lui était advenu, et qu'elle eut peur qu'elle n'en fût en peine, elle lui envoya un de ceux de Cléontine, qui lui raconta tout ce qui s'était passé, et de plus, le sujet qui l'arrêtait à Montverdun, à cause des blessures de Damon, lui faisant même entendre quel il était, et le sujet qui l'avait conduit en ce pays. Soudain qu'Amasis sut ces nouvelles, elle reçut un grand plaisir et un grand déplaisir, car elle fut très aise de savoir Damon en vie, qu'elle avait pleuré mort, parce qu'il était son fort proche parent, et la discourtoisie de Polémas lui déplut bien d'avantage, s'étant même adressée contre une personne de tant de mérite, et en la présence de sa fille qu'il devait plus respecter. Et pour montrer qu'elle lui en savait mauvais gré, elle monta soudain sur son chariot, et sans en rien faire savoir à Polémas, ni permettre que l'on en avertît Galathée, ni Damon, elle s'en vint le plus vite qu'elle put à Montverdun, où sa fille bien étonnée l'alla recevoir et lui demanda quelle était la prompte résolution de son voyage. Elle lui fit entendre alors qu'elle venait voir Damon et lui offrir tout ce qui dépendait d'elle, comme à son parent, et comme à une personne à qui elle avait beaucoup d'obligation. Si Damon eût été averti de sa venue à temps, il fût sorti du lit pour l'aller recevoir, ses blessures n'étant pas telles qu'il n'eût bien pu le faire sans danger. Mais étant surpris de cette sorte, les excuses seules lui restaient, et les remerciements d'une si grande faveur. - Je suis obligée,
dit-elle, de faire d'avantage pour vous, tant pour la proximité qui est entre nous que pour les obligations que j'ai à la mémoire de celui qui vous a mis au monde, qui, au retour que Torrismond, le Roi des Wisigoths, fit aux Tectosages après avoir combattu Attila aux Champs Catalauniques avec une si grande armée, empêcha η la ruine de cette contrée, détournant son passage par les Séquanois, par les bas Allobroges, par les Véblomiens, et par les monts des Gébennes, jusques en son Royaume. Et cette obligation ne fut pas si petite que l'on penserait bien, parce que ce jeune Roi η,
je ne sais comment, était devenu Amoureux de l'une de mes Nymphes, laquelle ne voulant point épouser, je ne sais ce qu'il n'eût fait pour la ravir par force, sur
le refus que sans doute je lui en
eusse fait.
- Madame, répondit le Chevalier, tous les "
hommes sont obligés de servir les Dames, et particulièrement "
celles de votre qualité et de votre mérite. Et mon père, en vous rendant ce petit service duquel il vous plaît avoir mémoire, a satisfait au titre de Chevalier qu'il avait. Et moi succédant en sa place, je vous offre et mon sang et ma vie.
Il se passa entre eux plusieurs discours de courtoisie, à la fin desquels elle voulut le faire emporter en litière en la grande ville de Marcilly pour le faire panser de ses blessures avec plus de soin. Mais il s'excusa de sorte qu'elle lui permit de demeurer en ce lieu encore quelques jours, et cela il le faisait pour vivre en plus de liberté, et pour ne vouloir point être dans le
monde puisque Madonthe n'était point au monde pour lui. Ayant fait résolution qu'aussitôt qu'il aurait consulté l'Oracle et reconduit Galathée vers sa mère, de s'en aller si loin η que ni son nom ne fût point connu, ni Madonthe ne fût point nommée par personne qui la pût connaître. Galathée
fut très aise de voir qu'il n'allait point à
Marcilly, afin d'avoir plus de commodité de demeurer à
Montverdun
auprès de lui, et avec ce prétexte pouvoir être quelques jours parmi ces bergères, où elle espérait d'apprendre quelques nouvelles de
Céladon, ou voir pour le moins si cette beauté d'Astrée
qui était cause que ce berger avait dédaigné la sienne, la surpassait de sorte qu'il l'eût fait avec raison.
Amasis,
voyant que
Damon
ne voulait point bouger du lieu où il était, et craignant de les incommoder si elle y demeurait, la maison n'étant pas fort grande, elle s'en retourna à
Marcilly, après avoir fait plusieurs excuses de la discourtoisie que
Polémas
lui η avait usée, laquelle elle lui jura de ne laisser point impunie.
