L'UNZIESME LIVRE DE
LA
TROISIESME
partie
de l'Astree
De Messire Honoré d'Urfé.
Éd. Vaganay, III, p. 575.
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[439 verso] LERINDAS pour ne laisser longuement en attente la Nymphe Galathee, se hasta le plus qu'il luy fut possible de retourner à Mont-Verdun ; et parce qu'il marchoit fort bien, et qu'il estoit infiniment desireux de complaire à sa maistresse, il se diligenta de sorte, que quand il arriva, elle ne faisoit que de se mettre à table. - Madame, luy dit-il, Adamas n'a peu retarder le sacrifice, parce que tout le peuple estoit desja assemblé : mais parce que je luy ay dit que vous seriez bien-aise de voir ces belles bergeres de Lignon, il vous mande qu'il les vous amenera toutes icy, si toutefois vous y demeurez quelque temps. - Je suis bien marrye, dit Galathee se tournant vers la sage Cleontine, que je n'aye peu faire voir ce sacrifice au gentil Damon, afin que par mesme moyen il peut voir ces [440 recto] belles bergeres : mais si Adamas
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nous tient parole : nous les luy ferons veoir avec plus de commodité : Et si ce moyen nous defaut, je suis d'opinion que nous allions exprez en leurs hameaux, et que nous employons une journee en une si gracieuse occupation. - Madame, respondit Cleontine, puis qu'Adamas le vous a mandé, vous le devez tenir pour tres-asseuré : il viendra sans doute avant que de s'en retourner en sa maison, et il sera bien-aise que toutes ces belles filles accompagnent Alexis lors qu'il la vous presentera. - Mais à propos d'Alexis, reprit Galathee, dy nous Lerindas, est-elle avec autant de beauté que l'on nous a dit : car je sçay que tu és personne de jugement, et que tu n'as pas failly de la bien considerer. - Madame, respondit-il, elle est veritablement belle, mais à mon gré il y en a trois qui me plaisent bien d'avantage, et puis que vous me le demandez, j'ayme mieux le vous dire, que si Leonide avoit cét avantage : Je suis d'avis, Madame, que vous le changez aux Nymphes η que vous avez, si pour le moins vous voulez avoir les plus belles filles qui soient au monde. - Et comment, respondit Galathee, tu les trouves plus belles que mes Nymphes ? - Plus belles, Madame respondit-il que vos Nymphes ? Mais dites je vous supplie, plus belles, respondit-il, que vos Nymphes ? Mais dictes, je vous supplie, plus belles) que toutes les Nymphes qui sont au monde. - Et quoy Lerindas, plus belles encores que je ne suis ? dit Galathee en sousriant. - O Madame, repliqua-t'il un peu surpris, ne parlons point de vous, vous estes la Dame et la Maistresse des Nymphes, mais je dis bien [440 verso] que toutes les autres leur doivent ceder autant en beauté, que je suis moins beau que la
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plus belle de vos Nymphes. - Vous verrez Silvye, que Lerindas est devenu amoureux. - Je ne le serois pas devenu, respondit-il avec un visage mesprisant, si elles estoient aussi desdaigneuses que vous. Galathee alors faisant un esclat de rire, - Pour certain, dit-elle, Silvye a raison, infailliblement Lerindas est amoureux de ces bergeres, mais laquelle te semble la plus aggreable des trois ? - Attendez, Madame, respondit-il, je n'ay pas peu d'affaire à discerner ce que vous me demandez. L'une a plus d'attraits, l'autre plus de modestie, et l'autre plus de beauté. La premiere s'appelle Daphnide, l'autre Diane, et la troisiesme Astree : - Je m'asseure, reprit Galatee, que c'est cette Astree qui est la plus belle, n'est-il pas vray ? - Il est certain, dit-il, et Diane est la plus modeste, et Daphnide la plus attirante : et pour dire la verité, les attraits me plaisent fort, la modestie m'est bien aggreable : mais en effect, j'ayme mieux la beauté : Et par ainsi je conclus, que si je suis devenu amoureux, il faut par necessité que ce soit d'Astrée. Mais, Madame, croyez que quand vous les verrez, vous me tiendrez pour personne de jugement, et que Silvye quelque desdain qui soit en elle, ne les prisera η pas tant, qu'elle ne voulut bien cette beauté que je dis estre en elles. Galathee se tournant alors vers Cleontine, - Qu'est-ce ma mere, luy dit-elle, que Celidee juge de ces bergeres ? - Madame, dit Cleontine, quand elle se met à les loüer, elle ne peut cesser, et semble qu'elle soit encore plus [441 recto] amoureuse d'elles que n'est pas Lerindas : Il est vray que je ne luy ay point encore ouy parler
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de cette bergere qu'il nomme Daphnide, et s'il vous plaist que je la fasse appeller, vous orez de quelle sorte elle en parle. Et parce que Galathee estoit bien aise de sçavoir des particularitez de ces belles filles, et qu'elle fit signe qu'on la fit venir. - Il est bien mal-aysé, dit Lerindas en sousriant, que vous parliez à elle qu'il ne soit bien tard, car je l'ay laissée pres du Temple de la Deesse Astree, où se doit faire le sacrifice, et Thamire aupres d'elle. Mais, Madame, continua-t'il, elle ne vous en sçauroit dire guere d'avantage que moy, soit pour leur beauté, soit pour toute autre chose qu'il vous plaira d'en apprendre. Que si ce n'est que pour sçavoir qui est Daphnide, c'est une belle estrangere qui est arrivee depuis peu conduite par un nommé Alcidon, car encores que je n'y aye pas long-temps demeuré, je n'ay laissé de m'enquerir, la voyant si belle, qui elle estoit. - Madame dit alors Cleontine, vous aurez bien tost Celidee et Thamire icy qui vous en diront tout ce qui s'en peut sçavoir.
Ainsi Galathee apprenoit des nouvelles de ces belles bergeres, et plus elle s'en enqueroit et plus elle trouvoit que Calidon η
avoit raison d'aymer Astree, puis que chacun luy donnoit tant d'avantage sur toutes les autres, et le disner estant finy, la Nymphe s'en alla voir Damon, qui ne sortoit point encores de la chambre, parce que la blessure l'avoit rendu si foible pour la perte du sang, et pour le travail qu'il [441 verso] avoit fait d'aller si long-temps à pied avec ses armes, qu'il fut contraint de ne point se mettre à l'air, que la force ne luy fut un peu revenuë, de peur de quelque inconvenient :
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Cependant Halladin l'estoit venu retrouver, et ne bougeoit des pieds de son lict, le servant avec tant de soing, et de vigilance que Galathee mesme l'en estimoit infiniment. Cestoit le troisiesme jour η qu'il avoit esté blessé, et la Nymphe qui pensoit estre obligee à la valeur de ce Chevalier, pour avoir esté blessé en deffendant la querelle des Dames, et de plus luy estant proche, et l'outrage luy ayant esté faict en ses Estats et en sa presence, elle resolut de ne l'abandonner qu'il n'eust receu sa santé entierement, et parce que pour le desennuyer elle luy faisoit sçavoir tout ce qu'elle apprenoit de nouveau, elle voulut que Lerindas redir η en sa presence ce qu'il luy avoit rapporté de son voyage. Le jour se passa de cette sorte, et cependant estant desja bien tard, Celidee, et Thamire revindrent lesquels Galathee voulut voir incontinent, tant parce qu'elle estimoit grandement la veuë de cette bergere, que pour le desir de sçavoir encores de plus particulieres nouvelles des bergeres qu'elle venoit de visiter. Estant donc en sa presence où Thamire l'accompagna, - Et bien sage bergere, luy dit-elle, qu'est-ce que vous nous apportez de nouveau de vostre voyage ? - Madame, respondit Celidee, nous y avons satisfait et aux hommes et à Dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, que nous luy devions, en visitant Alexis [442 recto] sa fille, et un sacrifice au grand Tautates qui luy estoit deu, pour le remerciement du Guy de l'an neuf : et je vous puis assurer que nous sommes demeurez tous infiniment satisfaits. Car, Madame, il faut que vous sçachiez qu'Alexis est la plus belle,
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la plus aymable, et la plus courtoise fille qu'on puisse voir, et qu'elle a donné tant de contentement à toutes ces bergeres qui la sont allé voir, qu'il n'y a pas une de nous qui ne l'adore η, et puis Adamas s'est efforcé de nous y recevoir, avec une si bonne chere, et avec tant de caresses qu'il faut advoüer n'y avoir rien qui l'egale. Quant au sacrifice η, le grand Tautates l'a receu de si bon cœur, que toutes les hosties se sont trouvees si entieres, que nous ne sçaurions les desirer plus parfaites. Le Guy que nous avons veu si beau et si gros, que vous diriez que c'est un autre arbre qui a esté attaché à ce chesne, tant il y est venu en grande abondance, de sorte que cette annee nos Druydes n'auront pas occasion de l'espargner en nos sacrifices, ny à nous, ny à nostre bestial η. Mais outre cela nous avons eu le plaisir des Amours de Hylas, qui est de la plus gracieuse humeur qui fut jamais : Le jugement de Diane sur la recherche de Silvandre et de Philis, et la rencontre de Daphnide et d'Alcidon, qui n'a point esté un petit entretien pour toute l'assemblee η : - Et qui est cét Hylas duquel vous parlez ? dit Galathee : - C'est respondit la bergere, un jeune homme qui ayme toutes les bergeres qu'il rencontre, et soustient que ce n'est point inconstance : mais avec des raisons si gracieuses : qu'il est impossible [442 verso] de s'ennuyer quand il parle ; Et jugez Madame, puis qu'il ne peut pas avoir plus de vingt ou vingt et un an, et il nous raconta plus de vingt filles desquelles il a desja esté amoureux, et la plus part toutes presentes, et la derniere qu'il a quitté ç'a esté la belle et sage Alexis,
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et Dieu sçait pour qui : Je vous asseure bien, Madame, que ce n'est pas pour prendre une plus belle, car il a choisi Stelle qui a desja assez d'aage, et qui n'approche en rien à la beauté de cette belle Druyde. - Et quoy, dit Galathee, la fille d'Adamas se laisse servir, et devant les yeux de chacun ? - Madame, respondit Celidee, je vous asseure que personne ne s'en peut scandaliser, et qu'il n'y a fille Vestale qui le peut refuser, et si vous l'aviez veu, vous en diriez autant et je m'assure que s'il a l'honneur de nous voir, que vous, Madame, ou quelqu'une de ces belles Nymphes, n'eschapperez pas sans estre servies de luy : et qu'il ne demeurera pas d'avantage de le dire que de le penser : - Mais reprit Galathee, et qu'est-ce que ce jugement de Diane ? - Madame, respondit la bergere, il advint il y a quelque temps, que Phylis et Silvandre entrerent en dispute, seulement pour plaisir, se reprochant l'un à l'autre qu'ils n'avoient pas assez de merite pour se faire aymer, car Silvandre encore qu'il soit tenu pour l'un des plus accomplis bergers de toute la contree, si est-ce que l'on ne le voyoit point aymer ny estre aymé particulierement. Et parce que Philis luy reprochoit que c'estoit par faute de courage, et de merites, et que Silvandre en disoit de mesme [443 recto] d'elle, ils furent tous deux condannez à rechercher Diane, et que, trois lunes escoulees, elle jugeroit lequel des deux auroit gagné. - Sans doute, dit Damon, Diane aura jugé à l'advantage de la fille. - Son jugement, respondit Celidee, a esté assez douteux : Elle a dit que Phylis estoit plus aymable
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que Silvandre, et que Silvandre se scavoit mieux faire aymer que Philis. - Vrayement reprit Damon, Diane doit estre discrette et sage bergere : car elle les a voulu contenter tous deux, et elle l'a fait avec beaucoup de discretion. Mais, Madame, continua-t'il se tournant vers Galathee, vous ne luy demandez point qui est cette Daphnide, j'ay ouy que Lerindas l'a aussi nommee pour l'une des plus belles de toutes ces bergeres, et je voudrois bien sçavoir qui elle est, et cet Alcidon aussi, et apres je vous en diray la raison : Thamire alors prenant la parole, - Seigneur η, luy dit-il, Lerindas a raison de la dire belle, car veritablement elle l'est, mais non pas de la nommer bergere, puis qu'elle ne l'est pas, encore que pour se desguiser elle porte l'habit de bergere : Nous avons apris par Hylas, que Daphnide est une des principales Dames de la province des Romains, et que Alcidon est un Chevalier des plus aymez du Roy Eurich, et qui sont venus en cette contrée pour la curiosité qu'ils ont de voir la fontaine η de la verité d'Amour. - C'est assez, dit Damon, et lors se tournant vers Galathee, Madame, luy dit-il vous devez voir en toute façon ces deux personnes et en faire cas, car Daphnide est l'une des plus belles de toutes [443 verso] les Galloligures, et qui a esté tellement aymee du Roy Eurich, qu'il s'en est fort peu manqué qu'il ne l'ait faite Royne des Vissigots, et quoy que cela soit arrivé cependant que j'estois en Affrique, et que j'essayois de me divertir par des longs et penibles voyages, si est-ce que par les nouvelles qui en venoient au Roy Genseric,
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j'ay sçeu tout ce qui s'y est passé. Et Alcidon je le vous donne, Madame, pour le plus accomply Chevalier qui ait jamais esté dans la Cour de Thorrismond, car c'est là où je l'ay veu, tant aymé et chery de ce Roy, qu'il ne pouvoit assez luy faire de demonstrations de sa bonne volonté. Je pourrois bien vous en raconter beaucoup de choses qui meritent d'estre sçeuës, mais il vaut mieux que vous les appreniez de sa bouche que de la mienne, puis qu'ils sont si pres de vous. Et parce que Thamire et Celidee s'estoient esloignez, voyant que Damon continuoit de parler un peu bas à la Nymphe, Damon continuant son discours : - Mais Madame, luy dit-il, que veut dire que cette jeune bergere a le visage si gaste de coups, il semble qu'elle soit si sage et discrette, comment est-ce que ce mal heur luy est arrivé ? - Ces blessures, respondit alors Galathee, sont les plus glorieuses marques que fille porta jamais et là dessus luy raconta briefvement pourquoy elle s'estoit traittee de ceste sorte, et combien heureusement son dessain luy estoit reüssy, puis que la folle affection de Calidon s'estoit estainte, et la parfaite amour de Thamire s'estoit de telle sorte augmentee, qu'il ne l'avoit [444 recto] jamais tant aymee belle, qu'il l'aymoit maintenant avec cette difformité. Damon admira cette resolution en cette jeune fille, et plus encores en une bergere, puis que ces generositez ne se rencontrent guere souvent que parmy les courages plus relevez. - Ne vous arrestez pas à cela, reprit la Nymphe, les bergers de cette contrée ne sont pas bergers par necessité, et pour estre contraincts de garder leurs trouppeaux, mais
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pour avoir choisi cette sorte de vie, afin de vivre avec plus de repos η et de tranquilité, et d'effect, ils sont parents et alliez à la plus grande part des Chevaliers, et des Druydes de nos Estats. - Je vous asseure, Madame, qu'encores que les coups η que ceste fille s'est donnez soient avec la pointe d'un diamant, je sçay une personne qui la gueriroit, pourveu qu'elle eust le courage de faire ce qui seroit necessaire. - Pour le courage, respondit Galathee, vous en devez moins estre en doute que de sa volonté : - Comment, reprit-il tout estonné, elle n'aura pas la volonté de redevenir belle ? Je croy qu'elle seroit la seule fille qui fut au monde de cette opinion. - Appellons la, dit Galathee, et vous verrez ce qu'elle vous en dira : Et lors relevant la voix, et nommant Celidee, elle vint sçavoir ce qu'elle luy vouloit commander. - Celidee, luy dit la Nymphe, voicy un Chevalier qui ayant pitié de vostre visage, et s'estant enquis de ce qui vous est arrivé, s'assure de vous en faire guerir, et vous rendre aussi belle que vous avez jamais esté, si vous le voulez : - Ma fille continua Damon, c'est sans doute que vous en guerirez, [444 verso] car me trouvant en Affrique, il advint qu'une des filles d'Eudoxe fut blessee d'un diamant au visage, et de telle sorte que l'os presque de la jouë paroissoit : Il y eut toutefois un sçavant Myre, qui moüellant un petit baton de son sang le pensa avec un remede qu'il nommoit l'unguent de la Sympathie η, et avec lequel il la guerit contre l'opinion de tout le monde : Et parce que je trouvay cette cure fort rare, je fus curieux de luy en demander la recepte, mais il
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me respondit, que c'estoit chose qu'il ne pouvoit donner à personne, pour s'en estre obligé par serment mais que toutes les fois que j'en aurois affaire, il ne falloit que luy envoyer un petit bois ensanglanté de la blessure, et qu'incontinent il en feroit la cure, parce que le remede estoit aussi bon de loing comme de prez, et qu'il ne falloit que tenir la playe bien nette : De sorte que, ma fille, si vous voulez guerir, il ne faut qu'égratigner un peu ces blessures en sorte que nous en ayons du sang, et vous verrez que vous reprendrez vostre premiere beauté.
