Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée, 1607 (édition anonyme), Première partie.
Bibliothèque Nationale de France, Ms. Rothschild-V, 2, 18 (1527), Site Richelieu
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p. 65 dans l'édition de Vaganay

Signet[ 47 recto ] 1621 fonctionnelle  [46 verso]

LE TROISIESME LIVRE D'ASTRéE

LE
TROISIESME
LIVRE d'ASTRÉE.

  Tant que le jour dura, ces belles Nymphes tindrent si bonne compagnie à Celadon, que s'il n'eust eu le cuisant desplaisir du changement d'Astrée, il n'eust point eu occasion de s'ennuyer, car elles estoient et belles, et remplies de beaucoup de jugement. Toutesfois en l'estat où il se trouvoit, cela ne fut assez pour luy empescher de se desirer seul ; et parce qu'il prevoyoit bien, que ce ne pouvoit estre que par la separation de la nuict, il la souhaittoit à toute heure. Mais lors qu'il se croyoit plus seul, il se trouva le mieux accompagné, car, la nuit estant venuë, et ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses pansers luy vindrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs, qu'ils luy firent bien autant ressentir leur abort qu'il l'avoit desiré. Quels desespoirs alors ne se presenterent point à luy ? Nul η, de tous ceux que l'Amour peut produire, voire l'Amour le plus desesperé. Car si à l'injuste [47 recto] sentence

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de sa Maistresse il opposait son innocence, soudain l'execution de cest arrest luy revenoit devant les yeux. Et comme d'un penser on tombe en un autre, il rencontra de fortune avec la main, le ruban où estoit la bague d'Astrée, qu'il s'estoit mis au bras. O que de mortelles memoires luy remit-il en l'esprit ! Il se representa tous les courroux qu'en cest instant-là elle avoit paint au visage, toutes les cruautez que son ame faisoit paroistre, et par ses paroles, et par ses actions, et tous les desdains dont elle avoit proferé les ordonnances de son bannissement. S'estant quelque temps arresté sur ce dernier malheur il s'alla ressouvenir du changement η de sa fortune, combien il s'estoit veu heureux, combien elle l'avoit favorisé, et combien tel heur avoit continué. De là il vint à ce qu'elle avoit fait pour lui, combien en sa consideration elle avoit desdaigné d'honnestes Bergers, combien elle avoit peu estimé la volonté de son pere, le courroux de sa mere, et les difficultez qui estoient contraires à leur amitié. Puis il s'alloit ressouvenant combien estoient changeantes les fortunes d'Amour, aussi bien que toutes les autres, et combien peu de chose luy restoit de tant de faveurs, qui en fin estoit sans plus un bracelet de cheveux, qu'il avoit au bras, et un portrait qu'il portoit au col, duquel il baisa la boîte plusieurs fois ; pour la bague qu'il avoit à l'autre bras, il croyoit que ce fust plustost la force, [47 verso] que sa bonne volonté qui la luy eust donnée. Mais tout à coup il se ressouvint des lettres, qu'elle luy avoit escrites, durant le bon heur de sa fortune,

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et qu'il portoit d'ordinaire avec luy dans un petit sac de senteur. Ô quel tressaut fut le sien ! car il eut peur que ces Nymphes foüillant ses habits ne l'eussent trouvé. En ce doute il appella fort haut le petit Meril, car pour le servir il estoit couché à une garderobe fort proche. Le jeune garçon s'oyant appeller coup sur coup deux ou trois fois, vint sçavoir ce qu'il luy vouloit. - Mon petit amy (dit Celadon) ne sçais-tu point que sont devenus mes habits ? car il y a dedans quelque chose qu'il m'ennuyeroit fort de perdre. - Vos habits (dit-il) ne sont pas loin d'icy, mais il n'y a rien dedans, car je les ay cherchez. - Ah ! dit le Berger, tu te trompes Meril, j'y avois chose que j'aymerois mieux avoir conservée que la vie. Et lors se tournant de l'autre costé du lict, se mit à plaindre et tourmenter fort long temps. Meril qui l'escoutoit d'un costé, estoit marry de son desplaisir, et de l'autre estoit en doute, s'il luy devoit dire ce qu'il en sçavoit. En fin ne pouvant supporter de le voir plus longuement en ceste peine, il luy dit, qu'il ne se devoit point tant ennuyer, et que la Nymphe Galathée l'aymoit trop pour ne luy rendre une chose qu'il monstroit d'avoir si chere. Alors Celadon se tourna à luy : - Et comment (dit-il) la Nymphe a-elle ce que je demande ? - Je croy (respondit-il) que c'est cela [48 recto] mesme, pour le moins je n'y ay trouvé qu'un petit sac plein de papier ; et ainsi que je le vous apportois, un peu avant que vous ayez voulu dormir, elle l'a veu, et me l'a osté. - O Dieux (dit alors le Berger) aillent toutes choses au pis qu'elles pourront. Et se tournant

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de l'autre costé, ne voulut luy parler davantage. Ce pendant Galathée lisoit les lettres de Celadon, car il estoit fort vray, qu'elle les avoit ostées à Meril, et cela selon la curiosité ordinaire de ceux qui ayment ; mais elle luy avoit fort deffendu de n'en rien dire, par-ce qu'elle avoit intention de les rendre, sans qu'il sceust qu'elle les eust veuës. Pour lors Sylvie luy portoit un flambeau devant, et Leonide estoit ailleurs, si bien qu'à ce coup il fallut qu'elle fust du secret. - Nous verrons disoit Sylvie, s'il est vray, que ce Berger soit si grossier comme il se faint, et s'il n'est point amoureux ; car je m'asseure que ces papiers en diront quelque chose ; et lors elle s'appuya un peu sur la table. Ce pendant Galathée desnoüoit le cordon, qui serroit si bien, que l'eau n'y avoit guiere fait de mal, toutesfois il y avoit quelques papiers moüillez, qu'elle tira dehors le plus doucement qu'elle pust, pour ne les rompre, et les ayant espanchez sur la table, le premier sur qui elle mit la main, fut une telle lettre.


[48 verso]

Lettre d'Astrée

à Celadon

  Qu'est-ce que vous entreprenez Celadon ? En quelle confusion vous allez vous mettre ? Croyez moy qui vous conseille en amye, laissez ce dessein de me servir, il est trop plain d'incommoditez, quel contentement y esperez vous ? Je suis tant insupportable que ce n'est guiere moins entreprendre que l'impossible. Il faudra servir, souffrir,

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et n'avoir des yeux, ny de l'Amour que pour moy ; car ne croyez point que je veuille avoir à partir avec quelqu'autre, ny que je reçoive une volonté à moitié mienne. Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gaigner, et facile à perdre, et puis aysée à offenser et tres mal-aisee à rappaiser ; le moindre doute est en moy une asseurance ; il faut que mes volontez soient des destinees, mon opinion des raisons, et mes commandemens des loix inviolables. Croyez moy encor un coup, retirez vous Berger, de ce dangereux labyrinthe, et fuyez un dessein si ruineux. Je me recognois mieux que vous, ne vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je rompray plustost que de plier, et ne vous plaignez à l'advenir de moy, si à ceste heure vous ne croyez ce que je vous en dis.

 [49 recto] - Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n'est amoureux, car en voicy un commencement qui n'est pas petit. - Il n'en faut point douter dit Sylvie, estant si honneste homme. - Et comment, repliqua Galathée, avez vous opinion qu'il faille necessairement aymer pour estre tel ? - Ouy Madame, dit-elle, à ce que j'ay ouy dire,
" par-ce que l'Amant η ne desire rien davantage,
" que d'estre aymé, pour estre aymé, il faut qu'il
" se rende aymable, et ce qui rend aymable est
cela mesme qui rend honneste homme. A ce mot Galathée luy donna une lettre qui estoit un peu moüillée pour la seicher au feu,

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et cependant elle en prit une autre qui estoit telle.


Lettre d'Astree

à Celadon.

  Vous ne voulez croire que je vous ayme, et desirez que je croye que vous m'aymez ; si je ne vous ayme point, que vous profitera la creance que j'auray de vostre affection ? A faire peut-estre, que ceste opinion m'y oblige ? A peine, Celadon, le pourra ceste foible consideration, si vos merites, et les services que j'ay receus de vous ne l'ont peu encores. Or voyez en quel estat sont vos affaires, je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croy que vous m'aymez, [49 verso] mais je veux de plus, que vous soyez asseuré que je vous ayme, et entre tant d'autres une chose seule vous en doit rendre certain ; si je ne vous aimois point, qui me feroit mespriser le contentement de mes parents. Si vous considerez combien je leur doy, vous cognoistrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puis que non seulement elle contrepese, mais emporte de tant η, un si grand poids. Et à Dieu : ne soyez plus incredule.

  En mesme temps Sylvie rapporta la lettre, et Galathée luy dit avec beaucoup de desplaisir, qu'il aymoit, et que de plus il estoit infiniment aymé, et luy releut la lettre, qui luy touchoit fort au cœur, voyant qu'elle avoit à forcer une place,

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où un si fort ennemy estoit des-ja victorieux ; car par ces lettres elle jugea que l'humeur de ceste Bergere n'estoit pas d'estre à moitié maistresse, mais avec une tresabsolüe puissance commander à ceux qu'elle daignoit recevoir pour siens. Elle se fortifia de beaucoup ce jugement, quand elle leut la lettre qui avoit esté seichée, elle estoit telle.


Lettre d'Astree

à Celadon.

  Lycidas a dit à ma Phillis que vous estiez aujourd'huy de mauvaise humeur, en suis-je cause, ou vous ? Si c'est moy, c'est sans occasion, [50 recto] car ne veux-je pas tousjours vous aymer, et estre aymée de vous ? Et ne m'avez vous mille fois juré, que vous ne desiriez que cela seulement pour estre content ? Si c'est vous, vous me faictes tort, de disposer sans que je le sçache, de ce qui est à moy ; car par la donation que vous m'avez faicte, et que j'ay receuë, vous et toutes voz actions sont miennes. Advertissez m'en donc, et je verray si je vous en doy doner permission, et ce pendant je le vous deffends.

