[ 361 recto sic 351 recto ] 1621 fonctionnelle [452 recto sic 352 recto]
LE UNZIESME LIVRE D'ASTRéE
LE
UNZIESME
LIVRE D'ASTRÉE.
Celadon alloit de ceste sorte racontant à la
Nymphe l'histoire de Celion, et de Bellinde ;
ce pendant que Leonide et Galathée parloient
des nouvelles que Fleurial leur avoit rapportées, car aussi tost que la Nymphe apperceut Leonide,
elle la tira à part, et luy dit qu'elle empeschast
que Fleurial ne vist Celadon : - Car, disoit-elle,
il est tant acquis à Lindamor, qu'il seroit assez
beste pour luy dire tout ce qu'il auroit veu :
entretenez-le donc, et quand j'auray veu mes lettres,
je vous diray ce qu'il y aura de nouveau.
A ce mot la Nymphe sortit de la chambre, et emmena Fleurial avec elle, et apres quelques autres paroles,
elle luy dit : - Et bien, Fleurial, quelles nouvelles
apporte-tu à Madame ? - Fort bonnes, respondit-il,
et toutes telles que vous et elle sçauriez desirer.
Car Clidaman
[ 361 verso sic 351 verso ] 1621 fonctionnelle
se porte bien, et Lindamor a fait tant de merveilles à la bataille où il s'est trouvé, [452 verso sic 352 verso] que Merové, et Childeric l'estiment comme merite sa vertu, mais il y avoit avec moy un jeune homme η, qui vouloit parler à Sylvie, à qui ceux de la porte n'ont permis d'entrer, qui vous en racontera bien mieux toutes les particularitez, dautant qu'il en vient, et moy j'ay pris ces lettres chez ma tante, où un de ceux de Lindamor, les a portées, qui attend la response. - Et ne sçais-tu point, repliqua la Nymphe, ce qu'il veut à Sylvie ? - Non, respondit-il, car il ne l'a jamais voulu dire. - Il faut, dit la Nymphe, qu'il entre : A ce mot elle alla à la porte, et voyant ce jeune homme, le recognut incontinent, pour l'avoir veu souvent avec Ligdamon, qui luy fit juger qu'il apportoit à Sylvie de ses nouvelles, et parce qu'elle sçavoit combien sa compagne desiroit que ces affaires fussent secrettes, elle ne luy en voulut rien demander, faignant de ne le cognoistre, et seulement luy dit qu'elle en advertiroit Sylvie : puis retirant encor Fleurial à part : - Tu sçais bien Fleurial, luy dit-elle, mon amy, le mal-heur qui est arrivé à Lindamor. - Comment cela ? respondit Fleurial, tant s'en faut nous le devons croire heureux : car il acquiert tant de gloire où il est, qu'à son retour Amasis n'oseroit luy refuser Galathée. - O Fleurial que dis-tu ! si tu sçavois comme toutes choses se passent, tu avoüerois que le voyage de nostre amy est pour luy celuy de la mort, car je ne fay point de doutte qu'à son retour il ne meure de regret. - Mon Dieu ! dit-il, que [453 recto sic 353 recto] me dittes-vous ? - Fleurial, repliqua-elle, il est
[ 362 recto sic 352 recto ] 1621 fonctionnelle
ainsi que je te le dis, et ne croy point qu'il y ait du remede s'il ne vient de toy. - De moy ? dit-il, s'il peut venir de moy, tenez le pour assuré, car il n'y a rien au monde que je ne fasse. - Or dit la Nymphe, sois donc secret, et à ce soir je t'en diray davantage, mais pour ceste heure il faut que je sçache ce qu'escrit le pauvre absent. - Il a envoyé, dit-il, ces lettres par un jeune homme, qui avoit charge de les porter chez ma tante, elle incontinent me les a envoyées, et en voicy une qu'il vous escrit, elle l'ouvrit, et leut qu'elle estoit telle.
Lettre de Lindamor
a Leonide.
Autant que l'esloignement a eu peu de puissance sur mon ame : autant ay-je peur qu'il n'en ayt eu beaucoup sur celle que j'adore : Ma foy me promet bien que non : mais ma fortune me menace que si : toutefois l'assurance que j'ay en la prudence de ma confidente, me fait vivre avec moins de crainte, que si ma memoire y estoit seule. Ressouvenez vous donc de ne point tromper l'esperance que j'ay de vous, ny desmantir les assurances de nostre amitié.
