LE HUICTIESME LIVRE DE
LA
TROISIESME
PARTIE
de l'Astrée
de Messire Honoré d'Urfé.
Éd. Vaganay, III, p. 427.
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[323 recto sic 321 recto] LORS que toute la trouppe demeuroit plus attentive, et plus desireuse d'ouyr la fin de ce que Hylas leur racontoit, il se teut, et si à propos, qu'il sembloit que ce fust pour l'incommodité d'un passage qui, de fortune, se rencontra au mesme lieu où il avoit cessé de parler : mais lors qu'un à un ils l'eurent tous passee η, et que chacun se fust r'assemblé autour de luy, desireux d'ouyr la continuation de son discours, luy donnant une attention admirable. - Qu'est-ce, leur dit-il tout estonné, que vous attendez d'avantage
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de moy ? Si vous en sçavez plus que je ne vous en ay dit, et qu'il y ait quelqu'un qui le vueille raconter, je seray bien aise de luy donner audience : mais si vous attendez quelque chose de plus de moy, je sçay bien que vous [323 verso sic 321 verso] vous trompez, ou pour le moins que je n'ay plus rien à vous dire. Toute la compagnie fit un esclat de rire, qui ne fut pas petit, pour se voir deceuë de son attente. Et Alexis prenant la parole : - Comment, mon serviteur, dit-elle, pensez-vous vous estre acquitté de la promesse η que vous nous aviez faicte ? vous nous aviez promis de raconter vos diverses Amours, et vous n'avez parlé que des infortunes de Cryseide, et du mal-heureux Arimant : Il me semble qu'en cecy nous ayant dit ce que vous ne nous aviez pas promis, et ayant laissé à dire ce que vous estiez obligé de nous raconter : vous avez fait comme ceux qui aiment mieux donner ce qu'ils ne doivent pas, que de s'acquitter de leurs debtes et obligations. Hylas oyant ce reproche demeura quelque temps sans rien dire, et sousrioit en soy-mesme, luy semblant, lors qu'il repensoit bien à ce qu'il avoit promis, et à ce qu'il venoit de leur raconter, que Alexis avoit raison : enfin relevant les yeux, - Ma maistresse, luy dit-il, je voy bien maintenant que j'ay fait ce que vous dites, mais je trouve que la faute a esté de vostre costé : car si la monnoye que je vous ay donnée n'estoit pas bonne, pourquoy ne la refusiez vous ? Je veux dire que quand vous avez recogneu que je m'en allois à l'Essor, vous m'en deviez advertir, puis que pour moy j'avouë que la
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premiere fois que Cryseide me raconta ses infortunes, je pris tant de plaisir à les escouter, que je n'ay peu m'empescher de m'y plaire encores à les vous redire. - Pour le moins, interrompit Alcidon, puis que vous avez commencé l'histoire de ceste genereuse fille, vous nous la devez achever η. - Seigneur, [324 recto sic 322 recto] respondit Hylas, je vous asseure que j'ay vuidé toute ma bourse de ce costé là, c'est à dire que je n'en sçay pas d'avantage, car ç'a esté de Cryseide que je l'ay aprise, et s'en estant allée ainsi que je vous ay dict, je n'ay peu depuis seulement sçavoir en quel lieu luy et elle s'est pu retirer. - Madame, dict alors Florice se tournant vers Alexis, vous plaist-il d'en ouyr la fin ? - Je m'asseure, respondit le η Druyde, que vous obligerez toute la troupe, qui demeure avec impatience de sçavoir ce qui en est advenu : Aussi bien ay-je opinion qu'il nous reste encores de chemin assez pour vous en donner le loisir : - N'en doutez point, Madame, dict Astrée, puis que nous n'en pouvons avoir faict guere plus que la moitié, si pour le moins le sacrifice se faict comme l'on m'a asseuré, au temple de la Deesse Astrée. - Il me sera fort aisé, reprit Florice, de satisfaire à la curiosité de toute ceste compagnie, puis que la mesme Cryseide a esté celle qui depuis le depart d'Hylas m'a raconté dans Lyon, tout ce qu'il vous en a dict, et que j'ay à vous dire. Mais ce sera à condition, qu'Hylas satisfera mieux à sa promesse, à la premiere fois que l'occasion s'en presentera : Et
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ayant asseuré qu'il le feroit, elle prit la parole de cette sorte : [324 verso sic 322 verso]
SUITTE
de l'Histoire de Cryseide et
d'Arimant.
SCACHEZ donc, Madame, que cette genereuse fille estant detenuë dans Lyon, comme vous avez entendu, un matin allant au Temple, elle rencontra un jeune homme η, qui se pressant parmy la foule, s'approcha de sorte d'elle, qu'il luy mit dans la main un petit livre, et luy dit assez bas en langue italienne : - Cryseide, demain à cette heure vous me verrez icy, et soudain se perdant parmy le peuple, la laissa la plus estonnée qu'elle fut jamais : car elle n'avoit pu voir au visage celuy qui parloit à elle, et ne sçavoit ce qu'elle avoit à faire de ce petit livre : toutefois comme tres-prudente qu'elle estoit, elle n'en fit point de semblant, et seulement tant que le sacrifice dura, elle ne fit autre chose que supplier Mercure, le Dieu que les Romains recognoissent pour estre le porteur des nouvelles, de luy en vouloir donner de bonnes : croyant bien que ceste action n'estoit pas faite sans subject, et qu'en ce livre que l'on luy avoit mis entre les mains, elle y en pouroit peut-estre rencontrer. Le sacrifice
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luy sembla long plus que de coustume ; et impatiente de sçavoir [325 recto sic 323 recto] ce que ce pourroit estre, elle ouvrit diverses fois ce livre, et sans se souvenir de la façon d'escrire qu'elle avoit accoustumée, elle alloit tournant les fueillets sans y rien trouver dedans qui la put contenter : ses compagnes qui la voyoient si attentive à le regarder, pensoient que ce fut un livre de prieres, comme en effect s'en estoit un, et ne se prirent jamais garde de chose quelconque. Enfin sur la conclusion du sacrifice, qu'elle se recommandoit avec plus d'affection à Mercure, et à Apollon, qui est le Dieu qu'ils tiennent pour le Dieu qui revele les choses obscures, et a le don de deviner : Ne voila pas qu'elle se ressouvint de la facon d'escrire, qu'elle avoit autrefois euë avec le pauvre Arimant ? Et encores qu'elle creust qu'il fust mort : Toutesfois ne se pouvant imaginer aucune autre occasion qui luy eust fait donner ce livre que celle-là : elle jetta les yeux curieusement dedans, et en effect trouva qu'il y avoit quantité de lettres effacées comme elle souloit faire. Quel tressaut fut celuy qu'elle eut ? jugez-le, puis qu'elle rougit ; les mains et les jambes commencerent à luy trembler, et ses compagnes estoient desja prestes à s'en retourner, qu'elle estoit encores à genoux, sans se souvenir qu'il s'en falloit aller. Personne toutesfois n'y prit garde, car chacun pensoit que son retardement procedoit de devotion. Enfin sa compagne la tirant par la manche la fit relever, et suivre les autres qui estoient desja acheminées deux à deux, comme Hylas vous a raconté.
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Elle ne fut pas plustost au logis, qu'elle s'en va dans une garderobe, tire la porte sur elle, et prend [325 verso sic 323 verso] son livre en la main, commence à le remarquer curieusement, et enfin trouve qu'il estoit vray que l'on se servoit de la mesme façon d'escrire qu'elle avoit accoustumé avec Arimant : mais ne pensant plus qu'il fust envie η, elle creut d'abord que c'estoit Hylas, auquel elle avoit dit cét artifice qui s'en fust voulu servir. Et parce qu'elle n'avoit point d'escritoire ny commodité d'en avoir si promptement, elle prit un poinçon qu'elle portoit à sa coiffure, et marqua au mieux qu'elle put les lettres qu'elle trouva esparces dans le livre, qui estans rejointes ensemble formerent telles paroles :
JE vis encores, si c'est vivre que d'estre parmy les hommes, et ne vous voir point. Je l'envoye ce fidele serviteur pour apprendre de vos nouvelles, et vous dire des miennes. O Dieux ! conservez-la cette tant aymee Cryseide, s'il vous plaist qu'avec patience tous ses autres malheurs soient supportez par Arimant.
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Jusques à ce dernier mot, elle ne sçavoit que penser, mais quand elle trouva le nom d'Arimant, [326 recto sic 324 recto] et qu'elle cogneut qu'il estoit en vie, elle se laisse choir à genoux, joint les mains ensemble, et eslevant les yeux au Ciel : - Soyez vous à jamais loüez, ô Dieux ! dit-elle, de la grace qu'il vous plaist de me faire lors que je l'ay le moins esperée. Et puis se relevant, elle fut contrainte de s'assoir sur un lict, où elle baisa plus de cent et cent fois ce livre, s'accuse η de grande mescognoissance de n'avoir recogneu celuy qui le luy a apporté, et se le refigurant, elle trouve que c'estoit le fidelle Bellaris, ce jeune homme qui avoit accoustumé de luy porter les lettres d'Arimant, et celuy qui l'estoit venu trouver, et qui la conduisit quand elle se sauva des mains de sa mere. Que pensois-je, disoit-elle en soy-mesme, et où avois-je les yeux et le jugement, puis qu'estant devant moy, et ayant ouy sa voix, je ne l'ay cogneu ny au visage, ny à la parole ? Seroit-il bien possible que ce fut quelqu'autre, qui sçachant l'affection que je portois à Arimant, m'ait voulu donner ces nouvelles pour se moquer de moy ? Et sur cette pensée demeurant grandement pensive, elle reprenoit le livre, et consideroit les effaceures des lettres, et voyant qu'elles estoient faictes comme Arimant avoit accoustumé, et mesme que là où finissoit l'effaceure, afin de ne donner point la peine de chercher plus avant, il souloit y mettre une fermesse, et l'y voyant du mesme traict dont Arimant la souloit faire, elle dit, - Non, non, ou mes yeux me trompent, ou c'est Arimant qui a marqué ces
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lettres, et faict ce chiffre à la fin. O Dieux ! que vous estes bons de m'avoir prolongé la vie jusqu'à ce que j'ay peu sçavoir ces bonnes [326 verso sic 324 verso] nouvelles. Je vous en remercie, ô souveraine Bonté, et ne vous en demande qu'autant encores qu'il m'en peut falloir pour le voir avec ces yeux qui l'ont tant pleuré, et le baiser avec cette bouche, qui l'a tant et si longuement plaint. Elle eut continué d'avantage, si Clarine, qui quelque fortune qu'elle eust couruë, ne l'avoit jamais abandonnée, ne la fust venu appeller pour se mettre à table, où desja toutes ses compagnes l'attendoient. Elle va donc à la porte, et l'ayant ouverte : - Ah ! Clarine, luy dit-elle, en la baisant au front, et luy parlant tout bas, que j'ay grandes choses à te dire : Et ne pouvant luy tenir plus long discours, elle passa outre, mais avec un visage si content, que chacun voyoit par le dehors la joye interieure de son ame.
Cette fille aymoit grandement Clarine : mais quand elle luy eust porté beaucoup moins de bonne volonté, elle n'eust pas laissé de disner avec impatience, et que le repas ne luy eust semblé bien long, pour le desir qu'elle avoit de luy raconter ce que le petit livre luy avoit appris, car c'est la coustume de ceux qui ont un grand contentement de ne penser pas de l'avoir entierement, s'ils ne le communiquent à quelque personne qu'ils estiment les aymer. D'autre costé, Clarine pressée de mesme impatience, ne vit pas plustost sa maistresse hors de table, que sans se souvenir de manger, elle la suivit dans la mesme garderobe où elle
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l'avoit trouvée, et s'estans renfermées toutes deux. - O Clarine ! luy dit-elle en luy jettant les bras au col : ô ma mye ! que j'ay de grandes choses à te dire : Sçaches ma fille, continua-t'elle, [327 recto sic 325 recto] qu'Arimant est en vie : - O Dieux ! dict Clarine, Arimant n'est pas mort ? - Non Clarine, reprit Cryseide, il n'est pas mort, et il m'a escrit. Clarine alors luy baisant une main : - O trop heureuse Cryseide, dit-elle, puis qu'en quelque estat que vous soyez, vous avez pu apprendre ces nouvelles ! il n'y a plus rien d'enuieux, Madame, en toute vostre fortune, puis qu'Arimant est encore parmi les hommes. - J'en dis autant que toy, Clarine, luy dit Cryseide, et tant s'en faut, je remercie les Dieux, de tous les travaux qu'ils m'ont voulu donner, puis que je sçay que mon cher Arimant m'aide a les supporter. - Mais, Madame, reprit Clarine, comment avez-vous sceu ce que vous dites ? - Tien ma fille, luy respondit-elle, en luy presentant le petit livre, voilà le messager des bonnes nouvelles. Clarine alors le prenant, le baisa cent fois, et de pleurs de joye le moüilla de sorte, que Cryseide, - Tu me le gasteras de tes larmes Clarine, dit-elle, et il me semble qu'il le faut mieux conserver : Et cependant que Clarine le consideroit, et qu'elle alloit remarquant les effaceures, Cryseide luy raconta tout ce qui luy estoit arrivé dans le temple, et comme elle avoit mescogneu Bellaris, que toutefois elle esperoit de le revoir le lendemain, quand elle iroit au Temple, et qu'en passant il le luy avoit ainsi asseuré : que si de fortune elle ne pouvoit parler à luy à cause de ses
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compagnes, et de plusieurs qui avoient les yeux sur elle, - Il faut, disoit-elle, Clarine, qu'en toute façon vous l'accostiez, et appreniez tout ce qui se pourra des nouvelles de mon cher Arimant, et cependant donnez ordre [327 verso sic 325 verso] d'avoir une escritoire et du papier, afin que je puisse faire responce. - Je n'y manqueray point, Madame, respondit Clarine, et croyez que ce que je ne sçauray pas, ne sera que ce qu'il ne me voudra pas dire ; il me sera fort aisé de parler à luy, car en ce pays on n'y regarde pas de si pres qu'au nostre, et puis j'ay tant d'envie d'en scavoir des nouvelles pour vous en redire, que je ne sçay quels seroient les empeschemens assez grands pour m'en garder. Mais, Madame, ne demeurons plus longuement ensemble r'enfermées, il ne faut point donner de soupçon, autrement ceux qui ont le soing de vous s'en pourroient prendre garde, et cela n'avanceroit point nos affaires. Cryseide alors l'embrassant, - Tu as raison ma fille, luy dit-elle, et il faut bien avoüer, que les Dieux ne t'ont faict naistre que pour ma consolation, et pour ma conduite.