  Avec quel Empire, dit alors Galathée, traite ceste Bergere ? - Elle ne luy fait point de tort, respondit Sylvie, puis qu'elle l'en a bien adverty dés le commencement. Et sans mentir, si c'est celle que je pense, elle a bien quelque raison, estant l'une des plus belles, et des plus accomplies personnes, que je vy jamais. Elle s'appelle Astrée,

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et ce qui me le fait juger ainsi, c'est ce mot de Phillis, sçachant que ces deux Bergeres sont amies jurées. Et encor, comme je vous dits, que sa beauté soit extreme, toutefois c'est ce qui est en elle de moins aymable, car elle a tant d'autres perfections, que celle-là est la moins apparante. Ces discours ne servoient qu'à la reblesser davantage, puis qu'ils ne luy descouvroient que de plus grandes difficultez en son dessein. Et par ce qu'elle ne vouloit, que Sylvie pour lors en sceut davantage, elle resserra [50 verso] ces papiers, et se mit au lict, non sans une grande compagnie de diverses pensées, entre lesquelles le sommeil se glissa peu à peu.
  A peine estoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du Berger, qui avoit plaint toute la nuit, et que le travail, et le mal n'avoient peu assoupir qu'à la venuë de l'aurore, et par ce que Galathée luy avoit commandé de remarquer particulierement tout ce que feroit Celadon, et le luy raporter, il alloit luy dire ce qu'il avoit appris. A l'heure mesme Galathée, s'estant éveillée, parloit si haut avec Leonide que Meril l'oüyt, et s'estant fait recognoistre, on luy vint ouvrir. - Madame, dit-il, de toute ceste nuict je n'ay dormi, car le pauvre Celadon a failly de mourir, à cause des papiers que vous me pristes hier. Et par-ce que je le vy si fort desesperé, je fus contraint pour le remettre un peu, de luy dire que vous les aviez. - Comment (reprit la Nymphe) il sçait donc que je les ay ? - Ouy certes, Madame, respond Meril, et m'asseure qu'il vous supplira de les luy rendre, car il les tient trop chers, et si

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vous l'eussiez ouï comme moy, je ne croy point qu'il ne vous eust fait pitié. - Hé dy moy, Meril, adjousta la Nymphe, entre autre chose, que disoit-il ? - Madame, repliqua-il, apres qu'il se fut enquis si je n'avois point veu ses papiers, et qu'en fin il eut sceu que vous les aviez, il se tourna comme transporté de l'autre costé, et dit : Or sus aillent toutes choses au pis qu'elles pourront, et apres avoir demeuré muet quelque [51 recto] temps, et qu'il pensoit que je me fusse remis dans le lict, je l'ouïs souspirer assez haut, et puis dire de telles paroles : - Astrée ! Astrée ! ce bannissement devoit-ce estre la conclusion de mes services ? Si vostre amitié est changée, pourquoy me blasmez vous pour vous excuser ? Si j'ay failly, que ne me dictes vous ma faute ? N'y a-il point de justice au ciel, non plus que de pitié en vostre ame ? Hélas ! s'il y en a, que n'en ressen-je quelque faveur, afin que n'ayant peu mourir, comme vouloit mon desespoir, je le fasse pour le moins comme le commande la rigueur d'Astrée ? Ah rigoureux, pour ne dire cruel commandement ! Qui eust peu en un tel accident prendre autre resolution que celle de la mort, n'eust-il pas donné signe de peu d'Amour, plustost que de beaucoup de courage ? Et il s'arresta un peu, puis il reprit ainsi : - Mais à quoy mes traistres espoirs m'allez-vous flattant ? Est-il possible que vous m'osiez approcher encores ? dictes vous pas qu'elle changera ? Considerez ennemis de mon repos, quelle apparence il y a, que tant de temps escoulé, tant de services, et d'affections recogneuës, tant de

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desdains supportez, et d'impossibilitez vaincuës, ne l'ayent peu, et qu'une absence le puisse. Esperons, esperons plutost un favorable cercueil de la mort, qu'un favorable repentir d'elle. Apres plusieurs semblables discours, il se teut assez long temps, mais estant retourné au lict, je l'ouïs peu apres recommencer ses plaintes qu'il est allé continuant jusques pres du jour, [51 verso] et tout ce que j'en ay peu remarquer, n'a esté que des plaintes, qu'il fait contre une Astrée, qu'il accuse de changement, et de cruauté. Si Galathée avoit sçeu un peu des affaires de Celadon par les lettres d'Astrée, elle en apprit tant par le rapport de Meril, que pour son repos il eust esté bon qu'elle eust esté plus ignorante. Toutefois elle s'alloit flatant, que le mespris d'Astrée pourroit luy ouvrir plus aysément le chemin a ce qu'elle desiroit. Escoliere d'Amour !
" qui ne sçavoit pas Amour en un cœur
" genereux, que la racine n'en
soit entierement arrachée. En ceste esperance elle escrivit un billet qu'elle plia sans le cachetter, et le mit entre ceux d'Astrée, puis donnant le sac à Meril : - Tien, luy dit-elle, Meril, rends ce sac à Celadon, et luy dy que je voudrois luy pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui luy deffaut. Que s'il se porte bien, et me veuille voir, dy luy que je me trouve mal ce matin. Et cela, elle le disoit afin qu'il eust loisir de visiter ses papiers, et de lire celuy qu'elle luy escrivoit. Meril s'en alla. Et parce que Leonide estoit dans un autre lict, elle ne pust voir le sac, ny ouyr la commission qu'elle

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luy avoit donnée, mais soudain qu'il fut dehors, elle l'appella, et la fit mettre dans le lict avec elle ; et apres quelqu'autres propos, elle luy parla de ceste sorte : - Vous sçavez Leonide, ce que je vous dy hier de ce Berger, et combien il m'importe qu'il m'aime, ou qu'il ne m'aime pas ; depuis ce temps-là, j'ay sceu de ses nouvelles [52 recto] plus que je n'eusse voulu. Vous avez ouy ce que Meril m'a raporté, et ce que Silvie m'a dit des perfections d'Astrée, si bien, continua-elle, que puis que la place est prise, je voy naistre une double difficulté à nostre entreprise, toutesfois ceste heureuse Bergere l'a fort offensé.
" Et un cœur genereux souffre mal-aisément
" un mespris sans s'en ressentir. - Madame,
luy respondit Leonide, d'un costé je voudrois que vous fussiez contente, et de l'autre, je suis presque bien ayse de ces incommoditez ; car vous vous faictes tant de tort, si vous continuez, que je ne sçay si vous l'effacerez jamais. Pensez vous encor que vous croyez estre icy bien secrette, que l'on ne vienne à sçavoir ceste vie ? et que sera-ce de vous, si elle vient à se descouvrir ? Le jugement ne vous manqua jamais, au reste de vos actions, est-il possible qu'en cet accident il vous defaille ? Que jugeriez vous d'une autre qui fist telle vie ? Vous respondrez,
" que vous ne faictes point de mal. Ah ! Madame,
" il ne suffit pas à une personne de vostre
" qualité, d'estre exempte du crime, il faut l'estre
aussi du blâme η. Si c'estoit un homme qui fust digne de vous, je la η patienterois ; mais encor que Celadon soit des premiers de ceste contrée, c'est

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toutesfois un Berger, et qui n'est recogneu pour autre. Et ceste vaine opinion de bon heur, ou de mal-heur, pourra-elle tant sur vous, qu'elle vous abatte de sorte le courage, que vous veuillez égaler ces gardeurs de Brebis, ces rustiques, et ces demy-sauvages à vous ? [52 verso] Pour Dieu, Madame, revenez en vous mesme, et considerez l'intention dont je profere ces paroles. Elle eust continué davantage, n'eust esté que Galathée toute en colere l'interrompit : - Je vous ay dit, que je ne voulois point, que vous me tinsiez ces discours, je sçay à quoy j'en suis resoluë, quand je vous en demanderay advis, donnez-le moy, et une fois pour toutes, ne m'en parlez plus, si vous ne voulez me desplaire. A ce mot elle se tourna de l'autre costé, en telle furie, que Leonide cognut bien de l'avoir fort
" offensée. Aussi n'y a-il rien qui touche plus vivement
" qu'opposer l'honneur à l'Amour, car toutes
" les raisons d'Amour demeurent vaincuës, et
" l'Amour toutefois preside tousjours en la volonté
le plus fort. Peu apres Galathée se retourna, et luy dit :- Je n'ay point creu jusques ici, que vous pensissiez estre ma gouvernante, mais à ceste heure je commence d'avoir quelque opinion, que vous le vous figurez. - Madame, respondit-elle, je ne me mescognoistray jamais tant, que je ne recognoisse tousjours ce que je vous doy, mais puis que vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m'a fait vous dire, je proteste dés icy, que je ne vous donray jamais occasion d'entrer pour ce sujet en colere contre moy. - C'est

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une estrange chose que de vous, repliqua Galathée, qu'il faille que vous ayez tousjours raison en vos opinions. Quelle apparence y a-il, que l'on puisse sçavoir, que Celadon soit icy, il n'y a ceans que nous trois, Meril, et ma nourrice sa mere. Pour Meril, il ne sort [53 recto] point, et outre cela, il a assez de discretion pour son âge. Pour ma nourrice, sa fidelité m'est assez cogneuë, et puis ç'a esté en partie par son dessein, que le tout s'est conduit de ceste sorte. Car luy ayant raconté ce que le Druide m'avoit predit, elle qui m'aime plus tendrement que si j'estois son enfant propre, me conseilla de ne point desdaigner cet advertissement ; et parce que je luy proposay la difficulté du grand abord des personnes qui viennent ceans quand j'y suis, elle mesme m'avertit de faindre que je me voulois purger. - Et quel est vostre dessein ? dit Leonide. - De faire en sorte, respondit elle, que ce Berger me vueille du bien, et jusques à ce que cela ne soit soit, de ne le point laisser sortir de ceans ; que si une fois il vient à m'aimer, je lairray conduire le reste à la fortune. - Madame, dit Leonide, Dieu vous en donne tout le contentement que vous en desirez ; mais permettez moy de vous dire encor pour ce coup, que vous vous ruinez de reputation. Quel temps faut-il pour déraciner l'affection si bien prise qu'il porte à Astrée, la beauté, et les vertus de laquelle on dit estre sans seconde ? - Mais, interrompit incontinant la Nimphe, elle le desdaigne, elle l'offense, elle le chasse, pensez-vous qu'il n'aye pas assez de

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courage pour la laisser ? - O Madame, rayez cela de vostre esperance, dit Leonide, s'il n'a point de courage, il ne le ressentira pas, et s'il en a, un homme genereux ne se divertit jamais
" d'une entreprise pour les difficultez. Ressouvenez [53 verso]
vous pour exemple, de combien de desdains vous avez usé contre Lindamor, et combien vous l'avez traité cruellement, et combien il a peu fait de cas de tels desdains, ny de telles cruautez. Mais qu'il soit ainsi, que Celadon, pour estre en fin un Berger, n'ait pas tant de courage que Lindamor, et qu'il flechisse aux coups d'Astrée, qu'esperez vous de bon pour cela ? Pensez-vous qu'un esprit trompé soit aisé à retromper une seconde fois en un mesme sujet ? Non, non, Madame, quoy qu'il soit, et de naissance, et de conversation entre des hommes grossiers, si ne le peut il estre tant, qu'il ne craigne de se rebrusler à ce feu, dont la douleur luy cuit encore en l'ame. Il faut (et c'est ce que vous pouvez esperer de plus avantageux) que le temps le guerisse entierement de ceste bruslure, avant qu'il puisse tourner les yeux sur un autre sujet semblable, et quelle longueur y faudra-il ? Et cependant, sera-il possible d'empescher si long temps, que les gardes qui ne sont qu'à ceste basse court, ne viennent à le sçavoir ? Ou en le voyant (car encor ne le pouvez-vous pas tenir tousjours en une chambre) ou par le rapport de Meril, qui (encor qu'assez discret pour son âge) est en fin un enfant ? - Leonide, luy dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma resolution est celle que je vous ay dite ; que si vous voulez

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me faire croire que vous m'aimez, favorisez mon dessein en ce que vous pourrez, et du reste laissez-m'en le soucy. Ce matin, [54 recto] si le mal de Celadon le permet (il me sembla qu'hier il se portoit bien) vous pourrez le conduire au jardin, car pour aujourd'huy je me trouve un peu mal, et difficilement sortiray-je du lict, que sur le soir. Leonide toute triste ne luy respondit, sinon qu'elle rapporteroit tousjours tout ce qu'elle pourroit à son contentement.
  Ce pendant qu'elles discouroient ainsi, Meril fit son message, et ayant trouvé le Berger esveillé, luy donna le bon jour de la part de la Nimphe, et luy presenta ses papiers. O combien promptement se releva-il sur le lict ! Il fit ouvrir les rideaux, et les fenestres, n'ayant le loisir de se lever, tant il avoit de haste de voir ce qui luy avoit cousté tant de regrets. Il ouvre le petit sac, et apres l'avoir baisé plusieurs fois : - O secretaire, dit-il, de ma vie plus heureuse ! comment t'és-tu trouvé éntre ces mains estrangeres ? A ce mot il sort toutes les lettres sur le lict, et pour voir s'il en manquoit quelqu'une, il les remit en leur rang, selon le temps qu'il les avoit receuës, et voyant qu'il restoit encores un billet, il l'ouvre et leut tels mots.

