Édition de 1607, 322 recto (sic pour 222 recto).
Édition de Vaganay, p. 271.
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Livre huitième
LE
HUICTIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d'Astree.
Soudain que le jour parut, Diane, Astrée et
Phillis se Ξtrouverent treuverent ensemble, Ξafin à fin d'estre au
lever de Leonide, qui ne pouvant assez estimer
leur honnesteté, et courtoisie, s'estoit habillée
dés que la premiere Ξclairté clarté avoit donné dans sa
chambre, pour ne perdre un seul moment du temps
qu'elle pourroit demeurer avec elles, Ξ*sans joüir de leur douce compagnie de sorte que
ces Bergeres furent estonnées de la voir Ξ*preste a sortir si diligente,
lors qu'elles ouvrirent la porte, et toutes ensemble
se prenant par la main sortirent du hameau pour
commencer le mesme exercice du jour precedent.
A peine avoient elles Ξbien passé passé entierement les dernieres
maisons, qu'elles apperceurent Sylvandre, qui sous
la fainte recherche de Diane, commençoit Ξ*à bon escient à
ressentir une Amour naissante et véritable ; car
Ξpiqué picqué de ce nouveau soucy, de toute la Ξnuit nuict il
n'avoit Ξpû peu clorre l'œil, tant son penser luy
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estoit allé representant tous les discours, et toutes les actions qu'il avoit veuës Ξen de Diane le jour auparavant, si bien que ne pouvant attendre la venuë de l'aurore dans le lit, il l'avoit devancée, et avoit desja Ξattendu esté long temps prés de ce hameau, Ξque pour voir quand sa nouvelle Ξmaistresse Maistresse Ξsortist sortiroit, et aussi tost qu'il l'avoit apperceuë s'en estoit venu à elle chantant ces vers.
Stances,
ΞDE SYLVANDRE SUR SES DESIRS TROP ESLEVEZ DE SILVANDRE SUR DES DESIRS TROP ÉLEVEZ.
Ξ*Espoirs hautains espoirs, Ixions en audace,
Vous flattez mes desirs, où le ciel les menace,
C'est erreur que d'oser en un sujet si haut :
Icares vous croyez trop au vol de vostre ayle,
Mais bien quand je devrois tomber d'un plus grand saut,
Si n'abandonneray-je entreprise si belle.
Espoirs Ixions en audace
Ou η Ciel dedaignant la menace,
Vous aspirez plus qu'il ne faut :
Au Ciel comme Icare pretendre,
C'est bien pour tomber d'un grand saut
Mais ne laissez de l'entreprendre.
Ξ*Promethée en paisssant de renaissante proye,
L'aigle qui ne vivoit que pour paistre en son foye,
Au milieu des tourments disoit, au moins je l'eus
Ce feu dont j'animay pour la fin mon image,
Or ce mal renaissant me sera tesmoignage,
Que ce que nul n'osa, je l'osay, je le peux.
Ainsi que jadis Promethée
En sa poitrine bequetée
Ses tourmens immortalisa,
Ayant ravy le feu celeste
Il dit : - Au moins ce bien me reste,
D'avoir peu η, ce que nul n'osa η.
Ξ*Ainsi dira mon cœur, quoy que son inhumaine,
D'un tourment devoreur eternise sa peine,
Je l'eus, et de ce feu mon Amour j'animay ;
Or ceux qui me verront à jamais sur ma roche,
Sçauront qu'à ma douleur si nulle autre n'approche,
Plus que tout autre aussi, je voulus, et j'aymay.
Mon cœur sur un roc de constance
Tout devoré par ma souffrance,
Dira : - Les plus hautains esprits
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N'ont osé desrober sa flamme,
Et j'ay ceste gloire en mon ame
D'avoir plus que nul entrepris.
Ξ*J'ayme sans estre aymé : mais de ses roches creuses,
Quand Echo respondoit aux plaintes amoureuses,
De son aymé Narcisse, elle disoit en soy,
Et bien je vas l'aymant, sans toutefois qu'il m'ayme,
Si suis-je consolée ayant sceu par luy-mesme,
Que de luy, nul que luy, n'est plus aymé que moy.
Echo, pour l'Amour de Narcisse,
Contant aux rochers son supplice,
Se consoloit en son esmoy.
Et leur disoit toute enflammée :
Si de luy je ne suis aymée,
Nul autre ne l'est plus que moy η.
Phillis qui estoit d'une humeur fort gaye, et qui
se vouloit bien acquiter de l'essay a quoy elle
avoit esté Ξcondannée condamnee, se tournant Ξà vers Diane : - Ma
Ξmaistresse Maistresse, luy dit-elle, fiez vous à l'advenir aux
paroles de ce Berger. Hier il ne vous aymoit point,
et à Ξceste cest'heure il meurt d'Amour ; pour le moins,
puis qu'il en vouloit tant dire, il devoit commencer
de meilleure heure à vous servir, ou attendre encore
quelque temps avant que de proferer telles paroles. ΞSilvandre Sylvandre estoit si pres qu'il Ξpût peut ouyr Phillis
qui le fit escrier de loing : - O ma Ξmaistresse Maistresse,
bouchez vos Ξ*aureilles aux contagieuses paroles oreilles aux mauvaises parolles de mon
Ξennemy ennemye. Et puis estant arrivé : - Ah ! mauvaise
Phillis, luy dit-il, est-ce ainsi que de la ruine
de mon contentement, vous taschez de bastir le
vostre ? - Il est bon là, respondit Phillis, de
parler de vostre contentement, n'avez vous point
avec les autres encor ceste perfection de la
pluspart des Bergers, qui par vanité se dient
infiniment contens et favorisez de leur Ξmaistresse Maistresse,
quoy qu'au contraire ils en soient mal traittez ?
Vous
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parlez de contentement ? Vous Sylvandre, vous avez la hardiesse d'user de
ces paroles, Ξà en la presence mesme de Diane, et que
direz vous ailleurs, puis que vous avez
l'outrecuidance de parler ainsi devant elle ?
Elle eust continué n'eust esté que le Berger, apres
avoir salué la Nymphe, et les Bergeres, l'interrompit
ainsi : - Vous voulez que ma Ξmaistresse Maistresse trouve
mauvais que j'aye parlé du contentement que j'ay en
la servant, et pourquoy ne voulez vous pas que je le
die, s'il est vray ? - Il est vray ? respondit Phillis, voyez quelle vanité ! Direz-vous pas encore
qu'elle vous ayme, et qu'elle ne peut vivre sans
vous ? - Je ne diray pas, repliqua le Berger, que
cela soit, mais je vous respondray bien, que je
voudrois Ξbien qu'il fust ainsi. Mais vous monstrez de
trouver si estrange que je die avoir du contentement
au service que je rends à ma Ξmaistresse Maistresse, que je suis
contraint de vous demander, si vous n'y en avez Ξpoint pas.
- Pour le moins, dit-elle, si j'y en ay, je
ne m'en vante Ξpas point. - C'est Ξ(Guillemets de "ingratitude" à "comment".) ingratitude, reprit le
Berger, de recevoir du bien de quelqu'un sans l'en
remercier, et comment est-il possible d'Ξaimer aymer la
mesme personne envers qui on est ingrat ? - Par là,
interrompit Leonide, je jugerois que Phillis
n'ayme point Diane. - Il y a peu de Ξpersonne personnes qui
ne fist η ce mesme jugement, respondit Sylvandre,
et je croy qu'elle mesme le pense ainsi. - ΞVous auriez, repliqua Phillis, beaucoup de bonnes raisons si vous le me persuadiez Si vous aviez de bonnes raisons vous me le pourriez persuader, repliqua Phillis. - S'il ne Ξdeffaut que les faut que des raisons pour le prouver, dit Sylvandre, je n'en
ay
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desja plus affaire ; car quoy que je preuve ou
nie une chose, cela ne la Ξfait faict pas estre autre que
ce qu'elle est ; si bien que puis qu'il ne me manque
que Ξles des raisons pour prouver vostre peu d'amitié,
qu'ay je affaire de vous en convaincre ? Tant y a que
pour faire que vous n'Ξaymiez aimiez point Diane, il ne
tient qu'à vous Ξle à le prouver.
Phillis demeura un peu empeschée à respondre, et
Astrée lui dit : - Il semble, ma sœur, que vous
approuviez ce que dit ce Berger ? - Je ne l'approuve
pas, respondit-elle, mais je suis bien empeschée à
Ξle la η reprouver. - Si cela est, adjousta Diane, vous
ne m'Ξaimez aymez point ; car puis que Sylvandre a trouvé
les raisons que vous demandiez, et ausquelles vous
ne pouvez resister, il faut advoüer que ce qu'il dit
est vray. A ce mot, le Berger s'approcha de Diane,
et luy dit : - Belle et juste Ξmaistresse Maistresse, est-il
possible que ceste ennemie Bergere Ξayt ait encore la
hardiesse de ne Ξvouloir me me vouloir permettre Ξque je die de dire que le
service que je vous rends me rapporte du
contentement, quand ce ne seroit que pour la response
que vous venez de faire tant à mon advantage ? - En
disant, respondit Astrée, que Phillis ne l'Ξaime ayme point, elle ne dit pas pour cela
que vous l'Ξaimiez aymiez, ou qu'elle vous ayme. - Si
j'oyois, respondit-il, ces paroles, je vous ayme ou vous m'Ξaimez, sortir aymez de la bouche de ma Ξmaistresse Maistresse,
ce ne seroit pas un contentement, mais un transport
qui me raviroit hors de moy, de trop de satisfaction.
Et Ξ(Guillemets de "toutefois" à "consentir à".) toutefois si celuy qui se taist, monstre de
consentir à
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ce qu'il oyt, pourquoy ne puis-je dire
que ma belle Ξmaistresse Maistresse advoüe que je l'Ξaime ayme, puis
que sans y contredire elle oyt Ξ*que je le ce que je dis ?
- Si l'Amour repliqua Phillis, consiste en paroles,
vous en avez plus que le reste des hommes ensemble :
car je ne croy pas que pour mauvaise cause que vous
ayez, elles vous deffaillent jamais.
Leonide prenoit un plaisir Ξextresme extreme aux discours de
ces Bergeres, et n'eust esté la peine en quoy le
mal de Celadon la tenoit, elle eust demeuré plusieurs
jours avec elles, mais quoy qu'elle sceust qu'il
estoit hors de fievre, si ne laissoit elle de
craindre qu'il ne retombast ; cela fut cause qu'elle
les pria de prendre Ξle chemin avec elle avec elle le chemin de Laignieu,
jusques à la riviere, Ξparce pour ce qu'elle jouyroit plus
long temps de leur Ξ*compagnie entretien. Elles le lui
accorderent librement, car outre que la courtoisie
le leur commandoit, encores se plaisoient-elles fort Ξavec elle en sa compagnie.
Ainsi donc prenant Diane d'un costé, et Astrée de
l'autre, Ξelles prirent le chemin de elle s'achemina vers la Bouteresse. Ξ*non toutefois sans beaucoup de jalousie de Sylvandre Mais
Sylvandre fut bien trompé, qui de fortune s'estoit
trouvé plus esloigné de Diane que Phillis, de
sorte qu'elle avoit pris la place qu'il desiroit ;
de quoy Phillis toute glorieuse s'alloit mocquant
du Berger, disant que sa Ξmaistresse Maistresse pouvoit aysément
juger qui estoit plus soigneux de la servir. - Elle
doit donner cela, respondit-il, à vostre importunité,
et non pas à vostre affection, car si vous l'aymiez,
vous me Ξlairriez laisseriez la place que vous avez. - Ce
seroit
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Ξsigne, dit Philis, du contraire plustost signe du contraire, dit Phillis, Ξ(Guillemets de "dit" à "particulier".) si j'en laissois approcher Ξquelque autre quelqu'autre plus que
moy ; car si la personne qui ayme desire presque
se transformer η en la chose aymee, plus on s'en peut
approcher, et plus on est pres de la perfection de
ses desirs. - L'Amant, respondit Sylvandre, qui a
plus d'esgard à son contentement particulier qu'à
celuy de la personne aymee, ne merite pas ce tiltre.
De sorte que vous qui regardez Ξdavantage d'avantage au plaisir
que vous avez d'estre si pres de vostre Ξmaistresse Maistresse,
que non point à sa commodité, ne devez pas dire que
vous l'aymiez, mais vous Ξmesmes mesme seulement ; car si
j'estois au lieu où vous estes, je l'ayderois à
marcher, et vous ne Ξfaittes faites que l'empescher. - Si ma
Ξmaistresse Maistresse, repliqua Phillis, me rudoyoit autant
que vous, je ne sçay si je l'Ξaimerois aymerois. - ΞSi fay bien moy, adjousta le Berger, je sçay assurément Je sçay donc bien asseurément, adjousta le Berger, que si j'estois au
lieu de vostre Ξmaistresse Maistresse, je ne vous aymerois
point. Comment ? Avoir la hardiesse de la menacer de
ceste sorte ? Ξ(Guillemets de "Ah" à "Amant".) Ah ! Phillis,
une des Ξprincipalles principales loix η d'Amour, c'est que "
celuy qui peut s'imaginer
de pouvoir quelquefois "
Ξne point aymer n'aymer point, n'est desja
plus ΞAmant amant. "
Ma Ξmaistresse Maistresse, je vous demande justice,
et vous requiers de la part d'Amour, que vous
punissiez ce crime de leze Majesté, et que l'ostant
de ce lieu trop honorable pour elle qui n'Ξaime ayme point, vous m'y mettiez, moy qui Ξ*suis tout Amour ne veux vivre que pour aymer. - Ma Ξmaistresse Maistresse, interrompit Phillis,
je voy bien que cet envieux de mon bien, ne me Ξlairra laissera point en repos, que je
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ne luy quitte ceste
place, et je crains qu'avec son Ξ*babil langage il ne vous y
fasse consentir ; c'est pourquoy je desire si
vous le trouvez bon de le prevenir, et la luy
laisser avec condition qu'il vous declarera une
chose que je luy proposeray.
Sylvandre alors sans attendre la response de Diane,
dit à Phillis : - Ostez vous seulement, Bergere, car
je ne refuseray jamais ceste condition, puis que
sans cela je ne luy Ξtairay aussi bien celeray jamais chose qu'elle
Ξveuille vueille sçavoir de moy. A ce mot il se mit en sa
place, et lors Phillis luy dit : - Envieux Berger,
quoy que le lieu où vous estes ne se puisse Ξachepter acheter,
si est-ce que vous avez promis Ξdavantage d'avantage que vous
ne pensez Ξpas , car vous estes obligé de nous dire qui
vous estes, et quelle occasion vous a conduit en
ceste contree, puis qu'il y a des ja si long temps
que vous estes icy, et nous n'avons Ξpû peu en sçavoir
encore que fort peu.
Leonide qui avoit ceste mesme volonté, prenant la
parole : - Sans mentir, dit-elle, Phillis vous
n'avez point encor monstré plus de prudence qu'en
ceste proposition, car en mesme temps vous avez
Ξsorty mis Diane et moy, hors d'une grande peine :
Diane pour l'incommodité que vous luy donniez,
empeschant que Sylvandre ne l'aydast à marcher,
et moy pour le desir que j'avois de le cognoistre
plus particulierement. - Je voudrois bien, respondit
le Berger en souspirant, vous pouvoir bien
satisfaire en ceste curiosité, mais ma fortune me le
refuse tellement, que je puis dire que j'en suis et
plus desireux, et presque autant ignorant que vous ;
car il luy plaist de
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m'avoir fait naistre, et me faire sçavoir que je vis, en me cachant toute autre Ξcognoissance de moy-mesme connoissance de moy. Et Ξafin affin que vous ne croyez Ξpas que je ne Ξveuille vueille satisfaire à ma promesse, je vous jure par Ξ*nostre Dieu Pan Theutates, et par les beautez de Diane, dit-il, se tournant Ξà vers Phillis, que je vous diray veritablement tout ce que j'en sçay.
Histoire de
Sylvandre.
Lors qu'Ætius fut fait Lieutenant General en Gaule de l'Empereur Valentinian, il trouva fort dangereux pour les Romains, que Gondioch premier Roy des Bourguignons, en possedast la plus grande partie et se resolut de l'en chasser, et le renvoyer delà le Rhin, d'où il estoit venu peu auparavant, lors que Stilico, pour le bon service qu'il avoit fait aux Romains, contre le Goth ΞRadagayse Radagryse, luy donna les anciennes provinces des Authunois, des Sequanois, et des Allobroges, que dés lors de leur nom, ils nommerent Bourgongne, et, sans le commandement de Valentinian, il est aysé à croire qu'il Ξleust l'eust fait, pour avoir toutes les forces de l'Empire entre ses mains ; mais l'Empereur se voyant un grand nombre d'ennemis sur les bras, comme ΞGoths Gots, Huns, Vuandales,
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et ΞFrançons Francs,
qui tous l'Ξattaquoient attacquoient en divers lieux, commanda à
Ætius de les laisser en paix : ce qui ne Ξfut fust pas
si tost, que desja les Bourguignons n'eussent receu
de grandes Ξrouttes routes, et telles que toutes leurs
provinces et celles qui leur estoient voisines, s'en
ressentirent ayant leurs ennemis fait le dégast avec tant de cruauté, que tout ce qu'ils trouvoient,
ils l'emmenoient.
Or moy pour lors, qui pouvois avoir cinq ou six
ans, Ξfus comme plusieurs autres comme plusieurs η autres, fus emmené en la
derniere ville des Allobroges, par quelques
Bourguignons, qui pour se venger, estans entrez
dans les Ξpaïs pays confederez à leurs ennemis, y firent
les mesmes desordres qu'ils recevoient. De pouvoir
dire quelle estoit l'intention de ceux qui me
prindrent, je ne le sçaurois, si ce n'estoit pour
en avoir quelque somme d'argent. Tant y a que la
fortune Ξme fut si bonne apres m'avoir esté tant
ennemie, que je tombay entre les mains d'un
Helvetien, qui avoit un pere fort vieux, et tres-homme de bien, et qui prenant quelque bonne opinion
de moy, tant pour ma Ξphisionomie Physionomie, que pour quelque
agreable response qu'en cet âge je luy avois
renduë, me retira pres de luy, en intention de me
faire estudier. Et de fait, quoy que son fils y
contrariast en tout ce qu'il luy estoit possible,
si ne laissa-t'il de suivre son premier dessein, et
ainsi n'espargna rien pour me faire instruire en
toute sorte de doctrine, m'envoyant aux Universitez
des ΞMarsilliens Massiliens en la province des Romains.
[ 227 recto ] 1607 fonctionnelle
Si bien
que je pouvois dire avec beaucoup de raison, que
j'estois perdu, si je n'eusse esté perdu.
Toutefois quoy que selon mon Genie, il n'y eut
rien qui me fust plus Ξagreable aggreable que les
lettres, si est-ce que ce m'estoit un continuel
supplice, de penser que je ne sçavois d'où, ny qui
j'estois, me semblant η que jamais ce malheur n'estoit
advenu à nul autre. Et comme j'estois en ce soucy,
un de mes amis me conseilla d'enquerir quelque
oracle pour Ξen sçavoir la verité ; car quant à
moy pour estre trop jeune je n'avois aucune
memoire non plus que je n'en ay encore, du lieu
où j'avais esté pris, ny de ma naissance. Et celuy
qui me le conseilloit, me disoit, qu'il n'y avoit
pas apparence que le Ξciel Ciel ayant eu tant de Ξsoing soin de
moy, que j'en avois Ξrecognu reconnu depuis ma perte, Ξqu' il ne
me voulust favoriser de quelque chose davantage.
Ξbref Cet amy me sçeut si bien persuader, que tous deux
ensemble nous y allasmes ; et la response que nous
eusmes, fut telle.
Tu nasquis dans la terre où fut jadis
Neptune,
Jamais tu ne sçauras celuy dont tu es né,
Que Sylvandre
ne meure, et à telle fortune
Tu fus par les destins η au berceau destiné.