A ce mot, elles sortirent de la garderobbe, et trouverent toutes ces autres Dames prisonnieres, qui demandoient desja où estoit Cryseide, car outre que c'estoit celle d'entr'elles qui tenoit le premier rang, encore se faisoit-elle tant aymer de toutes, qu'il n'y en avoit une seule qui ne l'eust voulu servir de la propre vie. Elles commencerent donc entr'elles mille sortes de petits jeux pour passer le temps, et pour enchanter les desplaisirs de leur detention, telle se pouvoit-elle
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nommer, plustost que prison, parce que Gondebaut avoit commandé, que pendant son absence, elles fussent traittées en sorte, que l'ennuy ne leur fit point regretter l'esloignement de leur patrie. [328 recto sic 326 recto] Ce jour sembla long à Cryseide, et à Clarine, et la nuict encores d'avantage, mais le matin estant venu, il leur sembloit que l'on alloit au temple plus tard que de coustume. En fin l'heure tant desirée estant venuë, elles s'y acheminerent toutes ensemble, et Dieu sçait si Cryseide avoit les yeux de tous costez, pour essayer de voir Bellaris : Elle n'eust pas plustost pris de l'eau lustrale en entrant dans le temple, qu'elle le vit tout aupres du Vaze, où il s'estoit expressément arresté, pour se faire mieux voir quand elle passeroit : Cryseide s'approchant tant qu'elle peut de luy, n'eust loisir en passant que de luy dire, - Clarine me suit : Il entendit aisément qu'elle vouloit qu'il parlast à elle, et jugeant aussi que c'estoit ce qu'il pouvoit faire de mieux, pour ne point donner de soupçon. Il prit garde quand elle passa, qui fut quelque temps apres les Dames ; et parce que ces filles marchoient sans ordre, il se mit dans la confusion, et s'approchant d'elle, qui l'avoit desja remarqué, il luy dit en marchant, et sans la regarder, - Où pourray-je vous voir, où η Madame ? - Au jardin de l'Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir ; Mais que fait Arimant ? - Il est, dit-il, en bonne santé : A ce mot, elle haussa les yeux au ciel, et sans avoir le loisir de luy respondre passa outre, pour ne donner soupçon à ses compagnes.
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En mesme temps Bellaris, s'en va par la ville, s'enquiert discrettement où estoit les jardins de l'Athenée, essaye de sçavoir à quelle heure ces belles estrangeres y alloient, et s'estant bien informé de toute chose, va trouver le Jardinier, luy donne quelque argent, et le prie de luy permettre de s'y pouvoir promener [328 verso sic 326 verso] quand il voudroit. Luy qui ne refusoit ceste courtoisie à personne qui eust quelque peu d'apparence d'honneste homme, le luy accorda librement, et cela d'autant plus qu'il feignoit d'avoir une maladie, pour laquelle les Medecins luy ordonnoient de se promener. Ayant donc mis si bon ordre à ses affaires, il se va mettre sur le bord de l'Arar, pour voir quand elles le passeroient pour venir au jardin. Cependant Clarine aussi tost que sa maistresse fut de retour du sacrifice, ne fut paresseuse à luy faire entendre les discours qu'elle avoit eus avec Bellaris, et que sans doute si l'on alloit ce jour là dans les jardins de l'Athenée, elle l'y verroit : et qu'il luy avoit asseuré qu'Arimant estoit en bonne santé, n'ayant peu sçavoir de luy aucune autre particularité : - Je croy bien, disoit-elle, que c'est en partie à cause de l'incommodité du lieu, mais en partie aussi, pour vouloir estre le premier à vous dire les bonnes nouvelles. - Dieu luy en fasse la grace, respondit Cryseide, et je trouve que vous avez fait fort bien de luy donner le lieu des jardins de l'Athenée, parce que nous n'avons personne là qui nous empesche. Elles eussent parlé plus longuement, mais le disner qui estoit desja sur la table, leur fit couper là leur discours pour ceste heure ;
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Et parce que Cryseide desiroit avec passion de parler au fidele Bellaris, elle mit en avant durant le repas, qu'il faisoit beau temps, qu'il seroit bon de s'aller promener comme de coustume, pour tromper d'autant plus l'ennuy de nostre detention, chacune en fut d'avis, et le faisant dire à ceux qui les avoient en garde, quelques heures apres le disner, elles y furent conduites [329 recto sic 327 recto] toutes ensemble.
Soudain que Bellaris les vit entrer dans le batteau, car il ne falloit presque que passer l'Arar de leur logis pour venir à ces jardins, il gaigna le devant, et entrant dedans, fit semblant de se proumener à grands pas dans une allée, qui estoit la plus prés de la porte, ayant tousjours l'œil quand elles entreroient. Lors que ces Dames s'alloient proumener, Clarine ny les autres filles de chambre n'y alloient point, mais pouvoient s'en aller par la ville avec quelqu'une des Gardes : cela fut cause qu'à ce coup Cryseide estoit seule, dés qu'elle mit le pied dans le jardin, jettant l'œil de tous costez, elle aperceut incontinent Bellaris, et luy feignant d'estre curieux de les voir s'avança jusques au milieu de l'allée à leur rencontre, et puis s'arrestant les consideroit l'une apres l'autre avec un œil de compassion : et pour se les acquerir favorables η, il disoit quelquefois assez haut en langage Italien : - O quelle perte a faite la Gaule Cisalpine, estant despouillée de tant de belles et vertueuses Dames ! Mais quand Cryseide passa : - O Dieux ! s'escria-t'il, et n'est-ce pas Cryseide que je voy ? ô mere infortunée ! Et comment auras-tu supporté cette perte ? Et lors parlant
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toujours Italien, et mettant un genoüil en terre devant elle : - Madame, luy dit-il tout haut, serois-je pas le plus heureux homme du monde, si je pouvois vous rendre quelque service, y estant obligé de tant de sortes, que j'estimerois toute la perte que j'ay faicte pour bien employée, si je pouvois avoir ce seul contentement. La nourriture que j'ay euë en vostre maison, me le commandant ainsi, [329 verso sic 327 verso] si je ne veux estre le plus ingrat qui vive. Cryseide qui pour estre surprise ne sçavoit comme elle devoit parler, demeura un peu interdite, et cela fut cause que ceux qui les gardoient en eurent moins de soupçon. Et parce que Bellaris s'aperceut bien qu'elle estoit bien surprise, se relevant : - Et comment, Madame ? il semble, dit-il, que vous ne vous souvenez point du pauvre Bellaris, qui a esté eslevé et nourry si long temps aupres de vous, et qui ne vous eust jamais laissée, si ce vain desir de servir les hommes, parce qu'ils voyagent, et vont voir les pays estrangers, ne m'eust faict suivre le noble et genereux Marciante ? - Hé ! Bellaris mon amy, s'escria Cryseide alors comme le recognoissant, et qui eust jamais pensé de te voir icy, puis que je te tenois par de-là les Pyrénées avec Marciante ton bon maistre ? Et qu'est-ce qui t'a conduit icy, et qui t'y retient ? - Jusques à cette heure, dit-il, Madame, j'ay creu que ce qui m'avoit conduit, et qui me retenoit en ce lieu, ce fust ma mauvaise fortune : mais je dis maintenant que c'est le plus grand heur que je puisse souhaitter, ayant l'honneur de vous y voir, et de vous y offrir mon service. - Je te remercie Bellaris, dit-elle, il ne faut
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point que nous attendions assistance que de Dieu seul, car estant entre les mains du Roy Gondebaut, qui veux-tu qui nous en puisse retirer que Dieu ? - Et pourquoy, dit-il, Madame, n'essayez vous de vous mettre à rançon ? Je m'offre de m'en-aller à Eporede trouver vos parens, et y faire telle diligence, que vous cognoistrez le desir que j'ay de m'acquitter en quelque chose des obligations que je vous ay. - Mon [330 recto sic 328 recto] amy, respondit Cryseide, je ne refuse pas cette assistance, mais il faut attendre que le Roy soit icy, et lors nous verrons ce qui s'y pourra faire.
Toutes les Dames oyant cét homme parler Italien, s'assemblerent autour de luy, curieuses de sçavoir quel il estoit : la compagne de Cryseide l'interrompit pour luy demander d'où il estoit. - Madame, dit-il, je suis Salassien, eslevé dans la maison de Cryseide, et qui ay tant de souvenir du bien que j'ay receu que je voudrois au peril de la vie la pouvoir servir. J'ay esté amené en ce lieu, non pas prisonnier, mais comme serviteur de Marciante, Chevalier assez recogneu dans la mesme Province. Il fut pris et tué par certains voleurs aux pieds des Pirenées, qui me laisserent pour mort aupres de luy. Les Dieux m'ont voulu conserver la vie, pour rapporter à ses parens cette triste nouvelle, et me la faire regretter le reste de mes jours. - Donques, reprit Cryseide feignant d'en estre marrie, le pauvre Marciante est mort ? - Il l'est, Madame, respondit froidement Bellaris. - Je vous asseure, dit-elle, que je le plains, car c'estoit un Chevalier de merite. A ce mot, la pluspart des Dames
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se separerent par diverses allées, laissant enfin Cryseide seule avec Bellaris, auquel soudain qu'elle vit que personne ne la pouvoit escouter. - Ah ! Bellaris mon amy, dict-elle d'une voix basse, dy moy sur la foy que tu dois aux Dieux, qu'est-il de mon cher Arimant, et quelle a esté sa fortune ? - Madame, luy respondit-il, Arimant est en bonne santé, et n'a autre mal que de ne sçavoir point de vos nouvelles. Quant à sa fortune elle a esté assez diverse, et je ne sçay si [330 verso sic 328 verso] j'auray loisir de la vous raconter : - Je pense, dit-elle, que nous aurons assez de temps, mais quand cela ne seroit pas, il faut que tu reviennes icy une autre fois : - Madame, adjousta-t'il, je la vous diray en peu de paroles, et puis, s'il vous plaist nous adviserons à ce que nous aurons à faire.
Sçachez donc, continua-t'il, qu'Arimant ayant esté si vilainement abandonné de ceux de la ville où nous estions, lui seul s'estant longuement deffendu, il fut enfin laissé pour mort, et c'est sans doute qu'il n'en fut jamais r'eschapé, si me trouvant aupres de luy, je n'en eusse eu le soing auquel j'estois obligé : Mais encores que je fusse un peu blessé aussi, toutesfois ne l'estant pas à l'égal de luy, je feignis d'estre mort, et me laissay choir à ses pieds, car il estoit desja par terre. Les ennemis avoient bien d'autres desseins que de despoüiller des morts, tout le sac de la ville estant à eux, aussi tost que nous fusmes en terre la coururent toute, et la traitterent comme vous pouvez avoir sçeu : Lors que je vis qu'il n'y avoit plus personne autour de nous, je me relevay, et banday quelques petites blesseures que j'avois, puis m'en
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vins vers mon maistre, qu'avec l'aide d'un jeune homme de la ville, je portay dans une escuyerie deshabitée qui estoit là auprès, n'osant me mettre dans des maisons, à cause que tout estoit plein de soldats. J'avois encores opinion qu'il ne fut pas mort, me semblant que les Dieux ne permettoient jamais qu'une personne si accomplie qu'Arimant, sortit du monde en la fleur de son aage : je visitay donc les coups qu'il avoit, et quoy que je ne m'y entende beaucoup, toutefois je n'en voyois point [331 recto sic 329 recto] ce me sembloit qui fussent mortels, ne sçachant que faire, car il seignoit tousjours, je rompis ma chemise, en fis des bandes, prenant de l'Areignée η, estant en lieu où il n'y en avoit pas faute, je le banday le mieux que je peus, et puis cherchant de tous costez, je trouvay un peu de vieille paille, sur laquelle je l'estendis, mettant sa teste en mon giron : Je ne vous dis pas icy, Madame, les regrets que je faisois autour de luy, et combien de pleurs je respandis dessus. En fin les Dieux voulurent qu'il revint, mais ouvrant les yeux il se trouva bien esbahy de se voir où il estoit, craignant alors que cest estonnement ne luy fit mal : Je luy dis, - Courage, Seigneur, les Dieux nous sortiront bien encores de ceste fortune. - Les Dieux, me dit-il, Bellaris, sont bons, mais ma destinée est si mauvaise, que je ne dois esperer pour mon repos que la mort. Mais, Bellaris, qu'est-il η de Cryseide ? - Cryseide, luy respondis-je, est sauvée, la femme η de ce Roy Bourguignon, qui le suit partout, a fait mettre toutes les femmes dans le Temple pour empescher le desordre, et particulierement l'a retenuë aupres d'elle.