  Celadon je veux que vous sçachiez que Galathée vous aime, et que le Ciel n'a point permis le desdain d'Astree, que pour ne vouloir, que plus long temps une Bergere possedast ce qu'une Nymphe desire. Recognoissez ce bon-heur, et ne le refusez.

Signet[ 54 verso ] 1621 fonctionnelle [54 verso]

 L'estonnement du Berger fut tres-grand, toutefois voyant que le petit Meril consideroit ses actions, il n'en voulut faire semblant : Les resserrant donc toutes ensemble, et se remettant au lict, il luy demanda qui les luy avoit baillées. - Je les ay prises, dit-il, dans la toilette de Madame, et n'eust esté que je desirois de vous oster de la peine où je vous voyois, je n'eusse osé y aller, car elle se trouve un peu mal. - Et qui est avec elle ? demanda Celadon. - Les deux Nimphes, dit-il, que vous vistes icy hier, dont l'une est Leonide, niepce d'Adamas, l'autre est Silvie, fille de Deante le glorieux : et certes elle n'est pas sa fille sans raison, car c'est bien la plus altiere en ses façons que l'on puisse voir. Ainsi receut Celadon le premier advertissement de bonne volonté de Galathée : car encor qu'il n'y eust ny chiffre ny signature au billet qu'il avoit receu, si jugea-il bien que ce n'avoit point esté sans son sceu : Et dés lors il previt que ce luy seroit une sur-charge à ses ennuis, et qu'il s'y falloit resoudre. Voyant donc qu'il estoit desja assez tard, et se trouvant assez bien il ne voulut demeurer plus long temps au lict, croyant que plutost il en sortiroit, plutost aussi pourroit-il prendre congé de ces belles Nimphes. S'estant levé en ceste deliberation, ainsi qu'il sortoit pour s'aller promener, il rencontra Leonide et Silvie, que Galathée, n'osant se lever, ny se montrer encor à luy, de honte du billet qu'elle luy avoit escrit, luy envoyoit pour l'entretenir. Ils descendirent

Signet[ 55 recto ] 1621 fonctionnelle  [55 recto]

dans le jardin, et parce que Celadon leur vouloit cacher son ennuy, il se monstroit avec le visage le plus riant qu'il pouvoit dissimuler, et feignant d'estre curieux de sçavoir tout ce qu'il voyoit : - Belles Nimphes, leur dit-il, n'est ce pas prés d'icy, où se trouve la fonteine de la verité d'Amour η ? Je voudrois bien, s'il estoit possible que nous la vissions. - C'est bien pres d'icy, respondit la Nimphe, car il ne faut que descendre dans ce grand bois ; mais de la voir il est impossible, et il en faut remercier ceste belle qui en est cause, dit-elle, en montrant Silvie. - Je ne sçay, repliqua-elle, pourquoy vous m'en accusez, car quant à moi je n'oüys jamais blasmer l'espée, si elle couppe l'imprudant qui met le doigt dessus. - Il est vray, respondit η Leonide, mais si est bien celuy qui en blesse, et vostre beauté n'est pas de celles qui se laissent voir sans homicide. - Telle qu'elle est, respondit Silvie, avec un peu de rougeur, elle a bien d'assez forts liens, pour ne lascher jamais ce qu'elle estraint une fois. Et cela elle le disoit, en luy reprochant l'infidelité d'Agis, qui l'ayant quelque temps aimée, pour une jalousie, ou pour une absence de deux mois, s'estoit entierement changé, et pour Polemas qu'une autre beauté luy avoit desrobé : ce qu'elle entendit fort bien, aussi luy repliqua-elle : - J'avoüe ma sœur que mes liens sont aisez à deslier, mais c'est dautant que je n'ay jamais voulu prendre la peine de les noüer. Celadon oyoit avec beaucoup de plaisir [55 verso] leurs petites disputes, et à fin qu'elles ne finissent si tost, il dit à

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Silvie : - Belle Nimphe, puis que c'est de vous, d'où procede la difficulté de voir ceste admirable fonteine, ce ne nous seroit peu d'obligation, si par vous mesmes nous apprenions comme cela est advenu. - Celadon, respondit la Nimphe en souriant, vous avez bien assez d'affaire chez vous, sans aller chercher ceux d'autruy. Toutefois si avec vostre Amour peut encor trouver place la curiosité, ceste parleuse de Leonide, si vous l'en priez, vous en dira bien la fin, puis que, sans en estre requise, elle vous a si bien dit le commencement. - Ma sœur, respondit Leonide, vostre beauté fait bien mieux parler les yeux desquels elle est veuë, et puis que vous me donnez permission d'en dire un effet, je vous aime tant que je ne lairray jamais vos victoires assoupies, et mesmes celles, que vous montrez d'avoir agreables qu'elles soient sceuës. Toutefois pour n'ennuyer ce Berger, j'abregeray pour ce coup le plus qu'il me sera possible. - Non point pour cela, interrompit le Berger, mais pour donner loisir à ceste belle Nimphe de vous rendre la pareille. - N'en doutez nullement, repliqua Silvie, mais selon qu'elle me traitera, je verray ce que j'auray à faire. Ainsi de l'une et de l'autre, par leur bouche mesme, Celadon apprenoit η leur vie plus particuliere, et afin qu'en se promenant il pust les mieux oüyr, elles le mirent entre elles, et marchant au petit pas, Leonide commença de ceste sorte.

Signet[ 56 recto ] 1621 fonctionnelle  [56 recto]


Histoire de Silvie.

"  Ceux qui dient que pour estre aimé, il ne
" faut qu'aimer, n'ont pas esprouvé ny
les yeux, ny le courage de ceste Nimphe ; autrement ils eussent cogneu, que tout ainsi que l'eau de la fonteine fuit incessamment de sa source, que de mesme l'Amour qui naist de ceste belle, s'esloigne d'elle le plus qu'il peut. Si oyant le discours que je vay vous faire, vous n'advoüez ce que je dis, je veux bien que vous m'accusiez de peu de jugement.
  Amasis mere de Galathée, a un fils nommé Clidaman, accompagné de toutes les aimables vertus qu'une personne de son âge, et de sa qualité peut avoir, car il semble estre nay à tout ce qui est des armes, et des Dames. Il peut y avoir trois ans, que pour donner quelque cognoissance de son gentil naturel, avec la permission d'Amasis, il fit un serviteur à toutes les Nimphes, et cela non point par l'élection election, mais par le sort η, parce qu'ayant mis tous les noms des Nimphes dans un vase, et tous ceux des jeunes Chevaliers dans l'autre, devant toute l'assemblée, il prit la plus jeune d'entre nous, et le plus jeune d'entr'eux ; au fils il donna le vase des Nimphes, et à la fille celuy des Chevaliers ; et lors, apres plusieurs sons de trompettes, le jeune garçon tira, et le premier nom qu'il qui sortit, fut Silvie, soudain on en fit faire de mesme

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à la jeune Nimphe, qui tira celuy de Clidaman. Grand certes fut l'applaudissement de chacun, mais plus la gentillesse de Clidaman, qui apres avoir receu le billet vint un genouil en terre, baiser les mains à ceste belle Nimphe, qui toute honteuse ne l'eust point permis, sans le commandement d'Amasis, qui dit que c'estoit le moindre hommage qu'elle deust recevoir au nom d'un si grand dieu que l'Amour. Apres elle, les autres toutes furent appellées : aux unes il rencontra selon leur desir, aux autres non ; tant y a que Galathée en eut un tres accomply, nommé Lindamor, qui pour lors ne faisoit que revenir de l'armée de Merovée. Quant au mien, il s'appelloit Agis, le plus inconstant et trompeur qui fut jamais. Or de ceux qui furent ainsi donnez, les uns servirent par apparance, les autres par leur volonté ratifierent à ces belles la donation que le hazard leur avoit fait d'eux ; et ceux qui s'en deffendirent le mieux, furent ceux qui auparavant avoient desja conceu quelque affection. Entr'autres le jeune Ligdamon en fut un : cestui-cy escheut à Silere, Nimphe à la verité bien aymable, mais non pour luy, qui avoit des-ja disposé ailleurs de ses volontez. Et certes ce fut une grande fortune pour luy, d'estre alors absent, car il n'eust jamais fait à Silere le faint hommage qu'Amasis commandoit, et cela luy eust peut-estre causé quelque disgrace. Car il faut, gentil Berger, que vous sçachiez, qu'il avoit esté nourry si jeune parmy [57 recto] nous, qu'il

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n'avoit point encor dix ans quand il y fut mis, du reste si beau et si adroit en tout ce qu'il faisoit, qu'il n'y avoit celle qui n'en fist cas. Et plus que toutes Silvie estant presque de mesme âge, au commencement leur ordinaire conversation conceut une amitié de frere à sœur telle que leur cognoissance estoit capable. Mais peu à peu que Ligdamon prenoit plus d'âge, il prenoit aussi plus d'affection ; si bien que l'enfance se changeant en quelque chose de plus rassis, il commença sur les quatorze ou quinze ans, de changer en desirs ses volontez, et peu à peu ses desirs en passions. Toutefois il vesquit avec tant de discretion, que Silvie n'en eut jamais cognoissance qu'elle mesme ne l'y forçast. Depuis qu'il fut attaint à bon escient, et qu'il recognut son mal, il jugea bien incontinent le peu d'espoir qu'il y avoit de guerison, une seule des humeurs de Silvie ne luy pouvoit estre cachee. Si bien que la joye et la gaillardise qui estoit η en son visage, et en toutes ses actions, se changea η en tristesse, et sa tristesse en une si pesante melancolie, qu'il n'y avoit celuy qui ne recognust ce changement. Silvie ne fut pas des dernieres à luy en demander la cause, mais elle n'en peut tirer que des responses interrompuës. En fin voyant qu'il continuoit en ceste façon de vivre, un jour qu'elle commençoit desja à se plaindre de son peu d'amitié, et à luy reprocher qu'elle l'obligeoit à ne luy rien celer, elle ouyt qu'il ne peut si bien se contraindre [57 verso] qu'un tres-ardent soupir

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ne luy eschapast au lieu de response. Ce qui la fit entrer en opinion qu'Amour peut-estre estoit la cause de son mal. Et voyez combien le pauvre Ligdamon conduisoit discrettement ses actions, elle ne se pust jamais imaginer d'en estre la cause. Je croy bien que l'humeur de la Nimphe, qui ne penchoit point du tout à ce dessein en pouvoit estre en partie l'occasion. Car malaisément
" pensons nous à une chose esloignée
" de nostre intention ; mais encor failloit-il qu'en
" cela la prudence fust grande, et la froideur de
ses actions, puis qu'elle couvroit du tout l'ardeur de son affection. Elle donc plus qu'auparavant le presse, que si c'est Amour, elle luy promet toute l'assistance, et tous les bons offices qui se peuvent esperer de son amitié. Plus il luy en fait de refus, et plus elle desire de le sçavoir ; en fin ne pouvant se deffendre davantage, il luy advoüa que c'estoit Amour, mais qu'il avoit η serment de n'en dire jamais le sujet. - Car, disoit-il, de l'aimer, mon outrecuidence certes est grande, mais forcée par tant de beautez, et en cela excusable, mais de l'oser nommer, quelle excuse couvriroit l'ouverture que je ferois de ma temerité ? - Celle, respondit incontinant Silvie, de l'amitié que vous me portez. - Vrayement, repliqua Ligdamon, j'auray donc celle-là et celle de vostre commandement, que je vous supplie avoir ensemble devant les yeux pour ma descharge, et ce miroir qui vous fera voir ce que vous desirez sçavoir. A ce mot il [58 recto] prend celuy qu'elle portoit à sa ceinture, et le