Or bien, dit la Nymphe, va t'en au lieu plus
[ 362 verso sic 352 verso ] 1621 fonctionnelle
proche d'icy, où tu dormiras ce soir, et [453 verso sic 353 verso]reviens icy de bon matin, puis je te feray sçavoir une histoire dont tu seras bien estonné. Là dessus elle appella ce jeune homme qui vouloit parler à Sylvie, et le conduit avec elle jusques à l'antichambre de Galathée, où l'ayant fait attendre, elle entra dedans, et luy fit sçavoir ce qu'elle avoit fait de Fleurial. - Il faut dit la Nymphe, que vous voyez la lettre que Lindamor m'escrit, et lors elle leut qu'elle estoit telle.
Lettre de Lindamor
à Galathée.
Ny le retardement de mon voyage, ny les horreurs
de Bellonne, ny les beautez de ces nouvelles
hostesses η de la Gaule, ne peuvent occuper
le souvenir que vostre fidele serviteur a de vous,
sans revoler continuellement au bien-heureux
sejour, où en vous esloignant je laissay toute ma
gloire, si bien que ne pouvant refuser à mon
affection la curiosité de sçavoir comme Madame se
porte, apres vous avoir mille fois baisé la robbe,
je vous presente toutes les bonnes fortunes dont
[ 363 recto sic 353 recto ] 1621 fonctionnelle
les armes m'ont voulu favoriser, et les offre à vos
pieds, comme à la divinité dont je les recognois.
Si vous les recevez pour vostres, la renommée les
vous donnera
[454 recto sic 354 recto]
de ma part, qui me l'a promis ainsi, aussi bien que vous l'honneur de vos bonnes graces à vostre tres-humble serviteur.
- Je me soucie fort, dit alors Galathée, ny de luy
ny de ses victoires, il m'obligeroit davantage
s'il m'oublioit. - Pour Dieu, ma Dame, dit Leonide,
ne dittes point cela, si vous sçaviez combien il est
estimé, et par Merové et par Childeric, je ne
sçaurais croire (estant née ce que vous estes) que
vous ne l'estimissiez davantage qu'un Berger, et mesmes un Berger qui ne vous ayme point, et que vous
voyez souspirer devant vous, pour l'affection d'une
Bergere, vous croyez que tout ce que je vous en dy,
soit par artifice. - Il est vray, dit incontinent
Galathée. - Et bien Madame, respondit-elle ; vous
en croirez ce qu'il vous plaira, si vous jureray-je
sur tout ce qui est plus à craindre aux perjures,
que j'ay veu à ce voyage, par un grand hazard, ce
trompeur de Climanthe, et cet artificieux de Polemas, parlant de ce qui vous est arrivé, et
descouvrant entre eux toutes les malices dont ils
ont usé. - Leonide, adjousta Galathée, vous perdez
[ 363 verso sic 353 verso ] 1621 fonctionnelle
temps, je suis toute resoluë à ce que je veux faire,
ne m'en parlez plus. - Je le feray, Madame, comme vous
le me commandez, dit-elle, si me permettrez vous
encor de vous dire ce mot. Qu'est-ce Madame, que
vous pretendez faire avec ce Berger ? - Je veux,
dit-elle, qu'il m'aime. - Et en quoy, repliqua
Leonide, desseignez vous que [454 verso sic 354 verso] ceste amitié se
concluë ? - Que vous estes fascheuse, dit Galathée,
de vouloir que je sçache l'advenir, laissez seulement
qu'il m'ayme, et puis nous verrons que nous ferons.
- Encor,
"
continua Leonide, que l'on ne sçache l'advenir,
"
si faut-il
en tous nos desseins avoir quelque but
"
auquel nous
les adressions. - Je le croy,
dit Galathée, sinon
en ceux de l'Amour, et pour moy je n'en veux point
avoir d'autre, sinon qu'il m'ayme. - Il faut bien,
repliqua Leonide, qu'il soit ainsi, car il n'y a
pas apparance que vous le veuillez espouser, et
ne le point espousant, que deviendra cet honneur, que
vous vous estes si longuement conservé, car il ne
peut estre que ceste nouvelle amitié vous aveugle
de sorte, que vous ne cognoissiez bien le tort que
vous vous faittes, de vouloir un homme pour Amant, que
vous ne voulez pour mary. - Et vous, dit-elle,
Leonide, qui faittes tant la scrupuleuse, dittes en
verité, avez vous intention de l'espouser ? - Moy ? Madame, respondit-elle, je le tiens estre trop peu
de chose, et vous supplie tres-humblement de ne me
croire point de si peu de courage, que je daignasse
tourner les yeux sur luy. Que s'il y a jamais eu
quelque chose qui en ait eu le pouvoir,
[ 364 recto sic 354 recto ] 1621 fonctionnelle
je vous advoüeray librement
que le respect que je vous ay porté, m'en a retiré.
