[ 157 recto ] 1621 fonctionnelle [257 recto sic 157 recto]
LE SIXIESME LIVRE D'ASTRéE
LE
SIXIESME
LIVRE d'ASTRÉE.
D'autre costé Leonide n'ayant point trouvé
Adamas à Feurs, reprit le chemin par où elle
estoit venuë, sans y sejourner que le temps qu'il
fallut pour disner, et parce qu'elle avoit resolu
de demeurer ceste nuit avec les belles Bergeres
qu'elle avoit veuës le jour auparavant, pour le
desir qu'elle avoit de les cognoistre plus
particulierement, elle vint repasser au mesme lieu,
où elle les avoit rencontrées, puis estendant la
veuë de tous costez, il luy sembla bien d'en
voir quelques unes, mais ne les pouvant recognoistre
pour estre trop loing, avec un grand tour, elle s'en
approcha le plus qu'elle pût, et lors les voyant
au visage, elle cognut que c'estoient les mesmes
qu'elle cherchoit.
[ 157 verso ] 1621 fonctionnelle
Elle devoit estimer beaucoup
ce rencontre, car de fortune elles estoient
sorties de leur hameau, en deliberation de passer le
reste du jour ensemble, et pour couler plus aysément
le temps, faisoient dessein de n'estre qu'elles
trois, afin [257 verso sic 157 verso] de pouvoir plus librement parler de tout
ce qu'elles avoient de plus secret, si bien que Leonide ne pouvoit venir plus à propos, pour
satisfaire à sa curiosité, mesme qu'elles ne faisoient
que d'y arriver. Estant doncques aux escoutes, elle ouït qu'Astree
prenant Diane par la main, luy dit : - C'est à ce
coup, sage Bergere, que vous nous payerez ce que
vous nous avez promis, puis que sur la parole que
nous avons euë de vous, Phillis, et moy n'avons
point fait de difficulté de dire tout ce que vous
avez voulu sçavoir de nous. - Belle Astrée, respondit Diane, ma parole m'oblige,
sans doute à vous faire le discours de ma vie, mais
beaucoup plus l'amitié qui est entre nous, sçachant
bien que c'est, estre coulpable
" d'une trop grande
faute, que d'avoir quelque
"
cachette η en l'ame, pour la
personne que l'on
"
ayme. Que si j'ay tant retardé de satisfaire
à ce
"
que vous desirez de moy, croyez belles
Bergeres,
"
que ç'a esté, que le loisir ne me l'a
encore
permis, car encor que je sois tres-assuree,
que je ne sçaurois vous raconter mes jeunesses sans
rougir, si est ce que ceste honte me sera aysée à
vaincre, quand je penseray que c'est pour vous
complaire. - Pourquoy rougiriez-vous, respondit
Phillis, puis que ce n'est pas faute que d'aimer ?
- Si ce ne l'est pas, repliqua Diane, c'est pour le
[ 158 recto ] 1621 fonctionnelle
moins un pourtrait de la faute, et si ressemblant
que bien souvent ils sont pris l'un pour l'autre.
- Ceux, adjousta Phillis, qui s'y deçoivent ainsi,
ont bien la veuë mauvaise. - Il est vray, respondit
Diane, [258 recto sic 158 recto] mais c'est nostre mal-heur, qu'il y en a
plus de ceste sorte que non pas des bonnes. - Vous
nous offenseriez, interrompit Astrée, si vous
aviez ceste opinion de nous. - L'amitié que je vous
porte à toutes deux, respondit Diane, vous
" doit assez assurer que je n'en sçaurois faire
"
mauvais
jugement, car il est impossible d'aimer
ce que l'on
n'estime pas. Aussi ce qui me met en peine n'est
pas l'opinion que mes amies peuvent avoir de moy,
mais ouy bien le reste du monde, dautant qu'avec
mes amies je vivray tousjours de sorte, que mes
actions leur seront cognuës, et par ce moyen
l'opinion ne peut avoir force en elles, mais aux
autres il m'est impossible, si bien qu'envers
elles les raports peuvent beaucoup noircir une
personne, et c'est pour ce sujet, puis que vous
m'ordonnez de vous raconter une partie de ma vie, que
je vous conjure par nostre amitié de n'en parler
jamais, et le luy ayant juré toutes deux, elle
reprit son discours de cette sorte.
DE DIANE.
Ce seroit chose estrange, si le discours que vous desirez sçavoir de moy, ne vous estoit ennuyeux, puis belles, et discrettes Bergeres,
[ 158 verso ] 1621 fonctionnelle
qu'il m'a tant
fait endurer de desplaisir, que je ne croy point
y employer à ceste heure [258 verso sic 158 verso] plus de paroles à le redire,
qu'il m'a cousté de larmes à le souffrir, et puis
qu'en fin il vous plaist que je renouvelle ces
fascheux ressouvenirs, permettez moy que j'abrege,
pour n'amoindrir en quelque sorte le bon heur où je
suis, par la memoire de mes ennuis passez. Je
m'assure qu'encores que vous n'ayez jamais veu Celion, ny Bellinde, que toutefois vous avez bien
ouy dire qu'ils estoient mes pere et mere, et
peut-estre aurez sceu une partie des traverses qu'ils
ont euës pour l'amour l'un de l'autre, qui
m'empeschera de les redire, quoy qu'elles ayent esté
presage de celles que je devois recevoir. Et faut
que vous sçachiez qu'apres que les soucis de l'Amour
furent amortis par le mariage, afin qu'ils ne
demeurassent oyseux, les affaires du mesnage
commencerent à naître, et en telle abondance, que
s'ennuiant des procez η, ils furent contraints d'en
accorder plusieurs à l'amiable, entre autres, un de
leur voisin nommé Phormion les travailla de
sorte, que leurs amis furent en fin d'advis pour
assoupir tous ces soucis, de faire quelques
promesses d'alliance future entre eux, et parce que
l'un ny l'autre n'avoient point encores d'enfans
(n'y ayant pas long temps qu'ils estoient mariez)
ils jurerent sur l'Autel d'Himen, que s'ils n'avoient tous deux qu'un fils, et une
fille, ils les mariroient ensemble, et promirent
ceste alliance η avec tant de serments, que celuy qui
l'eust rompuë
[ 159 recto ] 1621 fonctionnelle
eust esté le plus parjure homme du
monde. Quelque [259 recto sic 159 recto] temps apres, mon pere eut un fils qui se
perdit lors que les Gots et Ostrogots ravagerent
ceste Province : peu apres je nâquis, mais si
mal-heureusement pour moy, que jamais mon pere ne
me vid, estant née apres sa mort. Cela fut cause que
Phormion voyant mon pere mort, et mon frere perdu,
(car ces barbares η l'avoient enlevé, et peust estre tué,
ou laissé mourir de necessité) et que mon oncle
Dinamis η s'en estoit allé de desplaisir de ma η perte,
se resolut, s'il pouvoit avoir un fils, de rechercher
l'effet de leurs promesses. Il advint que quelque
temps apres sa femme accoucha, mais ce fut d'une
fille, et parce qu'elle estoit âgée, et qu'il
craignoit η de n'en avoir plus d'elle, il fit courre
le bruit que c'estoit d'un fils, et y usa d'une si
grande finesse, que jamais personne ne s'en print garde : artifice qui luy fut assez aysé, parce que personne
n'eust creu qu'il eust voulu user d'une telle
tromperie, et que jusques à un certain âge, il est bien
mal-aysé de pouvoir par le visage y recognoistre quelque chose, et pour mieux decevoir les plus fins,
la fit appeller Filidas, et quand elle fut en âge,
luy fit apprendre les exercices propres aux jeunes
Bergers, ausquels elle ne s'accommodoit point trop
mal. Le dessein de Phormion estoit, voyant que j'estois sans pere et sans oncle, de se rendre maistre de mon
bien, par ce faint mariage : et quand Filidas, et
moy serions plus grands η, de me marier avec un de ses
neveux qu'il
[ 159 verso ] 1621 fonctionnelle
aymoit bien fort. Et
ne fut [259 verso sic 159 verso] point deceu en son
premier dessein, car Bellinde estoit trop religieuse
envers les Dieux, pour manquer à ce qu'elle sçavoit
que son mary s'estoit obligé. Il est vray que me
voyant ravie d'entre ses mains (car soudain apres
ce mariage dissimulé, je fus remise entre celles de
Phormion) elle en receut tant de desplaisir, que ne
pouvant plus demeurer en ceste contrée, elle s'en
alla sur le lac de Leman, appellée par la Deesse Diane pour commander aux Nymphes de Eviens, ainsi que la vieille Cleontine luy fit sçavoir par son Oracle η.
Cependant me voila entre les mains de Phormion, qui
incontinent apres retira chez soy ce neveu, auquel
il me vouloit donner, qui se nommoit Amidor. Ce fut
le commencement de mes peines, parce que son oncle
luy fit entendre, qu'à cause de nostre bas âge le
mariage de Filidas, et de moy n'estoit pas tant
assuré que si nous n'estions agreables l'un à
l'autre, il ne se pust bien rompre, et que s'il
advenoit, il aymeroit mieux qu'il m'espousast que
tout autre, et qu'il fist son profit de cet
advertissement, avec tant de discretion, que personne
ne s'en pût prendre garde, taschant cependant de
m'obliger à son amitié, en sorte que je me donnasse
à luy, si je venois à estre libre. Ce jeune Berger
se mit si bien ce dessein dans l'oppinion, que tant
que ceste fantaisie luy dura, il ne se peut dire
combien j'avois d'occasion de me loüer de luy. En
mesme temps Daphnis tres-honneste
[ 160 recto ] 1621 fonctionnelle
et sage Bergere,
revint des rives de Furan, où [260 recto sic 160 recto] elle avoit demeuré
plusieurs années, et parce que nous estions voisines,
la conversation que nous eusmes par hazard ensemble,
nous rendit tant amies, que je commençay de ne
me plus tant ennuyer que je soulois, car il faut que
j'avoüe que l'humeur de Filidas m'estoit tant insuportable, que je ne pouvois presque la
souffrir, dautant que la crainte qu'elle avoit que
je ne devinsse plus sçavante, la rendoit si jalouse de moy, que je ne pouvois presque parler à personne.
Les choses estant en ces termes, Phormion tout à
coup tomba malade, et le jour mesme fut si
promptement etouffé d'un catherre, qu'il ne pût ny
parler η, ny donner aucun ordre à ses affaires, ny
aux miennes. Filidas au commencement se trouva un
peu estonnée, en fin se voyant maistresse absoluë
de soy-mesme, et de moy : elle resolut de se conserver
ceste authorité, considerant que la liberté que le
nom d'homme apporte est beaucoup plus agreable que
n'est pas la servitude à quoy nostre sexe est
sousmis. Outre qu'elle n'ignoroit pas que venant à se
declarer fille, elle ne donneroit peu à parler à
toute la contrée. Ces raisons luy firent continuer le nom qu'elle avoit durant la vie de son oncle η, et
craignant plus que jamais, que quelqu'un ne
me descouvrist ce qu'elle estoit, elle me tenoit de si
pres, que mal-aisément estois-je jamais sans elle.
Mais belles Bergeres, puis qu'il vous plaist de
sçavoir mes jeunesses, c'est
[ 160 verso ] 1621 fonctionnelle
à ce coup qu'il faut
qu'en les oyant vous [260 verso sic 160 verso] les ecxcusiez et qu'ensemble vous ayez ceste creance de moy, que j'ay eu tant,
et de si grands ennuis, que je ne suis
plus sensible de ce costé là, pour m'y estre tellement endurcie, que l'Amour n'a plus d'assez fortes armes,
ny de pointe assez acerée pour me percer la peau.
Helas ! c'est du Berger Filandre, dont je veux
parler, Filandre qui le premier a peu me donner
quelque ressentiment d'Amour, et qui n'estant plus,
a emporté tout ce qui en moy en pouvoit estre capable. - Vrayement, interrompit Astrée, ou l'amitié
de Filandre a esté peu de chose, ou vous y avez usé
d'une grande prudence, puis qu'en verité je n'en
ouy jamais parler, qui est chose bien rare, dautant que la médisance ne
" pardonne pas mesme à ce
qui n'est pas.
" - Que l'on n'en ayt point parlé,
respondit Diane,
j'en suis plus obligée à nostre
bonne intention qu'à nostre prudence, et pour
l'affection du Berger, vous pourrez juger quelle
elle estoit, par le discours que je vous en feray : Mais le Ciel qui a recognu nos pures, et nettes
intentions à voulu nous favoriser de ce bon-heur.
La premiere fois que je le vy, ce fut le jour, que
nous chommons à Appollon, et a Diane, qu'il vint
aux jeux en compagnie d'une sœur, qui luy
ressembloit si fort, qu'ils retenoient sur eux les
yeux de la plus grande partie de l'assemblée. Et
parce qu'elle estoit parente assez proche de ma
chere Daphnis, aussi tost que je la vy, je
l'embrassay [261 recto sic 161 recto] et
[ 161 recto ] 1621 fonctionnelle
caressay avec un visage si ouvert,
que dés lors elle se jugea obligée à m'aimer : elle
se nommoit Callirée, et estoit mariée sur les rives
de Furan, à un Berger nommé Gerestan, qu'elle
n'avoit jamais veu que le jour qu'elle l'espousa,
qui estoit cause du peu d'amitié qu'elle luy portoit.
Les caresses que je fis à la sœur, donnerent occasion
au frere de demeurer pres de moy, tant que le
sacrifice dura, et par fortune (je ne sçay si je
dois dire bonne ou mauvaise pour luy) je m'estois
ce jour agencée le mieux que j'avois pû, me semblant
qu'à cause de mon nom, ceste feste me touchoit bien
plus particulierement que les autres. Et luy qui
venant d'un long voyage, n'avoit autre cognoissance
ny des Bergers ny des Bergeres, que celle que sa sœur luy donnoit, ne nous laissa guiere de tout le jour, si bien qu'en quelque sorte me
sentant obligée à l'entretenir, je fis ce que je
pûs pour luy plaire. Et ma peine ne fut point
inutile, car dés lors ce pauvre Berger donna
naissance à une affection qui ne finit jamais que
par sa mort. Encores suis-je tres-certaine, que
si au cercueil on a quelque souvenir des vivans, il
m'aime ; et conserve parmy ses cendres, la pure
affection qu'il m'a jurée.