[ 227 verso ] 1607 fonctionnelle
Jugez, belle Diane, Ξqu'elle quelle satisfaction nous
eusmes de ceste response. Quant à moy sans m'y
arrester davantage, je me resolus de ne m'en
Ξjamais enquerir enquerir jamais, puis qu'il estoit impossible que je
ne le sceusse sans mourir, et vesquis par apres avec beaucoup plus de repos d'esprit, m'en remettant
à la conduitte du Ξciel Ciel, et m'employant seulement à mes estudes, ausquelles je fis un tel progrez, que
le vieillard Abariel (car tel estoit Ξ*son nom le nom du pere de celuy qui m'avoit enlevé) eut envie de me
revoir avant que de mourir, presageant presque sa
fin prochaine. Ξcar estant Estant donc arrivé pres de luy, et
en ayant reçeu tout le plus doux traittement que
j'eusse sçeu desirer, un jour que j'estois seul
dans sa chambre, il me parla de ceste sorte.
- Mon
fils (car comme tel je vous ay tousjours aymé
depuis que la rigueur de la guerre vous remit en
mes mains) je ne vous croy point si Ξmescognoissant mécognoissant de ce que j'ay fait pour vous que vous puissiez
Ξdoutter douter de ma bonne volonté ; Ξtoutefois toutesfois si le soing
que j'ay eu de faire instruire vostre jeunesse, ne
vous Ξen a donné assez de Ξcognoissance connoissance, je veux que vous
l'ayez, par ce que je desire de faire pour vous.
Vous sçavez que mon fils Azahyde, qui fut celuy qui
vous prit, et amena chez moy, a une fille que j'ayme autant que moy-mesme, et parce que je fais estat de
passer le peu de jours, qui me Ξreste restent en repos, et
en Ξtranquilité tranquillité, je fay dessein de vous marier avec
elle, et vous donner si bonne part de mon bien, que
je
[ 228 recto ] 1607 fonctionnelle
puisse vivre avec vous, autant qu'il plaira aux
Dieux. Et ne croyez point que j'aye fait ce dessein à la Ξvolée vollee, car il y a long temps que j'y prepare
toute chose. En premier lieu, j'ay voulu
recognoistre quelle estoit vostre humeur, cependant
que vous estiez enfant, pour juger si vous pourriez
Ξ(Guillemets de "compatir" à "ame".) compatir avec moy, Ξdautant d'autant qu'en un Ξâge tel tel aage on
n'a point Ξencor encore d'artifice, et ainsi on void à nud toutes les affections d'une ame. Et vous
trouvant tel que j'eusse voulu qu'Azahyde eust
esté, je Ξfondis pensay d'establir le repos de mes derniers
jours sur vous, et pour cet Ξeffet effect, je vous
Ξenvoiay envoyay aux estudes, scachant bien Ξ(Guillemets de "qu'il" à "loing".) qu'il n'y a rien
qui rende une ame plus capable de la raison, que la
cognoissance des choses. Et cependant que vous avez
esté loing de ma presence, j'ay tellement disposé
Ξ*la ma petite fille à vous espouser, que pour me
complaire, elle le desire presque autant que moy.
Il est Ξbien vray, qu'elle Ξdesiroit de voudroit bien sçavoir qui, et
d'où vous estes, et pour luy Ξsatisfaire satis-faire je me suis
enquis d'Azahyde plusieurs fois en quel lieu il
vous prit. Mais il m'a tousjours Ξdit dict qu'il n'en
sçavoit autre chose, sinon que c'estoit de là le
fleuve du ΞRosne Rhosne, hors la province Viennoise, et
que vous luy fustes donné par celuy qui vous avoit
enlevé à plus de deux journees en ça, en eschange
de quelques armes. Mais que peut-estre vous en
Ξpourrez pouvez vous mieux ressouvenir, car vous pouviez
avoir cinq ou six ans, et luy ayant
[ 228 verso ] 1607 fonctionnelle
demandé si les
habits que vous aviez lors, ne pouvoyent point
donner quelque cognoissance de quels parents vous
estiez Ξné yssu, il Ξma m'a respondu que non, Ξ*dautant qu'en la contrée où vous fustes pris, presque tous vont vestus en Bergers, et que toutefois d'autant que
vous estiez si jeune encore, que mal aysément
pouvoit-on juger à vos habits de quelle condition
vous estiez. De sorte, mon fils, que si vostre
memoire ne Ξnous vous sert en cela, il n'y a personne qui
nous puisse Ξsortir oster de ceste peine.
Ainsi se teut le bon vieillard Abariel, et me
prenant par la main, me pria encore de luy en dire
tout ce que j'en sçavois : auquel apres tous les
remerciements que je sceus luy faire, tant de la
bonne opinion qu'il avoit de moy, que de la
nourriture qu'il m'avoit donnee, et du mariage
qu'il Ξrecherchoit pour moy me proposoit, je luy respondis, qu'en verité
j'estois si jeune quand je fus pris, que je n'avois
aucune souvenance ny de mes parents, ny de ma
condition. - Cela, reprit le bon vieillard, est bien
fascheux, Ξtoutefois toutesfois nous ne Ξlairrons laisserons pas de
passer outre, pourveu que vous l'ayez Ξagreable aggreable,
n'ayant attendu d'en parler à Azahyde, que pour sçavoir
vostre volonté, et luy η ayant respondu que je η serois
trop ingrat, si je n'Ξobeissois obeyssois entierement à ce
qu'il me commanderoit.
Dés l'heure mesme, me
faisant retirer, il envoya querir son fils, et luy
declara son dessein, que depuis mon retour il avoit
sceu de sa fille, et que la crainte de perdre le
bien que Abariel nous donneroit, luy faisoit de
sorte Ξdesappreuver desapreuver, que quand son pere luy en
parla,
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il le rejetta si loing, et avec tant de
raisons, qu'en fin le bon homme ne pouvant l'y faire
consentir, luy dit franchement :
- ΞAzahyde Azahide si tu
ne veux donner ta fille à qui je voudray, je Ξdonray donneray mon bien à qui tu ne voudras pas ; et pour
ce Ξresouds resous toy de Ξla donner l'accorder à ΞSilvandre Sylvandre, ou je
luy en choisiray une qui sera mon heritiere. ΞAzahyde Azahide qui estoit infiniment avare, et qui
craignoit de perdre ce bien, voyant son pere en
tels termes, revint un peu à soy, et le supplia de
luy donner quelques jours de terme pour s'y
resoudre, ce que le pere qui estoit bon, luy
accorda Ξaisément aysément, desirant de faire toute chose avec
la douceur, et puis m'en Ξavertit advertir. Mais il n'estoit
pas de Ξbesoing besoin, car je le cognoissois assez aux yeux,
et aux discours du fils, qui commença de me rudoyer
et traitter si mal, qu'à peine le pouvois-je
souffrir.
Or durant le temps qu'il avoit pris, il commanda
à sa fille, qui avoit l'ame meilleure que luy, sur
peine qu'il la feroit mourir (car c'estoit un
homme tout de sang et de meurtre) de faire semblant au bon vieillard, qu'elle Ξfust estoit marrie que son
pere ne voulust faire sa volonté, et qu'elle ne
pouvoit Ξpas-maits pas mais de sa desobeissance ; que tant s'en faut elle estoit preste à Ξl' m'espouser
secrettement, et quand il seroit Ξfait faict, le temps y
feroit consentir son pere, et cela estoit en dessein
de me faire mourir.
La pauvre fille fut bien empeschee, car d'un costé
les menaces ordinaires de son pere, de qui elle
sçavoit le meschant naturel, la Ξpoussoient poussoyent à jouër
[ 229 verso ] 1607 fonctionnelle
ce personnage, d'autre costé l'amitié que dés
l'enfance elle me portoit, l'en empeschoit ; si est-ce qu'en fin son Ξâge aage tendre, car elle n'avoit
point Ξencores encore passé Ξ*les quinze ans un demy siecle, ne luy laissa
pas assez de resolution pour s'en deffendre. Et
ainsi toute tremblante, elle vint faire la
harangue au bon-homme, qui la receut avec tant de
confiance, qu'apres l'avoir baisee au front deux
ou trois fois, en fin il se resolut d'en user,
comme elle luy avoit dit, et me le commanda si
Ξabsolument absolüement, que Ξquel quelque doute que j'eusse de cét
affaire, si n'osay je Ξl'y luy contredire.
Or la resolution fut prise de ceste sorte, que je
monterois par une fenestre Ξdans dedans sa chambre, où je l'espouserois
secrettement. Ceste ville est assise sur
l'extremité des Allobroges du costé des Helveces,
et est sur le bord du grand lac de Leman, de telle
sorte que Ξses les ondes frappent contre les maisons, et
puis se Ξdesgorge desgorgent avec le Rosne, qui luy passe
au milieu. Le dessein d'Azahyde estoit, par ce que
leur logis estoit de ce costé-là, de me faire tirer
avec une corde η jusques à la Ξmoytié moitié de la muraille,
et puis me laisser aller dans le Lac, où me noyant
on n'auroit jamais Ξnouvelle nouvelles de moy, parce que le
Rosne avec son impetuosité m'eust emporté bien
loing de la, où entre les rochers estroits, je me
fusse tellement brisé, que personne ne m'eust Ξpû peu recognoistre. Et sans doute son dessein eust reussi,
car j'estois resolu d'Ξobeïr obeyr au bon Abariel, n'eust
esté que
[ 230 recto ] 1607 fonctionnelle
le jour avant que cela deust estre, la
pauvre fille, à qui on avoit commandé de me faire
bonne chere, Ξafin de me mieux abuser, esmeuë à fin de m'abuser mieux, émeuë de
compassion et d'horreur d'estre cause de ma mort,
ne Ξpeut pût s'empescher, toute tremblante, de me le
Ξdescouvrir découvrir, me disant puis apres : - Voyez vous Silvandre en vous sauvant la vie je me donne la
mort, car je sçay bien qu'ΞAzahyde Azahide ne me le
pardonnera jamais, mais j'ayme mieux mourir
innocente, que si Ξ*j'estois je vivois coulpable de vostre
mort. Apres l'avoir remerciée, je luy dis, qu'elle
ne craignist point la fureur d'ΞAzahyde Azahide, et que j'y
Ξpourvoyrois pourvoirois en sorte qu'elle n'en auroit jamais
desplaisir, que de son costé elle fist seulement
ce que son pere luy avoit dit, et que je remedierois
bien à son salut et au mien, mais que sur tout elle
fust secrette. Et dés le soir je retiray tout l'argent que je
pouvois avoir à moy, et je donnay si bon ordre à tout ce
qu'il me falloit faire, sans qu'Abariel s'en Ξprist prit garde, que l'heure estant venuë qu'il falloit aller
au lieu destiné, apres avoir pris congé du bon
vieillard, qui vint avec moy jusques sur Ξle bord la rive, je
montay dans la petite barque, que luy mesme avoit
apprestée.
Et puis allant doucement sous la fenestre,
je fis semblant de m'y attacher, mais ce ne furent
que mes habits remplis de sable, soudain me
retirant un peu a costé, pour voir Ξce qu'il η en
adviendroit, je les ouys tout à coup retomber dans
le Lac, où avec la rame, je batis doucement l'eau,
Ξafin à fin qu'ils creussent, oyant ce
[ 230 verso ] 1607 fonctionnelle
bruit, que ce fust
moy qui me debattois. Mais je fus bien tost
contraint de m'oster de Ξlà parce qu'ils y la, par ce qu'ils jetterent
tant de pierres, qu'a peine me pûs-je sauver, et
peu apres je vis mettre une lumiere à la fenestre,
de laquelle ayant peur d'estre Ξdescouvert découvert, je me
Ξcachis cachay dans le batteau m'y couchant de mon long,
cela fut cause que la nuit estant fort obscure, et moy un
peu esloigné, et la chandelle leur ostant encore
davantage la veuë, ils ne me virent point, et
creurent que le batteau s'estoit ainsi Ξreculé acculé de
luy mesme.
Or quand chacun se fut retiré de la fenestre j'ouys
un grand tumulte au bord où j'avois laissé Abariel,
et comme je pûs juger, il me sembla d'oüyr ses
exclamations, que je pensay estre à cause du bruit
qu'il avoit ouy dans l'eau, craignant que je
Ξne fusse noyé. Tant y a que je me resolus de ne
retourner plus chez luy, non pas que je n'eusse
beaucoup de regret de ne le pouvoir servir sur ses
vieux jours, pour les extremes obligations que je
luy avois, mais pour Ξl'assurance que j'avois de la trop grande asseurance de la
mauvaise volonté d'Azahyde ; je sçavois bien que
si ce n'estoit à ce coup, ce seroit à un autre,
qu'il paracheveroit son pernicieux dessein ; ainsi
donc estant venu aux chaisnes qui ferment le port,
je fus contraint de laisser mon batteau pour passer
à nage de l'autre costé, où estant parvenu avec
quelque danger, à cause de l'obscurité de la Ξnuit nuict,
je m'en allay sur le bord, où j'avois caché d'autres
habits et tout ce que j'avois de meilleur,
prenant
[ 231 recto ] 1607 fonctionnelle
le chemin d'Agaune, je parvins sur la
pointe du jour à Evians. Et vous Ξassure asseure que j'estois
si las d'avoir marché assez hastivement, que je fus
contraint de me reposer tout ce jour Ξlà la, où de
fortune n'estant point Ξcognu conneu, je voulus aller
prendre conseil, ainsi que plusieurs faisoient en
leurs affaires plus urgentes, de la sage Bellinde,
qui est Ξmaistresse Maistresse des Vestales, qui sont le long
de ce Lac, et que depuis j'ay sçeu estre mere de ma
belle Ξmaistresse Maistresse. Tant y a que luy ayant fait
entendre tous mes desastres, elle consulta l'Oracle,
et le lendemain elle me dit que le Dieu me
commandoit de ne Ξme point m'estonner de tant d'adversitez,
et qu'il estoit necessaire si je voulois en sortir,
de me voir dans la Ξfonteine fontaine de la verité d'Amour η,
parce qu'en son eau estoit mon seul remede, et
que aussi tost que je Ξm'y me serois veu, je
Ξrecognoistrois et pere et païs reconnoistrois et mon pere, et mon pays. Et luy
ayant demandé en quel Ξpaïs lieu estoit ceste Ξfonteine fontaine,
elle me fit entendre qu'elle estoit en ceste contrée
de ΞForestz Forests, et puis m'en declara la propriété et
l'enchantement, avec tant de courtoisie que je luy
en demeuray infiniment obligé.
Dés l'heure mesme je me resolus d'y venir et
prenant mon chemin par la ville de Plancus, je m'en
vins icy il y a quelques Ξ*années Lunes, où le premier que je
rencontray fut Celadon, qui pour lors revenoit
d'un voyage η assez loingtain, duquel j'appris en quel
lieu estoit ceste admirable Ξfonteine fontaine, mais lors que
je voulus y aller, je tombay tellement malade, que je demeuray
[ 231 verso ] 1607 fonctionnelle
six mois sans
sortir du logis ; et, quelque temps apres que je
me sentois assez fort, ainsi que je me mettois en
chemin, je Ξsceus sçeu par ceux d'alentour qu'un magicien
à cause de Clidaman l'avoit mise sous la garde de
deux Lyons, et de deux Lycornes, qu'il y avoit
enchantées, et que le sortilege ne pouvoit se
rompre qu'avec le sang et la mort du plus Ξfidele fidelle
Amant, et de la plus Ξfidele fidelle Amante, qui fut oncques en ceste contrée η.
Dieu sçait si ceste nouvelle me Ξrapporta r'apporta de
l'ennuy me voyant presque hors d'esperance de ce
que je desirois. Toutefois considerant que c'estoit
ce païs que le Ciel avoit destiné pour me faire Ξrecognoistre reconnoistre mes parents, je pensay qu'il estoit à
propos d'y demeurer, et que peut-estre ces Ξfideles fidelles en Amour se pourroient en fin trouver Ξquelque jour ; mais certes,
c'est une marchandise si rare, que je ne l'ose
presque plus esperer. Avec ce dessein je me resolus
de m'habiller en Berger, afin de pouvoir vivre
plus librement parmy tant de bonnes compagnies, qui
sont le long de ces rives de Lignon, et pour n'y
estre point inutilement je mis tout le reste de
l'argent que j'avois, en bestail, et en une petite
cabane, où je me suis depuis retiré.
ΞVoila Voyla belle Leonide, ce que vous avez desiré
Ξde sçavoir de moy, et voila le payement de Phillis,
pour la place qu'elle m'a venduë ; que Ξd'or'en avant doncques d'oresnavant donques, ô ma belle Ξmaistresse Maistresse, elle n'ait plus la
hardiesse de la prendre, puis qu'elle l'a donnée à
si bon Ξprix pris η. - Je suis tres-
[ 232 recto ] 1607 fonctionnelle
aise, respondit Leonide, de vous avoir
oüy raconter cette fortune, et vous diray que vous
devez bien esperer de vous, puis que les Dieux η par
leurs Oracles, vous font paroistre d'en avoir soing ;
quant à moy, je les en prie de tout mon cœur.
- Ξ*Ne fay donc pas moy Et moy non, reprit Phillis, en gaussant ; car s'il
estoit Ξcognu cogneü, peut estre que le merite de son pere
luy feroit avoir nostre Ξ(Guillemets de "maistresse" à "merite".) Ξmaistresse Maistresse, estant tout
certain que les biens et l'alliance peuvent plus
aux mariages, que le merite propre ny l'Amour. "
- Or
regardez comme vous l'entendez, reprit "
ΞSilvandre Sylvandre, tant s'en faut que vous me Ξveuilliez vueilliez tant de mal,
que j'espere par vostre moyen de parvenir à ceste
cognoissance que je desire. - Par mon moyen ?
respondit-elle toute estonnée, et comment cela ?
- Par vostre moyen, continua le Berger : car puis
qu'il faut que les Lyons meurent par le sang d'un
Amant et d'une Amante Ξfidele fidelle, pourquoy ne dois-je
croire que je Ξsois suis cét amant, et vous l'Amante ?
- Fidele suis-je bien, respondit Phillis, mais
vaillante ne suis-je pas, de sorte que pour bien
Ξaimer aymer ma Ξmaistresse Maistresse, je ne le cederay à personne ;
mais pour mon sang et ma vie n'en parlons Ξpas point, car quel service luy
pourrois-je faire estant morte ? - Je vous Ξassure asseure,
respondit Diane, que je veux vostre vie de tous
deux, et non pas vostre mort, et que j'Ξaimerois aymerois
mieux estre Ξau en danger moy-mesme, que de vous y
voir à mon occasion.
Cependant qu'ils Ξdiscouroient discouroyent de ceste sorte, et
qu'ils Ξalloient alloyent approchant du pont de la
Bouteresse,
[ 232 verso ] 1607 fonctionnelle
ils virent Ξvenir d'assez loing de loing un homme qui venoit
assez viste, et qui estant plus proche, fut Ξrecognu recogneu
bien tost par Leonide : car c'estoit Paris fils
du grand Druide Adamas, qui estant revenu de Feurs, et ayant sçeu que sa niepce l'estoit venu
chercher, et voyant qu'elle ne revenoit point, Ξil luy
envoyoit son fils pour l'advertir qu'il estoit de
retour, et pour sçavoir quelle occasion la conduisoit
ainsi seule, Ξdautant d'autant que ce n'estoit pas leur η coustume d'aller sans compagnie.
D'aussi loing que la Nymphe le Ξrecognut recogneut, elle le
nomma à ces belles Bergeres, et elles pour ne
faillir au devoir de la civilité, quand il fut pres
d'elles, le saluerent avec tant de courtoisie, que
la beauté et l'agreable façon de Diane luy pleurent
de sorte, qu'il en demeura presque ravy, et n'eust
esté que les caresses de Leonide le divertirent un
peu, il eust esté d'abord bien empesché à cacher
Ξceste cette surprise, Ξtoutefois toutesfois apres les premieres salutations, Ξet apres
luy avoir dit ce qui le conduisoit vers elle : - Mais ma
sœur, luy dit-il, (car Adamas vouloit qu'ils se
nommassent frere et sœur) où avez-vous trouvé ceste
belle compagnie ? - Mon frere, luy respondit-elle,
il y a deux jours que nous sommes ensemble, et si je
vous Ξassure asseure que nous ne nous sommes point ennuyees.
