Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée, 1621, Première partie.
Arsenal-magasin, 8°BL - 20631 (1)
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Édition de 1607, 1 recto.
Édition de Vaganay, p. 9.

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LA
PREMIERE
PARTIE DE L'ASTREE
De Messire Honoré d'Urfé.


Livre Premier

ΞLE PREMIER LIVRE D'ASTRÉE LIVRE PRMIER.

  Aupres de l'ancienne ville de Lyon, du costé du Soleil couchant, il y a un Ξpaïs pays nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules : Car estant divisé en plaines et en Ξmontagnes montaignes, les unes et les autres sont si fertiles, et scituees en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le laboureur. Au cœur du pais est le plus beau de la Ξplaine pleine, ceinte, comme d'une forte muraille des monts assez voisins, et arrousée du fleuve de Loyre, qui prenant sa source assez prés de la, passe presque par le milieu, non point encor trop enflé ny orgueilleux, mais doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de

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leurs claires ondes, mais l'un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par ceste plaine Ξdépuis depuis les hautes montaignes de Cervieres et de ΞCharmasel Chalmasel, jusques à Feurs, ou ΞLoyre Loire le recevant, et luy faisant perdre son nom propre, l'emporte pour tribut à l'Ocean.
  Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de Bergers, qui pour la bonté de l'air, la fertilité du rivage, et leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu'ils recognoissent peu la fortune. Et croy qu'ils n'eussent deu envier le contentement du premier siecle, si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, Ξcomme que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais endormis en leur Ξrepos repas η ils se sousmirent à ce flatteur η, Ξ*enfant de l'oysiveté, qui tost apres changea son authorité en tyrannie. Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, Ξespris tellement tellement espris des perfections d'Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l'empescher de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy mesme on peut faire quelque acquisition, dont on Ξdoive se se doive contenter, il se peut dire heureux de s'estre perdu si à propos pour gaigner Ξ*une chose de tant de valeur : car la belle Astrée la bonne volonté de la belle Astrée, qui asseurée de son amitié, ne voulut que l'ingratitude en fust le payement, Ξains mais plustost une reciproque affection, avec laquelle elle recevoit son amitié et ses services. De sorte que si l'on veit Ξdépuis depuis quelque changement

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  entr'eux, il faut croire que le Ciel le permit, " 
  seulement Ξ(Guillemets de "pour" à "bien-heureux".) pour faire paroistre que rien n'est constant " 
  que l'inconstance, durable mesme en "
son changement. Car ayant vescu bien-heureux l'espace de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se virent poussez par Ξles trahisons la trahison de Semyre, aux plus profondes infortunes de l'Amour ; d'autant que Celadon desireux de cacher son affection, pour decevoir l'importunité de leurs parents, qui d'une haine Ξentre-eux vieillie entr'eux vieille, interrompoient par toutes sortes d'artifices leurs desseins amoureux, s'efforçoit de monstrer que la recherche qu'il faisoit de ceste Bergere estoit plustost commune que particuliere. Ruze vrayement assez bonne, si Semyre ne l'eust point malicieusement desguisée, fondant sur ceste dissimulation la trahison dont il deçeut Astree, et qu'elle paya dépuis avec tant d'ennuis, de regrets et de larmes.
  De fortune, ce jour l'Ξamoureux Amoureux Berger s'estant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l'herbe moins foulée à ses troupeaux, s'alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres apres luy, car esveillée d'un soupçon trop cuisant, elle n'avait peu clorre l'œil de toute la nuict. A peine le Soleil commençoit de dorer le Ξplus haut des montagnes d' ΞIsoures et de Marcelly Isoure et de Marcilly, quand le Berger apperçeut de loing un troupeau qu'il recogneut bien tost pour celuy d'Astrée. Car outre que

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Melampe, chien tant Ξaymé aimé de sa Bergere, aussi tost qu'il Ξ*l'apperçeut le vit, le vint follastrement caresser, encore Ξrecogneut-il remarqua-t'il la brebis plus cherie de sa maistresse, quoy qu'elle ne portast ce matin les rubans de diverses couleurs qu'elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, parce que la Bergere atteinte de trop de Ξdesplaisir déplaisir, ne s'estoit donné le loisir de l'agencer comme de coustume. Elle venoit apres assez lentement, et comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l'ame qui l'affligeoit beaucoup, et la ravissoit tellement en ses pensées, que fust par Ξmesgarde mégarde ou autrement, passant assez prés du Berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, et s'alla asseoir assez loing de là sur le bord de la riviere. Celadon sans Ξs'y y prendre garde, croyant qu'elle ne l'eust veu, et qu'elle l'allast chercher où il avoit accoustumé de l'attendre, r'assemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa après elle, qui desjà s'estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genoüil, la jouë sur la main, se soustenoit la teste, et demeuroit tellement pensive, que si Celadon n'eust esté plus qu'aveugle en son Ξmalheur mal-heur, il eust bien aisement veu que Ξceste cette tristesse ne Ξ(Guillemets de "luy" à "fortune".) luy pouvoit proceder que de l'opinion du changement de son amitié, tout autre Ξdesplaisir déplaisir n'ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes et profonds pensers η. Mais d'autant qu'un Ξmalheur mal-heur inesperé est beaucoup plus mal-aisé à supporter, je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance,

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le voulut ainsi assaillir inopinément.
  Ignorant Ξdoncques donc son prochain Ξmalheur mal-heur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa Bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l'avoir rencontrée ; à quoy elle respondit et de visage et de Ξparole parolle si froidement, que l'hyver ne porte point tant de froideurs Ξny et de glaçons. Le Berger qui n'avoit pas accoustumé de la voir telle, se trouva d'Ξabord abort fort estonné, et quoy qu'il ne se figurast la grandeur de sa disgrace telle qu'il l'esprouva peu apres, si est-ce que Ξ*le la η doute d'avoir offencé ce qu'il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre Ξ*ne luy laissa aucune esperance de estoit capable de luy oster la vie. Si la Bergere eust daigné le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa Ξresponce réponce avoit causé en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet luy eust fait perdre entierement ses Ξmeffiances mesfiances. Mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix Ξen du bonheur, comme il l'estoit Ξen amour de l'Amour, ny que la Ξ(Guillemets de "luy" à "longuement".) fortune luy fist plus de faveur qu'au reste des hommes, qu'elle ne laisse jamais asseurez en leur
  "  contentement. Ayant Ξdoncques donc ainsi demeuré longuement
  "  pensif, il revint à soy, et tournant la veüe sur sa Bergere, rencontra par hazard qu'elle le regardoit, mais d'un œil si triste, qu'il ne laissa aucune Ξ*apparence sorte de joye en son ame, si Ξ*le mortel penser la η doute où il estoit y en avoit oubliée quelqu'une. Ils estoient si proches de Lignon, que le Berger Ξaisément y pouvoit attaindre y pouvoit aisément atteindre du bout

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de sa houlette, et le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux et chargé des Ξdespöüilles dépoüilles de ses bords, Ξimpetueusement il descendoit il descendoit impetueusement dans Loire. Le lieu où ils estoient assis, estoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l'onde en vain s'alloit rompant, soustenu par en bas d'un rocher tout nud, couvert au dessus seulement d'un peu de mousse. De ce lieu le Berger frappoit dans Ξl'eau la riviere du bout de sa houlette, Ξqui dont il ne touchoit point tant de gouttes d'eau, que de divers pensers le venoient assaillir, qui flottans Ξavec comme l'onde, n'estoient point si tost arrivez, qu'ils en estoient chassez par d'autres plus violents. Il n'y avoit une seule action de sa vie, ny une seule de ses pensées, qu'il ne r'appelast en son ame, pour entrer en conte avec elles, et sçavoir en quoy il avoit Ξoffencé offensé ; mais n'en pouvant condamner une seule, son amitié le Ξcontraint contraignit de luy demander l'occasion de sa colere. Elle qui ne voyoit point Ξou si elle les voyoit, qui jugeoit en mal toutes ses actions ses actions, ou qui les voyant, les jugeoit toutes au desavantage du Berger, alloit r'allumant son cœur d'un plus ardant Ξdespit dépit, si bien que quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les premieres paroles, Ξqu'elle l'interrompit sans l'interrompre, en disant : - Ce ne vous est donc pas assez, perfide et Ξdesloyal déloyal Berger, d'estre trompeur et meschant envers la personne qui le meritoit le moins, si continuant vos infidelitez, vous ne taschiez d'abuser celle qui vous a obligé à toute sorte de franchise. ΞDoncques Donc vous avez bien la hardiesse de soustenir