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luy mit devant les yeux. Pensez quelle fut sa surprise, recognoissant incontinant ce qu'il vouloit dire, et elle m'a depuis juré qu'elle croyoit au commencement que ce fust de Galathée. Ce pendant qu'il demeuroit ravy à la considerer, elle demeura ravie à se considerer en sa simplicité, en colere contre luy, mais beaucoup plus contre elle mesme voyant bien qu'elle luy avoit tiré par force, ceste declaration de la bouche. Toutefois son courage altier ne permit pas qu'elle fist longue deffense, pour la justice de Ligdamon ; car tout à coup elle se leva, et sans luy parler, partit pleine de despit que quelqu'un l'osast aimer. Orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soy ! Le fidelle Ligdamon demeura, mais sans ame, et comme une statuë insensible. En fin revenant à soy, il se conduit le mieux qu'il pût en son logis, d'où il ne partit de long temps, parce que la cognoissance qu'il eut du peu d'amitié de Silvie, le toucha si vivement qu'il en tomba malade, de sorte que personne ne lui esperoit plus de vie, quand il se resolut de luy escrire une telle lettre. 


Lettre de Ligdamon

A SILVIE.

  La perte de ma vie n'eust eu assez de force pour vous descouvrir la temerité de vostre serviteur, sans vostre expres commandement, si toutefois vous jugez que je devois mourir, et

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me
[58 verso] taire, dites aussi que vos yeux devoient avoir moins absoluë puissance sur moy, car si à la premiere semonce, que leur beauté m'en fit, je ne peus me deffendre de ne leur donner mon ame, comment en ayant esté si souvent requis, eusse je refusé la recognoissance de ce don ? Que si toutefois j'ay offense en offrant mon cœur à vostre beauté, je veux bien pour la faute que j'ay commise de presenter à tant de merites, chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore ma vie, sans regretter la perte de l'un ny de l'autre, que d'autant qu'ils ne η vous sont agreables.

  Cette lettre fut portée à Silvie lors qu'elle estoit seule dans sa chambre, il est vray que j'y arrivay au mesme temps, et certes à la bonne heure pour Ligdamon ; car voyez quelle est l'humeur de ceste belle Nimphe : elle avoit pris un si grand despit contre luy, depuis qu'il luy avoit descouvert son affection, que seulement η elle n'effaça pas le ressouvenir de son amitié passée, mais en perdit tellement la volonté, que Ligdamon luy estoit comme chose indifferente, si bien que quand elle oyoit que chacun desesperoit de sa guerison, elle ne s'en esmouvoit non plus que si elle ne l'eust jamais veu. Moy qui plus particulierement y prenois garde, ne sçavois qu'en juger, sinon que sa jeunesse luy faisoit ainsi aisément perdre l'amitié des personnes absentes ; mais à ceste fois que je luy

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vy refuser ce qu'on luy donnoit de sa part, je cognu bien qu'il y devoit avoir entr'eux du mauvais mesnage. Cela fut cause que je pris la lettre qu'elle avoit refusée, et que le jeune garçon qui l'avoit apportée, par le commandement de son maistre, avoit laissée sur la table. Elle alors moins fine qu'elle ne vouloit pas estre, me courut apres, et me pria de ne la point lire. - Je la veux voir dis-je, quand ce ne seroit que pour la deffense que vous m'en faites ? Elle rougit alors, et me dit : - Non, ne la lisez point ma sœur, obligez moy de cela, je vous en conjure par nostre amitié. - Et quelle doit-elle estre, luy respondis-je, si elle peut souffrir que vous me cachiez quelque chose ? Croyez Silvie, que si elle vous laisse assez de dissimulation pour vous couvrir à moy, qu'elle me donne bien assez de curiosité pour vous descouvrir. - Et quoy, dit-elle, il n'y a donc plus d'esperance en vostre discretion ? - Non plus luy dis-je, que de sincerité en vostre amitié. Elle demeura un peu muette en me regardant, et s'aprochant de moy, me dit : - Au moins promettez moy que vous ne la verrez point, que je ne vous aye fait le discours de tout ce qui s'est passé. - Je le veux bien, dis-je, pourveu que vous ne soyez point mensongere. Apres m'avoir juré qu'elle me diroit veritablement tout, et m'avoir adjuré que je n'en fisse jamais semblant, elle me raconta ce que je vous ay dit de Ligdamon. - Et à ceste heure (continua-elle) il vient de m'envoyer ceste lettre, et j'ay bien affaire de ses plaintes, ou plutost

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de ses faintes. - Mais, luy respondis-je, si elles estoient veritables ? - Et quand elles le seroient, pourquoy ay-je à me mesler, dit-elle, de ses folies ? - Pour cela mesme, adjoustay-je, que celui est obligé d'aider le miserable, qu'il a fait tomber dans un precipice. - Et que puis-je mais de son mal, repliqua-elle ? pouvois-je moins faire que de vivre, puis que j'estoy au monde ? pourquoy avoit-il des yeux ? pourquoy s'est-il trouvé où j'estoy ? vouliez-vous que je m'en fuisse ? - Toutes ces excuses, luy disje, ne sont pas valables, car sans doute vous estes complice à son mal. Si vous eussiez esté moins pleine de perfection, si vous vous fussiez renduë moins aimable, croyez-vous qu'il eust esté reduit à cette extrémité. - Et vrayement, me dit-elle en souriant, vous estes bien gracieuse de me charger de ceste faute : quelle vouliez-vous que je fusse, si je n'eusse esté celle que je suis ? - Et quoy, Silvie, luy respondis-je, ne sçavez-vous point,
" que celuy qui aiguise un fer entre les mains
" d'un furieux, est en partie coulpable du mal
" qu'il en fait ? Et pourquoy ne le serez-vous pas,
puis que ceste beauté, que le Ciel à vostre naissance vous a donnée, a esté par vous si curieusement esguisée avec tant de vertus, et aimables perfections, qu'il n'y a œil qui sans estre blessé les puisse voir ? Et vous ne serez pas blasmée des meurtres que vostre cruauté en fera ? Voyez-vous Silvie, il ne falloit pas que vous fussiez moins belle, ny moins remplie de perfections, mais vous deviez vous estudier autant

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à vous faire bonne, que vous estiez belle, et à mettre autant de douceur en vostre ame, que le Ciel vous en avoit mis au visage ; mais le mal est que vos yeux pour mieux blesser l'ont toute prise, et n'ont l'aissé en elle que rigueur et cruauté.
  Or, gentil Berger, ce qui me faisoit tant affectionner la deffense de Ligdamon estoit, que outre que nous estions un peu alliés, encor estoit-il fort aimé de toutes celles qui le cognoissoient, et j'avois sceu qu'il estoit reduit à fort mauvais terme. Donques apres quelques semblables propos, j'ouvris la lettre et la leus tout haut, afin qu'elle l'entendist. Mais elle n'en fit jamais un seul clin d'œil, ce que je trouvay fort estrange, et prevy bien que si je n'usois de tres-grande force, qu'à peine tirerois-je jamais d'elle quelque bon remede pour mon malade ; qui me fit resoudre de luy dire du premier coup, qu'en toute façon je ne voulois point que Ligdamon se perdist. - Voy ma sœur ! me dit-elle, puis que vous estes si pitoyable, guerissez-le. - Ce n'est pas de moy, respondis-je, dont sa guerison despend : mais je vous assure bien (si vous continuez envers luy, comme vous avez fait par le passé) que je vous en feray avoir du desplaisir, car je feray qu'Amasis le sçaura, et n'y aura une seule de nos compagnes à qui je ne le die. - Vous seriez bien assez folle, repliqua-elle. - N'en doutez nullement, respondis-je, car pour la conclusion j'aime Ligdamon, et ne veux point voir sa perte tant que

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je la pourray empescher. - Vous dites fort bien Leonide (me dit-elle alors en colere) ç'a tousjours esté des offices, que j'ay attendu de vostre amitié. - Mon amitié (luy respondis-je) seroit toute telle envers vous contre luy, s'il avoit le tord. En ce point nous demeurasmes quelque temps sans parler ; en fin je luy demanday quelle estoit sa resolution. - Telle que vous voudrez, me dit-elle, pourveu que vous ne me fassiez point ce desplaisir de publier les folies de Ligdamon : car encor que je n'en puisse estre taxée, il me fascheroit toutefois que l'on le sceust. - Voyez, m'escriay-je alors, quelle humeur est la vostre Silvie, vous craignez que l'on sçache qu'un homme, vous ait aimée, et vous ne craignez pas de faire sçavoir que vous luy ayez donné la mort. - Parce, respondit-elle, qu'on peut soupçonner le premier estre produit avec quelque consentement de mon costé, mais non point le dernier. - Laissons cela, repliquay-je, et vous resolvez, que je veux que Ligdamon soit à l'advenir traité d'autre sorte. Et lors je luy dy qu'en toute façon je ne permettrois point qu'il mourust, et que je voulois qu'elle luy escrivist de sorte, qu'il ne se desesperast plus, que quand il seroit guery, je me contenterois qu'elle le traitast comme elle voudroit, pourveu qu'elle luy laissast la vie. J'eus de la peine à obtenir ceste grace d'elle, toutefois je la menaçois à tous coups de le dire ; ainsi apres un long debat, et l'avoir fait recommencer deux ou trois fois, en fin elle luy escrivit de ceste sorte.

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Response de Sylvie

à Lygdamon.

  S'il y a quelque chose en vous qui me plaise, c'est moins vostre mort que autre ; la recognoissance de vostre faute m'a satisfaicte, et ne veux point d'autre vengeance de vostre temerité, que la peine que vous en aurez. Recognoissez vous à l'advenir et me recognoissez. A-Dieu, et vivez.

  Je luy escrivis ces mots au bas de la lettre, afin qu'il esperast mieux ayant un si bon second.


Billet de Leonide

à Lygdamon, dans la response
à Sylvie.

  Leonide a mis la plume à la main à ceste Nymphe. Amour le vouloit, vostre justice l'y convioit, son devoir le luy commandoit, mais son opiniastreté avoit une grande deffense. Puis que ceste faveur est la premiere que j'ay obtenuë pour vous, guerissez vous, et esperez.