Celle-cy, luy monstrant Astree, est la belle
Bergere dont vous avez tant oüy parler pour sa
beauté, car c'est Astree, et celle-cy, luy monstrant
Diane, c'est la fille de Bellinde et de Celion, et
l'autre c'est Phillis, et ce Berger c'est
[ 233 recto ] 1607 fonctionnelle
l'Ξincognu Incogneu ΞSilvandre Sylvandre de qui Ξtoutefois toutesfois les merites
sont si Ξcognus connus, qu'il n'y a celuy en ceste contrée
qui ne les Ξaime ayme. - Sans mentir, dit Paris, mon pere
avoit tort d'avoir peur que vous fussiez mal
accompagnee, et s'il eust sçeu que vous l'eussiez
esté si bien, il n'en Ξeust eut pas tant esté en
inquietude.
- Gentil Paris, dit ΞSilvandre Sylvandre, une
personne qui a tant de vertus qu'a ceste belle
Nymphe, ne peut jamais estre mal Ξaccompagnée accompagné η. - Et
moins encores, respondit-il, quand elle est entre
tant de sages et belles Bergeres.
Et en disant ce mot, il tourna les yeux sur Diane,
qui presque se sentant semondre respondit : - Il est
impossible, courtois Paris, que l'on puisse adjouster quelque chose Ξen à ce qui est
accomply. - Si est-ce, repliqua Paris, que selon
mon jugement, j'aymerois mieux estre avec elle tant
que vous y seriez, que quand elle sera seule. - C'est
vostre courtoisie, respondit-elle, qui vous fait
user de ces termes à l'avantage des Ξestrangeres estrangers.
- Vous ne sçauriez, respondit Paris, vous nommer
estrangeres envers moy, que vous ne me disiez
estranger envers vous, qui m'est un reproche dont
j'ay beaucoup de honte, Ξparce par ce que je ne puis qu'estre
blasmé d'estre si voisin de tant de beautez, et
de tant de merites, et que toutefois je leur sois
presque Ξincognu inconnu, mais pour Ξamander ceste amender cette erreur,
je me resous de faire mieux à l'advenir, et de vous
pratiquer autant que j'en ay esté sans raison η trop
esloigné par le passé. Et en disant ces dernieres paroles, il se tourna
[ 233 verso ] 1607 fonctionnelle
Ξà vers la Nymphe : - Et vous ma sœur, encor que je
sois venu pour vous chercher, toutefois vous ne
Ξlairrez laisserez, dit-il, de vous en aller seule ; aussi
bien n'y a-t-il Ξguiere guere loing d'icy chez Adamas,
car quant à moy je veux demeurer jusques à la nuit
avec ceste belle compagnie. - Je voudrois bien,
dit-elle, en pouvoir faire de mesme, mais pour ceste
heure je suis contrainte Ξde parachever d'achever mon voyage. Bien
suis-je resoluë de donner tellement ordre à mes
affaires, que je pourray aussi bien que vous vivre
parmy elles, car je ne croy point qu'il y Ξait ayt vie
plus heureuse que la leur.
ΞApres Avec quelques autres semblables propos, elle prit
congé de ces belles Bergeres, et apres les avoir
embrassées fort estroittement, elle leur promit
encores de nouveau de les venir revoir bien tost,
et puis partit si contente, et satisfaite d'elles,
qu'elle resolut de changer les vanitez de la Ξcourt Cour à la simplicité de ceste vie, mais ce qui l'y
portoit Ξdavantage d'avantage, estoit qu'elle avoit dessein
de faire sortir Celadon hors des mains de
Galathee, et Ξelle croyoit qu'il reviendroit Ξincontinant incontinent
en Ξcet ce hameau, où elle faisoit deliberation de le
pratiquer sous l'ombre de ces Bergeres.
Voilà quel fut le voyage de
Leonide, qui vit
naistre deux Amours tres-grandes, celle de ΞSilvandre Sylvandre, sous la fainte Ξde la gageure, ainsi que nous
avons dit, et celle de Paris, ainsi que nous dirons
envers Diane ; car depuis ce jour il en devint
tellement amoureux, que pour estre familierement
aupres d'elle, il quitta
[ 234 recto ] 1607 fonctionnelle
la vie qu'il avoit
Ξaccoustumeé accoustumé, et s'habilla en Berger, et voulut estre
nommé tel entre-elles, afin de se rendre plus
Ξaimable aymable à sa Ξmaistresse Maistresse, qui de son costé
l'honoroit, comme son merite et sa bonne volonté l'y
obligeoient ; mais par ce qu'en la suitte de nostre
discours nous en parlerons bien souvent, nous n'en dirons pas pour ce coup davantage. S'en retournant donc Ξtous tout η ensemble en leurs
hameaux, ainsi qu'ils approchoient du grand pré, où
la pluspart des trouppeaux paissoient d'ordinaire,
ils virent venir de loing ΞTyrcis Tircis, Hylas, et
Lycidas, dont les deux premiers sembloient se
disputer à bon escient, car l'action des bras et du
reste du corps de Hylas le faisoit paroistre.
Quant à Lycidas il estoit tout en soy-mesme, et le chappeau enfoncé, et les mains contre le dos,
alloit regardant le bout de ses pieds, monstrant
bien qu'il avoit quelque chose en l'ame qui
l'affligeoit beaucoup, et lors qu'ils furent assez pres pour se recognoistre,
et Ξqu'entre ces Bergers Hylas apperceut Phillis que Hylas apperceut Phillis entre ces Bergers,
Ξdautant d'autant que depuis le jour auparavant il
commençoit de l'Ξaimer aymer.
Laissant ΞTyrcis Tircis il s'en
vint à elle, et sans saluër le reste de la
compagnie la prit sous les bras et avec son humeur
accoustumée, sans autre Ξdesguisement deguisément de paroles, luy
dit la volonté qu'il avoit de la servir. Phillis
qui commençoit de le recognoistre, et qui estoit
bien Ξaise ayse de passer son temps, luy dit : - Je ne sçay,
Hylas, d'où vous peut naistre ceste volonté, car
il n'y a rien en moy qui vous y puisse convier. - Si
[ 234 verso ] 1607 fonctionnelle
vous croyez, dit-il, ce que vous dittes, vous m'en
aurez tant plus d'obligation, et si vous ne le croyez
pas, vous me jugerez homme d'esprit, de sçavoir
recognoistre ce qui merite d'estre servy, et ainsi
vous m'en estimerez tant plus. - Ne doutez point,
respondit-elle, que comme que ce soit, je ne vous
estime, et que je ne reçoive vostre amitié comme
elle merite, et quand ce ne seroit pour autre
consideration, Ξpource pour ce au moins que vous estes le
premier qui m'Ξait aimée a η aymee.
De fortune au mesme temps qu'ils Ξparloient parloyent ainsi,
Lycidas survint, de qui la jalousie estoit
tellement accreüe, que elle surpassoit desja son
affection, et pour son Ξmalheur mal-heur il arriva si mal à
propos, qu'il peut oüyr la response que Hylas fit
à Phillis, qui fut telle : - Je ne sçay pas, belle
Bergere, si vous continuerez comme vous avez
commencé avec moy, mais si cela est, vous serez peu
veritable, car je sçay bien pour le moins que ΞSilvandre Sylvandre m'Ξaidera aydera à vous desmentir, et s'il ne
le veut faire pour ne vous desplaire, je m'Ξassure asseure
que tous ceux qui vous virent hier ensemble,
tesmoigneront que ΞSilvandre Sylvandre estoit vostre serviteur.
Je ne sçay pas s'il a laissé son amitié dessous le
chevet, tant y a que si cela n'est, vous estes sa
Ξmaistresse Maistresse.
ΞSilvandre Sylvandre qui ne pensoit point aux Amours de
Lycidas, croyant qu'il luy seroit fort honteux de desadvoüer Hylas,
et qu'outre cela il offenseroit Phillis, de dire
autrement devant elle, respondit : - Il ne faut
point Berger, que vous cherchiez autre Ξtesmoin tesmoing
que moy pour ce
[ 235 recto ] 1607 fonctionnelle
Ξsujet subjet, et ne devez Ξpoint croire que les
Bergers de Lygnon se puissent vestir η et devestir
si promptement de leurs affections, car ils sont
grossiers, et pour Ξcela ce tardifs et lents en tout ce
qu'ils font. Mais tout ainsi que plus un clou est
gros, et plus il supporte de pesanteur, et est plus
difficile à arracher, aussi plus nous sommes
difficiles, et grossiers en nos affections, plus
aussi durent-elles en nos ames.
De sorte que si
vous m'avez veu serviteur de cette belle Bergere,
vous me voyez encor tel, car nous ne changeons pas à toutes les fois que nous Ξ*passons le sommeil dormons. Que si cela
vous advient à vous, dis-je qui avez le cerveau
chaud, ainsi que vostre teste chauve, et vostre
poil ardant le monstrent, il ne faut Ξpas que vous
fassiez mesme jugement de nous.
Hylas oyant parler ce Berger si franchement, et si
au vray de son humeur, pensa, ou que Tircis luy en
eust dist quelque chose, ou qu'il le devoit avoir
Ξcognu connu ailleurs ; et pour ce tout estonné Ξil demanda : - Berger
luy dit-il m'avez-vous veu autrefois Ξ*que vous parlez si bien , ou qui vous a appris ce que vous dites de moy ? - ΞNon Je ne vous vy jamais, dit ΞSilvandre Sylvandre, mais vostre phisionomie et
vos Ξ(Guillemets de "discours" à "faut".) discours me font juger ce que je Ξdits dis
car
Ξmalaisément mal-aysément peut-on soupçonner en autruy "
un deffaut Ξdont l'on soit duquel on est entierement exempt. "
- Il faut donc,
respondit Hylas, que vous ne soyez point du tout
exempt de ceste inconstance que vous Ξ(Guillemets de "soupçonnez" à "nostre".) soupçonnez en moy. - Le soupçon, repliqua ΞSilvandre Sylvandre, naist ou
de peu d'apparence, ou d'une Ξapparance apparence qui n'est
point du tout, sinon en
[ 235 verso ] 1607 fonctionnelle
nostre imagination, et c'est
celuy-là qu'on ne peut avoir d'autruy sans Ξ*en estre taché estre
entaché. Mais ce que j'ay dit de vous ce n'est pas
un soupçon, c'est une Ξassurance asseurance. Appellez-vous
soupçon, de vous avoir oüy dire que vous aviez Ξaimé aymé
Laonice, et puis quittant celle-la pour ceste
seconde η, dit il, qui estoit hier avec elle, vous
les avez en fin changées toutes deux pour Phillis,
que vous Ξlairrez laisserez sans doute pour la premiere
venuë, de qui les yeux vous daigneront regarder. Tircis qui les oyoit ainsi discourir, voyant que Hylas demeuroit vaincu, prit la parole de ceste
sorte : - Hylas, il ne faut plus se cacher, vous
estes descouvert, ce Berger a les yeux trop clairs pour ne voir les taches de vostre inconstance, il
faut advouër la verité ; car, si vous Ξcombattez combatez contre
elle, outre qu'en fin vous serez Ξrecognu recogneu pour
menteur encore ne luy pouvant
" Ξ(Guillemets de "resister à "vostre".) resister, Ξdautant d'autant
que rien n'est si fort que la verité η,
" vous ne ferez
que rendre preuve de vostre foiblesse.
Confessez donc librement ce qui en est, et afin de
vous donner courage, je veux commencer. Sçachez Ξdonc ,
gentil Berger, qu'il est vray que Hylas est le
plus inconstant, le plus desloyal, et le plus
Ξtraître traistre envers les Bergeres à qui il promet
amitié, qui ait jamais esté. - De sorte, adjousta
Phillis, qu'il oblige fort celles qu'il n'Ξaime ayme
point. - Et quoy, ma Ξmaistresse Maistresse, respondit Hylas,
vous Ξaussi estes estes aussi contre moy ? Vous croyez les
impostures de ces malicieux ? Ne voyez vous pas
que Tircis, se sentant obligé à ΞSilvandre Sylvandre de la
sentence qu'il a donnée en sa faveur, pense le
payer en quelque sorte de
[ 236 recto ] 1607 fonctionnelle
Ξme mettre en mauvaise opinion envers vous vous donner une mauvaise opinion de moy. - Et qu'importe cela ? dit Phillis à ΞSilvandre Sylvandre. - Qu'il importe ? respondit
l'inconstant ; ne sçavez-vous pas qu'il Ξ(Guillemets de "est" à "personne") est plus
difficile de prendre une place occupée que non
point celle qui n'est detenuë de personne ? - Il
veut dire, adjousta ΞSilvandre Sylvandre, que tant que vous
l'Ξaimerez je ne sçaurois estre aimé de vous aymerez, il me sera plus mal-aysé d'acquerir vos bonnes graces. Mais Hylas, mon amy, combien
estes vous déceu ? Tant s'en faut, quand je verray
qu'elle daignera tourner les yeux sur vous, je
seray tout Ξassuré asseuré de son amitié ; car je la
Ξcognois connois de si bon jugement, qu'elle sçaura tousjours
bien eslire ce qui sera Ξde le meilleur.
Hylas alors respondit : - Vous croyez peut estre,
glorieux Berger, d'avoir quelque avantage sur moy ?
Ma Ξmaistresse Maistresse ne le croyez pas, car il n'en est
rien. Et de fait quel homme peut-il estre, puis
qu'il n'a jamais eu la hardiesse d'Ξaimer aymer, ny de
servir qu'une seule Bergere, et encore si
froidement que vous diriez qu'il se Ξmocque moque, la où
Ξmoy j'en ay Ξaimé aymé autant que j'en ay veües de belles, et
de toutes j'ay esté bien receu η tant qu'il m'a pleu.
Quel service pouvez vous esperer de luy, y estant
si nouveau qu'il ne sçait par où commencer ? Mais
moy, qui en ay servi de toutes sortes, de tout
Ξâge age, de toute condition, et de toutes humeurs, je
sçay de quelle façon il le faut, et ce qui doit, ou
ne doit pas vous plaire ; et pour preuve de mon
dire, Ξ*interrogez-le permettez moy de l'interroger, si vous voulez
Ξcognoistre connoistre son ignorance.
Et lors se tournant Ξà vers luy, il continua :
- Qu'est-ce, ΞSilvandre Sylvandre,
[ 236 verso ] 1607 fonctionnelle
qui peut obliger Ξdavantage d'avantage
une belle Ξ(Guillemets de "Bergere" à "respondit".) Bergere à nous Ξaimer aymer ? - C'est, dit ΞSilvandre Sylvandre,
" n'Ξaimer aymer qu'elle seule. - Et qu'est-ce,
continua
" Hylas, qui luy peut plaire Ξdavantage d'avantage ?
- C'est
respondit ΞSilvandre Sylvandre, l'Ξaimer aymer extremement.
- Or voyez, reprit alors l'inconstant, quel
ignorant amoureux est cestuy-cy ? Tant s'en faut
que ce qu'il dit soit vray, qu'il engendre le
mespris et Ξ(Guillemets de "la" à "merite".) la haine ; car n'Ξaimer aymer qu'elle seule,
luy
" donne occasion de croire que c'est faute de
" courage, si l'on ne l'ose entreprendre, et
pensant
" estre Ξaimée aymée à faute de quelqu'autre, elle
" mesprise un tel Amant, au lieu que si vous Ξaimez aymez
par tout, pour peu que la chose le merite, elle ne
croit pas quand vous venez à elle, que ce soit
pour ne sçavoir où aller ailleurs, et cela l'oblige
à vous Ξaimer aymer, mesme si vous la particularisez, et
luy faites paroistre de vous fier davantage en
elle, et que pour mieux le luy persuader, vous luy
racontiez tout ce que vous sçavez des autres, et
une fois la sepmaine vous luy rapportiez tout ce
que vous leur avez dit, et qu'elles vous auront
respondu, agençant encor le conte, comme l'occasion
le requerra, afin de le rendre plus agreable, et
la convier a cherir vostre compagnie.
C'est ainsi,
novice amoureux, c'est ainsi que
" vous l'obligerez
a Ξ(Guillemets de "quelque" à "grande".) quelque Amour. Mais pour
" luy plaire, il faut Ξtant s'en faut au rebours, fuir comme
poison
" l'extremité de l'Amour, puis qu'il n'y a rien
" entre deux Amants de plus ennuyeux que ceste si
grande et extreme affection ; car vous qui Ξaimez aymez
[ 237 recto ] 1607 fonctionnelle
de
ceste sorte, pour vous plaire, taschez de luy estre
tousjours Ξaupres apres η, Ξluy parler tousjours de parler tousjours à elle, elle
ne sçauroit tousser, que vous ne luy demandiez ce
Ξque qu'elle veut, elle ne peut tourner le Ξpas pied que vous
n'en fassiez de mesme. Bref elle est presque
contrainte de vous porter, tant vous la pressez et
importunez. Mais le pis Ξc'est est, que si elle se trouve
quelquefois mal, et qu'elle ne vous rie, qu'elle ne
Ξvous parle parle à vous, et ne vous reçoive comme de Ξ(Guillemets de "coustume" à "que".) coustume,
vous Ξvoila voyla aux plaintes et aux pleurs ; mais je dis
plaintes dont vous luy remplissez tellement les
oreilles, que pour se Ξrachetter racheter de ces importunitez,
elle est forcée de se contraindre, et quelquefois
Ξqu'elle que elle voudra estre seule, et se resserrer pour
quelque Ξ(Guillemets de "temps" à "cela".) temps en ses pensées, elle sera contrainte "
de vous voir, vous entretenir, et vous "
faire mille
contes, pour vous contenter. Vous "
semble-t'il que
cela soit un bon Ξmoien moyen pour se "
faire Ξaimer aymer ? Tant s'en faut, Ξ(Guillemets de "en" à "aymables".) en Amour comme "
en toute autre chose, la
mediocrité est seulement "
loüable, Ξde sorte si bien qu'il
faut aymer mediocrement "
pour éviter toutes ces
fascheuses importunitez. "
Mais encor n'est-ce pas
assez, car "
pour plaire, il ne suffit pas que l'on
ne Ξdesplaise déplaise point,
il faut avoir encor quelques
attraits qui soient aymables, et cela c'est estre
joyeux, plaisant, avoir tousjours à faire quelque
bon conte, et sur tout n'estre jamais muet devant
elle. C'est ainsi, Sylvandre, qu'il Ξse faut obliger
une Bergere à nous Ξaymer aimer, et que nous pouvons
acquerir ses bonnes graces. Or voyez, ma Ξmaistresse Maistresse,
si je n'y suis maistre passé, et quel estat vous
devez
[ 237 verso ] 1607 fonctionnelle
faire de mon affection. Elle vouloit Ξrespondre répondre, mais Sylvandre l'interrompit,
la suppliant de Ξle luy permettre luy permettre de parler. Et lors il
interrogea Hylas de ceste sorte : - Qu'est-ce
Berger, que vous desirez le plus quand vous aymez ?
- D'estre aymé, respondit Hylas. - Mais, repliqua
Sylvandre, quand vous estes aymé, que
souhaittez-vous de ceste amitié ? - Que la personne
que j'ayme, dit Hylas, fasse plus d'estat de moy
que de Ξtoute tout autre, qu'elle se fie en moy, et qu'elle
tasche de me plaire. - Est-il possible, reprit alors
Sylvandre, que pour conserver la vie, vous usiez
du poison ? Comment voulez-vous qu'elle se fie en
vous, si vous ne luy estes pas fidele ? - Mais, dit
le Berger, elle ne le sçaura pas. - Et ne
voyez-vous, respondit Sylvandre, que vous voulez
faire avec trahison, ce que je dis qu'il faut faire
avec sincerité ? Ξcar Si elle ne sçait pas que vous en
Ξaimiez aymez d'autre, elle vous croira Ξfidele fidelle, et ainsi
ceste Ξfainte feinte vous profitera, mais jugez si la
fainte Ξle peut η, ce que fera le vray. Vous parlez de
Ξmespris et de despit, et y a-il mépris et de depit, et y a t'il rien qui apporte
plus l'un et l'autre en un esprit genereux, que de
penser, celuy que je vois icy à genoux devant moy,
s'est lassé d'y estre devant une vingtaine, qui ne
me Ξvalent vallent pas ; ceste bouche dont il baise ma main
est flestrie des baisers qu'elle donne à la
premiere main qu'elle rencontre, et ces yeux dont
il me semble qu'il Ξidolatre idolastre mon visage, estincellent
encores de l'Amour de toutes celles qui ont le
nom de femme. Et qu'ay-je affaire d'une chose si
commune ?