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ma veuë apres m'avoir tant Ξoffencée offensée ? ΞDoncques Donc vous m'osez presenter, sans rougir, ce visage dissimulé, qui couvre une ame si double, et si parjure ? Ah ! Ξ*va t'en, va t'en infidele, et trompeur ! va η va tromper Ξune un η autre, va perfide, et t'adresse à quelqu'un de qui tes perfidies ne soient point encores recogneuës, et ne pense plus de te pouvoir Ξ*couvrir desguiser à moy, qui ne Ξ*cognois recognois que trop, à mes despens, les Ξeffets effects de tes infidelitez et trahisons. Quel devint alors Ξle fidele ce fidelle Berger, Ξle juge celuy qui a bien aimé celuy qui a bien aimé le peut juger, si jamais Ξun tel reproche luy a esté fait injustement. ΞPasle et transi, plus que n'est pas une personne morte, il tombe à ses genoux. Il tombe à ses genoux pasle et transi, plus que n'est pas une personne morte. - Est-ce, belle Bergere, luy dit-il, pour m'esprouver, ou pour me desesperer ? - Ce n'est, dit-elle, ny pour l'un ny pour l'autre, mais pour la verité, ΞIl n'est plus n'estant plus de besoin d'essayer une chose si recogneuë. - Ah ! dit le Berger, pourquoy Ξn'a esté ma vie abregée avant ce jour malheureux ? n'ay-je osté ce jour mal-heureux de ma vie ? - Il eust esté à propos pour tous deux, dit-elle, que non point un jour, mais tous les jours que je t'ay veu, eussent esté ostez de la tienne et de la mienne. Il est vray que tes actions ont fait, que je me treuve Ξdeschargée déchargée d'une chose η, qui ayant effet, m'eust Ξdespleu dépleu d'avantage que ton infidelité : Que si le ressouvenir de ce qui s'est passé entre nous, (que je desire toutesfois estre effacé) m'a encor laissé quelque pouvoir, va t'en Ξdesloyal déloyal, et garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande. Celadon voulut repliquer, mais Amour qui oyt si clairement, à ce coup luy boucha pour son malheur les aureilles ; et Ξparce par ce η

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qu'elle s'en vouloit aller, il fut Ξcontraint contrainct de la retenir par sa robbe, luy disant : - Je ne vous retiens pas pour vous demander pardon de l'erreur qui m'est incogneüe, mais seulement pour vous faire voir Ξquelle qu'elle η est la fin que j'eslis pour Ξ*vous oster du monde celuy que vous faites paroistre d'avoir tant en horreur. Mais elle que la colere transportoit, sans tourner seulement les yeux Ξà vers luy, se Ξdesbattit debattit de telle furie qu'elle Ξeschappa échappa et ne luy Ξen demeura laissa autre chose qu'un ruban, sur lequel par hazard il avoit mis la main. Elle le souloit porter au devant de sa Ξrobe robbe pour ageancer son colet, et y attachoit quelquefois des fleurs quand la saison le luy permettoit ; à ce coup elle y avoit une bague, que son pere Ξ*en mourant luy avoit donnée. Le triste Berger la voyant partir avec tant de colere, Ξquelque temps demeura immobile demeura quelque temps immobile, sans presque sçavoir ce qu'il tenoit en la main, quoy qu'il y eust les yeux dessus. En fin avec un grand soupir, revenant Ξen soy, et cognoissant de ceste pensée, et recognoissant ce ruban : - Sois tesmoin, dit-il, ô cher cordon, que plutost que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j'ay mieux aymé perdre la vie, Ξà fin afin que quand je seray mort, et que Ξcette ceste cruelle te verra, Ξpeut estre à mon bras pour estre sur moy, tu l'asseures qu'il n'y a rien au monde qui puisse estre plus Ξaymé qu'elle l'est de moy aimé que je l'aime, ny Aymant plus mal recogneu que ΞCeladon je suis. Et lors se l'attachant au bras, et baisant la bague : - Et toy, dit-il, symbole d'une entiere et parfaite amitié, Ξsoy sois content de ne me point esloigner à ma mort, Ξà fin afin que ce gage pour le moins me demeure, de celle qui m'avoit

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tant promis d'affection. A peine eust-il finy ces mots, que tournant les yeux du costé d'Astrée, il se jetta les bras croisez η dans Ξ*le plus profond de la riviere.
  En ce lieu, Lignon estoit tres-profond et tres-impetueux, car c'estoit un amas de Ξla riviere l'eau, et un regorgement que le rocher luy faisoit faire Ξcontremont contre mont ; si bien que le Berger demeura longuement avant que d'aller à Ξfond fonds, et plus encore à revenir. Et lors qu'il Ξparust parut, Ξse ce fust un genoüil premier, et puis un bras, et soudain enveloppé du tournoyement de l'onde il Ξfust fut emporté bien loing de là, dessous l'eau.
  Des-ja Astrée estoit accouruë sur le bord, et voyant ce qu'elle avoit tant Ξaymé aimé, et qu'elle ne pouvoit encor' hayr, estre à son occasion si pres de la mort, se Ξtreuva trouva si surprise de frayeur, Ξqu' que au lieu de luy donner secours elle tomba esvanouye, et si pres du bord, qu'au premier mouvement qu'elle fist lors qu'elle revint à Ξelle soy, qui Ξfust fut long temps apres, elle tomba dans l'eau, en si grand danger, que tout ce que peurent faire quelques Bergers qui se Ξtreuverent trouverent pres de là, Ξfust fut de la sauver, Ξavec l'ayde que sa robe luy donna et avec l'ayde encores de sa robe, qui la soustenant sur l'eau, leur donna Ξle loisir de la tirer à bord, mais tant hors Ξde soy qu' d'elle-mesme, *que sans qu'elle le sentit ils la porterent en la cabane plus proche, qui se Ξtreuva trouva estre de Philis, où quelques unes de ses compagnes luy changerent ses habits moüillez, sans qu'elle peut parler, tant elle estoit estonnée, et pour le hazard qu'elle avoit couru, et pour la perte de Celadon, qui cependant fut emporté

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de l'eau avec tant de furie, que de luy mesme il alla donner sur le sec, fort loing de l'autre costé de la riviere, entre quelques petits arbres, mais avec Ξsi fort peu de signe de vie Ξ*que chacun l'eust pris pour mort .
  Aussitost que Phillis (qui pour lors n'estoit point chez elle) sçeut l'accident arrivé à sa compagne, elle se mit à courir de toute sa force ; et n'eust esté que Lycidas la rencontra, elle ne se fust arrestée pour Ξquel quelque autre que c'eust esté. Encor luy dit-elle fort briefvement le danger qu'Astrée avoit couru, sans luy parler de Celadon : Ξcar elle n'en sçavoit aussi n'en sçavoit-elle rien. Ce Berger estoit frere de Celadon, à qui le Ciel l'avoit lié d'un nœud d'amitié beaucoup plus estroit que celuy du parentage ; d'autre costé Astrée, et Phillis, outre qu'elles estoient germaines, s'aymoyent d'une si estroitte amitié, qu'elle meritoit bien d'estre comparee à celle des deux freres. Que si Celadon eust de la sympathie avec Astree, Lycidas Ξn'eust n'eut pas moins d'inclination à servir Phillis, ny Phillis à aymer Licidas.
  De fortune, au mesme temps qu'ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, et certes bien changez de ce qu'ils Ξsouloient souloyent estre, quand Amour victorieux s'y monstroit triomphant de tout ce qui les voyoit et qu'ils voyoient. Leurs regards Ξestoyent estoient lents et Ξabattus abatus, Ξleur leurs paupieres pesantes et endormies, et leurs esclairs changez en larmes, larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d'où elles venoient, et de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient et d'amour et de pitié tous ceux qui

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estoient à l'entour d'elle. Quand elle apperceut sa compagne Phillis, ce fut bien lors qu'elle receut un grand eslancement, et plus encor quand elle vit Lycidas ; et quoy qu'elle ne voulut que ceux qui estoient Ξautour pres d'elle recogneussent le principal sujet de son mal, si fust-elle contrainte de luy dire, que son frere s'estoit noyé en luy voulant ayder. Ce Berger à ces nouvelles Ξfust fut si estonné, que sans s'arrester d'avantage il courut sur le lieu *mal-heureux avec tous ces Bergers, laissant Astrée et Phillis seules, qui peu apres se mirent à les suivre, mais si tristement que quoy qu'elles eussent beaucoup à dire, elles ne se pouvoient parler. ΞCe pendant Cependant les Bergers arrivez sur le bord, et Ξjettant jettans l'œil d'un costé et d'autre, ne Ξtrouverent treuverent aucune marque de ce qu'ils cherchoient, sinon ceux qui coururent plus bas, qui trouverent fort loing son chappeau, que le courant de l'eau avoit emporté, et qui par hazard s'estoit arresté entre quelques arbres que la riviere avoit desracinez et Ξabattus abatus. Ce furent là toutes les nouvelles qu'ils peurent avoir de ce qu'ils cherchoient ; car pour luy il estoit desja bien esloigné, et en lieu où il leur estoit impossible de le Ξretreuver retrouver. Par ce qu'avant qu'Astrée fut revenuë de son esvanouissement, Celadon comme j'ay dit, poussé de l'eau, donna de l'autre costé entre quelques arbres, où difficilement pouvoit il estre veu.
  Et lors qu'il estoit entre la mort et la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient Ξondoyant ondoyans sur