- Seigneur η, respondit alors Celidee, vostre courtoisie m'oblige η trop au soing qu'il vous plaist avoir de ce visage qui ne le vaut pas : mais je vous diray bien que cette beauté de laquelle vous me parlez, s'il y en a eu quelquefois en moy, m'est à cette heure de telle sorte indifferente, que si je pouvois la retrouver pour aller d'icy en mon logis, je pense que je ne m'y en retournerois que le plus tard qu'il me seroit possible. Quand je me souviens qu'elle n'a jamais [445 recto] esté en mon visage que pour me donner de la peine, que pour m'accabler d'importunitez, et que pour me tenir en des continuelles inquietudes, je vous asseure, Seigneur η, que si je pensois la rencontrer par cette porte, je passerois plustost par la fenestre, que d'avoir plus d'intelligence et d'amitié avec elle : - Toutefois, ajousta Damon, il me semble que toutes les filles ont un desir particulier d'estre belles, où pour le moins de ne faire point de peur. - Celles qui recherchent cette beauté, repliqua-t'elle, en ont peut-estre affaire pour estre
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aymees de ceux desquels elles desirent l'amitié η : Mais moy, Seigneur η, je vous proteste que non seulement je ne veux paroistre belle qu'aux yeux de Thamire, mais que je voudrois mesme me pouvoir rendre invisible pour n'estre jamais veuë que de luy. - Encore reprit Damon, devez vous desirer que Thamire mesme vous trouve belle. - Il est vray, dit-elle, mais je croy que ces blessures qu'il me voit au visage luy doivent sembler plus belles que la beauté du teint, ny la proportion et delicatesse des traits qui souloient estre, lors qu'il se ressouvient en les voyant que c'est pour estre toute à luy, et pour dire ainsi le prix que j'ay voulu payer pour me rachepter de la servitude d'autruy, et me donner entierement à luy. - Ceste memoire reprit la Nimphe, ne laisseroit pas de luy demeurer de vostre amitié et de vostre vertu, et de plus, il vous possedoit belle aussi bien que vertueuse. - Quant à moy, Madame, dict a bergere, je suis si contente η et si satisfaicte de vivre en l'estat ou je suis, que je penserois [445 verso] offencer le grand Tautates d'en desirer ou d'en rechercher un meillieur. Toutesfois si Thamire le veut, je suis preste de faire tout ce qu'il m'ordonnera. Le berger alors prenant la parole : - Ma fille, dit-il, il est certain que je ne vous ay jamais tant aymee belle, que je fais en l'estat où vous estes, ayant cogneu que vostre amitié η envers moy est si grande, qu'elle vous a faict donner pour vous achepter toute à moy le prix le plus cher que les filles puissent avoir, qui est cette beauté que vous méprisez si fort. Mais j'avoüeray bien que si je pensois la vous pouvoir rendre,
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il n'y auroit ny peine ny travail que je n'employasse de fort bon cœur, me semblant d'y estre obligé pour n'estre ingrat ou mescognoissant envers vous. Et pource, Seigneur η, dit-il se tournant vers Damon, je vous supplie si vous pensez qu'il y ayt quelque bon remede, de me faire cette grace de me le vouloir dire, afin que je vous aye cette eternelle obligation, et que vous puissiez vous vanter que vous avez esté cause de rendre contente η une si parfaicte amitié η que la nostre. Damon alors, η - C'est chose tres-assuree, dit-il, qu'elle guerira et sans point de peine, car j'en ay veu l'experience : Il faut moüiller de petits bastons du sang des blessures que vous porterez en diligence où je vous diray, et où vous ne demeurerez que huict ou dix jours à aller, et vous adresserez à ce Myre auquel j'escriray : n'entrez point en doute qu'elle ne guerisse incontinent. Ce fut bien alors que Celidee commença à despiter contre cette beauté, puis qu'elle la devoit priver [486 recto sic 446 recto] un si long temps de son tant aymé Thamire : - O Dieux ! dit-elle, les larmes aux yeux, falloit-il que je me ravisse cette pernitieuse beauté avec tant de peine pour la racheter maintenant si cherement ? Est-il possible qu'un bien si mesprisé de moy vueille revenir deux fois en ma puissance ? Eh Thamire ! contente toy de ta Celidee telle qu'elle est, sans te vouloir mettre au hazard de la perdre pour jamais, car peut-estre t'esloignant d'elle pour aller querir cette beauté au pays estrange la η trouveras-tu, quand tu seras de retour que l'ennuy de ton esloignement te l'aura ravie pour la mettre dans un tombeau. Tu m'as dict si souvent,
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que tu vivois le plus heureux berger du monde, et qu'est-ce que tu veux avoir d'avantage ? veux tu plus d'heur que d'estre heureux ? Joüys, berger, de ce contentement η que le Ciel t'a donné sans en rechercher d'avantage qu'il ne t'en a pas voulu octroyer, et te contente de ce que les Dieux ont jugé que tu devois estre content. Si c'est pour moy, Thamire, que tu desires cette beauté, sors de cette erreur, et croy, amy, que ton esloignement m'est si ennuyeux, que si je pouvois perdre la vie sans perdre la veuë η, ou sans estre privee de toy, je la donnerois librement pour ne t'esloigner jamais. Le voyage que l'on te propose est long, il est plein de perils, tu vas parmy les barbares, peut-estre celuy que tu vas chercher est mort ; et qui scait si cette recette pourra servir à mon visage, encores qu'elle ait esté bonne pour un autre. Je m'asseure que le diament dont celle que ce Chevalier [486 verso sic 446 verso] raconte a esté blessee, n'estoit qu'un verre, ou quelque pierre falsifiee η, et non pas un vray diamant, et par ainsi il n'y avoit pas mis le venin qui est en mes blessures : et puis sa playe fut pensee aussi-tost qu'elle fut faicte : mais les miennes sont vieilles, et par consequent hors de toute esperance d'estre guaries. Mais soit ainsi, ô Thamire, que je puisse la ravoir cette beauté mesprisee, par la peine que tu y mettras, encore que la chose soit bien douteuse : mais d'y η-moy, puis que je ne me soucie point, et que ce n'est que pour ta consideration que tu le fais, et pour avoir peut-estre un peu plus de contentement aupres de moy ; est-il possible que tu vueilles acheter ton
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plaisir à mes despens, et encores avec de si chers despens que ceux que tu peux bien prevoir ? En premier lieu, il faut que tu emportes de mon sang, mais ce sang n'est rien, je le donnerois bien tout pour te retenir auprez de moy : mais que de larmes penses-tu que mes yeux te donneront en ton esloignement ? Que d'ennuis, et que de mortelles peines ressentiray-je en cette separation ? et quelle rendras-tu ma vie tant que je ne te verray point ? O Dieux ! Thamire, si tu sçavois en quel estat tu mettras ta Celidee, je ne puis penser que tu la voulusse delaisser pour si peu de chose que cette passagere beauté que tu luy veux aller chercher si loing. Et bien Thamire tu la luy apporteras cette beauté apres un long exil, un penible voyage, et un chemin plein de perils : Et que sera-ce berger, si incontinent apres une fiévre η de peu de jours, un ennuy de [447 recto] quelques heures, ou le bon-heur d'un enfant la renvoya encores plus loinque tu ne la seras allé querir ? Mais quand cela ne seroit point, le temps qui roule incessamment, et l'aage qui vole avec cent aisles,
ne raviront-ils pas cette fleur de mon visage aussi-tost presque que tu seras revenu ? Et cependant tu auras perdu inutilement et ce temps et cet aage que le Ciel nous permet de pouvoir employer ensemble.
Les pleurs de Celidee accompagnoient de sorte ses paroles, que Damon en fut touché de compassion, et lors qu'il vit que pour prendre son mouchoir, elle donnoit quelque cesse à ses plaintes. - Sage et discrette bergere, luy dit-il, vostre vertu se rend admirable à tous ceux qui en ont
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la cognoissance, et oblige chacun à vous servir, non soulement en cette occasion, mais en toutes celles qui se presenteront. Je confesse que vous avez raison de ne vouloir point que Thamire vous esloigne, mais non pas qu'il
procure de vous remettre en l'estat où vous souliez estre : car outre que son contentement y est joinct, encores a t'il un autre desir de vous rendre ce que si librement vous avez donné pour vous rendre toute sienne. Et afin de satisfaire à l'un et à l'autre, je vous promets de faire venir icy le Myre dans peu de temps, qui fera luy-mesme la cure de vostre visage, sans que vous perdiez de veuë vostre cher et tant aymé berger. - O Seigneur η ! s'escria alors Celidee, si vous faites cette grace à cette pauvre bergere, le grand Tautates sera celuy qui vous en rendra le loyer, car il n'y a rien qui despende de moy qui puisse y satisfaire, [447 verso] et toute ma vie, j'emploiray mes plus ardentes supplications, afin qu'il vous rende aussi heureux et content, que le bien que vous me faites surpasse tous ceux que je puis recevoir de tout autre que d'un seul Thamire. Et à ce mot se jettant à genoux ; - Par le nom, dit-elle, que vous portez de Chevalier, et par celle que vous aymez, le plus, ou par celle que vous aymerez, je vous conjure, Seigneur η, de vouloir me continuer cette grace, et divertir Thamire de ce perilleux voyage.
Le Chevalier admirant et la vertu et l'affection de cette bergere, la releva, et l'assura que de son advis Thamire ne l'abandonneroit jamais : Et l'heure de dormir estant venuë, la Nymphe se
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retira avec resolution de faire le lendemain son sacrifice, et puis, le jour d'apres, voir ces bergeres, ayant opinion que Damon seroit en estat de sortir du logis, et par mesme moyen elle essayeroit de ramener avec elle à son retour Daphnide et Alcidon, afin de leur rendre l'honneur qu'ils meritoient, et l'ayant fait sçavoir à Damon, il la supplia de treuver bon qu'il fit le sien η ensemble, parce qu'ayant esté adverty que l'Oracle respondoit à ceux qui avec devotion en supplioient le Dieu, il penseroit avoir usé de trop grande nonchalance, si y estant conduit presque miraculeusement et sans y penser, il en perdoit l'occasion. La Nymphe qui ne desiroit rien d'avantage que d'obliger ce Chevalier, luy accorda facilement ceste requeste, et d'autant plus que tous deux vouloient consulter [448 recto] l'Oracle de Belenus. Le matin donc estant venu, et trouvant toutes choses prestes pour le sacrifice, Cleontine met sur sa teste un chappeau de fleurs, se ceint de verveine, prend un rameau de Guy en la main, fait allumer le feu, et apres que les taureaux blancs eurent esté sacrifiez, elle en jetta du sang dessus, et puis sur la Nymphe, et sur Damon, puis maschant du laurier, et jettant de la Sabine, du Guy et de la verveine dans le feu, elle courut à l'ouverture de Bellenus, où touchant la serrure avec la branche de Guy, les portes s'ouvrirent, faisant un grand esclat, et elle se panchant dans la caverne le plus qu'elle peust, tenant toutesfois les pieds dehors, elle receust longuement à bouche ouverte le vent, qui avec certain murmure comme de voix mal articulee, venoit du profond de l'antre, et puis ne le pouvant plus supporter, et comme enceinte presque de ce grand entousiasme, s'en revint courant au lieu du sacrifice
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qui estoit dans un petit boccage à l'entree du temple, retenant encore en cela de leur ancienne coustume, de ne point sacrifier que soubz le Ciel η mesme : et retournant en ce lieu, la Nymphe, et le Chevalier qui a genoux attendoient la response de Bellenus, prenant l'un des coings η de l'autel d'une main, et de l'autre tenant tousjours le rameau du Guy, les cheveux mal en ordre, et comme herissés, et les yeux esgarez remuants incessamment dans la teste, et le visage de cent couleurs, elle [448 verso] se leva sur le haut des pieds, paroissant beaucoup plus grande qu'elle ne souloit estre, et toute tremblante et l'estomach panthelant, elle profera d'une voix toute autre qu'elle ne souloit avoir telles paroles.
A Nymphe et rends tes vœux, mais retiens ce presage,
Bien tost, n'en doute point, tu sortiras d'erreur η,
Mais garde que l'amour se changeant en fureur
Beaucoup plus ne t'outrage.
Et toy parfait amant,
Lors que tu parviendras où parle un diamant η
Tu seras r'appelle de la mort à la vie
Par celuy des humains η,
A qui plus tu voudrois l'avoir desja ravie,
Laisse donc contre luy desormais tes desdains.
La Nymphe et le Chevalier ayant receu cét Oracle, demeurerent quelque temps à le
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considerer, mais leur estant impossible de l'entendre entierement, l'un des plus anciennes Vacies, qui s'y treuva present, et qui avoit accoutusmé de faire bien souvent l'esclaircissement de semblables responces, s'approchant de la Nymphe, luy tint un tel langage :
- Les oracles η
qui sont la parole du grand Dieu, sont rendus ordinairement fort obscurs par luy, tant pour retenir la curiosité des hommes, [447 recto sic 449 recto] cette erreur dure hélas
que d'autant que les choses futures doivent estre cachees aux humains, pour les exempter de l'apprehension qui est quelquefois une des plus grandes parties du mal, puis que si nous sçavions l'heure de nostre mort, nous ne gousterions plus les douceurs de la vie, mais ne vivrions desja plus que comme estans à la porte du tombeau. Nostre grand Tautates qui nous ayme comme ses enfans, et qui veut avoir occasion de nous faire tousjours plus de graces, nous advertit des choses futures, mais obscurement et ne nous en laissant entendre qu'autant qu'il faut que nous sçachions, pour observer les choses qui le peuvent convier à nous faire du bien : Et pour vous monstrer que je dis vray, vous voyez, grande
Nymphe η, qu'il vous advertit de rendre les vœux que vous avez faits, parce qu'il n'y a rien qui retienne plus la main η
de Tautates, de faire de nouvelles gratifications à ceux qui l'en prient, que de faire des vœux legerement, et les oublier nonchalamment : apres il vous predit que vous sortirez bien tost de l'erreur où vous estes, et cela avec des paroles si claires qu'il ne les faut point esclaircir d'avantage ; et pour
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monstrer que veritablement il vous ayme, de peur que vous ne soyez surprise du mal η qu'il prevoit
vous devoir arriver, il vous en advertit de bonne heure, affin que soit par la vertu de la force, soit par celle de la prudence, vous vous prepariez à le recevoir, ou à y remedier. Sur quoy je suis contrainct de vous dire, que par la cheute η des animaux sacrifiez, par la couleur et quantité de leur sang, et par les entrailles, que depuis [447 verso sic 449 verso] une demie lune nous avons visitees, nous jugeons que quelque estrange accident est prest de tomber sur nos testes : car les victimes tombent ordinairement à gauche, estant tombees, se debattent merveilleusement, et se debattant jettent des hurlemens effroyables en mourant, leur sang quelquesfois ne veut pas sortir, et s'il sort, il peche, et en qualité et en quantité, car la couleur en est toute bruslee, et il en sort si peu, qu'il ne semble pas que ce soient des taureaux, mais des bien-jeunes agneaux, que ceux que nous immolons. Quant aux entrailles, qu'est-ce, Madame, que je vous en puis dire, sinon que nous les trouvons si deffaillantes, que quelquesfois nous pensons de resver, y manquant quelquesfois le cœur tout entier, et d'autresfois le foye ? Bref, nous avons tant de signes du Ciel, que ce n'est pas sans raison si Tautates vous advertit de rendre vos vœux, puis que souvent par des humbles et ardantes prieres, on peut divertir ou adoucir pour le moins les chatiments qui sont prests de tomber sur nous.
Quant à l'Oracle qui vous a esté rendu, ô vaillant Chevalier ! vous vous en devez contenter,
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puis qu'il semble estre fort favorable, soit que d'estre rappellé de la mort à la vie, s'entende de quelque grand peril où vous tomberez, et duquel vous serez sauvé, ou que cette mort signifie quelque desplaisir que vous avez, et duquel vous serez deschargé bien tost, tant y a que vous en sortirez par l'assistance de celuy que vous hayssez le plus, et voyez comme Bellenus, qui est Dieu-homme, c'est-à-dire le Dieu [448 recto sic 450 recto] qui ayme les hommes, et par consequent la paix et la concorde parmy eux, veut qu'ainsi qu'il nous pardonne quand nous l'offensons, nous remettions aussi les outrages à ceux qui nous font injure ? Il vous commande ce debonnaire Dieu, de laisser la mauvaise volonté que vous avez contre un homme, et avant que de vous en faire le commandement, il vous propose et promet le secours qu'il vous donnera, comme vous y voulant obliger par les devoirs de la courtoisie : Et pource, Madame, et vous genereux Chevalier, remerciez Bellenus de la faveur qu'il vous fait à tous deux, afin que cette recognoissance l'oblige à vous continuer ses graces pour tousjours.