Daphnis s'en prit garde dés le jour mesme, et de
fait, le soir estant au lict, (parce que Filidas
s'estoit trouvée mal, et n'estoit pû venir à ces
jeux) elle me le dit, mais je rejettay ceste oppinion si loing, qu'elle me dit : - Je voy bien Diane, [261 verso sic 161 verso] que
ce jour me coustera beaucoup de priere, et à
Filandre beaucoup de
[ 161 verso ] 1621 fonctionnelle
peine, mais quoy qu'il
advienne, si n'en η serez vous pas du tout exempte.
Elle avoit accoustumé de me faire souvent la guerre
de semblables recherches, parce qu'elle voyoit, que
je les craignois, cela fut cause que je ne
m'arrestay pas à luy respondre. Si est-ce que cet
advertissement fut cause, que le lendemain il me
sembla de recognoistre quelque apparance de ce
qu'elle m'avoit dit. L'aprés-disnée, nous avions
accoustumé de nous rallier ensemble sous quelques arbres,
et là danser aux chansons, ou bien nous assoir en
rond, et nous entretenir des discours que nous
jugions plus agreables, afin de ne nous ennuyer en
ceste assemblée, que le moins qu'il nous seroit
possible. Il advint que Filandre n'ayant
cognoissance que de Daphnis, et de moy, se vint
assoir entre elle et moy, et attendant de sçavoir
à quoy toute la trouppe se resoudroit, pour n'estre
pas muette, je l'enquerois de ce que je pensois qu'il
me pouvoit respondre, à quoy Amidor prenant garde,
entra en si grande jalousie, que laissant la
compagnie sans en dire le sujet, s'en alla
chantant ceste Vilanelle, ayant auparavant tourné
l'œil à moy, pour faire cognoistre que c'estoit
de moy dont il parloit.
[ 162 recto ] 1621 fonctionnelle [262 recto sic 162 recto]
REPROCHANT UNE
legereté.
A la fin celuy l'aura,
Qui dernier la servira,
De ce cœur cent fois volage,
Plus que le vent animé,
Qui peut croire d'estre aimé,
Ne doit pas estre creu sage.
Car en fin celuy l'aura,
Qui dernier la servira.
A tous vents la giroüette,
Sur le feste d'une tour,
Elle aussi vers toute Amour,
Va tousjours tournant la teste,
Et en fin, etc.
Le chasseur η jamais ne prise,
Ce qu'à la fin il a pris,
L'inconstante fait bien pis,
Mesprisant qui la tient prise,
Mais en fin, etc.
Ainsi qu'un clou l'autre chasse,
Dedans son cœur le dernier,
[ 162 verso ] 1621 fonctionnelle [262 verso sic 162 verso]
De celuy qui fut premier,
Soudain usurpe la place :
C'est pourquoy celuy l'aura,
Qui dernier la servira.
J'eusse bien eu assez d'authorité sur moy-mesme, pour m'empescher de donner cognoissance du desplaisir que ceste chanson me r'aportoit, n'eust esté que chacun jetta l'œil sur moy : Et sans Daphnis, je ne sçay quelle je fusse devenuë, mais elle pleine de discretion, sans attendre la fin de ceste Vilanelle, l'interrompit de ceste sorte, s'adressant à moy.
SUR L'AMITIÉ QU'ELLE
porte à Diane.
Puis qu'en naissant belle Diane,
Amour des cœurs vous fit l'Aimant η,
Pourquoy dit-on que je profane,
Tant de beautez en vous aymant ?
Car c'est par destin qu'on les ayme.
Que si de sympathie naist
Amour, le nostre est bien extresme,
Puisque de vous et moy ce n'est
Qu'un sexe mesme.
[ 163 recto ] 1621 fonctionnelle
Et afin de mieux couvrir la rougeur de mon visage, et faire croire que je n'avois point pris garde aux paroles d'Amidor, aussi tost que Daphnis eut fini, je luy respondis ainsi. [263 recto sic 163 recto]
Sur le mesme sujet.
Pourquoy semblet'il tant estrange,
Que fille comme vous estant,
Toutefois je vous ayme tant ?
Si l'Amant en l'aimé se change η,
Ne puis-je pas mieux me changer,
Estant Bergere, en vous Bergere,
Qu'estant Bergere en un Berger ?
Apres nous, chacun selon son rang, chanta quelques vers, et mesme Filandre qui avoit la voix tres-bonne, quand ce vint à son tour, dit avec une façon fort bonne ceux-cy.
Stances
de Filandre
sur la
naissance de son affection.
Que ses desirs soient grands et ses attentes vaines,
Ses Amours pleins de feux, et plus encor de peines,
Qu'il ayme et que jamais il ne puisse estre aimé,
[ 163 verso ] 1621 fonctionnelle
Ou bien s'il est aimé qu'on ne puisse luy plaire,
Et que d'un faux espoir, toutefois il espere,
Mais seulement afin qu'il soit plus enflamé.
[263 verso sic 163 verso]
Ainsi sur mon berceau de la parque ordonnée,
Neuf η fois se prononça la dure destinée η,
Qui devoit infaillible accompagner mes jours,
A main droite le Ciel tonna plein de nuages,
Et depuis j'ay tousjours recognu ces presages,
En mes plus grands desirs et plus vives amours.
Ne vous étonnez donc, suivant ceste ordonnance,
Si voyant vos beautez mon amitié commance,
Que si je suis puny du dessein proposé,
Le grand alegement, qu'on en juge coulpable,
Les Loix de mon destin, et ma faute loüable,
En disant qu'un cœur bas ne l'eust oncques osé η.
Ainsi quand le Soulcy durant la canicule,
Se plaisant au Soleil à ses rayons se brusle
Il dit tournant vers luy, brusle, ô mon beau Soleil,
Brusle, aussi bien faut-il que toute chose meure :
Il est vray qu'a ma mort ce plaisir me demeure,
Qu'autre feu ne pouvoit me brusler que ton œil.
Quand l'unique Phœnix d'un artifice rare,
Instruit par la nature, ensemble se prepare
Au naistre et au mourir la tombe et le berceau,
Amoureux de ce feu qu'à son dam il allume,
Glorieux de sa mort, il dit quand il consume,
D'un tel feu consumer, est-il rien de plus beau ?
Il en dit bien encores quelques autres, mais je les ay oubliez, tant y a que fust ce que m'en avoit dit Daphnis, ou que veritablement ses [264 recto sic 164 recto] yeux me parlassent plus clairement que sa bouche, il me sembla
que
[ 164 recto ] 1621 fonctionnelle
c'estoit à moy à qui ces paroles s'adressoient. Mais si ses vers m'en
donnerent cognoissance sa discretion me le
" tesmoigna bien mieux peu apres, car c'est un des
"
effets de la vraye affection que de servir
discrettement,
"
et de ne donner cognoissance de
"
son
mal, que par sa mort, ou pour le moins par
"
des effets sur lesquels on n'a point
de puissance.
"
Ce jeune Berger recognut l'humeur d'Amidor,
"
et dautant que l'Amour rend tousjours
" curieux,
s'estant enquis que c'estoit que de Filidas,
il
jugea, que le meilleur artifice pour leur clore les
yeux à tous deux, estoit de faire amitié bien estroite avec eux, sans donner aucune cognoissance
de celle qu'il me portoit, et eut tant de pouvoir sur soy-mesme, que suivant son dessein, il ne deceut pas seulement Amidor, mais
presque mes yeux aussi, parce que d'ordinaire il
nous laissoit pour aller vers luy, et ne venoit
jamais où nous estions, que luy tenant compagnie,
mais la malicieuse de Daphnis le jugea presque d'abort, parce disoit-elle, qu'Amidor n'estoit
pas tant aymable, qu'il pûst convier un si honneste Berger que Filandre, à user de si soigneuse
recherche, de sorte qu'il falloit que ce fust
pour quelque plus digne sujet. Elle fut cause que
je commençay de m'en prendre garde, et faut que
j'advoüe qu'alors sa discretion me plut, et que
si j'eusse pû souffrir d'estre aymée c'eust esté
[ 164 verso ] 1621 fonctionnelle
de luy, mais l'heure [264 verso sic 164 verso] n'estoit pas encor venuë, que
je pouvois estre blessée de ce costé-là : Toutefois
je ne laissois de me plaire à ses actions, et
d'approuver son dessein en quelque sorte.
Pour prendre congé de nous, il nous vint accompagner
fort loing, et au partir je n'oüis jamais tant
d'assurance d'amitié qu'il en dit à Amidor, ny
tant d'offres de services pour Filidas, et ceste fole de Daphnis me disoit à l'aureille :
- Figurez vous que c'est à vous qu'il parle, et si
vous ne luy respondez vous luy faittes trop de tort,
et lors que Amidor usoit de remerciement, elle me
disoit : - ô qu'il est sot, de croire que ces offrandes
s'addressent à son autel ! Mais il η sceut si bien dissimuler, qu'il s'acquit du
tout Amidor, et gaigna tant sur sa bonne volonté,
qu'estant η de retour, et redisant ce que Filandre
l'avoit prié de dire de sa part à Filidas, il
adjousta tant d'avantageuses loüanges, que ceste
fille prit envie de le voir, et quelques jours apres
sans m'en rien dire, (parce que quand je parlois de
luy c'estoit avec une certaine nonchalance, qu'il
sembloit que ce fust par mespris) ils l'envoyerent
prier de les venir voir, Dieu sçait s'il s'en fit
solliciter plus d'une fois, car c'estoit tout ce
qu'il desiroit le plus, luy semblant qu'il estoit
impossible que son dessein eust meilleur commencement.
Et de fortune le jour qu'il devoit arriver, [265 recto sic 165 recto] Daphnis et moy nous promenions sous quelques
arbres, qui sont de l'autre costé de ce pré, le plus
pres d'icy : Et ne sçachant presque à quoy nous
entretenir,
[ 165 recto ] 1621 fonctionnelle
cependant que nos trouppeaux paissoient, allions incertaines où nos pas sans election nous guidoient, lors que nous entr'ouysmes une voix d'assez loing : et qui d'abord nous sembla estrangere. Le desir de la cognoistre nous fit tourner droit au lieu où la voix nous conduisoit, et par ce que Daphnis alloit la premiere, elle recognut Filandre avant que moy, et me fit signe d'aller doucement, et quand je fus pres d'elle s'approchant de mon aureille, elle me nomma Filandre, qui du dos appuyé contre un arbre, entretenoit ses pensées, lassé (comme il y avoit apparance) de la longueur du chemin, et par hazard quand nous arrivasmes, il recommença de cette sorte.
D'un cœur outrecuidé,
Je mesprisois Amour, ses ruzes et ses charmes
Lors que changeant ses armes,
Des vostres contre moy, le trompeur s'est aidé :
Et toutefois avant que de m'en faire outrage,
Il me tint ce langage.
Un Dieu η contre mes loix arrogant devenu,
Pour avoir obtenu
D'un Serpent la victoire,
[265 verso sic 165 verso]
Voulut nier ma gloire :
Mais quoy d'une Daphné, ne le rendis-je Amant,
[ 165 verso ] 1621 fonctionnelle
Pour luy monstrer ma force ?
Que si j'ay ses desirs, mis sous sa froide escorce,
Juge quel chastiment,
Sera le tien Filandre.
Car le feu qui brusla ce Dieu si glorieux,
Ne vint que des beaux yeux,
D'une Nymphe qu'encor η toute insensible il aime :
Mais je veux que le tien
Bien plus grand que le sien,
Vienne non d'une Nymphe : ains de Diane mesme.
Quand je m'ouys nommer, belles Bergeres, je
tressaillis, comme si sans y penser j'eusse mis le
pied sur un serpent, et sans vouloir attendre
davantage, je m'en allay le plus doucement que je
pûs pour n'estre pas veuë, quoy que Daphnis, pour
m'y faire retourner, me laissast aller assez loing
toute seule. En fin voyant que je continuois mon
chemin, elle s'esloigna peu à peu de luy pour n'estre
point ouye, et puis vint à toute course me
ratteindre, et avant presque qu'elle eust repris
haleine, elle m'alloit criant mille reproches interrompus. Et quand elle pût parler : - Sans mentir, me dit-elle, si le Ciel ne
vous punit, je croiray qu'il est aussi injuste que
vous, et quelle cruauté est la vostre, de ne vouloir
seulement escouter celuy qui se plaint ? - Et à quoy
me pouvoit servir, luy dis-je, de demeurer là plus
longuement ? - Pour ouyr, me dit-elle, le mal que
vous [266 recto sic 166 recto] luy faites. - Moy ? respondis-je,
[ 166 recto ] 1621 fonctionnelle
vous estes une mocqueuse de dire que je fasse du mal à une personne en qui mesme je ne pense pas. - C'est en quoy, me repliqua-elle, vous le travaillez plus, car si vous pensiez souvent en luy, il seroit impossible que vous n'en eussiez pitié. Je rougis, à ce mot, et le changement de couleur fit bien cognoistre à Daphnis que ces paroles m'offensoient. Cela fut cause que [se sousriant glossaire], elle me dit : - Je me mocque Diane, c'est pour passetemps ce que j'en dis, et ne croy pas qu'il y pense, et quant à ce qu'il chantoit, où il a nommé vostre nom, c'est pour certain pour quelqu'autre qui a un mesme nom, ou que pour se desennuyer, il va chantant ces vers, qu'il a appris de quelqu'autre. Nous allasmes discourant de ceste sorte, et si longuement, qu'ennuyées du promenoir nous revinsmes par un autre chemin, au mesme lieu où estoit Filandre ? Quant à moy ce fut par mesgarde, il peut bien estre que Daphnis le fit à dessein, et nous trouvant si pres de luy, je fus contrainte de le considerer : auparavant il estoit assis, et appuyé contre un arbre : mais à ce coup nous le trouvasmes couché de son long en terre un bras sous la teste, et sembloit qu'il veillast, car il avoit devant luy une lettre, toute moüillée des pleurs qui luy couloient le long du visage ; mais en effet il dormoit : y ayant apparance, que lisant ce papier le travail du chemin avec ses profonds pensers l'eust peu à peu assoupy η : et en fusmes encores plus certaines, [266 verso sic 166 verso] quand Daphnis plus assurée que moy,
[ 166 verso ] 1621 fonctionnelle
se baissant lentement, m'apporta la lettre toute moüillée des larmes qui trouvoient passage sous sa paupiere mal close, cette veuë me toucha de pitié, mais beaucoup plus sa lettre qui estoit telle.