[ 238 recto ] 1607 fonctionnelle
Et pourquoy en ferois-je estat, puis qu'il
ne fait rien davantage pour moy, que pour la
premiere qui le daigne regarder ? Quand il Ξme parle parle
à moy, il pense que ce soit à telle, ou à telle
personne, et ces paroles dont il use Ξenvers moy , il les vient
d'apprendre à l'escole d'une telle, ou bien il vient
les estudier icy, pour les aller dire là. Dieu sçait
quel Ξmespris mépris, et quel Ξdespit dépit luy peut faire
concevoir ceste pensée. Et de mesme pour le second point : que pour se
faire Ξaimer aymer, il ne faut Ξguiere guere aymer, et estre
joyeux
et galland ; car l'estre joyeux et Ξrieux rieur, est
fort "
bon pour un plaisant, et pour une personne "
de
telle estoffe, mais pour un Amant, c'est à "
dire,
pour un autre nous mesme, ô Hylas, "
qu'il faut bien
d'autres conditions ! Vous Ξdictes dittes "
qu'en toutes
Ξchose choses la mediocrité seule est bonne. Il y en a,
Berger, qui n'ont point d'extrémité, de milieu, ny
de deffaut, comme la Ξ(Guillemets de "fidelité" à "avoir de".) fidelité ; car celuy qui n'est
qu'un peu fidele ne l'est point du tout, et qui
l'est, l'est en extrémité, c'est à dire qu'il n'y
peut point avoir de fidelité plus grande l'une que
l'autre. De mesme est-il de la vaillance, et de
mesme Ξ(Guillemets de "aussi" à "Par".) aussi de l'Amour, car celuy qui peut la mesurer, ou qui en peut imaginer quelqu'autre plus
grande que la sienne, il n'Ξaime ayme pas. Par
ainsi,
vous voyez (Hylas)
comme en commandant "
que l'on
n'ayme que mediocrement, "
vous ordonnez une chose
impossible. Et quand "
vous aymez ainsi, vous Ξfaittes faites comme ces fols melancoliques, qui croyent estre
Ξsçavants sçavans en Ξtoute science toutes sciences, et toutefois ne
sçavent rien,
[ 238 verso ] 1607 fonctionnelle
puis que vous avez opinion d'Ξaimer aymer,
et en effet vous n'Ξaimez aymez pas. Mais soit ainsi, que
l'on
" puisse Ξaimer aymer un peu : et ne sçavez-vous Ξpas Ξ(Guillemets de "que" à "comment"). que
l'amitié
" n'a point d'autre Ξmoysson moisson que l'amitié,
" et
que tout ce qu'elle seme, c'est seulement
pour en
recueillir ce Ξfruit fruict ? Et comment voulez-vous que
celle que vous aymerez un peu vous Ξvueille aimer vueille aymer
beaucoup ? puis que tant s'en faut qu'elle y
Ξgaignast gagnast, qu'elle perdroit une partie de ce qu'elle
semeroit en terre tant Ξingratte ingrate. - Elle ne sçauroit
pas, dit Hylas, que je l'Ξl'aimasse aymasse ainsi.
- Voicy, dit Sylvandre, la mesme trahison que je
vous ay desja reprochee. Et croyez vous, puis que
vous dittes que les effets d'une extréme Amour sont
les importunitez, que vous avez racontees, que si
vous ne les luy rendiez pas, elle ne Ξcognust conneust bien
la foiblesse de vostre affection ? ô Hylas, que
vous sçavez peu en Amour ! Ces effets qu'une
extrémité d'Amour produit, et que vous nommez
importunitez, sont bien tels peut-estre envers
ceux qui comme vous ne sçavent Ξaimer aymer, et qui n'ont
jamais approché de ce Dieu, qu'à perte de veuë.
Mais ceux qui sont vrayement touchez, ceux qui à bon escient Ξaiment ayment, et qui sçavent quels sont les
devoirs, et quels les sacrifices qui se font aux
autels d'Amour, tant s'en faut qu'à semblables
effets ils donnent le nom d'importunitez,
" qu'ils
Ξ(Guillemets de "les" à "d'autant".) les appellent felicitez, et parfaits
" contentements.
Sçavez-vous bien que c'est
" qu'Ξaimer aymer ? c'est
mourir en soy, pour revivre en autruy, c'est ne se point Ξaimer aymer que d'autant
[ 236 recto sic 239 recto ] 1607 fonctionnelle
que l'on est agreable à
la chose Ξaimée aymee, et bref c'est une volonté de se
transformer η, s'il se peut entierement en elle. Et
pouvez vous imaginer qu'une personne qui Ξaime ayme de
ceste sorte, puisse Ξ*se desplaire quelquefois estre quelque fois importunée de la presence de ce qu'Ξil aime elle ayme, et que la Ξcognoissance qu'il connoissance qu'elle reçoit d'estre vrayement Ξaymé aymee, ne luy soit pas une chose si Ξagreable aggreable, que
toutes les autres au prix de celle-là ne peuvent
seulement estre goustees ? Et puis si vous aviez
quelquefois esprouvé que c'est qu'Ξaimer aymer, comme je
dis, vous ne penseriez pas Ξqu'une personne que celuy qui Ξayme a aimé de
telle sorte, puisse rien faire qui desplaise. Quand
ce ne seroit que pour cela seulement, que tout ce
qui est marqué de ce beau Ξcaractere charactere de l'Amour,
ne Ξpeut estre peust etre desagreable Ξ*à la personne aimée , encor Ξavoüeriez advouëriez vous
qu'il est tellement desireux de plaire, que s'il y fait
quelque faute, telle erreur mesme plaist, voyant
à quelle intention elle est Ξfaitte outre faite, ou que le desir
d'estre aymable donne tant de force à un vray
Amant, que s'il ne se rend η Ξtel à tout le monde, il
n'y manque Ξguiere guere envers celle qu'il Ξaime ayme. De la
vient que plusieurs qui ne sont pas jugez plus
Ξaimables aymables en general que d'autres, seront plus
aymez, et estimez d'une personne particuliere.
Or
voyez, Hylas, si vous n'estes pas bien ignorant
en Amour, puis que jusques icy vous avez creu
d'Ξaimer aymer, et toutefois vous n'avez fait qu'abuser
du nom d'Amour, et trahir celles que vous avez
pensé d'Ξaimer aymer ? - Comment,
[ 236 verso sic 239 verso ] 1607 fonctionnelle
dit Hylas, que je n'ay
point Ξaimé aymé jusques icy ? Et qu'ay-je donc Ξfait faict avec
Carlis, Ξ*Marie, Amaranthe, Laonice, et tant d'autres ?
- Ne sçavez-vous pas, dit Sylvandre, qu'en toutes
sortes d'arts il y a des personnes qui les font
bien et d'autres mal ? L'Amour est de mesme, car
on peut bien aymer comme moy, et mal aymer comme
vous, et ainsi on me pourra nommer maistre, et
vous broüillon d'Amour.
A ces derniers mots, il n'y eut celuy qui Ξpûst peust η s'empescher de rire, sinon
Lycidas, qui oyant ce
discours, ne pouvoit que se fortifier Ξdavantage d'avantage
en sa jalousie, de laquelle Phillis ne se prenoit
garde, Ξluy semblant croyant de luy avoir rendu de si grandes
preuves de son amitié, que par raison il n'en
devoit plus douter : l'ignorante, Ξ(Guillemets de "qui" à "esprit ".) qui
"ne sçavoit pas
que la jalousie en amour, est un
"rejetton qui attire Ξla nourriture pour soy pour soy la nourriture qui
"doit aller aux bonnes
branches, et aux bons
"Ξfruits fruicts, et qui plus elle est
grande, plus aussi
"monstre-t'elle la Ξ*fertilité felicité η du
lieu, et la force de la plante.
Paris qui admiroit le bel esprit de Sylvandre, ne
sçavoit que juger de luy, et luy sembloit que s'il
eust esté nourry entre les personnes civilisees, il
eust esté sans pareil, puis que vivant entre ces
Bergers, il estoit tel, qu'il ne cognoissoit rien
de plus gentil. Cela fut cause qu'il resolut de
faire amitié avec luy, afin de Ξjouïr joüyr plus librement
de sa compagnie, et pour les faire disputer encore,
il s'Ξaddressa adressa à Hylas, et luy dit, qu'il falloit
Ξavoüer advouër, qu'il avoit pris un mauvais party, puis
qu'il en estoit demeuré
[ 240 recto ] 1607 fonctionnelle
muet. - Il ne se faut point
estonner de cela, dit Ξ(Guillemets de "Diane" à "la".) Diane, puis qu'il n'y a Ξ*rien de juge si violent que la conscience. Hylas sçait bien
qu'il dispute contre la verité, et que c'est
seulement pour flatter sa faute.
Et quoy que Diane continuast quelque temps ce
discours, si est-ce que Hylas ne respondit mot,
estant attentif à regarder Phillis, qui depuis
qu'elle avoit Ξpû peu accoster Lycidas, l'avoit
tousjours entretenu assez bas, et parce qu'Astrée ne vouloit pas qu'il oüist ce qu'elle luy disoit, elle l'interrompit
plusieurs fois, jusques à ce qu'elle le contraignit
de luy dire : - Si Phillis estoit autant importune,
je ne l'Ξaimerois aymerois point.
- Vrayement, Berger, lui
dit-elle expres pour l'empescher de les escouter,
si vous estes aussi mal gratieux envers elle, que
peu civil envers nous, elle ne fera pas grand conte
de vous. Et par ce que Phillis, sans prendre garde
à ceste dispute, continuoit son discours, Diane
luy dit : - Et quoy, Phillis, est-ce ainsi que vous
me rendez le devoir que vous me devezΞque de me laisser ? Vous me laissez donc, pour aller entretenir un Berger ? A
quoy Phillis toute surprise respondit : - Je ne
voudrois pas, ma Ξmaistresse Maistresse, que Ξceste cette erreur vous
eust despleu, car j'avois opinion que les beaux
discours du gentil Hylas vous empeschoient de
prendre garde à moy, qui cependant taschois de
donner ordre à une affaire, dont ce Berger me
parloit. Et certes elle ne mentoit point, car elle
estoit bien empeschee, pour la froideur qu'elle
[ 240 verso ] 1607 fonctionnelle
recognoissoit en luy. - Il est bon là, Phillis,
respondit Diane, avec des paroles de vraye
Ξmaistresse Maistresse, vous pensez payer tousjours toutes vos
fautes par vos excuses ; mais ressouvenez vous que
toutes ces nonchalances ne sont pas de petites
preuves de vostre peu d'amitié, et qu'en temps et
lieu j'auray memoire de la façon Ξdequoy dont vous me
servez.
Hylas
avoit repris Phillis sous les bras,
et ne
sçachant Ξpas la gajeure de Sylvandre
et d'elle, fut
estonné d'Ξouïr ouyr parler Diane de ceste sorte, c'est
pourquoy la voyant preste à recommencer ses excuses,
il l'interrompit, luy disant : - Que veut dire, ma
belle Ξmaistresse Maistresse, que ceste glorieuse Bergere vous
traitte ainsi mal ? Luy voudriez vous bien ceder en
quelque chose ? Ne faittes pas Ξceste cette faute, je vous
supplie, car Ξencor encore qu'elle soit belle si avez
vous bien assez de beauté η pour faire vostre party à part, et qui peut estre ne cedera Ξguiere guere au sien.
- Ah ! Hylas, dit Phillis, si vous sçaviez contre
qui vous parlez, vous esliriez Ξplutost plustost d'estre
muet le reste de vostre vie, que de vous estre servy
de la parole pour Ξdesplaire deplaire à ceste belle Bergere,
qui vous peut d'un clin d'œil, si vous m'Ξaimez aymez,
rendre le plus mal-heureux qui Ξaime ayme. - Sur moy, dit
le Berger, elle peut hausser ou baisser, ouvrir ou
fermer les yeux, mais mon mal-heur, non plus que
mon bon-heur, ne dépendra jamais, ny de ses yeux,
Ξny ni de tout son visage, et si toutefois je vous
ayme et veux vous Ξaimer aymer. - Si vous m'Ξaimez aymez,
adjousta Phillis, et que je puisse quelque chose
[ 241 recto ] 1607 fonctionnelle
Ξcontre sur vous, elle y a beaucoup plus de puissance ;
car je puis estre esmeuë, ou par vostre amitié, ou
par vos services à ne vous pas Ξmal traitter mal-traiter ; mais Ξceste cette Bergere n'estant, ny
Ξaimée aymee, ny servie de vous, n'en aura aucune pitié.
- Et qu'ay-je à faire, dit Hylas, de sa pitié,
peut estre que je suis à sa mercy ? - Ouy certes,
repliqua Phillis vous estes à sa mercy, car je ne
veux que ce qu'elle veut, et ne puis faire que ce
qu'elle me commande, car voila la Ξmaistresse Maistresse que
j'Ξaime ayme, que je sers, et que j'adore, Ξ*mais cela en telle extremite de telle sorte que pour elle seule je veux Ξaimer aymer, je veux
servir, et pour elle seule je veux adorer, Ξde sorte si bien
qu'elle est toute mon amitié, tout mon service,
et toute ma devotion. Or voyez Hylas Ξqui que η vous
avez offensé, et quel pardon vous luy devez
demander. Alors le Berger se jettant aux pieds de Diane, tout
estonné, apres l'avoir un peu considerée luy dit :
- Belle Ξmaistresse Maistresse de la mienne, si celuy qui ayme
pouvoit avoir des yeux pour voir quelqu'autre chose
que le sujet Ξaimé aymé, j'eusse bien veu en quelque
sorte que chacun doit honorer, et reverer vos
merites. Mais puis que je les ay clos a toute
autre chose qu'à ma Phillis vous auriez trop de
cruauté, si vous Ξne me η pardonniéz la faute que je
vous advouë et dont je vous crie mercy.
Phillis, qui avoit envie de se despestrer de cet
homme, pour parler à Lycidas, ainsi qu'il l'en
avoit priee, se hasta de respondre avant que Diane,
pour luy dire que Diane ne luy pardonneroit point,
qu'avec condition qu'il
[ 241 verso ] 1607 fonctionnelle
leur raconteroit les recherches, et les rencontres qu'il avoit euës depuis qu'il commençoit d'Ξaimer aymer ; car il estoit impossible que le discours n'en fust bien fort agreable, puis qu'il en avoit servy de tant de Ξsortes sorte η, que les accidents en Ξdevoient debvoient estre de mesme. - Vrayement Phillis, dit Diane, vous estes une grande devineuse, car j'avois des-ja Ξfait faict dessein de ne luy pardonner jamais qu'avec ceste condition, et pour ce, Hylas, resolvez-vous-y. - Comment dit le Berger, vous me voulez contraindre à dire ma vie devant ma Ξmaistresse Maistresse ? Et quelle opinion aura t'elle de moy, quand elle oyra dire que j'en ay Ξaimé aymé plus de Ξ*vingt cent : qu'aux unes j'ay donné congé avant que de les laisser, et que j'ay laissé les autres avant que de leur en rien dire ? quand elle sçaura qu'en mesme temps j'ay esté partagé à plusieurs, que pensera-t'elle de moy ? - Rien de Ξpis pire, que ce qu'elle pense, dit Sylvandre, car elle ne vous jugera qu'inconstant, aussi bien alors qu'elle fait des-ja. - Il est vray dit Phillis, mais afin que vous n'entriez point en Ξce cette doute, j'ay affaire ailleurs où Astree viendra avec moy, s'il luy plaist, et cependant vous obeyrez aux commandemens de Diane. A ce mot elle prit Astrée sous les bras, et se retira du costé du bois, où des-jà Lycidas estoit allé, et par ce que Sylvandre avoit Ξdes-ja remarqué entre-ouy ce qu'elle luy avoit respondu, il la suivit de loing, pour voir quel estoit son dessein, à quoy le soir luy servit de beaucoup pour n'estre veu, car il commençoit de se faire tard, outre qu'il alloit gaignant les buissons, et se cachant de telle sorte, qu'il les suivit aisément
[ 242 recto ] 1607 fonctionnelle
sans estre veu, et arriva si a
propos, qu'il ouyt qu'Astrée luy disoit : - ΞQuel Quelle humeur est celle de Lycidas de vouloir Ξvous parler parler à vous à ceste heure, et en ce lieu, puisqu'il a tant
d'autres commoditez, que je ne sçay comme il Ξa choisi choisit ce temps incommode. - Je ne sçay certes,
respondit Phillis, je l'ay trouvé tout triste ce
soir, et ne sçay ce qui luy peut estre survenu,
mais il m'a tant conjurée de Ξluy parler venir icy que je n'ay
Ξpû peu dilayer. Je vous supplie de vous promener
cependant que nous serons ensemble, car sur tout
il Ξm'a ma η requis que je fusse seule. - Je feray
respondit Astrée, tout ce qu'il vous plaira, mais
prenez garde qu'il ne soit trouvé mauvais de Ξluy parler vous voir parler à luy à ces heures induës, et mesme estant seule en ce lieu escarté. - C'est pour ceste
consideration, respondit Phillis, que je vous ay
donné la peine de venir jusqu'icy, et c'est pour
cela aussi, que je vous supplie de vous promener
si pres de nous, que si quelqu'un survient, il
pense que nous soyons tous trois ensemble.
Cependant Ξque ces Bergers qu'elles parloient Ξensemble ainsi, Diane et Paris pressoient Hylas de leur raconter sa vie,
pour satisfaire au commandement de sa Ξmaistresse Maistresse,
et quoy qu'il en fist beaucoup de difficulté, si est-ce qu'en fin il commença de ceste sorte.
[ 242 verso ] 1607 fonctionnelle
Histoire de Hylas.
Vous voulez donc, belle Ξmaistresse Maistresse de la mienne, et vous, gentil Paris, que je vous die les fortunes qui me sont advenuës, depuis que j'ay commencé d'Ξaimer aymer ? Ne croyez pas que le refus que j'en ay fait Ξprocede de vienne pour ne sçavoir que dire, car j'ay trop Ξaimé aymé pour avoir faute de Ξsujet subject, mais Ξplutost plustost de ce que je vois trop peu de jour pour avoir le loisir, non pas de Ξles vous vous les dire toutes (cela seroit trop long,) mais Ξd'en bien bien d'en commencer une seulement. Toute-fois puis que pour obeir, il faut que je satisfasse à vos volontez, je vous prie en m'escoutant, de vous ressouvenir, que toute chose est sujette à quelque puissance superieure, qui la force presque aux actions qu'il luy plaist, et celle à quoy la mienne m'incline ainsi violemment, c'est l'Amour : car autrement vous vous estonneriez peut-estre, de m'y voir tellement porté, qu'il n'y a point de chaisne assez forte, soit du devoir, soit de l'obligation qui m'en puisse retirer. Et j'advouë librement, que s'il faut que chacun ait quelque inclination de la nature, que la mienne est Ξl' d'inconstance de laquelle je ne dois point estre blasmé, puis que le ciel me l'ordonne ainsi. Ayez ceste consideration devant les yeux, cependant que vous escouterez le discours que je Ξvas vous vous vay faire.