Le Vacie parla de cette sorte, et la Nymphe et le Chevalier s'estans remis à genoux, firent les actions de graces qu'ils devoient, et apres se retirerent au logis, en intention d'aller le lendemain au temple de la Bonne Deesse avant que
faire autre chose, et puis à leur retour voir ces bergeres de Lignon, et ensemble Daphnide et Alcidon, encores que Damon eust intention de se laisser cognoistre le moins qu'il pourroit à eux, faisant dessein de demeurer encores entr'eux
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quelques jours, et puis s'il ne trouvoit point de remede à ses desplaisirs de s'en aller si loing, que jamais il n'oüit parler ny de l'Aquitaine, ny de personne qu'il y eust cognuë. S'estant donc mis à table avec cette resolution, et le disner estant presque finy, la Nymphe vit entrer dans la salle un Chevalier d'Amasis, et auquel elle sçavoit qu'elle avoit une grande creance. Ce [448 verso sic 450 verso] Chevalier apres luy avoir rendu l'honneur qu'il luy devoit, s'approcha d'elle, et luy dit à l'oreille, qu'il avoit de grandes choses à luy dire de la part d'Amasis, mais que le discours estant un peu long, estant necessaire d'estre tenu secret, il ne pouvoit le luy dire qu'en particulier, en ayant mesme commandement. La Nymphe qui luy vit le visage tout changé, oyant ces paroles, alla soudain penser à ce que le Vacie luy avoit dit du deffaut des victimes, et ne pouvant s'imaginer un plus grand mal que la perte de sa mere, elle luy demanda tout haut, comme se portoit Amasis. - Madame, respondit il, elle est en fort bonne santé Dieu mercy, et desire passionnément de vous voir, luy semblant qu'il y a un siecle que vous estes esloignee d'elle. - Nous la verrons bien tost, respondit Galathee, puis que Damon est en estat de monter à cheval, n'ayant pas esté raisonnable de le laisser au lict, puis qu'il avoit receu ces blessures en nous deffendant contre l'injurieux Argantee : Et à ce mot faisant signe qu'on deservit, elle se retira incontinent apres dans la chambre, où elle fit appeller le Chevalier d'Amasis, pour entendre ce qu'il avoit à luy dire ; et parce qu'elle estoit en impatience de sçavoir
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ce que se pouvoit estre : - Ma mere dit la Nymphe, a-t'elle eu quelque nouvelle de l'armee des Francs, et comment se porte Clidaman ? - Madame, respondit le Chevalier, elle en a veritablement receu ce matin, qui ne doivent pas estre trop bonnes : mais elle desire de les vous communiquer elle mesme, et vous prie de la venir [449 recto sic 451 recto] incontinent trouver, elle m'a dit que je vous fisse entendre que les Francs ont faict un grand tumulte contre le Roy Childeric qui a esté contraint de se retirer en Thuringe vers le Roy Bisin η, je crains grandement que cela n'aye pas esté fait sans beaucoup de sang respandu, et vous sçavez que Clidaman, Lindamor, et Guyemants, estoient ordinairement aupres de luy, Dieu vueille qu'il ne leur soit point arrivé quelque mal-heur. D'une chose, Madame, vous puis-je bien asseurer, qu'elle η est fort triste, et fort en peine et troublee, et qu'elle desire fort de parler à vous. - Mon grand amy, luy dit Galathee, vostre discours me met bien en peine, et je voudrois ou n'en sçavoir pas tant, ou en apprendre promptement le reste : Il faut avant que je vous renvoye, que je parle un peu à la vieille Cleontine, qui m'a rendu l'Oracle ce matin, et à Damon, qui est une telle personne, qui nous peut beaucoup servir aux accidens qui nous peuvent arriver ? Et les faisant appeller tous deux, elle leur fit entendre ce qu'Amasis luy avoit mandé : et parce qu'elle ne sçavoit si elle devoit incontinent l'aller trouver, ou bien aller rendre son vœu à Bon-lieu, ainsi que l'Oracle η luy avoit dit, elle demanda à la vieille Cleontine ce qui luy en sembloit : elle luy respondit, - Il me
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semble, Madame, qu'en toutes nos affaires nous devons tousjours recourre à Tautates, et vous d'autant plus que vous y estes obligee par le vœu que vous en avez faict, et par le commandement que l'Oracle η vient de vous en faire, les rapports des Vacies nous ont il [449 verso sic 451 verso] y a quelque temps rapporté que les sacrifices nous menaçoient de quelque grand malheur. Il me semble que pour la η divertir,
le meilleur remede, c'est de recourre à celuy qui nous donne ces presages, qui est le Grand Tautates, et le supplier de vouloir en changer les chastimens. C'est pourquoy je concluds que vous devez aller vers la Bonne Deesse faire vostre sacrifice, et le jour mesme vous pourrez estre à Marcilly. Damon fut de ce mesme advis, puis qu'il n'y avoit qu'un demy jour de plus, lequel il feroit η
fort à propos d'employer à rendre à Tautates ce qu'elle avoit voué. - Vous avez entendu, dit Galathee à celuy qu'Amasis luy avoit envoyé, l'opinion de Cleontine et de Damon, asseurez Amasis que je seray demain à bonne heure aupres d'elle, la suppliant cependant de trouver bon qu'ayant faict plus de la moitié du chemin, je ne m'en retourne point sans m'acquitter des vœux qu'elle sçait bien que nous avons faicts.
Ainsi s'en alla ce Chevalier, laissant Galathee en telle peine qu'elle ne se souvint point de la volonté qu'elle avoit de voir ces belles bergeres, ny Daphnide et Alcidon, ne faisant tout le jour que parler à Damon, et chercher avec luy, quel pouvoit estre le subjet pour lequel Amasis la pressoit si fort de s'en retourner, et quoy qu'ils
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en parlassent longuement et curieusement, si est-ce qu'ils ne le peurent jamais deviner, se resolvant enfin de partir le lendemain de grand matin, pour estre tant plustost aupres d'Amasis, et dés le soir ayant commandé que tout fust prest, Damon s'arma comme de [450 recto sic 452 recto] coustume, ayant mis Galathee et ses Nymphes dans leurs chariots, il monta sur un cheval que la Nymphe luy avoit donné, qui estoit de ceux de Clidaman son frere η. Ce Chevalier parut si beau aux yeux de Galathee, qu'il luy fit ressouvenir du gentil Lindamor, et coulant d'une pensee en l'autre, elle s'alla imaginer que peut estre la nouvelle qu'Amasis luy vouloit dire, estoit la mort de ce Chevalier, et dés lors elle fit dessein, que Polemas yroit en sa place, tant pour l'esloigner d'aupres d'elle, et s'exempter ainsi de cette importunité, que pour avoir quelque volonté de jetter les yeux sur Damon, en cas que Lindamor ne fut plus ; et toutesfois se ressouvenant de tant de services qu'il luy avoit rendus, l'affection qu'elle avoit recogneuë en toutes ses actions, de la gloire qu'il s'estoit acquise en ce voyage parmy tant de nations belliqueuses, et puis sa beauté et sa bien-seance en tout ce qu'il faisoit, luy revenant devant les yeux, elle ne se pouvoit empescher de regretter sa perte, et de faire quelque dessein à son advantage, en cas qu'il ne fust pas mort, et qu'elle put sortir de la tromperie η, où Climante l'avoit mise. Ceste pensee l'entretint jusques aupres de Bon-Lieu : mais de fortune passant la riviere de Lignon, elle se ressouvint de Daphnide, d'Alcidon, et des bergeres qu'elle
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avoit eu volonté de voir, et se voyant si pressee de partir, et desirant toutesfois que cette Dame estrangere ne s'en allast sans qu'elle eust le bien de la voir, elle manda au sage Adamas qu'elle le prioit de la venir incontinent [450 verso sic 452 verso] trouver à Bon-lieu, et en cas qu'elle en fut desja partie, qu'il la suivit jusques à Marcilly, estimant mesme necessaire qu'il y vint pour les nouvelles qu'Amasis avoit receuës, et luy fit dire par Lerindas en secret, qu'il l'obligeroit infiniment de conduire avec luy Daphnide et Alcidon, et apres hastant ses chevaux, elle arriva au temple de la bonne Deesse, où la venerable Crysante la receut avec toute sorte d'honneur et de civilité : Et parce que la Nymphe luy fit entendre la haste qu'elle avoit de s'en retourner à Marcilly, elle commanda qu'incontinent l'on mit la main au sacrifice, afin de ne perdre point de temps, et que le disner fut prest, pour ne la point faire attendre quand elle auroit satisfait à son vœu, luy reconfirmant que les sacrifices des particuliers estoient trouvez bons et entiers, mais que les victimes qui estoient immolees pour le public, et pour l'heureux voyage de Clidaman, se trouvoient de telle sorte deffaillantes, qu'elle n'en pouvoit prevoir que quelque grand desastre η.
Mais cependant Silvandre qui avoit obtenu la permission qu'il desiroit, s'estoit tellement occupé en cela, qu'il avoit oublié η de dire à Madonthe, et à Tersandre, qu'il y avoit un Chevalier qui le cherchoit, avec beaucoup de menaces de l'outrager, et n'eust esté que par fortune le
[ 458 verso sic 462 verso ] 1621 fonctionnelle
matin il les rencontra qu'ils s'alloient promenant pour prendre de l'air, à cause que Madonthe s'estoit treuvee mal deux ou trois jours durant, il est certain qu'il eust encore long-temps demeuré sans les en advertir, [451 recto sic 453 recto] estant de telle sorte tout emporté en cette ardente passion, qu'il n'y avoit point de place en son ame pour quelque autre pensée : Mais les trouvant si à propos, il leur fit entendre bien au long tout ce qu'il en avoit appris de Paris, et le danger pour eux de rencontrer cette homme barbare, et qui les cherchoit avec tant de desir de vengeance. Madonthe le remercia de cet advis, et ayant longuement debattu entr'eux qui ce pouvoit estre, ils ne peurent imaginer que ce fust Damon, par ce qu'il estoit mort selon leur creance, mais plustost que ce seroient des parens de Madonthe, qui ne pouvant supporter sa fuitte avec Thersandre, cherchoient d'en faire la vengeance. Silvandre qui avoit tousjours porté quelque sorte de bonne volonté à Madonthe, tant pour quelque ressemblance qu'elle avoit à Diane, que par ce qu'elle estoit veritablement tres-vertueuse, et modeste, la voyant pleurer en eut une grande compassion, et luy demandant la cause de ses larmes. - Nay η-je pas bien raison, berger, luy dit-elle ? de pleurer la miserable fortune qui me poursuit avec tant de cruauté ? puis que ne m'ayant voulu laisser en repos au milieu de mes parens et de ma patrie, elle me vient encores tourmenter en ce lieu, où je pensois pouvoir jouyr du repos η que cette contrée donne à tous ceux qui veulent y habiter, et toutesfois je ne puis éviter sa haine, ny me cacher
[ 459 recto sic 463 recto ] 1621 fonctionnelle
à ses coups : Dieu ! que faut-il que je fasse desormais, puis qu'ayant abandonné ma patrie, mon bien, et toutes mes cognoissances, cette cruelle ne m'a pas voulu laisser, mais me [451 verso sic 453 verso] poursuit si cruellement, et me talonne η de si pres, que je n'ay plus d'autre asile que le tombeau : Et à ce mot les larmes, sortant en plus grande abondance, la contraignirent de se taire pour recourre au mouchoir. Silvandre qui avoit desja esté touché des premiers pleurs de Madonthe, fut encores plus esmeu, la voyant continuer, et ne la η pouvant supporter qu'avec peine, s'offrit de la garder et deffendre avec quantité de ses amis, et qu'il l'asseuroit des outrages de cet estranger, si elle vouloit demeurer en cette contrée. En ce mesme temps, Laonice par mal-heur se rencontrant en ce mesme lieu, d'autant qu'elle estoit fort familiere avec Madonthe, la conseilla de se retirer en sa patrie, où elle vivroit avec plus de repos et de tranquilité, et ne point refuser l'assistance de Silvandre pour l'accompagner, pour le moins, tant que le pays de Forests dureroit, et qu'il ne seroit que fort bon qu'il fust encore assisté de quelques bergers de ses amis, à fin qu'ils pussent la deffendre contre ces estrangers. Madonthe qui craignoit les outrages, et les violences dont elle estoit menacée, ayant resolu de s'en aller, accepta volontiers l'assistance de Silvandre, et de ceux qu'il voudroit mener avec luy : mais Thersandre y contraria, de sorte qu'en fin elle le remercia de sa bonne volonté, et à l'extreme importunité du berger luy permit d'aller seulement avec elle jusques par delà le lieu où ces estrangers avoient
[ 459 verso sic 463 verso ] 1621 fonctionnelle
esté veus : Et à l'heure mesme, apres avoir pris congé de quelques bergers qu'elle rencontra, et prié Laonice de faire ses [452 recto sic 454 recto] excuses aux autres, elle se mit en chemin, avec resolution, qu'aussi tost qu'elle seroit arrivée en Aquitaine, elle se mettroit ou parmy η les Vestales,
ou parmy les filles Druydes, ayant tant de mauvaise satisfaction, de sa fortune, qu'elle vouloit entierement sortir de ses mains.
Cependant Alexis, qui vivoit aupres de la belle Astrée, et qui usoit des privileges que la fille d'Adamas pouvoit avoir parmy ces bergeres avoit desja passé deux jours η dans son hameau, sans que le grand Druyde fit semblant de s'en vouloir aller, et sans qu'elle perdit un moment hors de la presence de sa bergere, si ce n'estoit lors qu'elle estoit au lict, car tant que le jour duroit, elles discouroient ensemble, et la nuict survenant elles se retiroient dans une mesme chambre, où les licts seulement les separoient. Mais d'autant que l'impatiente amour d'Alexis ne luy permettoit pas de reposer, ny de demeurer au lict si longuement qu'à Astree, cette seconde fois η, elle ouvrit les yeux long-temps avant que le jour parut, et soudain qu'elle apperceut un peu la clarté, elle sortit du lict pour pouvoir de plus pres contempler sa belle bergere endormie : mais il faisoit encores si obscur, que s'estant jetté une robe sur les espaules, de peur d'estre nuë, elle se prit garde que sans y penser elle y avoit mis celle d'Astrée. Amour qui faict trouver des contentemens extremes à ceux qui le suivent, en des choses que d'autres mespriseroient,
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representa à cette feinte Alexis un si grand plaisir d'estre dans la robbe qui souloit toucher le [452 verso sic 454 verso] corps de sa belle bergere, que ne pouvant la despoüiller si tost, elle commença à la baiser, et à la presser cherement contre son estomach, et regardant sur la table, elle vit sa coiffure, et le reste de son habit : transportée alors d'affection, elle les prend et les baise, se les met dessus, et peu à peu s'en accommode, de sorte qu'il n'y eust eu personne qui ne l'eust prise pour une bergere, et encores que la robe d'Astrée luy fut trop estroitte, si est-ce que se laçant un peu plus lache que ne souloit faire la bergere, il y eust eu peu de personnes qui s'en fussent pris garde, mesme que sa beauté et sa blancheur ne dédisant point l'habit qu'elle prenoit, estoient de grandes trompeuses pour la faire croire telle. Estant vestuë de ceste sorte, elle s'approche du lict où Astrée reposoit, et se mettant à genoux devant elle, commença de l'idolatrer, et ravie en cette contemplation, apres y avoir pensé quelque temps, elle profera assez haut ces vers.
Il contemple sa bergere endormie η.
AInsi dans le giron de Psyché dormiroit,
Ou dedans les vergers d'Amatonte et d'Erice
Le petit Cupidon, lors qu'un long exercice
Aux pavots η du sommeil ses beaux yeux forceroit,
[ 460 verso sic 464 verso ] 1621 fonctionnelle
Ainsi trop curieuse elle l'admireroit,
L'amoureuse Psyché, ce Dieu plein de delice,
Mais quoy qu'il fust armé d'attraicts et d'artifice,
[453 recto sic 455 recto]
Moins beau que cette belle, elle le jugeroit.
Jamais dans la beauté, tant de beauté n'eut place,
Ny les graces jamais n'ont faict voir tant de grace,
Qu'Amour dedans ce lict en presente à mes yeux.
Pour voir la Deité, tu mourus bien Semele,
Pourquoy ne meurs-je aussi regardant cette belle,
Si sa divinité surpasse tous les Dieux ?
Encores qu'Alexis eust proferé ces paroles assez haut, si est-ce que pas une des trois qui estoient dans le lict ne s'esveilla, tant l'Aurore par sa venuë les avoit appesanties d'un doux sommeil η : Et par ce qu'il sembloit que le jour croissant peu à peu descouvroit tousjours de nouvelles beautez en sa maistresse, elle se leva, et prenant un siege s'assit vis à vis d'elle, à fin de la pouvoir contempler sans empeschement, et lors jettant ses yeux sur ce visage bien aymé, il n'y avoit rien qu'elle n'admirast, et qui ne fust un nouveau feu adjousté à sa flamme. Quelquefois transportée de trop d'affection, elle s'approchoit pour en desrober un amoureux baiser, mais soudain le respect l'en retireroit. Et en ce combat aprés avoir longuement demeuré interdite, elle dit tels vers d'une voix assez basse : [453 verso sic 455 verso]
[ 461 recto sic 465 recto ] 1621 fonctionnelle
Sa Maistresse dort, et il ne l'oze baiser.
ILS estoient pris d'un sommeil otieux
Ces deux Soleils, et clos sous la paupiere :
Mais leurs rayons avoient trop de lumiere
Pour ne ravir et n'esblouyr mes yeux :
Tel fut jadis le somme gracieux,
De ton berger η, vagabonde η courriere,
Lors qu'oubliant ta peine journaliere,
Tu l'endormis, à fin d'en jouyr mieux.