Lettre de Filandre
A DIANE.
Ceux qui ont l'honneur de vous voir courent une
dangereuse fortune. S'ils vous aiment ils sont
outrecuidez, et s'ils ne vous aiment point ils sont
sans jugement, vos perfections estans telles, qu'avec raison elles ne peuvent, ny estre aimées ny n'estre
point aimées, et moy estant contraint de tomber en
l'une de ces deux erreurs, j'ay choisi celle qui a
plus esté selon mon humeur, et dont aussi bien il
m'estoit impossible de me retirer. Ne trouvez donc
mauvais, belle Bergere, puis qu'on ne vous peut voir
sans vous aimer, que vous ayant veuë je vous aime.
Que si cette temerité merite chastiement, ressouvenez-vous que j'aime mieux vous aimer en mourant, que
vivre sans vous aimer. Mais, que dis-je, j'aime
mieux ? il n'est plus en mon choix, car il faut
[ 167 recto ] 1621 fonctionnelle
que par [267 recto sic 167 recto] necessité je sois tant que je vivray, aussi
veritablement vostre serviteur, que vous ne sçauriez
estre telle que vous estes, sans estre la plus belle
Bergere qui vive.
A peine pûs-je achever cette lettre que je m'en
retournay toute tremblante, et Daphnis la remit si
doucement où elle l'avoit prise, qu'il ne s'en
esveilla point, et s'en revenant à moy qui
l'attendois assez pres de là : - Me permettez vous de
parler ? me dit-elle - Nostre amitié, luy
respondis-je, vous en donne toute puissance. - En
verité, continua-elle, je plains Filandre, car
il est tout vray qu'il vous aime, et m'assure qu'en
vostre ame vous n'en doutez nullement. - Daphnis,
luy dis-je, qui aura failly en fera la penitence η.
- Si cela estoit, me repliqua-elle, Filandre n'en
feroit point, car je n'advoüeray jamais que ce soit
faute de vous aimer, et croirois que ce seroit
plutost offenser, que de ne le faire pas, puis que les
choses belles n'ont esté faites que pour estre
aimées et cheries. - Je me remets à vostre jugement,
luy dis-je, si mon visage doit estre mis entre les
choses qui sont nommees belles. Mais je vous conjure
seulement par nostre amitié de ne luy jamais faire
sçavoir que j'aye quelque cognoissance de son
intention, et si vous l'aimez, conseillez luy de ne
m'en point parler, car vous estimant, et Callirée comme je faits, je serois marrie qu'il me fallust le bannir de nostre compagnie η,
[ 167 verso ] 1621 fonctionnelle [267 verso sic 167 verso]
et vous sçavez bien que
j'y serois contrainte, s'il prenoit la hardiesse de
m'en parler. - Et comment voulez-vous donc qu'il
vive ? me dit-elle. - Comme il vivoit, luy dis-je,
avant qu'il m'eust veuë. - Mais, me repliqua-elle,
cela ne se peut plus, puis qu'alors il n'avoit point
encor esté attaint de ce feu qui le brusle. - Qu'il
en cherche, luy dis-je, luy-mesme les moyens,
" sans m'offenser, qu'il esteigne ce feu. - Le feu,
"
dit-elle,
qui se peut esteindre n'est pas grand,
"
et le vostre η est extréme. - Le feu, adjoustay-je,
"
pour grand qu'il
soit ne brusle si on ne s'en
"
approche. - Encor,
me dit-elle, que
celuy qui
"
s'est bruslé fuye ce feu, il ne laisse d'avoir la
bruslure, et en fuyant d'en emporter la
cuiseur. - Pour conclusion, luy dis-je, si cela
est j'aime mieux estre le feu que le bruslé.
Avec semblables discours nous revinsmes vers nos
trouppeaux, et sur le soir les ramenasmes en nos
hameaux, où nous trouvasmes Filandre, auquel Filidas faisoit tant de bonne chere, et Amidor aussi ; que Daphnis croyoit qu'il les eust ensorcellez,
n'estant pas leur humeur de traitter ainsi avec les
autres. Il demeura quelques jours avec nous, durant
lesquels il ne fit jamais semblant de moy, vivant
avec une si grande discretion, que n'eust esté ce
que Daphnis et moy en avions veu, nous n'eussions
jamais soupçonné son intention.
En fin il fut contraint de partir, et ne sçachant à
quoy se resoudre, s'en alla chez sa sœur, parce
qu'il l'aimoit et se fioit en elle comme en
soy-mesme.
[ 168 recto ] 1621 fonctionnelle [268 recto sic 168 recto]
Cette Bergere, comme je vous ay dit, avoit
esté mariée par authorité, et n'avoit autre
contentement que celuy que l'amitié qu'elle portoit
à ce frere, luy pouvoit donner : soudain qu'elle le
vid, elle fut curieuse, apres les premieres
salutations, de sçavoir quel avoit esté son voyage,
et luy ayant respondu, qu'il venoit de chez Filidas,
elle luy demanda des nouvelles de Daphnis et de
moy ; à quoy ayant η satisfait, et l'oyant parler avec
tant de loüange de moy, elle luy dit à l'aureille :
- J'ay peur, mon frere, que vous l'aimiez plus que
moy. - Je l'aime, respondit-il, comme son merite m'y
oblige. - Si cela est, repliqua-elle, j'ay bien
deviné, car il n'y a Bergere au monde qui ait plus
de merite, et faut que j'advouë que si j'estois
homme, voulust elle ou nom, je serois son serviteur.
- Je croy ma sœur, luy respondit-il, que vous le dittes à bon esciant. - Je vous jure, dit-elle, sur ce
que j'ay de plus cher. - Je pense, repliqua-il,
que si cela estoit, vous ne seriez pas sans affaire :
car à ce que j'ay pû juger, elle est d'une humeur
qui ne seroit pas aisée à fleschir, outre que
Filidas en meurt de jalousie, et Amidor la veille
de sorte, que jamais elle n'est sans l'un des deux.
- O mon frere, s'escria-elle, tu és pris, puis que
tu as remarqué ces particularitez, ne me le celes plus, et sans mentir si c'est faute que d'aimer,
celle-là est fort pardonnable, et sans le laisser
le pressa de sorte, qu'apres mille protestations et
autant de supplications, de n'en faire
[ 168 verso ] 1621 fonctionnelle [268 verso sic 168 verso]
jamais semblant,
il le luy advoüa, et avec des paroles si affectionnées,
qu'elle eust bien esté incredule, si elle en eust
douté : et lors qu'elle luy demanda comment j'avois
receu ceste declaration : - O Dieux ! luy dit-il, si vous sçaviez quelle est son humeur,
vous diriez que jamais personne n'entreprit un
dessein plus difficile. Tout ce que j'ay pû faire
jusques icy, a esté de tromper Filidas et Amidor,
leur faisant croire qu'il n'y a rien au monde qui
soit plus à eux que moy, et j'y suis si bien parvenu,
qu'ils m'envoyerent prier de les voir,
et lors luy fit tout le discours de ce qui
s'estoit passé entre eux. - Mais, dit-il, continuant
son discours, quoy que j'y fusse allé en dessein de
descouvrir à Diane combien je suis à elle, si n'ay-je jamais osé, tant son respect a eu de force
sur moy, qui me fait desesperer de le pouvoir jamais,
si ce n'est qu'une longue pratique m'en donne la
hardiesse, mais cela ne peut estre, sans que Filidas et Amidor ne s'en prennent garde : Si bien, ma sœur
que pour vous dire l'estat où je suis, c'est presque
en un desespoir.
Callirée qui aimoit ce frere plus que tout autre
chose, ressentit sa peine si vivement, qu'apres
y avoir quelque temps pensé, elle luy dit :
- Voulez-vous, mon frere, qu'en ceste occasion je vous
rende une preuve de ma bonne volonté. - Ma sœur,
luy respondit-il, quoy que je n'en sois point en
doute, si est-ce que ny en cet accident, ny en tout
autre, je n'en refuseray jamais de vous,
[ 169 recto ] 1621 fonctionnelle [269 recto sic 169 recto]
" car les
tesmoignages de ce que nous desirons
"
ne laissent de
nous estre agreables, encor que
"
d'ailleurs nous en
soyons assurez. - Or bien,
mon frere, luy dit-elle,
puis que vous le voulez je vous rendray donc
cestuy-cy, qui ne sera pas petit, pour le hazard en
quoy je me mettray : Et puis elle continua : - Vous sçavez la ressemblance
de nos visages, de nostre hauteur, et de nostre
parole, et que si ce n'estoit l'habit, ceux mesmes
qui sont d'ordinaire avec nous, nous prendroient
l'un pour l'autre. Puis que vous croyez que le seul
moyen de parvenir à vostre dessein, est de pouvoir
demeurer sans soupçon aupres de Diane, en
pouvons nous trouver un plus aisé ny plus secret,
que de changer d'habits vous et moy, car vous
estant pris pour fille, Filidas n'entrera jamais en
mauvaise opinion, quel η sejour que vous fassiez
pres de Diane, et moy revenant vers Gerestan avec vos habits, luy feray entendre que Daphnis et Diane vous auront retenuë par force : Et ne faut
qu'inventer quelque bonne excuse pour avoir congé de
mon mary pour les aller voir, mais je ne sçay quelle
elle sera, puis que comme vous sçavez il en est assez
difficile. - Vrayement ma sœur, respondit
Filandre, je n'ay jamais douté de vostre bon
naturel, mais à ceste heure il faut que j'advoüe, qu'il n'y
eut jamais une meilleure sœur, et puis qu'il vous
plaist de prendre ceste peine, je vous supplie si
je la reçois, d'accuser mon Amour qui m'y force, [269 verso sic 169 verso] et
[ 169 verso ] 1621 fonctionnelle
de croire que c'est le seul moyen de conserver la
vie à ce frere que vous aimez,
et lors il l'embrassa avec tant de recognoissance de
l'obligation qu'il luy avoit, qu'elle devint plus
desireuse de l'y servir, qu'elle n'estoit pas auparavant.
En fin, elle luy dit : - Mon frere laissons toutes ces
paroles pour d'autres qui s'aiment moins, et voyons
seulement de mettre la main à l'œuvre. - Pour le
congé, dit-il, nous l'obtiendrons aisément, faignant
que toute la bonne chere qui m'a esté faite chez
Filidas, n'a esté que pour l'intention qu'Amidor
a de rechercher la niepce η de vostre mary, et parce que ceste charge luy ennuye, je m'assure qu'il sera
bien aisé que vous y alliez, luy faisant entendre
que vous et Daphnis ensemble pourriez aisément
traitter η ce mariage. Mais quel ordre mettrons-nous
en nos cheveux, car les vostres trop longs, et les
miens trop courts, nous rapporteront bien de
l'incommodité ? - Ne vous souciez de cela, luy
dit-elle, pour peu que vous laissiez croistre les
vostres ils seront assez grands pour vous coiffer
comme moy, et quant aux miens, je les coupperay comme
les vostres. - Mais, luy dit-il, ma sœur, ne
plaindrez vous point vostre poil ? - Mon frere, luy
repliqua-elle, ne croyez point que j'aye rien de
plus cher que vostre contentement, outre que
j'eviteray tant d'importunitez, cependant que vous
porterez mes habits, ne couchant point aupres de
Gerestan, que s'il falloit avoir mon poil, ma
peau, encores je ne
[ 170 recto ] 1621 fonctionnelle [270 recto sic 170 recto]
ferois point de difficulté de
la coupper.
A ce mot il l'embrassa, luy disant que Dieu
quelquefois la delivreroit de ce tourment, et dés lors se resolurent d'effectuer leur dessein, et
Filandre pour ne perdre temps, à la premiere
occasion qui luy sembla à propos, en parla à
Gerestan, luy representant ceste alliance si
faisable et si avantageuse, que Gerestan s'y laissa porter
fort aisément. Et parce que Filandre vouloit donner
loisir à ses cheveux de croistre il faignit d'aller
donner quelque ordre à ses affaires, et qu'il seroit
bien tost de retour. Mais Filidas ne sceut plutost Filandre de retour que elle ne l'allast visiter,
accompagnée seulement d'Amidor, et n'en voulut
partir sans le ramener vers nous, où il demeura sept
ou huit jours sans avoir plus de hardiesse de se
declarer à moy que la premiere fois.
Durant ce temps, pour monstrer combien il est
mal aisé de forcer longuement le naturel, quoy que
Filidas contrefist l'homme tant que elle pouvoit, si fut-elle contrainte de
ressentir les passions de femme, car les recherches
et les merites de Filandre firent l'effait en elle,
" qu'il desiroit qu'elles fissent en moy : Mais
"
Amour qui se plaist à rendre les actions des
plus advisez
toutes contraires à leurs desseins, luy fit faire
coup sur ce qu'il visoit le moins. Ainsi voila la pauvre Filidas tant hors d'elle-mesme,
qu'elle ne pouvoit vivre sans Filandre, et luy
faisoit des recherches si apparantes, qu'il en
demeuroit tout estonné, et n'eust esté le
[ 170 verso ] 1621 fonctionnelle [270 verso sic 170 verso]
desir qu'il
avoit de pouvoir demeurer pres de moy, il n'eust
jamais souffert ceste façon de vivre. En fin quand
il jugea que ses cheveux estoient assez longs pour
se coiffer, il retourna chez Gerestan, et luy
raconta qu'il avoit donné un bon commencement à leur
affaire, mais que Daphnis avoit jugé à propos avant
qu'elle en parlast, qu'Amidor vist sa niepce en
quelque lieu afin de sçavoir, si elle luy seroit
agreable, et que le meilleur moyen estoit que
Callirée l'y conduist, qu'aussi bien ce seroit un
commencement d'amitié qui ne pouvoit que leur
profiter. Gerestan qui ne desiroit rien avec tant de passion
que d'estre deschargé de ceste niepce, trouva ceste
proposition fort bonne, et le commanda fort
absolument à sa femme, qui pour luy en donner plus
de volonté fit semblant de ne le pas approuver beaucoup,
pour le commencement, mettant quelque difficulté à
son voyage, et monstrant de partir d'aupres de luy
à regret, disant qu'elle sçavoit bien que telles
affaires ne se manient pas comme l'on veut, ny si
promptement que l'on se le propose, et que cependant
leurs affaires domestiques n'en iroient pas mieux.
Mais Gerestan, qui ne vouloit qu'elle eust autre
volonté que la sienne, s'y affectionna de sorte,
que trois jours apres il la fit partir avec son
frere et sa niepce.