Damon,
qui était plein de courtoisie, et qui avait bien souvent passé
de semblables hasards, la supplia, si elle le voulait obliger, de n'en point faire de ressentiment, parce que c'était chose qui ne le méritait pas, outre que l'offense que
Polémas
avait reçue en la mort de son parent était telle qu'il était bien raisonnable de donner quelque chose à cette naturelle douleur. Et
sut de telle façon représenter cette action à la Nymphe, et diminuer tellement la faute que, quoique
Galathée dît le contraire, se sentant infiniment offensée qu'en sa présence cet accident lui fût arrivé, enfin Amasis promit de faire comme Damon le voudrait, ne désirant rien tant que lui rendre toute sorte de satisfaction et de contentement. Toutefois, à son retour à Marcilly, elle ne laissa d'en dire à Polémas ce qui lui en semblait, et de lui faire paraître combien cette action lui avait déplu, de quoi il s'excusa le mieux qu'il put, disant que ce n'avait point été par son commandement, mais que, cependant qu'il s'amusait à faire relever Argantée, ses solduriers, émus de juste douleur, avaient pensé devoir venger sa mort. Amasis, qui avait été fort bien avertie comme le tout était passé, lui sut bien remarquer sa faute, et celle de ceux qui étaient avec lui, et lui ordonna de chasser de son service des personnes tant indignes de faire un métier si honorable ; ce que Polémas fit si mal volontiers, et s'en sentit si piqué contre Damon qui n'en pouvait mais, qu'il résolut de s'en venger sur lui, outre qu'étant de son naturel très envieux, et voyant le compte que la Nymphe en faisait, il ne le pouvait supporter qu'avec beaucoup de peine. Mais ce qui le touchait encore plus vivement fut qu'ayant haussé les yeux à épouser Galathée, et voyant qu'elle ne l'aimait point, quelque artifice qu'il eût pu faire, il commençait de desseigner les moyens de s'emparer de cet État, et avoir par la force ce que par l'amour lui était dénié, et d'autant plus aisément se laissait-il aller à cette entreprise qu'il la voyait pleine de facilité, Clidaman
étant absent avec
Lindamor, Guyemant, et les principaux de la contrée, toutes les places entre ses mains, et tous les solduriers et gens de guerre entretenus, et ensemble toute l'autorité dans le pays, et grandement appuyé d'un bon nombre de ses parents et alliés dedans
et dehors
l'État. Au contraire, Amasis n'ayant rien pour elle que la justice seule, s'étant avec trop peu de considération remise entièrement sur la foi et prud'homie qu'elle pensait être en lui.
Élevant donc son esprit, poussé d'amour et d'ambition à cette entreprise, il ne voyait η
que personne lui pût nuire, n'y ayant pas un seul Chevalier près d'Amasis
qui ne dépendît de lui, ou qui ne fléchît sous son autorité, que
Damon,
qui, encore que tout seul, ne laissait de lui donner du souci pour la valeur qu'il avait connue en lui ; et craignant qu'Amasis mal-satisfaite de cette dernière action ne tâchât de l'arrêter en ce pays, et ne l'autorisât par ses faveurs, il résolut de les prévenir ; car il se souvenait qu'autrefois le père de ce Chevalier avait failli d'épouser η
Amasis, et tout le grand compte qu'elle faisait de lui, il l'attribuait à la mémoire qu'elle en avait encore. Cette considération fut cause que tirant à part six de ces solduriers à qui
Amasis
lui avait commandé de donner congé, il leur tint ce langage, après s'être grandement plaint d'elle.
" - Il est certain, mes amis, dit-il, enfin, qu'il est impossible
" de changer le naturel de quelque chose, quelque peine
"
et quelque artifice qu'on
y puisse mettre : Vous savez avec quel soin et avec "
quelle peine j'ai servi Amasis, et si j'ai épargné ni ce qui dépendait de
moi, ni ce qui était de mes amis, et non point en une occasion, mais en toutes celles qui se sont présentées, de telle sorte que ne songeant qu'à ce qui était de son service, j'ai clos les yeux à tout ce qui me touchait. Et j'avoue que quelquefois je n'ai pas donné à mes meilleurs amis toute la satisfaction que je devais, n'ayant l'esprit, ni tous mes desseins bandés qu'à son avantage. Toutefois, il m'a été impossible, quelque peine et quelque juste artifice η
que j'y aie pu mettre, d'arrêter cet esprit ondoyant, qui est naturel à celles de son sexe. Je la vois donc maintenant entièrement portée à un jeune Chevalier étranger, lequel, aux dépens d'Argantée, s'est acquis un peu de réputation. Je veux parler de celui qui, par malheur et non par vertu qui fût en lui, le tua devant nos yeux, y ayant apparence qu'il y eût usé de quelque supercherie avant que nous y fussions arrivés, autrement il ne serait pas croyable que la force, la valeur, et l'adresse d'Argantée n'en fût venu à bout. Le ressentiment que vous en eûtes à l'heure même m'obligea si fort qu'il ne sera jour de ma vie que je ne m'en ressouvienne pour m'en acquitter en toutes sortes
d'occasions. Mais maintenant, je crains que les moyens m'en soient ôtés pour longtemps si vous ne faites une bonne résolution, et telle que je la vous proposerai.