Pourquoy le Ciel ne permet-il encore
Qu'ainsi que toy de celle que j'adore
En ce sommeil je desrobe un baiser ?
J'entends, Amour, ce que tu me veux dire ;
Pour estre heureux, un amant doit oser η,
Elle l'osa, mais moy je m'en retire.
Cette consideration eust peut-estre donné plus de courage à nostre fainte Druyde, si de fortune Leonide ne se fust esveillée, et peut-estre au bruict des paroles, encore qu'assez basses qu'Alexis avoit proferées. D'abord qu'elle ouvrit les yeux,
[ 461 verso sic 465 verso ] 1621 fonctionnelle
elle pensa de voir Philis, au lieu de la Druyde, et luy donnant le bon-jour, [454 recto sic 456 recto] luy demanda que vouloit dire qu'elle estoit si matineuse. Alexis sousrit, et sans luy respondre, mit une main sur le visage, à fin de la tenir plus long-temps en la tromperie où elle estoit. Et parce qu'à mesme temps, Astrée et Diane s'esveillerent, et se tromperent aussi bien que Leonide, toutes deux la saluërent, et luy firent la mesme demande que la Nimphe luy avoit faicte. Alexis alors prenant plus de hardiesse, les voyant ainsi deceuës, qu'elle n'avoit pas fait lors qu'elles dormoient, s'approchant d'Astrée, luy baisa un œil, et en mesme temps luy donna le bon jour. La bergere oyant une parole bien dissemblable à celle de Philis, retirant la teste à costé, et la considerant mieux, la recogneut incontinent, mais avec un grand estonnement. - Me trompé je, dit-elle, ou bien est-il vray que je voy souz d'autres habits la belle Alexis ? A ces mots, Leonide et Diane la regardant de pres, elles recogneurent que veritablement c'estoit la Druyde : Et Astrée alors luy tendant les bras avec toute sorte de respect η, et se relevant un peu sur le lict l'embrassa et la baisa, pleine de contentement de la voir dans ses propres habits : - Permettez-moy, nouvelle bergere, que je vous baise, dit-elle, et que je vous asseure que jamais le Forests ne vit une bergere plus belle que Lignon verra aujourd'huy sur ses bords : Et lors la regardant avec toute sorte d'admiration, elles estoient toutes trois ravies de la voir si belle en cét habit inaccoustumé, qui toutesfois luy estoit η si bien, que Leonide jura ne l'avoir jamais veuë si belle η, Alexis n'avoit
[ 462 recto sic 466 recto ] 1621 fonctionnelle
encores rien dit, mais [454 verso sic 456 verso] quand elle vit qu'elle estoit recognuë : - Que vous en semble, ma sœur, dit-elle à Leonide, ces habits n'auront-ils pas bien occasion de se plaindre de ce changement trop desadvantageux ? - Il me semble, respondit la Nimphe, que vous estes plus belle en bergere qu'en Druyde, et que si Hylas vous avoit veue, il feroit incontinent un nouvel amas d'Amour pour la despendre en vostre service. - Et moy, adjousta Astrée, je croy que ces habits dont vous parlez, sont bien-heureux de n'avoir point de cognoissance du bien qu'ils possedent, estant autour du corps de la plus belle et de la plus aymable fille qui fut jamais, car s'ils en avoient quelque ressentiment, lors qu'ils en seroient privez, ils n'auroient jamais qu'un eternel regret η de leur perte. - Mais interrompit Diane, si j'y voy bien, ces habits sont ceux d'Astrée, et me semble que ce seroit une grande peine pour cette belle Druyde, de se deshabiller pour prendre ses propres habits, ne seroit-il point bien à propos qu'Astrée prit les habits de Druyde, et qu'aujourd'huy elles se laissassent voir ainsi desguisées pour faire passer le temps au sage Adamas, qui sans doute les mecognoistra en cét habit ? - Quant à moy, respondit Leonide, je fay bien gageure que la plus grande partie de ceux qui les verront ne les recognoistront pas, pour le moins si l'habit de ma sœur est aussi bien fait pour Astrée, que celuy de la bergere l'est pour Alexis. Alexis mouroit d'envie, de posseder tout le jour cét habit, luy semblant que le bon-heur de toucher cette robe, qui souloit estre sur le corps de sa [455 recto sic 457 recto] belle maistresse, ne se pouvoit
[ 462 verso sic 466 verso ] 1621 fonctionnelle
esgaler. Astrée qui aymoit passionnément cette feinte Druyde, et qui desiroit de laisser tout à faict l'habit de bergere pour prendre celuy de Druyde, à fin de pouvoir demeurer le reste de sa vie aupres d'elle, avoit un desir extreme de porter les habits d'Alexis. Et toutesfois, ny l'une, ny l'autre n'osoit en faire semblant, pour ne donner quelque cognoissance de ce qu'elles vouloient cacher ; Et par ce que Diane les en pressoit : - Mais, ma sœur, respondit Alexis parlant à Leonide, que dira mon pere s'il me voit vestuë de cette sorte ? - Et que dira-t'il, dit Leonide, sinon qu'il rira, et sera bien ayse de vous voir passer le temps à quelque chose, il sçait bien qu'il n'y a rien qui vous ayt tant faict de mal que la tristesse, et que pour vous rendre et conserver la santé, il n'y a rien de plus necessaire que de vous plaire en quelque chose, et de vous resjouyr. - Si je le croyois, reprit-elle, je serois bien ayse de tromper aujourd'huy les yeux de ceux qui nous verront, aussi bien que je me suis mesprisée η en m'habillant, car encore qu'il y ait bien de la difference de nos robbes, si est-ce que n'estant pas encore bien jour, je me suis jettée celle d'Astrée sur les espaules, pensant que ce fust la mienne, et lors que le jour a esté grand et que je l'ay recogneuë, j'ay voulu essayer si vous me mècognoistriez, et ne fus de ma vie si empeschee que de me sçavoir approprier de cet habit inaccoustumé. - Je vous asseure, dict Astrée, qu'on ne jugeroit pas que ce fust la premiere fois que vous vous en fussiez habillée, ne se [455 verso sic 457 verso] pouvant rien voir de mieux, soit pour la teste, soit pour le colet, et sans mentir, si personne
[ 463 recto sic 467 recto ] 1621 fonctionnelle
ne le dit, l'on demeurera long temps à vous recognoistre : Et quant à moy je prendray un autre de mes habits, à fin de faire mieux croire que vous soyez une nouvelle bergere. -Non, non, Astree, il faut, respondit Diane, que vous preniez les habits de Druyde, autrement, que diroit-on qu'elle fust devenuë ? - Nous dirons, respondit Leonide, que ma sœur se trouve un peu mal, à condition toutesfois qu'Astrée promette d'en prendre demain les habits, à fin que nous voyons si elle sera aussi belle Druyde, que ma sœur est belle bergere. - Je feray, dict Astrée, tout ce que vous m'ordonnez, mais il me semble que sa robe me sera trop grande. - Nous y ferons, dict Alexis, le rebours de ce qu'il faudra que je fasse à la vostre, si je la dois porter aujourd'huy : Car, dit-elle se levant, vous voyez bien qu'elle m'est trop courte, mais je detrousseray ces boüillons et ces plis, et elle sera à ma mesure, aussi il faudra faire un troussis à la mienne, et la mettre à vostre hauteur. - Or, dit Astrée, puis Madame, qu'il le vous plaist ainsi, je seray demain Druyde, mais à condition que personne n'en die rien, et je m'asseure que si aujourd'huy Hylas voit cette nouvelle bergere, il commencera de mettre en œuvre les conditions η qu'il a faictes avec Stelle, et qu'il adjoustera cette belle estrangere au grand nombre qu'il en a desja aymé. - Si cela est, reprit Alexis, demain quand vous aurez mes habits, il usera du mesme privilege, car je m'asseure qu'il
ne [456 recto sic 458 recto] vous verra point η sans vous aymer.
Et par ce qu'il commençoit de se faire tard et que ces belles filles se voulurent lever, Astrée qui estoit contrainte d'aller prendre un autre habit
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dans un coffre η qui estoit au bout de la chambre : - Mais, mon Deu, que direz-vous de moy, Madame, dit-elle, qui suis contrainte de me lever en chemise devant vous pour aller prendre un autre habit ? Alexis, luy dit : - Il n'y a de l'incommodité que pour vous, et si vous voulez, je le vous iray bien choisir. Astrée qui eut opinion que ce seroit une grande incivilité de luy donner cette peine, et que couchant dans une mesme chambre, et dans un mesme lict avec Leonide, il n'y auroit pas grand mal de se monstrer à elle en chemise, sans attendre, ny respondre autre chose, se jetta hors du lict, mais si belle, que la feinte Druyde en demeura ravie. La premiere chose qu'elle en vid η, ce fut le pied et la jambe, et jusques à la moitié de la cuisse, et puis le sein presque tout à nud, la blancheur et la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur et l'embompoinct de la cuisse, et la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu'à eux mesmes. Et Alexis presque hors d'elle la voyant en cét estat, en fut si surprise, qu'elle demeuroit immobile à la considerer, lors que la bergere luy donnant le bon-jour la convia de la recevoir en ses bras pour la baiser, et se la pressant contre le sein, et la sentant presque toute nuë, ce fut bien alors que pour peu η de soupçon que la bergere eust eu d'elle, elle se fu pris garde que ces caresses estoient un [456 verso sic 458 verso] peu plus serrees que celles que les filles ont accoustumé de se faire : mais elle qui n'y pensoit en façon
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quelconque, luy rendoit ses baisers, tout ainsi qu'elle les recevoit, non pas peut-estre η comme à une Alexis, mais comme au portraict vivant de Celadon, Leonide qui consideroit ces caresses, et ces baisers, ne pouvant bien esteindre ses premieres flammes, se sentit un peu touchée de jalousie, et feignant que ce fust pour empescher que Diane ne s'en prit garde, elle dict à la Druyde, - Vous ne prenez garde, nouvelle bergere, que tenant Astree entre vos bras, elle se pourroit bien morfondre. - Je ne sçaurois avoir mal, dict la bergere, estant aupres d'Alexis. - Je serois bien marrie, ma belle fille, dict la Druyde, d'estre cause de vostre mal, mais je voy bien que ma sœur n'en parle que par envie. - Voire, dict Leonide, comme si je n'avois pas l'une des plus belles bergeres aupres de moy : Et lors se tournant vers Diane, et la prenant entre ses bras, se mit à la baiser, et à la caresser, à fin qu'elle ne prit garde aux actions d'Alexis, qui cependant, prenant Astrée, l'emporta sans qu'elle mit les pieds en terre jusques vers le coffre η où elle vouloit aller, et là s'assiant, et la tenant au devant d'elle embrassee, - Il est certain, luy dit-elle, que vous estes la plus belle fille qui fut jamais, et que les beautez cachees qui sont en vous surpassent de tant toutes celles que l'on se pourroit imaginer, que la pensee n'y sçauroit atteindre : Et en disant ces paroles, elle luy baisoit, tantost les yeux, tantost la bouche, et quelquesfois le [457 recto sic 459 recto] sein, sans que la bergere en fist point de difficulté, la croyant estre fille ; au contraire elle estoit si contente de se voir caressée
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d'un visage si ressemblant à celuy de Celadon, qu'elle ne demeuroit jamais endebtée des baisers qu'Alexis luy donnoit, par ce qu'elle les luy rendoit incontinent et avec double usure η. Qui η pourroit se representer le contentement de cette feinte Druyde, ny son extreme transport, il faudroit quelquefois s'estre trouvé en un semblable accident : mais on le peut juger en partie en ce qu'il s'en fallust fort peu qu'elle ne donnast cognoissance de ce qu'elle estoit, encore qu'elle sceust bien qu'à l'heure mesme qu'elle seroit recogneuë, tout son bon-heur luy seroit ravy : et n'eust esté que sur le poinct de ses plus grandes caresses, Philis vint heurter à la porte : je ne sçay η à quoy ce transport l'eust peu porter : Mais Astree craignant que ce fust quelqu'autre, s'enfuyt promptement se rejetter dans le lict, et se cachant presque toute soubs η la Nimphe, regardoit par dessous les linceux qui entreroit ; Alexis au desespoir d'avoir esté interrompuë, s'en alla vers la porte en maudissant l'importun qui en avoit esté cause, et demandant qui c'estoit, elle ouvrit à la bergere, mais tellement à contre-cœur que de tout le jour elle ne luy put faire bon visage. Quand Astree sceut que c'estoit sa compagne, elle se remit un peu plus hors du lict pour luy rendre le bon-jour que la bergere leur donna à toutes, et par ce qu'elle alloit cherchant des yeux Alexis, et qu'elle ne la vit point dans la chambre, [457 verso sic 459 verso] elle eut opinion qu'elle se fust allé promener comme elle avoit desja faict η et toutesfois leur en demandant des nouvelles, et voyant qu'elles
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rioyent sans luy rien respondre, elle tourna la chercher par la chambre plus curieusement, et cependant Alexis sortant dehors sans se faire cognoistre à elle, et sans parler à personne s'en alla entretenir ses pensées le long de la grande Allee, attendant qu'elles fussent habillees : Et par ce que Leonide et Diane s'en aperceurent, elles dirent à l'oreille à Astrée, qu'il ne falloit luy η en rien dire pour voir si elle la recognoistroit : et ainsi toutes trois l'asseurerent qu'elle se trouvoit un peu mal, et qu'elle estoit entrée dans un autre chambre d'où elle reviendroit bien tost. Philis les creut aysément, mesme voyant ses habits encores sur la table. Et par ce que Leonide et Diane estoient desja hors du lict, Astrée pria sa compagne de luy donner ses habits qui estoient dans ce coffre η aupres de la fenestre : elle sans y penser en rien les alla querir, et luy aydant à s'habiller, elle fut aussi-tost preste à sortir que les autres. Et lors qu'elles s'en voulurent aller : - Mais, dit-elle η, ne verrons-nous point Alexis ? - Il ne faut pas, dit Leonide, quand elle est malade, elle se plaist d'estre seule, et je m'asseure qu'elle ne s'est point voulu remettre au lict cependant que nous sommes icy, par ce qu'elle est presque nue : nous reviendrons d'icy à quelque temps pour scavoir ce qu'elle faict. Et à ce mot, la prenant par la main, elle la conduisit dehors.
Mais cependant la nouvelle bergere estant [458 recto sic 460 recto] sortie s'en alloit à grands pas au petit bois de Coudres
où elle pensoit estre retirée, et pouvoir mieux jouyr de ses pensées pour se representer les
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beautez qu'elle venoit de voir, et les contentemens receus par les faveurs que l'on luy avoit données, ou plustost que sous un nom emprunté elle avoit desrobées : Mais d'autant qu'il estoit desja tard, et que la plus grande partie des bergers avoient desja ramené leur troupeau à l'ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient, et qui couchez sous des arbres fueillus attendoient au fraiz la venuë de leurs bergeres : et entr'autre Calidon, qui ce matin s'estant levé de bonne heure, avoit passé la riviere de Lignon pour essayer de voir Astree, et de tenter encores quelle seroit sa fortune avant que d'en faire parler d'avantage à Phocion : Et par ce qu'il avoit rencontré Hylas en chemin, ils vindrent de compagnie en ce lieu, où tous deux ensemble s'estoient mis à chanter : enfin Calidon tout seul apres avoir joué quelque temps sur sa cornemuse, dit ces vers, se souvenant de la cruelle responce d'Astree :
Il se plaint de sa cruauté.
L'Arrogante qu'elle est, elle sçait que je l'ayme,
Que pour elle je meurs, plein d'amour et de foy,
Qu'elle ne peut vouloir plus qu'elle peut sur moy,
Et que je l'ayme mieux qu'elle n'ayme soy-mesme.
[458 verso sic 460 verso]
Elle recognoit bien que mon amour extreme
Ne sçauroit s'augmenter, tant elle est grande en soy,
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Que de tous les devoirs : je mesprise la loy η,
Et que de le nier ce seroit un blaspheme.
Elle le void, l'ingrate, et ne me rend ô Dieux !
Pour tant d'affection, qu'un mépris odieux,
Comme si mon Amour sa hayne faisoit naistre.
Oublions-là, mon cœur, et tous nos feux passez,
Quand nous n'aymerons plus, elle aymera peut-estre :
Mais qui pourroit hayr ce que nul n'ayme assez ?