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les espaules, couverts d'une guirlande de diverses perles : *elles avoient le sein découvert, et les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d'où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. ΞA leur Chacune avoit au costé Ξpendoit le carquois remply de Ξfléches flesches et Ξportoient à portoit en la main un arc d'Ξivoire yvoire ; le bas de Ξla leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à my jambe. Il sembloit Ξque ce fut avec quelque dessein qu'elles fussent là venuës qu'elles fussent venuës en ce lieu avec quelque dessein, car l'une disoit ainsi : - C'est bien icy le lieu, voicy bien le reply de la riviere : voyez comme elle va impetueusement là haut, outrageant le bord de l'autre costé, qui se rompt et tourne tout court en çà. Ξ*Voyez vous Considérez ceste touffe d'arbres, c'est sans doute celle qui nous a esté representée dans le miroir. - Il est vray, disoit la premiere, mais il n'y a encor' gueres d'apparence Ξà en tout le reste, et me semble que voicy un lieu assez escarté pour trouver ce que nous Ξvenons y y venons chercher. La troisiesme qui n'avoit point encore parlé : - Si y a-t'il bien, dit-elle, quelque apparence Ξà en ce qu'il vous a dit, puis qu'il vous a si bien representé ce lieu que je ne croy point qu'il y ait icy un arbre que vous n'ayez veu dans le miroir. Avec semblables mots, Ξelles elle η approcherent si pres de Celadon que quelques fueilles seulement le leur cachoient. Et parce qu'ayant remarqué toute chose particulierement, elles recogneurent que c'estoit-là sans doute le lieu

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qui leur avoit esté monstré, elles s'y assirent, en deliberation de voir si la fin seroit aussi veritable que le commencement ; mais elles ne se furent si tost baissées, pour s'asseoir, que la principale Ξd'entre-elles n' d'entr'elles apperceut Celadon, et parce qu'elle croyoit que ce fust un Berger endormy, elle estendit les mains de chaque costé sur ses compagnes, puis sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur monstra de l'autre main entre ces petits arbres, ce qu'elle voyoit, et se leva le plus doucement qu'elle Ξpeust peut pour ne l'esveiller ; mais le voyant de plus pres, elle le creut mort, car il avoit encor les jambes en l'eau, le bras Ξdroict droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, et Ξdemy comme engagé sous le corps, le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere, la bouche à demy entre-ouverte, et presque Ξplaine pleine de sablon Ξdesgouttoit degoutoit encore de tous costez ; le visage en quelques lieux esgratigné et soüillé, les yeux à moitié clos, et les cheveux qu'il portoit assez longs, si moüillez que l'eau en couloit comme de deux sources le long de ses joües, Ξdesquelles dont la vive couleur estoit si effacee qu'un mort ne Ξl'a la η point d'autre sorte. Le milieu des reins estoit tellement avancé, qu'il sembloit rompu, et cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de tant d'eau il le fust assez de luy-mesme. Ces Nymphes le voyant en cest estat en eurent pitié, et Leonide qui avoit parlé la premiere, comme plus pitoyable et plus officieuse, fust la premiere

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qui le Ξprist prit sous le corps pour le tirer à la rive. A mesme instant l'eau qu'il avoit Ξ*dedans luy avalée ressortoit en telle abondance, que la Nymphe le trouvant encore chaud, Ξeust eut opinion qu'on le pourroit sauver. Lors Galathée, qui estoit la principale, se tournant Ξà vers la derniere qui Ξla le η regardoit Ξfaire sans s'y sans leur ayder : - Et vous Silvie, luy dit-elle, que veut dire, ma mignonne, que vous estes si faineante. Mettez la main à l'œuvre, si ce n'est pour soulager vostre compagne, pour la pitié au moins de ce pauvre Berger. - Je m'amusois, dit-elle, Madame, à considerer que quoy qu'il soit bien changé, il me semble que je le recognois. Et lors se baissant elle le Ξprist prit de l'autre costé, et le regardant de plus pres : - Pour certain, dit elle, je ne me trompe pas, c'est celuy que je veux dire, et certes il merite bien que vous le secouriez ; car outre qu'il est d'une des principales familles de ceste contrée, encor a-t'il tant de merites que la peine y sera bien employee. ΞPendant Cependant l'eau sortoit en telle abondance que le Berger estant fort allegé, commença à respirer, non toutesfois qu'il ouvrit les yeux, Ξni ny qu'il revint entierement. Et par ce que Galathée Ξeust eut opinion que c'estoit cestuy-cy, dont le Druide luy avoit parlé, elle mesme commença d'ayder à ses compagnes, disant qu'il le falloit porter en son Palais d'Isoure, où elles Ξpourroient mieux le le pourroient mieux faire secourir. Et ainsi, non point sans peine, elles le porterent jusques où le petit Meril gardoit leur chariot, sur lequel montant toutes trois, Leonide fust celle qui les guida, et pour n'estre

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veuës avec ceste proye par les gardes du Palais elles allerent descendre à une porte secrette.
  Au mesme temps, qu'elles furent parties, Astrée revenant de son esvanoüissement tomba dans l'eau, comme nous avons dit, si bien que Lycidas, ny ceux qui Ξvinrent vindrent chercher Celadon, n'en eurent autres nouvelles que celles que j'ay Ξdittes dites. Ξ*Dont Par lesquelles Lycidas n'estant que trop asseuré de la perte de son frere, s'en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun desastre. Elle ne faisoit que Ξd'y arriver d'arriver sur le bord de la riviere, *où contrainte du déplaisir elle s'estoit assise autant pleine d'ennuy et d'estonnement, qu'elle l'avoit peu auparavant Ξesté estre d'inconsideration, et de jalousie. Elle estoit seule, car Phillis voyant revenir Lycidas, estoit allé chercher des nouvelles comme les autres. Ce Berger arrivant, et de lassitude, et de desir de sçavoir comme ce malheur estoit Ξavenu advenu, s'assit pres d'elle, et la prenant par la main, luy dit : - Mon Dieu, belle Bergere, quel malheur est le nostre ! Je dis le nostre : car si j'ay perdu un frere, vous avez aussi perdu une personne qui n'estoit point tant à Ξsoi mesme soy-mesme qu'à vous. Ou qu'Astrée fut ententive ailleurs, ou que ce discours luy ennuyast, elle n'y fit point de responce, dont Lycidas estonné, comme par reproche continua : - Est-il possible, Astrée, que la perte de ce miserable fils, car tel le nommoit-elle, ne vous touche Ξassez vivement en l'ame l'ame assez vivement, pour vous faire accompagner sa mort au moins de quelques larmes ? S'il ne vous avoit point aymée, ou que ceste amitié vous fut incogneüe,

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Ξil seroit ce seroit chose suportable de ne vous voir ressentir davantage son malheur, mais puis que vous ne pouvez ignorer qu'il ne vous ait aymée plus que Ξsoy-mesme luy-mesme, Ξil est cruel c'est chose cruelle, Astree, croyez-moy, de vous voir aussi peu esmeüe que si vous ne le cognoissiez point.
  La Bergere tourna alors le regard tristement Ξcontre vers luy, et apres l'avoir quelque temps consideré, elle luy respondit : - Berger, il me déplaist de la mort de vostre frere, Ξnon point parce qu'il m'ait aymée non pour amitié qu'il m'ait portée, mais d'autant qu'il avoit des conditions d'ailleurs, qui peuvent bien rendre sa perte regrettable ; car Ξquand quant à l'amitié dont vous parlez, elle a esté si commune aux autres Bergeres mes compagnes, qu'elles en doivent (pour le moins) avoir autant de regret que moy. - Ah ingrate Bergere (s'escria incontinent Lycidas) je tiendray le Ciel pour estre de vos complices, s'il ne punit Ξceste cette injustice en vous ! Vous avez peu croire celuy inconstant, à qui le courroux d'un pere, les inimitiez des parens, les cruautez de vostre rigueur, n'ont peu diminuer la moindre Ξaffection des extrémes partie de l'extréme affection, que vous ne sçauriez Ξfaindre feindre de n'avoir mille et mille fois Ξrecogneuës recogneüe en luy trop clairement. ΞVrayement Vrayment celle-cy est bien une Ξmescognoissance mécognoissance, qui surpasse toutes les Ξ*mescognoissances plus grandes plus grandes ingratitudes, puis que ses actions et ses services n'ont peu vous rendre asseurée d'une chose dont personne Ξne doubte plus, que vous que vous, ne doute plus. - Aussi respondit Astrée n'y avoit il personne à qui elle touchast comme à moy. - Elle le devoit