- Et quand ? adjousta Galathee. - Lors, dit-elle,
Madame, que vous me commandastes de ne faire plus
d'estat de Polemas. - O que vous
estes gratieuse,
s'escria Galathée : par vostre foy ? [455 recto sic 355 recto] Vous n'avez point
aymé Celadon ? - Je vous jureray sur la verité, que
je vous doy, Madame, respondit-elle, que je n'ayme
point d'autre sorte Celadon, que s'il estoit mon frere,
et en cela, elle ne mentoit point, car depuis que le
Berger luy avoit la derniere fois parlé si clairement,
elle avoit recognu le tort qu'elle se faisoit, et
ainsi avoit resolu de changer l'Amour en amitié.
- Or bien Leonide, dit la Nymphe, laissons ce discours,
et celuy aussi de Lindamor, car la pierre en est
jettée. - Et quelle response, dit-elle, ferez vous
à Lindamor ? - Je ne luy en veux point faire d'autre,
que le silence. - Et que pensez-vous, dit-elle, qu'il
devienne, lors que celuy qu'il a envoyé icy
retournera sans lettres ? - Il deviendra, dit
Galathée, ce qu'il pourra, car pour moy je suis toute resoluë, que ny sa consideration, ny celle de tout
autre, ne seront jamais cause que je veuille me
rendre miserable. - Il n'est donc point necessaire,
respondit Leonide, que Fleurial revienne ? - Nullement,
dit-elle. Leonide alors luy dit froidement qu'il y avoit là
un jeune homme qui vouloit parler à Sylvie, et qu'elle
croyoit que s'estoit de la part de Ligdamon, qu'il
n'avoit point voulu dire son message qu'à Sylvie
mesme. - Il
[ 364 verso sic 354 verso ] 1621 fonctionnelle
faut, respondit la Nymphe, que nous
le menions
où elle est, nous en serons quittes pour faire tirer
les rideaux du lict où est Celadon, car je m'assure
qu'il sera bien aise d'oüir ce que Ligdamon escrit,
puis qu'il me semble que vous luy avez des-ja
[455 verso sic 355 verso] raconté toutes leurs Amours. - Il est vray respondit
Leonide, mais Sylvie est si desdaigneuse, et si altiere,
que sans doute elle s'offensera que ce messager luy
parle, et mesme devant luy. - Il faut, dit-elle,
la surprendre, allez seulement devant dire au Berger
qu'il ne parle point, et tirez les rideaux, et je
l'y conduiray. Ainsi sortirent ces Nymphes, et Galathée recognoissant
ce jeune homme pour l'avoir veu bien souvent avec Ligdamon, luy demanda d'où il venoit, et quelles
nouvelles il apportoit de son maistre. - Je viens,
Madame, dit-il, de l'armée de Merové, et quant aux
nouvelles de mon maistre, je ne les puis dire, qu'à
Sylvie. - Vrayement dit la Nymphe, vous estes bien
secret, et croyez vous que je veuille permettre que
vous disiez quelque chose à mes Nymphes, que je ne
sçache point. - Madame, dit-il, ce sera devant vous,
s'il vous plaist, car j'en ay ce commandement, et
principalement devant Leonide. - Venez donc, dit la
Nymphe, et ainsi elle le conduit en la chambre de
Celadon, où des-ja Leonide avoit donné l'ordre
qu'elle avoit resolu, sans en rien dire à Sylvie, qui au commencement s'en estonna, mais puis voyant
entrer Galathée avec ce jeune homme, elle jugea
bien que c'estoit pour empescher que Celadon ne
fust
[ 365 recto sic 355 recto ] 1621 fonctionnelle
veu : le sursault qu'elle receut fut tresgrand,
quand elle vid Egide, tel estoit le nom de ce
jeune homme, car elle le recognut incontinant, pour l'avoir si souvent veu avec Ligdamon, [456 recto sic 356 recto] car encor
qu'elle n'eust point d'Amour pour luy, toutefoïs elle ne se pouvoit pas exempter entierement de quelque bonne
volonté : elle jugea bien qu'il luy en diroit des
nouvelles, toutefois elle ne voulut pas luy en demander tout haut,
mais, Galathee s'addressant au jeune homme : - Voyla
dit-elle, Sylvie ; il ne tiendra qu'à vous que vous
ne paracheviez vostre message, puis que vous voulez
que Leonide, et moy y soyons. - Madame, dit
Egide, s'addressant à Sylvie, Ligdamon mon maistre,
le plus fidele serviteur que vos merites vous
ayent jamais acquis, m'a commandé de vous faire
sçavoir quelle a esté sa fortune ; ne voulant autre
chose du ciel, pour recompense de sa fidelité, sinon
qu'une estincelle de pitié vous touche, puis que
nulle de celles de l'Amour n'a pû approcher le
glaçon de vostre cœur. - Et quoy, dit Galathée,
en l'interrompant, il semble qu'il fasse son
testament, comme se porte-il ? - Madame, dit-il,
s'addressant à
Galathée, je le vous diray s'il vous plaist de
m'en donner le loisir, et puis retournant à Sylvie, il continua de ceste
sorte.