Alexis, comme n'estant guere accoustumee à la voix de Calidon, encore qu'elle l'eust ouy, et entendu ses paroles, toutesfois elle ne le recogneut point qu'elle ne l'eut outrepassé : mais voyant Hylas, elle ouyt qu'il luy disoit, - Est-il possible, ô Calidon ! qu'Astrée vous traitte de la sorte que vous dires ? - Il n'est que trop vray, respondit il, et je voudrois bien Hylas, me pouvoir servir de la recette dont vous usez si heureusement en semblables accidents que celuy qui me travaille. La Druyde n'ouyt pas d'avantage de leur divorce η, par ce que ne desirant pas d'estre recogneue, elle passa outre, mais Hylas ne laissa de continuer : - Je vous asseure Calidon, que de tout le mal qui advient aux bergers de cette contrée pour semblable subject, un seul berger en doit estre blasmé, car Silvandre qui est celuy duquel je parle, avec ses fausses raisons, [459 recto sic 461 recto] parce qu'il a l'esprit subtil, et qu'il se sçait insinuer en la bonne opinion des bergers, leur persuade qu'un Amant est perdu d'honneur, lors qu'estant mal traitté, il change d'affection, comme si un homme estoit un rocher
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exposé à l'outrage des flots et des orages, sans pouvoir changer de place pour se mettre à couvert de telles injures, et les bergeres qui pensent retenir nos esprits, comme des esclaves η dans des liens honteux, et des chaisnes qui ne se peuvent détacher, ne se soucient de donner occasion, ny par faveur ny par aucune recognoissance de bonne volonté, de continuer le service que nous leur rendons, estant tres asseurees que nous sommes blasmez de cette sottise d'inconstance, si pourquoy que ce soit, nous nous retirons de leur tyrannie. Au lieu que si ces maximes estoient changees, et qu'elles creussent que c'est une chose honorable de chercher son mieux, et de fuir ces tyrannies, elles ne se plairoient pas à nous voir languir en les servant, mais nous donneroient tous les jours de nouvelles faveurs, afin de nous oster non seulement la volonté de chercher une meilleure fortune, mais l'esperance η mesme de pouvoir mieux rencontrer. Calidon respondit froidement, - Vous vous trompez grandement Hylas, quand vous pensez que Silvandre soit autheur de ces opinions que vous blasmez, Il y a de longs siecles que les bergers de cette contree ont tousjours observé cette loy, et quand la coustume ne nous y obligeroit point, la beauté de nos bergeres nous y contraindroit, car peut-on les avoir aymées, et perdre une fois cette volonté, [459 verso sic 461 verso] si ce n'est que la mort le fasse faire, où ou la laideur de leur visage, qui advient ou par le temps ou par quelque autre accident η. - Je voy bien, reprit Hylas, que vous aymez Astree, et que maintenant je n'auray pas raison
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avec vous : mais j'espere de vous voir aussi affranchy de cette affection, que vous l'estes maintenant de celle de Celidee. - Plusieurs raisons, respondit le berger, m'ont divertit de la bergere que vous nommez, et beaucoup plus encores m'obligent à ne cesser jamais d'aymer celle-cy, sinon en cessant de vivre, car outre l'accident η qui a osté la beauté à Celidee, qui estoit la premiere cause de mon affection, encores le devoir m'obligeoit à rendre ce tesmoignage à Thamire du respect et de l'honneur auquel je luy suis tenu : mais outre toutes ces considerations, m'estant sousmis au jugement de celle qui m'a condamné, si je n'eusse obey ainsi que mes serments m'obligeoient, j'eusse sans doute attiré la vengeance divine sur ma teste, et la hayne des hommes sur moy. Au contraire, en ce qui se presente d'Astree, toutes choses me convient à ne changer jamais cette affection. Premierement sa beauté est telle, qu'il n'y a rien qui l'egale : - Elle en sera tant plus glorieuse, dit Hylas : - Il n'importe, respondit le berger, une fille un peu glorieuse est plus aymable. - Oüy, repliqua Hylas, pourveu que ce soit envers les autres, mais non pas envers nous : et puis cette beauté n'est-elle pas sujette à l'injure des annees ? - O Hylas, dit Calidon, quand la vieillesse ostera la beauté à Astree, l'aage qu'aura Calidon ne luy permettra [460 recto sic 462 recto] guere de se soucier de la beauté. De plus les parens qui la gouvernent, et ceux qui ont puissance sur moy, appreuvent nostre affection : - Le contentement des parens, reprit Hylas, le plus souvent est cause que les filles s'opiniastrent à n'aymer point les personnes,
[ 467 verso sic 471 verso ] 1621 fonctionnelle
qui autrement leur seroient tres-agreables, tant parce qu'elles pensent qu'on les vueille gaigner en recherchant leurs parens, et non point elles, que d'autant que toute contrainte est odieuse, et plus celle qui se trouve en la volonté, que toutes les autres, et telle est l'amour qui jamais ne viendra par les contraintes, ny par l'opinion d'autruy, mais par la seule volonté de celuy qui doit aymer. - Mais, repliqua Calidon' η, Astree est si sage, et si soigneuse de se conserver en cette reputation parmy toutes ses compagnes. - Ce sont bien tousjours de semblables esprits, dict Hylas, qui font les resolutions les plus entieres. - Je pourrois bien penser, adjousta Calidon, que ce que vous me dites pourroit arriver, si je ne voyois que cette bergere n'est point preoccupee, et qu'elle n'ayme personne. - Il est vray, mon amy, respondit Hylas en riant, elle n'ayme personne, n'y vous aussi. - Je ne luy ay pas encore rendu assez de service, reprit le berger : et si elle se gaignoit si aisément, elle n'en seroit pas tant estimable. - O Calidon ! s'escria Hylas, et vous aussi vous estes de cette opinion, qu'il faut un long service pour se faire aymer. Eh ! pauvre berger que je vous plains, puis que vous en estes reduit à ce poinct : vous pouvez de bonne heure faire provision de [460 verso sic 462 verso] lunettes pour voir sa beauté en ce temps-là, car je ne pense pas que l'aage que vous aurez alors, vous permette de la voir sans quelque ayde : N'avez-vous pas oüy dire que Celadon l'a aymee ? - Je l'ay oüy dire sans doute, repliqua Calidon : mais n'estant plus au monde, cela ne faict rien contre moy. - Rien contre vous ? dit Hylas : peut-estre si faict
[ 468 recto sic 472 recto ] 1621 fonctionnelle
plus que vous ne pensez : car si elle suit l'opinion η de Silvandre, pourquoy n'en aymera-t'elle la memoire, aussi bien que Tircis celle de sa Cleon morte ? Mais ce n'est pas ce que je voulois dire, N'avez-vous jamais sceu combien de temps ce Celadon l'a recherchee ? - Quatre ou cinq ans, respondit Calidon. - Et bien mon amy continua Hylas, que vous en semble, s'il faut que vous la serviez autant de temps pour en estre aymé, ne sera-t'il pas temps que vous preniez les lunettes si vous la voulez bien voir ? - Je ne pense pas, dit le berger, qu'il y faille tant de temps à la gagner : mais quand cela seroit, encore ne serois-je pas reduit à ce que vous me dites. - Berger, berger, reprit Hylas : flattez-vous tant que vous voudrez : mais souvenez-vous qu'il n'y a rien de plus asseuré que l'experience, et ce que vous avez veu arriver une fois, croyez si vous estes sage, qu'elle peut bien estre encore une autre : vous dites qu'elle n'est point preoccupee, c'est ce qui me fait juger plus mal de vos affaires : car les filles que nous sçavons qui ayment, peuvent estre gaignées et attirees à nous aymer : mais ces insensibles ne sont pas seulement capables de sçavoir ce qui doit estre aymé. Calidon importuné des difficultez qu'Hylas luy [461 recto sic 463 recto] rapportoit, et luy semblant que ses raisons estoient assez fortes : - Je vous asseure, dit-il, Hylas, que j'avois bien faute de consolations que vous me donnez, et que ç'a bien esté ma bonne fortune qui m'a fait vous rencontrer, pour soulager mon desplaisir. - Si vous voulez, dict-il, que je vous flatte, je parleray bien d'autre sorte : mais quand vous aurez le jugement
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sain, vous recognoistrez que je vous parle en amy, que si vous desirez trouver quelque alegement, prenez les remedes desquels j'ay tousjours usé contre semblable maladie, et si vous le voulez faire, je m'oblige à vous garantir de tout le mal que vous en recevrez pour ce subjet. - Comment, dit le berger, de quitter Astree, ou d'en aymer quelque autre ? j'aymerois mieux avoir perdu les yeux que si je les employois jamais à regarder avec Amour une autre beauté que la sienne, et avoir perdu le cœur qui me donne la vie, que si je m'en servois jamais à aymer autre bergere qu'Astree. Et à ce mot ne pouvant plus avoir de patience auprés d'Hylas, il se leva pour s'en aller à demy satisfait de luy, mais Hylas le retint : et luy dit en sousriant, - Si vous voulez voir Astree encor η dans ce bois de Coudres, je l'ay veuë il y a quelque temps qu'elle y alloit toute seule, mais je ne vous en ay rien voulu dire, parce que je crains trop que vous n'y perdiez vostre peine, toutesfois la femme η est fort ressemblante quelque fois à la mort, qui se donne à nous lors que nous y pensons le moins : - Vous n'estes pas bon amy, luy respondit Calidon, de m'avoir esloigné le contentement [461 verso sic 463 verso] d'estre auprés d'elle. - Prenez garde, repliqua-t'il, que vous n'y soyez encore assez tost pour recevoir un mauvais visage : Le berger sans s'amuser à luy respondre, s'en alla le plus viste qu'il peut vers le lieu que Hylas luy avoit monstré, luy semblant qu'il ne sçauroit trouver une meilleure occasion que de la rencontrer seule en un lieu où personne ne pourroit interrompre leurs discours.
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Et il est certain η que Hylas pensoit luy avoir dit la verité, parce que n'ayant veu Alexis que par derriere, l'habit d'Astree qu'elle portoit l'avoit deceu : mais cependant la Druyde desireuse d'entretenir les douces pensees qui occupoient son imagination, et dont la veuë luy avoit esté si agreable, s'en alla au grand pas dans ce petit bois, où elle ne mit plustost le pied, que la solitude du lieu, et la fraische memoire des faveurs qu'elle avoit receuës, luy remirent si vivement devant les yeux, les beautez, et les doux baisers d'Astree, que pliant les bras l'un dessus l'autre, et levant le regard contre le Ciel, - O Dieu ! dit-elle, qu'Alexis seroit heureuse sans Celadon, et que Celadon seroit heureux sans Alexis ! Que si j'estois veritablement Alexis, et non pas Celadon que je serois heureuse de recevoir ces faveurs d'Astree : mais combien le serois-je encor plus, si estant Celadon, elles ne m'estoient pas faictes comme estant Alexis ? Fut-il jamais Amant plus heureux et plus malheureux que moy ? heureux pour estre chery et caressé de la plus belle et de la plus aymee bergere du monde : et malheureux pour sçavoir [462 recto sic 464 recto] asseurément que ces faveurs qui me sont faites seroient changees en chastimens et en supplcies η, si je n'estois couvert du personnage d'Alexis, là s'arrestant un peu : Mais, reprenoit-il peu apres, et à quoy Celadon penses-tu que cette feinte se termine ? Quelle fin propose-tu à ton dessein ? As-tu opinion que tu puisse decevoir tousjours, et tous les yeux de ceux qui te verront ? Pourquoy ne te resous-tu à te declarer ? quoy qu'elle ne te l'aye dit, si est-ce que le commencement de l'amitié
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qu'elle porte à Alexis, ne procede que de la ressemblance qu'elle a avec Celadon. Cela te monstre qu'elle ne hayt point ce berger, puis que la ressemblance luy en est si agreable, que si elle en cherit la memoire, le croyant mort, n'en aura-t'elle pas beaucoup plus chere la presence, quand elle le verra à genoux devant elle, vivant et l'adorant ? Belle bergere, luy dirons nous, voila ce Celadon qui mourut quand vous luy voulutes mal, et qui revit maintenant, que vous en aymez le visage en celuy d'Alexis, s'il a failly en quelque chose, il en a bien fait la penitence, mais si encores vous ne la jugez pas telle que sa faute, ordonnez luy de souffrir et d'endurer tous les supplices qu'il vous plaira, vous trouverez tousjours en luy plus de volonté d'obeyr à ce que vous ordonnerez : que vous n'en aurez de luy commander. Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, il consideroit s'il y avoit apparence qu'il deust prendre cette resolution : mais se reprenant bien tost apres, Tay-toy, tay-toy, Celadon, disoit-il, contente-toy [462 verso sic 464 verso] d'estre mort une fois, sans vouloir par ta presomption remourir encores avant que d'avoir vescu. N'envie point le bon-heur d'Alexis, et puis que tu n'en peux joüir, ne sois point marry qu'elle le possede, car si tu dois esperer quelque meilleure fortune que celle que tu as, c'est sans plus par l'entremise de cette Druyde, à la conduite de laquelle tu la η dois entierement remettre, et ne te flatte qu'Astree ayme ta ressemblance en elle, car il peut bien estre que ton visage luy soit agreable, et que la faute que tu as commise la convie à te hayr, et puis s'il y
[ 470 recto sic 474 recto ] 1621 fonctionnelle
a quelque chose en toy qui te puisse contenter, n'est-ce pas pour sçavoir en ton ame que jamais tu n'as manqué aux loix d'une parfaite affection. Et voudrois-tu maintenant noircir la blancheur de ton amour, par une si grande desobeyssance ? Je t'ordonne η, nous a-t'elle dit, de ne te faire jamais voir à moy, que je ne te le commande : ayme donc ô Celadon ! et obeys, et te tais, si tu veux vivre et aymer sans reproche.
Ainsi la Druyde pensant venir en ce lieu pour avoir quelque contentement de ses pensees, Amour qui estoit peut estre jaloux des faveurs que la fortune luy avoit fait recevoir, les luy
envenime par ces mortelles imaginations, de sorte que ses yeux regorgeants de larmes, elle fut contrainte de prendre son mouchoir pour les essuyer, et parce qu'en mesme temps Calidon entra dans le bois, lors qu'elle estoit au bout d'une allee, ainsi qu'elle tourna pour revenir sur ses mesmes pas, afin de continuer ses pensees avec son [463 recto sic 465 recto] promenoir, de fortune elle jetta l'œil sur Calidon, qu'elle n'eust plustost recogneu, que comme la bergere, qui sans y penser met le pied sur un serpent s'en destourne, et s'enfuit ailleurs, toute pasle et tremblante, de mesme Alexis changea et tourna ses pas promptement pour entrer dans une autre allee, et de celle la en une autre, et alla de cette sorte fuyant le berger, qu'elle pensoit estre tousjours à ses talons,
deceu par les habits qu'elle portoit de la belle Astree, et elle mit bien tant de peine à s'echapper de ses yeux, qu'il la perdit parmy ces divers destours, ne pouvant les demesler si promptement qu'elle les luy alloit
[ 470 verso sic 474 verso ] 1621 fonctionnelle
embroüillant, et fuyant de cette sorte elle passa dans la grande allee, et pour n'estre veuë de luy se jetta incontinent apres dans le grand bois de haute fustaye qui la touche : mais de fortune Hylas qui pour donner toute commodité à Calidon, s'estoit venu promener en ce lieu, l'ayant apperçeu, et se doutant à peu prez de l'occasion de sa fuitte, car il la vid passer presque en courant, il remarqua l'endroit où elle entroit, et attendit quelque temps pour l'enseigner à Calidon, qu'il croyoit n'estre pas fort loing, et toutefois il se deceut, parce que ce berger ne pensant pas qu'elle fust sortie du bois, n'en laissa endroit qu'il ne visitast curieusement, et cognoissant enfin que c'estoit vainement, il creut bien que c'estoit à dessein qu'elle se cachoit à luy : et luy semblant que cette indignité estoit trop grande pour la souffrir, il prit un si grand desplaisir de se voir ainsi mespriser, que premierement [463 verso sic 465 verso] en colere, et puis desesperé, il se resolut cent fois de n'aymer jamais plus Astree : Mais aussi tost que cette resolution estoit faite, se souvenant de sa beauté et de ses perfections il changeoit de pensee et se trouvoit encores plus embroüillé en cette affection, tant
il est difficile que le desir de la beauté se puisse arracher du cœur, qui une fois en a esté touché vivement.