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- Que les Dieux, dit-il, vueillent recognoistre envers cette Royne, cette bonne œuvre par toute sorte de bonne fortune. Je feignois, Madame, ce que je luy disois, parce qu'autrement il fust mort de desplaisir. - Mais, Seigneur, luy dis-je, ne voulez vous pas vous efforcer ? - Si feray, dit-il, car Cryseide estant hors de danger, il n'y a plus rien dequoy je me soucie. Alors, quoy qu'avec un peu de difficulté, je le mis sur ses pieds : mais à peine estions nous debout, que nous ouysmes quantité de gens de guerre qui se disputoient [331 verso sic 329 verso] à la porte de cette Escuyerie, et peu apres mettant l'espée en la main, commencerent de se battre entr'eux, c'estoit à cause du butin qu'ils avoient fait, et qu'ils vouloient separer. La dissension fut telle, qu'il y en demeura plusieurs de morts, et comme le bruit alloit croissant, plusieurs autres s'y assemblerent, qui aussi-tost arrivez se mettoient de l'un des partis. Enfin un Capitaine passant par là, et voyant ce desordre y voulut accourir : mais les soldats qui pensoient que ce fut pour leur oster leur butin, au lieu de luy obeyr, se jetterent sur luy, et le presserent de sorte qu'il fut contraint de se sauver dans la porte de l'Escuyerie où nous estions. Les soldats qui avoient perdu le respect, et qui sçavoient bien, que s'il leur eschapoit des mains, il les feroit punir et passer par les armes, se resolurent de le faire mourir, esperant encores d'avoir par apres ce qu'il pourroit avoir desja gaigné au pillage de la ville, et en ce dessein s'essayoient d'entrer dedans. Ce que considerant Arimant. - Defendons,
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dit-il, ce Chef, le Ciel peut-estre nous l'a envoyé, afin qu'ayant esté assisté de nous, nous en recevions apres quelque courtoisie. A ce mot, mettant tous deux la main aux espées, nous nous mismes à ses costez : et quoy que mon maistre fust fort blessé, si est-ce que son courage qui n'a jamais deffailly, luy donna assez de force pour retenir la furie des soldats, peut-estre y fussions nous en fin demeurez. Mais comme si le Ciel nous eust voulu seulement donner le loisir d'obliger cét homme, quelque temps apres il survint des amis de celuy que nous defendions, qui le secoururent de sorte, que de ces tumultueux, [332 recto sic 330 recto] les uns furent tuez, les autres pris, et le reste s'enfuit.
Ce Capitaine, se voyant hors d'un si grand danger, remercia ses amis, mais ne cognoissant point Arimant, - Chevalier, dit-il, duquel la valeur m'a aujourd'huy conservé la vie, voyez quel service vous voulez de moy, en eschange de l'assistance que j'ay receuë de vous, car ce sera chose bien difficile, si je ne m'essaye de le faire. Mon maistre luy respondit en
langage η
Gaulois : - J'estois obligé à ce que j'ay fait, mais si c'est chose qui vous ait esté agreable, je ne vous demande sinon que vous me receviez pour vostre prisonnier, et que vous me traittiez en Chevalier, tel que vous estes, et que je suis. Ce Capitaine alors le considerant de plus prez, et voyant la difference de ses habits, qu'il n'estoit pas Bourguignon, luy dit, - Je vous reçoy, Chevalier, comme vous desirez, non pas pour vous traiter en prisonnier, mais en amy, et en
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Chevalier qui le merite, et vous donne ma parole, que je mourray plustost, que vous receviez quelque desplaisir de nostre armée.
Voilà donc Arimant et moy avec ce capitaine, qui s'appelloit Belliman η,
homme à la verité de grand credit, mais grandement sujet au bien, ainsi qu'il nous le fit paroistre bien tost, et suivant la coustume des Vissigots, se souvenant fort peu des bien-faicts η,
parce qu'il estoit Vissigot, encores qu'il suivit Gondebaut Roy des Bourguignons, comme personne qui cherchoit la fortune
partout où il esperoit de la trouver. Pour le premier jour, nous reçeusmes tous les bons traitemens qui se pouvoient attendre en semblable occasion : [332 verso sic 330 verso] mais le lendemain, ayant esté informé par quelques-uns de la ville, de la qualité du prisonnier qu'il avoit, il commença de le tenir sous meilleure garde, et feignant que ce fut afin de le faire guerir plus promptement, luy dit, qu'il ne falloit point sortir de la chambre, et puis voyant que l'armée devoit partir, et ne sçachant où elle alloit, il eut peur de le perdre, c'est pourquoy le soir il tira mon maistre à part, et luy dit que pour s'acquiter de la parole qu'il luy avoit donnée, il estoit contraint de luy faire passer les Alpes, parce que le Roy ayant esté informé que luy seul avoit esmeu toute la ville, et avoit esté cause que plusieurs des siens estoient morts, il le faisoit chercher par toute l'armée, desirant de le faire mourir pour
mettre
terreur aux autres villes voisines : Que contre toute autre il pourroit peut-estre resister, mais qu'à
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l'authorité du Roy, il estoit impossible : Que de le faire sauver, et l'envoyer libre parmy les siens, il le voudroit bien, si c'estoit chose qu'il osast faire si promptement, mais que plusieurs sçavoient qu'il estoit entre ses mains, et qu'il yroit de sa vie, si l'on estoit adverty qu'il l'eust relasché sans le consentement du Roy, et qu'au contraire il ne pouvoit point estre blasmé de luy faire passer les Alpes, puis qu'il avoit esté permis à tous ceux de l'armée d'envoyer chez eux et les prisonniers et le butin : Mais qu'aussitost que l'armée seroit retournée en Bourgongne,
il le r'envoyeroit à Eporedes, ou en quelque autre lieu qu'il voulut aller. Arimant alors luy demanda si la Royne envoyoit aussi ses prisonnieres : - Nous n'avons point icy de Royne, respondit- [333 recto sic 331 recto] il, mais l'on envoye aussi toutes les prisonnieres, afin de descharger l'armée : mon maistre me regarda, comme disant que je l'avois trompé, et puis continua : - J'iray, dit-il, par tout où vous voudrez, m'asseurant qu'un Chevalier si courtois et accomply ne me fera point autre traittement que celuy qui se doit à une personne de ma qualité, et qu'on peut attendre d'un Chevalier tel que vous estes.
Ainsi dés le lendemain de grand matin, nous fusmes emmenez avec un convoy pour la garde de plusieurs autres prisonniers, sans que nous pussions sçavoir de vos nouvelles, sinon que le Roy avoit fait mettre toutes les Dames ensemble, afin qu'il ne leur
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fut point fait d'outrage. Apres avoir passé les Alpes, on nous emmena en ceste ville, et soudain apres, estans separez de tous les autres, l'on nous passa par le pays des Segusiens, par les monts des Gebennes, et enfin l'on nous r'enferma dans un petit chasteau auprés de la ville de Gergovie. Je puis bien dire qu'on nous r'enferma, car veritablement nous fusmes tenus si estroictement, par celuy qui nous avoit en garde, qu'à peine voyons nous le jour : nous demeurasmes quelque temps de ceste sorte. En fin le merite et la douce conversation de mon maistre, rendit η ce barbare η plus doux, et depuis les offres que je luy fis, de recognoistre sa courtoisie, quand Bellimart luy donneroit liberté, fut η cause qu'il permit que je sortisse pour en venir traitter avec luy, ayant esté adverty que Gondebaut revenoit avec toute son armée. Voila quelle a esté la fortune de mon maistre, en laquelle il n'a jamais rien [333 verso sic 331 verso] tant regretté, ny ressenty si vivement, que de ne sçavoir l'estat de la vostre, seulement il apprit aux marques, que quelques autres prisonniers luy donnerent en passant par les Alobroges, que vous estiez entre les mains du Roy : Ce n'a donc point esté le desir de sortir, ny de traitter avec Bellimart, qui m'a fait venir icy, mais pour sçavoir en quel lieu du monde vous estes, et si vous avez encores memoire de luy.
- Comment, reprit incontinent Cryseide, si j'ay encores memoire de luy ? Et quelle autre memoire pense-t'il que je puisse avoir, si je n'ay la sienne ? Ouy, Bellaris, je l'ay de telle sorte, que la mort peut bien m'oster la vie, mais non pas le
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souvenir d'Arimant : Et les Dieux sçavent, qu'il n'y a jour, heure ny moment, que Clarine et moy n'en parlions, quand nous sommes ensemble, sans que jamais nous ayons peu faire ce discours, sans nous noyer le visage de larmes. Or, mon cher amy, je te veux bien declarer une chose, de laquelle je n'ay fait encores semblant à personne : Mais l'estat auquel je me treuve, et celuy que je prevois estre bien tost pire, me contraignent à t'en parler, afin que par ton conseil nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que ce Roy Gondebaut, duquel tu as tant ouy parler, par malheur est devenu Amoureux de moy, et ne croy point que ce soit une opinion mal fondée : car outre les cognoissances qu'il en a données à chacun par ses deportemens, encores a-t'il voulu que je les aye receuës de sa bouche : Je ne voulus pas rejetter son amitié η d'abord, sçachant assez combien une amour outragée porte une personne à de violentes actions : [334 recto sic 332 recto] mais apres l'avoir remercié de l'honneur qu'il me faisoit, je luy dis, qu'il devoit considerer que je n'estois pas née dans le milieu du peuple, mais de l'une des meilleures familles des Salasses, et telle, que la femme de Rithimer qui estoit sœur de l'Empereur Anthemius estoit ma proche parente ; que ceste consideration devoit estre cause que je fusse traittée selon ma qualité, et que par ce moyen il se pourroit non seulement acquerir Rithimer pour son amy, mais Anthemius mesme pour son parent. A ces paroles, il ne me respondit autre chose, sinon, que je luy avois fait plaisir de me declarer
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pour telle que j'estois, et qu'estant de retour, il me feroit paroistre l'estat qu'il faisoit de mon merite, et de mon alliance. Or Bellaris, je prevois maintenant un dur combat, car l'on m'a dit que le Roy revient, et je voy que de tous costez on se prepare pour luy faire entree, mesmes qu'hier je sceus qu'il ne tarderoit pas deux ou trois jours à estre icy : peut estre aura-t'il bien passé sa fantasie, et aura changé d'affection, mais peut estre aussi l'aura-t'il continuée : si cela est, tu peux penser de quelle façon il me persecutera, de l'espouser, j'ayme mieux la mort, de le refuser, c'est un jeune homme arrogant, et enflé de presumption pour tant et tant de victoires obtenuës, malaisément pourroit-il supporter que tant d'hommes ne luy ayans peu resister, une fille le puisse faire, si bien que je ne prevoy pour moy que beaucoup de mal, si tu ne me conseilles en ceste necessité. Bellaris demeura quelque temps sans luy respondre : en fin il luy dit : - Veritablement, Madame, ces considerations que vous faites sont pleines et de [334 verso sic 332 verso] raison et d'affection envers mon maistre, et faut avoüer qu'il vous a une obligation tres-grande de mespriser ce Roy pour luy conserver Cryseide, et cela sera cause que pour ne manquer à ce que je vous dois à tous deux, j'exposeray librement la vie, pour essayer de vous remettre ensemble. Dites moy, Madame, vous tient-on fort resserrées ? - Tu le vois, luy dit Cryseide. - Si l'on vous traitte ailleurs comme icy, reprit-il, vous pouvez aisément vous sauver : - Mais, respondit-elle, encores que je me sauvasse, où pourrois-je aller ?
[ 344 recto ] 1621 fonctionnelle
car de passer les Alpes sans estre reprise, il est impossible. - Ne vous mettez point en peine, dit-il, pourveu que vous puissiez sortir de cette ville, je sçay un lieu où je vous mettray, attendant que je fasse sortir Arimant du lieu où il est par un moyen que j'ay pensé : et quand vous serez tous deux ensemble, je m'asseure que les moyens ne manqueront point pour passer en Italie. - O mon amy, s'escria-t'elle, si tu pouvois faire ce que tu dis, quelle seroit l'obligation que je t'aurois ? J'ay pensé, continua-t'elle, que si tu me fais venir un batteau sur l'Arar, au droit de nos fenestres la nuict, parce qu'elles ne sont guiere hautes, j'y pourray descendre pour peu que tu me tendes la main. - Je le feray bien, dit-il, mais comment passerons nous les chaisnes qui sont tenduës au sortir de la ville dans la mesme riviere ? - Mon amy, repliqua-t'elle, Dieu nous aydera, et si tu veux y travailler, je m'asseure que tu en trouveras bien le moyen, et je me souviens d'avoir ouy dire, que d'autres η s'y sont sauvez : mais il faut avoir des chevaux pour Clarine, pour toy, et pour moy, et c'est ce que je vois de plus difficile, car en qui te pourras-tu fier pour les tenir ? - N'en soyez en peine, respondit- [335 recto sic 333 recto] il, je les feray tenir à tel, qui ne sçaura pourquoy il le fait : mais le grand empeschement, c'est que je n'ay pas dequoy acheter les chevaux, ny avoir le batteau, et pour vous faire faire des habits comme ceux des femmes de cette contrée : car les soldats m'ont pris tout ce que j'avois, et à mon maistre aussi. - Ne te soucie point de cela, dit Cryseide, j'ay encores quantité de bagues ;
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et s'en tirant une du doigt, luy donna un diamant de valeur. - Va, dit-elle, amy, vends la, et si celle là ne suffit, je t'en donneray d'autres.
Mais il ne sert à rien de raconter par le menu toutes ces particularitez : Bellaris faict faire les habits, achete les chevaux, trouve le bateau, et le tout avec une si grande diligence, que deux jours apres tout fut reduit en estat tel qu'on eust sceu desirer. Cependant il avoit remarqué le lieu où il falloit passer, et où les chevaux les attendroient : et parce que la chaisne estoit soustenuë sur des batteaux, qui de tant en tant y estoient attachez à travers la riviere, une nuict auparavant il y alla travailler de sorte, que destachant à moitié l'un des batteaux, il ne tenoit qu'à fort peu de certains anneaux au travers desquels les chaisnes passoient.