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  Ces billets luy furent portez si à propos, qu'ayant encor assez de force pour les lire, il vid le commandement que Sylvie luy faisoit de vivre, et parce que jusques alors il n'avoit voulu user d'aucune sorte de remede, depuis, pour ne desobeïr à ceste Nymphe, il se gouverna de façon, qu'en peu de temps il se porta mieux, ou fust que sa maladie ayant fait tout son effort, estoit à son déclin, ou que veritablement le contentement de l'ame soit un
" bon remede pour les douleurs du corps, tant
" y a que depuis, son mal alla tousjours diminuant.
Mais cela esmeut si peu ceste cruelle beauté, qu'elle ne se changea jamais envers luy, et quand il fut gueri, la plus favorable response qu'il pût avoir, fut : - Je ne vous ayme point, je ne vous hay point aussi ; contentez vous que de tous ceux qui me pratiquent vous estes celuy qui me desplait le moins. Que si luy ou moy la recherchions de plus grande declaration, elle nous disoit des paroles si cruelles, qu'autre que son courage ne les pouvoit imaginer, ny autre affection les supporter, que celle de Ligdamon.
  Mais pour ne point tirer ce discours en longueur, Ligdamon l'aima, et servit tousjours depuis sans nulle autre apparence d'espoir, que celle que je vous ay ditte, jusques à ce que Clidaman fut esleu par la fortune pour la servir, alors certes il faillit bien à perdre toute resolution, et n'eust esté qu'il sceut par moy, qu'il η n'estoit pas mieux traitté, je ne sçay [62 recto] quel il fust devenu.

Signet[ 62 recto ] 1621 fonctionnelle

Toutefois encor que cela le consolast un peu, la grandeur de son rival luy faisoit plus de peur que de jalousie. Il me souvient qu'une fois il me fit une telle response, sur ce que je luy disois, qu'il ne devoit se monstrer tant en peine pour Clidaman. - Belle Nymphe, je vous diray librement d'où mon soucy procede, et puis jugez si j'ay tort. Il y a des-ja long temps que j'espreuve Sylvie, ne pouvoir estre esmeuë, ny par fidelité d'affection, ny par extremité d'Amour, que c'est sans doute qu'elle ne peut estre blessée de ce costé la. toutefois, comme j'ay appris du
" sage Adamas vostre oncle, toute personne
" est sujette à une certaine force attirante, de laquelle
" elle ne peut éviter l'attrait, quand une
fois elle en est touchée. Et quelle puis-je penser, que puisse estre celle de ceste belle, si ce n'est la grandeur et la puissance, et ainsi si je crains, c'est la fortune, et non les merites de Clidaman ; sa grandeur, et non point son affection. Mais certes en cela il avoit tort ; car ny l'Amour de Ligdamon, ny la grandeur de Clidaman n'esmeurent jamais une seule estincelle de bonne volonté en Sylvie. Et ne croy point qu'Amour ne la garde pour exemple aux autres, la voulant punir de tant de desdains, par quelque moyen inaccoustumé. Or en ce mesme temps il advint un grand tesmoignage de sa beauté, ou pour le moins de la force qu'elle a à se faire aymer.
  C'estoit le jour tant celebré, que tous les ans [62 verso] nous chommons à Diane,

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et que Amasis a accoustumé de faire ce solennel sacrifice, tant à cause de la feste, que pour estre le jour de la nativité de Galathée : que nous estions des-ja bien avant au sacrifice, lors qu'il arriva dans le temple quantité de personnes vestuës en deuil : au milieu desquels venoit un chevalier plein de tant de majesté entre les autres, qu'il estoit aysé à juger pour leur maistre. Il estoit si triste et melancolique, qu'il faisoit bien paroistre d'avoir quelque chose en l'ame qui l'affligeoit beaucoup. Son habit noir en façon de mante, luy traînoit jusques en terre, qui empeschoit de cognoistre la beauté de sa taille, mais le visage qu'il avoit descouvert, et la teste nuë, dont le poil blond, et crespé faisoit honte au Soleil, ne pouvoient de l'amertume du deuil couvrir toute leur douceur. Il vint au petit pas jusques où estoit Amasis, et apres luy avoir baisé la robe, il se retira, attendant que le sacrifice fust parachevé, et par fortune bonne, ou mauvaise pour luy, je ne sçay, il se trouva vis à vis de Sylvie. Estrange effet d'Amour ! Il n'eust si tost mis les yeux sur elle, qu'il ne l'a η cogneust, quoy qu'auparavant il ne l'eust jamais veuë ; et pour en estre plus asseuré le demanda à l'un des siens qui nous cognoissoit toutes ; sa response fut suivie d'un profond souspir par cest estranger, et depuis, tant que les ceremonies durerent, il n'osta les yeux de dessus elle. En fin toutes choses estant parachevées Amasis s'en retourna en son Palais, où [63 recto] luy ayant donné audiance, il luy parla devant tous de telle sorte :

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  - Madame, encore que le deuil que vous voyez en mes habits soit beaucoup plus noir en mon ame, si ne peut-il esgaler la cause que j'en ay. Et toutesfois je ne pense pas, encor que ma perte ayt esté extreme, estre le seul qui y ayt perdu. Car vous y estes particulierement amoindrie au nombre de vos fideles serviteurs, d'un qui peut-estre n'estoit point ny le moins affectionné, ny le plus inutile à vostre service. Ceste consideration m'avoit fait esperer de pouvoir obtenir de vostre justice quelque vengeance de sa mort contre son homicide, mais dés que je suis entré dans ce temple, j'en ay perdu toute esperance, jugeant que si le desir de vengeance mouroit en moy, qui suis le frere de l'offensé, qu'à plus forte raison se perdroit-elle en vous, Madame, en qui la compassion du mort, et le service qu'il vous avoit voüé, en peuvent sans plus faire naistre quelque volonté. Toutesfois, par-ce que je voy les armes de l'homicide de mon frere, preparées des-ja contre moy, non point pour fuïr telle mort, mais pour en advertir les autres, je vous diray le plus briefvement qu'il me sera possible, la fortune de celuy que je regrette. Encore, Madame, que je n'aye l'honneur d'estre cognu de vous, je m'asseure toutefois qu'au nom de mon frere, qui na η jamais vescu qu'à vostre service, vous me recognoistrez pour vostre tres-humble serviteur : Il s'apelloit [63 verso] Aristandre et moy Guyemants tous deux fils de ce grand Cleomire, qui pour vostre service si souvent visita le Tybre,

Signet[ 63 verso ] 1621 fonctionnelle

le Rhin, et le Danube. Et dautant que j'estoy le plus jeune, il peut y avoir six ans, qu'aussi tost qu'il me vid capable de porter les armes, il m'envoya à l'armée de ce grand Meroüee, la delice des hommes, et le plus agreable Prince qui vint jamais des François η en Gaule. De dire pourquoy mon pere m'envoya plustost vers Meroüée, que vers Thierry, le Roy des Visigots, il me seroit mal-aysé ; toutefois j'ay opinion que ce fut, pour ne me faire servir un Prince si proche de vos estats, que la fortune pourroit rendre vostre ennemy. Tant y a que le rencontre pour moy fut tel, que Childeric son fils, Prince belliqueux, et de grande esperance, me voyant presque de son âge, me voulut plus particulierement favoriser de son amitié que tout autre. Quand j'arrivay pres de luy, c'estoit sur le point que ce grand η, et prudent Ætius, traittoit un accord avec Meroüée et ses Françons (car tels nomme-il tous ceux qui le suivent) pour resister à ce fleau η de dieu Attila Roy des Huns, qui ayant ramassé par les deserts de l'Asie un nombre incroyable de gens, jusques à cinq cents mille combattans, descendit comme un deluge, furieusement ravageant tous les païs par où il passoit, et encor que cet Ætius lieutenant general en Gaule de Valentinian, fut venu en deliberation de faire la guerre à Meroüée, qui durant le gouvernement de [64 recto] Castinus s'estoit saisi d'une partie de la Gaule, si luy sembla-il

Signet[ 64 recto ] 1621 fonctionnelle

meilleur de se les allier, et les Visigots, et les Bourguignons aussi, que d'estre tous deffaits par Attila, qui desja ayant traversé la Germanie, estoit sur les bords du Rhin, où il ne demeura long temps sans se tellement advancer en Gaule, qu'il assiegea la ville d'Orleans, d'où la survenuë de Thierry Roy des Visigots luy fit lever le siege, et prendre autre chemin. Mais attaint par Meroüée, et Ætius avec leurs confederez aux champs Cathalauniques, il fut deffait, plus par la vaillance des Francs, et la prudence de Meroüée, que de toute autre force. Depuis Ætius ayant esté tué, peut estre par le commandement de son maistre, pour quelque mescontentement, Meroüée fut receu a Paris, Orleans, Sens, et aux villes voisines, pour Seigneur, et pour Roy ; et tout ce peuple luy a depuis porté tant d'affection, que non seulement il veut estre à luy, mais se fait nommer du nom des Francs, ou Françons, pour luy estre plus agreable, et leur pays au lieu de Gaule s'appella France. Ce-pendant que j'estois ainsi entre les armes des Francs, des Gaulois, des Romains, des Bourguignons, des Visigots, et des Huns, mon frere estoit entre celles d'Amour. Armes d'autant plus offensives, qu'elles n'adressent toutes leur playes qu'au cœur ! Son desastre fut tel (si toutefois à ceste heure il m'est permis de le nommer ainsi) qu'estant nourry avec Clidaman, il vid la belle Sylvie, mais la voyant [64 verso] il vid sa mort aussi, n'ayant depuis vescu que comme se traînant au cercueil, d'en dire la

Signet[ 64 verso ] 1621 fonctionnelle

cause je ne sçaurois, car estant avec Childeric, je n'en sceu, sinon que mon frere estoit à l'extremité. Encor que j'eusse tous les contentemens qui se peuvent, comme celuy qui estoit bien veu de son maistre, aymé de mes compagnons, chery, et honoré generalement de tous, pour une certaine bonne opinion que l'on avoit conceu de moy aux affaires qui s'estoient presentées, qui peut-estre m'avoit plus raporté entre eux d'autorité et de credit, que mon âge, et ma capacité ne meritoient. Si ne peus-je, sçachant la maladie de mon frere, m'arrester plus long temps en l'Isle de France. Ainsi donc prenant congé de Meroüée et Childeric leur promettant de retourner bien tost, je m'en revins en la haste que vouloit mon amitié. Soudain que je fus arrivé chez luy, plusieurs luy coururent dire, que Guyemants estoit venu ; son amitié luy donna assez de force, pour se relever sur le lict, et m'embrasser de la plus entiere affection, que η jamais un frere serra l'autre entre ses bras.
  Il ne serviroit, Madame, que de vous ennuyer, et me reblesser encor plus vivement, de vous raconter les choses que nostre amitiè fit entre nous. Tant y a que deux ou trois jours apres, mon frere fut reduit à telle extremité, qu'à peine avoit-il la force de respirer, et toutefois ce cruel Amour la donnoit η tousjours plutost aux souspirs, qu'aux respirs, et entre ses [65 recto] plus cuisants regrets, on n'oyoit que le nom de Sylvie.