Amasis, pour gratifier ce nouveau venu à nos dépens, d'abord m'a ordonné de vous ôter du nombre
de ses solduriers, avec exprès commandement de vous défendre cette contrée qui est votre demeure naturelle. Ce coup, encore que vous en ressentiez le premier mal, n'a pas toutefois été donné pour vous, mais pour moi, c'est-à-dire que, voulant établir ce jeune homme en cette province, elle ne le peut faire qu'en m'ôtant l'autorité que mes services m'y ont acquise. Elle a pensé que si elle le faisait tout à coup, je pourrais peut-être m'y opposer, c'est pourquoi elle me veut peu à peu miner, afin qu'après, tant plus l'édifice sera grand, tant plus tôt il se mettra en ruine de sa propre pesanteur. Et pour commencer par ce qui me peut le plus soutenir, elle me veut ôter mes amis plus assurés, comme vous êtes, je le connais bien. Et si toutes choses étaient en l'état où j'espère de les voir bientôt, j'empêcherais bien ces désordres. Mais pour cette heure, si le remède ne vient de votre courage et de votre résolution, je crains que vous ne soyez contraints de vous séparer de nous pour quelque temps, qui serait bien l'un des plus grands déplaisirs que je pusse recevoir. Mais si vous avez le même courage que j'ai toujours reconnu en vous, je m'assure que vous vous résoudrez de mettre hors du monde celui qui est cause qu'on vous veut ôter du lieu de votre naissance. Il n'y a rien de si aisé, car il est seul, et il ne saurait résister à l'un de vous, tant moins le fera-t-il à tous six, il ne faut d'abord que lui tuer son cheval η afin qu'il ne s'enfuie, et puis étant à pied, le heurt des vôtres sans que vous y mettiez la main, est suffisant de
vous en donner la victoire. Quant à
Amasis, elle en ferait bien quelque démonstration au commencement, si elle savait qui lui aurait ôté ce nouvel
Adonis, mais incontinent cette colère lui passera. Car étant étranger, il n'a point de suite après lui, je veux dire personne qui se soucie de sa mort, outre que vous avez assez de prudence pour exécuter ce que je dis, et sans en parler, et sans que personne s'en doute seulement. Et puis toute chose étant entre mes mains, vous pouvez bien être assurés que je ne vous laisserai point courre de mauvaise fortune quoi qu'il puisse advenir de vous. Voyez donc à quoi vous vous résolvez, afin que de mon côté je sache aussi ce que j'ai à faire, soit pour vous, soit pour moi, en une affaire de telle importance.
Ces solduriers, émus de ce discours trop plein
d'artifice pour ne se laisser persuader, lui promettent d'entreprendre et d'exécuter sur l'étranger tout ce qu'il leur avait proposé ; que quant à eux, ils n'avaient point d'autre considération que de η lui obéir, et conserver au péril de leur vie sa grandeur et son autorité ; qu'il ne laissât pas de faire semblant de leur donner congé, et à tous les autres qui se sont trouvés en cette
rencontre, afin que l'on ne prenne pas tant garde à eux. Et afin qu'ils aient le
loisir de l'exécuter sans danger, qu'il leur donne quelque terme de η sortir hors du pays, et du reste qu'il laisse faire à eux qui l'auront bientôt défait de cet empêchement.
Cette entreprise étant ainsi résolue, le lendemain
il fait assembler tous ceux qui s'étaient trouvés avec lui ce jour-là, et qui avaient attaqué Damon, et leur dit que par l'exprès commandement d'Amasis, il leur commandait non seulement de se retirer de son service, mais de sortir de toute la contrée dans dix jours, et qu'il était bien marri de les traiter de cette sorte, mais qu'il le faisait pour obéir, qu'ils n'y manquassent donc point sur peine de la vie, et que, toutefois, ne pouvant perdre la mémoire des bons services qu'il avait reçus d'eux, il leur promettait de procurer envers Amasis de les remettre en sa grâce le plus promptement qu'il pourrait, et les faire revenir en son service. Et que pour leur donner les moyens d'attendre qu'il le put faire, outre le payement qu'Amasis leur faisait des gages de leur service, il leur ferait encore donner du sien propre, la paye de trois Lunes entières, les priant tous de ne se point dépiter, et surtout de croire que c'était avec un extrême déplaisir qu'il leur faisait ce commandement, étant plus marri qu'il ne pouvait leur dire de se voir séparé d'eux en la valeur et fidélité desquels il avait toute sorte d'assurance. Par ces paroles et par les démonstrations qu'il faisait d'en être marri, il s'acquit non seulement la bonne volonté de ceux qu'il licenciait, mais de tous les autres solduriers, et au contraire la faisait perdre à Amasis, qui n'était pas un petit avancement à l'exécution du dessein qu'il avait fait en soi-même, car tout ce qu'il ôtait à la Nymphe par ce moyen revenait entièrement à son avantage.
Fin du sixième livre.