La premiere journée elle alla coucher chez Filandre,
où le matin ils changerent d'habits, qui estoient si
bien faits l'un pour l'autre, que ceux mesme qui
les accompagnoient n'y [271 recto recto sic 171 recto] recognurent
[ 171 recto ] 1621 fonctionnelle
rien : et faut
que j'advoüe, que j'y fus deceuë comme les autres,
n'y ayant entr'eux difference quelconque que je pusse remarquer : Mais j'y pouvois estre bien
aisément trompée, puis que Filidas le fut, quoy
qu'elle ne vist que par les yeux de l'Amour, qu'on
dit avoir plus penetrants qu'un linx, car
soudain qu'ils furent arrivez, elle nous laissa la
fainte Callirée, je veux dire Filandre, et emmena
la vraye dans une autre chambre pour se reposer,
le long du chemin son frere l'avoit instruite de
tout ce qu'elle avoit à luy respondre, et mesme l'avoit
advertie des recherches qu'elle luy faisoit, qui
ressembloient disoit-il, à celles que les personnes
qui aiment ont accoustumé. Dequoy et l'un et l'autre
estoit fort scandalizé, et quoy que Callirée fust
fort resoluë de supporter toutes ses importunitez
pour le contentement de son frere, si est-ce qu'elle,
qui croyoit Filidas estre homme, en avoit tant
d'horreur que ce n'estoit pas une foible contrainte
que celle qu'elle se faisoit de luy parler. Quant à nous, lors que nous fusmes retirées seules,
Daphnis et moy fismes à Filandre toutes les
caresses, qu'entre femmes on a de coustume, je veux
dire entre celles, où il y a de l'amitié et de la
privauté, que ce Berger recevoit et rendoit avec
tant de transport, qu'il m'a depuis juré, qu'il
estoit hors de soy mesme : si je n'eusse esté bien
enfant peut-estre que ses actions me l'eussent fait recognoistre : et toutefois Daphnis
[ 171 verso ] 1621 fonctionnelle [271 verso sic 171 verso]
ne s'en douta
point, tant il se sçavoit bien contrefaire. Et parce
qu'il estoit des-ja tard apres le soupper, nous
nous retirasmes à part ce pendant que Callirée et Filidas se promenoient le long de la chambre : Je ne
sçay quant à moy quels furent leurs discours, mais
les nostres c'estoient tant d'assurances d'amitié,
que Filandre me faisoit d'une si entiere affection,
qu'il estoit aisé à juger que si plutost et en
autre habit il ne m'en avoit rien dit, il ne le
falloit point blasmer de deffaut de volonté, mais de
hardiesse seulement. Pour moy j'essayois de luy en
faire paroistre de mesme, car le croyant fille, je
pensois y estre obligée par sa bonne volonté, par
son merite, et par la proximité d'elle et de Daphnis. Dés lors Amidor, qui auparavant m'avoit voulu du
bien, commença à changer ceste amitié, et à aimer la fainte Callirée, parce que Filandre qui
craignoit que sa demeure ne despleust à ce jeune
homme, faisoit tout ce qu'il pouvoit pour luy
complaire. La volage humeur d'Amidor, ne luy pût permettre de recevoir ces faveurs sans devenir
amoureux. Et cela je ne le trouvay pas estrange, dautant que la beauté, le jugement, et la courtoisie du
Berger, qui ne démantoit en rien les perfections
d'une fille, ne luy en donnoient que trop de sujet. Voyez combien Amour est folastre, et à quoy il passe
son temps ! àFilidas qui est fille, il fait aimer une fille, et à Amidor un homme, et avec tant de
passion, qu'estant en
[ 172 recto ] 1621 fonctionnelle
particulier, [272 recto sic 172 recto] ce seul sujet
estoit assez suffisant de nous entretenir. Dieu sçait
si Filandre sçavoit faire la fille, et si Callirée contrefaisoit bien son frere, et s'ils avoient faute de prudence à conduire bien
chacun son nouvel Amant. La froideur dont Callirée usoit envers moy estoit
cause que Filidas n'en avoit point de soupçon, outre
que son Amour l'en empeschoit assez : et faut que
je confesse que la voyant si fort se retirer à
Filidas, Daphnis et moy eusmes opinion que
Filandre eust changé de volonté. Dont je recevois
un contentement extréme, pour l'amitié que je
portois à sa sœur,
sept ou huit jours s'escoulerent de ceste sorte,
sans que personne en trouvast le temps trop long,
parce que chacun avoit un dessein particulier. Mais
Callirée qui eut peur que son mary ne s'ennuyast de ce sejour, sollicitoit son frere de me faire
sçavoir son dessein, qu'il n'y avoit pas
apparance que la familiarité qui estoit des-ja entre
luy et moy, me pûst permettre de refuser son
service, mais luy qui m'alloit tastant de tous
costez, n'eut jamais la hardiesse de se declarer,
et pour abuser Gerestan, il la pria d'aller vers
son mary en l'habit où elle estoit, et que sans doute, il n'y recognoistroit rien, et qu'elle luy fist entendre
que par l'advis de Daphnis, elle avoit laissé
Callirée chez moy, afin de traitter avec plus de
loisir le mariage d'Amidor et de sa niepce. Au commencement sa sœur s'estonna, car son mary
estoit assez fascheux. En fin voulant
[ 172 verso ] 1621 fonctionnelle [272 verso sic 172 verso]
en tout
contenter son frere, elle s'y resolut, et pour
rendre ceste excuse plus vray-semblable, ils
parlerent à Daphnis du mariage d'Amidor, qu'elle
rejetta assez loing pour plusieurs considerations
qu'elle leur mit en avant, mais sçachant qu'ils
avoient pris ce sujet pour avoir congé de Gerestan,
qu'autrement ils n'eussent pû avoir, elle qui se
plaisoit en leur compagnie me le communiqua, et
fusmes d'advis qu'il estoit à propos de faire
semblant que ceste alliance fust faisable, et sur
ceste resolution elle en escrivit à Gerestan luy
conseillant de laisser sa femme pour quelque temps
avec nous, afin que nostre amitié fust cause que
l'alliance s'en fist avec moins de difficulté, et
qu'elle croyoit que toutes choses y fussent bien
disposées.
Avec ceste resolution Callirée ainsi
revestuë, alla trouver son mary, qui déceu de l'habit
la prit pour son frere, et receut les excuses du
sejour de sa femme, estant bien aise qu'elle y fust
demeurée pour ce sujet. Jugez, belles Bergeres, si je
n'y pouvois pas bien estre trompée, puis que son
mary ne la pût recognoistre.
Ce fut en ce temps que la bonne volonté qu'il me
portoit augmenta de sorte, qu'il n'y eut plus de
moyen de la celer, quelle η force qu'il fist à soy-mesme, la pratique ayant
cela de propre
" qu'elle rend ce qui est aimé plus aimé, et plus
"
hay ce que l'on trouve mauvais : Et
recognoissant
son impuissance, il s'advisa de me
persuader, qu'encor qu'il fust fille, il ne laissoit d'estre
[ 173 recto ] 1621 fonctionnelle [273 recto sic 173 recto]
amoureux de moy, avec autant de passion et
plus encores que s'il eust esté homme, et le disoit
si naïvement, que Daphnis qui m'aimoit bien fort,
disoit que jusques à ceste heure elle ne l'avoit
jamais recognu, mais qu'il estoit vray qu'elle
aussi en estoit amoureuse, et ne le falloit pas
trouver estrange, puis que Filidas qui estoit
homme, aimoit de sorte Filandre, que ce n'estoit
rien moins qu'Amour, et la dissimulée Callirée juroit qu'une des plus fortes occasions qui avoient
contraint son frere à s'en aller, estoit la recherche
qu'il luy faisoit : et me sceurent dire tant
de raisons, que je me laissay aysément persuader que
cela estoit, me semblant mesme qu'il n'y avoit rien
qui me pûst importer. Ayant donc receu η ceste fainte,
elle ne faisoit plus de difficulté de me parler
librement de sa passion, mais toutefois comme
femme, et parce qu'elle me juroit que les mesmes ressentiments, et les mesmes passions que les hommes
ont pour l'amour, estoient en elle, et que de les dire, luy estoit soulagement, bien
souvent estant seules, et n'ayant point cet entretien
desagreable, elle se mettoit à genoux devant moy,
et me representoit ses veritables affections, et
Daphnis mesme qui s'y plaisoit, quelquefois l'y
convioit.
Douze ou quinze jours s'escoulerent ainsi, avec tant
de plaisir pour Filandre qu'il m'a juré
n'avoir jamais passé des jours plus heureux, quoy
que ses desirs luy donnassent de continuels [273 verso sic 173 verso] mouvements,
et cela fut cause que
[ 173 verso ] 1621 fonctionnelle
augmentant de jour à autre en son affection, et se plaisant en ses pensers, bien souvent il se retiroit seul pour les entretenir en son à-part, et parce que le jour il ne vouloit nous esloigner, quelquefois la nuit, quand il pensoit que chacun dormoit, il sortoit de sa chambre, et s'en alloit dans un jardin, où sous quelques arbres il passoit une partie du temps en ses considerations, et parce que plusieurs fois il sortit de ceste sorte, Daphnis s'en prit garde, qui couchoit en mesme chambre, et comme ordinairement on soupçonne plutost le mal que le bien, elle eut opinion de luy et d'Amidor, pour la recherche que ce jeune Berger luy faisoit : et pour s'en asseurer, elle veilla de sorte faignant de dormir, que voyant sortir la fainte Callirée du lict elle le suivit de si pres, qu'elle fut presque aussi tost que ce jeune Berger, dans la basse court, n'ayant mis sur elle qu'une robe à la haste, et le suivant pas à pas à la lueur de la Lune, elle le vid sortir de la maison, par une porte mal fermée, et entrer dans un jardin, qui estoit sous les fenestres de ma chambre, et passant jusques au milieu, le vid asseoir sous quelques arbres, et ayant les yeux contre le ciel, ouït qu'il disoit fort haut,
Ainsi ma Diane surpasse,
En beauté les autres beautez,
Comme de nuit la Lune η efface
De clarté les autres clartez.
Quoy que Filandre eust dit ces paroles assez
[ 174 recto ] 1621 fonctionnelle [274 recto sic 174 recto]
haut,
si est-ce que Daphnis n'en entre-ouït que quelques
mots, pour estre trop esloignée, mais prenant le
tour un peu plus long, elle s'approcha de luy sans
estre veuë, le plus doucement qu'elle pût, quoy
qu'il fust si attentif à son imagination, que quand
elle eust esté devant luy, il ne l'eust pas
apperceuë, à ce que depuis il m'a juré. A peine
s'estoit elle mise en terre pres de luy, qu'elle
l'ouït souspirer fort haut, et puis apres d'une voix
assez abattuë dire : - Et pourquoy ne veut ma fortune que je sois aussi capable de la servir, qu'elle est
digne d'estre servie ? et qu'elle ne reçoive aussi
bien les affections de ceux qui l'aiment, qu'elle
leur donne d'extresmes passions ? Ah, Callirée, que
vostre ruse à esté pernicieuse pour mon repos, et que
ma hardiesse est punie d'un tres-juste supplice,
Daphnis escoutoit fort attentivement Filandre, et
quoy qu'il parlast assez clairement, si ne
pouvoit-elle comprendre ce qu'il vouloit dire,
abusee de l'oppinion qu'il fust Callirée. Cela fut
cause que luy prestant l'aureille, encores plus
curieuse, elle ouit que peu apres rehaussant la
voix, il dit : - Mais, outrecuidé Filandre, qui
pourra jamais excuser ta faute, ou quel assez grand
chastiment esgalera ton erreur ? tu aymes ceste
Bergere, et ne voy tu pas qu'autant que sa beauté
te le commande, autant te le deffend son honnesteté ?
combien de fois t'en ay-je adverty ? et si tu ne
m'as voulu croire, n'accuse de ton mal que ton
imprudence. A ce mot sa langue se teut,
[ 174 verso ] 1621 fonctionnelle [274 verso sic 174 verso]
mais ses yeux et ses
souspirs en leur lieu commencerent à rendre
tesmoignage quelle estoit la passion, dont il
n'avoit pû descouvrir que si peu, et pour se
divertir de ses pensers, ou plus tost pour les
continuer plus doucement, il se leva de ce lieu, pour se promener comme de coustume, et si
promptement, qu'il apperceut Daphnis, quoy que pour
se cacher elle se mist à la fuitte, mais luy qui
l'avoit veuë, pour la recognoistre, la poursuivit
jusques à l'entree d'un bois de coudriers, où il
l'atteignit, et pensant qu'elle eust descouvert tout
ce qu'il avoit tenu si caché, demy en colere, il
luy dit : - Et quelle curiosité, Daphnis, est
celle cy, de me venir espier de nuit en ce lieu ?
- C'est respondit Daphnis en sousriant, pour
apprendre de vous par finesse, ce que je n'eusse sceu autrement, (et en cela elle pensoit parler à
Callirée, n'ayant pas encor descouvert qu'il fust Filandre). - Et bien (reprit Filandre pensant
estre descouvert) quelle si grande nouveauté
y avez vous apprise ? - Toute celle dit Daphnis que
j'en voulois sçavoir.
- Vous voyla donc dit
Filandre, bien satisfaite de vostre curiosité ?