Signet[ 65 recto ] 1621 fonctionnelle

Moy à qui le desplaisir de sa mort estoit si violent, que rien n'estoit assez fort pour me le faire dissimuler, voulois tant de mal à ceste Silvie incognuë, que je ne pouvois m'empescher de la maudire, ce que mon frere oyant, et son affection estant encore plus forte que son mal, il s'efforça de me parler ainsi : - Mon frere, si vous ne voulez estre mon plus grand ennemy, cessez je vous prie ces imprecations, qui ne peuvent que m'estre plus des-agreables, que mon mal mesme. J'esliroy plutost de n'estre point, que si elles avoient effet, et estant inutiles, que proffitez-vous, sinon de me tesmoigner combien vous haïssez ce que j'ayme ? Je sçay bien que ma perte vous ennuye, et en cela je ressens plus nostre separation que ma fin. Mais puis que tout homme est nay
" pour mourir ? pourquoy avec moy ne remerciez-
" vous le ciel, qui m'a esleu la plus belle
mort, et la plus belle meurtriere qu'autre ayt jamais euë ? L'extremité de mon affection, et l'extremité de la vertu de Sylvie, sont les armes desquelles sa beauté s'est servie, pour me mettre au cercueil, et pourquoy me plaignez vous, et voulez vous mal à celle à qui je veux plus de bien, qu'à mon ame ? Je croy qu'il vouloit dire davantage, mais la force luy manqua, et moy plus baigné de pleurs de pitié, que contre Attila je n'avois jamais esté moüillé η de sueur en mes armes, ny mes armes de sang, je luy respondis : - Mon frere, celle qui vous ravit [65 verso] aux vostres, est la plus injuste qui fut jamais. Et si elle est belle, les Dieux mesmes ont usé d'injustice en elle, car

Signet[ 65 verso ] 1621 fonctionnelle

ou ils luy devoient changer le visage, ou le cœur. Alors Aristandre, ayant repris davantage de force, me repliqua : - Pour Dieu Guyemants, ne blasphemez plus de ceste sorte, et croyez que Sylvie a le cœur si respondant au visage, que comme l'un est plein de beauté, l'autre aussi l'est de vertu. Que si pour l'aymer je meurs, ne vous en estonnez, par- ce que si l'œil ne peut sans esblouïssement soustenir les esclairs d'un Soleil sans nuage, comment mon ame ne seroit-elle demeurée esblouïe aux rayons de mille Soleils qui flamboient en ceste belle ? Que si elle n'a peu gouster tant de divinitez sans mourir, qu'elle ayt au moins le contentement de celle, qui mourut pour voir η Jupiter en sa divinité. Je veux dire que comme sa mort rendit tesmoignage que nulle autre n'avoit jamais veu tant de divinitez qu'elle, que vous avouyez aussi que nul n'ayma jamais tant de beauté, ny tant de vertu que moy. Moy qui venois d'un exercice qui me faisoit croire n'y avoir point d'Amour forcé, mais volontaire, avec lequel on s'alloit flattant en l'oysiveté η, je luy dis : - Est-il possible qu'une seule beauté soit la cause de vostre mort ? - Mon frere, me respondit-il, je suis à telle extremité que je ne pense pas vous pouvoir satisfaire, en ce que vous me demandez. Mais continua-il, en me prenant la main, par l'amitié fraternelle, et par la nostre particuliere, [66 recto] qui nous lie encor plus, je vous adjure de me promettre un don. Je le fis. Lors il continua : - Portez de ma part ce baiser à Sylvie, et lors il me baisa la main, et observez ce que vous trouverez de ma derniere volonté, et quand vous la

Signet[ 66 recto ] 1621 fonctionnelle

verrez, vous sçaurez ce que vous m'avez demandé. A ce mot, avec le souffle, s'en vola son ame, et me demeura froid entre les bras.
  Ce que je ressentis de ceste perte, comme elle ne peut estre imaginée que par celuy qui l'a faicte, aussi ne peut elle estre conceuë, que par le cœur qui la η soufferte, et mal-aisément parviendra la parole, où la pensée ne peut atteindre : si bien que sans m'arrester davantage à repleurer ce desastre, je vous diray, Madame, qu'aussi tost que ma douleur me l'a voulu permettre, je me suis mis en chemin, tant pour vous rendre l'hommage que je vous doy, et vous demander justice de la mort d'Aristandre, que pour observer la promesse que je luy ay faicte envers son homicide, et luy presenter ce que dans sa derniere volonté il a laissé par escrit, afin que je me puisse dire aussi juste observateur de ma parole, que luy inviolable en son affection. Mais aussi tost que je me suis presenté devant vous, et que j'ay voulu ouvrir la bouche pour accuser ceste meutriere, j'ay recogneu si veritables les paroles de mon frere, que non seulement j'excuse sa mort, mais encore j'en desire, et requiers une semblable. Ce sera donc, Madame, avec vostre permission, [66 verso] que je paracheveray, et lors faisant une grande reverence a Amasis, il choisit entre nous Sylvie, et mettant un genoüil en terre, il luy dit : - Belle meurtriere, encor que sur ce beau sein il tombast une larme de pitié à la nouvelle de la mort d'une personne tant à vous, vous ne lairriez d'en avoir aussi entiere,

Signet[ 66 verso ] 1621 fonctionnelle

et honorable victoire. Toutesfois si vous jugez qu'à tant de flammes, que vous aviez allumées en luy, si peu d'eau ne seroit pas grand allegement, recevez pour le moins l'ardant baiser qu'il vous envoye, ou plutost son ame changée en ce baiser, qu'il remet en ceste belle main, pleine à la verité des despoüilles de plusieurs autres libertez, mais de nulle plus entiere que la sienne. A ce mot il luy baisa la main, et puis continua ainsi apres s'estre relevé : - Entre les papiers où Aristandre avoit mis sa derniere volonté, nous avons trouvé cestui-cy, et parce qu'il est cachetté de la façon que vous voyez, et qu'il s'adresse à vous, je le vous apporte avec la protestation, que par son testament il me commande de vous faire, avant que vous l'ouvriez. Que si vostre volonté n'est de luy accorder la requeste qu'il vous y fait, il vous supplie de ne point la lire, afin qu'en sa mort, comme en sa vie, il ne ressente les traits de vostre cruauté. Lors il luy presenta une lettre, que Sylvie troublée de cet accident eust refusée sans le commandement qu'Amasis luy en fit. Et lors Guyemants reprit la parole ainsi : - J'ay jusques icy satisfait à la derniere volonté d'Aristandre, [67 recto] il reste que je poursuive sur son homicide sa cruelle mort, mais si autrefois l'offense m'avoit fait ce commandement, l'Amour à ceste heure m'ordonne, que ma plus belle vengeance soit le sacrifice de ma liberté, sur le mesme autel qui fume encores de celle de mon frere, qui m'estant ravie, lors que je ne respirois contre vous, que sang, et mort, rendra tesmoignage que justement tout œil qui vous

Signet[ 67 recto ] 1621 fonctionnelle

voit, vous doit son cœur pour tribut, et qu'injustement tout homme vit, qui ne vit en vostre service. Sylvie confuse un peu de ce rencontre, demeura assez long temps à respondre, de sorte qu'Amasis prit le papier qu'elle avoit en la main, et ayant dit à Guyemants que Sylvie luy feroit response, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, et rompant le cachet, leut telles paroles.


Lettre d'Aristandre

à Sylvie.

  Si mon affection ne vous a peu rendre mon service agreable, ny mon service mon affection, que pour le moins, ou η ceste affection vous rende ma mort pleine de pitié, ou ma mort vous asseure de la fidelité de mon affection ; et que comme nul n'ayma jamais tant de perfections, que nul aussi n'ayma jamais avec tant [67 verso] de passion. Le dernier tesmoignage que je vous en rendray, sera le don de ce que j'ay de plus cher apres vous, qui est mon frere ; car je sçay bien que je le vous donne, puis que je luy donray charge de vous voir, sçachant assez par experience, qu'il est impossible que cela soit, sans qu'il vous ayme. N'ordonnez pas ma belle meurtriere, qu'il soit heritier de ma fortune, mais ouy bien de celle que j'eusse justement

Signet[ 67 verso ] 1621 fonctionnelle

meriter envers toute autre que vous. Celuy qui vous escrit, c'est un serviteur, qui pour avoir eu plus d'Amour qu'un cœur n'estoit capable de retenir, voulut mourir plutost que d'en diminuer.

  Amasis appellant alors Sylvie, luy demanda de quelle si grande cruauté elle avoit peu user contre Aristandre, qui l'eust conduit à ceste extremité. La Nymphe rougissant luy respondit, qu'elle ne sçavoit dequoy il se pouvoit plaindre. - Je veux, luy dit-elle, que vous receviez Guyemants en sa place. Alors l'appellant devant tous, elle luy demanda s'il vouloit observer l'intention de son frere. Il respondit qu'ouy, pourveu qu'elle ne fust point contraire à son affection. -  Il η prie, dit alors Amasis, ceste Nymphe de vous recevoir en sa place, et que vous ayez meilleure fortune que luy. Pour estre receu, je le luy commande ; pour la fortune dont il parle, ce [68 recto] n'est jamais la priere ny le commandement d'autruy, qui la peut faire, mais le propre merite, ou la fortune mesme. Guyemants apres avoir baisé la robe à Amasis, en vint faire de mesme à la main de Sylvie, en signe de servitude ; mais elle estoit si piquée contre luy des reproches qu'il luy avoit faits, et de la declaration de son affection, que sans le commandement d'Amasis, elle ne l'eust jamais permis.
  On commençoit à se retirer, quand Clidaman qui revenoit de la chasse, fut adverty de ce nouveau serviteur de sa maistresse, dequoy il fit ses plaintes si haut, qu'Amasis, et Guyemants les ouyrent ; parce qu'il ne sçavoit

Signet[ 68 recto ] 1621 fonctionnelle

d'où cela procedoit, elle le luy declara. Et à peine avoit-elle parachevé, que Clidaman reprenant la parole, se plaignit qu'elle eust permis une chose tant à son des-avantage, que c'estoit revoquer ses ordonnances, que le destin la luy avoit esleuë, que nul ne la luy sçauroit ravir sans la vie. Et Clidaman disoit ces paroles parce qu'à bon escient il aymoit Sylvie. Mais Guyemants qui outre son affection s'estoit acquis une si bonne opinion de soy-mesme, qu'il n'eust voulu ceder à personne du monde, respondit, adressant sa parole a Amasis : - Madame, on veut que je ne sois point serviteur de la belle Sylvie. Ceux qui le requierent sçavent peu d'Amour, autrement ils ne penseroient pas que vostre ordonnance, ny celle de tous les Dieux ensemble fust assez forte pour divertir le cours d'une affection ; c'est pourquoy [68 verso] je declare ouvertement, que si on me deffend ce qui m'a des-ja esté permis, je seray des-obeïssant, et rebelle, et n'y a devoir ny consideration qui me fasse changer. Et lors se tournant à Clidaman : - Je sçay le respect que je vous doy, mais je ressents aussi le pouvoir qu'Amour a sur moy. Si le destin vous a donné à Sylvie, sa beauté est celle qui m'a acquis : jugez lequel des deux dons luy doit estre plus agreable. Clidaman vouloit respondre, quand Amasis luy dit : - Mon fils, vous auriez raison de vous douloir, si on alteroit nos ordonnances, mais on ne les interesse nullement ; il vous a esté commandé de
" servir Sylvie, et non pas deffendu aux autres.
" Les senteurs η rendent plus d'odeur, estant
" esmeuës.

Signet[ 68 verso ] 1621 fonctionnelle

Un Amant aussi ayant un rival, rend
plus de tesmoignage de ses merites. Ainsi ordonna Amasis, et voyla Sylvie bien servie ; car Guyemants n'oublioit chose que son affection lui commandast, et Clidaman à l'envy s'estudioit de paroistre encor plus soigneux. Mais sur tous Ligdamon la servoit avec tant de discretion, et de respect, que le plus souvent il ne l'osoit aborder, pour ne donner cognoissance aux autres de son affection, et à mon gré son service estoit bien autant aymable que de nul des autres. Mais certes une fois il faillit de perdre patience. Il advint qu'Amasis se trouva entre les mains une esguille faite en façon d'espée, de laquelle Silvie avoit accoustumé de se [69 recto] relever, et accommoder le poil, et voyant Clidaman assez pres d'elle, elle la luy donna pour la porter à sa maistresse, mais il la garda tout le jour, afin de mettre Guyemantz en peine. Il ne se doutoit point de Ligdamon, et voyez comme bien souvent on blesse l'un pour l'autre, car le poison qui fut preparé pour Guyemantz toucha tant au cœur à Ligdamon, que ne pouvant le dissimuler, afin de n'en donner cognoissance, il se retira en son logis, où apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume et m'escrivit tels vers.