Cependant Hylas attendoit qu'il vint η, pour luy monstrer par où Astree avoit passé : et il commençoit de s'ennuyer en ce lieu, lors qu'il vit venir du costé de la maison Leonide, Diane, Philis, et parmy elles, il luy sembla de voir Astree. Au commencement il eust juré le contraire, car il
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pensoit bien de l'avoir veuë aller d'un autre costé, et toutesfois s'approchant d'elles au petit pas, il ne pouvoit plus démentir ses yeux qui l'asseuroient qu'Astree estoit dans cette troupe, lors qu'il se sentit prendre par derriere par quelqu'un, qui luy mettant les mains sur les yeux, luy vouloit faire devenir η qui c'estoit. Hylas sans se remuer luy laissa faire quelque temps, et enfin luy touchant les mains, et recognoissant que c'estoient des mains de femme : - Je sçay bien, luy dict-il, qui vous estes, et que vous soyez icy, ce n'est pas ce qui me met en doute, mais comment vous y pouvez estre. Cependant qu'il parloit ainsi : toute la trouppe arriva, de sorte que ces belles filles peurent ouyr que Hylas en continuant son discours : - Je sçay bien, disoit-il, que vous estes Astree, et luy ostant les mains de dessus les yeux, il vit qu'il se trompoit, et que c'estoit [464 recto sic 466 recto] Laonice. - Et quoy, Hylas, luy dit-elle, vous mescognoissez de cette sorte vos amies ? - Ne vous en estonnez point, dit-il bergere, car c'estoit avec beaucoup de raison que je pensois que ce fust Astree, puis que l'ayant veuë, tout à cette heure, entrer dans ce bois, disoit-il, en monstrant l'endroit où Alexis avoit passé, lors que vous m'avez bousché les yeux, je la voyois, tout estonné parmy cette troupe qui venoit d'un costé tout au contraire : Et que pouvois-je penser la voyant ainsi en divers lieux sinon qu'aujourd'huy ce fut le jour qu'elle devoit estre par tout ? - Comment, Hylas, dict Astree, vous m'avez veuë entrer dans ce bois ? - Je vous ay veuë, dit-il, et je ne suis pas seul, car je m'asseure que Calidon est encores parmy ces Coudres
[ 471 verso sic 475 verso ] 1621 fonctionnelle
qui vous y cherche. Astree et les autres de sa troupe sçavoient bien ce qu'ils vouloient η dire : mais feignant le contraire : - Pour certain, luy dict Diane, j'ay opinion que ce matin vous n'avez pas pris vos bons yeux, puis que cette Nimphe et nous toutes rendrons bon tesmoignage que voicy Astree, et qu'elle n'a esté d'aujourd'huy qu'avec nous. - Je voy bien dit Hylas, que voyla Astree, et je sçay bien qu'il est impossible que celle que j'ay veuë ayt peu estre si tost avec vous, ayant pris un chemin tout different : mais si sçay-je bien aussi que je l'ay veüe cette Astree que je dis, et que mes yeux ne me trompent pas. Leonide rioit et toutes ces bergeres de le voir en cette peine : Et parce qu'Astree desiroit de trouver ceste Astree de laquelle il parloit : - Or, Hylas nous penserons, [464 verso sic 466 verso] luy dit-elle, que vous soyez hors de vous mesme, si vous ne nous faictes voir cette autre Astreé, et pource monstrez nous où elle est allee. - Je vous permets, dit Hylas, de penser de moy tout ce que vous voudrez en cela, car je vous assure que vous n'en sçauriez dire tant, que je n'en pense moy-mesme encore d'avantage, me voyant en cette resverie, et afin que je m'en esclaircisse alors η, je vous supplie la rechercher. A ce mot se mettant le premier, il entra dans le bois de hauste fustaye, et ayant quelque temps tourné d'un costé et d'autre inutilement, lors que chacun s'ennuyoit de cette queste, hors-mis la vraye Astree, il jetta de fortune les yeux si avant à travers les espesseurs des arbres, qu'il luy sembla de voir cette bergere assise sur la rive d'un des bras de Lignon, et appuyee
[ 472 recto sic 476 recto ] 1621 fonctionnelle
contre un gros arbre : Hylas alors s'y en allant au grand pas, quand il fut si pres qu'il la peut recognoistre il fit signe à toute la trouppe de s'approcher, et prenant Astree par une main, et monstrant Alexis de l'autre, - Regardez, luy dit-il, bergere si vous n'estes pas au pied de cet arbre ? Phylis respondit, - Je vous assure, mon feu serviteur, que vous devez tenir du naturel des lyons η, car j'ay ouy dire qu'ils cognoissent mieux les habis, que le visage de ceux qui les gouvernent. - Et pourquoy dites-vous cela, respondit Hylas : - Parce repliqua-t'elle, que ces habits que vous voyez pour estre ressemblants à ceux qu'Astree souloit porter, vous vous feignez que c'est elle. Ils parloient si haut, et Hylas faisoit tant de bruit, qu'Alexis tournant le visage [465 recto sic 467 recto] aperceut toute cette trouppe qui s'en venoit vers elle, ce qui fut cause que s'essuyant un peu les yeux, et reprenant une plus joyeuse mine, pour ne donner cognoissance des tristes pensees qui l'accompagnoient, elle se leva et s'en vint droit vers elles, et parce qu'Astree et Diane luy firent signe de feindre d'estre estrangere, pour voir si Hylas, et Laonice la recognoistroient, car elles avoient dit à Phylis le change qu'elle avoit faict de ses habits, elle contrefit de sorte son personnage, qu'Hylas la mescogneut, et Laonice aussi. Hylas s'approchant d'elle : - Je vous assure belle bergere, luy dit-il, que vous avez failly à me faire tourner l'esprit, lors que je ne vous ay qu'entre-veuë, et maintenant que je vous voy mieux, j'ay peur que vous ne fassiez destourner mon affection, Alexis feignant de ne le cognoistre point, et de ne sçavoir ce qu'il
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disoit. - Pardonnez-moy berger, luy dit-elle, si je ne vous responds, car je n'entends pas ce que vous dites. - Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant pris pour Astree, et puis voyant incontinent Astree en un autre lieu, j'ay failly de devenir fol, mais qu'à cette heure que je vous voy bien, je crains que vous ne me desrobiez le cœur que j'ay donné à une autre. - Vous m'avez grandement obligez, respondit Alexis, de me prendre pour une si belle bergere que celle que vous nommez, et laquelle j'ay desiré il y a long temps d'avoir le bon-heur de cognoistre, mais vous ne me des-obligez pas peu, quand vous me soupçonnez d'estre larronnesse, et mesme de ce qui est à autruy, car je n'ay point [465 verso sic 467 verso] accoustumé de n'en prendre, qui ne soit tout à moy et je ne fay jamais mes prises en cachette ainsi que ceux qui desrobent font, mais tout ouvertement et devant les yeux de chacun, que si vous voulez reparer l'injure que vous m'avez faitte en cela, monstrez moy qui est Astree de toutes ces bergeres, et je vous remets l'offence receuë. - Je pense dit Hylas, que si vous me cognoissiez vous ne jugeriez pas que vous laissant prendre mon cœur, encore qu'il soit à une autre, je vous fasse quelque offence, car Hylas n'en a jamais donné davantage à personne, et toutesfois, puis qu'il m'est si aysé d'effacer cette injure que vous pretendez avoir receüe de moy, je n'en veux point disputer, à condition que quand j'auray satisfait à vostre curiosité, en vous monstrant Astree, vous ne desdaignerez de le recevoir en don ce cœur que je vous presente, si vous ne le voulez point en larcin. - Monstrez
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moy, dit la nouvelle bergere, quelle de toutes ces belles est Astree, car considerant leurs beautez, je m'asseure qu'elle en est l'une, et apres nous parlerons à loisir du cœur d'Hylas, puis que vous vous nommez ainsi. - Il est vray, dit Hylas, qu'elle y est, et parce que je crains que comme vous avez deviné qu'elle estoit icy, de mesme vous ne la recognoissiez sans moy, à fin que vous ne η m'en ayez l'obligation. La voyla dit-il monstrant Astree, qui à peine se pouvoit garder de rire, non plus que le reste de la trouppe, voyant Hylas si aveuglé qu'il ne recognoissoit point Alexis, pour estre un peu desguisee par cét habit : elle alloit s'approchant [466 recto sic 468 recto] d'Astree, la salüa, et luy tint quelque discours de civilité, afin de tromper tant mieux Hylas, qui trouvoit cette estrangere de si bonne grace qu'il ne pouvoit presque luy donner le loisir de dire les premieres paroles sans l'interrompre, la pressant de satisfaire aussi bien à ce qu'il luy avoit requis, qu'il avoit faict à ce qu'elle avoit desiré sçavoir de luy. - Et comment ? mon feu serviteur, dit Phylis, que pensez vous que dira Stelle, si elle scait que vous aymez cette belle estrangere ? - Et que peut elle dire, respondit-il, sinon que j'observe nos conditions η, par lesquelles il m'est permis d'en pouvoir aymer une ou plusieurs autres aussi bien qu'elle, sans qu'elle s'en puisse offencer ? - Et comment berger, dit la nouvelle bergere, vous pensez donc m'aymer en compagnie d'un autre η ? - Et que vous importe cela, respondit Hylas, si je ne laisse pas de vous aymer autant que vous voudrez ? - Mais adjousta, elle, vous en aymerez une
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autre avec moy ? - Et si apres disner, dit Hylas, il y a de la viande de reste, voulez vous que nous la jettions au chien η Et de mesme si apres vous avoir aymee autant que vous le voulez estre, j'ay encore de l'amitié de reste, pourquoy ne voulez vous pas que je l'emploie à aymer celles qui en ont besoin ? - Ha ! berger, dit l'estrangere, je ne veux avoir rien à partir avec une autre. Je desire que celuy qui m'aymera n'ayme que moy seule, et par ainsi vous estes en danger de n'avoir point de maistresse faite comme moy. - Ny vous, dit Hylas, point de serviteur fait comme moy : Et puis que vous estes de cette humeur je vous [466 verso sic 468 verso] conseille de chercher Silvandre, car il est tel qu'il le vous faut. - A propos, dit Philis, de Silvandre, nous ne le voyons point, qu'est-ce qu'il est devenu ce matin ? C'est bien vostre fortune, Hylas qu'il ne se soit point rencontré icy, car il vous empescheroit bien de parler d'abord d'amour à cette belle estrangere. Hylas vouloit respondre, mais Laonice prenant la parole, - Non, non, Hylas, ne laissez pas, dit-elle, de parler et de dire tout ce que vous voudrez, je m'assure que d'aujourd'huy vous ne le verrez, et quand il seroit icy, je vous promets qu'il n'auroit pas le mot à dire, luy estant arrivé le grand malheur qu'il peut avoir, et que luy-mesme s'est procuré sans y penser : - Et qu'est-ce ? dict incontinent Diane : - Il faut que vous sçachiez η respondit la malicieuse Laonice en sousriant, que Paris il y a quelque temps, rencontra un Chevalier estranger qui menaçoit grandement Thersandre, et parce que Silvandre se chargea d'en advertir Madonthe, ce matin il n'y a pas manqué, et elle craignant
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que quelqu'un de ses parens ne la soit venuë chercher, elle a eu peur d'estre rencontree, et que Thersandre estant recogneu ne receut quelque desplaisir en sa compagnie, de sorte qu'elle s'est resoluë de partir à l'heure mesme, et s'en retourner en Aquitaine, et m'a donné charge de vous venir faire à toutes ses excuses, de ce qu'elle n'a peu prendre congé de vous avant que de partir, vous suppliant de l'aymer, et de croire que jamais elle n'oublira les faveurs et les amitiez qu'elle a receue [467 recto sic 469 recto] le long de Lignon. Mais le pauvre Silvandre, voyant qu'elle s'en alloit, il n'a peu cacher l'affection secrette qu'il luy portoit, et premierement il a fait tout ce qu'il luy a esté possible, pour luy persuader qu'elle devoit demeurer, et puis cognoissant que tout son bien dire estoit inutile, il luy a offert de l'accompagner, mais elle ne voulant à ce que je croy donner jalousie à son Thersandre, l'a refusé plus de cent fois. Enfin, ne pouvant obtenir cette grace d'elle, il s'est mis à genoux, luy a embrassé les jambes avec des conjurations les plus extraordinaires que j'aye jamais ouy faire, et desquelles Madonthe ne se pouvant entierement ny honnestement deffaire, elle luy a permis presque par force de l'accompagner une partie du jour. - Vous pouvez bien luy disoit-il, me permettre ce peu de temps d'estre aupres de vous, pour l'eternel desplaisir que vostre esloignement me laissera. - Je pense, dit Astree, que vous vous mocquez de dire que Silvandre ayme quelque chose, luy qui ne regarda jamais bergere que pour la fuyr ; - Pour la fuyr, dit Hylas, et qu'appellez
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vous ce qu'il fait quand il est aupres de Diane ? - O ! respondit Phylis, ce n'est que par feinte. - Non Hylas, reprit Laonice, Phylis a raison, ce n'est que par feinte ce qu'il fait envers cette bergere, car luy-mesme l'a juré plus de cent fois ce matin, lors que Madonthe sur ce propos luy a dit. - Et bien, Silvandre, si mon absence vous donne de la peine, la presence de Diane vous consolera, - Diane, a t'il respondu, merite mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais rendu [467 verso sic 469 verso] que pour ne manquer à la gageure η de Phylis, et plusr η à Dieu qu'elle fust en vostre place, et vous en la sienne, vous verriez si je dis vray ou non. Phylis qui recogneut bien que ce discours desplaisoit grandement à sa compagne, luy respondit, - Je ne croiray jamais que Silvandre ayme Madonthe, car il n'en a jamais fait semblant : - Vous vous trompez, interrompit Diane, j'en ay veu des signes qui sont assez certains ; et pourquoy ne voulez vous qu'un jeune berger qui a de l'esprit, et du courage, ayme une fille tant aymable que Madonthe ? Et puis Laonice en parle comme sçavante, l'ayant veu partir avec elle, apres l'en avoir requis avec tant d'instance. - Et en effect, dit Astree, il est bien vray, Laonice, que Silvandre a suivy Madonthe ? - S'il est vray, respondit la fine bergere, croiriez-vous que je le voulusse dire si je ne l'avois veu partir ? Et à quoy me serviroit-il de dire une chose que vous pouvez si aysement verifier, puis que si elle n'estoit pas vraye, ce seroit me faire recognoistre pour menteuse à trop bon marché ? - Dieu le conduise, respondit Diane, et le reconduise quand il luy plaira : Et à ce mot, faisant
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semblant de ne s'en point soucier, tourna les pas d'un autre costé où Philis sans monstrer de le faire à dessein, la suivit quelque temps apres : mais non pas si tost toutesfois que Diane n'eust commencé de se reprocher en elle-mesme l'inconstance de Silvandre. - Et quoy, berger, disoit-elle, sont-ce là des effects de l'Amour que tu me faisois paroistre ? sont-ce les eternitez de tes affections η ? et te devois-tu [468 recto sic 470 recto] tant donner de peine, et à moy aussi, pour avoir la permission de me rechercher sous la couverture d'une fainte, pour incontinent me quitter pour Madonthe ? Tu as trop souvent et trop long temps blasmé l'inconstance de Hylas, pour en prendre si tost le personnage. Et parce qu'elle vid venir Philis, elle l'attendit. Et d'abord qu'elle fut arrivee : -Et bien ma sœur luy dit-elle, ne vous semble-t'il point que je sois meilleure maistresse que vous ne m'estimiez, quand vous me menaciez des importunitez de Silvandre ? N'est-il pas vray que j'ay bien trouvé le moyen de le divertir, et de luy faire prendre un autre soin η ? - J'avouë, respondit Philis, que, si Laonice dit vray, je ne fus jamais mieux trompee que je l'ay esté en ce berger, luy ayant veu faire des demonstrations d'une si grande passion, que j'eusse creu estre impossible qu'elle se peust jamais effacer : mais croyez vous que Laonice soit veritable ? - Je n'en doute aucunement, respondit Astree, car outre ce qu'elle en a dit, j'ay remarqué que tousjours il a grandement affectionné Madonthe, et lors que Paris estoit en peine de luy faire sçavoir la rencontre qu'il avoit fait de cét estranger qui les menaçoit, Silvandre en prit la
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charge, mais sçavez vous avec quelle promptitude il s'y offrit ? - Croyez η, ma sœur, qu'il fit bien paroistre la peur qu'il avoit que quelque autre se chargeast de luy rendre ce bon office. Et Dieu sçait, il n'y avoit personne en toute la troupe qui eust cette ambition, et il faut avoüer qu'encore que cette fille soit belle et bien discrette, toutesfois [468 verso sic 470 verso] à mes yeux elle n'a rien de trop aymable, et si j'estois homme je servirois beaucoup plustost plusieurs autres qui ne sont pas en effect si belles. Aussi n'avons nous veu personne qui l'ait aymee en tant de temps qu'elle est demeuree parmy nous, que Hylas et Silvandre : Mais Hylas parce qu'il n'y a rien qui ne luy soit bon, et Silvandre pour me desabuser, et vous aussi de l'opinion que nous avions qu'il eust quelque bonne volonté pour moy. - Quand à moy, dit Philis, je suis bien de la mesme opinion que vous estes pour Madonthe, mais je ne sçaurois croire que Silvandre l'ayme ; et pour ce que vous en avez remarqué, cela n'est qu'un effect de courtoisie envers cette estrangere. - Et cette si ardante supplication de l'accompagner, repliqua Diane, que direz vous que c'est ? - Je diray, respondit Philis, que c'est aussi par courtoisie : - La courtoisie eust esté bonne de faire l'office que Laonice nous est venu rendre de sa part, ou quelque chose semblable, mais se jetter à genoux, pleurer à pleins yeux, et pour dire ainsi, jetter des seaux η de larmes, s'en aller presque par force avec elle, et nous laisser sans nous en rien dire, si vous appellez cela courtoisie, je ne sçay ce que vous nommerez Amour. Mais, dit-elle un peu apres : je confesse qu'en cette action
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il m'a grandement obligee parce qu'il est vray, quelque mine que j'en fisse, que sa continuelle recherche, la discretion avec laquelle il vivoit auprez de moy, mais plus la bonne opinion que j'avois conceuë de luy, me portoit η insensiblement à luy vouloir du bien : Et je [469 recto sic 471 recto] suis si beste quand j'ayme quelque chose, comme vous sçavez η en ce qui m'est arrivé de Phylandre, qu'il m'est impossible d'aymer aimer peu, de sorte que j'estois pour m'embarquer à bon escient en cette affection : Et Dieu sçait en quel estat il m'eust mise, pour peu qu'il eust attendu encores, j'aymerois mieux puis qu'il estoit de cette humeur, que luy et moy fussions morts, que si j'eusse retardé d'avantage de recognoistre son dessein. Philis qui voyoit bien que Diane aymoit ce berger, et qui prevoyoit aussi qu'elle ne s'en separeroit jamais qu'avec de tres-mortels desplaisirs : - Ma sœur, luy dit-elle, ne croyons point si facilement le rapport de Laonice, attendons, avant que d'en faire jugement, que Silvandre revienne, je veux croire que vous cognoistrez quand vous l'orrez parler, qu'il n'a point de tort, - Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, ne parlons plus de cela, la pierre η en est jettee, il pourra dire et faire ce qui luy plaira, et je sçay ce que j'en dois croire : - Mais, ma sœur, repliqua Philis, oyez-le avant que de le condamner ; - Et quoy ma sœur, dit Diane, ne sçavez vous point encores que jamais personne qui ait escouté Silvandre, ne luy donna le tort ? Non, ma sœur, si vous m'aymez, lors que vous me verrez en cette volonté, je vous conjure de m'en divertir : Et parce que je me ressouviens qu'autrefois il a eu un bracelet η de
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cheveux de moy, qui est celuy que je faisois pour vous, je vous supplie de le luy demander de ma part, aussi tost que vous le verrez, je scay que ces bergers de l'humeur dont il est, ont accoustumé [469 verso sic 471 verso] de se prevaloir des avantages qu'ils peuvent par semblables finesses obtenir sur les bergeres peu avisees, si je puis je ne veux pas qu'il en fasse de mesme de moy. Philis qui cogneut bien que Diane estoit pressee du despit, et qu'il n'estoit pas temps de luy contrarier, se teut quelque temps apres luy avoir dit qu'elle le feroit aussi tost qu'il seroit revenu. Et alors qu'elles vouloient continuer leur discours, elles virent venir toute la troupe vers elles, mais de beaucoup augmentee, parce qu'Adamas, Daphnide, Alcidon, Paris, Hermante, Stiliane, et Carlis y estoient, et de plus Lerindas le messager de Galathee, qui ayant fait son message au grand Druyde, ne s'en estoit pas voulu retourner sans voir Astree et Diane, de la beauté desquelles il ne pouvoit assez parler.