- Aussi bien respondit-elle, que vous l'estes et
le serez mal de vostre ruse, car tout ce sejour pres
de Diane, et toute ceste grande affection que vous
luy faictes paroistre, ne vous raporteront en fin
que de l'ennuy, et du desplaisir. - O Dieux, dit
Filandre est-il possible que je sois descouvert ! Ah discrette Daphnis, puis que vous sçavez ainsi
le sujet de mon sejour,
[ 175 recto ] 1621 fonctionnelle [275 recto sic 175 recto]
vous avez bien entre vos mains, et ma vie et ma mort, mais si vous vous ressouvenez de ce que je vous suis, et quels offices d'amitié vous avez receu de moy, quand l'occasion s'en est presentée, je veux croire que vous aymerez mieux mon bien et mon contentement, que non pas mon desespoir ny ma ruine. Daphnis pensoit encores parler à Callirée, et avoit opinion que toute ceste crainte fust à cause de Gerestan, qui eust trouvé mauvais (s'il en eust esté adverty) qu'elle fist cet office à son frere ; et pour l'en assurer luy dit : - Tant s'en faut que vous ayez à redouter ce que je sçay de vos affaires, que si vous m'en eussiez advertie, j'y eusse contribué et tout le conseil, et toute l'assistance que vous eussiez pû desirer de moy, mais racontes η moy d'un bout à l'autre tout ce dessein, afin que vostre franchise m'oblige plus à vous y servir, que la meffiance que vous avez euë de moy ne me peut avoir offensée. - Je le veux, dit-il, ô Daphnis, pourveu que vous me promettiez de n'en dire rien à Diane, que je n'y consente. - C'est un discours, respondit la Bergere, qu'il ne luy faut pas faire mal à propos, son humeur estant peut-estre plus estrange que vous ne croiriez pas en cela. - C'est là mon grief dit Filandre, ayant dés le commencement assez recognu que j'entreprenois un dessein presque impossible : Car d'abort que ma sœur, et moy resolusmes de changer d'habit, elle prenant le mien, et moy le sien, je prevy bien que tout ce qui m'en reüssiroit [275 verso sic 175 verso] de plus advantageux, seroit
[ 175 verso ] 1621 fonctionnelle
de pouvoir
vivre plus librement quelques jours aupres d'elle,
ainsi dissimulé, que si elle me recognoissoit pour
Filandre. - Comment, interrompit Daphnis toute
surprise, comment pour Filandre ? Et n'estes-vous
pas Callirée ?
Le Berger qui pensoit qu'elle l'eust auparavant
recognu, fut bien marry de s'estre descouvert si
legerement, toutefois voyant que la faute estoit
faitte, et qu'il ne pouvoit plus retirer la parole qu'il avoit proferée, pensa estre à propos de s'en
prevaloir, et luy dit : - Voyez Daphnis, si vous
avez occasion de vous douloir de moy, et de dire que
je ne me fie pas en vous, puis que si librement je
vous descouvre le secret de ma vie : car ce que je
viens de vous dire m'est de telle importance,
qu'aussi tost qu'autre que vous le sçaura, il n'y a
plus d'esperance de salut en moy : mais je veux bien
m'y fier, et me remettre tellement en vos mains, que
je ne puisse vivre que par vous : Sçachez donc
Bergere, que vous voyez devant vous Filandre sous
les habits de sa sœur, et qu'Amour en moy, et la
compassion en elle, nous a ainsi desguisez ; et apres luy alla racontant son extresme affection,
la recherche qu'il avoit faitte d'Amidor, et de
Filidas, l'invention de Callirée à changer
d'habits, la resolution d'aller trouver son mary
vestuë en homme, bref tout ce qui s'estoit passé en
cet affaire, avec tant de demonstration d'Amour,
qu'encores qu'au commencement Daphnis se fust
estonnée de la hardiesse de luy et de sa sœur,
[ 176 recto ] 1621 fonctionnelle
si est-ce [276 recto sic 176 recto] qu'elle en perdist l'estonnement, quand elle recognut la grandeur de son affection, jugeant bien
qu'elle les pouvoit porter a de plus grandes folies.
Et encor que si elle eust esté appellée à leur
conseil, lors qu'ils firent ceste entreprise, elle
n'en eust jamais esté d'avis : toutefois voyant
comme l'effet en avoit bien reüssi, elle resolut de
luy ayder en tout ce qui luy seroit possible, et n'y
espargner ny peine, ny soing, ny artifice qu'elle
jugeast despendre d'elle, et le luy ayant promis avec plusieurs asseurances
d'amitié, elle luy donna le meilleur
advis qu'elle
pût, qui estoit de m'engager
" peu à
peu en son
amitié : - Car, disoit-elle, l'Amour
" envers les femmes
est un de ces outrages,
" dont
la parole offense plus
que le coup.
"
C'est
un ouvrage que nul n'a honte de
faire,
"
pourveu que le nom luy en soit caché.
De sorte
que j'estime ceux-là bien advisez,
qui se font aymer à leurs Bergeres avant que de
leur parler d'Amour. Dautant qu'Amour est un
"
animal qui n'a rien de rude que le nom, estant
"
d'ailleurs tant agreable, qu'il n'y a personne
qui s'en desplaise. Et par ainsi pour estre receu
de
Diane, il faut que ce soit sans le luy nommer, ny
mesme sans qu'elle le voye, et user d'une telle
prudence qu'elle vous ayme, aussi tost qu'elle
pourra sçavoir que vous l'aimez d'Amour, car y
estant embarquée, elle ne pourra par apres se retirer
au port, encore qu'elle voye quelque apparence de
tourmente autour d'elle. Il me semble que jusques
[ 176 verso ] 1621 fonctionnelle [276 verso sic 176 verso]
icy vous
vous y estes conduit avec une assez grande prudence,
mais il faut continuer.
" La fainte que vous avez
faitte d'estre amoureuse
"
d'elle, encores que fille,
est tres a propos,
estant tres-certain, que toute
Amour qui est
" soufferte, en fin en conçoit une
reciproque.
"
Mais il faut passer plus outre. Nous faisons
"
aisément plusieurs choses qui nous
sembleroient
"
fort difficiles, si la coustume ne nous
les rendoit
"
aysées. C'est pourquoy ceux qui n'ont
pas
"
accoustumé une viande, la treuvent au
commencement
d'un goust fascheux, qui peu à peu se rend agreable par l'usage. Il faut que de là vous appreniez à
rendre à Diane les discours amoureux plus aisez, et
que par la coustume, ce qui luy est si inaccoustumé,
luy soit ordinaire, et pour y mieux parvenir, il
faut trouver quelque invention pour luy rendre
agreable vostre recherche, et que
" vous luy puissiez
parler, encores que fille, aux
"
mesmes termes que
les Bergers : car tout ainsi
"
que l'aureille qui a accoustumé d'oüir la Musique η,
"
est capable d'y plier mesme la voix et
"
la hosser, et baisser aux tons qui sont concordans,
"
encor que d'ailleurs on ne sçache
"
rien en cet art. De mesme, la Bergere qui oyt
"
souvent les discours
d'un Amant, y plie les
"
puissances de son ame, et
encor qu'elle ne sçache
"
point aymer, ne laisse à se
porter insensiblement
aux ressentimens de l'Amour.
Je veux dire qu'elle ayme la compagnie de ceste
personne, en ressent l'esloignement, a pitié
[ 177 recto ] 1621 fonctionnelle [277 recto sic 177 recto]
de son
mal, et bref aime en effet sans y penser. Voyez vous Filandre, ne faictes pas vostre profit de ces
instructions ailleurs, et ne croyez pas que si je ne
vous aymois, et n'avois pitié de vous, que je vous
descouvrisse ces secrets de l'escole, mais recevez
ce que je vous dis pour arrhes de ce que je desire
faire pour vous.
Avec semblables paroles voiant que le jour
approchoit, ils se retirerent dans le logis, non
pas sans se mocquer de l'Amour d'Amidor, qui le
prenoit pour fille, et de raporter une partie de
ses discours pour en rire. Et s'estant sur le matin
endormis en ceste resolution, ils demeurerent bien
tard au lict, pour se recompenser de la perte de la
nuit, ce qui donna commodité au jeune Amidor de
les y surprendre, et n'eust esté que presque en
mesme temps j'entray dans leur chambre, je croy
qu'il eust peut-estre recognu la tromperie, car
s'estant adressé au lit de la fainte Callirée,
quoy qu'elle joüast bien son personnage, luy parlant
avec toute la modestie qu'il luy estoit possible, et
luy monstrant un visage severe pour luy oster la
hardiesse de ne se point hazarder, si est-ce que son
affection l'eust peut-estre licentié, et que ses
mains indiscretes eussent descouvert son sein. Mais
à mon abort Daphnis me pria de l'en empescher, et
de les separer, ce que je fis avec beaucoup de
contentement de Filandre, qui faignant de m'en
remercier, me baisa la main avec tant d'affection,
que si je l'eusse tant soit
[ 177 verso ] 1621 fonctionnelle
peu soupçonné, j'eusse
bien recognu, que veritablement il y [277 verso sic 177 verso] avoit de l'Amour.
Apres leur ayant donné le bon jour, je ramenay
Amidor avec moy, afin qu'ils eussent le loisir de
s'abiller.
Et parce qu'ils avoient dessein de parachever ce
qu'ils avoient proposé, incontinent apres disner que
nous estions retirez comme de coustume soubs quelques
arbres, pour jouïr du fraiz, encore qu'Amidor y fust,
Daphnis jugea que l'occasion estoit bonne, estant
bien aise que ce fust mesme en sa presence, pour m'en en oster tout soupçon, et que si à l'advenir il
l'oyoit par mesgarde parler quelquefois en homme, il
ne le trouvast point estrange, faisant signe à
Filandre afin qu'il aydast à son dessein, elle
luy dit : - Et qu'est-ce Callirée, qui vous peut
rendre muette en la presence de Diane. - C'est
respondit-il que j'allois en moy-mesme faisant
plusieurs souhaits, pour la volonté que j'ay de
faire service à ma maistresse, et entre autre un,
que je n'eusse jamais pensé devoir desirer. - Et
quel est-il ? interrompit Amidor. - C'est continua
Filandre, que je voudrois estre homme pour rendre
plus de service à Diane. - Et comment, adjousta
Daphnis, estes vous amoureuse d'elle ? - Plus
respondit Filandre, que ne le sçauroit estre tout
le reste de l'univers. - J'aime donc mieux, dit
Amidor, que vous soyez fille, tant pour mon
advantage, que pour celuy de Filidas. - La
consideration de l'un, ny de l'autre, repliqua
Filandre, ne me fera pas changer de desir. - Et
quoy ?
[ 178 recto ] 1621 fonctionnelle
adjousta Daphnis, auriez vous opinion que Diane [278 recto sic 178 recto] vous aymast davantage. - Je le devrois ainsi
esperer dit Filandre, par les loix de Nature, si
ce n'est que comme en sa beauté elle en outrepasse les forces, qu'en son humeur elle en desdaigne les ordonnances. - Vous
me croirez telle qu'il vous plaira (luy dis-je) si vous fais-je serment veritable, qu'il n'y a homme au
monde que j'ayme plus que vous. - Aussi (me
repliqua-il) n'y a-il personne qui vous ayt tant
voüé de service, mais ce bon heur ne durera que
jusques à ce que vous aurez recognu mon peu de merite, ou que quelque meilleur sujet se presente. - Me croyez-vous (luy repliquay-je) si volage que vous me
faictes. - Ce n'est pas (me respondit-il) que je
croye en vous les imperfections de l'inconstance,
mais je sçay bien que j'en ay les causes pour les
deffauts qui sont en moy. - Le deffaut, luy dis-je,
est plustost de mon costé, et à ce mot je l'embrassay, et le baisay d'une aussi
sincere affection que s'il eust esté ma sœur.
Dequoy Daphnis sousrioit en soy-mesme, me voyant si
bien abusée, surquoy Amidor nous interrompant, jaloux
(comme je croy) de tous deux : - Je pense, dit-il, que
c'est à bon escient, et que Callirée ne se mocque
point. - Comment, dit-il, me moquer ? que le ciel me punisse plus rigoureusement qu'il ne chastia
jamais parjure, s'il y eut oncques Amour plus
violente, ny plus passionnée que celle que je porte
à Diane. - Et si vous estiez homme, adjousta
Daphnis, sçauriez-
[ 178 verso ] 1621 fonctionnelle
vous bien user des paroles
d'homme, pour [278 verso sic 178 verso] declarer vostre passion ? - Encores,
respondit-il, que j'aye peu d'esprit, si est-ce que
mon extreme affection ne me lairroit jamais muette
en semblable occasion. - Et voyons dit
Amidor, si ce ne vous est peine, comme, belle Bergere vous vous
démesleriez d'une telle entreprise. - Si ma
maistresse, dit Filandre, me le permet, je le
feray, avec promesse toutefois qu'elle m'accordera
trois supplications que je luy feray. La premiere
qu'elle me respondra à ce que je luy diray ; l'autre
qu'elle ne croira point estre fainte, ce que soubs
autre personne que de Callirée, je luy representeray,
mais les recevra comme tres-veritables, encores
qu'impuissantes passions, et pour la fin, qu'elle
ne permettra que jamais autre que moi la serve en
ceste qualité.
Moy qui voyois que chacun y prenoit plaisir, et
aussi que veritablement j'aymois Filandre, sous les
habits de sa sœur, luy respondis, que pour sa
seconde et derniere demande elles luy estoient
accordées, tout ainsi qu'elle les sçauroit desirer,
que pour la premiere, j'estois si peu accoustumée à faire telles responses, que je m'assurois qu'elle
y auroit peu de plaisir. Toutefois que pour ne la
desdire en rien, j'essayerois de m'en acquiter le
mieux qu'il me seroit possible. A ce mot, se relevant sur un genoux, par ce que
nous estions assis en rond, et me prenant une main, il commença de
ceste sorte.
- Je n'eusse jamais creu, belle
Maistresse, considerant
[ 179 recto ] 1621 fonctionnelle
en vous tant de perfections,
qu'il pûst estre permis à un mortel de vous aymer,
si [279 recto sic 179 recto] je n'eusse esprouvé en moy-mesme, qu'il est
impossible de vous voir, et ne vous aymer point.
Mais sçachant bien que le Ciel est trop juste pour
nous commander une chose impossible, j'ay tenu pour
certain qu'il vouloit que vous fussiez aymée, puis
qu'il permettoit que vous fussiez veuë, et sur
ceste creance j'ay fortifié de raisons la hardiesse
que j'avois euë de vous voir, et beny en mon cœur
l'impuissance, qui m'a aussi tost sousmis à vous, que
mes yeux se sont tournez vers vous. Que si les loix
ordonnent, que l'on rende à chacun ce qui est sien,
ne trouvez mauvais, belle Bergere, que je vous rende mon cœur, puis qu'il vous est tellement acquis,
que si vous le refusez, je le desadvoüe pour estre
mien. A ce mot il se teut, pour ouyr ce que je luy
respondrois, mais avec une façon, que s'il n'eust
point eu l'habit qu'il portoit, mal-aisément eust on
pû douter qu'il ne le dist à bon escient,
et pour ne contrevenir à ce que je luy avois promis,
je luy fis telle response : - Berger, si les
loüanges que vous me donnez estoient veritables, je
croirois peut-estre ce que vous me dittes de vostre
affection, mais sçachant bien que ce sont
flatteries, je ne puis croire que le reste ne soit
dissimulation. - C'est trop blesser vostre jugement,
me dit il, que de douter de la grandeur de vostre
merite, mais c'est avec semblables excuses que vous
avez accoustumé de refuser les choses que vous ne
voulez pas, si puis-je
[ 179 verso ] 1621 fonctionnelle
avec verité jurer par nostre Dieu Pan, et vous [279 verso sic 179 verso] sçavez bien que je ne me parjure
pas, que vous ne refuserez jamais rien qui vous
soit donné de meilleure, ny plus entiere volonté.