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certes (repliqua le Berger) puis qu'il estoit tant à vous, que je ne sçay, et si fay, je le sçay, qu'il eust plustost des-obey aux grands Dieux qu'à Ξ*l'affection qu'il vous portoit la moindre de vos volontez. Alors la Bergere en colere luy respondit : - Laissons ce discours, Lycidas, et croyez moy qu'il n'est point à l'avantage de vostre Ξpere frere ; mais s'il Ξma m'a trompee, et laissee avec ce desplaisir de n'avoir plustost Ξsceu sçeu recognoistre ses tromperies, et finesses, il s'en est allé, certes avec une belle despoüille, et de belles marques de sa perfidie. - Vous me rendez (repliqua Lycidas) le plus estonné du monde : Enquoy avez vous recogneu ce que vous luy reprochez ? - Berger, adjousta Astree, l'histoire en seroit trop longue et trop ennuyeuse. Contentez-vous, que si vous ne le sçavez, Ξil n'y a que vous seul qui l'ignore vous estes seul en ceste ignorance, et qu'en toute ceste riviere de Lignon, il n'y a Berger qui ne vous die que Celadon aymoit en mille lieux. Et sans aller plus loing, hyer j'ouys de mes oreilles mesmes, les discours Ξ*qu'il en d'amour qu'il tenoit à son Aminthe, car ainsi la nommoit il, ausquels je me fusse Ξarestée davantage arrestee plus long temps, n'eust esté que sa honte me desplaisoit, et que pour dire le vray, j'avois d'autres affaires ailleurs qui me pressoient Ξdavantage d'avantage. Lycidas alors comme transporté s'escria : - Je ne demande plus la cause de la mort de mon frere, c'est vostre jalousie, Astree, et jalousie fondee sur beaucoup de Ξ*raison raisons pour estre cause d'un si grand mal-heur. Helas Celadon, que je voy bien reüssir à ceste heure vrayes les propheties de tes soupçons, quand tu disois que ceste Ξfainte feinte te donnoit tant de peine, qu'elle te

Signet[ 9 verso ] 1607 fonctionnelle

cousteroit la vie ; mais encore ne cognoissois tu pas, de quel costé ce mal heur te devoit advenir. Puis s'Ξadressant addressant à la Bergere : - Est-il croyable, dit-il, Astree, que ceste maladie ait esté si grande qu'elle vous ait fait oublier les commandemens que vous luy avez faits si souvent ? Si seray-je bien tesmoin de cinq ou six fois pour le moins qu'il se mit à genoux devant vous, pour vous supplier de les revoquer ; vous souvient il point que quand il revint d'Italie, ce fut une de vos premieres Ξordonnances ordonances, et que dedans ce rocher, où depuis si souvent je vous vis ensemble, il vous requist de luy ordonner de mourir, Ξplutost plustost que de feindre Ξ*d'aymer avecque vous d'en aymer une autre ? Mon astre, vous dit-il [ je me ressouviendray toute ma vie des mesmes paroles ] ce n'est point pour refuser, mais pour ne pouvoir observer ce commandement, que je me jette à vos pieds, et vous supplie que pour tirer preuve de ce que vous pouvez sur moy, vous me commandiez Ξla mort de mourir, et non point de servir comme que ce soit autre qu'Astree. Et vous luy respondites : - Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, et non point vostre mort, qui ne peut estre sans la mienne ; car outre que je sçay que celle cy vous est la plus difficile, encore nous Ξrapportera-elle r'apportera-t'elle une commodité que nous devons principalement rechercher, qui est de clorre et les yeux et la bouche aux plus curieux et aux plus médisans. S'il vous repliqua plusieurs fois, et s'il en fit tous les refus que l'obeissance (à quoy son affection l'obligeoit envers vous) luy pouvoit permettre, je m'en remets à vous-mesme, si

Signet[ 10 recto ] 1607 fonctionnelle

vous voulez vous en ressouvenir ; tant y a que je ne croy point Ξque vous ayez jamais esté desobeïe de lui qu'il vous ait jamais desobeye, que pour ce seul sujet. Et à la verité ce luy estoit une contrainte si grande, que toutes les fois qu'il revenoit du lieu, où il estoit Ξcontraint forcé de feindre, il falloit qu'il se mit sur un lict, comme revenant de faire un tres-grand effort ; et Ξalors lors, il s'arresta pour quelque temps, et puis il reprit ainsi. - Or sus Astree, mon frere est mort : s'en est fait, quoy que vous en croyez, ou mécroyez, ne luy peut Ξrapporter r'apporter bien ny mal, de sorte que vous ne devez plus penser que je vous en parle en sa consideration, mais pour la seule verité. Toutefois ayez-en telle croyance qu'il vous plaira : si vous jureray-je qu'il n'y a point deux jours que je le Ξtreuvay trouvay gravant des vers sur l'escorce de ces arbres, qui sont par delà la grande prairie, à main gauche du bié, et m'asseure que si vous y daignez tourner les yeux vous remarquerez que c'est luy qui les y a couppez ; car vous recognoissez trop bien ses caracteres si ce n'est qu'oublieuse de luy, et de ses services passez, vous ayez de mesme perdu la memoire de tout ce qui le touche. Mais je m'asseure que les Dieux ne le permettront pour sa satisfaction, et pour vostre punition. Les vers sont tels. 


MADRIGAL

Je pourray bien dessus moy-mesme,
Quoy que mon amour soit extresme,
Obtenir encor ce poinct : 
De dire que je n'ayme Ξpoinct point.

Mais feindre d'en aymer un autre,

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Et d'en adorer l'œil vainqueur,
Comme en effet je fay le vostre,
Je n'en sçaurois avoir le cœur.

Et s'il le faut, ou que je meure,
Faites moy mourir de bonne-heure.

  Il peut y avoir sept ou huict jours, qu'ayant esté contraint de Ξdemeurer m'en aller pour quelque temps sur les rives de Loire, pour Ξresponce response il m'escrivit une lettre que je veux que vous voyez, et si en la lisant vous ne cognoissez son innocence, je veux croire qu'avec vostre bonne volonté vous avez perdu pour luy Ξtout toute espece de jugement. Et lors la prenant en sa poche, Ξ*et la luy monstrant, leut qu'elle estoit telle la luy leut. Elle estoit telle.


RESPONCE DE CELADON a LYCIDAS.

  Ne t'enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que je continue tousjours en ma peine ordinaire. Aymer et ne l'oser faire paroistre, n'aymer point, et jurer le contraire. Cher frere, c'est tout l'exercice, ou plustost le supplice de ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesme lieu, toutesfois la vraye et la Ξfainte feinte amitié, sont d'ordinaire en mes actions ; mais ne t'en estonne point, car je suis contraint à l'un par la perfection, et à l'autre par le commandement de

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mon Astre. Que si ceste vie te semble estrange, ressouviens-toy, que les miracles sont les œuvres ordinaires des Dieux et que veux-tu que ma Deesse Ξ*cause fasse en moy que des miracles ?

  Il y avoit long temps qu'Astrée n'avoit rien respondu, par-ce que les paroles de Lycidas la mettoient presque hors Ξde soy d'elle mesme. Si est-ce que la jalousie, qui Ξencore retenoit retenoit encore quelque force en son ame, luy fist prendre ce papier, comme estant en doute que Celadon l'eust escrit.
  Et quoy qu'elle recogneust, que vrayement, c'estoit Ξ*de son escriture luy, si disputoit-elle le contraire en son ame, suivant la coustume de plusieurs personnes, qui veulent tousjours Ξ(Guillemets de "fortifier" à "arriverent".) fortifier comme que ce soit leur Ξoppinon opinion. Et presque au mesme temps
  plusieurs Bergers arriverent de la queste "
  de Celadon, où ils n'avoient Ξtreuvé trouvé autre marque "
de luy que son chappeau, qui ne fut à la triste Astree qu'un grand renouvellement d'ennuy. Et par ce qu'elle se Ξressouveint ressouvint d'une cachette qu'amour leur avoit fait inventer, et qu'elle n'eust pas voulu estre recogneuë, elle fit signe à Phillis de le prendre. Et lors chacun se Ξmist mit sur les regrets, et sur les loüanges du pauvre Berger, et n'en y eut un seul qui n'en racontast quelque vertueuse action ; elle sans plus, qui le ressentoit Ξdavantage d'avantage, estoit contrainte de
  demeurer muette, et de le monstrer le moins,  "
  sçachant bien que la souveraine prudence en  " 
  amour est de tenir son affection cachee, ou pour "
le moins de n'en Ξjamais faire faire jamais rien paroistre inutilement.