Toute chose estant ainsi, Cryseide ayant pris l'heure, ne manqua point de sortir hors du lict, feignant de vouloir aller à la garderobe, afin que sa compagne avec laquelle elle couchoit, ne s'en prit garde : mais d'autant que c'estoit sur le premier sommeil η, elle se rendormit aussi-tost presque qu'elle fut esveillée, si bien que Cryseide et Clarine n'ayant mis qu'un cottillon sur elles, furent incontinent descenduës, et sans bruit dans le [335 verso sic 333 verso] bateau, et soudain le poussant au milieu de l'eau, Bellaris qui estoit seul pour conducteur, le laissa emporter au courant de la riviere sans ramer, et la fortune fut si bonne pour luy, qu'encores qu'un bon battelier eust esté assez empesché la nuict de rencontrer si justement le batteau qui estoit a demy destaché, toutefois il n'y manqua
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point, et saultant dessus avec des tenailles, et le moins de bruit qu'il put, acheva d'en détacher les anneaux, et apres fit couler le batteau par dessous la chaine, qui n'estant plus soustenuë, de sa pesanteur s'enfonça si avant dans l'eau, qu'elle donna passage au batteau de Cryseide, qui n'estant guiere chargé passa aisément dessus, et de cette sorte sortit hors de l'enclos de la ville, mais incontinent apres il faillit de se perdre : car le Rosne dans lequel l'Arar entre est si impetueux, qu'il esmeut des vagues assez fascheuses pour les petits batteaux, et d'autant plus y ayant un si mauvais battelier, toutesfois enfin il s'efforça tant qu'il gaigna la rive, et quoy que ce fut beaucoup plus bas qu'il n'avoit pensé, si est-ce qu'à la lueur de la Lune qui s'estoit levée assez claire, il trouva le lieu où il avoit fait tenir ses chevaux par un jeune garcon, qui mesme luy avoit promis de luy servir de guide, tant le desir du gain a du pouvoir sur les personnes de basse qualité. Cependant que l'on accommodoit les chevaux, Cryseide et Clarine prirent leurs habits nouveaux, et desquels elles s'accommoderent assez mal, tant pour la haste qu'elles avoient, que pour estre à l'obscur, et qu'elles y estoient mal accoustumées. Enfin estans vestuës bien ou mal, elles monterent à cheval, et passerent par cette contrée des Segusiens, [336 recto sic 334 recto] conduisant tousjours leur guide avec elles, pour la crainte qu'elles avoient qu'il ne les descouvrit. Et apres avoir passé avec beaucoup de peine le Mont
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Cemmenes, marchant plus de nuict que de jour, et repaissant presque toujours dans les bois, dont le pays est assez abondant, ils parvindrent aupres de la ville de Gergovie, dans laquelle Cryseide ne fit point de difficulté d'aller loger, parce que c'estoit de la denomination d'Eurich Roy des Vissigots. Elle se loge donc dans une hostellerie, et le fidele Bellaris dés le lendemain va trouver Arimant, à qui les jours sembloient fort longs, encores qu'il n'eust jamais pensé recevoir si promptement de si bonnes nouvelles. Cryseide avoit donné une bague de prix à Bellaris, afin que s'il estoit necessaire de corrompre celuy qui gardoit Arimant, il le pust faire en la luy donnant.
Soudain qu'Arimant l'apperceut, car ce fut le Capitaine du Chasteau qui le luy conduisit : - Et bien mon ami, que m'apportes-tu, la mort, ou la vie ? - Seigneur, luy respondit-il tout haut, Je ne vous apporte point de mauvaises nouvelles, sinon que le Roy Gondebaut n'estant point arrivé, le vaillant Bellimart n'est non plus de retour, si bien que mon voyage a esté en vain. J'ay trouvé l'un de vos parens qui s'est fort enquis de vos nouvelles, et qui vous offre toute sorte d'assistance aupres du Roy, et de Bellimart, s'asseurant qu'il n'y sera pas sans faveur. Du reste, mon voyage a esté inutile, et je croy qu'il faudra que j'y retourne bien tost, parce qu'on y attend le Roy de jour en jour. - Tu m'eusses fait plaisir, dit [336 verso sic 334 verso] Arimant, de l'attendre, et non pas de revenir avec si peu de contentement pour moy. - Seigneur, respondit-il, j'ay eu peur que mon sejour ne vous fust
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ennuyeux, et aussi que vous ayant laissé sans personne pour vous servir, j'ay pensé bien faire de ne demeurer pas d'avantage inutilement. Le Capitaine alors prenant la parole, - Il ne faut point, luy dit-il, vous fascher, car ce qui ne s'est pu faire à ce coup, il s'achevera η à un autre voyage, et je croy selon les nouvelles que nous en avons, que si le Roy n'est arrivé à cette heure, il ne peut guere retarder.
Mais soudain que ce Capitaine les eut laissez seuls, Bellaris met un genouïl en terre, prend la main de son maistre, et la luy baise, et avec un visage riant : - Seigneur, luy dit-il, vous estes mal satisfait de mon voyage, mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je vous pourrois donner ? - Que Cryseide, respondit le Chevalier, se portast bien en sa prison, et qu'elle m'aymast tousjours. - Et si je la vous donne meilleure, repliqua Bellaris, serez-vous content de moy ? - Et qu'est-ce, dit le Chevalier en sousriant, que tu peux me dire de plus ? - Je vous diray, reprit-il, que non seulement Cryseide se porte bien, et qu'elle vous aime plus que jamais : mais de plus, qu'elle est en liberté, et encores d'avantage, qu'elle vous est venuë trouver, et qu'elle est avec Clarine dans Gergovie, qui vous attend. - Ah Bellaris ! me dis-tu la verité ? s'escria le Chevalier. - Pensez-vous, respondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir η ? - Il faut bien, dit-il lors haussant les yeux au Ciel, et joignant les mains, Il faut bien, ô Dieux ! que vous [337 recto sic 335 recto] ayez eu agreables les vœux et les supplications de mon pere, puis qu'il vous plaist de me faire une si grande grace. Et puis se tournant η à
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Bellaris, - Mais, ami, est-il possible que cela soit, et comment tant de bon-heur me peut-il estre arrivé tout à la fois ? - Seigneur, luy respondit-il, ne doubtez point de ce que je vous ay dit, et pour vous tesmoigner et mon affection, et ma fidelité, si vous voulez demain vous la verrez. Cette belle qui a tant pris de peine pour vous donner ce contentement : mais je crains fort que ce soit le dernier service que je vous rendray jamais. - Je ne voudrois pas, adjousta Arimant, achepter ce contentement avec ta perte, mais s'il se pouvoit autrement, j'en serois bien-aise. - Je vous diray, adjousta-t'il, ce que j'ay deliberé ; et lors il commença à luy raconter de quelle façon il avoit trouvé Cryseide dans le Temple, comme il avoit parlé à Clarine, et apres tout ce qui s'estoit passé entre Cryseide et luy dans le jardin, la resolution qu'elle avoit faicte de se sauver, et bref, tout ce qui s'en estoit ensuivy, et enfin comme elle estoit à Gergovie vestuë à la Gauloise, où elle l'attendoit. Et puis il continua, - Or, Seigneur, il faut vous haster de sortir d'icy, car sans doute le Roy Gondebaut doit estre de retour à l'heure que nous parlons, et vous devez croire que Bellimart ne tardera guere ou à venir, ou à vous envoyer querir, puis que son avarice est telle, qu'elle ne le laissera guere en repos, et Dieu sçait quel traitement il vous fera, si vous avez memoire de l'ingratitude dont il a usé envers vous, vous cognoistrez aisément qu'il ne faut pas esperer plus de courtoisie à l'avenir, que vous [337 verso sic 335 verso] en avez espreuvé par le passé. Outre, il est impossible que Cryseide demeure long temps où elle
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est, que le Roy Gondebaut n'en soit adverty, et il faut que vous sçachiez que ce Roy est devenu tellement amoureux d'elle, qu'il a monstré avoir intention η de l'espouser : Jugez maintenant s'il n'est pas bien necessaire d'user de diligence pour la retirer hors de ces contrées, et quelle doit estre l'affection que Cryseide vous porte, puis qu'elle a mieux aimé se mettre au hazard que je vous ay dit, que d'estre Royne en espousant un si grand Roy ? J'ay donc pensé que vous pourrez faire de ceste sorte : Il faut que dés ce soir vous priez le Capitaine de me laisser retourner vers Bellimart, monstrant d'estre mal satisfait de moy, pour m'en estre revenu sans attendre son retour, il le fera fort aisément, et demain ainsi que les portes s'ouvriront, vous prendrez mes habits et je demeureray en vostre place dans le lict : J'espere que les Dieux favoriseront nostre entreprise, et qu'ils la feront reüssir heureusement : - Mais, mon Dieu, Bellaris, dit Arimant, je crains que ces gens ne te fassent du mal, s'il se pouvoit prendre par une autre voye, je croy qu'elle seroit bien plus à propos : - Non, non, Seigneur, dit le fidele Bellaris, il n'y en a point, car en premier lieu le temps vous presse, et ne faut pas avoir opinion que par presens, on puisse corrompre cét homme qui vous garde, parce qu'il croit vostre rançon devoir estre tres-grande, et il y a apparence que Bellimart luy en aura promis une partie, et quant à ce qui est de moy, ne vous en souciez point, d'autant que je sçay asseurément que les Dieux aident de faveurs inesperées [338 recto sic 336 recto] ceux qui esperent η en eux, et
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font leur devoir envers leurs maistres. Et y a-t'il rien à quoy je sois plus obligé, qu'à vous servir en tout ce qui me sera possible, et particulierement en une affaire de telle importance ? Mais soit ainsi que la cruauté de ce barbare luy fasse user autrement envers moy qu'il ne devroit, faut-il pour quelque danger qui se presente, que je laisse de vous servir ? Et si je meurs, qu'est-ce autre chose que faire un peu plustost, ce qu'en fin il faut que je fasse ? Et puis-je finir mes jours pour un plus beau, ny pour un plus honorable subject, qu'en vous donnant la liberté et le contentement ? Au contraire, si je ne le faisois pas, quelle reproche ne me ferois-je tout le reste de ma vie, d'avoir perdu une si belle occasion, de vous tesmoigner ce que je vous suis ? Ne me ravissez point ceste gloire, Seigneur, je vous supplie, je la vous demande, en recompense de tous les services que je vous ay rendus, et seulement je vous requiers de trois choses : L'une, si je meurs, que vous vous souveniez, que vous n'aurez jamais un plus fidele serviteur : L'autre, si je vis, que vous me donnerez Clarine pour ma femme : Et la derniere, qu'en toute façon, lors que vous serez sorty d'icy, vous vous retiriez en toute diligence, afin que vous ne soyez pas repris tous deux une seconde fois : Et continuant son discours, il sceut de telle sorte persuader Arimant, qu'il ne put jamais refuser cette assistance, quoy qu'il eust un grand regret de le laisser en un si grand peril. Le soir donc, Arimant pria le Capitaine, ainsi que Bellaris avoit proposé, qui sçachant bien que le Roy, s'il n'estoit arrivé,
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ne tarderoit [338 verso sic 336 verso] pas d'estre à Lyon, et desireux d'avoir plus promptement la rançon à laquelle il se mettroit, et dont il devoit recevoir une bonne partie, non seulement le permit, mais luy conseilla de le devoir faire, et que luy-mesme l'accompagneroit d'une de ses lettres à Bellimart.
Le depart de Bellaris estant donc resolu de ceste sorte, luy mesme fut celuy qui solicita la lettre pour partir, disoit-il, plus matin, et revenir tant plustost, et l'ayant retirée dés le soir, et fait commander qu'on le laissast sortir le lendemain, aussi tost qu'elle seroit ouverte. Il revint vers Arimant, et l'informa bien de tout ce qu'il avoit à faire, à sçavoir où il trouvera Cryseide, en quel lieu sont les chevaux, et par quel chemin il doit passer, tant pour aller jusques aupres de Lyon, que pour se retirer delà les Alpes, luy conseillant de se mettre sur le Rosne au dessous de Vienne, et prendre la mer vers les Massiliens, jusques en la coste de la Ligurie : qu'il valoit mieux alonger son chemin, et le faire un peu plus seurement. Avec de semblables discours, ils passerent une partie de la nuict, et l'autre fut employée à changer d'habits, et à donner ordre à tout ce qui estoit necessaire, de sorte que le jour estant venu, et oyant ouvrir les portes, apres qu'Arimant eut embrassé cent fois ce fidele serviteur, et non point sans avoir les larmes aux yeux, se recommandant à Mercure, il se mit en chemin, promettant à Bellaris qu'il auroit bien tost de ses nouvelles, et que quand il devroit employer tout ce qu'il avoit, il le mettroit hors de la peine où il le laissoit maintenant,
[ 348 verso ] 1621 fonctionnelle
et avec un extreme regret, il se presenta pour sortir [339 recto sic 337 recto] avec une grande crainte d'estre recogneu à la porte, parce qu'encor qu'il eust les habits de Bellaris, il luy ressembloit fort mal, estant beaucoup plus grand, et ayant le visage si dissemblable, qu'il estoit impossible de prendre l'un pour l'autre, pour peu qu'on y prit garde : toutesfois il sortit sans difficulté, parce qu'il estoit encores fort matin, et qu'ayant eu le commandement de le laisser sortir, ils n'y regarderent pas de plus prés. Or Bellaris l'accompagna de l'œil jusques à ce qu'il le vit fort avant dans la plaine, et il remarqua bien qu'Arimant tournoit à tous coups les yeux du costé du Chasteau pour voir si l'on le suivoit. Enfin l'ayant perdu de veuë, ce fut alors que le danger où il s'estoit mis luy revint devant les yeux, et luy representa vivement l'horreur de la mort, si est-ce que de quelque costé qu'il la pust considerer, il luy fut impossible de regretter ce qu'il avoit fait, ny d'en estre marry : et toutesfois comme chacun s'essaye de prolonger sa vie le plus qu'il luy est possible, voyant que son maistre estoit sauvé, il se resolut d'essayer d'en faire de mesme : il tourne donc les chausses d'Arimant à la renverse, et le pourpoinct aussi, accommode son chapeau le plus ressemblant qu'il peut, à celuy qu'il souloit avoir, et de fortune trouve encores son propre manteau qu'Arimant à son depart avoit oublié, ou peut-estre laissé exprés pour mieux marcher à pied : bref, il s'ageance le mieux qu'il peut, et avec un visage asseuré se presente à la porte pour sortir : le
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portier la luy refuse, disant, qu'il en estoit desja sorty un, et qu'il n'avoit commandement que pour celuy-là : mais Bellaris [339 verso sic 337 verso] monstrant la lettre qui s'adressoit à Bellimart, et la main du Capitaine estant recognuë par tous ceux qui estoient à la porte, ils furent d'avis de le laisser sortir : Le portier seul qui estoit opiniastre, et qui desiroit de faire sa charge exactement, ne le voulut faire sans un autre commandement, et ainsi remettant Bellaris entre les mains d'un soldat, luy ordonna de le mener vers le Capitaine, et sçavoir de luy sa volonté : Le soldat n'y manqua point, mais parce qu'il estoit encores matin, et que Bellaris et le soldat disputant à la porte de la chambre du Capitaine l'esveillerent, il se mit en si grande colere contre le portier, qu'il le menaça de le faire chastier, pour luy apprendre de laisser sortir ceux qui portoient lettre de luy : et tournant la teste de l'autre costé du lict, il se rendormit d'aussi bon sommeil qu'il avoit fait de toute la nuict.