Madrigal,

SUR L'ESPEE DE SILVIE
ENTRE LES MAINS
de Clidaman.

D'une meurtrière espée,
Amour en trahison,
De mon bon-heur l'esperance a couppée ;
Et toutefois ce n'est pas sans raison.
  Car voyant bien que mon destin commande
Que mon Amour trop grande,
Ne se pouvant payer
Je meure sans loyer.
Il veut (pour n'estre au moins entierement ingrat)
Ne pouvant en Amant, que je meure en soldat η.

Signet[ 69 recto ] 1621 fonctionnelle  [69 verso]


Billet.

  Il faut advoüer, belle Leonide, que Silvie fait comme le Soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les plus nobles.

  Luy mesme m'apporta ce papier, et ne peus quoy que je m'y estudiasse, y rien entendre, ny tirer de luy autre chose, sinon que Silvie luy avoit donné un grand coup d'espée ; et me laissant s'en alla le plus perdu homme de la terre. Voyez comme Amour est artificieux blesseur, qui avec de si petites armes fait de si grands coups. Il me fascha de le voir en cet estat, et pour sçavoir s'il y avoit quelque chose de nouveau, j'allay trouver Silvie, mais elle me jura qu'elle ne sçavoit que ce pouvoit estre. En fin ayant demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux,

Signet[ 69 verso ] 1621 fonctionnelle

et n'y trouvant son poinçon elle se mit à sousrire, et dit que son poinçon estoit perdu, et que quelqu'un l'avoit trouvé, et qu'il falloit que Ligdamon le luy eust recognu. A peine m'avoit elle dit cela que Clidaman entra dans la sale avec ceste meurtriere espée en la main. Je la suppliay de ne la luy plus laisser. - Je verray, dit-elle, sa discretion, et puis j'useray du pouvoir que je doy avoir sur [70 recto] luy. Elle ne faillit pas à son dessein, car d'abord elle luy dit : - Voila une espée qui est a moy. Il respondit : - Aussi est bien celuy qui la porte. - Je la veux avoir, dit-elle. - Je voudrois, respondit-il, que vous voulussiez de mesme tout ce qui est à vous. - Ne me la voulez vous pas rendre ? dit la Nimphe. - Comment, repliqua-il, pourrois-je vouloir quelque chose, puis que je n'ay point de volonté ? - Et, luy dit-elle, qu'avez vous fait de celle que vous aviez ? - Vous me l'avez ravie, dit-il, et à ceste heure elle est changée en la vostre. - Puis donc, continua-elle, que vostre volonté n'est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon, parce que je le veux. - Puis, dit-il, que je veux cela mesme que vous voulez, et que vous voulez avoir ce poinçon, il faut par necessité que je le vueille avoir aussi. Silvie sousrit un peu. - Mais en fin dit elle, je veux que vous me le donniez. - Et moy aussi, dit-il, je veux que vous me le donniez. Alors la Nimphe estendit la main et le prit. - Je ne vous refuseray jamais, dit-il, quoy que vous veuillez m'oster, et fust-ce le cœur encores une fois. Ainsi Silvie réeut son espée, et j'escrivis ce billet à Ligdamon.

Signet[ 70 recto ] 1621 fonctionnelle


Billet de Leonide

à Ligdamon.

  Le bien, que sans le sçavoir on avoit fait à vostre rival, le sçachant luy a esté ravy : jugez en quel terme sont ses affaires, puis que [70 verso] les faveurs qu'il a procedent d'ignorance, et les defaveurs, de deliberation.

  Ainsi Ligdamon fut guery, non pas de la mesme main, mais du mesme fer qui l'avoit blessé. Cependant l'affection de Guyemantz vint à telle extremité, que peut-estre ne devoit-elle rien à celle d'Aristandre ; d'autre costé Clidaman, sous la couverture de la courtoisie avoit laissé couler en son ame une tres-ardante et tres-veritable Amour. Apres avoir entr'eux plusieurs fois essayé à l'envy, qui seroit plus agreable à Silvie, et cogneu qu'elle les favorisoit, et deffavorisoit également, ils se resolurent un jour, parce que d'ailleurs ils s'entre-aimoyent fort, de sçavoir qui des deux estoit le plus aimé, et vindrent pour cet effet à Silvie de laquelle ils eurent de si froides responses qu'ils n'y purent asseoir jugement. Alors par le conseil d'un Druide, qui peut-estre se fachoit de voir deux telles personnes perdre si inutilement le temps, qu'ils pouvoient bien mieux employer pour la deffense des Gaules, que tant de Barbares alloient inondant, ils vindrent à la fontaine η de la verité d'Amour. Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau,

Signet[ 70 verso ] 1621 fonctionnelle

et comme elle declare par force les pensées plus secrettes des Amants ; car celuy qui y regarde dedans y voit sa maistresse, et s'il est aimé, il se voit aupres, et si elle en aime quelqu'autre, c'est la figure de celuy-là qui s'y voit. Or Clidaman fut le premier qui s'y presenta, [71 recto] il mit le genoüil en terre, baisa le bord de la fonteine, et apres avoir supplié le Demon du lieu de luy estre plus favorable η qu'à Damon, il se panche un peu en dedans ; incontinant Silvie s'y presente tant belle et admirable, que l'Amant transporté se baissa pour luy baiser la main, mais son contentement fut bien changé quand il ne vid personne pres d'elle. Il se retira fort troublé, apres y avoir demeuré quelque temps, et sans en vouloir dire autre chose, fit signe à Guyemantz, qu'il y esprouvast sa fortune. Luy avec toutes les ceremonies requises, ayant fait sa requeste, jetta l'œil sur la fonteine ; mais il fut traitté à l'égal de Clidaman, parce que Silvie seule se presenta bruslant presque avec ses beaux yeux, l'onde qui sembloit rire autour d'elle. Tous deux estonnez de ce rencontre, en demanderent la cause à ce Druide, qui estoit tres-grand magicien. Il respondit que c'estoit dautant que Silvie n'aimoit encore personne, comme n'estant point capable de pouvoir estre bruslée, mais de brusler seulement. Eux qui ne se pouvoient croire tant deffavorisez, parce qu'ils s'y estoient presentez separez, y retournerent tous deux ensemble ; et quoy que l'un et l'autre se panchast de divers costez, si est-ce que la Nimphe y parut seule. Le Druide en sousriant

Signet[ 71 recto ] 1621 fonctionnelle

les vint retirer, leur disant qu'ils creussent pour certain n'estre point aimez, et que se pancher d'un costé et d'autre ne pouvoit representer leur figure dans ceste eau. - Car il [71 verso] faut, disoit-il, que vous sçachiez, que tout ainsi que les autres eaux representent les corps qui luy sont devant, celle-cy represente les esprits.
  " Or l'esprit qui n'est que la volonté, la memoire
" et le jugement, lors qu'il aime, se transforme
" en la chose aimée ; et c'est pourquoy lors
que vous vous presentez icy, elle reçoit la figure de vostre esprit, et non pas de vostre corps ; et vostre esprit, estant changé en Silvie, il represente Silvie, et non pas vous. Que si Silvie vous aimoit elle seroit changée aussi bien en vous, que vous en elle ; et ainsi representant vostre esprit vous verriez Silvie, et voyant Sylvie changée, comme je vous ay dit, par cet Amour, vous vous y verriez aussi. Clidaman estoit demeuré fort attentif à ce discours, et voyant que la conclusion estoit une asseurance de ce qu'il craignoit le plus, de colere η mettant l'espée à la main, en frappa deux ou trois coups de toute sa force sur le marbre de la fonteine, mais son espée ayant au commencement resisté, en fin se rompit par le milieu, sans presque laisser marque de ses coups, et parce qu'il estoit resolu en toute façon de rompre la pierre, imitant en cela le chien en colere, qui mord le caillou que l'on luy a jetté, le Druide luy fit entendre qu'il se travailloit en vain, dautant que cet enchantement ne pouvoit prendre fin par force, mais par extremité d'amour, que toutefois s'il vouloit

Signet[ 71 verso ] 1621 fonctionnelle

la η rendre inutile, il en sçavoit le moyen. Clidaman nourrissoit pour rareté dans des grandes [72 recto] cages de fer, deux Lyons, et deux Lycornes, qu'il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d'animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fonteine, et les enchanta de sorte, qu'encor qu'ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l'entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre, deux y demeuroient tousjours, et depuis n'ont fait mal à personne, qu'à ceux qui ont voulu essayer la fonteine, mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu'il n'y a point d'apparance que l'on s'y hazarde, car les Lyons sont si grands et affreux, ont les ongles si longs et si trenchants, sont si legers et adroits, et si animez à ceste deffense, qu'ils font des effects incroyables. D'autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë et si forte, qu'elles perceroient un rocher, et hurtent avec tant de force, et de vitesse, qu'il n'y a personne qui les puisse eviter η. Aussi tost que ceste garde fut ainsi disposée, Clidaman et Guyemantz partirent si secrettement, qu'Amasis, ny Silvie n'en sçeurent rien qu'ils ne fussent des ja bien loing. Ils allerent trouver Meroüée et Childeric, car on nous a dit depuis, que se voyant également traittez de l'Amour, ils voulurent essayer si les armes leur seroient également favorables. Ainsi, gentil Berger, nous avons perdu la commodité de cette fonteine qui descouvroit si bien les cachettes η des pensées trompeuses, que si tous eussent esté comme Ligdamon, ils ne nous [72 verso] l'eussent point fait

Signet[ 72 recto ] 1621 fonctionnelle

perdre ; car lors que je sceus que Clidaman et Guyemantz s'y en alloient, je luy conseillay d'estre le tiers, m'assurant qu'il seroit des plus favorisé, mais il me fit une telle response : - Belle Leonide, je conseilleray
" tousjours à ceux qui sont en doute de leur
" bien, ou de leur mal, qu'ils hazardent quelquefois
" d'en sçavoir la verité, mais ne seroit-ce
" folie à celuy qui n'a jamais peu
" concevoir aucune esperance de ce qu'il desire, de rechercher
une plus seure cognoissance η de son desastre. Quant à moy je ne suis point en doute, si la belle Silvie m'aime, ou non, je n'en suis que trop assuré, mais quand je voudray en sçavoir davantage, je ne le demanderay jamais qu'à ses yeux, et à ses actions. Depuis ce temps là son affection est allé croissant, tout ainsi que le feu où l'on met du bois ; car c'est le
" propre de la pratique, de rendre ce qui plaist
" plus agreable, et ce qui ennuïe plus ennuyeux,
et Dieu sçait, comme ceste cruelle l'a tousjours traitét. Le moment est à advenir qu'elle l'a jamais voulu voir sans desdain, ou cruauté, et ne sçay quant à moy, comme un homme genereux ait eu tant de patience, puis qu'en verité les offenses qu'elle luy a faites, ont plustost de l'outrage que de la rigueur.
  Un jour qu'il la rencontra qu'elle s'alloit promener seule avec moy, parce qu'il a la voix fort agreable, et que je le priay de chanter, il dit tels vers.

Signet[ 72 verso ] 1621 fonctionnelle  [73 recto]


Chanson

SUR UN DESIR.