Signet[ 11 verso ] 1607 fonctionnelle

Et parce que la force qu'elle se faisoit en cela estoit tresgrande, et qu'elle ne pouvoit la supporter plus longuement, elle s'Ξaprocha approcha de Phillis, et la pria de ne la point suivre, afin que les autres en fissent de mesme ; et luy prenant le chappeau qu'elle tenoit en sa main, elle partit seule, et se mit à suivre *le sentier où ses pas sans Ξeslection election la guidoient. Il n'y avoit guere Berger en la trouppe qui ne sçeut l'affection de Celadon par-ce que Ξ*leurs ses parents par leurs contrarietez, Ξ*avoient découvert leur recherche l'avoient découvert plus que ses actions ; mais Ξelle elles s'y estoit conduitte avec tant de discretion, Ξqu' que hormis Semyre, Ξ*et leur plus proches Lycidas et Phillis, il n'en y avoit point qui sceust la bonne volonté qu'elle luy portoit, et encore que l'on cogneut bien que ceste perte l'affligeoit, si l'attribuoit on plustost à un bon naturel, qu'à un amour, Ξ(Ces mots sont entre parenthèses.) tant profite la bonne opinion que l'on a d'une personne, ce pendant elle continuoit son chemin, le long duquel mille Ξpensers pensees, ou plustost mille desplaisirs Ξou plustost mille desespoirs * la talonnoient Ξde sorte pas à pas pas à pas, de telle sorte que quelquesfois douteuse, d'autres fois asseuree de l'affection de Celadon, elle ne sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent ; que si les paroles qu'elle luy avoit ouy tenir aupres de la Bergere Amynthe, luy revenoient en la memoire, elle le condamnoit comme Ξcoulpable coupable. En ce labyrinthe de diverses pensees, elle alla longuement Ξerrante errant par ce bois, sans nulle election de chemin, et par fortune ou par le vouloir du Ciel qui ne Ξ*vouloit pouvoit souffrir que l'innocence de Celadon

Signet[ 12 recto ] 1607 fonctionnelle

demeurast plus longuement douteuse en son ame, ses pas la Ξconduirent conduisirent, sans Ξ*y penser qu'elle y pensat, le long du petit ruisseau entre les mesmes arbres où Lycidas luy avoit dit Ξestre gravez les vers de Celadon que les vers de Celadon estoient gravez. Le desir de sçavoir s'il avoit dit vray, Ξavoit bien eut bien eu assez de pouvoir en elle pour les luy faire chercher fort curieusement encore qu'ils eussent esté fort cachez : mais la coupure qui estoit encore toute Ξfraiche fresche les lui descouvrit assez tost. O Dieu comme elle les recogneut pour estre de Celadon, et comme promptement elle y courut pour les lire, mais combien vivement lui toucherent ils Ξen l'ame ? Elle s'assit en terre, et mettant en son giron le chappeau et la lettre de Celadon, elle demeura quelque temps les mains jointes ensemble, et les doigts serrez l'un dans l'autre, tenant les yeux sur Ξ*les reliques ce qui luy Ξrestoient restoit de son Berger. Et voyant que le Ξchapeau chappeau grossissoit à l'endroit où il avoit accoustumé de mettre ses lettres, quand il vouloit les luy donner Ξsecrettement secretement, elle y porta curieusement la main, et passant les doigts dessous la doubleure, rencontra le feutre apiecé, duquel destachant la gance, elle en tira un papier que ce jour mesme Celadon y avoit mis. ΞCeste Cette finesse fut inventée entre-eux, lors que la mal-veillance de leurs peres les empeschoit de se pouvoir parler, car feignant de se jetter par jeu ce chappeau, ils pouvoient aisément recevoir et donner leurs lettres. Toute tremblante elle sortit celle cy hors de sa petite cachette, et toute hors de soy apres l'avoir despliée elle y jetta la veuë pour la lire ; mais elle avoit tellement esgaré les puissances

Signet[ 12 verso ] 1607 fonctionnelle

de son ame, qu'elle fut contrainte de se frotter plusieurs fois les yeux avant que de le pouvoir faire ; en fin elle leut tels mots.


Lettre de Celadon a la bergere Astrée.

  Mon Astre, si la dissimulation à quoy vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aysément d'une seule parole : si c'est pour punir mon outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m'ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c'est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n'en recherchez-vous un tesmoignage plus prompt que Ξcelui-ci celuy ci, de qui la longueur vous doit estre ennuyeuse ? car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein, comme vous Ξdictes dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en Ξdonra donnera assez prompte, et Ξdesplorable déplorable cognoissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c'est assez Ξendurer enduré, et qu'il est desormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, et avec tant de peine, representé Ξceluy celui de la personne du monde, qui luy est la plus contraire.

  O quels cousteaux tranchans furent ces paroles en son ame, lors qu'elles luy remirent en memoire le commandement qu'elle luy

Signet[ 13 recto ] 1607 fonctionnelle

avoit fait, et la resolution qu'ils avoient prise de cacher par ceste dissimulation leur amitié. Mais voyez quels sont les enchantemens η d'Ξamour Amour : elle recevoit un Ξdesplaisir déplaisir extréme de la mort de Celadon, et toutesfois elle n'estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d'ennuis, cognoissant que veritablement il ne luy avait point esté infidelle, et dés qu'elle en fut certaine, et que tant de preuves eurent Ξesclaircy esclarcy les nuages de sa jalousie, toutes ces considerations se joignirent ensemble, pour avoir plus de force à la tourmenter ; de sorte que ne pouvant recourre à autre remede qu'aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa perte propre, Ξd'un ruisseau de pleurs, elle donna commancement à ses regrets elle donna commencement à ses regrets, avec un ruisseau de pleurs, et puis de cent pitoyables helas ! interrompant le repos de son Ξestomach estomac, d'infinis sanglots le respirer de sa vie, et d'impitoyables mains outrageant ses belles mains mesmes, elle se ramenteut la fidelle amitié qu'elle avoit auparavant recogneuë en ce Berger, l'extremité de son affection, le desespoir où l'avoit poussé si promptement la rigueur de sa Ξresponce response. Et puis se representant le temps heureux qu'il l'avoit servie, les plaisirs et contentemens que Ξ*sa pratique l'honnesteté de sa recherche luy avoit rapportez, et quel commencement Ξ*de regret lui preparoit d'ennuy elle ressentoit desja par sa perte, encore qu'elle Ξtrouvast ce comencement le trouvast tres grand, si ne le jugeoit elle égal à son imprudence, puis que le terme de tant d'annees luy devoit Ξassez donner donner assez d'asseurance de sa fidelité.

Signet[ 13 verso ] 1607 fonctionnelle

  D'autre costé Lycidas, qui estoit si mal satisfait d'Astree, qu'il n'en pouvoit presque avec patience souffrir la pensee, se leva d'aupres de Phillis, pour ne dire chose contre sa compagne qui luy Ξdespleust dépleust, et partit l'estomach si enflé, les yeux si Ξcouvers couverts de larmes, et le visage si changé, que sa Bergere le voyant en tel estat, et Ξ*concedant donnant a ce coup quelque chose à son amitié, le suivit sans craindre ce qu'on pourroit dire d'elle. Il alloit les bras croisez η sur l'Ξestomach estomac, la teste baissée, le chappeau enfoncé, mais l'ame encore plus plongee Ξen dans la tristesse. Et parce que la pitié de son mal obligeoit les Bergers qui l'aymoient à participer à ses ennuis, Ils Ξl'alloient alloient suivant et plaignant apres lui ; mais ce pitoyable office ne luy estoit qu'un rengregement de douleur. Car Ξl'extresme l'extréme ennuy a cela, que la
  " solitude doit estre son premier appareil, par ce
  " qu'en compagnie l'ame n'ose librement pousser
  " dehors les venins de son mal, et jusques à ce
  " qu'elle s'en soit déchargee, elle n'est capable
  " des remedes de la consolation. Estant en ceste
  " peine, de fortune ils rencontrerent un jeune
Berger couché de son long sur l'herbe, et deux Bergeres aupres de luy. L'une η luy tenant la teste en son giron, et l'autre joüant d'une harpe, cependant qu'il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus contre le Ciel, les mains jointes sur son estomach, et le visage tout couvert de larmes.


Stances
SUR LA MORT DE CLEON.