Ainsi Bellaris sortit du chasteau, et prenant le chemin de Gergovie, usa de si grande diligence qu'il sembloit qu'il eust des aisles η aux pieds : mais cependant son maistre estant arrivé avant que luy, et trouvant l'hostellerie, il alla frapper à la porte de la chambre de Cryseide, qui ne dormant que d'un fort leger sommeil, l'oüyt incontinent, et appella Clarine pour sçavoir que c'estoit : elle qui d'autre costé vivoit avec une grande peine, se jetta à bas du lict, mettant sa robe sur ses espaules, courut ouvrir la porte du commencement,
[ 349 verso ] 1621 fonctionnelle
n'ayant pas encore les yeux bien ouverts : - Tu sois le bien venu, Bellaris, luy dit-elle, nous t'avons longuement attendu. Et Cryseide impatiente luy demandant qui c'estoit, - C'est, dit-il, Madame, Bellaris qui veut entrer, - Et laissez le venir vistement, [340 recto sic 338 recto] dit Cryseide, peut-estre nous apportera-t'il quelques bonnes nouvelles. - Ouy, Madame, dit Arimant, je vous en apporte de fort bonnes. Cryseide oyant, et recognoissant ceste voix, - Mon Dieu, dit-elle en sursaut, et se relevant sur le lict, C'est là la voix d'Arimant ! Et tirant le rideau, elle le vit qu'il s'estoit desja mis a genoux au chevet de son lict. Jugez, Madame η, quelle surprise fut celle-là, et quel excez de contentement. Il η fut bien tel, que luy jettant les bras au col, et joignant sa bouche à la sienne, elle y demeura si longuement qu'il sembloit qu'elle eut perdu le souvenir de s'en oster : Quant au Chevalier, il estoit si plein de joye de voir sa chere Cryseide entre ses bras, qu'il la serroit de sorte contre son estomac, qu'il sembloit qu'il la voulust estouffer. Clarine ayant refermé la porte y estoit accouruë, et les regardant et considerant ensemble demeuroit immobile, si ravie d'admiration, qu'elle ne sçavoit si c'estoit songe ou verité. Et apres avoir demeuré quelque temps de cette sorte, elle alla ouvrir les fenestres, et puis s'en revint vers eux, qu'elle trouva encores embrassez et ravis. Alors craignant presque qu'ils ne mourussent d'aise, les esveillant elle les contraignit de reprendre haleine, et de se separer pour quelque temps : mais incontinent apres, se reprenant, ils ne pouvoient
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se saouler de se baiser et de se caresser, et c'est sans doute qu'ils n'eussent pas finy si promptement, n'eust esté qu'ils oüyrent hurter à la porte de la chambre. Clarine les en advertit, qui ne fut pas un petit trouble et pour l'un et pour l'autre, ne se pouvans imaginer que quelqu'un qui ne fut pour leur nuire vint à ces heures [340 verso sic 338 verso] les trouver. Arimant se releva, et mettant la main sur son espée, s'en va à la porte pour l'ouvrir : ce fut bien la plus grande surprise pour le Chevalier qu'il eust encore euë, car il se vit Bellaris au devant lorsqu'il l'esperoit et qu'il y pensoit le moins. - O Dieu ! s'escria-t'il, est-ce bien toy mon amy ? - C'est moy, dit-il, Seigneur, moy dis-je, que les Dieux ont voulu delivrer, afin que je vous pusse rendre encore quelque bon service. - O Dieux ! dit le Chevalier, vueillez par vostre bonté moderer ces bonheurs par quelque legere fortune, car en voicy trois trop grands pour estre continuez : Voir Cryseide en liberté, en bonne santé, et entre mes mains : Me voir sorty de prison : et en fin te pouvoir embrasser, mon amy, lors que je pensois t'avoir perdu pour si long temps. A ce mot, le prenant par la main, il le mena vers Cryseide, et luy raconta ce qu'il avoit fait pour le sauver, et l'extreme peril où il s'estoit mis. Et lors qu'elle et le Chevalier vouloient entrer sur les remerciemens, il les interrompit, disant, - Laissons ces paroles, Seigneur, je suis plus obligé de vous servir, que je ne le pourray jamais faire, et ne perdez point le temps qui vous doit estre cher. Je crains que l'on ne vous suive, sortons de cette ville, et faisons chemin à
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loisir, je pourray vous raconter comme je suis eschapé.
Cryseide jugeant qu'il disoit vray, s'habilla en si grande diligence, que les chevaux à peine furent prests, qu'elle estoit desja au bas de l'escalier pour
faire
voyage : Arimant la mit à cheval, et Bellaris Clarine : et apres avoir bien contenté leur hoste, Arimant prit le cheval de son fidele [341 recto sic 339 recto] Bellaris, et ainsi se mettent en chemin avec leur guide, qui s'estoit desja grandement affectionné à Cryseide, tant pour sa douceur naturelle, qui la faisoit aymer de tous ceux qui la voyoient, que pour la liberalité dont elle usoit envers luy. Au sortir de Gergovie ils marcherent assez viste, mais s'estans un peu esloignez, ils allerent plus lentement à cause de Bellaris qui estoit à pied, et qui par les chemins leur alloit racontant le moyen par lequel il s'estoit eschapé, non pas sans les faire rire de l'extreme frayeur qu'il avoit euë, quand le portier luy refusa de η sortir, et de quelle diligence il avoit marché lors qu'il ne fut plus à la veuë du chasteau.
Ils finirent de cette sorte la premiere journée avec tous les plaisirs, que des personnes ayans eu semblables fortunes pouvoient recevoir, les ayant eschapées, et s'estans levez de grand matin, passerent les grandes montagnes de Cammenes η, et sur la fin de la journée, l'espouvantable Selve qui se nomme le Bois-noir, et arriverent fort tard à Viveres, fuyant tant qu'il leur estoit possible, les grandes villes et les grands chemins, afin de decevoir ceux qui peut-estre les suivoient. Mais il leur advint comme à ceux
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qui pensans eviter l'embusche η, laissent leur droit chemin pour donner dedans : Car le Capitaine qui avoit en garde Arimant, lors qu'il fut adverty qu'il estoit sauvé, prenant avec luy sept ou huict des siens, se resolut de les suivre, et au pis aller d'en donner luy-mesme les nouvelles à Bellimart : parce qu'il creut que sans doute ils iroient à Lyon, ou pour s'embarquer, ou pour prendre le chemin des Helveces. [341 verso sic 339 verso] Et parce qu'ils sçavoient comme personnes du païs, les sentiers plus courts, ils les avoient devancez, et ce soir estoient desja logez dans le mesme logis où Arimant et sa troupe s'alloient reposer. Le Capitaine recogneut incontinent Bellaris, et s'asseurant qu'ils estoient ensemble, il advertit toutes ses gens pour le surprendre, au mesme temps qu'il mettroit pied à terre η : mais ils ne le purent faire si secrettement, que Bellaris qui marchoit tousjours avec soupcon, ne se prit garde de leurs mouvemens, et parce qu'il avoit tousjours accoustumé d'aller devant chercher le logis, et puis s'en alloit querir son maistre : Apres avoir parlé à l'hoste, et dit qu'il y avoit assez de place : - Je m'en vay donc, dit-il tout haut, faire venir mon maistre et sa troupe. Le Capitaine, qui estoit dans une chambre voisine, tout prest à se saisir de luy, l'oyant ainsi parler, ne se voulut descouvrir, pensant les prendre tous deux en un coup : Mais le prudent Bellaris revenant vers son maistre, - Seigneur, luy dit il, sauvons nous, le Capitaine nous attend en ce logis. Arimant fut grandement surpris, toutesfois considerant le peu de temps qu'il avoit à prendre
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party, il fut d'avis que Cryseide et Clarine s'y en allassent loger, avec la guide, et trouvassent quelque excuse de leur voyage, et que le lendemain elles prinssent le chemin de Vienne, et luy aussi, et que pour sçavoir par où ils passeroient, ils mettroient η des brisées par tous les carrefours qu'ils rencontreroient, et que celuy qui arriveroit le premier à Vienne, iroit loger de l'autre costé du Rosne, au logis le plus proche du Pont, et y attendroit les autres. Ils vouloient dire [342 recto sic 340 recto] d'avantage, mais il leur sembla d'ouyr des chevaux qui venoient le long du pavé, qui fut cause que Cryseide poussa son cheval avec Clarine, et la guide d'un costé, et Arimant de l'autre, avec son fidele serviteur. Le Chevalier à la faveur de la nuict et des grands bois, se sauva aysément, quoy que le Capitaine le cherchast plus de quatre ou cinq heures dans les bois, et le troisiesme jour arriva dans Vienne à bonne heure, et s'alla loger en une hostellerie qui estoit au bout du pont. Le soir s'enquerant des nouvelles, il sçeut de son hoste que le Roy Gondebaut estoit enfin revenu de la Gaule Cisalpine, chargé de victoires et de despouilles, mais qu'à son retour il avoit receu un signalé desplaisir, à cause d'une prisonniere Italienne, de laquelle il devoit estre grandement amoureux, et qui s'estoit sauvée, sans que quelque diligence qu'on y eust sçeu mettre, on eust jamais pu sçavoir qu'elle estoit devenuë. - Et pour tesmoignage de ce que je dis, continua l'hoste, l'on a faict publier aujourd'huy une declaration du Roy pour ce sujet, que je vous veux faire voir, et se faisant apporter
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un grand papier en façon de placard η, il leut qu'il estoit tel :
Gondebaut, fils de Gondioch, Roy des Bourguignons, Seigneur des Sequanois, Lingones, Vellaunodois, Ambarres, Heduois, Catalauniques, Mauriciens, Matisques, Alexiens, Allobroges, Basileens, [342 verso sic 340 verso] Latobriges, Sebusiens, Secusiens, Secusienses, Valromains, Sedunois, Augustes-salasses, Centrons, Bramovices, Ebroduntiens, Segovellauniens, Galloligures, Dominateur des Alpes Semproniennes, Jovïennes, Pennines, Coties, Sabatiennes, et Maritimes, etc.
A TOUS ceux à qui nostre present vouloir sera cogneu, Salut : D'autant qu'il n'y a rien qui offence plus un courage genereux, ny qui luy donne un plus juste desir de vengeance que l'ingratitude,
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et la trahison : et qu'à nostre grand regret, au retour de nos longs, glorieux, et perilleux voyages, nous avons esté advertis, que Cryseide, l'une de nos prisonnieres, et celle à qui nostre bonté s'estoit pleuë de faire plus de graces et de faveurs : s'estoit ingratement sauvee de nos gardes : Ce qu'elle n'auroit pu faire sans le conseil, et l'assistance de quelque personne à nous [343 recto sic 341 recto] peu affectionnee, et qui perfidement l'auroit enlevee, au mespris de nostre puissance et authorité Royale. A ces causes, et plusieurs autres à ce nous mouvant, et par l'advis de nostre Conseil, pour chastier telles ingratitudes et trahysons, Avons declaré, juré, et promis, Par le Grand η que nous adorons, par l'ame de nostre tres-honoré pere, et par la Majesté de nostre Couronne, Que quiconque nous fera r'avoir ceste ingrate Cryseide, nostre fuitive prisonniere : ou qui nous declarera celuy qui a esté cause de sa fuite, ou qui perfidement a tenu main, donné ayde ou faveur à la
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faire evader, de quelque qualité, gent, ou condition qu'il soit, Nous luy ferons telle grace qu'il nous voudra demander, sans que pour quelque sujet que ce puisse estre, nous contrevenions ou permettions jamais estre contrevenu à nostre parole, promesse, et serment. Si ordonnons à tous nos Contes η et Officiers, de faire publier cesdites lettres, par toute l'estenduë de nos Estats. Donné en nostre Royale ville de [343 verso sic 341 verso] Lyon, aux ides de Julius, et de nostre regne η le deuxiesme.