[ 243 recto ] 1607 fonctionnelle
Entre les principales contrees que le Rosne en son cours impetueux va visitant, apres avoir receu l'Arar, l'Isere, la Durance, et plusieurs autres rivieres, il vient frapper contre les anciens murs de la ville d'Arles, chef de son Ξpaïs pays, et des plus peuplées et riches de la province des Romains. Aupres de ceste belle ville, se vint camper, il y a fort long temps, à ce que j'ay ouy dire à nos Druides η, un grand capitaine nommé ΞGaius Caius Marius, Ξ*apres devant la remarquable victoire qu'il obtint contre les Cimbres, Cimmeriens, et Celtoscites, aux pieds des Alpes, qui estans partis du profond de l'Ocean ΞScithique Scythique, avec leurs femmes et enfans, en intention de saccager Rome, furent tellement deffaits par ce grand Capitaine qu'il n'en resta un seul en vie. Et si les armes Romaines en avoient espargné quelqu'un, la barbare fureur qui estoit dans leur courage leur fit tourner leurs propres mains contre eux-mesmes, et de rage se tuer, pour ne pouvoir vivre, Ξayant ayans esté vaincus. Or l'armée Romaine, pour Ξrassurer r'asseurer les alliez, et amis de leur Ξrepublique republicque venant camper, Ξ*toute triomphante comme je vous disois, prés de ceste ville, et selon la coustume de leur nation ceignant Ξtout leur camp de profondes tranchées, il advint qu'estans fort pres du Rosne, ce fleuve qui est tres-impetueux, et qui mine et ronge incessamment ses bords, peu à peu vint avec le temps à rencontrer ces larges et profondes fosses, et entrant avec impetuosité dans ce canal, qu'il trouva tout fait, courut d'une si grande furie, qu'il continua les tranchées jusques dans la mer, où il se
[ 243 verso ] 1607 fonctionnelle
va
desgorgeant, par ce moyen par deux voyes, car
l'ancien cours a tousjours suivy son chemin
ordinaire, et ce nouveau s'est tellement Ξagrandi agrandy qu'il esgale les plus grandes rivieres, faisant
entre deux Ξune un Isle tres delectable, et
tres-fertile. Et à cause que ce sont les tranchées
de Caius Marius,
le peuple par un mot corrompu
l'appelle de son nom Ξl'Isle de Camargue, et depuis parce que le lieu se trouvast tout entouré d'eau, à sçavoir
de ces deux bras du Rosne et de la mer Mediterranée,
ils la nommerent l'Isle de Camargue.
Je ne vous eusse pas dit tant au long l'origine de
ce lieu, n'eust esté que c'est la contree où j'ay pris naissance,
et où ceux dont je suis venu, se sont de long
temps logez ; car à cause de la fertilité du lieu,
et qu'il est comme Ξdétaché destaché du reste de la terre,
il y a quantité η de Bergers qui s'y sont venus
retirer, lesquels à cause de l'abondance des
pasturages on Ξappelle appella pastres, et mes peres y ont
tousjours esté tenus en quelque consideration parmy
les principaux, soit pour avoir esté estimez gens
de bien et vertueux, soit pour avoir eu
honnestement et selon leur condition, des biens de
fortune ; aussi me laisserent-ils assez accommodé
lorsqu'ils moururent, qui fut sans doute trop tost
pour moy, car mon pere mourut le jour mesme que je
nasquis, et ma mere qui m'esleva avec toute sorte
de mignardise, en enfant unique, ou Ξplutost plustost enfant
gasté, ne me dura que jusques à ma douziesme année.
Jugez quel maistre de maison je devois estre. Entre
les autres imperfections de ce jeune âge, je ne
Ξpûs peus η eviter
[ 244 recto ] 1607 fonctionnelle
celle de la presomption, me semblant qu'il n'y avoit Pastre en toute Camargue, qui ne me deust respecter. Mais quand je fus un peu plus advancé, et que l'Amour commença de se mesler avec ceste Ξ*presomption dans ma cervelle proposition, il me sembloit que toutes η les Bergeres estoient amoureuses de moy, et qu'il n'y en avoit une seule qui ne receust mon amitié avec obligation. Et ce qui me fortifia en ceste opinion, fut qu'une belle et sage Bergere ma voisine nommée Carlis, me faisoit toutes les honnestes caresses, à quoy le voisinage la pouvoit convier. J'estois si jeune encores, que nulles des incommoditez qu'Amour a de coustume de Ξrapporter r'apporter aux Amants par ses transports violents, ne me pouvoient atteindre, de sorte que je n'en ressentois que la douceur, et sur ce sujet je me ressouviens que quelquefois j'allois chantant ces vers.
Sonnet
Sur la douceur d'une amitié.
Quand ma Bergere parle, ou bien quand elle chante
Ou que d'un doux clin d'œil elle éblouit nos yeux
Amour parle avec elle, et d'Ξaccents un son gratieux,
Nous ravit par l'oreille, et des yeux nous enchante.
On ne le voit point tel, quand cruel il tourmente,
Les cœurs passionnez de desirs furieux ;
Mais bien lors qu'enfantin, il s'Ξencourt en court tout joyeux,
Dans le sein de sa mere η, et mille ΞAmours amours enfante.
ΞNy N'y η jamais se joüant aux Ξvergers verges η de Paphos,
ΞNy N'y η prenant au giron des graces son repos.
[ 244 verso ] 1607 fonctionnelle
Nul ne l'a veu si beau qu'aupres de ma Bergere,
Mais quand il blesse aussi, le doit-on dire Amour ?
Il l'est quand il se joüe, et qu'il fait son sejour
Dans le sein de Carlis,
comme au sein de sa mere.
Encor que l'âge où j'estois ne me permist pas de
sçavoir ce que c'estoit que l'Amour, si ne
laissois-je de me plaire en la compagnie de ceste
Bergere, et d'user des recherches dont j'oyois que
se servoyent ceux qu'on appelloit amoureux ; de
sorte que la longue continuation Ξde ceste recherche fit croire à
plusieurs que j'en sçavois Ξdavantage que ne vouloit pas mon âge plus que mon âge ne permettoit. Et cela fut cause, que quand je fus
parvenu aux dix Ξhuit huict ou dix neuf ans, je me trouvay
engagé à la servir. Mais Ξdautant d'autant que mon humeur
n'estoit pas de me soucier beaucoup de ceste vaine
gloire, que la pluspart de ceux qui se meslent
d'Ξaimer aymer se veulent attribuer, qui est d'estre
estimez constans, la bonne chere de Carlis m'obligeoit beaucoup Ξdavantage que non pas plus que ce devoir imaginé.
De la vint qu'un de mes plus grands amis prit
occasion de me divertir d'elle. Il s'appelloit
Hermante, et sans que j'y eusse pris garde, estoit
tellement devenu amoureux de Carlis, qu'il n'avoit
contentement que d'estre aupres d'elle. Moy qui
estois jeune je ne m'Ξapperceuz apperceus jamais de ceste
nouvelle affection, aussi avois-je trop peu de
finesse pour la recognoistre, puis que les plus rusez
en ce mestier ne l'eussent Ξpû peu faire que mal-aisément.
Il avoit plus d'âge que moy, et par consequent plus
de prudence, de sorte qu'il sçavoit si bien
dissimuler, que je ne croy
[ 245 recto ] 1607 fonctionnelle
pas que personne pour lors
s'en doutast. Mais ce qui luy donnoit beaucoup
d'incommodité, c'estoit que les Ξparents parens de ceste
Bergere desiroient que le mariage d'elle et de moy se
fist, à cause qu'ils avoient opinion que ce luy
fust advantage. De quoy Hermante estant adverty,
mesmes cognoissant aux discours de la Bergere, que
veritablement elle m'aimoit, il creut qu'elle se
retireroit de moy si je commençois de me retirer d'elle. Il avoit bien Ξrecognu recogneu, comme je vous ay dit,
que je changerois aussi tost que l'occasion s'en
presenteroit. Et apres avoir consideré en soy-mesme par où il commenceroit
ce dessein, il luy sembla que me donnant opinion de
meriter davantage, il me feroit desdaigner pour
l'incertain ce qui m'estoit Ξassuré asseuré. Il y parvint
fort aisement, car outre que je le croyois comme
mon amy, ce bien ne me pouvoit estre cher, qui
m'estoit venu sans peine, et me faisoit croire que
j'obtiendrois bien quelque chose de meilleur si je
voulois m'y estudier. Luy d'autre part me le sçavoit
si bien persuader, que je tenois pour certain n'y
avoir Bergere en toute Camargue, qui ne me receust
plus librement que je ne voudrois la choisir.
ΞAssuré Asseuré sur ceste creance j'oste entierement Carlis de mon ame, apres Ξfaits je fay élection d'une autre que je
jugeay le meriter, et sans doute je ne me Ξfaillis trompay point, car elle avoit Ξde la assez de beauté pour donner
de l'Amour, et de la prudence pour le sçavoir
conduire. Elle s'appelloit Stilliane, estimée entre
les plus belles et plus sages
[ 245 verso ] 1607 fonctionnelle
de toute l'Isle, au
reste altiere, et telle qu'il me Ξla falloit pour Ξme destromper m'oster de l'erreur où j'estois. Et voyez Ξquelle qu'elle η estoit ma presomption, Ξparce par ce qu'elle avoit esté
servie de plusieurs, et que tous y avoient perdu
leur temps, je me mis à la rechercher plus
volontiers, Ξafin à fin que chacun Ξcognust cogneut mieux mon
merite.
Carlis qui veritablement m'Ξaimoit aymoit, fut bien estonnée de ce changement, ne sçachant quelle occasion j'en
pouvois avoir, mais si fallut il le souffrir, elle
eut beau me Ξrappeller r'appeller, et pour le commencement
user de toutes les sortes d'attraits, dont elle se
Ξpût peut ressouvenir, que η je n'avois garde de retourner,
j'estois en trop haute mer, il n'y avoit pas ordre
de reprendre terre si promptement ; mais si elle
eut du Ξdesplaisir de ceste deplaisir de cette separation, elle en fut
bien tost vengée par celle-là mesme qui estoit cause
du mal. Car me figurant qu'aussi tost que
j'Ξassurerois asseurerois Stilliane de Ξl'aimer mon amour, qu η'elle se
Ξdonroit donneroit encor plus librement à moy, à la premiere
fois que je la rencontray à propos Ξà en une assemblée
qui se faisoit, je luy dis en dansant avec elle : - Belle Bergere, je ne sçay quel pouvoir est le vostre,
ny de quelle sorte Ξ*d'armes de charmes se servent vos yeux ;
tant y a que Hylas se trouve tant vostre serviteur,
que personne ne le sçauroit estre davantage.
Elle creut que je me mocquois, sçachant bien l'ΞAmour amour que j'avois portée à Carlis, qui luy fit respondre
en sousriant : - Ces discours, Hylas, sont-ce pas de
ceux que vous avez apris en l'escole de la belle
Carlis ?
[ 246 recto ] 1607 fonctionnelle
Je voulois respondre quand selon l'ordre
du bal on nous vint separer, et ne Ξpûs la raprocher peus la r'approcher, Ξquelle quelque peine que j'y misse. De sorte que je fus contraint d'attendre
que l'assemblee se separast, et la voyant sortir
des premieres pour se retirer, je m'advançay et la
pris sous les bras. Elle au commencement se sousrit et puis me dit : - Est-ce par resolution, Hylas, ou
par commandement que ce soir vous m'avez entreprise ? - Pourquoy, luy respondis-je, me faites vous Ξceste cette demande ? - ΞParce Par-ce, me dit-elle, que je vois si peu
d'Ξapparance apparence de raison Ξà en ce que vous faites, que je
n'en puis soupçonner que ces deux occasions. - C'est,
luy dis-je, pour Ξtous toutes les deux, car je suis
resolu de n'Ξaimer aymer jamais que la belle Stilliane, et
vostre beauté me commande de n'en servir jamais
d'autre. - Je croy, me respondit elle, que vous ne
pensez pas parler à moy, ou que vous ne me
cognoissez point et afin que vous ne vous y
trompiez plus longuement, sçachez que je ne suis
pas Carlis, et que je me nomme Stilliane. - Il
faudroit luy respondis-je, estre bien Ξaveugle aveuglé pour
vous prendre au lieu de Carlis, elle est trop
imparfaite pour estre prise pour vous, ou vous pour
elle. Et je sçay trop pour ma liberté, que vous
estes Stilliane et seroit bon pour mon repos que
j'en sceusse moins. Nous Ξparvinmes parvinsmes ainsi à son
logis, sans que je Ξpusse peusse η recognoistre, si elle
l'avoit eu agreable ou non.
Le lendemain il ne fut pas Ξplutost plustost jour, que
j'allay trouver Hermante, pour luy raconter ce
qui m'estoit advenu le
[ 246 verso ] 1607 fonctionnelle
soir. Je le trouvay encor
au lit, et parce qu'il me Ξvid vit bien agité : - Et
bien, me dit-il, Ξqui qu'y a t'il de nouveau ? La
victoire est-elle obtenuë avant le combat ? - Ah !
mon amy, luy respondis-je, j'ay bien Ξtrouvay trouvé à qui
parler, elle me desdaigne, elle se mocque de moy,
elle me Ξrenvoye r'envoye à chasque mot à Carlis. Bref,
croyez qu'elle me traitte bien en maistresse.
Il ne se Ξpût peut η tenir de rire, oyant apres tout au
long nos discours, car il n'en avoit pas attendu
moins ; mais cognoissant bien mon humeur assez
changeante, il eut peur que je ne revinsse à Carlis,
et qu'elle ne me Ξreceust receut, qui fut cause qu'il me
respondit : - Avez-vous esperé moins que cela d'elle ?
L'estimeriez vous digne de vostre amitié si ne
sçachant encore au vray que vous l'aimez, elle se
donnoit à vous ? Comment peut elle adjouster foy au peu de Ξparoles parolles que vous luy en avez Ξdittes dites, en ayant
tant ouy autrefois, où vous juriez le contraire à
Carlis ? Elle seroit sans mentir fort aisée à
Ξgagner gaigner, si elle se Ξdonnoit monstroit vaincuë pour si peu de
combat. - Mais, luy dis-je, avant que je sois Ξaimé aymé
d'elle, s'il faut que je luy en die autant que j'ay
des-ja Ξfait faict à Carlis, quand est-ce à vostre advis que cela sera ? - Vrayement, me respondit
Hermante, vous sçavez bien peu que c'est qu'Amour.
Il faut que vous Ξsçachiez appreniez, Hylas, que quand on
dit à une Bergere, je vous Ξaime ayme, voire mesme
quand on luy en fait quelque demonstration, elle ne
le croit pas si promptement, Ξdautant d'autant que c'est
la coustume des pastres bien nourris, d'avoir de la
[ 247 recto ] 1607 fonctionnelle
courtoisie, et il semble que leur sexe pour sa foiblesse oblige les hommes à les servir et honorer. Et au contraire à la moindre Ξapparance apparence de haine que l'on leur rend, elles croyent fort Ξaisément aysément d'estre hayes, par ce que les amitiez sont naturelles, et les inimitiez au contraire, et ceux qui vont contre le naturel, il faut que ce soit par un dessein resolu, au lieu que ceux qui le suivent, il semble Ξplutost plustost que ce soit par coustume. Par là Hylas, je veux dire que vous ferez bien plus Ξaisément aysément croire à Carlis que vous la hayssez, à la moindre mauvaise volonté que vous luy monstrerez, que vous ne persuaderez pas à Stilliane que vous l'aimez. Et par ce que vous voyez bien qu'elle a sur le cœur ceste affection de Carlis, croyez moy que ce que vous avez à faire de plus pressé, est de luy donner cognoissance que vous Ξne l'aimez plus n'aymez plus cette Carlis, Ξet cela vous le ce que vous devez faire par quelque action Ξcognuë cogneuë non seulement Ξde à Carlis mais Ξde à Stiliane, et Ξde a plusieurs autres. Bref, belle Bergere, il me sçeut tourner de tant de costez, qu'en fin j'escrivis à la pauvre Carlis, une telle lettre.
Je ne vous escris pas à ce coup Carlis, pour vous
dire que je vous ay aimée, car vous ne l'avez que
trop creu, mais bien pour vous
[ 247 verso ] 1607 fonctionnelle
Ξassurer asseurer que je ne
vous Ξaime ayme plus. Je sçay Ξassurément asseurement que vous serez
estonnée de ceste declaration, puis que vous m'avez
tousjours plus Ξaimé aymé presque que je n'ay sçeu
desirer. Mais ce qui me retire de vous, il faut par
force advoüer que c'est vostre Ξmalheur mal-heur, qui ne vous
veut continuer plus long temps le plaisir de nostre
amitié, ou bien ma bonne fortune, qui ne me veut
davantage arrester à si peu de chose. Et afin que
vous ne vous plaigniez de moy, je vous dis à Dieu
et vous donne congé de prendre party où bon vous
semblera, car en moy vous n'y devez plus avoir
d'esperance.
De fortune, quand elle receut cette lettre, elle
estoit en fort
bonne compagnie, et mesme Stilliane y estoit, qui
Ξdesappreuva desapprouva de sorte cette action, qu'il n'y en
eut point en toute la trouppe qui me blasmast
davantage. Ce que Carlis recognoissant : - Je vous
supplie, leur dit elle, obligez moy toutes de luy
faire Ξla response. - Quant à moy, dit Stilliane, j'en
seray bien le secretaire, et lors prenant du papier
et de l'ancre toutes les autres ensemble me
rescrivirent ainsi, au nom de Carlis.
[ 248 recto ] 1607 fonctionnelle
Hylas, l'outrecuidance a esté celle qui vous a
persuadé d'estre Ξaimé aymé de moy, et la cognoissance
que j'ay eu de vostre humeur, et ma volonté qui l'a
tousjours trouvée fort desagreable, ont esté celles,
qui m'ont empesché η de vous Ξaimer aymer si bien que toute
l'amitié que je vous ay portee, a esté seulement en
vostre opinion, et de mesme mon mal-heur, et vostre
bonne fortune, et en cela il n'y a rien eu de
certain, sinon que veritablement quand vous avez
creu d'estre Ξaimé aymé de moy, vous avez esté trompé.
Je vous Ξen le jure, Hylas, par tous les merites que
vous pensez estre, et qui ne sont pas en vous, qui
sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui me
deffaillent pour estre digne de vous. L'avantage
que je Ξpretends pretens en tout cecy, c'est d'estre
exempte à l'advenir de vos importunitez, et pour
n'estre point entierement ingratte du plaisir que
vous me Ξfaites faittes en cela, je ne sçay que vous
souhaitter de plus avantageux, et pour moy aussi,
sinon que le Ciel vous fasse à jamais continuer ceste resolution
[ 248 verso ] 1607 fonctionnelle
pour mon contentement, comme il
vous donna la volonté de me rechercher, pour
m'importuner. Cependant vivez content, et si vous
l'estes autant que moy, estant delivrée d'un
Ξ*si cruel fardeau fardeau si fascheux, croyez, Hylas, que ce ne sera peu.
Il ne faut point Ξen mentir : la lecture de Ξceste cette lettre
me toucha un peu, car je Ξrecognus recogneus bien en ma
conscience, que j'avois tort de cette Bergere, mais
la nouvelle affection que Stilliane avoit Ξconceuë fait naistre en moy, ne me permit pas de m'y arrester
davantage, et en fin, comment que ce fust j'en
jettois Ξà la fin la faute sur elle, car disois-je en
moy-mesme, si elle n'est pas si belle, ny si
agreable que Stilliane, est-ce moy qui en suis
coulpable ? qu'elle s'en plaigne à ceux qui l'ont
Ξfaite faitte avec moins de perfection. Et pour moy qu'y
puis-je contribuer, que de regretter et plaindre
avec elle sa pauvreté ? Mais cela ne me doit pas empescher d'adorer et desirer la richesse d'autruy.