Ξ*La beauté qu'à mon dam la mort a peu dissoudre,
La despoüillant si tost de son humanité,
Passa comme un esclair, et brusla comme un foudre,
Tant sa vie fut courte et grande sa beauté.
La beauté que la mort en cendre a fait resoudre,
La despoüillant si tost de son humanité,

Signet[ 14 recto ] 1607 fonctionnelle

Passa comme un esclair, et brusla comme un foudre,
Tant elle eust peu de vie, et beaucoup de beauté.
Ξ*Ces yeux jadis autheurs des douces entreprises
Des plus douces amours, sont à jamais fermez ;
Yeux qui furent si plains, de toutes mignardises
Qu'on ne les vit jamais sans qu'ils fussent aymez.
2 Ces yeux jadis auteurs des douces entreprises
Des plus cheres Amours sont à jamais fermez.
Beaux yeux qui furent pleins de tant de mignardises,
Qu'on ne les vit jamais sans qu'ils fussent aimez.
Ξ*S'il est vray la beauté d'entre nous est ravie,
Amour pleure vaincu, qui fut tousjours vaincœur,
Et celle qui donnoit à mille cœurs la vie,
Est morte, si ce n'est qu'elle vive en mon cœur.
3 S'il est vray, la beauté d'entre nous est ravie,
Amour pleure vaincu qui fut toujours vaincueur
Et celle qui donnoit à mille cœurs la vie,
Est morte, si ce n'est qu'elle vive en mon cœur.
Ξ*Et quel bien desormais pourroit estre agreable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu'ainsi que du corps l'ombre est inseparable ?
Il faut qu'un bien tousjours soit du mal-heur suivy.
4 Et quel bien desormais peut estre desirable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu'ainsi que du corps l'ombre est inseparable,
Il faut qu'un bien tousjours soit d'un mal-heur suivy.
Ξ*Il semble aussi, Cleon, que vostre destinée
Ayt dés son Orient vostre jour achevé,
Puis que vostre beauté morte aussi tost que née,
Au lieu de son berceau, son cercueil a treuvé.
5 Il semble, ma Cleon, que vostre destinée
Ayt dés son Orient vostre jour achevé,
Et que vostre beauté morte aussi tost que née,
Au lieu de son berceau son cercueil ait trouvé.
Ξ*Mais je me trompe, helas ! je suis le mort moy-mesme,
Puis que quand j'ay vescu c'est vous qui m'animiez,
Et si l'Amant peut vivre en la chose qu'il ayme,
Vous estes vive en moy parce que vous m'aymiez.
6 Non, vous ne mourez pas, mais c'est plustost moy-mesme,
Puisque vivant je fus de vous seule animé,
Et si l'Amant a vie en la chose qu'il ayme,
Vous revivez en moy m'ayant tousjours aymé.
Ξ*Ou si je vis, Amour veut donner cognoissance,
Que mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme un puissant Dieu pour montrer sa puissance,
Il luy plaist que sans cœur puisse vivre un Amant.
7 Que si je vis, Amour veut donner cognoissance,
Que mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme estant un Dieu pour monstrer sa puissance,
Que sans ame et sans cœur il faict vivre un Amant.
Ξ*Que s'il est vray, Cleon, qu'en fin vous soyez morte,
Nous sommes morts tous deux d'excés de nos amours.
Amour vous fait mourir pour l'ennuy que je porte,
Et moy pour vostre mort je remeurs tous les jours.
8 Mais, Cleon, si du Ciel l'ordonnance fatale
D'un trespas inhumain vous fait sentir l'effort,
Amour à vos destins rend ma fortune égale,
Vous mourez par mon deuil, et moy par vostre mort.
Ξ*J'allois ainsi plaignant mes douleurs immortelles,
Sans que par mes regrets la mort peust s'attendrir,
Et mes deux yeux changez en sources eternelles
Peurent pleurer mon mal, mais non pas l'amoindrir.
9 Je regrettois ainsi mes douleurs immortelles
Sans que par mes regrets la mort peust s'attendrir,

Signet[ 14 verso ] 1607 fonctionnelle

Et mes deux yeux changez en sources eternelles,
Qui pleurerent mon mal ne sceurent l'amoindrir.
Ξ*Quand Amour avec moy d'une si belle morte,
Ayant plaint quelque temps le passage fatal,
Laissons, dit-il, les pleurs, pleignons-la d'autre sorte
Les larmes sont trop peu pour pleurer nostre mal.
10 Quand Amour avec moy d'une si belle morte
Ayant plaint le malheur qui cause mes travaux,
Sechons, dit-il, nos yeux, pleignons d'une autre sorte
Aussi bien tous les pleurs sont moindres que nos maux.

  Lycidas et Phillis eussent bien Ξassez eu eu assez de curiosité pour s'enquerir de l'ennuy de ce Berger, si le leur propre le leur eust permis ; mais voyant qu'il avoit autant de besoin de consolation qu'eux, ils ne voulurent Ξau leur adjoindre le mal d'autruy adjouster le mal d'autruy au leur, et ainsi laissant les autres Bergers Ξqui l'escoutoient attentifs à l'escouter, ils continuerent leur chemin sans estre suivis de personne, pour le desir Ξqu'avoient ces Bergers que chacun avoit de sçavoir qui estoit ceste trouppe incogneuë. A peine estoit party Lycidas, qu'ils ouyrent d'assez Ξloin loing une autre voix η, qui sembloit de s'approcher d'eux, et la voulant escouter, ils furent empeschez par la Bergere qui tenoit la teste du Berger dans son giron, avec telles plaintes : - Et bien cruel ? Et bien Berger sans pitié ? Jusques à quand ce courage obstiné s'endurcira t'il à mes prieres ? Jusques à quand as-tu ordonné que je sois Ξdesdaignée dédaignee pour une chose qui n'est plus ? Et que pour une morte je sois privée de ce qui luy est inutile ? Regarde ΞTircis Tyrcis, regarde, Idolatre des morts, et ennemy des vivants, quelle est la perfection de mon amitié ? et apprens quelquesfois, apprens à Ξaymer aimer les personnes qui vivent, et non pas celles qui sont mortes, Ξlesquelles apres le dernier Adieu il faut laisser en repos qu'il faut laisser en repos apres le dernier à Dieu, et non Ξpar des larmes troubler leurs cendres bien-heureuses pas en

Signet[ 15 recto ] 1607 fonctionnelle

troubler les cendres bien-heureuses par des larmes inutiles
, et prens garde si tu continuës, de Ξ*ne voir tomber n'attirer sur toy la vengeance de ta cruauté, et de ton injustice ?
  Le Berger alors sans tourner les yeux vers elle, Ξfroidement luy respondit luy respondit froidement : - Pleust à Dieu, belle Bergere, qu'il me Ξfut fust permis Ξpar ma mort de vous pouvoir satisfaire de vous pouvoir satisfaire par ma mort, car pour vous oster, et moy aussi de la peine où nous sommes, je la cherirois plus que ma vie. Mais puisque, comme si souvent vous m'avez dit, ce ne seroit que rengreger vostre mal, je vous supplie, Laonice, rentrez en vous mesme, et considerez combien vous avez peu de raison, de vouloir deux fois faire mourir ma chere Cleon. Il suffit bien (puisque mon malheur l'a ainsi voulu) qu'elle ait une Ξfois foys payé le tribut de son humanité ; que si apres sa mort elle est Ξvenu venue revivre en moy par la force de mon amitié, pourquoy, cruelle, la voulez-vous faire remourir par l'oubly qu'une nouvelle amour causeroit en mon ame ? Non, non Bergere. Vos reproches n'auront jamais tant de force en moy, que de me faire consentir à un si mauvais conseil, d'autant que ce que vous nommez cruautè, je l'appelle fidelité, et ce que vous croyez digne de punition, je l'estime meriter une extréme loüange ? Je vous ay dit, qu'en mon cercueil la memoire de ma Cleon vivra parmy mes os, ce que je vous ay dit. Je l'ay mille fois juré aux Dieux immortels, et à ceste belle ame qui est avecques eux ; et croiriez-vous qu'ils laissassent impuny ΞTircis Tyrcis, si, oublieux de ses serments il devenoit infidele ?

Signet[ 15 verso ] 1607 fonctionnelle

Ah ! Que je voye plustost le ciel pleuvoir des foudres sur mon chef que jamais Ξje blesse j'offence ny mon serment, ny ma chere Cleon. Elle vouloit repliquer, lorsque le Berger qui alloit chantant les interrompit, pour estre desja trop pres d'eux, avec tels vers.


Chanson de l'inconstant
Hylas.

  Si l'on me Ξdesdaigne dédaigne, je laisse
La cruelle avec son Ξdesdain dedain.
Ξ*Et n'attends onc Sans que j'attende au lendemain,
De faire nouvelle maistresse ;
C'est erreur de se consumer
A se faire parforce aymer.