Arimant oyant lire cette declaration entra en grande peur que Cryseide ne fust recognuë en entrant dans la ville, mesme que l'hoste en continuant son discours, luy dit que le Roy avoit mandé par tous les passages des ponts, des ports, et des entrées des villes, des personnes qui la recognoissoient. Cela fut cause que quelque temps apres il tira Bellaris à part, et luy commanda de chercher en diligence des habits d'homme pour la desguiser, et Clarine aussi : et soudain qu'il les auroit recouvrez, qu'il s'en allast sur le chemin par lequel elles devoient venir, pour les en avertir et les faire habiller avant que d'entrer dans la ville. Le fidele serviteur aussi-tost qu'il fut jour ne manqua point à ce qu'il luy
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avoit ordonné, et ayant trouvé assez promptement ce qui luy estoit necessaire, s'alla mettre sur le chemin pour les attendre. Cependant qu'Arimant faisant venir quelques habits plus honnestes que ceux qu'il avoit de Bellaris, se vestit un peu plus proprement qu'il n'estoit pas : mais la Fortune, qui n'estoit point encore lasse de travailler ces genereux Amans, et qui vouloit encores de plus grandes preuves de leur amour et de leur courage, ordonna qu'à l'heure mesme que Bellaris avoit rencontré Cryseide, et qu'elle remercioit les Dieux de ce qu'Arimant estoit arrivé sans aucun mal dans Vienne, le Roy Gondebaut allant à la chasse, et piquant apres un Cerf η, vint passer aupres [344 recto sic 342 recto] d'elle avec cinq ou six seulement qui le suivoient : Et parce qu'il prit garde qu'au mesme temps qu'elle l'avoit aperceu, elle s'estoit retirée dans un buisson voisin, et s'estoit esloignée du chemin, il la suivit par curiosité : mais Bellaris le recognoissant d'abord, se jetta à corps perdu dans un vallon, ce que Cryseide ne peut faire ny Clarine aussi pour estre à cheval, de sorte que le Roy l'ayant attainte, et la voyant vestue à la Gauloise, creut au commencement, que ce fust quelqu'une du pays, qui pour estre seule se fust retirée du grand chemin : mais luy ayant demandé qui elle estoit, et où elle alloit, aussi-tost qu'elle ouvrit la bouche, il la recogneut, parce qu'encores qu'elle parlast assez bien la langue Gauloise, elle avoit toutefois quelques accents estrangers, et la regardant de plus prés, quoy qu'elle essayast de se cacher le visage : - O Dieux, dit-il, et voicy Cryseide :
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Et lors se jettant en terre, il courut vers elle l'embrasser et la caresser. - Et depuis quand, belle Dame, continua-t'il, avez-vous pris cét habit qui vous déguise si fort ? Et quel Dieu vous a remis en mes mains, desquelles pour m'affliger quelque meschant Demon vous avoit enlevée ? La pauvre Cryseide estonnée plus qu'il ne se peut croire, de se voir en la puissance de celuy qu'elle avoit tant redouté, et tombée d'un si haut degré de contentement en si grand et cuisant ennuy, demeura quelque temps sans respondre. En fin, voyant qu'il n'y avoit plus de moyen de se celer, elle se resolut tout à coup, et d'un courage extreme, elle respondit, - Vous me demandez, Seigneur, depuis quand j'ay pris cét habit ? [344 verso sic 342 verso] Sçachez que c'est depuis que l'amour me l'a commandé : Et parce que vous appellez meschant Demon le Dieu favorable qui m'avoit osté de vos mains, c'est luy que je reclame, tant pour conserver son honneur, que pour vous faire recognoistre le tort qu'un si grand Roy se faict de contrevenir non seulement aux loix de l'humanité, mais à celles de l'ordre de Chevalerie que vous portez η, qui vous commande de servir, assister, et honorer les Dames, et non pas les prendre prisonnieres, et les retenir contre leur gré. Le Roy oyant ces libres paroles de Cryseide, et l'amour qu'il luy portoit, ne voulant consentir qu'il fist ce qu'il cognoissoit estre du devoir de Chevalier, il luy respondit : - Si quelqu'un vous vouloit faire outrage, j'y mettrois et ma Couronne et ma vie pour vous en empescher : mais en cecy, tant s'en faut que je vous retienne
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pour vostre mal, qu'au contraire je pretends que ce soit à vostre avantage et de tous les vostres. Elle vouloit repliquer, mais le Roy qui estoit plein de contentement d'une si heureuse rencontre, et qui ne vouloit point entrer plus avant en ce discours, la prenant par les reines η de son cheval, la reconduisit jusques au grand chemin, où ayant repris son cheval, il retourna à mesme temps à Lyon, plus content de cette prise, qu'il n'avoit esté de toutes ses victoires passées : Et parce qu'il l'avoit faicte à la chasse, et qu'il en estoit plus amoureux qu'il n'avoit jamais esté, il en fit de tels vers, que depuis il faisoit souvent chanter par ceux de sa Musique. [345 recto sic 343 recto]
JE m'en vay nuict et jour
A la chasse d'Amour :
Mais chasse bien estrange,
Qui me deçoit et change
En ce que je poursuis :
Puis qu'ayant bien chassé, l'amour veut que je soye
[ 355 recto ] 1621 fonctionnelle
Blessé, non le blesseur. Chasseur, non, mais la proye.
Lors que Cryseide fut prise, Clarine se fust bien sauvée, si elle eust voulu, aussi bien que celuy qui leur servoit de guide : mais ne la voulant abandonner, elle la suivit volontairement : Et de cette sorte la triste Cryseide fut r'amenée à Lyon, et remise avec les autres Dames prisonnieres, mais avec une plus soigneuse garde qu'elle n'avoit pas eu auparavant, quoy que le Roy, qui veritablement avoit dessein de l'espouser, tant pour sa beauté, que pour estre proche parente de la femme de Rithimer, sœur de l'Empereur Anthemius, eust commandé qu'elle ne receust [345 verso sic 343 verso] que toute sorte de service et de courtoisie, et le contentement qu'il receut de lavoir η trouvée fut tel, qu'il en fit faire des feux de joye et des resjouyssances si grandes, que chacun s'en estonnoit. Cependant Bellaris s'estant sauvé à moitié deschiré des ronces, et cassé en plusieurs lieux, des diverses cheutes qu'il avoit faitces, s'en vint tout effroyé donner ces mauvaises nouvelles à son maistre, qui demeura si surpris d'estonnement, et si outré de douleur, qu'il ne sçeut jamais luy dire une seule parole, mais s'abouchant sur un lict, y demeura jusques à la nuict, sans qu'il voulut jamais respondre à Bellaris, quelque parole de consolation qu'il luy put dire. Enfin s'estant deshabillé, il se mit dans le lict sans vouloir manger, où il reposa fort peu pour toute la nuict. Enfin le matin
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il appella Bellaris, et luy commanda de s'en aller à Lyon, et de sçavoir des nouvelles de Cryseide, et du traittement qu'on luy faisoit. Le fidele serviteur, quoy qu'il y eust beaucoup de danger pour luy, se déguisant le mieux qu'il put, ne manqua point d'obeyr à ce qu'il luy avoit commandé, et d'abord qu'il fut arrivé, il n'eut pas beaucoup de peine de s'en enquerir, parce que toute la ville estoit pleine de Cryseide, et des faveurs que le Roy luy faisoit, estans telles, que l'on croyoit asseurément qu'il l'espouseroit, quoy qu'elle en fit beaucoup de difficulté, pour quelque occasion que l'on ne sçavoit point encores. Il revint incontinent vers son maistre, voyant mesme la grande difficulté qu'il y avoit de parler à elle, resolu de le persuader de se retirer en Italie, puis qu'il n'y avoit pas apparence que se voyant [346 recto sic 344 recto] servie, caressée et honorée d'un si grand Roy : l'ambition d'estre Royne, ne luy fit perdre l'amour d'Arimant. Estant donc retourné à Vienne, il luy raconte tout ce qu'il avoit appris, et apres luy remet devant les yeux, la legereté des femmes, leur ambition, la douce flaterie d'estre Royne, et la grande apparence qu'il y avoit qu'elle recevroit l'honneur que le Roy luy vouloit faire. Qu'il le conseilloit de ne s'y point amuser d'avantage, et de se souvenir de l'ennuy que son pere auroit de sa perte, et que cela pourroit estre cause de sa mort, et de l'entiere ruine de sa maison ; que de sejourner là d'avantage, il n'y avoit point de seureté, parce que ce jeune homme
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qui les avoit servy de guide, les pourroit deceler et faire reprendre. Bref que pour toutes raisons il devoit se promptement retirer en sa maison, cependant qu'il le pouvoit faire. Arimant escouta Bellaris tant qu'il voulut parler, non pas pour consentir à son opinion, mais parce qu'il avoit l'esprit ailleurs. Et lors qu'il se fut teu : - Bellaris, luy respondit-il, je ne m'eslongneray guerre de ton advis, pourveu que tu fasses encores ce que je te diray. Retourne incontinent à Lyon, donne ce petit livre à Cryseide, et fay en sorte que tu en ayes responce, et apres tu verras quelle resolution je feray. Le serviteur qui aymoit son maistre infiniment, apres l'avoir asseuré de le faire, ou d'y perdre la vie, le supplia de ne vouloir donc point se tant attrister, et de se souvenir que sa vertu l'avoit bien fait surmonter de plus grandes infortunes, et qu'il en devoit esperer encores autant, sans se donner entierement à la [346 verso sic 344 verso] douleur. Et Arimant le luy ayant promis, il partit incontinent avec le petit livre, dans lequel le Chevalier avoit marqué telles paroles :
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CEste infortune aura t'elle plus de pouvoir sur vous que toutes les autres ? Et pour l'ambition d'estre Royne, serez vous infidelle ? Et moy, seray-je le plus trahy, et le plus mal heureux de tous les hommes ? Mandez-le moy, afin que par ma mort je vous empesche d'estre parjure.
Bellaris ne pouvant trouver autre moyen de donner ce livre à Cryseide, que quand elle alloit au temple, se tint auprés du Vaze de l'eau Lustrale, comme il avoit fait l'autre fois, et en mesme temps qu'elle tendit la main pour en prendre, il fit semblant de luy en vouloir donner, et de l'autre main luy presenta le livre, qu'elle recogneut incontinent, et s'approchant le plus prés de luy qu'elle put, le prit si finement, que personne ne s'en apperceut, et ne luy put dire que ce mot : - A demain. Cependant sortant du temple, il s'en alla comme de coustume parmy la ville, où il apprit [347 recto sic 345 recto] que veritablement le
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Roy vouloit espouser Cryseide, qu'elle l'avoit refusé, et ne vouloit point y consentir, que toutefois il ne vouloit laisser de passer outre, s'asseurant, que quand il l'auroit espousée, elle changeroit d'opinion.
Le lendemain, Cryseide ne manqua point de rendre le livre, avec la mesme ruze à Bellaris, et luy dit en passant : - Je mourray plustost. Il entendit bien ce qu'elle vouloit dire, et admirant l'amour et la generosité de ceste fille, s'en retourna vers son maistre, auquel il fit entendre ce qu'il avoit appris, et les mesmes paroles qu'elle luy avoit dites, en luy donnant le livre, qui fut une grande consolation pour Arimant, qu'il sembloit estre à moitié soulagé de sa peine : Et puis prenant le livre, il adjousta les lettres qui se trouverent estre telles :
VOus sçaurez plustost ma mort, que mon changement. A ce coup je feray voir quelle resolution peut avoir une fille, qui vive ou morte ne sera jamais qu'à vous. Faites-en de mesme.
- Et bien, dit alors Arimant, me peus-tu conseiller,
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Bellaris, d'abandonner une personne, qui [347 verso sic 345 verso] prend une telle resolution pour moy ? - J'avoüe, respondit-il, que je l'admire, et que sa vertu a surpassé mon opinion : Mais, Seigneur, que pretendez-vous de faire, et quel moyen vous reste-t'il de la pouvoir secourir ? la force de ce Roy est trop grande, et son amour trop violente, pour donner place à quelque espoir, et le danger est si grand pour vous de vous arrester icy, que je vous tiens pour perdu si vous le faictes. - Ne te soucie, Bellaris, dit alors Arimant, j'ay pensé
un moyen pour la sauver, qui me reüssira sans doute. Et dés lors mettant ordre à son depart, il s'en alla le lendemain à Lyon, où il arriva expressement sur le soir, et s'en alla loger en une hostellerie la plus retirée qu'il put choisir. Et là par le moyen de Bellaris, il apprit encores la continuation des mesmes nouvelles : et de plus, que le lendemain le Roy s'en alloit faire un sacrifice au tombeau η des deux Amants, en esperance qu'ils luy seroient propices envers le grand Tautates, pour changer le cœur de Cryseide, et la faire consentir à ce qu'il desiroit. Et que pour le rendre plus solemnel, il vouloit qu'elle y assistast, et toutes les autres Dames prisonnieres.
Arimant fut fort aise de cette nouvelle, et luy sembla que c'estoit un bon augure pour luy, qu'il se fust rencontré à ceste occasion : il ne manqua donc point de se tenir prest le lendemain. Et cependant le Roy ne cessoit de rechercher cette belle fille, luy representant tout ce qui pouvoit la persuader de luy complaire. Mais elle plus ferme en sa resolution, qu'un rocher η
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contre les flots de la mer, ne put jamais estre esbranlée. Cela fut [348 recto sic 346 recto] cause qu'il pensa avant que de venir à la force, de recourre au secours de Tharamis, et par sacrifices obtenir de luy cette grace, de changer le cœur de cette genereuse fille. Et parce qu'il la pria d'y vouloir assister, elle y consentit librement, - M'asseurant, dit-elle, que si ce Dieu Tharamis est juste, il vous ostera la volonté de faire une si grande injustice.
Le lendemain le sacrifice estant prest à se faire, il la fit monter dans un somptueux chariot, la contraignit de porter la couronne Royale, et la fit suivre pompeusement par toutes les autres ses compagnes, comme si desja elle eust esté Royne des Bourguignons, pensant avec telles grandeurs esbranler sa constance, elle estoit veritablement tres-belle, mais ceste parure ne donnoit pas un petit esclat à sa beauté, encores que le desplaisir qu'elle avoit en son ame, parust et en son visage et en toutes ses actions. Le Roy estoit auprés d'elle si content de la voir avec ceste couronne, qu'il luy sembloit qu'elle fut desja sa femme : Ils passerent tout le long de la ville, et vindrent jusques à Pierre Cyse, où estoit la sepulture η des deux Amants, et où le sacrifice se devoit faire.