Mais Adamas estoit demeuré avec une grande peine, depuis qu'il avoit sceu par Lerindas la volonté de Galathee, parce qu'il ne vouloit point luy desplaire, et il voyoit bien qu'il ne s'en pouvoit aller vers elle, sans emmener Leonide, et il chaignoit η
que celle qui avoit veu η Celadon vestu en Lucinde, ne le recogneust déguisé en Alexis. Cela fut cause que ne scachant à qui en demander avis, sinon à Leonide, et à la fainte Druyde, il proposa à la Nymphe la peine où il en estoit : Leonide qui avoit l'esprit fort bon,
luy respondit incontinent, - Vous devez laisser icy Alexis
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et moy, car il est tres-asseuré que Galathee la recognoistra si elle l'avoit η, et ce seroit une chose de trop grande importance pour la qualité que vous avez, Et il semble que Dieu vous monstre que vous le [470 recto sic 472 recto] devez faire ainsi, puis que ce matin sans autre dessein que de passer son temps, vous voyez comme Alexis s'est vestuë en bergere, et cét habit l'a de sorte déguisée, que peu de personnes l'ont recogneuë, mesme Hylas qui la voit tous les jours l'a mescogneuë, je m'assure que Daphnide et Alcidon en ont fait de mesme, et, ce qui est de plus d'importance, Lerindas : Si bien qu'il sera fort aysé à luy persuader, et à ces estrangers, que ce matin Alexis s'est trouvee mal, et que n'estant point sortie du lict, vous m'avez laissee auprez d'elle pour luy tenir compagnie : aussi bien n'ay-je pas grande envie de voir la Nymphe, tant qu'elle sera en l'humeur où je l'ay laissee η. Mais si vous vous resolvez à ce que je dis, qui est ce me semble le seul moyen que vous avez pour ne laisser voir Alexis, il faut faire deux choses : L'une, que cette nouvelle bergere se perde finement parmy la troupe, et s'aille mettre en sa chambre, afin que Lerindas, ny Alcidon et sa suitte ne la recognoissent. Et l'autre, il faut que je fasse en sorte que ces bergeres qui sçavent qu'elle s'est revestuë de cette façon, vous supplient, mon pere, de nous laisser icy pour quelque temps, puis qu'il semble qu'Alexis y reprend le bon visage que la maladie luy avoit osté, autrement si nous n'usons de cét artifice, elles pourroient entrer en doute de quelque chose, et il n'est pas peut-estre encore temps η que nostre dessein se
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descouvre. Adamas qui n'avoit point pris garde au déguisement d'Alexis, s'estonna de l'avoir luy mesme mescogneuë, et y ayant quelque [470 verso sic 472 verso] temps pensé, trouva bonne cette opinion. Mais Alexis encores beaucoup meilleure lors qu'elle en fut advertie, tant parce qu'elle jugeoit bien que Galathee la recognoistroit, et elle eust mieux aymé la mort que de retourner entre ses mains, que pour le desplaisir qu'elle auroit de perdre si tost les extremes contentements qu'elle possedoit auprez de sa bergere, de laquelle les baisers et les caresses, ne pouvoient que luy estre tres-agreables, encores qu'elle ne les receust qu'au nom d'Alexis, se contentant en quelque sorte, puis que Celadon en estoit le porteur. Cela fut cause que tous trois y consentant, la chose fut bien promptement resoluë, et à mesme temps la nouvelle bergere se meslant parmy la trouppe, quoy que Hylas eust bien souvent les yeux sur elle, si se desroba-t'elle enfin et de luy et de tous les autres, et s'alla renfermer dans sa chambre, où se deshabillant, non pas sans baiser mille fois chaque piece de l'habit qu'elle s'osta de dessus, elle se mit dans le lict, apres s'estre accommodé la teste comme si elle eust esté malade : - O bien-heureux habit, luy disoit-elle en le posant sur table η. N'avez-vous pas esté bien offencé contre moy, de vous avoir privé aujourd'huy du bon-heur que vous avez accoustumé d'avoir, et n'avez vous pas bien regretté le change que vous faisiez ; je vous en demande pardon, ô trop heureux habit ! Et je m'assure que vous me l'accorderez, puis qu'il est impossible que vous ne sçachiez aymer, ayant si long temps embrassé ce beau corps,
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qui pour un moment qu'il a esté entre mes bras, [471 recto sic 473 recto] m'a donné tant d'Amour, que je ne sçay comme je puis vivre parmy tant de feux et de flammes qui me bruslent : Et lors considerant qu'il parloit à une chose insensible, et qui joüyssoit d'un-bon heur qu'il luy estoit inutile pour ne le sçavoir pas recognoistre, Il ne se peut empescher de dire tels vers :
Il est jaloux de l'habit η de sa
Maistresse.
DE cét heureux habit, je dis η
presque jaloux,
Rien jamais de parfaict ne se voit entre nous,
Si comme vous j'avois entre mes bras ma belle,
Quel heur seroit le mien ?
Si vous mouriez d'Amour comme je meurs pour elle,
Quel seroit vostre bien ?
Mais le Ciel qui ne veut que quelque chose humaine
Soit parfaicte en tout poinct :
Ce qui defaut en vous est en moy pour ma peine,
Et veut η qu'ayant mon bien vous n'en joussiez point.
D'autre costé Adamas ayant donné le bon-jour à Diane et à Philis, - Je suis bien marry, leur dit-il à toutes, qu'il faille que je vous quitte plustost que je n'avois resolu, mes η belles bergeres. Galathee me mande que je m'en aille incontinent la trouver, et voicy Lerindas qui a juré de ne me point abandonner, que je ne sois aupres d'elle.
[ 478 verso sic 482 verso ] 1621 fonctionnelle
Astree qui ressentit le plus [471 verso sic 473 verso] cette nouvelle, - Et faut-il, dit-elle, mon pere, que vous partiez si promptement ? n'y a-t'il point de moyen de prolonger un peu vostre retour ? Lerindas prenant la parole, - Il ne sçauroit, dit-il, s'en aller si tost, ny estre si promptement pres de la Nymphe, qu'elle le desire, et que le temps ne luy en semble long. - Ce n'est pas à vous Lerindas, repondit la bergere d'un visage un peu fasché, à qui je parle, car je sçay assez que les messagers ont tousjours de la haste. Adamas cognoissant bien pourquoy elle le disoit, luy respondit en sousriant : - Je ne puis, ma belle fille, retarder mon retour, parce que la Nymphe me mande qu'elle a promptement affaire de moy, et Lerindas m'a apris qu'il y a aupres d'elle un astranger η duquel elle fait grand conte, peut estre est-ce chose qui luy importe grandement, et à laquelle le retardement pourroit nuire beaucoup. La bergere en pliant les espaules se retira toute triste vers Leonide, qui luy faisoit signe du doigt : et cependant chacun reprit le chemin du logis, parce que le grand Druyde desirant de partir incontinent apres le disner, les pria tous de s'en vouloir s'y en venir, afin que Galathee n'eust pas occasion de l'appeller paresseux : de toute la trouppe il n'y en eut point de si estonné que Hylas, parce que voyant chacun prendre party, il voulut se mettre avec la nouvelle bergere : mais apres l'avoir cherchee longuement en vain : - Belle Nymphe, dit-il, s'addressant à Leonide, je vous supplie dites moy si vous sçavez qu'est devenuë la bergere, à laquelle Adamas et vous parliez presque à cette heure : - Et à qui, respondit
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Leonide, [472 recto sic 474 recto] l'avez-vous donnee en garde ? - A mes yeux, dit Hylas : - C'est donc à eux, dit-elle, à qui vous la devez demander, car nous qui n'en avons guere affaire, ny η avons pas pris garde. - Je vous asseure, respondit Hylas, que si elle ne revient plus, j'auray fait inutilement l'amas d'amour, qu'il me faloit employer pour l'aymer. - Et quoy, reprit Leonide, estes-vous si diligent à faire cette provision ? je pensois que vous missiez plus de temps à prendre des resolutions de telle importance : - Cela est bon pour Silvandre, dit Hylas en haussant et branlant la teste, qui pour un besoin feroit assembler tous les Ordres η des Gaulois, pour deliberer s'il doit aymer. Quant à moy je resoudrois plus de semblables affaires en un jour, que luy en toute sa vie, car aussi-tost qu'il voit une belle fille, il recherche en luy-mesme, si elle a toutes les conditions qui luy sont necessaires pour estre aymable à son goust, il la trouvera peut-estre trop grande, ou trop petite, trop blonde ou trop noire, trop blanche, ou trop claire-brune, elle aura les sourcils trop blonds, ou les yeux non pas assez fendus, le nez trop long ou trop racourcy, la bouche trop ou trop peu renversee : le menton trop fendu, ou peut-estre luy defaudra-t'il la fossette aux deux joües, tant il y regarde de pres, et si quelqu'une de ces choses luy defaut, il ne l'aymera point, et en fera le desdaigneux : mais moy aussi tost qu'une fille se presente à mes yeux, et qu'elle leur semble belle, sans m'arrester à toutes ces petites particularitez, ny à tant rafiner la beauté, soudain ma volonté consent à l'aymer, et je cours incontinent [472 verso sic 474 verso] aux provisions, et aux monitions η
[ 479 verso sic 483 verso ] 1621 fonctionnelle
necessaires pour attaquer cette forteresse, ou pour le moins à ce qu'il faut pour l'acheter. - Il me semble Hylas, reprit Leonide, que c'est ainsi qu'il faut faire, et puis que desja vous vous estes si bien pourveu pour cette estrangere, je suis d'avis pour ne perdre pas la peine que vous y avez desja prise, que vous l'alliez chercher, cependant que cette bergere et moy nous entretiendrons un petit
d'une affaire que nous avons.
A ce mot se tournant toutes deux de l'autre costé, elles s'escarterent un peu de la trouppe, afin de n'estre oüyes, et Leonide parla à la bergere de cette sorte : - Vous avez oüy, ma belle fille, ce qu'Adamas a dit qu'il estoit contraint de s'en aller, et il faut de necessité qu'il le fasse, car autrement la Nymphe auroit occasion de s'en fascher, mais il faut que je vous die que je ne fus de ma vie en lieu d'où le depart me fut si ennuyeux et non seulement à moy, mais à Alexis aussi, que je n'eusse jamais creu pouvoir s'arrester en semblables lieux, si je ne l'eusse veu, car ayant esté nourrie continuellement dans les grandes assemblees, et dans la confusion des affaires du monde, malaisément pouvoit-on s'imaginer qu'une vie solitaire et retiree comme celle-cy, luy peust estre agreable, et toutesfois j'ay remarqué que depuis qu'elle est icy, elle a repris un si bon visage qu'elle semble estre toute une autre et cela je croy qu'il procede de l'amitié qu'elle vous a prise, qui est bien si grande, qu'hyer elle me juroit d'apprehender infiniment vostre separation. - Madame, respondit la bergere, [473 recto sic 475 recto] si ce bon-heur nous est arrivé, que vous ayez eu agreable nostre vie et
[ 480 recto sic 484 recto ] 1621 fonctionnelle
nos passe-temps de village, je puis bien dire avec verité, que c'est le plus grand que nous puissions avoir jamais, puis qu'il n'y a une seule de nous, qui ne se soit tellement renduë vostre servante, et de la belle Alexis, qu'il n'y a rien que nous ne fissions pour nous continuer l'honneur de vostre compagnie, et pour mon particulier, je puis dire que mon affection me donne de telle sorte à la belle Alexis, que je vous proteste, Madame, et prends le Ciel pour tesmoin, et les Deitez qui vivent dans ces boccages, que je tiendray à jamais le serment que j'en ay fait. Je vous proteste dis-je, Madame, qu'il n'y a rien au monde qui me puisse separer d'elle, pourveu qu'elle l'ayt agreable, et sur ce propos je vous supplieray de m'y vouloir assister de vostre faveur, et envers elle, et envers Adamas : car je suis resoluë de la suivre à Dreux, et vers les Carnutes, lors qu'elle s'en retournera. - Ce n'est pas là la plus grande difficulté, dit Leonide, car je vous donneray un bon moyen pour y faire consentir et l'une et l'autre, la plus grande peine est à y faire resoudre vos parens : - O Madame ! s'escria la bergere, ne vous souciez point de cela, je sçay bien ce que j'ay a faire : vous sçavez qu'il a pleu à Dieu de me laisser sans pere, mere, ny frere : quant à mon oncle Phocion, et dequoy se peut-il douloir de ma desobeyssance, puis que je diray que c'est pour me mettre parmy les filles Druydes, et puis-je estre taxee de cette resolution ? Nullement, Madame, n'y ayant rien de si [473 verso sic 475 verso] juste que de nous donner nous mesmes à celuy qui nous a donné tout ce que nous avons ; si c'estoit pour espouser quelque berger, on me pourroit taxer de
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trop d'amour, ou d'estre volontaire, mais pour me resigner en une si bonne compagnie entre les mains du grand Tautates, je ne crains point d'en estre blasmee, et seulement je vous supplie, grande Nymphe, me vouloir apprendre les moyens qu'il me faut tenir pour y faire consentir Adamas et la belle Alexis. - Je le vous diray, respondit Leonide, et je le vous faciliteray tant qu'il me sera possible : Adamas ayme extremement Alexis, et de telle sorte, qu'il n'y a rien que cette fille ne puisse aupres de son pere, je vous conseille donc d'acquerir ses bonnes graces, mais que dis-je acquerir, vous les avez desja sans doute toutes acquises, il faut seulement que vous vous efforciez de luy rendre vostre compagnie si agreable, que la separation luy en soit si fascheuse, qu'elle mesme, comme elle commence desja de faire, ressente la premiere le desplaisir de vostre separation. Il vous sera fort aysé, vous aymant desja si fort que je ne sçay si vous la surpassez : mais le meilleur moyen c'est de vous tenir le plus pres d'elle qu'il vous sera possible, et ne l'esloigner qu'à toute force, que si c'est vostre dessein, je suis d'avis, et je sçay que vous luy ferez plaisir que vous suppliez Adamas de nous laisser icy et elle et moy encores pour quelques jours, ce que vous pouvez demander sous sa feinte maladie, car voyant qu'elle n'avoit pas envie de s'en aller si tost de ce beau lieu, je luy ay donné conseil de se [474 recto sic 476 recto] retirer, et faire semblant d'estre malade, pour avoir excuse de demeurer, et vous voyez qu'il semble que la fortune vous y vueille favoriser, puis qu'Alexis s'estant ce matin vestuë de vos habits, sans autre
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dessein que de passer son temps, elle η a toutesfois donné couverture à vostre demande, parce qu'il y a peu de personnes qui l'aye recogneuë pour Alexis, et la plus part croit qu'elle se trouve mal ; et quoy qu'Adamas sçache bien que cela n'est pas, toutesfois il sera bien aysé de faire semblant de le penser, pour avoir excusé η de ne la point emmener vers Galathee, car il y a long-temps qu'elle desire de la voir, et la retirer aupres d'elle : mais Adamas ne le veut pas, ayant dessein qu'elle continuë de vivre comme elle a commencé, puis que Tautates monstre de l'avoir si agreable par tous les sacrifices qui luy η a faict pour ce suject. Vous voyez, belle bergere, comme je vous parle ouvertement de toutes choses, je le faits parce que je vous estime tant, que je voudrois vous voir entierement contente, s'il m'estoit possible, mais je vous supplie de ne me deceler point : afin que je puisse continuer à vous donner les advis que je croiray pouvoir conserver ou accroistre vostre contentement : Il seroit mal-aisé η de redire les remerciments que cette bergere rendit à Leonide, ny les asseurances de service qu'elle luy fit, avec tant de sermens de ne parler à personne, de tout ce qu'elle luy diroit, que si la Nymphe n'avoit point encores recogneu l'affection que cette bergere portoit à la Druyde, il luy eust esté impossible de n'en [474 verso sic 476 verso] estre tres-asseuree. Et par ce que discourant de cette sorte, elles s'estoient esgarées un peu du droict chemin, et que desja la troupe s'estoit fort avancée, elles voulurent prendre un sentier qui leur pouvoit faire gagner le devant, mais de fortune
[ 481 verso sic 485 verso ] 1621 fonctionnelle
elles ouyrent une voix que la bergere Astrée recogneut incontinent, pour estre celle de Calidon ; et par ce qu'elle voulut se destourner pour ne le rencontrer, luy semblant que de l'escouter elle offenceroit la memoire de Celadon, Leonide s'en prit garde, et ayant sceu que c'estoit ce berger que Phocion luy vouloit faire espouser. - Oyons, dit-elle, ce qu'il chante : car je m'asseure que c'est pour vous, et nous pourrons passer dans le bois, sans estre veuës de luy, lors que nous voudrons. - Vous perdrez inutilement du temps, dit Astrée, car malaisément peut-il rien dire qui vaille sur un si mauvais subject : Leonide ne luy respondit rien, par ce qu'elle voulut escouter Calidon, qui en mesme temps commença de chanter ainsi :
Qu'il ne veut plus aymer.