[ 365 verso sic 355 verso ] 1621 fonctionnelle [456 verso sic 356 verso]
Histoire de Ligdamon.
Apres que Ligdamon eut pris congé de vous, il
partit avec Lindamor, accompagné de tant de beaux
desseins, qu'il ne se promettoit rien moins que
d'acquerir par ce voyage ce que ses services
n'avoient pû par sa presence, resolvant de faire
tant d'actes signalez, qu'ou le nom de vaillant, que
ses victoires luy donneroient, vous seroit agreable,
ou bien mourant, vous en laisseroit du regret.
En ce dessein, ils parviennent à l'armée de Meroüée, Prince remply de toutes les perfections qui
sont requises à un conquerant, et arriverent si à
propos, que la bataille avoit esté assignée le
septiesme jour d'apres, de sorte que tous ces
jeunes Chevaliers n'avoient autre plus grand soucy
que de visiter leurs armes, et remettre leurs chevaux
en bon estat, mais ce n'est d'eux tous de qui j'ay à vous parler, c'est
pourquoy passant sous silence tout ce qui ne touche à Ligdamon, je vous diray que le jour assigné à ce
grand combat, estant venu, les deux armées sortent
de leur camp, et à veuë l'une de l'autre se mettent
en bataille. Icy un escadron de cavalerie, là un
bataillon de gens de pied : Icy les tambours, là
les trompettes ; d'un costé, le hannissement des
chevaux, de l'autre les voix des soldats
retentissoient de tant de bruit, que l'on pouvoit
bien alors
[ 366 recto sic 356 recto ] 1621 fonctionnelle [457 recto sic 357 recto]
dire, que Bellonne l'effroyable rouloit
dans ceste campagne, et estalloit tout ce qu'elle avoit
de plus horrible en sa Gorgonne. Quant à moy, qui n'avois jamais esté en semblable
occasion, j'estois si estourdy de ce que j'oyois, et si
esbloüy de l'esclair des armes, qu'en verité je ne
sçavois où j'estois, toutefois ma resolution fut de
ne point abandonner mon maistre, car la nourriture que
d'enfance il m'avoit donnee, m'obligeoit ce me
sembloit à ne le point esloigner en ceste occasion, où rien
ne se representoit à nos yeux, qu'avec les enseignes
de la mort.
Mais ce ne fut rien au prix du bruit de la confusion, ou pour mieux dire du cahos en quoy
tous ces escadrons, et ces bataillons se meslerent, quand le signal de la bataille
donna, car la cavalerie attaqua celle de l'ennemy,
et l'infanterie de mesme, avec si grands cris, et de si grands bruits des armes, et des chevaux
qu'on n'eust pas ouy tonner. Apres
avoir passé plusieurs nuës de traits, je ne sçaurois
vous raconter au vray comment je me treuvay avec mon
maistre au milieu des ennemis, où toute la peine que j'avois n'estoit que d'avoir pitié de ceux que l'espée de Ligdamon alloit détranchant, comme si les armes qu'ils portoient n'eussent esté que d'escorce.