Lors qu'il arriva, les Gardes firent faire place au Roy, et Cryseide et toutes les autres Dames mirent pied à terre pour monter dans l'échaffaut qui leur estoit preparé, pour mieux voir les ceremonies. Soudain les Sacrificateurs arrivent, les Victimaires conduisent les Taureaux η blancs, et les Vacies s'approchant le plus pres
[ 358 verso ] 1621 fonctionnelle
qu'ils purent du Tombeau, font signe de donner le coup aux victimes, elles tombent du premier coup en terre [348 verso sic 346 verso] du costé droit, et soudain leur mettant le couteau dans le gosier, en tirent le sang duquel ils arrousent le feu, qui estoit allumé pres du tombeau η des deux Amants, puis le tombeau mesme, et en fin le Roy, les Dames, et le reste du peuple. Apres les victimes sont ouvertes, les entrailles recherchees, et trouvées bien entieres, et telles que tous les presages η en estoient tres-heureux, dequoy le Roy tres-aise, et le disant à Cryseide, pour tesmoignage que les Dieux avoient agreable leur alliance. Elle qui jusqu'alors avoit esperé en la justice de ce Dieu incogneu, et qu'il donneroit cognoissance en quelque sorte du contraire, se voyant frustrée de son attente, ne sçavoit plus à quoy recourre sinon au desespoir. Et en ceste resolution, elle feignit de vouloir elle-mesme recognoistre les entrailles des Victimes, et demanda qu'on luy permit de s'en approcher. Le Roy qui estoit tres-asseuré du rapport des Vacies, en fut tres-aise, pensant que ceste veuë ne pouvoit que luy persuader ce qu'il desiroit, par la cognoissance qu'elle auroit de la volonté des Dieux : Et ainsi luy faisant aider à descendre, elle vint sur le lieu du sacrifice, se fit monstrer curieusement le foye, le cœur, et le reste des parties nobles. Et cependant que les Sacrificateurs s'amusoient à les luy faire bien voir, elle se saisit du couteau η encores sanglant, duquel on avoit égorgé les Victimes, et puis s'encourant
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vers le tombeau η des deux Amants, se prit à l'un des coings η, et lors haussant le couteau avec un visage tres-asseuré, elle dit fort haut, - Voy-tu, Magnanime η Prince, ce couteau que je tiens en la main ? C'est pour me le mettre dans le cœur, si [349 recto sic 347 recto] quelqu'un se hazarde de me vouloir user de force η : Et lors tournant la poincte contre son estomac, elle continua de ceste sorte :
- Dieu me soit tesmoing, Grand et invincible Roy, si je n'estime et n'admire η tout ce qui est en ta personne, et tout ce qui procede de toy, je te voy chery et favorisé des Dieux, aimé de tes sujets, honoré de tes voisins, et redouté de tes ennemis : je recognois en toy une prudence en toutes tes actions, une generosité en toutes tes entreprises, une justice envers chacun, et une amour particuliere envers moy, qui m'oblige non seulement à t'admirer et à te servir, comme le reste de l'Univers, mais à t'aimer et estimer autant qu'il m'est possible, si donc ayant la cognoissance de toutes ces choses, et celle aussi de l'honneur qu'il te plaist de me faire, de m'unir à ta Majesté par les liens d'un desirable mariage, ne faut-il pas confesser que ce qui m'en oste la volonté doit avoir une grande puissance et sur mon affection et sur mon devoir ? S'il te plaist donc, Seigneur, avoir cette consideration devant les yeux, je veux esperer que non seulement tu me pardonneras si je fais quelque chose qui te desplaise, avec ceste asseurance, que si je pouvois autrement disposer de moy, je le ferois à ton contentement
[ 359 verso ] 1621 fonctionnelle
encore plus promptement que tu ne le sçaurois commander.
Mais sçache, ô Grand Roy, qu'estant à peine sortie de l'enfance, les Dieux voulurent que j'aymasse un Chevalier, je dis que les Dieux le voulurent, car si ce n'eust esté par le vouloir des Dieux, et escrit dans l'ordre infaillible du destin, c'est [349 verso sic 347 verso] sans doute qu'il y auroit long-temps que cette affection seroit perie, pour les grandes et incroyables traverses que la fortune nous a données : Au commencement les parens qui avoient puissance sur nous : Depuis Rithimer que tu sçais estre si puissant, et en fin tes armes, qui non seulement m'osterent la liberté, mais m'arracherent je puis dire d'entre les bras de mon mari, tel puis-je nommer celuy auquel j'ay promis mariage, prenant la Nopciere Juno, et Hymen pour tesmoings de nos promesses reciproques, et pour justes punisseurs de celuy qui manqueroit à ces serments. Que si je ments en ce que je dis, je prie ces deux fideles Amants qui reposent en ce tombeau η, et desquels les ames jouyssent avec les Dieux du loyer de leur fidele amitié, qu'ils me punissent plus rigoureusement qu'autre que la Justice divine ait jamais chastiée : mais aussi si je dis vray, je les conjure par cette inviolable amour qu'ils se sont portée, de vouloir monstrer en toy leur puissance, en obtenant des Dieux, qu'ils te changent le courage, et te divertissent ailleurs la pensée : Et toy, ô grand et genereux Prince, sois certain qu'il ne te reste plus sur moy que la force, à laquelle si tu en veux user, ce que je ne
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croy point de ta magnanimité η, je m'y opposeray avec ce couteau duquel je chasseray cette ame de mon corps, et ne laisseray en ta puissance que ce cadavere froid et sans vie. Mais s'il est vray que tu me fasses l'honneur de m'aymer, et que tu sois encores ce grand Roy, qui as faict trembler l'Italie au bruit de tes armes, je dis cette Italie, qui autrefois a sousmis tout l'Univers sous les siennes : fay-le voir aujourd'huy en me [350 recto sic 348 recto] rendant non seulement la liberté, mais me redonnant à celuy à qui je suis, et duquel je ne puis estre separée que par la mort, tu acquerras ainsi le nom de Juste, en rendant possesseur de son bien, celuy qui en a esté despoüillédespoüillé injustement, et le tiltre de Magnanime η, en te surmontant toy-mesme, toy dis-je, qui jusques icy as esté invincible : Si tu ne le fais, attends, ô Roy, la vengeance asseurée des Dieux qui te regardent à cette heure du Ciel, pour voir comme tu te comporteras en ceste action, pour luy donner ou chastiment ou loyer. Et vous, continua-t'elle, se tournant contre le tombeau η ô parfaictes ames, qui avez ressenty cependant que vous viviez peut-estre les mesmes infortunes qui me travaillent, compatissez à mon mal, et ne permettez point η
aujourd'huy devant une si solemnelle assemblée, j'embrasse en vain vostre tombeau η, et que je vous reclame sans secours.
Ainsi acheva Cryseide, et embrassant de nouveau le coin η de la sepulture, elle tenoit de l'autre main le couteau contre son estomach, prest à s'en donner dans le cœur, si elle voyoit
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que quelqu'un la voulust arracher de là. Toute l'assemblée demeura infiniment estonnée, oyant et voyant la resolution de cette fille : mais sur tous le Roy se trouva confus de cét accident, parce qu'il estoit vray que ce sepulchre η des deux Amants estoit un Asyle pour tous ceux qui s'y retiroient, et qui
recevoient
outrage en ce qui estoit de l'Amour, et si religieusement observé, que le pere ny la mere mesme, n'en pouvoient retirer leurs enfans, quand ils en tenoient un des coins η. Le Roy qui n'eust [350 verso sic 348 verso] jamais imaginé que Cryseide s'en fut voulu servir, ny seulement pour estre estrangere, qu'elle le sçeust, n'y avoit point pensé : mais la voyant en cét estat, il ne sçavoit à quoy se resoudre, de laisser cette fille en liberté, il ne le vouloit point, de rompre les privileges de cét Asyle, il ne l'osoit, fust qu'il craignit le chastiment des Dieux, ou qu'il redoutast le tumulte du peuple : enfin ayant quelque temps consideré et debattu en soy-mesme, il se resolut de la ravir de là, sans avoir esgard ny au lieu ny à l'assemblée, s'asseurant sur les forces qui estoient autour de luy, qu'il contiendroit le peuple en son devoir, et que pour ce qui estoit des Dieux, il les adouciroit par des sacrifices, et par toute sorte de bien-faits.
En cette deliberation, il s'avança pour l'aller prendre luy mesme, et elle le voyant venir, se fust donné à l'heure mesme du couteau dans le sein, si tous les Vacies en s'eslevant ne se fussent opposez au Roy, luy remonstrant ce qui estoit de leurs franchises, lesquelles ne pouvoient estre violées par un Prince si juste et craignant
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les Dieux : Mais son amour qui estoit encores plus forte que toutes ces considerations, l'eust sans doute porté outre son devoir, si Arimant qui s'estoit trouvé à ce spectacle, et qui ne pouvoit presque contenir les larmes de compassion, de voir Cryseide en cette extremité, fendant la presse en despit des gardes se jetta entre Cryseide et le Roy, et lors mettant un genoüil à terre ; - s'eslevant Seigneur, dit-il, je me viens presenter à ta Majesté, asseuré sur la promesse que tu as faite, et de laquelle je te fais voir l'escriture, dit-il luy monstrant sa declaration qu'il avoit en [351 recto sic 349 recto] la main, pour recevoir la grace que tu as promise à celuy qui te dira qui fut cause que ceste genereuse fille, dit-il en monstrant Cryseide, s'eschappa de tes gardes. - Estranger, dit le Roy, je n'ay jamais rien promis, que je ne tienne, declare le coulpable, afin que je le fasse punir, et demande la grace, afin que tu l'obtiennes. - Seigneur, dit alors Arimant en se relevant, le coulpable est icy en ta presence, et tu pourras aisément le chastier, car c'est moy. - C'est trop, reprit incontinent le Roy, et comment as-tu la hardiesse de te presenter devant moy ? - Pour la seule esperance, dit-il, de la grace que je te veux demander, et ne croy point, Seigneur, que ce soit, ny ma vie, ny l'amoindrissement de quelque peine, que je te vueille requerir, mais seulement qu'en observant ta parole à laquelle tu és obligé par le Grand η que tu adores, par l'ame de ton pere η de glorieuse memoire, et par la Majesté de ta Couronne, tu m'octroyes une autre grace que je te demanderay. Le Roy demeura
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estonné de la resolution de cét homme, et s'estant reculé un pas ou deux : - Estranger, luy dit-il, n'es-tu point hors du sens de parler de cette sorte ? ou comment peux-tu avoir esté la cause que Cryseide se soit sauvée ? - Seigneur, repliqua-t'il, je m'appelle Arimant, et suis cét heureux Chevalier, que cette belle fille a dict avoir tant aimé, et aimer encores : je fus pris quand elle fut faicte prisonniere : et ma fortune fut en cela telle, que je fus conduit prisonnier aupres de la ville de Gergovie, où je trouvay le moyen de luy faire sçavoir de mes nouvelles : Elle qui pensoit que je fusse mort, soudain qu'elle sçeut que j'estois [351 verso sic 349 verso] en vie, delibera de se sauver, et de me venir ayder à sortir du lieu où j'estois detenu, elle executa sa deliberation, et fut depuis cause de me mettre en liberté : Tu vois donc, Seigneur, que veritablement je suis cause qu'elle s'est sauvée, et que me declarant à toy, tu és obligé pour n'estre parjure, de m'accorder la grace que tu m'as promise : Le Roy d'un costé estonné de cette resolution, de l'autre offencé, en ce qu'il luy sembloit d'estre mesprisé par cét estranger : - Ouy, dit-il, il est vray, je te dois faire la grace, demande-là et te prepare au supplice de ma juste indignation. - Seigneur, reprit alors Arimant, je n'ay jamais moins esperé d'un si grand Roy que tu és, c'est pourquoy librement je me remets entre tes mains, sans craindre ny tes supplices, ny tes tourmens, pourveu qu'auparavant je voye effectuer la grace que je te demande. - Or sus, dit le Roy, demande hardiment, je te promets de
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te l'accorder, par les mesmes sermens ausquels je suis desja obligé, - Seigneur, repliqua alors Arimant d'une voix plus haute, je te demande en grace, que Cryseide que je vois là embrasser le tombeau η des deux Amants, et qui maintenant est ta prisonniere, soit remise en liberté, et renvoyée par toy en toute asseurance à ses parens, sans que ny toy, ny autre quelconque lui puisse faire force, ny la retenir contre sa volonté. - O Dieux ! s'escria le Roy, quelle malheureuse journée est celle-cy pour moy ! Faut-il donc que moy-mesme je sois cause de mon mal, et que pour l'avoir imprudemment promis je doive estre parjure, ou vivre le plus miserable Prince de l'Univers ? Et là demeurant quelque temps sans [352 recto sic 350 recto] parler, enfin enflamé d'extreme colere, et ayant honte qu'en la presence de tout le peuple, on le pust accuser d'avoir rompu sa foy : Il resolut de la maintenir, mais de saouler son courroux sur Arimant. Et pource les yeux enflamez de furie, - Je declare, dit-il, que Cryseide est libre, et deffends sur peine de ma disgrace, qu'il y ait personne si hardie de luy faire desplaisir : Jurant sur l'ame de mon pere η, que le premier qui y contreviendra, n'aura jamais ny grace, ny pardon de moy. Et lors se tournant vers Arimant : - Et bien estranger, es-tu content de moy ? - Ouy, Seigneur, dit-il, plus qu'homme du monde. Alors se tournant vers ses Solduriers, - Prenez-le, dit-il, ce hardy mespriseur de mon courroux, et qu'on le mette au supplice, jusques à ce qu'il meure, afin que les autres temeraires comme luy, apprennent à son exemple, à redouter les traicts