- Je sçay bien, luy respondis-je, que les Bergers
de ceste contrée, ont accoustumé d'user de plus de
paroles, où il y a moins de verité η, et qu'ils
tiennent entre-eux pour chose tres averée, que les
Dieux n'escoutent, ny ne punissent jamais les faux
serments des Amoureux. - Si c'est un vice particulier
de vos Bergers, dit-il, je m'en remets à vostre cognoissance ; mais moy qui suis estranger η ne
dois participer à leur honte, puisque je ne le fais pas à leur faute, et toutefois par vos paroles mesmes
plus cruelles, il faut que je retire quelque
satisfaction pour moy, car encor que les Dieux ne
punissent les serments des Amoureux, si je ne le suis
pas, comme il semble que vous doutiez, les Dieux
ne lairront de m'envoyer le chastiment de parjure,
et s'ils ne le font, vous serez contrainte d'advoüer, que n'estant point chastié, je ne suis donc point
menteur, et que si je suis menteur, et ne suis point chastié, il faut que vous confessiez que je suis
Amant η. Et par ainsi, de quel η costé que vostre bel
esprit se veuille tourner, il ne sçauroit des-avoüer,
qu'il n'y a point de beauté en la terre, ou Diane est belle, et que jamais beauté n'a esté aymée, ou
la vostre l'est de ce Berger, qui est à vos genoux,
et qui en cet estat implore le secours de toutes
les graces, pour en retirer une de vous, qu'il croit
meriter,
[ 180 recto ] 1621 fonctionnelle
si une parfaitte Amour a jamais eu du
merite. - Si je suis belle, [280 recto sic 180 recto] repliquay-je, je m'en
remets aux yeux qui me voyent sainement ; mais que vous ne soyez parjure et
dissimulée, il faut Callirée, que je die que
l'assurance dont vous me parlez en homme, me fait
resoudre à ne croire jamais aux paroles, puis
qu'estant fille, vous les sçavez si bien desguiser.
- Et pourquoy Diane, dit-il lors en sousriant,
interrompez vous si tost les discours de vostre
serviteur ? Vous estonnez vous qu'estant Callirée,
je vous parle avec tant d'affection ?
Ressouvenez-vous qu'il n'y a impuissance de condition
qui m'en fasse jamais diminuer, tant s'en faut, ce
sera plutost ceste occasion qui la conservera, et
plus violente, et eternelle, puis qu'il n'y a rien qui
diminuë tant l'ardeur du desir η, que la joüissance de
ce qu'on desire, et cela ne pouvant estre entre nous,
vous serez jusques à mon cercueil tousjours aymée, et
moy tousjours Amante. Et toutefois si Tiresias,
apres avoir esté fille, devint homme aussi, pourquoy ne
puis-je esperer que les Dieux me pourroient bien
autant favoriser, si vous l'aviez agreable ? Croyez moy
belle Diane, puis que les Dieux ne font jamais
rien en vain, qu'il n'y a pas apparance qu'ils ayent
conceu en moy une si parfaitte affection, pour m'en
laisser vainement travailler, et que si la nature
m'a fait naître fille, que mon Amour extresme me peut bien
rendre telle, que ce ne soit point inutilement.
[ 180 verso ] 1621 fonctionnelle
Daphnis qui voyoit que ce discours s'alloit fort
esgarant, et qu'il estoit dangereux, que cet [280 verso sic 180 verso] Amant se laissast transporter à dire chose qui le fist descouvrir par Amidor, l'interrompit, en luy disant :
- C'est sans doute Callirée que vostre Amour ne
sera point esprise inutilement tant que vous servirez
ceste belle Bergere, non plus que le flambeau ne
se consume pas en vain, qui esclaire à ceux qui sont
dans la maison, car tout le reste du monde n'estant
que pour servir à ceste belle, vous aurez fort bien
employé vos jours, quand vous les aurez passez en
son service. - Mais changeons de discours, dit
Amidor, car voicy venir Filidas, qui ne prendroit nullement plaisir à les ouïr, encor que
vous soyez filles,
et presque à mesme temps Filidas arriva, qui nous
fit toutes lever pour le salüer. Mais Amidor qui
aimoit passionnément la fainte Callirée, lors que
sa cousine arriva, prit le temps si à propos, que
s'esloignant avec Filandre un peu de la trouppe,
et la prenant sous les bras, voyant que personne
ne les pouvoit ouyr, commença de luy parler ainsi :
- Est-il possible, belle Bergere, que les paroles que
vous venez de tenir à Diane soient veritables, ou
bien si vous les avez dittes seulement pour monstrer
la beauté de vostre esprit ? - Croyez Amidor, luy
respondit-il, que je ne suis point mensongere, et
que jamais je ne dis rien plus veritablement, que
l'assurance que je luy ay faite de mon affection,
que si en quelque chose j'ay manqué à la verité, ç'a esté pour en avoir dit moins que je n'en
[ 181 recto ] 1621 fonctionnelle
ressens : [281 recto sic 181 recto] mais
en cela je dois estre excusée, puis qu'il n'y a point
d'assez bonnes paroles pour le pouvoir dire comme
je le conçois : A quoy il respondit avec un grand souspir : - Puis que
cela est, belle Callirée, malaisément puis-je
croire que vous ne recognoissiez beaucoup mieux
l'affection que l'on vous porte, puis que vous
ressentez les mesmes coups dont vous blessez, que
non point celles qui en sont du tout ignorantes, et
cela sera cause que je n'iray point recherchant
d'autres paroles pour vous declarer ce que je souffre pour vous, ny d'autres raisons pour excuser ma
hardiesse, que celles dont vous avez usé parlant à
Diane, et seulement j'adjouteray ceste
consideration, afin que vous cognoissiez la grandeur
de mon affection : Que si le coup qui ne se void,
se doit juger selon la force du bras qui le donne ; la beauté de Diane, dont vous ressentez la
blessure, estant beaucoup moindre que la vostre,
doit bien avoir fait moindre effort en vous que la
vostre en moy : Et toutefois si vous l'aimez avec
tant de violence, considerez comment Amidor doit
estre traitté de Callirée, et quelle doit estre
son affection, car il ne sçauroit la vous declarer
que par la comparaison de la vostre. - Berger, luy
respondit-il, si la cognoissance que vous avez euë
de l'amitié que je porte à Diane, vous a donné la
hardiesse de me parler de ceste sorte, il faut que
je supporte le supplice que mon inconsideration
merite, ayant parlé si ouvertement devant vous, mais
[ 181 verso ] 1621 fonctionnelle[281 verso sic 181 verso]
aussi deviez-vous avoir esgard, qu'estant fille je
ne pouvois luy tenant ces discours offenser son honnesteté,
et si faites bien vous en me parlant
ainsi, qui ay un mary qui ne supporteroit pas avec
patience cet outrage de vous s'il en estoit adverty. Mais
outre cela, puis que vous parlez de Diane, à qui veritablement je me suis entierement donnée : encor faut-il que je vous die, que si vous voulez
que je mesure vostre affection à la mienne, selon les
causes que nous avons d'aimer, je ne croiray pas que
vous en ayez beaucoup, puis que ce que vous nommez
beauté en moy, n'est de nulle qualité sensible aupres de la sienne. - Belle Bergere, luy dit
Amidor, je n'ay jamais creu que l'on vous pûst
offenser en vous aimant, mais puis que cela est,
j'advoüe que je merite chastiment, et que je suis
prest à le recevoir tout tel que vous me
l'ordonnerez, il est vray que vous devez ensemble vous resoudre à joindre au mesme supplice, tout celuy
que je pourray meriter, en vous aimant le reste de
ma vie, car il est impossible que je vive sans vous
aimer : Et ne croyez point que le mescontentement de
Gerestan m'en puisse jamais divertir, celuy qui ne
craint, ny les hazards, ny la mort mesme, ne redoutera
jamais un homme : Mais quant à ce qui vous touche,
j'advoüe que j'ay failly en faisant quelque
comparaison de vous à Diane, estant sans doute
mal proportionnée de son costé, il est vray que ce
n'a pas esté comme de chose esgale,
[ 182 recto ] 1621 fonctionnelle [282 recto sic 182 recto]
mais comme du moindre au plus grand : et ayant eu opinion que ce que vous ressentiez vous donneroit plus de cognoissance de ma peine, j'ay commis ceste erreur, en laquelle si vous me pardonnez, je proteste de ne retomber jamais. Filandre qui m'aimoit à bon escient, et qui avoit eu opinion qu'Amidor en fist de mesme, eust malaisément supporté d'ouyr parler de moy avec tant de mespris, s'il n'eust eu dessein de descouvrir ce qui en estoit, mais desirant de s'en esclaircir, et luy semblant d'en avoir rencontré une fort bonne occasion, il eut tant de puissance sur soy-mesme, que sans luy en faire semblant, il luy dit : - Comment est-il possible, Amidor, que vostre bouche profere des paroles que vostre cœur desment si fort ? Pensez-vous que je ne sçache pas bien que vous dissimulez, et que dés long temps vostre affection est toute pour Diane ? - Mon affection ? repliqua-il comme surpris, que jamais personne ne me puisse aimer, si j'ayme autre Bergere que vous, je ne dis pas qu'autrefois je n'aye esté de ses amis, mais son humeur inégale tantost toute de feu, tantost toute de glace m'en a tellement retiré, qu'à ceste heure elle m'est indifferente. - Et comment, dit Filandre, m'osez vous parler ainsi, puis que je sçay qu'en verité elle vous a aimé et vous aime encores ? - Je ne veux pas nier, dit Amidor qu'elle ne m'ait aimé. Et continua-il en sousriant, je ne jurerois pas qu'elle ne m'aime encores, mais si ferois η bien qu'elle n'est [282 verso sic 182 verso] point aimée de moy, et que je luy en laisse
[ 182 verso ] 1621 fonctionnelle
tout le soucy.
Ce qu'Amidor disoit en cela estoit bien selon son
humeur ; car c'estoit sa vanité ordinaire, de
vouloir qu'on creust qu'il eust plusieurs belles fortunes, et à ceste occasion avoit accoustumé
de se rendre à dessein si familier de celles qu'il
conversoit, que quand il s'en retiroit, il pouvoit
presque par ses sousris et niant froidement, faire
croire tout ce qu'il vouloit d'elles. A ce coup Filandre recognut bien son artifice, et n'eust
esté qu'il craignoit de se descouvrir, il se sentit
tellement touché de mon offense, que je crois qu'il
l'eust repris de mensonge, si ne pût-il
s'empescher de luy respondre assez aigrement :
- Vrayement Amidor, vous estes le plus indigne
Berger, qui pratique parmy les bonnes compagnies. Vous
avez le courage de parler de ceste sorte de Diane, à qui vous montrez tant d'amitié, et à qui vous
avez tant d'obligation ? et que pouvons-nous
esperer, qui n'approchons en rien à ses
merites, puis que ny ses perfections, ny son
amitié, ny vostre alliance ne vous peuvent attacher
la langue ? Quant à moy j'advoüe que vous estes la
plus dangereuse personne qui vive, et qui voudra
avoir du repos, doit tascher de vous esloigner comme
une maladie tres contagieuse. A ce mot il le quitta, et nous vint retrouver, le
visage tant enflammé de colere, que Daphnis cognut
bien qu'il estoit offensé d'Amidor, qui estoit
demeuré si estonné de ceste separation, qu'il
[ 183 recto ] 1621 fonctionnelle [283 recto sic 183 recto]
ne
sçavoit ce qu'il avoit à faire. Depuis le soir Daphnis s'enquit de Filandre, de leur discours, et
parce qu'elle m'aimoit, et jugeoit que cela ne
pouvoit que beaucoup accroistre l'amitié que je
portois à la fainte Callirée, dés le matin elle me
le raconta avec tant d'aspreté contre Amidor, et si
avantageusement pour Filandre, qu'il faut advoüer
que depuis je ne me pûs si aisément deffendre de
l'aimer, lors que je le recognus, me semblant que
sa bonne volonté m'y obligeoit. Mais Daphnis, qui
sçavoit bien que si je l'aimois alors c'estoit pour
le croire Callirée, le conseilloit ordinairement
de se descouvrir à moy, qu'elle croyoit bien
qu'au commencement je le rejetterois, et m'en
facherois, mais qu'en fin toutes choses se
remettroient, et que de son costé elle y travailleroit
de sorte, qu'elle esperoit en venir à bout. Mais elle
ne pût avoir d'assez fortes persuasions pour luy
en donner le courage, qui fit resoudre Daphnis de
le faire elle mesme sans qu'il le sçeust, prevoyant bien que Gerestan voudroit ravoir sa
femme, et ceste finesse auroit esté inutile.
En ceste resolution un jour qu'elle me trouva seule,
apres quelques discours assez ordinaires : - Mais que
sera-ce en fin, dit-elle, de ceste folle de Callirée,
je croy en verité que vous luy ferez perdre
l'entendement : car elle vous aime si passionnément,
que je ne croy pas qu'elle puisse vivre. Si
Filidas va un jour coucher hors de ceans, et que
vous puissiez
[ 183 verso ] 1621 fonctionnelle [283 verso sic 183 verso]
sortir une nuit de vostre chambre, il
faut que vous la voyez en l'estat où je l'ay trouvée
plusieurs fois, car presque toutes les nuits qui
sont un peu claires, elle les passe dans le jardin,
et se plaist de sorte en ses imaginations, que je ne
la puis retirer qu'à force de ses resveries. - Je
voudroy bien, luy respondis-je, luy pouvoir rapporter du soulagement, mais que veut-elle de
moy ? ne luy rends-je pas amitié pour amitié ? ne
luy fay-je pas paroistre par toutes mes
actions ? manque-je à quelque sorte de courtoisie,
ou de devoir envers elle ? - Cela est vray, mais,
me repliqua-elle, si vous aviez ouy ses discours,
je ne croy pas qu'elle ne vous fist compassion, et
vous supplie que sans qu'elle le sçache, vous la
veniez escouter une nuit. Je le luy promis fort
librement, et luy dis que ce seroit bien tost, car
Filidas m'avoit dit le soir auparavant, qu'elle
vouloit visiter Gerestan, et faire amitié avec luy.