Le plus souvent ces tant discrettes
Qui vont nos amours mesprisant,
Ont au cœur un feu plus cuisant.
Mais les flames en sont secrettes
Que pour d'autres nous allumons,
Cependant que nous les aymons.

Le trop fidele opiniastre
Qui déceu de sa loyauté
ΞAyme Aime une cruelle beauté,
Ne semble t'il pointΞl'idolatre l'idolastre,
Qui de quelque idole impuissant
Jamais le secours ne Ξressant ressent ?

Signet[ 16 recto ] 1607 fonctionnelle

On dit bien que qui ne se lasse
De longuement importuner,
Parforce en fin se fait donner ;
Mais c'est avoir mauvaise grace,
Quoy qu'on puisse avoir de quelqu'un,
Que d'estre tousjours importun.

Voyez les, ces ΞAmants fideles Amans fidelles,
Ils sont tousjours pleins de douleurs ;
Les souspirs, les regrets, les pleurs
Sont leurs contenances plus belles,
Et semble que pour estre Amant,
Il faille plaindre seulement.

Celuy doit-il s'appeller homme,
Qui l'honneur de l'homme étouffant,
Pleure tout ainsi qu'un enfant,
Pour la perte de quelque pomme,
ΞPlustost le faut-il pas Ne faut-il plustost le nommer
Un fol qui Ξcroit croist de bien aymer ?

Moy qui veux fuyr ces sottises,
Qui ne donnent que de l'ennuy,
ΞRendu sage du mal Sage par le malheur d'autruy
Ξ*M'en vas usant J'use tousjours de mes franchises,
Et ne puis estre Ξmescontant mécontant,
Que l'on m'en appelle inconstant.

Signet[ 16 verso ] 1607 fonctionnelle

  A ces derniers vers ce Berger se trouva si proche de ΞTyris Tyrcis, qu'il Ξpeut peust voir les larmes Ξ*dont Laonice arrousoit son sein de Laonice, et parce qu'encores qu'estrangers, ils ne laissoient de se cognoistre, et de s'estre desja pratiquez quelque temps par les chemins, ce Berger Ξsçavoit bien sçachant quel estoit l'ennuy de Laonice et de ΞTircis Tyrcis, Ξs'adressant donc s'adressa d'abord à luy Ξil luy parla de ceste sorte : - O Berger desolé (car à cause de sa triste vie, c'estoit le nom que chacun luy donnoit) si j'estois comme vous, que je m'estimerois mal-heureux ? Tyrcis, l'oyant parler, se releva pour luy respondre : - Et moy, luy dit-il, Hylas, si j'estois en vostre place, que je me dirois infortunè ! - S'il me falloit plaindre, adjousta Ξcestui-cy cestuy-cy, autant que vous pour toutes les Ξmaistresses Maistresses que j'ay perdues, j'aurois à plaindre plus longuement que je ne sçaurois vivre. - Si vous faisiez comme moy, Ξrepliqua respondit Tyrcis, vous n'en auriez à plaindre qu'une seule. - Et si vous faisiez comme moy, repliqua Hylas, vous n'en plaindriez point du tout. - C'est en quoy, dit le desolé, Ξ(Guillemets de "je" à "vous".)
   " je vous estime miserable ; car si rien ne peut
   " estre le prix d'Amour que l'Amour mesme,
vous ne fustes jamais Ξaimé aymé de personne, puis que vous n'aymastes jamais, et ainsi vous pouvez bien marchander plusieurs amitiez, mais non pas les acheter, n'ayant pas la monnoye dont telle marchandise se paye. - Et a quoy cognoissez vous, respondit Hylas, que je Ξn'ayme n'aime point ? - Je le cognois, dit Ξ-il Tyrcis, à vostre perpetuel changement Ξ*car tout ainsi que le fondement d'un edifice n'est pas asseuré s'il n'est sur un lieu immobile, et se peut plustost dire commencement de ruine que fondement, de mesme Amour, qui est le fondement de toutes nos affections, s'il n'est ferme et constant, c'est plustost une haine qu'une amour.
(Guillemets de "se peut" à "n'est".)
. *Nous sommes, dit-il, d'une bien differente opinion, car j'ay tousjours creu que l'ouvrier se rendoit plus parfait, plus il exerçoit

Signet[ 17 recto ] 1607 fonctionnelle

souvent le mestier dont il faisoit profession. - Cela est vray, respondit Tyrcis, quand on suit les regles de l'art, mais quand on fait autrement, il avient comme à ceux qui s'estant fourvoyez plus ils marchent, et plus ils s'esloignent de leur chemin
. Et c'est pourquoy, tout ainsi que la pierre qui roulle continuellement, ne se revestit jamais de mousse, mais plustost d'ordure et de salleté, de mesme vostre legereté se peut bien acquerir de la honte, mais non jamais de l'Amour. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que
  les Ξblesseures blessures d'Amour sont de telle qualité, "
 que jamais elles ne guerissent. - Dieu me garde, "
Ξdist dit Hylas, d'un tel blesseur. - Vous avez raison, repliqua Tyrcis, car si à chaque fois que vous Ξ*vous estes affectionné avez esté blessé d'une nouvelle beauté, vous aviez receu une playe incurable, je ne sçay si en tout vostre corps il y auroit plus une place saine, mais aussi vous estes privé de ces douceurs, et de ces felicitez, qu'Amour donne aux Ξvrais vrays Amants, et cela miraculeusement (comme toutes ses autres actions) par la mesme Ξblesseure blessure qu'il leur a faite. Que si la langue pouvoit bien exprimer ce que le cœur ne peut entierement gouster, et qu'il vous fust permis d'oüir les secrets de ce Dieu, je ne croy pas que vous ne Ξrenoncissiez voulussiez renoncer à vostre infidelité. Hylas alors en sousriant : - Sans mentir, dit-il, vous avez raison Tyrcis, de vous mettre du nombre de ceux qu'Amour traitte bien. Quant à moy, s'il traitte tous les autres comme vous je vous en quitte de bon cœur ma part, et pouvez garder tout seul vos felicitez, et vos Ξcontentements contentemens, et ne

Signet[ 17 verso ] 1607 fonctionnelle

craignez que je les vous envie. Il y a plus d'un moys, que nous sommes presque d'ordinaire ensemble ; mais marquez-moy le jour, l'heure ou le moment, où j'ay peu voir vos yeux sans l'agreable compagnie de vos larmes et, au contraire Ξdictes dites avec verité, le jour, l'heure, et le moment où vous m'avez seulement ouy souspirer pour mes Ξamours Amours. Tout homme qui n'aura point le goust perverty comme vous le sens, ne trouvera-t'il les douceurs de ma vie plus agreables et aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre ? Et se tournant Ξà vers la Bergere qui s'estoit plainte de Tyrcis : - Et vous insensible Bergere, ne Ξreprendrez prendrez vous jamais assez de courage pour vous delivrer de la tyrannie où ce Ξdesnaturé denaturé Berger vous fait vivre ? Voulez vous par vostre patience vous rendre complice Ξà de sa faute ? Ne cognoissez-vous pas qu'il fait gloire de vos larmes, Ξet que vos supplications l'eslevent à telle arrogance, qu'il luy semble Ξ*de vous trop obliger que vous luy estes trop obligée, quand il les escoute avec Ξmespris mépris ? La Bergere avec un grand helas ! luy respondit : - Il est fort Ξaisé aysé, Hylas, à celuy qui est sain de conseiller le malade, mais si tu η estois en ma place, tu Ξcognoistrois recognoistrois que c'est en vain que tu me Ξconseilles donnes ce conseil, et que la douleur me peut bien oster l'ame du corps, mais non pas la raison chasser de mon ame ceste trop forte passion. ΞEt Que si Ξcet aymé cest aimé Berger use envers moy de tyrannie, Ξqu'il il peut encores traitter avec beaucoup plus absoluë puissance, quand il luy plaira ne pouvant vouloir davantage sur moy que son authorité ne s'estende beaucoup plus outre.