Avec semblables raisons j'essayois de chasser la
compassion que Carlis me faisoit, et ne croyant
plus avoir rien à faire, que de recevoir Stilliane,
qui me sembloit estre des-ja toute à moy, je priay
Hermante de luy porter une lettre de ma part, et
ensemble luy faire voir la copie de celle que
j'avois escrite à Carlis, afin qu'elle ne fust
plus en doute d'elle. Luy qui estoit veritablement
mon amy en tout ce qui ne touchoit point à
[ 249 recto ] 1607 fonctionnelle
Carlis, n'en fit Ξpoint de difficulté, et prenant le temps à propos qu'elle estoit seule en son logis, en luy presentant mes lettres, il luy dit en sousriant : - Belle Stilliane, si le feu brusle l'imprudent qui s'en approche trop, si le Soleil esbloüit celuy qui l'ose regarder à plain, et si le fer donne la mort a celuy qui le reçoit dans le cœur, vous ne devez vous estonner si le miserable Hylas, s'approchant trop de vous s'est bruslé, si vous osant regarder il s'est esbloüy, et si recevant le trait fatal de vos yeux, il en ressent la Ξblessure blesseure mortelle dans le cœur. Il vouloit continuer, mais elle toute impatiente, l'interrompit : - Cessez, Hermante, vous travaillez en vain, ny Hylas n'a point assez de merite, ny vous assez de persuasion, pour me donner la volonté de changer mon contentement au sien ; ny je ne me veux point tant de mal, ny à Hylas tant de bien, que je consente à mon mal-heur, pour croire à vos paroles. Il me suffit, Hermante, que l'humeur de Hylas m'est Ξcognuë connuë aux Ξdespends despens d'autruy, sans Ξque qu'aux miens je l'espreuve. Et ce vous doit estre assez que Carlis ait esté si laschement trompée, Ξet non pas servir sans que vous serviez encor d'instrument pour la ruine de quelqu'autre. Si vous Ξaimez aymez Hylas, j'Ξaime davantage encore ayme beaucoup plus Stilliane, et si vous luy voulez donner un conseil d'amy, conseillez-le comme je la conseille, c'est qu'elle n'Ξaime ayme jamais Hylas ; Ξdittes dites luy aussi qu'il n'Ξaime ayme jamais Stilliane. Et s'il ne vous croit, soyez certain qu'à sa confusion il employera son temps vainement.
[ 249 verso ] 1607 fonctionnelle
Et quant à la lettre que vous me presentez, je ne feray point de difficulté de la prendre, ayant de si bonnes deffenses contre ses armes, que je n'en redoute point les coups. A ce mot Ξdespliant dépliant ma lettre, elle la leut tout haut, ce n'estoit en fin qu'une Ξassurance asseurance de mon affection, par le congé que j'avois donné a Carlis à sa consideration, et une tres-humble supplication de me vouloir Ξaimer aymer. Elle sousrit apres l'avoir leuë, et s'adressant à Hermante luy demanda s'il vouloit qu'elle me fist Ξresponse responce, et luy ayant respondu qu'il le desiroit passionnément, elle luy dit qu'il eust un peu patience, et qu'elle l'alloit escrire. Elle estoit telle.
Ξresponse RESPONCE de Stilliane
a Hylas.
Hylas, voyez combien sont mal fondez vos desseins,
vous voulez que pour la consideration de Carlis je
vous Ξaime ayme, et il n'y a rien qui me Ξfasse tant vous haïr convie tant à vous hayr que la memoire que j'ay de Carlis. Vous
dittes que vous m'Ξaimez aymez, si quelqu'autre plus
veritable que vous me le disoit, je le pourrois
Ξbien peut estre croire, car je Ξcognois connois bien que je le
merite, mais moy qui ne Ξments mens jamais, je vous
Ξassure asseure que je ne vous Ξaime ayme point, et pour ce n'en
doutez nullement : aussi seroit ce avoir bien peu
de jugement
[ 250 recto ] 1607 fonctionnelle
d'Ξaimer aymer une humeur si mesprisable. Si
vous trouvez ces paroles un peu trop rudes,
ressouvenez vous, Hylas, que j'y suis contrainte,
afin que vous ne vous persuadiez pas d'estre Ξaimé aymé de moy. Carlis m'est Ξtesmoin tesmoing de la condition de Hylas, et Hylas le sera de la mienne, si pour le
moins il veut Ξquelquefois quelquesfois dire vray. Si ceste
response vous plaist, remerciez en la priere de Hermante, si elle vous desplaist, ressouvenez vous
de n'en accuser que vous mesme.
Hermante n'avoit point veu ceste lettre, quand il
me la donna, et encor qu'il eust bien opinion qu'il
y auroit de la froideur, si ne pensoit-il pas
qu'elle deust estre si estrange. Il n'en fut pas
Ξtoutefois toutesfois tant estonné que moy, car je demeuray
comme une personne ravie, laissant choir la lettre
en terre, et apres estre revenu à moy, j'Ξenfonse enfonce mon chappeau dans la teste, jette les yeux en terre,
m'entrelasse les bras sur l'estomac, et à grands
pas et sans parler me mets à promener le long de
la chambre. Hermante estoit immobile au milieu,
sans seulement tourner les yeux sur moy. Nous
demeurasmes quelque temps de ceste sorte sans
parler. En fin tout à coup, frappant d'une main
contre l'autre, et faisant un saut au milieu de la
chambre η : - A son dam, dis-je tout haut, qu'elle
cherche qui l'Ξaimera aymera, à sçavoir s'il
Ξen manque en
Camargue Ξdes de Bergeres plus belles qu'elle,
[ 250 verso ] 1607 fonctionnelle
et qui
seront bien Ξaise ayses que Hylas les serve. Et puis
m'adressant à luy : - O que Stilliane est sotte,
luy dis-je, si elle croit que je la Ξveuille aimer vueille aymer
par force, et que j'aurois peu de courage, si
je me souciois jamais d'elle ; et que pense-t'elle estre plus qu'une autre ? Voire, elle merite bien
qu'on s'en mette en peine. Je m'Ξassure asseure, Hermante, qu'elle a bien fait la resoluë, quand vous Ξluy avez parlé avez parlé à elle. Ce n'a pas esté pour le moins sans
faire les petits yeux, sans se mordre la levre, et
sans se frotter les mains l'une à l'autre pour les
paslir. Que je me mocque de ses affetteries et
d'elle aussi, si elle croit que je me soucie non
plus d'elle, que de la plus estrangere des Gaules.
Elle ne me sçait reprocher que ma Carlis : ouy
je l'ay Ξaimée aymée, et en despit d'elle je la veux Ξaimer aymer
encores, et m'Ξassure asseure qu'elle Ξrecognoistra reconnoistra bien
tost son imprudence, mais jamais il ne faut qu'elle
espere que Hylas la puisse Ξaimer aymer.
Je Ξdits dis quelques autres semblables paroles, ausquelles
je Ξvis veis bien changer de couleur à Hermante, mais
pour lors Ξje ne sçavois pas son affection envers Carlis j'en ignorois la cause. Depuis j'ay jugé
que c'estoit de peur qu'il avoit que je ne revinsse en la bonne grace de sa Ξmaistresse Maistresse ; si n'en fit-il
autre semblant, sinon qu'il se mit à rire, et me
dit qu'il y en auroit bien d'estonnees, quand elles
verroient ce changement.
Mais si je pris promptement cette resolution, aussi
promptement la Ξvoulois voulus-je executer. Et en ce dessein
m'en allay trouver Carlis, à qui je demanday mille
pardons de la lettre que je luy avois escrite,
l'Ξassurant asseurant
[ 251 recto ] 1607 fonctionnelle
que ce n'avoit jamais esté faute, mais transport d'affection. Elle qui estoit offensée contre moy, comme chacun peut penser, apres m'avoir escouté paisiblement, en fin me respondit ainsi : - Hylas si les Ξassurances asseurances que tu η me Ξfaits fais de ta bonne volonté, sont veritables, je suis satisfaite ; si elles sont mensongeres, ne croy pas de pouvoir renoüer l'amitié qu'à jamais tu as rompuë, car ton humeur est trop dangereuse. Elle vouloit continuer quand Stilliane, pour luy monstrer la lettre que je luy avois escritte, la venant visiter, nous interrompit. ΞQuand Lors qu'elle me vid pres de Carlis : - Veille-je, Ξou où si je songe ? dit-elle toute estonnée. Est-ce bien la Hylas que je vois, ou si c'est un fantosme ? Carlis tres-Ξaise de ce ayse de ceste rencontre : - C'est bien Hylas dit-elle, ma compagne, vous ne vous trompez point, et s'il vous plaist de vous approcher, vous Ξoyrez ouyrez les douces paroles dont il me crie Ξmerci mercy, et comme il se desdit de tout ce qu'il m'a escrit, se sousmettant à telle punition qu'il me plaira. - Son chastiment, respondit Stilliane, ne doit point estre autre que de luy faire continuer l'affection qu'il me porte. - A vous ? luy dit Carlis, tant s'en faut il me juroit quand vous estes entrée, qu'il n'Ξn'aimoit aymoit que moy. - Et depuis quand ? adjousta Stilliane ; je sçay bien pour le moins que j'en ay un bon escrit qu'Hermante depuis une heure m'a donné de sa part, et afin que vous ne doutiez point de ce que je dis, lisez ce papier, et vous verrez si je ments. Dieux ! Que devins-je à Ξce rencontre ces mots ? Je vous jure, belle Bergere, que je ne
[ 251 verso ] 1607 fonctionnelle
Ξpûs peus η jamais
ouvrir la bouche pour ma deffense. Et ce qui me
ruina du tout, fut que par mal-heur plusieurs autres
Bergeres y arriverent Ξà en mesme temps, ausquelles
elles firent ce conte si desavantageusement pour
moy qu'il ne me fut pas possible de m'y arrester
Ξdavantage d'avantage. Mais sans leur dire une seule parole, je vins
raconter à Hermante ma Ξmesavanture mesaventure, qui faillit
d'en mourir de rire, comme à la verité le sujet le
meritoit. ΞToutefois Ce bruit s'espancha de sorte par toute
Camargue, que je n'osois parler à une seule
Bergere, qui ne me le reprochast, dont je pris Ξbien tant
de honte, que je resolus de sortir de l'Isle pour
quelque temps. Voyez si j'estois jeune, de me
soucier d'estre appellé inconstant, il faudroit
bien à ceste heure de semblables reproches pour me
faire Ξchanger un pied démarcher d'un pas. - Voila que c'est, dit
Paris, il faut estre apprentif avant que Ξmaistre Maistre.
- Il est vray respondit Hylas, et le pis est,
qu'il en faut bien souvent payer l'apprentissage.
Mais pour revenir à nostre discours, ne pouvant
alors supporter la guerre ordinaire que chacun m'en
faisoit, le plus secrettement qu'il me fut
possible je donnay ordre à mon mesnage, et en remis
le Ξsoing soin entier à Hermante, Ξet puis me mis sur un
grand batteau, qui remontoit, ensemble avec plusieurs
autres. Je n'avois alors autre dessein que de
voyager et passer mon temps, ne me souciant non plus
de Carlis, Ξny n'y η de Stilliane, que si je ne les
Ξavois eusse jamais veuës, car j'en avois tellement perdu
la memoire en les perdant de veuë, que
[ 252 recto ] 1607 fonctionnelle
je n'en
avois un seul regret. Mais voyez combien il est
difficile de contrarier à son inclination
naturelle ! Je n'eus pas si tost mis le pied dans
le batteau, que je Ξvis veis un nouveau sujet d'Amour.
Il y avoit entre quantité d'autres voyageurs une
vieille femme qui alloit à Lyon rendre des vœux
au Temple de Venus, qu'elle avoit faits pour son
fils, et conduisoit avec elle sa belle-fille, pour
le mesme sujet, et qui avec raison portoit le nom
de belle, car elle ne l'estoit moins que Stilliane,
et beaucoup plus que Carlis. Elle s'appelloit Aymee, et ne pouvoit encor avoir attaint l'âge de
Ξdixhuit dix-huict ou vingt ans, et quoy qu'elle fust de Camargue, si n'avoit-elle point de cognoissance de
moy, parce que son mary jaloux (comme sont
ordinairement les vieux qui ont de jeunes et belles
femmes) et sa belle-mere soupçonneuse, la tenoient
de si court qu'elle ne se trouvoit jamais en
assemblee. Or soudain que je la vis, elle me pleut, et Ξquel quelque dessein que j'eusse
fait au contraire, il la fallut Ξaimer aymer. Mais je
prevy bien au mesme temps que j'y aurois de la
peine, ayant à tromper la belle-mere, et à vaincre
la belle-fille.
ΞToutefois Toutesfois pour ne ceder à la difficulté, je me
resolus d'y mettre toute ma prudence, et jugeant
qu'il falloit Ξpar la mere donner commencement à mon entreprise donner commencement à mon entreprise par la mere, car elle m'empeschoit de m'approcher
de mon ennemie, je pensay qu'il n'y auroit rien de
plus à propos, que de me faire Ξcognoistre connoistre à elle,
et qu'il ne pourroit estre, puis que nous estions
d'un mesme lieu, que quelque
[ 252 verso ] 1607 fonctionnelle
ancienne amitié de nos familles, ou quelque vieille
alliance ne me facilitast le moyen de me
familiariser avec elle, et que l'occasion apres
m'instruiroit de ce que j'aurois à faire. Je ne fus
point déçeu en ceste opinion, car aussi tost que je
luy eus dit qui j'estois, et que j'eus faint
quelque assez mauvaise raison de ce que j'alloy
Ξ*dissimulé desguisé, qu'elle receut pour bonne, et que je luy
eus Ξassuré asseuré que ce qui me faisoit descouvrir à
elle, n'estoit que pour la supplier de se servir
plus librement de moy. - Mon fils, me respondit elle,
je ne m'estonne pas que vous ayez ceste volonté
envers moy, car vostre pere m'a tant Ξaimée aymee que vous
Ξdesgenereriez degenereriez trop, si vous n'aviez quelque estincelle
de ceste affection. Ah ! mon enfant, que vous estes
fils d'un homme de bien, et le plus Ξaimable aymable qui
fust en toute Camargue. Et me disant ces paroles, elle me prenoit par la
teste, et me joignoit contre son estomac, et
Ξquelquefois quelque fois me baisoit au front, et ses baisers
me faisoient ressouvenir de ces foüyers, qui
retiennent encor quelque lente chaleur, apres que
le feu en est osté ; car mon pere Ξl'avoit failly d'espouser avoit failly de
l'espouser, et peut-estre l'avoit trop servie pour
sa reputation, comme je sçeus depuis. Mais moy qui
ne me souciois pas beaucoup de ses caresses, sinon
en tant qu'elles estoient utiles à mon dessein,
Ξfaignant feignant de les recevoir avec beaucoup d'obligation,
la remerciay de l'amitié qu'elle avoit portee à mon
pere, la suppliay de changer toute ceste bonne
volonté au fils, et que puis que le Ciel m'avoit
[ 253 recto ] 1607 fonctionnelle
fait heritier du reste de ses biens, elle ne me
desheritast de celuy que j'estimois le plus, qui
estoit l'honneur de ses bonnes graces, et que de
mon costé Ξau service que mon pere luy avoit voüé je voulois succeder je voulois succeder au service que mon
pere luy avoit voüé, comme à la meilleure fortune de toutes les siennes. Bref, belle Bergere, je sceus de sorte Ξflater flatter ma
vieille, qu'elle n'Ξaimoit aymoit rien tant que moy, et
contre sa coustume, pour me gratifier, commanda à sa belle fille de m'Ξaimer aymer. O qu'elle
eust esté bien advisée si elle eust suivy son
conseil, mais je ne trouvay jamais rien de si
froid en toutes ses actions, de sorte qu'encore
que je fusse tout le jour aupres d'elle, siΞn'eus neus η-je jamais la hardiesse de luy faire paroistre
mon dessein par mes paroles, que nous ne fussions
bien pres d'Avignon, car Stilliane m'avoit
beaucoup fait perdre de la bonne opinion que j'avois
euë de moy-mesme. Mais, outre cela, elle estoit
tousjours aux pieds de la vieille, qui
ordinairement m'entretenoit du temps passé.
Il advint que ce grand convoy, avec lequel nous
montions, ainsi que je vous ay dit, et que plusieurs
Ξmarchans marchands assemblez faisoient faire, alla branler dans Ξune un isle aupres d'Avignon. Et Ξdautant d'autant que
nous, qui n'estions pas accoustumez aux voyages,
nous trouvions tous engourdis de demeurer si
longtemps assis, cependant que les Ξbatteliers battelliers faisoient ce qui leur estoit necessaire, nous
mismes pied à terre, pour nous promener, et entre
autres la belle-mere d'ΞAimée Aymée fut de la trouppe.
Aussi tost que ma
[ 253 verso ] 1607 fonctionnelle
Bergere fut dans l'Isle, elle se
mit à courre le long de la riviere, et à se joüer
avec d'autres filles qui estoient sorties du
batteau de compagnie, et moy je me meslay parmy
elles, pour avoir le moyen de prendre le temps à
propos, cependant que la vieille se promenoit avec
quelques autres femmes de son Ξâge aage. Et de fortune Aymée s'estant un peu separée de ses compagnes,
cueillant des fleurs qui venoient le long de l'eau,
je m'advançay, et la pris sous Ξles le bras ; et apres
avoir marché quelque temps sans parler, en fin comme
venant d'un profond sommeil, je luy dis : - J'aurois
honte, belle Bergere, d'estre si longuement muet
pres de vous, ayant tant de sujet de vous parler,
si je n'en avois encor plus de me taire, et si Ξd'où les paroles me devroient naistre mon silence ne procedoit mon silence ne procedoit d'où les paroles me devroient naistre. - Je ne sçay, Hylas, me dit-elle, quelle
occasion vous avez de vous taire, ny quelle vous
pouvez avoir de parler, ny moins quelles paroles
ou silence vous voulez entendre. - Ah ! belle
Bergere, luy dis-je, l'affection qui me Ξconsume consomme d'un feu secret, me donne tant d'occasion de
declarer mon mal, qu'a peine le puis-je taire ; et
d'autre costé ceste affection me fait craindre de
sorte d'Ξoffenser offencer celle que j'Ξayme aime en le luy
declarant, que je n'ose parler ; si bien que ceste
affection, qui me devroit mettre les paroles en la
bouche, est celle qui me les Ξdesnie denie quand je suis
aupres de vous. - De moy ? reprit-elle incontinent :
pensez-vous bien, Hylas, à ce que vous dittes ? - Ouy, de vous, luy repliquay-je,
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et ne croyez point
que je n'aye bien pensé à ce que je Ξdits dis, avant que de l'avoir osé proferer. - Si je Ξcroyois pensois,
me respondit-elle, que ces paroles fussent vrayes,
je vous en parlerois bien d'autre sorte. - Si vous
doutez, luy dis-je de ceste verité, jettez les
yeux sur vos perfections, et vous en serez
entierement Ξassurée asseurée.
Et lors avec mille serments, je luy Ξdits dis tout ce que
j'en avois sur le cœur. Elle sans s'esmouvoir,
me respondit froidement : - Hylas, n'accusez point
ce qui est en moy de vos folies, car je sçauray
bien y remedier de sorte, que vous n'en aurez point
de sujet. Au reste, puis que l'amitié que ma mere
vous porte, ny la condition en quoy je suis, ne
vous Ξa pû à peu η destourner de vostre mauvaise intention,
Ξ*croyez je vous asseure que ce que le devoir n'a Ξpû peu faire en vous,
Ξqu' il le fera en moy, et que je vous osteray
tellement toute sorte d'occasion de continuer, que
vous Ξrecognoistrez reconnoistrez que je suis telle que je dois
estre. Vous voyez comme je vous parle froidement ;
ce n'est pas que je ne ressente bien fort vostre
indiscretion, mais c'est pour vous faire entendre
que la passion ne me transporte point, mais que
la raison seulement me fait parler Ξde ceste sorte ainsi ; que si
je vois que ce moyen ne vaille rien pour divertir
vostre dessein, je recourray apres aux extremes.