I.
ROmpons nostre prison, delivrons-nous mon cœur,
Du lien qui nous serre,
Et pour monstrer qu'amour n'est plus nostre vainqueur,
Foulons-le contre terre.
[475 recto sic 477 recto] II.
Foulons-le sous les pieds, et fuyons desormais
La honte du servage,
Sans que cette beauté puisse esperer jamais
De changer mon courage.
[ 482 recto sic 486 recto ] 1621 fonctionnelle
III.
Elle a veu mes deux yeux pour pleurer mes malheurs
Sembler à deux fontaines :
Et ma voix ne trouver passage entre mes pleurs,
Qu'à
souspirer mes peines.
IIII.
Elle a veu que chacun considerant ma foy,
Et son humeur cruelle,
Blasmoit également l'exceds d'Amour en moy,
Et le deffaut en elle.
V.
Elle a veu que l'Amour m'a reduit à tel point,
Que j'avois plus d'envie η
De mourir en l'aymant, qu'helas je n'avois point
De conserver ma vie.
VI.
Mais que n'a-t'elle veu la cruelle qu'elle est
De mon cruel martyre ?
Que n'en a-t'elle veu ? mais qu'en a-t'elle faict
Autre chose qu'en rire ?
VII.
Elle a ry sans pitié des maux que j'ay soufferts,
Et d'une humeur dépite :
- S'il s'en fasche, dit-elle, il peut rompre ses fers,
Quant à moy, je l'en quitte.
[475 verso sic 477 verso] VIII.
Quelle force luy fais-je, et pourquoy sans raison
Dit-il que je l'outrage ?
Puis que quand il voudra j'ouvriray sa prison
Qu'il sorte du servage η.
[ 482 verso sic 486 verso ] 1621 fonctionnelle
IX.
- Ouy cruelle beauté, ces fers dont je me plains,
Et qu'à tort on mesprise,
Par un puissant dépit me sont tombez des mains,
Et je suis en franchise.
X.
Je pensois en l'aymant qu'un subject tout divin
Eust faict naistre ma flamme :
Mais son cruel mépris m'a fait cognoistre enfin
Que j'aymois une femme.
XI.
Femme qu'on ne sçauroit qu'à soy-mesme égaler,
N'ayant point de seconde :
Femme que sans outrage on peut bien appeller
La plus femme du monde.
XII.
Adieu donc pour jamais, trop insensible esprit,
Ma flamme est estouffée,
Victorieux j'appends à mon juste despit
Ton Amour pour Trophee η.
- Je sçavois bien, adjousta incontinent Astrée, que vous perdriez inutilement le temps à l'escouter. - Il me semble, dit la Nymphe, qu'il n'est pas peu en colere ? - Y puisse-t'il demeurer eternellement, respondit la bergere. Et à ce mot, se tournant toutes deux un peu à main gauche, elles continuerent leur chemin. [476 recto sic 478 recto]
Cependant Paris ayant bonne memoire du conseil que Leonide luy avoit donné, de demander à Diane la permission de parler à ses parens de la volonté qu'il avoit de l'espouser, et sçachant
[ 483 recto sic 487 recto ] 1621 fonctionnelle
qu'Adamas s'en devoit aller vers Galathee, incontinent apres disner, il ne voulut perdre l'occasion qui se presentoit. Car de fortune Diane s'estoit trouvee toute seule en s'en retournant : Et encores que Paris la vit avec un visage assez triste, si est-ce qu'il ne fit difficulté de s'approcher d'elle, apres toutesfois avoir fait ses vœux, à ce Tautates Amour que Silvandre luy avoit dit η, et au grand Bellenus, à fin qu'ils luy fussent favorables en cette entreprise où il s'alloit mettre, et qu'il croyoit la plus perilleuse où il fut jamais. La prenant donc sous les bras, il luy dit : - Vous voyez belle bergere, que mon pere s'en va incontinent qu'il a disné, et que je suis contraint de l'accompagner : Quel contentement ordonnez-vous que j'emporte avec moy, à fin qu'il vous puisse conserver en vie le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? - Et quel le voudriez-vous, respondit la bergere, non pas en la qualité que vous dites, mais en celle de la personne que j'honore le plus ? - En la qualité que vous dites, respondit incontinent Paris, je n'en veux point que la mort : Je veux dire que s'il ne vous plaist de me recevoir pour celuy que je vous suis je vous supplie de commander que je meure, car aussi bien n'auray-je jamais que des peines et des tourmens. Or voyez η à quoy le despit peut porter le cœur d'une fille, pour sage qu'elle soit. Diane comme si elle eust voulu se venger [476 verso sic 478 verso] de Silvandre par son propre dommage : - Je vous estime tant, luy dit-elle, et j'ay vostre vie si chere, qu'il y a fort peu de choses que je ne fasse pour la vous conserver : Dites moy en la qualité que vous
[ 483 verso sic 487 verso ] 1621 fonctionnelle
voulez quel est le contentement que vous desirez de moy : - Que vous me permittiez, repliqua Paris en luy baisant la main, de vous demander à vos parens pour ma femme, comme, celle que je veux aymer et honorer toute ma vie, et à qui vous voulez que je m'adresse. - Bellinde respondit, Diane c'est ma mere, et c'est la seule qui peut disposer de moy, et je vous donne toute la permission que vous en desirez.
Diane dit promptement et briefvement ce peu de mots, imitant en cela ceux qui prennent une medecine, qui se hastent le plus qu'ils peuvent de l'avaller, car jamais elle ne dit parole plus à contre-cœur, ny en laquelle elle se fit plus de force : mais pour faire desplaisir à Silvandre, elle voulust bien se priver à jamais de toute sorte de contentement : tant η
la passion occupe les forces de l'entendement, et les empesche de discerner ce qui se doit faire, puis que si ceste bergere eust bien pensé à ce qu'elle permettoit, jamais elle n'y eust consenty : car si Silvandre ne l'aymoit point, elle ne luy faisoit point de desplaisir de se donner à un autre, et s'il l'aymoit, pourquoy luy vouloit-elle rendre ce desplaisir : car elle ne donnoit cette permission à Paris, que d'autant qu'elle se pensoit venger de Silvandre, et vouloit bien se rendre à jamais malheureuse, pourveu qu'elle sceust qu'il eust [477 recto sic 479 recto] quelque regret de la voir posseder à un autre, et en cecy : Paris espreuva bien qu'il y a des heures η ausquelles les femmes ne peuvent guere refuser, et que celuy se peut dire heureux, qui les sçait mieux choisir, ou qui par prudence ou par fortune les rencontre. Les remerciemens qu'il fit à la bergere
[ 484 recto sic 488 recto ] 1621 fonctionnelle
furent tres-grands, mais inutiles,
d'autant qu'elle estoit tellement hors d'elle-mesme, qu'elle n'en entendit pas une parole : au contraire aussi tost que l'on fut arrivé au logis, elle se desroba, et sans qu'on s'en apperceut, se retira en sa cabanne toute seule :
où donnant la permission à ses yeux de pleurer, elle ne cessa de tout le reste du jour, apprenant bien à ses despens, que quelque fois nous η aymons plus que nous ne pensons pas, et que nous n'en prenons jamais mieux la cognoissance que par quelque mespris imaginé
de la personne aymée, ou quand quelque contrainte nous prive de sa veuë et de sa
presence η.
Adamas cependant ayant sceu par les chemins, qu'Alexis se trouvoit mal, afin de mieux déguiser son dessein, supplia Daphnide et Alcidon de luy permettre d'aller voir quel estoit son mal, feignant d'en estre en grande peine pour la haste qu'il avoit de partir : Et par ce que l'un et l'autre l'y voulut accompagner, soudain Astree et Leonide s'avancerent pour l'en advertir, et la trouvant au lict, fermerent les fenestres, et rendirent de sorte la chambre obscure, qu'il estoit impossible de remarquer son visage : Et elle feignant d'avoir un grand mal de teste, lors qu'Adamas luy dit qu'il estoit contraint de [477 verso sic 479 verso] partir par ce que Galathee le luy ordonnoit ainsi, elle η feignit de se vouloir efforcer, et que son mal n'estoit pas si grand, qu'elle ne la η
peust bien suivre : Mais Astree alors s'avançant supplia Adamas de ne vouloir point permettre à sa fille de marcher au grand chaud, qu'ayant cette migreine, le Soleil infailliblement la luy redoubleroit,
[ 484 verso sic 488 verso ] 1621 fonctionnelle
et qu'au contraire un peu de repos luy redonneroit sa premiere santé : Que tous ceux de leur hameau auroient un grand regret s'ils sçavoient qu'elle fust partie en cét estat : mais qu'elle particulierement et Phocion penseroient avoir receu un grand outrage, s'ils la voyoient sortir de leur maison avec du mal, qu'à la verité elle ne seroit pas si bien que chez son pere, que toutesfois l'on ne manqueroit ny d'affection, ny de soin à la servir avec toute sorte de remedes : et qu'afin qu'il y eust quelque tesmoin de ce qu'elle promettoit, elle le supplioit de vouloir aussi laisser la Nimphe Leonide pour luy tenir compagnie. A cette supplication se joignirent aussi celles du venerable Phocion, qui luy remonstra η le danger qu'il y avoit pour Alexis de se mettre aux champs avec cette douleur de teste, qu'il se sentiroit grandement obligé de luy pouvoir rendre ce petit service, et bref y adjousta tant de considerations, qu'Adamas fut aysement persuadé de leur laisser cette feinte Druyde, monstrant toutesfois d'en avoir bien du regret, tant pour le doute de son mal, que pour la crainte de leur donner de l'incommodité. Mais Phocion ayant respondu à toutes ces choses, avec des paroles pleines de civilité et d'affection, Adamas luy [478 recto sic 480 recto] dit, qu'il la luy laissoit, et Leonide aussi, afin qu'il en disposast à sa volonté, leur commandant à toutes deux de s'en venir aussi tost que la Druyde seroit guerie, et puis s'approchant du lict, et prenant Leonide par la main, leur dit fort bas, qu'aussi tost que Galathee seroit passée, il les envoyeroit querir par Paris, ou luy-mesme y viendroit, et ayant sceu que la viande
[ 485 recto sic 489 recto ] 1621 fonctionnelle
estoit sur la
table η ; il laissa la feinte malade, et incontinent apres le disner, remerciant Phocion, et Astree, il s'en alla avec Daphnide, Alcidon, et le reste de leur trouppe, non pas sans que Daphnide ne fist à son depart de grandes asseurances de sa bonne volonté à toutes ces belles bergeres, et Alcidon aussi, jurant n'avoir jamais tant envié les plus heureux qu'ils eussent veus aupres du grand Eurich, que ces bien-heureux bergers et bergeres du Lignon, et qu'ils s'en alloient pleins d'admiration des beautez, et de la discretion des bergeres, et de la civilité et douce conversation des bergers.
Mais Paris, qui ne vit point Diane parmy la trouppe, en demanda des nouvelles à Philis et à Astrée, qui luy respondirent qu'elle avoit eu peut-estre quelques affaires en sa maison, ce qu'oyant Adamas, et ces estrangers, ils prierent ces belles filles de la vouloir asseurer du regret qu'ils avoient de ne pouvoir prendre congé d'elle, et que s'ils pouvoient, ils ne partiroient point de cette contrée sans avoir le bien de les revoir encore une fois.
S'estans donc separez de cette sorte, et ceux [478 verso sic 480 verso] qui estoient venus accompagner le Druyde s'en estans aussi retournez, Paris qui ne vouloit point de dilayement en l'affaire qu'il avoit entreprise, s'approchant du sage Adamas, le supplia de trouver bon, que par les chemins il luy peust
communiquer une chose qui luy estoit advenuë avec Diane. Adamas se doutant à peu prés de ce que ce pouvoit estre, luy respondit qu'il l'auroit aggreable : mais Paris ayant eu ce congé ne sçavoit par η
où commencer, et demeurant
[ 485 verso sic 489 verso ] 1621 fonctionnelle
long-temps sans dire un mot, Adamas qui cogneut bien que l'Amour estoit cause de son silence. - Et bien Paris, dit-il en sousriant, n'avez vous autre chose à me dire ? Paris alors ouvrant deux ou trois fois la bouche, et rougissant et tremblant ne sçavoit ce qu'il avoit à dire. - J'entends bien, luy dit Adamas pour le mettre hors de peine, que vous estes amoureux de Diane, mais ayme-t'elle aussi Paris, ou n'est-ce point Silvandre qui tient la place que vous voudriez avoir ? Ces paroles luy donnerent la hardiesse de respondre, Que veritablement il craignoit d'avoir manqué envers le Druyde, s'estant laissé aller à l'affection de cette bergere sans luy en avoir demandé congé, mais qu'au commencement η il ne pensoit pas de s'affectionner de la sorte qu'il s'estoit trouvé pris, et que depuis ayant veu qu'il η avoit aggreable qu'il s'habillast en berger, et qu'il vit ordinairement cette bergere, il avoit creu que de mesme il appreuveroit cette affection, qui en fin estoit parvenue à une telle grandeur, qu'il luy estoit impossible de vivre, s'il n'en avoit le contentement [479 recto sic 481 recto] que desirent ceux qui ayment passionnément : que cela avoit esté cause que se souvenant que ces bergeres et bergers estoient des plus anciennes et honorables maisons de la contree, il avoit eu opinion qu'il ne feroit point d'outrage à sa maison, quand il espouseroit Diane, et qu'en fin l'Amour l'avoit forcé de luy dire : - Et que vous a-t'elle respondu ? dit incontinent Adamas : - Que Bellinde, dit-il, estoit sa mere, et que c'estoit la seule qui pouvoit disposer d'elle. Alors le Druyde luy dit : - Il y a long-temps que j'ay recogneu que vous aymiez cette bergere, et si j'en eusse desapreuvé l'alliance je vous eusse deffendu
[ 486 recto sic 490 recto ] 1621 fonctionnelle
de la voir, vous avez fort bien jugé que vous en permettant la pratique, je voulois de mesme tout ce qui s'en pouvoit ensuivre : Je loüe ce mariage non seulement pour la qualité de Diane, car il faut que vous sçachiez qu'elle et Astree sont de meilleures et plus anciennes maisons non seulement de cette contree, mais de toutes les Gaules, et qu'Amasis mesme ne refuseroit pas d'avoüer de leur appartenir, quand elle seroit informée η de la race dont elles viennent, mais encores la vertu et la modestie de cette bergere est η telle que j'estimeray celuy heureux qui l'espousera, je ne parle pas de sa beauté, par ce que c'est une moindre des conditions qu'il faille rechercher en une femme pour l'espouser : Et toutesfois, quand elle s'y rencontre elle n'est pas à refuser, comme en celle-cy, qui se peut dire l'une des plus aggreables bergeres de Lignon, et quand je dis de Lignon, j'entends de toute l'Europe. [479 verso sic 481 verso] C'est pourquoy non seulement je vous en donne tout le congé que vous sçauriez desirer, mais je vous conseille de ne perdre une minute de temps η, et par ce que je vay passer à Bonlieu, où peut-estre Galathee m'arrestera tout le jour, je suis d'avis que sans perdre temps vous alliez chez moy donner ordre à vostre voyage, et soudain que j'y arriveray, j'escriray un mot de η Belinde que vous porterez, à fin qu'elle recognoisse η qui vous estes, et qu'elle vous traicte comme je desire. A ce mot, Paris luy baisa la main pour remerciement de cette grace, et prenant congé de luy, de Daphnide, d'Alcidon, et du reste de la compagnie, il prit à main gauche le long des prez, et s'en alla chez Adamas plein de joye et de contentement η.
Fin de l'unziesme livre.