Quelques jours apres Filidas selon son dessein
emmenant Amidor avec luy, partit pour aller voir Gerestan, ayant resolu de ne revenir de sept ou
huit jours, afin de luy faire paroistre plus
d'amitié, et ce sejour nous vint fort à propos, car
s'il eust esté en la maison, malaisément luy
eussions nous pû cacher le trouble en quoy nous
fusmes. Or le mesme jour du départ, Filandre
suivant sa coustume, ne manqua pas de descendre au
jardin à moitié desabillée, lors qu'elle creut que
chacun estoit endormy. Au contraire Daphnis qui
s'estoit couchée la
[ 184 recto ] 1621 fonctionnelle [284 recto sic 184 recto]
premiere, aussi tost qu'elle le
vid sortir, se depescha de me le venir dire, et me
mettant hastivement une robe dessus, je la suivis
assez viste, jusques à ce que nous fusmes dans le
jardin : Mais lors qu'elle eut remarqué où il estoit,
elle me fit signe d'aller au petit pas apres elle.
Et quand nous nous en fusmes approchées de sorte
que nous le pouvions ouyr, nous nous assismes en
terre, et incontinant apres j'ouys qu'il disoit :
- Mais à quoy toute ceste patience ? à quoy tous ces
dilayemens ? ne faut-il pas que tu meures sans
secours, ou que tu descouvres ta blessure au
chirurgien qui la peut guerir ? Et là s'arrestant pour quelque temps, il reprenoit
ainsi avec un grand souspir : - Ne dis-tu pas, ô facheuse crainte, qu'elle nous bannira de sa
presence ? et qu'elle nous ordonnera une mort
desesperée ? Et bien si nous mourons, ne nous
sera-ce pas beaucoup de soulagement d'abreger une
si miserable vie que la nostre, et mourant
satisfaire à l'offense que nous aurons faite ? Et
quant au bannissement s'il ne nous vient d'elle,
le pouvons nous éviter de Gerestan, de qui
l'impatience ne nous lairra guiere davantage icy ?
Que si toutefois nous obtenons un plus long sejour
de cet importun, et que la mort ne nous vienne du
courroux de la belle Diane, helas ! la pourrons nous éviter de la violence de nostre affection ? Que faut-il
donc que je fasse ? Que je le luy die ? Ah ! je ne
l'offenseray jamais s'il m'est possible. Le luy
tairay-je ? Et pourquoy le taire, puis qu'aussi
[ 184 verso ] 1621 fonctionnelle [284 verso sic 184 verso]
bien ma mort luy en donra une bien prompte
cognoissance. Quoy donc je l'offenseray ? Ah !
l'outrage et l'amitié ne vont jamais ensemble.
Mourons donc plutost : Mais si je consens à ma mort
ne luy fais-je pas perdre le plus fidele serviteur
qu'elle ait jamais eu ? et puis est-il possible qu'en
adorant on puisse offenser ? Je le luy diray donc,
et en mesme temps luy descouvriray l'estomac, afin
que le fer η plus aisément punisse mon erreur, si
elle le veut. Voila, luy diray-je, où demeure le
cœur de cet infortuné Filandre, qui sous les
habits de Calliree, au lieu d'acquerir vos bonnes
graces, a rencontré vostre courroux, vengez-vous
et le punissez, et soyez certaine que si la
vengeance vous satisfait : le supplice luy en sera
tres-agreable.
Belles Bergeres, quand j'ouys parler Filandre de
ceste sorte, je ne sçay ce que je devins, tant je
fus surprise d'estonnement : Je sçay bien que je m'en
voulus aller, afin de ne voir plus ce trompeur,
tant pleine de despit que j'en tremblois toute : Mais
Daphnis pour parachever entierement sa trahison, me
retint par force, et parce (comme je vous ay dit)
que nous estions fort pres du Berger, au premier
bruit que nous fismes il tourna la teste, et
croyant que ce ne fust que Daphnis, il s'y en vint, mais quand il m'apperceut, et qu'il creut que je
l'avois ouy : - O Dieux ! dit-il, quel supplice
effacera ma faute ? Ah ! Daphnis, je n'eusse jamais
attendu cette trahison de vous. Et à ce mot s'en
alla courant par le jardin comme une personne
[ 185 recto ] 1621 fonctionnelle [285 recto sic 185 recto]
insensée, quoy qu'elle l'appellast deux ou trois
fois par son nom : mais craignant d'estre
ouye de quelqu'autre, et plus encore que le
desespoir ne fist faire à Filandre quelque chose de
mal à propos en sa personne, elle me laissa seule et se mit à le suivre, me disant toute
en colere en partant : - Vous verrez, Diane, que si
vous traittez mal Filandre, peut-estre vous
ruinerez vous de sorte, que vous en ressentirez le
plus grand desplaisir. Si je fus estonnée de cet
accident, jugez-le belles Bergeres, puisque je ne
sçavois pas mesme m'en retourner. En fin apres avoir
repris un peu mes esprits, je cherchay de tant de
costez, que je revins en ma chambre, ou m'estant
remise au lit toute tremblante, je ne pûs clorre
l'œil de toute la nuit.
Quant à Daphnis elle chercha tant Filandre, qu'en
fin elle le rencontra plus mort que vif, et apres
l'avoir tancé de n'avoir sceu se prevaloir d'une si
favorable occasion, et toutefois l'avoir assuré que je n'estois point si estonnée de cet accident
que luy, elle le remit un peu, et le rassura en
quelque sorte, non point toutefois tellement que le
lendemain il eust la hardiesse de sortir de sa
chambre. Moy d'autre costé infiniment offensée
contre tous deux, je fus contrainte de tenir le lit,
pour ne donner cognoissance de mon desplaisir à ceux
qui estoient autour de nous, et particulierement à
la niepce η de Gerestan. Mais de bonne fortune, elle
n'estoit pas plus spirituelle que de raison,
[ 185 verso ] 1621 fonctionnelle
de
sorte que nous luy cachasmes aisément ce [285 verso sic 185 verso] mauvais
mesnage, qui nous eust esté presque impossible,
et mesme à Filandre, autour duquel elle demeuroit
ordinairement. Daphnis ne se trouva pas peu empeschée en ceste
occasion, car au commencement je ne pouvois la
recevoir en ses excuses. En fin elle me tourna de
tant de costez, et me sceut tellement déguiser ceste
action, que je luy promis d'oublier le desplaisir qu'elle m'avoit fait, mais que pour Filandre je ne le verrois jamais. Et croy
qu'il s'en fust allé sans me voir, ne me pouvant
supporter courroucee, n'eust esté le danger où il
craignoit que Callirée tombast, car elle avoit à
faire à un mary, qui estoit assez facheux. Ce fut
ceste consideration qui le retint, mais toutefois sans bouger
du lit, faignant d'estre malade, et cependant cinq ou six jours
se passerent sans que je le voulusse voir, quelle η raison que Daphnis me pûst alleguer pour luy ; et
n'eust esté que je fus advertie que Filidas
revenoit et Callirée aussi, je ne l'eusse veu de
long temps.
Mais la crainte que j'eus que Filidas ne s'en prist
garde, et que ce qui estoit si secret ne fust
divulgué par toute la contrée, me fit resoudre à le
voir, mais avec condition, qu'il ne me feroit point de
semblant de ce qui c'estoit passé, n'ayant pas assez
de force sur moy, pour m'empescher de ne donner
quelque cognoissance de mon desplaisir. Il le promit et le tint, car à
peine osoit-il tourner les yeux à moy, et quand
il le faisoit, c'estoit avec une certaine
soubmission, qui ne m'assuroit
[ 186 recto ] 1621 fonctionnelle
pas peu de son
extréme [286 recto sic 186 recto] Amour. Et de fortune, incontinant apres que
j'y fus entrée, Filidas, Amidor, et le dissimulé
Filandre arriverent dans la chambre, de qui les
fenestres fermées nous donnerent assez bonne commodité
de cacher η nos visages. Filandre avoit adverty sa
sœur de tout ce que luy estoit advenu, et cela
avoit esté cause que le sejour de Filidas n'avoit
pas esté si long, qu'il en avoit fait dessein, car
elle faignant que son frere estoit malade, les
contraint de retourner.
Mais ce discours, par sa longueur seroit trop ennuyeux, si je
n'abregeois toutes nos petites querelles. Tant y a
que Callirée ayant sceu comme toutes choses estoient
passées, quelquefois les tournant en gausseries,
d'autrefois cherchant des apparances de raison,
sceut de sorte se servir de son bien dire, estant
mesme aidée de Daphnis, qu'enfin je consentis au
sejour de Filandre, jusqu'à ce que les cheveux
fussent revenus à sa sœur, cognoissant bien que ce
seroit la ruiner et moy aussi, si je precipitois
davantage son retour. Et il advint (comme elle
avoit fort bien preveu) que durant le temps que ce
poil demeura à croistre, l'ordinaire conversation
du Berger, qui en fin ne m'estoit point desagreable,
et la cognoissance de la grandeur de son affection,
commencerent à me flatter de sorte, que de moy-mesme
j'excusois sa tromperie ; considerant de plus le
respect et la prudence dont il s'y estoit conduit.
Si bien qu'avant qu'il pûst partir, il obtint
[ 186 verso ] 1621 fonctionnelle
ceste
declaration qu'il avoit tant desirée, [286 verso sic 186 verso] à sçavoir que
j'oubliois sa tromperie, et que ne sortant point des
termes de son devoir, j'aimerois sa bonne volonté,
et la cherirois pour son merite ainsi que je
devrois. La cognoissance qu'il me donna de son
contentement, ayant ceste assurance de moy, me
rendit bien aussi assurée de son affection, que peu
auparavant son desplaisir m'en avoit fait certaine η,
car il fut tel qu'à peine le pouvoit il dissimuler.
Cependant que nous estions en ces termes, Filidas
de qui l'Amour s'alloit tousjours augmentant, ne
pût en couvrir davantage la grandeur, de sorte
qu'elle resolut de tenter tout à fait le dissimulé Filandre. Avec ce dessein la trouvant à propos un
jour qu'elles se promenoient ensemble dans une
touffe d'arbres, qui fait l'un des quarrez du
jardin, elle luy parla de ceste sorte, apres avoir
esté longuement interditte : - Et bien Filandre,
sera-il vray que quelle η amitié que je vous puisse
faire paroistre, je ne sois point assez heureux pour estre aimé de vous ? Callirée luy respondit : - Je ne sçay Filidas quelle plus grande amitié vous me demandez, ny
comment je vous en puis rendre davantage, si vous
mesme ne m'en donnez les moyens. - Ah ! dit-elle,
si vostre volonté estoit telle que la mienne la
desire, je le pourrois bien faire. - Jusqu'à ce
que vous m'ayez esprouvée, pourquoy
voulez-vous douter de moy ? - Ne sçavez vous pas,
dit Filidas, que l'extréme desir est tousjours
suivy du doute ? jurez-moy
[ 187 recto ] 1621 fonctionnelle
que vous ne me manquerez
point d'amitié, et je vous [287 recto sic 187 recto] declareray peut-estre
chose dont vous serez bien estonné.
Callirée fut un peu surprise ne sçachant ce
qu'elle vouloit dire, toutefois pour en sçavoir
la conclusion elle luy respondit : - Je vous jure
Filidas tout ainsi que vous me le demandez, et de
plus que je ne pourray jamais vous rendre tesmoignage
de bonne volonté que je ne le fasse. A ce mot pour
remerciement, et presque par transport, Filidas la
prenant par la teste, la baisa avec tant de
vehemence, que Callirée en rougit, et le repoussant tout en colere, luy demanda quelle façon estoit
celle-là. - Je sçay, respondit alors Filidas, que
ce baiser vous estonne, et que mes actions jusques
icy vous auront peut-estre fait soupçonner quelque
chose d'estrange de moy, mais si vous voulez avoir
la patience de m'escouter, je m'assure que vous en
aurez plutost pitié que mauvaise opinion.
Et lors reprenant du commencement jusques au bout,
elle luy fit entendre le procés qui avoit esté entre
Phormion, et Celion nos peres, l'accord qui fut
fait pour l'assoupir, et en fin l'artifice de son
pere à le faire eslever comme un homme, encor qu'il fust fille. Bref nostre mariage, et tout ce que je
viens de vous raconter, et puis continua de ceste
sorte : - Or ce que je veux de vous pour
satisfaction de vostre promesse, c'est que
recognoissant l'extréme affection que je vous porte,
vous me receviez pour vostre femme, et je feray
espouser Diane à mon cousin Amidor, que mon pere
avoit
[ 187 verso ] 1621 fonctionnelle
expressément eslevé dans sa maison pour ce
[287 verso sic 187 verso] sujet. Et là dessus elle adjousta tant de paroles
pour la persuader, que Callirée estonnée plus que
je ne vous sçaurois dire, eut le loisir de revenir
à soy, et luy respondre, que sans mentir il luy
avoit raconté de grandes choses, et telles que
malaisément les pourroit elle croire, si elle ne
les assuroit d'autre façon que par paroles. Elle alors se desboutonnant se descouvrit le sein :
- L'honnesteté, luy dit-elle, me deffend de vous en
montrer davantage, mais cela ce me semble vous
doit suffire. Callirée alors pour avoir le loisir de se conseiller
avec nous, fit semblant d'en estre fort aise, mais
qu'elle avoit des parens desquels elle esperoit tout
son avancement, et sans l'advis desquels, elle ne
feroit jamais une resolution de telle importance, et
sur tout, qu'elle la supplioit de tenir ceste
affaire secrette, car la divulgant ce ne seroit
que donner sujet à plusieurs de parler, et qu'elle
l'assuroit dés lors, que quand il n'y resteroit
que sa volonté, elle luy donroit cognoissance de sa bonne volonté. Avec semblables propos elles
finirent leur promenoir, et revindrent au logis, où de tout le jour Callirée n'osa nous accoster, de
peur que Filidas n'eust opinion qu'elle nous en
parlast, mais le soir elle raconta à son frere
tous ces discours, et puis tous deux allerent trouver
Daphnis, à laquelle ils les firent entendre. Jugez
si l'estonnement fut grand, mais quel qu'il pûst estre, le contentement de Filandre le surpassoit
de beaucoup,
[ 188 recto ] 1621 fonctionnelle
luy semblant que le Ciel luy offroit
un tres-grand [288 recto sic 188 recto] acheminement à la conclusion de ses
desirs.