Ces paroles proferées avec tant de froideur, me
toucherent plus vivement que je ne sçaurois vous
dire, toutefois ce ne fut pas ce qui m'en Ξfit fist distraire, car je sçavois bien que les premieres
attaques sont
[ 254 verso ] 1607 fonctionnelle
ordinairement soustenuës de ceste Ξsorte façon. Mais par hazard, lors qu'Aimée me voyant sans parole, et tant estonné, s'en retourna sans m'en dire davantage, Ξparmy ses compagnes, il y en eut une il y eut une de ses compagnes qui me voyant ainsi resver s'en vint à moy, et me faisant la mouche, me passa deux ou trois fois la main devant les yeux, et puis se mit à courre comme presque me conviant à luy aller apres. Pour le commencement j'estois Ξencore encor si estourdy du coup, que je n'en fis point de semblant, mais quand elle y revint la seconde fois, je me mis à la suivre, et elle apres avoir tourné quelque temps autour de ses compagnes, s'escarta de la trouppe, et apres estre un peu esloignee, Ξfaignant feignant d'estre hors d'haleine, se coucha aupres d'un buisson assez touffu. Moy qui la courois au commencement sans dessein, la voyant en terre, et en lieu où elle ne pouvoit estre veuë, monstrant de me vouloir venger de la peine qu'elle m'avoit donnée, je me mis à la Ξfoitter foüetter, Ξen à quoy elle faisoit bien un peu de resistance, mais de sorte qu'elle monstroit que ceste privauté ne luy estoit point Ξdes-agreable desagreable ; mesme qu'en faisant semblant de ne η se deffendre, elle se Ξdescouvroit découvroit comme je Ξcrois croy à dessein, pour faire voir sa charnure blanche, plus qu'on n'eust pas jugé à son visage. Enfin s'estant relevée, elle me dit : - Je n'eusse pas pensé, Hylas, que vous eussiez esté si rude joüeur, autrement je ne me fusse pas attaquée à vous. - Si cela vous a Ξdespleu dépleu, luy respondis je, je vous en demande pardon, mais
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si cela n'est pas je ne fus
de ma vie mieux payé de mon indiscretion, que ceste
fois. - Comment l'entendez-vous, me dit-elle ?
- Je l'entends, luy dis-je, belle Floriante, que
je ne vis jamais rien de si beau, que ce que je
viens de voir. - Voyez, me dit-elle, comme vous
estes menteur. Et à ce mot me donnant doucement
sur la joüe, s'en recourut entre ses compagnes.
Ceste Floriante estoit fille d'un tres-honneste Chevalier, qui pour lors estoit malade, et se
tenoit pres des rives de l'Arar ; et elle ayant
sçeu la maladie de son pere, s'en alloit le trouver,
ayant demeuré quelque temps avec une de ses sœurs,
qui estoit mariée en Arles. Pour le visage, Ξelle n'estoit point trop belle n'estoit point trop beau, car elle estoit un peu
brune ; mais elle avoit tant d'affetteries, et estoit
d'une humeur si gaillarde, qu'il faut advoüer que
Ξce ceste rencontre me fit perdre la volonté que j'avois
Ξà pour Aymée, mais si promptement, qu'à peine
ressentis-je le Ξdesplaisir déplaisir de la quitter, que le
contentement d'avoir trouvé celle-cy m'en osta toute
sorte de regret.
Je laisse donc Aymée ce me semble, et me donne du
tout à Floriante. Je dis ce me semble, car il
n'estoit pas vray entierement, puis que souvent,
quand je la voyois, je prenois bien plaisir de
Ξluy parler parler à elle, encor que l'affection que je portois
à l'autre, me tirast avec un peu plus de violence ;
mais, en Ξeffet effect, quand j'eus quelque temps consideré
ce que je dis, je trouvay qu'au lieu que je n'en
soulois Ξaimer aymer qu'une, j'en avois deux à servir. Il
est vray que ce
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n'estoit point avec beaucoup de
peine ; car quand j'estois pres de Floriante, je
ne me ressouvenois en sorte du monde d'ΞAimée Aymée, et
quand j'estois pres d'ΞAimée Aymée, Floriante n'avoit
point de lieu en ma memoire. Et n'y avoit rien qui
me tourmentast, que quand j'estois loing de toutes
les deux, car je les regrettois toutes ensemble.
Or, gentil Paris, cet entretien me dura jusques à Vienne. Mais estant par hazard au logis (car
presque tous les soirs nous mettions pied à terre,
et mesme quand nous passions pres Ξde ces des bonnes villes)
ne voila pas qu'une Bergere vint prier le Patron
du batteau où j'estois de luy donner place jusques
à ΞLion Lyon, Ξparce par ce que son mary ayant esté blessé par
quelques ennemis, luy mandoit de l'aller trouver. Le Patron qui estoit courtois, la receut
fort librement, et ainsi le lendemain elle se mit
dans le batteau avec nous. Elle estoit belle, mais
si modeste et discrette, qu'elle n'estoit pas moins
recommandable pour sa vertu, que pour sa beauté,
Ξmais au reste, si triste, et pleine de melancolie,
qu'elle faisoit pitié à toute la Ξtrouppe troupe. Et Ξparce par ce que j'ay tousjours eu beaucoup de compassion des affligez, j'en
avois infiniment de celle-cy, et taschois de la
desennuyer le plus qu'il m'estoit possible, dont
Floriante n'estoit Ξfort ayse guere contente Ξquelle quelque mine
qu'elle en Ξfist fit, ny Aymée aussi.
Car ressouvenez Ξ(Guillemets de "vous" à "cher".) vous, gentil Paris, que quoy que
" Ξfaigne feigne une femme, elle ne peut s'empescher
" de
ressentir la perte d'un Amant, Ξdautant d'autant qu'il
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semble que ce soit un outrage à sa beauté, et la
beauté estant ce que ce sexe a de plus cher, est
la partie la plus sensible qui soit en elles. Moy
Ξtoutefois toutesfois, qui Ξparmi parmy la compassion commençois à
mesler un peu d'Amour, sans faire semblant de voir
ces deux filles, continuois de parler a celle-cy,
et entre Ξautre chose autres choses, Ξafin à fin que les discours ne
nous deffaillissent, et aussi pour avoir quelque
Ξcognoissance plus grande plus grande cognoissance d'elle, je la suppliay de
me vouloir dire l'occasion de son ennuy. Elle alors
toute pleine de courtoisie, prit la parole de ceste
sorte.
- La compassion que vous avez de ma peine m'oblige,
bien courtois Ξ*Berger Estranger, à vous rendre plus de
satisfaction encores, que ce que vous me demandez,
et penserois de faire une grande faute, si je vous
refusois si peu de chose mais je vous veux
supplier de considerer aussi l'estat en quoy je
suis, et d'excuser mon discours, si je l'abrege le
plus qu'il me sera possible.
Sçachez donc, Berger, que je suis nee sur les rives
de Loire, où j'ay esté eslevée aussi cherement
jusques en l'Ξâge aage de quinze ans, qu'autre Ξsçauroit estre de ma condition de ma condition le sçauroit estre. Mon nom η fut Cloris, et
mon pere s'appella Leonce, frere de Gerestan,
entre les mains de qui je fus remise apres la mort
de mon pere et de ma mere, qui fut en l'âge que
je vous ay dit, et deslors je commençay à ressentir
les coups de la fortune, car mon oncle ayant plus
de Ξsoing soin de ses enfans que de moy, se sentoit bien
fort importuné de ma charge. Toute la consolation
[ 256 verso ] 1607 fonctionnelle
que j'avois, Ξs' estoit de sa femme qui se nommoit Callirée, car celle-là m'Ξaimoit aymoit, et m'accommodoit de tout ce qui luy estoit possible, sans que son
mary le sceust. Mais le Ξciel Ciel vouloit m'affliger du tout, car lors que Filandre frere de Callirée
fut tué, elle en eut tant de regret, qu'il n'y eut
jamais consolation de personne qui la pûst faire
resoudre à le survivre, de sorte que peu de jours apres elle mourut η, et Ξmoy je demeuray avec
deux Ξde ses filles, qui estoient encor si jeunes que
je n'en pouvois Ξguiere guere avoir de contentement.
Il advint qu'un Berger de la province Viennoise,
nommé Rosidor, vint visiter le Temple d'Hercule,
qui est pres des rives de Furan, sur le haut d'un
rocher qui s'esleve au milieu des autres montagnes
par dessus toutes celles qui luy sont autour. Le
jour qu'il y fut, nous nous y trouvasmes une forte
bonne trouppe de jeunes Bergeres, car c'estoit un
jour fort Ξsolennel solemnel pour ce lieu la. Ce ne seroit
qu'user de paroles inutiles, Ξque de raconter les propos
que nous eusmes ensemble, et la façon dont il me
declara son amitié ; tant y a que depuis ce jour,
il se donna de sorte à moy, que jamais il n'a fait
paroistre de s'en vouloir Ξdesdire dedire. Il estoit jeune,
beau, Ξquant quand à son bien, il en avoit Ξplus beaucoup beaucoup plus que je ne devois esperer, au reste l'esprit
si ressemblant à ce qui se voyoit du corps, que
Ξs' c'estoit un tres-parfait assemblage.
Sa recherche dura quatre ans, sans que je puisse
dire qu'en ce temps là, il Ξayt ait jamais fait, ny
pensé
[ 257 recto ] 1607 fonctionnelle
chose dont il ne m'ait rendu conte et demandé advis Ξde ce qu'il avoit à faire . Ceste Ξextresme extreme sousmission, et si longuement, continuée me fit tres-certaine qu'il m'Ξaimoit aymoit, et ses merites, qui jusques alors ne m'avoient pû obliger à l'Ξaimer aymer, depuis ce temps m'y convierent de Ξsorte façon, que je puis dire avec verité n'y avoir rien au monde de plus aymé que ΞResidor Rosidor l'estoit de Cloris, dont il se sentit de sorte mon redevable, qu'il augmenta son affection, si Ξtoutefois toutesfois elle pouvoit estre augmentée. Nous Ξvesquimes vesquismes Ξde ceste sorte ainsi plus d'un an, avec tout le plaisir qu'une Ξparfaitte parfaite amitié peut Ξrapporter apporter à deux Amants. En fin le Ciel fit paroistre de vouloir nous rendre entierement contens, et permit que quelques difficultez qui empeschoient nostre mariage fussent ostées : nous voila heureux, si des mortels le peuvent estre. Car nous sommes conduits dans le temple, les voix d'Hymen Hymenée esclatoient de tous costez ; bref Ξnous voila estant de retour au logis, on n'oyoit qu'instrumens de Ξresjouissance resjouyssance, on ne voyait que bals et chansons, lors que le mal-heur η voulut que nous Ξfusmes fussions separez par une des plus fascheuses occasions, qui m'eust pû advenir. Nous estions alors à Vienne, où est la plus part des possessions de Rosidor. Il advint que quelques jeunes Ξdesbauchez debauchez des hameaux qui sont hors de ΞLion Lyon, du costé où nos Druides vont reposer le Guy, quand ils l'ont couppé dans la grande forests de Mars, ditte d'ΞAyieu Airieu, Ξces jeunes gens voulurent faire quelques desordres, que mon mary ne pouvant
[ 257 verso ] 1607 fonctionnelle
supporter, apres Ξle leur avoir doucement
remonstré, leur empescha d'executer, dont ils furent
de telle sorte courroucez, que (pensant que ce
seroit la plus grande offense qu'ils pourroient
faire à Rosidor, que de s'attaquer à moy) il y en
eut un d'eux qui me voulut casser une fiole d'ancre
sur le visage. Mais voyant venir le coup, je
tournay la teste, si bien que je ne fus attainte, que
sur le col, comme, dit-elle en se baissant, vous
en pouvez voir les marques encor assez fraisches.
Mon mary, qui me vid tout l'estomach plein d'ancre,
et de sang Ξmeslé , creut que j'estois fort blessée, et outre Ξque ce η l'outrage lui sembla si Ξgrand grande, que mettant
l'espée η à la main, il la Ξpasse passa au travers du corps
à celuy qui avoit fait le coup, et puis se
meslant parmy les autres, avec l'Ξayde aide de ses amis,
il les chassa hors de sa maison.
Jugez, Berger, si je fus troublée, car je pensois
estre beaucoup plus blessee que je n'estois, et
voyois mon mary tout sanglant tant de celuy qu'il
avoit tué, que d'une Ξblessure blesseure qu'il avoit Ξeu euë sur
une espaule. Mais quand ceste premiere frayeur fut
en partie passée, et que la playe qu'il avoit fut
Ξ*soudée sondée, à peine avoit on finy l'appareil, que la
justice se vint saisir de luy, et l'Ξemmenerent emmena avec
tant de violence qu'Ξils ne me vouloient on ne me voulut permettre de luy
dire A-Dieu. Mais mon affection plus forte que leur
deffense, me fit en fin venir jusques à luy, et me
jettant à son col, m'y Ξattacher attachay de sorte, que ce
fut tout ce qu'Ξils purent on pût faire, que de m'en oster.
Luy d'autre costé qui
[ 258 recto ] 1607 fonctionnelle
me voyoit en Ξcet cest estat, aymant mieux mourir que d'estre separé de moy, fit tous les efforts Ξ*que son courage et son dont un grand courage et un extréme Amour estoient capables, qui furent tels, que tout blessé qu'il estoit, il se Ξdespestra depestra de leurs mains, et sortit hors de la ville. ΞCeste C'este deffense l'empescha bien d'estre prisonnier, mais elle fut cause aussi de rendre sa raison mauvaise envers la justice, qui cependant jette contre luy toutes ses menaces, et proclamations, durant lesquelles son plus grand desplaisir estoit de ne pouvoir estre aupres de moy, et Ξparce par ce que ce desir le pressoit fort, il se desguisoit et me venoit trouver sur le soir, et passoit toute la Ξnuit nuict avec moy. Dieu sçait quel contentement estoit le mien, mais combien grande aussi estoit ma crainte ; car je sçavois Ξbien que ceux qui le poursuivoient, sçachant l'Amour qui estoit entre-nous, feroient tout ce Ξqui qu'il leur seroit possible, pour l'y surprendre. Et il advint comme je l'avois tousjours craint, car en fin il y fut trouvé, et emmené dans ΞLion Lyon, où soudain je le suivis, et fort à propos pour luy, Ξcar d'autant que les juges, qu'à toutes heures j'allois solliciter, eurent tant de pitié de moy, qu'ils luy firent grace et ainsi nonobstant toute la poursuitte de nos parties, il fut delivré. Si j'avois eu beaucoup d'ennuy de l'accident, et de la peine où je l'avois veu, croyez, courtois Berger, que je n'eus pas peu de satisfaction de le voir hors de danger, et absous de tout ce qui s'estoit passé.
[ 258 verso ] 1607 fonctionnelle
Mais Ξparce par ce que le desplaisir qu'il
avoit receu dans la prison, l'avoit rendu malade,
il fut contraint de sejourner quelques jours à ΞLion Lyon et moy tousjours Ξpres aupres de luy, Ξessayois essayant de
luy donner tout le soulagement qu'il m'estoit
possible, en fin estant hors de danger, il me pria
de venir donner ordre à sa maison, afin que nous
y puissions recevoir nos amis en la Ξresjouissance resjouyssance qu'il desiroit de faire avec eux, pour le bon
Ξsuccés succèz de ses affaires. Et Ξne voyla pas voilà que ces
desbauchez qui ont esté cause de toute nostre
peine, voyant qu'ils n'en pouvoient avoir autre
raison, se sont resolus de le tuer dans son Ξlit, et estant lict, et estans entrez dans son logis luy ont donné
deux ou trois coups de poignard, et le Ξlaissant laissans
pour mort, s'en sont fuis. Helas, courtois Berger,
jugez quelle je dois estre, et en quel repos doit
estre mon ame, qui à la verité est Ξattainte atteinte du
plus sensible accident qui m'eust sceu advenir.
Ainsi finit Cloris, ayant le visage tout couvert
de larmes, qui sembloient autant de perles qui
Ξrouloient rouloyent sur son beau sein. Or, gentil Berger, ce que je vous vay raconter, est
bien une nouvelle source d'Amour. L'affliction que
je vis en ceste Bergere, me toucha de tant de
compassion, qu'encore que son visage ne Ξfust fut peut estre pas capable de me donner de l'amour,
toutefois la pitié m'Ξattaint attaignit si au vif, qu'il
faut que je confesse que Carlis, Stiliane, ΞAimée Aymée, ny Floriante, ne me lierent jamais d'une
plus forte Ξchaîne chaisne, que ceste desolee Cloris.
[ 259 recto ] 1607 fonctionnelle
Ce
n'est pas que je n'Ξaimasse aymasse les autres, mais j'avois
encor outre Ξla leur, ceste place leur place, celle cy vuide dans mon
ame. Me voila donc resolu à Ξcelle-cy Cloris comme aux
autres, Ξil est vray que je cognus mais je connus bien qu'il n'estoit pas a
propos de luy en parler, que Rosidor ne Ξfust où fut ou mort, ou Ξguery gueri, car la peine où Ξelle il estoit,
l'occupoit entierement.
Nous arrivasmes de ceste sorte à ΞLion Lyon, où soudain chacun se separa. Il est vray que la nouvelle
affection que je portois a Cloris me Ξme fit l' la fit accompagner jusques en son logis, où mesme je
visitay Rosidor, afin de faire cognoissance avec
luy, jugeant bien qu'il falloit commencer par Ξlà la à parvenir aux bonnes graces de ΞCloris sa femme. Elle qui
le croyoit beaucoup plus blessé qu'elle
ne le
trouva (car on fait tousjours le mal "
plus grand
qu'il n'est pas, et l'apprehension "
augmente de beaucoup l'accident que l'on redoute) "
changea Ξtoute tout η de visage, et de façon quand elle le
trouva levé, et qu'il se promenoit par la chambre.
Mais oyez ce qui m'arriva, la tristesse que Cloris
avoit dans le batteau, fut Ξcause comme je vous ay dit comme je vous ay dit la cause de mon affection, et quand aupres de
Rosidor, je la vis joyeuse et contente, tout ainsi
que la compassion avoit fait naistre mon Amour,
sa joye aussi, et son contentement le firent
mourir, esprouvant
bien alors, qu'un mal se doit
tousjours "
guerir par son contraire, j'Ξentris entray donc "
serf et captif dans ce logis, j'en Ξsortis sors η libre et
maistre de moy-mesme. Mais considerant cet
accident, je m'allay ressouvenir d'ΞAimée Aymée, et de
[ 259 verso ] 1607 fonctionnelle
Floriante, incontinent me Ξvoila voyla en queste de leur
logis, et tournay tant d'un costé et d'autre, qu'en
fin je les rencontray, qu'elles s'estoient de
fortune
mises ensemble. Par Ξbon bonne rencontre, le lendemain estoit la grande
feste de Venus,
et Ξparce par ce que suivant la coutusme
le jour avant la solemnité, les filles chantent
dans le temple les hymnes qui sont faits à l'honneur
de la Deesse, et qu'elles y font la veillée jusques
à minuit, j'Ξoüis ouys prendre resolution à la belle mere
d'ΞAimée Aymée
d'y passer la nuit, comme les autres,
afin de mieux rendre son Ξveu vœu. Ξ*Stilliane Floriante à la
secrette requeste d'ΞAimée Aymée, promit d'en faire de
mesme, et Ξdautant d'autant que l'on y demeuroit en fort
grande liberté, je fis dessein sans en parler d'y
entrer aussi, Ξfaignant feignant d'estre fille, lors qu'il
seroit bien obscur. Mais sçachant que les Druides
estoient eux-mêmes aux portes, depuis qu'il
commençoit à se faire tard, je Ξme m'y resolus de m'y
cacher Ξlon long temps auparavant. Et de fait Ξmettant m'estant mis en un recoin, le moins frequenté, et le plus
obscur, j'y demeuray qu'il estoit plus de neuf ou
dix heures du soir. Desja le temple estoit Ξserré fermé et n'y avoit d'hommes que moy, si ce n'est qu'il
y en Ξeust eut quelqu'autre aussi curieux que j'estois,
et desja les hymnes avoient long temps continué,
lors que je sortis de ma cachette. Et parce que le
temple estoit fort grand, et qu'il n'y avoit Ξclairté clarté,
que celle que Ξquelque quelques flambeaux allumez sur l'Autel,
pouvoient donner à l'entour, je me mis aysément η entre
les filles, sans
[ 260 recto ] 1607 fonctionnelle
qu'elles me Ξrecognussent reconnussent, et
lors que j'allois cherchant de l'œil, l'endroit où
estoit Ξ*Carlis Aymée, je vis porter une petite bougie à une jeune fille, qui se levant, s'approcha de
l'Autel, et apres avoir fait quelques ceremonies,
Ξelle se mit à chanter quelques couplets, ausquels sur la
fin toute la trouppe respondit. Je ne sçay si ce fut
ceste Ξclairté clarté blafarde (car quelquefois elle ayde
fort à couvrir l'imperfection du teint η) ou bien si veritablement elle estoit belle,
tant y a qu'aussi tost que je la Ξvis, je l'aimay veis, je l'aymay.