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de mon ire. Arimant alors d'un visage joyeux tendit les bras aux liens, et seulement se tournant vers Cryseide qu'il vit pleurer : - Ne troublez point, Madame, je vous supplie, luy dit-il, le repos de mon ame par vos pleurs, et croyez que mes jours ne sçauroient jamais estre mieux employez, qu'en donnant à vous la liberté, et vous aux vostres η. Cryseide alors se jettant en terre, - O liberté η ! s'escria-t'elle, trop cherement venduë, pourquoy ne puis-je avec une eternelle prison te conserver la vie, que ton affection te faict perdre au plus beau de ton aage ? mais va seulement, Arimant, je te suivray bien tost, et puis que je suis en liberté, je feray cognoistre que je sçay aussi bien mourir pour te suivre, que toy pour me sauver l'honneur. Cependant qu'elle [352 verso sic 350 verso] parloit ainsi, et qu'Arimant la conjuroit par leur amour, de vivre autant qu'il plairoit aux Dieux de prolonger ses jours, on achevoit de lui lier les bras avec de cruelles chaisnes. Et le peuple esmeu de la constance du Chevalier, et de la compassion de Cryseide, souspiroit et pleuroit la separation d'une si belle amitié. Lors que Bellimart se trouvant avec le Roy, en ce sacrifice, et oyant parler Arimant, le recognut pour son prisonnier, et de mesme aussi le Capitaine qui l'estoit venu advertir qu'il s'estoit eschapé : Et voyant que si Gondebaut le faisoit mourir, il perdroit toute esperance de rançon, il s'avança, et dit au Roy, Que ce n'estoit pas pour contrevenir à sa volonté, parce que tout ce qu'il avoit, estoit en la disposition de sa Majesté, mais seulement pour ne laisser perdre son droict sans le
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luy representer : qu'il le supplioit de surseoir l'execution de mort contre cét estranger, jusques à ce qu'il luy pust faire entendre la raison qu'il avoit de s'en plaindre. Et le Roy luy ayant permis, il luy representa la peine qu'il avoit euë, et les hazards qu'il avoit encourus en ses perilleux voyages aupres de sa personne, le faict souvenir des lieux où il a esté employé, et des services plus signalez qu'il luy a rendus, raconte les blessures honorables qu'il en a rapportées, et enfin de toutes ces choses, luy dit-il, Seigneur, je n'en ay eu autre advantage que ce seul estranger, lequel estant mon prisonnier, et s'estant sauvé je retrouve icy, mais si l'arrest de sa mort s'en ensuit, je perds tout ce que la fortune m'avoit donné, et ne pense pas, Seigneur, que ce soit peu de chose : car il est [353 recto sic 351 recto] le premier de la Province des Libicins, et son pere qui n'a que ce seul enfant, tellement eslevé en credit, qu'il n'y a que luy seul en toute la Gaule Cisalpine, de qui ce grand soldat Rithimer ait quelque apprehension. A peine eut-il achevé ces paroles, que Bellaris, le fidele serviteur, ne sçachant quel estoit le dessein de son maistre, et accourant en ce lieu comme presque tout le reste du peuple de la ville, et ayant esté informé de ce qu'il avoit faict pour sauver Cryseide, esmeu d'une affection extreme de sauver son maistre, par la perte de sa propre vie, se vint jetter aux pieds de Gondebaut, si inopinément, qu'il l'empescha de respondre à Bellimart, pour ouyr ce que ce jeune homme luy vouloit representer, et lors qu'il vit que le Roy l'escoutoit, il commença de cette sorte :
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- Seigneur, qui t'es aujourd'huy acquis le tiltre du Prince de la foy, par l'acte que toute cette grande assemblée t'a veu faire en cette occasion : Je me jette à tes genoux, pour te supplier de n'estre moins observateur de ta parole envers moy, que tu l'as esté envers ce Chevalier, dit-il monstrant Arimant. - Estranger, dit Gondebaut, ny toy, ny personne vivante, ne me reprochera jamais, que je contrevienne à ce que je promets. - Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les Deux augmenter ta Couronne comme cette action te rend digne d'estre Monarque de toute la terre. Et lors se relevant, il continua ainsi : - Tu as promis, ô grand Roy ! de donner une grace à celuy qui te diroit qui a aidé, ou qui a tenu la main à faire sauver ceste estrangere ? - Il est vray, respondit le [353 verso sic 351 verso] Roy. - Or, Seigneur, je te viens declarer celuy contre qui justement tu as occasion d'aigrir et ta colere, et ta severe justice ; et veritablement, c'est celuy qui est le plus coulpable, parce que malaisément pourroit-on avec raison accuser d'avoir failly ce pauvre Chevalier, encor qu'il soit vrayment cause que Cryseide se soit sauvée, d'autant qu'il n'y a rien contribué du sien, sinon que d'estre en vie et trop aymable, estant tres-certain que s'il n'eust pas esté parmi les vivans, elle n'eut jamais pris volonté de s'eschapper : mais en cela en peut-il mais ? y a-t'il contribué quelque chose de son conseil, de sa peine, ou de son industrie ? Nullement, Seigneur, rien du tout, sinon qu'il luy a fait sçavoir qu'il vivoit encores. Au contraire, celuy que je te viens descouvrir, c'est le seul coulpable de tout le forfait : Il a donné le conseil, il
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a trouvé l'invention, c'est luy qui a destaché le bateau qui soustenoit la chaisne qui traverse l'Arar, afin de donner commodité à celuy de Cryseide de pouvoir passer dessus ; c'est luy qui a trouvé les chevaux pour fuir, c'est luy qui l'est allé prendre par la main à sa fenestre, pour entrer dans le batteau qui estoit au-dessous : bref, c'est luy qui a tout fait, et qui par consequent merite tout le chastiment.
Le Roy oyant parler de cette sorte cét estranger : - Qu'est-ce que η tu tardes tant, dit-il à me le nommer promptement, afin que pour le moins je passe mon desplaisir à faire chastier celuy qui veritablement en est la cause ? Alors le fidele serviteur, - C'est donc, dit-il, en parole de Roy, que tu me promets, Seigneur, que quand je t'auray [354 recto sic 352 recto] nommé ce coulpable, et de plus, que je te l'auray remis entre les mains, tu m'accorderas la grace que je te demanderay ; - Je te le promets, dit le Roy, sur toutes les choses qui me sont les plus sacrées. Bellaris haussant alors les mains et les yeux au Ciel : - Je vous remercie, dit-il, ô Dieux ! qui habitez là haut, de la grace que vous me faictes, de pouvoir finir mes jours apres avoir fait ce que je desirois le plus ; Et se tournant vers Gondebaut, - Commande, continua-t'il, Seigneur, que l'on détache ce Chevalier, qu'indignement l'on traitte comme tu vois, et que l'on employe toutes les chaisnes et les liens dont il est lié, sur moy, car c'est moy qui ay sauvé Cryseide, c'est moy qui luy donnay la nouvelle qu'il vivoit, c'est moy qui l'ay conduite tousjours depuis : bref, qu'en moy seul tous les supplices soient
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employez, puis que c'est moy seul qui suis cause de tout le desplaisir que tu as receu. Mais maintenant que j'ay satisfait à ce que je t'ay promis, c'est à toy, ô Grand Roy, de m'observer η ta parole, et me donner la grace que je veux demander, qui est telle : Dés mon enfance, j'ay esté nourri et eslevé en la maison de ce noble Chevalier, je lui dois tout ce que je puis valoir, j'ay esté tesmoin de la naissance de son affection envers Cryseide, j'y ay contribué et peine et industrie, j'y ay recogneu tant d'honnesteté et tant de vertu, que je croiray de clorre mes jours fort heureusement, si par la grace que je te demande, je suis cause qu'ils vivent longuement ensemble : Je penserois estre coulpable d'ingratitude, si pouvant sauver la vie et l'honneur à celuy qui m'a donné à vivre si longuement, et [354 verso sic 352 verso] qui m'a par son exemple enseigné toute chose vertueuse et honorable, je ne le faisois librement : c'est pourquoy je te demande, Seigneur, en grace, que tu absolves de toutes sortes de peines et de supplices Arimant, et que non seulement tu le mettes en sa pleine liberté, comme il t'a desja pleu de faire Cryseide : mais de plus, par une incomparable magnanimité η, tu les fasses marier ensemble, comme desja ils sont espousez par consentement de leurs parents. Et si tu ne veux point que les traits du courroux que tu avois contre luy, tombent en vain, qu'ils soient, Seigneur, employez tous sur moy, et adjoustez aux supplices qu'il te plaira de m'ordonner, protestant que la gloire d'avoir faict ce que je dois, me sera si douce, que je ne sçaurois ressentir les amertumes des peines, et des travaux qui me seront donnez.
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Et parce, Seigneur, que j'ay ouy que le vaillant Bellimart pretendoit avoir quelque droict sur mon maistre, parce qu'il a esté autrefois son prisonnier, permets moy que je luy monstre le contraire, en la presence de ta Majesté. Premierement, que pretend-il en mon Seigneur, que cela seul que luy-mesme luy a donné ? Quant tu pris la ville des Caturges, ô grand Roy ! Bellimart sçait bien en quelle obligation de la vie ce valeureux Chevalier le mit. Je ne la veux pas redire, pour n'user de reproche envers un si genereux courage que celuy de Bellimart. Bien diray-je, il sçait bien que je ne ments pas, que ce ne fut pas luy qui prit mon Seigneur : mais mon Seigneur, qui apres luy avoir faict un signalé service, [355 recto sic 353 recto] le pria de le recevoir pour son prisonnier, à condition de le traitter en Chevalier, et en homme de sa condition. Si cela se peut dire prisonnier de guerre, ou plustost de courtoisie, je m'en remets au jugement que ta Majesté en voudra faire. Mais quand cela ne seroit pas, qu'est-ce que maintenant il vient demander à mon maistre ? S'il a esté son prisonnier, il le devoit bien garder : L'a-t'il laissé aller sur sa parole ? nullement, Seigneur, garde sur garde η, avec tous les soings que l'on peut avoir d'une personne, il ne l'a pas pu retenir. Et quoy ? quand on a esté prisonnier, si l'on η se sauve, et que celuy qui l'a perdu le rencontre en une autre province, il luy est permis de le prendre ? Nullement, Seigneur, cela importe à la grandeur de ta Majesté. Je ne dis pas, que si Bellimart eut tousjours tenu son prisonnier dans tes Estats, qu'il n'eust à cette heure quelque loy de le demander : Mais s'il ne l'a
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pas tenu assez asseuré en ton Royaume, et qu'il l'ait mené dans celuy des Vissigots, quelle raison a-t'il de le vouloir reprendre maintenant qu'il s'est sauvé comme à garant
dans tes Estats ? Et d'autant plus que ta Majesté ayant faict la paix avec tous ces pauvres peuples de la Gaule Cisalpine, il n'y a pas apparence que ceux qui se refugient icy, soient pris entre tes mains comme ennemis. Voila, Seigneur, le dernier service que je pense faire à ce genereux Chevalier, auquel je dois encores beaucoup plus que je ne sçaurois luy payer.
Ainsi parla le fidele Bellaris, et avec tant d'affection et de raison, que le Roy au commencement confus, puis estonné, et enfin admirant l'amour [355 verso sic 353 verso] de Cryseide, la generosité d'Arimant et la fidelité de Bellaris, il se trouva η de sorte changé, qu'il dict apres y avoir quelque temps pensé. - Grands sont les jugements de Tautates, et ses pensées si profondes, que personne mortelle ne les sçauroit sonder. J'avois esleu cette journée pour celle où je pensois devoir persuader à Cryseide de m'aymer, et voyla qu'au contraire je l'ay conduitte à l'Asyle et à la franchise du sepulchre η des deux Amants : J'avois publié une declaration, pensant par mes promesses r'avoir Cryseide perduë, et cette declaration est celle qui me la ravit, et faict perdre entierement, lors qu'elle est entre mes mains, et cela pour monstrer que toute la sagesse η humaine est folie au prix de celle du Grand que nous adorons. Et toutesfois, encore que toutes ces choses soient à la confusion de mes desseins, et que je prevoye bien qu'il n'y a plus
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d'esperance pour moy en cette belle Cryseide, si suis-je contraint d'avoüer, que c'est avec une tres-grande raison que toutes ces choses ont esté si sagement conduittes : Et je proteste, que si j'eusse sçeu le commencement et le progrez de cette si grande et si vertueuse affection, j'eusse plustost consenty à ma mort, que de permettre qu'elle pust estre separée à mon occasion. C'est pourquoy, ô bien-heureux couple d'Amans, je vous declare libres et exempts de toute servitude, soit pour ce qui me concerne, soit pour ce qui touche à Bellimart, pour les raisons qu'a tresbien desduites ce fidele serviteur, auquel de libre volonté et sans obligation, je remets aussi l'offense qu'il m'a faite, plus desireux de rencontrer un [356 recto sic 354 recto] semblable amy et serviteur pour moy, qu'un autre Royaume égal à celuy que je possede, vous donnant à tous plein pouvoir de demeurer en mes Estats, ou de vous en aller ainsi que bon vous semblera : que si toutesfois vous me vouliez donner le contentement de vous voir mariez avant que de partir, j'estimeray et mon Royaume et mes jours tres-honorez et tres-heureux.
A ce mot il commanda qu'Arimant fust destaché, qui à mesme temps se vint jetter à ses genoux, comme aussi la genereuse fille, et le fidele serviteur, ne se pouvant lasser les uns de luy baiser les mains, les autres de luy embrasser les genoux, et toute l'assemblée avec des cris de joye, et des applaudissemens, loüer Dieu d'un si heureux succez, et la magnanimité η et justice du Roy de s'estre sçeu vaincre par la grandeur de son courage.
Fin du huictiesme livre.