Signet[ 18 recto ] 1607 fonctionnelle

Ξ*Laisse Laissons donc là tes conseils, Hylas, et cesse tes reproches, qui ne peuvent que rengreger mon mal sans espoir d'Ξalegeance allegeance, car je suis tellement toute à Tyrcis, que je n'ay pas mesme Ξà moy ma volonté. - Comment, dit le Berger, vostre volonté n'est pas vostre ? Et que sert-il donc de vous aymer, et servir ? - Cela mesme, respondit Laonice, que me sert l'amitié et le service que je rends à ce Berger. - C'est à dire, repliqua Hylas, que je perds mon temps et ma peine, et que vous Ξparlant de racontant mon affection, ce n'est qu'esveiller en vous les paroles dont apres vous vous servez en parlant à Tyrcis. - Que veux-tu Hylas, luy dit-elle en souspirant, que je te responde là dessus sinon qu'il y a long temps que je vay pleurant ce mal-heur, mais beaucoup plus Ξà en ma consideration qu'Ξà en la tienne. - Je n'en doute point, dit Hylas, mais puis que vous estes de ceste humeur, et que je puis plus sur moy, que vous ne pouvez sur vous, touchez-là Bergere, dit-il, luy tendant la main, ou donnez moy congé, ou recevez-le de moy, et croyez qu'aussi bien, si vous ne le Ξfaictes faites, je ne Ξlairray laisseray pas de me retirer, ayant trop de honte de servir une si pauvre Ξmaistresse Maistresse. Elle luy respondit assez froidement : - Ny toy, ny moy, n'y ferons pas Ξgrand' grande perte, pour le moins je t'asseure bien que celle là ne me fera jamais oublier le mauvais Ξtraittement traitement que je reçois de ce Berger. - Si vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez en me perdant que vous monstrez peu de raison en la poursuitte que vous Ξfaicte faittes, vous me plaindriez Ξdavantage plus que vous ne souhaittez l'affection de Tyrcis ;

Signet[ 18 verso ] 1607 fonctionnelle

mais le regret que vous aurez de moy sera bien petit, s'il n'egale celuy que j'ay pour vous. Et lors il chanta tels vers en s'en allant. 


sonnet.

  Puis qu'il faut arracher la profonde racine,
Qu'ΞAmour amour en vous voyant me planta dans le cœur,
Et que tant de Ξdesirs desir η avec tant de longueur,
Ont si soigneusement Ξnourry dans nourrie en ma poitrine.
Puis qu'il faut que le temps qui vid son origine,
Triomphe de sa fin et s'en Ξdie nomme vainqueur,
Faisons un beau dessein, et sans vivre en langueur,
Ostons-en tout d'un coup, et la fleur et l'espine,
Chassons tous ces desirs, Ξesteignons estaignons tous ces feux,
Rompons tous ces liens, serrez de tant de nœuds,
Et prenons de nous mesme un congé volontaire.
Nous le vaincrons ainsi, cest Amour indompté,
Et ferons Ξ*constamment changement de nostre volonté,
Ce que le temps en fin nous forceroit de faire.

  Si ce Berger fust venu en ce pays, en une saison moins fascheuse, il y eust trouvé sans doute plus d'amis, mais l'ennuy de Celadon, dont la perte estoit encore si nouvelle, rendoit si tristes tous ceux de ce rivage, qu'ils ne se pouvoient arrester à telles gaillardises ; c'est pourquoy ils le laisserent aller, sans avoir Ξla curiosité de luy demander, ny à ΞTircis Tyrcis aussi, quel estoit le sujet qui les conduisoit ; et quelques-uns retournerent en leurs cabanes, et quelques autres continuant de Ξchercher rechercher Celadon, passerent qui de-çà,

Signet[ 19 recto ] 1607 fonctionnelle

qui de-là la riviere, sans laisser jusques à Loire, ny Ξarbre arbres, ny buisson, dont Ξil ils ne descouvrissent les cachettes. Toutesfois ce fut en vain, car ils ne sceurent jamais en trouver d'autres nouvelles ; seulement Silvandre rencontra Polemas tout seul, non point Ξtrop loin loing du lieu, ou peu auparavant Galathée, et les autres Nymphes avoient pris Celadon. Et parce qu'il commandoit à toute la contrée, sous l'authorité de la Nymphe Amasis, le Berger, qui l'avoit plusieurs fois veu à Marsilly, luy rendit en le saluant tout l'honneur qu'il Ξ*sçeut luy fust possible, et Ξdautant d'autant qu'il s'enquit de ce qu'il alloit cherchant le long du rivage, il luy dit la perte de Celadon, dequoy Polemas fut marry, ayant tousjours aymé ceux de sa famille.
  D'autre costé, Lycidas qui se promenoit avec Phillis, apres avoir quelque temps demeuré muet, enfin se tournant Ξà vers elle : - Et bien belle Bergere, luy dit il, que vous semble de l'humeur de vostre compagne ? Elle qui ne sçavoit encore la jalousie d'Astrée, luy respondit, que c'estoit le moindre Ξdesplaisir déplaisir, qu'elle en devoit avoir, et Ξqu'à qu'en un si grand ennuy il luy devoit bien estre permis d'esloigner, et fuir toute compagnie ; car Phillis pensoit qu'il se plaignoit, de ce qu'elle s'en estoit allée seule. - Ouy certes, repliqua Lycidas, c'est le moindre η, mais aussy Ξcrois-je bien croisje, qu'en verité c'est le plus grand, et faut dire que c'est bien la plus ingrate du monde, et la plus indigne d'estre aymée Ξqui ayt jamais esté . Voyez pour Dieu quelle humeur est la sienne : mon frere n'a jamais eu dessein, tant s'en faut, n'a

Signet[ 19 verso ] 1607 fonctionnelle

jamais eu pouvoir Ξd'aymer d'aimer qu'elle seule ; elle le sçait, la cruelle qu'elle est, car les preuves qu'il luy en a renduës, ne laissent rien en doute. Le temps a esté vaincu, les difficultez, voire les impossibilitez, desdaignees, les absences surmontees, les courroux paternels mesprisez, ses rigueurs, ses cruautez, Ξet ses desdains mesmes supportez, par une si grande longueur de temps, que je ne sçay autre qui l'eust peu faire que Celadon. Et, avec tout cela : ne Ξvoyla voila pas ceste Ξvollage volage, qui comme je croy, ayant ingratement changé de volonté, s'ennuyoit de voir plus longuement vivre celuy qu'autrefois elle n'avoit peu faire mourir par ses rigueurs, et qu'à ceste heure, elle sçavoit avoir si indignement offensé ? Ne Ξla voyla pas voilà pas, dis-je, ceste Ξvollage se feindre des volage, qui se feint de nouveaux pretextes de haine et de jalousie, luy Ξcommander commande un eternel exil, et le Ξdesesperer desespere jusques à Ξla recherche de la mort luy faire rechercher la mort. - Mon Dieu, dit Phillis toute estonnée, que me Ξdictes dites vous Lycidas ? Est-il possible qu'Astree ait fait une telle faute ? - Il est vrayement tres-certain, respondit le Berger, elle m'en a dit une partie, et le reste je l'ay aysément jugé par ses discours. Mais bien qu'elle triomphe de la vie de mon frere, et que sa perfidie, et ingratitude luy Ξdesguise deguise η ceste faute, comme elle Ξaymera aimera le mieux, si vous fay-je serment que jamais Amant n'eut tant d'affection, ny de fidelité, que luy. Non point que je vueille Ξqu'elle quelle η le sçache, si ce n'est que cela luy rapporte par la Ξ*recognoissance cognoissance qu'il luy pourroit donner de son erreur, quelque extreme

Signet[ 20 recto ] 1607 fonctionnelle

Ξdesplaisir deplaisir ; car Ξd'ores dores en la, je luy suis autant mortel ennemy, que mon frere luy a esté Ξfidele fidelle serviteur, et elle indigne d'en estre aymée. Ainsi alloient discourant Lycidas et Phillis : luy infiniment Ξfaché fasché de la mort de son frere, et infiniment Ξoffensé offencé contre Astree ; et elle marrie de Celadon, faschée de l'ennuy de Lycidas, et estonnee de la jalousie de sa compagne. Toutesfois, voyant que la playe en estoit encor trop sensible, elle ne voulut y joindre les extremes remedes, mais seulement Ξquelques quelque legers preparatifs, pour adoucir, et non point pour resoudre ; car en toute façon elle ne vouloit pas que la perte de Celadon luy coustast Lycidas, et elle consideroit bien que si la Ξhayne haine continuoit entre luy et Astree, il falloit qu'elle rompit avec l'un des deux, et toutesfois l'Amour ne vouloit point ceder à l'amitié η, ny l'amitié à l'Amour, et si l'un ne vouloit consentir à la mort de l'autre. D'autre costé Astree remplie de tant d'occasions d'ennuis, comme je vous ay dit, lascha si bien la bonde à ses pleurs, et s'Ξassouppit assoupit tellement en sa douleur, que pour n'avoir assez de larmes pour laver son erreur, ny assez de paroles pour declarer son regret, ses yeux et sa bouche remirent leur office à son imagination, si longuement, Ξqu'en telles pensées du tout abatuë elle s'endormit qu'abattuë de trop d'ennuy, elle s'endormit η sur telles pensees.