Et sans mentir, belle Nymphe, je luy vis faire tant
de merveilles, que l'une me fait oublier l'autre : Tant y a que sa valeur fut telle, que Meroüé voulut
sçavoir son nom, comme l'ayant remarqué ce jour là
entre tous les Chevaliers. [457 verso sic 357 verso] Des ja ce premier escadron estoit victorieux, et les nostres commençoient à se
rallier pour aller attaquer le
[ 366 verso sic 356 verso ] 1621 fonctionnelle
second, quand l'ennemy
pour faire un entier effort, fit marcher tout ce qui
luy restoit, afin d'investir si promptement ceux-cy,
que Meroüé ne les pûst secourir à temps : et certes
s'il eust eu affaire à un Capitaine moins experimenté
que cestuy-cy, je croy bien que son dessein eust eu effet, mais ce grand soldart, jugeant le desespoir
de l'adversaire, fit partir en mesme temps trois
escadrons nouveaux, deux aux deux ayles, et le
troisiesme en queuë du premier, et cela si à propos, qu'ils
soustindrent une partie du premier choc, toutefois
nous qui estions fort avancez, nous treuvasmes fort
outragez du grand nombre, mais je ne veux icy vous ennuyer par une particuliere
description de ceste journée, aussi bien n'en
sçaurois-je venir à bout : Tant y a qu'au mesme temps
les deux infanteries s'estant rencontrées, celle
de Meroüé eut du meilleur, et autant que nous
gagnions du terrain sur ceux de Cheval, autant en
perdoit l'infanterie de l'ennemy. Si est-ce qu'au
choc que nous receusmes, il y eut plusieurs des nostres
portez par terre, outre ceux que les traits de
l'infanterie dés le commencement de la bataille
avoient des-ja mis à pied, car d'abort l'ennemy
faisant desbander quelques enfants perdus, nous fit tirer
sur les ayles tant de traits, que nostre cavalerie
n'osant quitter son rang, eut beaucoup à souffrir,
avant [458 recto sic 358 recto] que Meroüé y eust envoyé des siens, pour
escarmoucher avec eux.
Et entre ceux qui au second effort en furent
incommodez, Clidaman
[ 367 recto sic 357 recto ] 1621 fonctionnelle
en fut un, car son cheval tomba
mort sous luy, de trois coups de flesches. Ligdamon qui avoit
tousjours l'œil sur luy, soudain qu'il le vid en
terre, poussa son cheval d'extréme furie, et fit tant
d'armes qu'il fit un rond de corps morts à l'entour
de Clidaman, qui cependant eut loisir de se
dépestrer de son cheval. La furie de l'ennemy qui à la cheute de Clidaman s'estoit renforcée en ce lieu,
l'eust en fin estouffé sous les pieds de leurs chevaux, sans
le secours, et sans la valeur de mon maistre,
car se jettant à terre, quoy qu'au commencement Clidaman le refusast, en fin il accepta son cheval, et luy demeura à pied, et si pressé entre les chevaux, que je le vis plusieurs fois sabouler aux pieds, alors m'approchant de luy, et me mettant en terre, je luy offris mon cheval, mais il se trouva si blessé, et si pressé qu'il ne pût remonter ; En ce point les nostres furent forcez de
reculer, comme se ressentant affoiblis, à ce que je croy,
du bras invincible de mon maistre, et le malheur fut
si grand pour nous, que nous nous trouvasmes entournez
de tant d'ennemis, qu'il n'y eut plus d'esperance de
salut, toutefois Ligdamon ne voulut jamais se rendre, et
quoy qu'il fust blessé, et si las que l'on peut imaginer,
si n'y avoit-il si hardy, voyant les grands coups
qui sortoient de son bras, qui osast l'attaquer.
En fin à toute furie [458 verso sic 358 verso] de chevaux, cinq ou six le
vindrent hurter, et si à l'impourveu, qu'ayant donné
de son espée dans le poitral du premier cheval, elle
se rompit pres de la garde, et le cheval frappé dans
le cœur, luy tomba dessus, je courus alors pour le
relever, mais dix ou douze qui se jetterent
[ 367 verso sic 357 verso ] 1621 fonctionnelle
sur luy
m'en empescherent, et ainsi demi morts tous deux nous fusmes enlevez, et fut un si grand malheur, encor plus desastré,
en ce que presque en mesme temps les nostres
recouvrerent ce qu'ils avoient perdu du champ, par le
secours que Childeric y donna de toute l'arriere-garde,
et depuis allerent tousjours gagnant le champ, jusques à ce que sur le soir l'entiere route se donna, et que
les logis des ennemis furent bruslez, et eux la
pluspart pris ou tuez.