Quel est ce mal qui me travaille,
Et ne veut me donner loisir,
De trouver remede qui vaille ?
Hélas ! c'est un ardant desir,
Qui comme feu tousjours aspire
Au bon-heur le plus eslevé,
Aussi ce que plus on desire,
C'est ce qu'on a moins esprouvé.

Desir ardant dés ta naissance,
Boüillonnant de jeunes ardeurs,
Quand nasquit ta sœur l'Esperance,
Vous remplissiez de vos grandeurs,
Qui presque le fist possesseur ;
Non pas seulement mes pensées,
Mais toute mon ame à la fois,
Dont les puissances rabaissées
Alloient fechissant sous vos loix.

Ores que l'Esperance est morte
Pourquoy Desir t'efforces tu
D'une violence plus forte ?
C'est que tu nayz de la vertu,
Et tout ainsi comme ta mere,
De l'espoir ne te nourris pas ;
[73 verso] Aussi tu ne veux qu'au contraire
Ta mort vienne de son trespas.

Signet[ 73 recto ] 1621 fonctionnelle

  Il n'eut point si tost parachevé, que Silvie reprit ainsi : - Hé ! dites moy Ligdamon, puis que je ne suis pas cause de vostre mal, pourquoy vous en prenez vous à moy ? C'est vostre desir que vous devez accuser, car c'est luy qui vous travaille vainement. Le passionné Ligdamon respondit : - Le desir est celuy certes qui me tourmente, mais ce n'est pas luy qui en doit estre blasmé, c'est ce qui le fait naistre, ce sont les vertus et les perfections de Silvie.
" - Si les desirs, repliqua-elle, ne sont desreglez,
" ils ne tourmentent point, et s'ils sont desreglez,
" et qu'ils transportent au dela de la raison,
" ils doivent naistre d'autre objet que de la
" vertu, et ne sont point vrays enfans d'un tel
" pere, puis qu'ils ne luy ressemblent point. - Jusques icy,
" respondit Ligdamon, je n'ay point
oüy dire que l'on desadvoüast un enfant pour ne point ressembler à son pere. Et toutefois les extremes desirs ne sont point contre la
" raison : car n'est-il pas raisonnable de desirer
" toutes choses bonnes, selon le degré de leur
" bonté ? Et par ainsi une extréme beauté sera
" raisonnablement aimée en extrémité ; que s'il
" les faut en quelque chose blasmer, on ne sçauroit
dire qu'ils soient contre raison, mais outre la raison. - Cela suffit, repliqua ceste cruelle, je ne suis point plus raisonnable que la raison ; c'est pourquoy je ne veux advoüer pour mien

Signet[ 73 verso ] 1621 fonctionnelle  [74 recto]

ce qui l'outrepasse. A ce mot, pour ne luy laisser le moyen de luy respondre, elle alla rencontrer quelques-unes de ses compagnes qui nous avoient suivies.
  Une fois qu'Amasis revenoit de ce petit lieu de Montbrison, où la beauté des jardins, et la solitude l'ayant plus long temps arrestée qu'elle ne pensoit, la nuit la surprit en revenant à Marcilly. Et parce que le soir estoit assez fraiz, je luy allois demandant par les chemins, expressément pour le faire parler devant sa maistresse, s'il ne ressentoit point la fraicheur et l'humidité du serein. A quoy il me respondit, qu'il y avoit long temps, que le froid, ny le chaud η exterieur ne luy pouvoit guiere faire de mal, et luy demandant pourquoy, et quelle estoit sa recepte : - A l'un, me respondit-il, j'oppose mes desirs ardents, et à l'autre mon espoir gelé. - Si cela est, luy repliquay-je soudain, d'où vient que je vous oys si souvent dire que vous bruslez, et d'autrefois que vous gelez ? - Ah ! me respondit-il, avec un grand souspir, courtoise Nimphe, le mal dont je me plains ne me tourmente pas par dehors ; c'est au dedans, et encores si profond que je n'ay cachette en l'ame si reculée, où je n'en ressente la douleur. Car il faut que vous sçachiez, qu'en tout autre le feu et le froid sont incompatibles ensemble ; mais moy j'ay dans le cœur continuellement le feu allumé, et la froide glace, et en ressens sans soulagement la seule incommodité. [74 verso]
  Silvie ne tarda point davantage à luy faire ressentir ses cruautez accoustumées, que jusqu'à

Signet[ 74 recto ] 1621 fonctionnelle

la fin de ceste parole : Encores crois-je qu'elle ne luy donna pas mesme du tout le loisir de la parachever, tant elle avoit d'envie de luy faire ressentir ses pointures, que se tournant à moy, comme sousriant, elle dit, en penchant desdaigneusement la teste de son costé : - O que Ligdamon est heureux d'avoir, et le chaud, et le froid quand il veut ! Pour le moins il n'a pas dequoy se plaindre, ny de ressentir beaucoup d'incommodité, car si la froideur de son espoir le gele, qu'il se réchauffe en l'ardeur de ses desirs ; que si ses desirs trop ardents le bruslent, qu'il se refroidisse aux glaçons de ses espoirs. - Il est bien necessaire, belle Silvie, respondit Ligdamon, que j'use de ce remede pour me maintenir, autrement il y a long temps que je ne serois plus, mais c'est bien peu de soulagement à un si grand feu. Tant s'en faut, la cognoissance de ces choses m'est une nouvelle blessure qui m'offense, d'autant plus qu'en la grandeur de mes desirs, je cognoy leur impuissance, et en leur impuissance leur grandeur. - Vous figurerez, repliqua la Nimphe, vostre mal tel que vous voudrez, si ne croiray-je jamais que le froid estant si pres du chaud, et le chaud si pres du froid, l'un ny l'autre permette à son voisin d'offenser beaucoup. - A la verité respondit Ligdamon, que je brusle, et gele en mesme temps n'est pas une des moindres merveilles qui procedent de vous ; mais celle-cy [75 recto] est bien plus grande, que de vostre glace procede ma chaleur, et de ma chaleur vostre glace. - Et plus que tout cela vos

Signet[ 74 verso ] 1621 fonctionnelle

imaginations, adjousta la Nimphe ; car elles conçoivent des choses tant impossibles, que celuy qui les croiroit, pourroit estre autant taxé de peu de jugement, que vous en les disant de peu de verité. - J'advoüe, respondit-il, que mes imaginations conçoivent des choses du tout impossibles, mais cela procede de mon trop d'affection, et de vostre trop de cruauté ; et comme cela n'est un de vos moindres effets, aussi ce que vous me reprochez, n'est un de mes moindres tourments. - Je croy, adjousta-elle, que vos tourments et mes effets, sont en leur plus grande
" force en vos discours. - Malaisément, respondit
" Ligdamon, pourroit-on bien dire ce qui ne
" se peut bien ressentir. - Malaisément
" repliqua la Nimphe, peuvent avoir cognoissance les
" sentiments des vaines idées d'une malade imagination.
" - Si la verité, adjousta Ligdamon, n'accompagnoit
ceste imagination, à peine que je fusse necessiteux de vostre compassion comme
" je suis. - Les hommes, respondit la Nimphe,
" font leurs trophées de nostre honte. - Ne fissiez
vous point mieux, respondit-il, les vostres de nostre perte ! - Je ne vis jamais, repliqua Silvie, des personnes tant perduës, qui se trouvassent si bien que vous faites tous.
  Plus je vous raconte des cruautez de ceste Nimphe, et des patiences de Ligdamon, et plus il m'en revient à la memoire. Quand Clidaman [75 verso] s'en fut allé, comme je vous ai dit, Amasis voulut luy envoyer apres, la pluspart des jeunes

Signet[ 75 recto ] 1621 fonctionnelle

Chevaliers de ceste contrée, sous la charge de Lindamor, afin qu'il fust tenu de Meroüée pour tel qu'il estoit. Entre-autres Ligdamon comme tres-gentil Chevalier, n'y fut point oublié, mais ceste cruelle ne voulut jamais luy dire adieu, feignant de se trouver mal ; luy toutefois qui ne s'en vouloit point aller sans qu'elle le sceust en quelque sorte, m'escrivit tels vers.


SUR UN DEPART.

Pourquoi, puis Amour que tu veux
Que je brusle de tant de feux,
Faut-il que j'esloigne Madame ?

Je luy respondis.

Pour faire en elle quelque effaict,
Ne sçais-tu qu'en la cendre naist,
Le Phœnix qui meurt en la flame ?

  Il eust esté trop heureux de ceste response, mais ceste cruelle m'ayant trouvé que j'escrivois, et ne voulant ny luy faire du bien, ny permettre qu'autre luy en fist, me ravit la plume à toute force de la main, me disant que les flateries que je faisois à Ligdamon, estoient cause de la continuation de ses folies, et qu'il

Signet[ 75 verso ] 1621 fonctionnelle

avoit plus à se plaindre de moy, que d'elle. Pour la fin elle luy rescrivit : [76 recto]


Response de Silvie.

Le Phœnix de la cendre sort,
Parce qu'en la flame il est mort η.
L'absence en l'Amour est mortelle,
Si la presence n'a rien pu.
Jamais par le froid n'est rompu
Le glaçon qu'un feu ne dégelle.

  Vous pouvez penser avec quel contentement il partit. Il fut fort à propos pour luy d'avoir accoustumé de longue main semblables coups, et qu'il se ressouvint, que les deffaveurs qui partent de celles que l'on sert, doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs. Et me souvient que sur ce discours, il se disoit le plus heureux Amant du monde, puis que les ordinaires deffaveurs qu'il recevoit de Silvie, ne pouvoient le mettre en doute, qu'elle n'eust beaucoup de memoire de luy, et qu'elle ne le recognust pour son serviteur, et que puis que elle ne traittoit point de ceste sorte avec les autres, qui ne luy estoient point particulierement affectionnez, qu'il falloit croire que ceste monnoye estoit celle, dont elle payoit ceux qui estoient à elle, et que quelle qu'elle η fust, il falloit la cherir, puis qu'elle avoit ceste marque, et sur ce sujet il m'envoya tels vers avant que partir.

Signet[ 76 recto ] 1621 fonctionnelle  [76 verso]

Sonnet.

Elle le veut ainsi ceste beauté supréme,
Que ce soit l'impossible, et non ce que je puis,
Qui luy fasse l'essay de ce que je luy suis.
Et bien, elle le veut, et je le veux de mesme.
En fin elle verra que mon amour extréme,
En sa source ressemble à la source du puis η,
Car plus elle voudra m'espuiser par ennuis,
Et plus elle verra qu'infiniment je l'aime.
La source qui produit ma belle affection,
Est celle-là sans plus de sa perfection,
Eternelle en effet, comme elle est éternelle.
Donc essais de mon cœur, rigueur, peine, desdain,
Puisez incessamment, mon amour est sans fin,
Et plus vous puiserez plus elle sera belle.

Leonide eust continué son discours n'eust esté que de loing elle vid venir Galathée, qui apres avoir demeuré longuement seule, et ne pouvant davantage se priver de la veuë du Berger, s'estoit habillee le mieux à son advantage, que son miroir luy avoit sceu conseiller, et s'en venoit sans autre compagnie que du petit Meril. Elle estoit belle et bien digne d'estre aimée d'un cœur qui n'eust point eu d'autre affection. En ce mesme temps pour la confusion que l'eau avoit mise en l'estomac de Celadon, il se trouva fort mal. De sorte qu'à l'abord de la Nimphe, ils furent contrains de se retirer, et le Berger peu apres, de se mettre au lit, où il demeura plusieurs jours tombant et se relevant de ce mal, sans pouvoir estre, ny bien malade, ni bien guery.