Le matin Daphnis me pria d'aller voir la fainte
Callirée, et la vraye demeura aupres de Filidas,
afin qu'elle ne s'en doutast. Dieu sçait quelle je
devins quand je sceus tout ce discours : Je vous jure
que j'estois si estonnée, que je ne sçavois si ce
n'estoit point un songe. Mais ce fut le bon que
Daphnis se plaignoit infiniment de moy, que je le
luy eusse si longuement celé, et quel η serment
que je luy fisse, que je n'en avois rien sceu
jusques à l'heure, elle ne me vouloit point croire
si enfant, car j'avois des-ja quinze ou seize ans, et lors que je luy disois que je pensois
que tous les hommes fussent comme Filidas, elle se
tuoit de rire de mon ignorance. En fin nous
resolusmes, de peur que Bellinde ne voulust
disposer de moy à sa volonté, ou que Filidas ne me
fist quelque surprise pour Amidor, qu'il ne falloit
rien faire à la volée et sans y bien penser, car
dés lors par la sollicitation de Daphnis et de
Callirée, je promis à Filandre de l'espouser. Et
cela fut cause que reprenant ses habits, apres avoir
assuré Filidas, qu'il alloit pour en parler à ses
parens, il se retira avec sa sœur vers Gerestan,
qui ne prit jamais garde à ceste ruze. Depuis ce
temps il fut permis à Filandre de m'écrire, car
envoyant d'ordinaire de ses nouvelles à Filidas,
j'avois tousjours de ses lettres, et si finement,
que ny elle, ny Amidor ne s'en apperceurent jamais.
[ 188 verso ] 1621 fonctionnelle
Or, belles Bergeres, jusques icy ceste recherche ne
m'avoit guiere rapporte d'amertume, [288 verso sic 188 verso] mais helas !
c'est ce qui s'en ensuivit qui m'a tant fait avaler
d'absinthe, que jusqu'au cercueil il ne faut pas
que j'espere de gouster quelque douceur. Il avint pour mon malheur, qu'un estranger passant
par ceste contrée me vid endormie à la fonteine des
Sicomores, où la fraicheur de l'ombrage, et le doux gazoüillis de l'onde m'avoient sur le haut du
jour assoupie. Luy, que la beauté du lieu avoit
attiré pour passer l'ardeur du midy, n'eut plutost jetté l'œil sur moy, qu'il y remarqua quelque chose
qui luy plust. Dieux quel homme, ou plutost quel
monstre estoit-ce ! Il avoit le visage reluisant de
noirceur, les cheveux racourcis et meslez comme la
laine de nos moutons, quand il n'y a qu'un mois ou
deux qu'on les a tondus. La barbe à petits bouquets
clairement espanchée autour du menton, le nez aplaty
entre les yeux et rehaussé et large par le bout, la
bouche grosse, les levres renversées, et presque
fenduës sous le nez, mais rien n'estoit si estrange
que ses yeux, car en tout le visage il n'y
paroissoit rien de blanc, que ce qu'il en descouvroit
quand il les roüoit felons dans la teste. Ce bel Amant me
fut destiné par le Ciel, pour m'oster à jamais toute
volonté d'aimer : car estant ravy à me considerer, il
ne pût s'empescher (transporté comme je croy de ce
nouveau desir) de s'approcher de moy pour me baiser.
Mais parce qu'il estoit armé, et à cheval,
[ 189 recto ] 1621 fonctionnelle
le bruit
qu'il fit m'esveilla, et si à propos qu'ainsi qu'il
estoit prest de se baisser pour satisfaire à sa
volonté, [289 recto sic 189 recto] j'ouvris les yeux, et voyant ce monstre si
pres de moy, premierement je fis un grand cry, puis
luy portant les mains au visage, le heurtay de toute
ma force, luy qui estoit à moitié panché, n'attendant
pas ceste deffence, fut si surpris, que le coup le
fit balancer, et de peur qu'il eut comme je pense,
de choir sur moy, il ayma mieux tomber de l'autre
costé, si bien que j'eus loisir de me lever, je ne
croy pas que s'il m'eust touchée je ne fusse morte
de frayeur, car figurez vous, que tout ce qui est de
plus horrible, ne sçauroit en rien approcher à l'horreur
de son visage espouventable.
J'estois des-ja bien esloignée, quand il se releva, et
voyant qu'il ne me sçauroit attaindre, parce qu'il
estoit armé assez pesamment, et que la peur
m'attachoit des ayles aux pieds, il sauta
promptement sur son cheval, et à toute course me
suivoit, lors qu'estant presque hors d'haleine, la
pauvre Filidas, qui assez pres de là entretenoit
Filandre, qui nous estoit venu voir, et qui s'estoit
endormy en luy parlant, ayant ouy ma voix, courut à
moy, et voyant que ce cruel me poursuivoit avec l'espée
nuë à la main, car la colere de sa cheutte luy avoit
effacé toute Amour, elle s'opposa genereusement à sa
furie, me faisant paroistre par ce dernier acte, qu'elle m'avoit autant aymée que son sexe le
luy permettoit, et d'abort luy prit la bride du
cheval ; dont ce barbare offensé, sans nul esgard de
l'humanité,
[ 189 verso ] 1621 fonctionnelle
luy donna de l'espée sur le bras, de
telle force qu'il [289 verso sic 189 verso] le luy détacha du corps, et elle
à mesme temps de douleur mourut, et tomba
entre les pieds de son cheval, qui broncha si
lourdement que son maistre eut assez d'affaire à
s'en despestrer. Et parce que Filidas en mourant
fit un grand cry, nommant fort haut Filandre : luy
qui estoit aupres l'oüit, et la voyant en si piteux
estat, en eut un extresme desplaisir : mais plus
encores quand il vid ce barbare s'estant desmeslé de son cheval, me courre apres l'espée à la main ; et moy comme je vous disois, et de peur, et de la
course que j'avois faite, tant hors d'haleine que
je ne pouvois presque mettre un pied devant l'autre.
Que devint ce pauvre Berger ! Je ne croy pas que
jamais tigre à qui les petits ont esté desrobez,
lors qu'elle voit ceux qui les emportent s'eslançast
plus legerement apres eux, que le courageux Filandre apres ce cruel. Et par ce qu'il η estoit chargé d'armes
qui l'empeschoient de courre, il l'attaignit assez
tost, et d'abort luy cria : - Cessez chevalier,
cessez d'outrager davantage celle qui merite mieux
d'estre adorée, et parce qu'il ne s'arrestoit point,
ou fust que pour estre en furie il n'oyoit point sa
voix, ou que pour estre estranger, il n'entendoit
point son langage, Filandre mettant une pierre dans
sa fronde, la luy jetta d'une si grande impetuosité,
que le frappant à la teste, sans les armes qu'il y
portoit, il n'y a point de doute qu'il l'eust tué
de ce coup, qui fut tel, que l'estranger
[ 190 recto ] 1621 fonctionnelle
s'en aboucha,
mais se relevant incontinent, [290 recto sic 190 recto] et oubliant la colere
qu'il avoit contre moy, s'adressa tout en furie contre Filandre, qui se trouva si pres qu'il ne pût eviter le coup mal-heureux qu'il luy donna dans le
corps, n'ayant à la main que sa houlette pour toute
deffense. Toutefois se voyant le glaive de son
ennemy si avant, sa naturelle generosité, luy donna
tant de force, et de courage, qu'au lieu de reculer,
il s'avanca, et s'enfonçant le fer dans l'estomach jusques aux gardes, il luy planta le bout ferré de
sa houlette entre les deux yeux, si avant qu'il ne
l'en pûst plus retirer, qui fut cause que la luy
laissant ainsi attachée, il le saisit à la gorge,
et de mains et de dents paracheva de le tuer. Mais
helas ce fut bien une victoire cherement acheptée,
car ainsi que ce barbare tomba mort d'un costé,
Filandre n'ayant plus de force, se laissa choir de
l'autre, toutefois si à propos que tombant à la renverse l'espée qu'il avoit au travers du
corps, heurta de la pointe contre une pierre, et la
pesanteur du corps la fit ressortir de la playe.
Moy qui de temps en temps tournois la teste pour
voir si ce cruel m'atteignoit point encores, vis
bien au commencement que Filandre le couroit, et
dés lors une extresme frayeur me saisit. Mais helas !
quand je le vis blessé si dangereusement, oubliant
toute sorte de crainte, je m'arrestay, mais quand
il tomba la frayeur de la mort ne me pût empescher
de courre vers luy, et aussi morte presque que luy, me jettay en terre, l'appellant
[ 190 verso ] 1621 fonctionnelle
toute esplorée par
son nom, il avoit des-ja perdu beaucoup [290 verso sic 190 verso] de sang, et
en perdoit à toute heure davantage par les deux
costez de sa playe,
et voyez quelle force a une amitié, moy qui ne
sçaurois voir du sang sans esvanoüir, j'eus bien
alors le courage de luy mettre mon mouchoir à sa playe pour empescher le cours du sang, et
rompant mon voyle luy en mettre autant de l'autre
costé. Ce petit soulagement luy servit de quelque
chose, car luy ayant mis la teste en mon giron, il
ouvrit les yeux, et reprit la parole. Et me voyant
toute couverte de larmes il s'efforça de me dire :
- Si jamais j'ay esperé une fin plus favorable que
celle-cy, je prie le ciel, belle Bergere, qu'il n'ait
point de pitié de moy. Je voyois bien que mon peu
de merite, ne me pourroit jamais faire attaindre au
bon heur desiré, et je craignois qu'en fin le
desespoir ne me contraint à quelque furieuse
resolution contre moy-mesme. Les Dieux qui sçavent
mieux ce qui nous faut que nous ne le sçavons
desirer, ont bien cognu que n'ayant vescu depuis
si long temps que pour vous, qu'il falloit aussi que je
mourusse pour vous. Et jugez quel est mon
contentement, puis que je meurs non seulement pour
vous, mais encores pour vous conserver la chose du
monde que vous avez la plus chere, qui est vostre
pudicité. Or ma maistresse, puis qu'il ne me reste
plus rien pour mon contentement, qu'un seul point,
par l'affection que vous avez recognuë en Filandre,
je vous supplie de me le
[ 191 recto ] 1621 fonctionnelle
vouloir accorder, afin que
ceste ame heureuse [291 recto sic 191 recto] entierement, puisse vous aller
attendre aux champs Elisiens, avec ceste satisfaction
de vous. Il me dit ces paroles à mots interrompus et avec
beaucoup de peine, et moy qui le voiois en cet
estat, pour luy donner tout le contentement qu'il
pouvoit desirer, luy respondis : - Amy les Dieux
n'ont point fait naistre en nous une si belle et
honneste affection, pour l'esteindre si promptement,
et pour ne nous en laisser que le regret : J'espere qu'il vous donneront encores tant
de vie, que je pourray vous faire cognoistre que je
ne vous cede point en amitié, non plus que vous ne
le faictes à personne en merites. Et pour preuve de
ce que je vous dy, demandez seulement tout ce
que vous voudrez de moy, car il n'y a rien que je
vous puisse ny veuille refuser. A ces derniers mots,
il me prit la main, et se l'approchant de la bouche :
- Je baise, dit-il, ceste main, pour remerciement de
la grace que vous me faittes, et lors tournant les
yeux au ciel : ô Dieux, dit-il, je ne vous requiers qu'autant de vie qu'il m'en faut pour l'accomplissement
de la promesse que Diane me vient de faire. Et puis
adressant sa parole à moy, avec tant de peine, qu'à
peine pouvoit-il proferer les mots, il me dit ainsi :
- Or ma belle maistresse escoutez donc ce que je veux
de vous ; puis que je ne ressens l'aigreur de la
mort, que pour vous, je vous conjure par mon
affection, et par vostre promesse, que j'emporte ce
contentement de ce monde, que je puisse dire
[291 verso sic 191 verso] que
[ 191 verso ] 1621 fonctionnelle
je suis vostre mary, et croyez si je le reçois, que mon ame ira tres-contente en quel η lieu qu'il luy falle aller, ayant un si grand tesmoignage de vostre bonne volonté. Je vous jure, belles Bergeres, que ces paroles me toucherent si vivement, que je ne sçay comme j'euz assez de force à me soustenir, et croy quant à moy que ce fut la seule volonté que j'avois de luy complaire, qui m'en donna le courage, cela fut cause qu'il n'eut pas plutost finy sa demande, que luy retendant la main, je luy dits : - Filandre, je vous accorde ce que vous me requerez, et vous jure devant tous les Dieux, et particulierement devant les divinitez qui sont en ces lieux, que Diane se donne à vous, et qu'elle vous reçoit et de cœur et d'ame pour son mary, et en disant ces mots, je le baisay : - Et moy, me dit-il, je vous reçoy, ma belle maistresse, et me donne à vous, pour jamais tres-heureux et content, d'emporter ce glorieux nom de mary de Diane. Helas ce mot Diane fut le dernier qu'il profera, car m'ayant les bras au col, et me tirant à luy pour me baiser, il expira, laissant ainsi son esprit sur mes levres : Quelle je devins, le voyant mort, jugez le, belles Bergeres, puis que veritablement je l'aymois. Je tombe abouchée sur luy, sans poulx, et sans sentiment, et de telle sorte esvanoüie que je fus emportée chez moy, sans que je revinsse. O Dieux que j'ay ressenty vivement ceste perte, et recognu estre plus que veritable [292 recto sic 192 recto] ce que tant de fois il m'avoit predit, que je l'aimerois davantage apres sa mort, que durant sa vie. Car j'ay despuis conservé
[ 192 recto ] 1621 fonctionnelle
si vive sa memoire en mon ame, qu'il me semble qu'à toute heure je l'ay devant mes yeux, et que sans cesse il me dit, que pour n'estre ingratte, il faut que je l'ayme. Aussi fais-je, ô belle ame, et avec la plus entiere affection qu'il se peut, et si où tu es, on a quelque cognoissance de ce qui se fait ça bas, reçoy, ô cher amy, ceste volonté, et ces larmes que je t'offres pour tesmoignage, que Diane aymera jusque au cercueil son cher Filandre.
Fin du sixiesme livre
d'Astrée.