Or qu'a ceste heure ceux-la me viennent parler, qui
dient que l'Amour vient des yeux de la personne
aymée, cela ne pouvoit estre, car elle ne m'eust
sçeu voir, outre qu'elle ne tourna pas mesme les
yeux sur moy, et qu'a peine l'avois-je assez bien
veuë, pour la pouvoir Ξrecognoistre reconnoistre une autrefois,
et cela fut cause, que poussé de la curiosité, je
me coulay doucement entre ces Bergeres qui luy
estoient plus pres. Mais Ξne voila pas que par mal-heur, estant avec
beaucoup de danger parvenu jusqu'aupres d'elle Ξqu' elle
finit son hymne, et renvoya la bougie au mesme lieu
où elle souloit estre, si bien que le lieu demeura
si obscur, qu'a peine en la touchant l'Ξeussai eusse-je pû
voir. Toutefois l'esperance qu'elle, ou Ξquelqu'autre qu'elquautre η pres d'elle recommenceroit bien tost a
chanter, m'arresta là quelque temps. Mais je vis
qu'au contraire la Ξclairté clarté fut portée à l'autre
chœur, et incontinent apres une de celles qui
y estoient commença de chanter comme avoit fait ma
nouvelle et Ξincogneuë maistresse inconnuë Maistresse.
La difference que je remarquay, fust de la voix,
fust du visage, estoit
[ 260 verso ] 1607 fonctionnelle
grande : car elle n'avoit rien qui approchast de celle que je commençois d'Ξaimer aymer, qui fut cause que ne pouvant plus long temps commander à ma curiosité, je m'adressay à une Ξ*Bergere Dame, qui estoit la plus escartee, et me contrefaisant le mieux qu'il m'estoit possible, je luy demanday qui estoit celle qui avoit chanté avant la derniere. - Il faut bien, me dit elle η, que vous soyez estrangere, puisque vous ne la cognoissez pas. - Peut-estre, luy respondis-je, la reconnoistrois-je si j'oyois son nom. - Qui ne la Ξrecognoistra connoistra, dit-elle, à son visage, demandera son nom en vain. Toutefois pour ne vous laisser en peine, sçachez qu'elle s'appelle Cyrcéne, l'une des plus belles filles qui demeure le long des rives de l'Arar, et tellement Ξcognuë connuë en toute ceste contrée, qu'il faut, si vous ne la Ξcognoissez connoissez, que vous soyez d'un autre monde. Jusques là j'avois si bien contrefait ma voix, que comme la nuit luy trompoit les yeux, aussi deçevois-je son oreille par mes paroles, mais à ce coup ne m'en ressouvenant plus, apres plusieurs autres remerciements, je luy Ξdits dis, que si en eschange de la peine qu'elle avoit prise, je luy pouvois rendre quelque service, je ne croirois point qu'il y eust homme plus heureux que moy. - Comment me dit-elle alors, et qui estes vous qui me parlez de ceste sorte ? Et me touchant soudain, et regardant de plus pres, elle Ξrecognut reconneut à mon habit, ce que j'estois, dont toute estonnée : - Avez-vous bien eu la hardiesse, me dit-elle, d'enfraindre nos loix de ceste sorte ? Sçavez vous bien
[ 261 recto ] 1607 fonctionnelle
que vous ne
pouvez payer ceste faute Ξsans qu'avec la perte de vostre
vie ?
Il faut dire la verité : quoy que je sçeusse qu'il
y avoit quelque chastiment ordonné, si ne
pensois-je pas qu'il fust tel, dont je ne fus Ξpas peu
estonné ; toutefois luy representant que j'estois
estranger, et que je ne sçavois point leurs
statuts, elle prit pitié de moy, et me dit, que dés
le commencement, elle l'avoit bien Ξrecognu reconnu, et
qu'il falloit que je sçeusse qu'il estoit
impossible d'obtenir pardon de ceste faute, par ce
que la loy y estoit ainsi rigoureuse pour oster de
ces veilles, tous les abus qui s'y Ξsouloient souloyent commettre. Toutefois que voyant que je n'y estois
point allé de mauvaise intention, elle feroit tout
ce qui luy seroit possible pour me sauver. Et que
pour cét effet il ne falloit pas attendre que la
Ξminuit minuict sonnast, car alors les Druides venoient à
la porte avec des flambeaux, et les regardoient
toutes au visage. Qu'à ceste heure la porte du
Temple estoit bien fermée, mais qu'elle essayeroit
de la faire ouvrir.
Et lors me mettant un voile sur la teste qui me
couvroit jusques aupres des hanches, elle
m'accommoda mon manteau par dessous, en telle sorte qu'il estoit mal-aisé de Ξrecognoistre reconnoistre la nuit si
c'estoit une robbe. M'ayant ainsi Ξequipée equippé, elle dit
à quelques-unes de ses voisines, qui estoient
venuës avec elle, qu'Ξelles se trouvoient elle se trouvoit mal, et toutes
ensemble s'en allerent demander la clef à la plus
vieille de la trouppe, et nous en allant ensemble
à la porte avec une petite bougie seulement,
[ 261 verso ] 1607 fonctionnelle
qu'elle
mesme me portoit, et qu'elle couvroit presque toute
avec la main Ξfaignant feignant de la conserver du vent.
Nous sortismes en foule, et j'eschappay ainsi
heureusement de ce danger par sa courtoisie, et
pour mieux me Ξdesguiser déguiser, et aussi que j'avois envie
de sçavoir à qui j'avois ceste obligation, je m'en
allay Ξparmy parmi les autres jusques Ξen à son logis.
Mais, belle Bergere, dit-il s'addressant à Diane,
ce discours n'est pas encore à Ξmoytié moitié, et il me
semble que le Soleil est couché il y a long temps,
ne seroit-il pas plus à propos d'en remettre la fin
à une autre fois que nous aurons plus de loisir ?
- Vous avez raison, dit-elle, gentil Berger, il ne
faut pas despendre tout son bien à la fois. Ce qui
reste à Ξnous faire sçavoir nous pourra encores faire Ξ*passer couler une agreable journée, outre que Paris, qui doit
encor passer la riviere, ne sçauroit arrester ici
Ξdavantage sans s'incommoder plus long temps sans se mettre à la nuit. - Il n'y
a rien, dit-il, belle Bergere, qui me puisse
incommoder quand je suis pres de vous. - Je voudrois
bien, respondit-elle, qu'il y eust quelque chose en moy, qui vous fust
agreable, car vostre merite et vostre courtoisie
oblige chacun à vous rendre toute sorte de service.
Paris vouloit respondre, mais Hylas l'interrompit
en luy disant : - ΞPlûst Pleust à Dieu, gentil Paris, que je
fusse vous, et que Diane fut Phillis, et qu'elle
me Ξtint semblable tinst ce langage. - Quand cela seroit, dit
Paris, vous ne Ξleur en resteriez qu'avec plus d'obligation tout ainsi que je fais lui en auriez que tant plus d'obligation. - Il est vray, dit Hylas, mais je
ne craindray jamais
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de m'obliger en partie à celle
à qui je suis desja entierement. - Vos obligations,
dit Diane, ne sont pas de celles qui sont pour
tousjours, vous les Ξrevocquez quant revoquez quand il vous plaist.
- Si les unes, respondit-il, y perdent, les autres
y ont de l'avantage, et demandez à Phillis si
elle n'est pas bien Ξaise ayse que je sois de ceste
humeur, car si j'estois autrement, elle pourroit
bien se passer de mon service. Avec semblables discours, Diane, Paris, et
plusieurs autres ΞBergers Bergeres η, parvindrent jusques au
grand pré, où ils Ξavoient avoyent accoustumé de s'assembler
avant que de se retirer, et Paris donnant le
bon-soir à Diane, et au reste de la trouppe, Ξprit print son chemin du costé de Laigneu.
Mais cependant Lycidas parloit avec Phillis, car
la jalousie de ΞSilvandre Sylvandre le tourmentoit de sorte
qu'il n'avoit Ξpû peu attendre au lendemain à luy en
dire ce qu'il en avoit sur le cœur. Il estoit
tellement hors de Ξsoy luy mesme, qu'il ne prit pas garde
que l'on η l'escoutoit, mais pensant estre seul
avec elle, apres deux ou trois grands souspirs, il
luy dit : - Est-il possible, Phillis, que le Ciel
m'ait conservé la vie si longuement pour me faire
ressentir vostre infidélité ? La Bergere qui
attendoit toute autre sorte de discours, fut si
surprise, qu'elle ne luy Ξpût peut η respondre. Et le
Berger voyant qu'elle demeuroit muette, et croyant
que ce Ξfust fut pour ne sçavoir quelle excuse prendre,
continua : - Vous avez raison, belle Bergere, de ne
point respondre, car vos yeux parlent assez, voire
trop clairement
[ 262 verso ] 1607 fonctionnelle
pour mon repos. Et ce silence ne me
dit et Ξassure asseure que trop ce que je vous demande, et
que je ne voudrois pas sçavoir.
La Bergere qui se sentit offensée de ces paroles,
luy respondit toute Ξdespite despitée : - Puis que mes yeux
parlent assez pour moy, pourquoy voudriez vous que
je vous respondisse d'autre façon ? Et si mon
silence vous donne plus de Ξcognoissance connoissance de mon peu
d'amitié, que mes actions passées n'ont Ξpû peu η faire
de ma bonne volonté, pensez-vous que j'espere de
vous en pouvoir rendre plus de tesmoignage par mes
Ξparoles parolles ? Mais je voy bien que c'est, Lycidas, vous voulez faire une honneste retraitte, vous avez
dessein ailleurs, et pour ne l'oser, sans Ξcouvrir vostre legereté de donner à vostre legereté quelque couverture raisonnable, vous
vous Ξfaignez feignez des chimeres, et bastissez des
occasions de Ξdesplaisir déplaisir, où vous sçavez bien qu'il
n'y a point de sujet, afin de me rendre Ξblasmée blasmé de
vostre Ξ*peché faute. Mais, Lycidas, serrons de prés toutes
vos raisons, voyons quelles elles sont, ou si vous
ne le voulez faire, retirez vous, Berger, sans
m'accuser de l'erreur que vous avez commise, et
dont je sçay bien que je feray une longue penitence.
Mais contentez vous de m'en laisser le mortel
Ξdesplaisir deplaisir, et non pas le blasme, que vous m'allez
procurant par vos plaintes tant ordinaires, que
vous en importunez et le Ciel et la terre. - Le
doute Ξen quoy où j'ay esté, repliqua le Berger, m'a Ξfait faict plaindre, mais l'Ξassurance asseurance que vous m'en donnez
par vos aigres paroles me fera mourir. - Et
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quelle
est vostre crainte ? respondit la Bergere.
- Jugez, repliqua-t'il, qu'elle ne doit pas estre
petite, puis que la plainte qui en procede
importune et le Ciel et la terre, comme vous me
reprochez. Que si vous la voulez sçavoir, je la vous
diray en peu de mots. Je crains que Phillis n'Ξaime ayme point Lycidas. - Ouy Berger, reprit
Phillis, vous pouvez croire que je ne vous Ξaime ayme
point, et avoir en vostre memoire ce que j'ay fait
pour vous, et pour Olympe ? Est-il possible que
les actions de ma vie passee vous reviennent devant
les yeux, lors que vous concevez ces doutes ? - Je
sçay bien, respondit le Berger, que vous m'avez
Ξaimé aymé, et si j'en eusse esté en doute, ma peine ne
seroit pas telle que je la ressens ; mais je crains
que comme une Ξblessure blesseure pour grande qu'elle soit,
si elle ne fait mourir, se peut guerir avec le
temps, Ξque de mesme celle qu'Amour vous avoit faite
alors pour moy, ne soit à ceste heure de sorte
Ξ*consolidée guerie, qu'à peine la cicatrice en apparoisse
seulement.
Phillis à ces paroles tournant la teste à costé,
et les yeux avec un certain geste de
mescontentement : - Puis, Berger, luy dit-elle, que
jusques icy par les bons offices, et par tant de
tesmoignages d'affection, que je vous ay rendus,
je Ξcognoy connoy de n'avoir rien avancé, Ξassurez asseurez vous que
ce que j'en plains le plus, c'est la peine et le
temps que j'y ay employez.
Lycidas Ξcognut conneut bien d'avoir fort Ξoffensé offencé sa
Bergere, toutefois il estoit luy mesme si fort
attaint de Ξsa jalousie, qu'il ne Ξpût peut η s'empescher
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de luy respondre : - Ce courroux, Bergere, ne me
donne t'il pas de nouvelles cognoissances Ξ(Guillemets de "de" à "quelquefois".) de ce que
je crains ? Car de se fascher des propos qu'une trop
grande affection fait quelquefois proferer, n'est ce
pas signe de n'en estre point attaint ?
Phillis oyant ce reproche, revint un peu Ξen à soy, et tournant
le visage à luy, respondit : - Voyez vous, Lycidas,
toutes faintes en toutes personnes me Ξdesplaisent déplaisent,
mais je n'en puis supporter en celles avec qui je
veux vivre. Comment ? Lycidas a la hardiesse de
me dire qu'il doute de l'amitié de sa Phillis, et
je ne croiray pas qu'il dissimule ? et quel
tesmoignage s'en peut-il rendre que je ne vous Ξaye ay rendu ? Berger, Berger, croyez moy, ces paroles me
font mal penser des Ξassurances asseurances qu'Ξautrefois autresfois vous
m'avez Ξfaites données de vostre affection ; car il peut
bien estre que vous me trompiez en ce qui est de
vous comme il semble que vous vous deceviez en ce
qui est de moy. Ou que comme vous pensez η n'estre
point Ξaimé aymé, l'estant plus que tout le reste du monde, Ξque de
mesme vous pensiez de m'Ξaimer aymer en ne m'Ξaimant aymant pas.
- Bergere, respondit Lycidas, si mon affection
estoit de ces communes qui ont plus d'Ξapparance que d'effet apparence que d'effect, je me Ξcondannerois condamnerois moy-mesme, lors que
sa Ξviolance violence me transporte hors de la raison, ou bien
quand je vous demande de grandes preuves d'une
grande amitié. Mais puis qu'elle n'est pas telle, et
que vous sçavez bien qu'elle embrasse tout ce qui
est de plus grand, ne sçavez-vous pas que l'extréme
Amour
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ne marche jamais sans la crainte, encores
qu'elle n'en ait point de sujet, et que pour peu
qu'elle en ait, ceste crainte se change en
jalousie, et la jalousie en la peine, ou plustost
en la forcenerie où je me trouve.
Cependant que Lycidas, et Phillis parloient ainsi,
pensant que ces paroles ne fussent ouyes que
d'eux mesmes, et qu'ils n'Ξavoir autre eussent autres tesmoins
que ces arbres, Silvandre, comme je vous ay dit,
estoit aux escoutes, et n'en perdoit une seule
parole. Laonice d'autre costé qui s'estoit
endormie en ce lieu, s'esveilla au commencement de
leur discours, et les recognoissant tous deux, fut
infiniment aise de s'y estre trouvée si à propos,
s'Ξassurant asseurant bien qu'ils ne se separeroient point,
qu'ils ne luy Ξapprisent apprinssent beaucoup de Ξleurs secrets, Ξdesquels dont
elle esperoit se servir à leur ruine. Et il advint
ainsi qu'elle l'avoit esperé, car Phillis oyant
dire à Lycidas qu'il estoit jaloux, luy repliqua
fort haut : - Et de qui, et pourquoy ? - Ah !
Bergere, respondit l'affolé Lycidas, me faites vous
ceste demande ? ΞDittes Dites moy, je vous supplie, d'où
procederoit ceste grande froideur envers moy depuis
quelque temps, et d'où ceste familiarité que vous
avez si estroitte avec Silvandre, si l'amitié que
vous me souliez porter n'Ξest estoit point changée Ξen luy à son avantage ? Ah ! Bergere, vous deviez bien croire
que mon cœur n'est pas insensible à vos coups,
puis qu'il a si vivement ressenty ceux de vos yeux.
Combien y a t'il que vous vous estes retirée de moy ? que vous
ne vous Ξplaisez plaisiez
[ 264 verso ] 1607 fonctionnelle
plus à Ξme parler parler à moy, et qu'il
semble que vous allez mandiant toutes les autres
compagnies pour fuir la mienne ? Où est Ξallé le Ξsoing soin que
vous aviez autrefois de vous enquerir de mes
nouvelles, et l'ennuy que vous rapportoit mon
retardement hors de vostre presence ? Vous pouvez
vous ressouvenir combien le nom de Lycidas vous
estoit doux, et combien de fois il vous eschappoit
de la bouche pour l'abondance du cœur en pensant
nommer quelqu'autre ? Vous en pouvez vous
ressouvenir, Ξdy dis-je, et n'avoir à ceste heure dans
ce mesme cœur, et dans ceste mesme bouche que le
nom et l'affection de ΞSilvandre Sylvandre, avec lequel vous
vivez de sorte, qu'il n'est pas jusques aux plus
estrangers qui sont en ceste contree, qui ne
recognoissent que vous l'Ξaimez aymez, et vous trouvez
estrange que moy qui suis ce mesme Lycidas, que
j'ay tousjours esté, et qui ne suis Ξnay né que pour une
seule Phillis, sois entré en doute de vous.
L'extreme Ξdesplaisir déplaisir de Lycidas luy faisoit naistre
une si grande abondance de paroles en la bouche,
que Phillis pour l'interrompre ne pouvoit trouver
le temps de luy respondre, car si elle ouvroit la
bouche pour commencer, il continuoit encore avec
plus de vehemence, sans considerer que sa plainte
estoit celle qui rengregeoit son mal, et que s'il
y avoit quelque chose qui le Ξpûst peut η alleger, cestoit
la seule response qu'il ne vouloit escouter. Et au
contraire, ne cognoissant pas que ce torrent de
paroles Ξostoit estoit η le loisir à la Bergere de luy
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Ξparler respondre, il jugeoit que son silence procedoit de se sentir coulpable, si bien qu'il alloit augmentant sa jalousie à tous Ξles mouvements mouvemens η et à toutes les actions qu'il luy voyoit faire ; dequoy elle se sentit si surprise et offensée, que toute interditte elle ne sçavoit Ξde par quelles paroles elle devoit commencer, ou pour se plaindre de luy, ou pour le sortir de l'opinion où il estoit. Mais la passion du Berger, qui estoit extréme, ne luy laissa pas beaucoup de loisir à y songer ; car encor qu'il fust presque nuit, si la vid-il rougir, ou pour le moins il luy sembla de le voir, qui fut bien la conclusion de son impatience, tenant alors pour certain, ce dequoy il n'avoit encore que douté. Et ainsi sans attendre davantage, apres avoir reclamé deux ou trois fois les Dieux, justes punisseurs des infidelles, il s'en alla courant dans le bois, sans vouloir escouter, ny attendre Phillis, qui se mit η apres luy, pour luy descouvrir son erreur, mais ce fut en vain, car il alloit si viste, qu'elle le perdit incontinant dans l'espoisseur des arbres. Et cependant Laonice bien Ξaise ayse d'avoir Ξdescouvert découvert ceste affection, et de voir un si bon commencement à son dessein, se retira comme de coustume avec la Bergere sa compagne η, et ΞSilvandre Sylvandre d'autre costé se resolut, puis que Lycidas prenoit à si bon marché tant de jalousie, de Ξla luy η vendre à l'advenir un peu plus cherement, Ξfaignant feignant de vrayement Ξaimer aymer Phillis, lors qu'il le verroit aupres d'elle.