Quant à nous nous fusmes conduits en leur principale
ville, nommée Rhotomaghe, où mon maistre ne fut si tost
arrivé, que plusieurs le vindrent visiter, les uns se
disant ses parents, les autres ses amis, encor qu'il
n'en cognust point. Quant à moy je ne sçavois que
dire, ny luy que penser, de se voir faire tant de caresses par ces barbares, mais nous fusmes encor
plus estonnez, quand une Dame honorable, fort bien
suivie, le vint visiter, disant que c'estoit son fils,
avec tant de demonstration d'amitié, que Ligdamon en estoit comme hors de soy, et davantage encores,
quand elle luy dit : - O Lydias, mon enfant, avec
combien de contentement et de crainte vous voicy
icy ! Car je loüe Dieu, qu'à la fin de mes jours je
[459 recto sic 359 recto] vous puisse voir si estimé au rapport de ceux qui
vous ont pris : mais helas ! quelle crainte est la
mienne, de vous voir en ceste ville si cruelle, puis
que vostre ennemy Aronte est mort des blessures
qu'il a eu de vous, et
[ 368 recto sic 358 recto ] 1621 fonctionnelle
que vous avez esté condanné à mort par ceux de la justice. Quant à moy je n'y
sçay autre remede que de vous rachepter promptement,
et attendant que vous soyez guery vous tenir caché,
afin que pouvant monter à cheval vous vous retiriez
avec les Francs.
Si Ligdamon fut estonné de ce discours, vous le
pouvez juger, et cognut bien en fin, qu'elle le
prenoit pour un autre, mais il ne pût luy respondre,
parce qu'en mesme instant entra dans la chambre celuy qui l'avoit pris, avec deux députez de la ville,
pour prendre le nom et la qualité des prisonniers,
dautant qu'il y en avoit plusieurs des leurs pris,
et ils vouloient les changer. La pauvre Dame fut fort
surprise, croyant qu'ils le vinssent prendre pour le
conduire en prison, et oyant qu'ils luy demandoient
son nom, elle faillit à le dire elle-mesme, mais mon
maistre la devança, et se nomma Ligdamon Segusien :
elle eut alors opinion qu'il se voulust dissimuler,
et pour oster tout soupçon elle se retira chez elle,
en resolution de le racheter si promptement, qu'il ne
pûst pas estre recognu. Et il estoit vray, que mon maistre
ressembloit de telle sorte à Lydias, que tous ceux
qui le voioyent le prenoient pour luy. Et ce Lydias
estoit un jeune homme de ce païs là [459 verso sic 359 verso] qui estant
amoureux d'une tres-belle Dame, s'estoit battu avec
Aronte son rival, de qui la jalousie avoit esté telle,
qu'il s'estoit laissé aller au delà de son devoir,
médisant d'elle et de luy : dequoy Lydias offensé,
apres luy en avoir
[ 368 verso sic 358 verso ] 1621 fonctionnelle
fait parler deux ou trois fois, afin qu'il changeast de discours, et croyant qu'il
prenoit pour crainte ce qui procedoit de la prudence de ce jeune homme, il fut en fin forcé, et de son
devoir, et de son Amour, d'en venir aux armes, et avec
tant d'heur, qu'ayant laissé son ennemy comme mort en
terre, il eut loisir de se sauver des mains de la
justice, qui depuis qu'Aronte fut mort le
poursuivit de sorte, qu'il fut encores qu'absent
condanné à la mort.
Ligdamon estoit tellement blessé, qu'il ne songeoit
point à toutes ces choses, moy qui prevoyois le mal
qui luy en pourroit advenir, je pressois tousjours
la mere de le racheter, ce qu'elle fit, mais non
point si secrettement, que les ennemis de Lydias n'en
fussent advertis, si bien qu'à leur requeste, le
mesme jour que ceste bonne Dame ayant payé sa rançon,
le faisoit porter chez elle, ceux de la justice y
arriverent, qui luy firent faire le chemin de la
prison, quoy que Ligdamon sceust dire, déceuz comme
les autres de la ressemblance de Lydias :
Ainsi le voila au plus grand danger où jamais autre
pûst estre pour n'avoir point failly : mais ce ne fut
rien au prix du lendemain, qu'il fut interrogé sur les
points, dont il estoit tant ignorant, qu'il ne sçavoit
que leur dire, toutefois [460 recto sic 360 recto] ils ne laisserent de
ratifier le premier jugement, et ne luy donnerent
autre terme que celuy de la
guerison de ses playes. Le bruit incontinant court
par toute la ville, que Lydias est prisonnier, et
qu'il a esté condanné,
[ 369 recto sic 359 recto ] 1621 fonctionnelle
non point à mourir comme
meurtrier seulement, mais comme rebelle, ayant esté
pris avec les armes en la main pour les Françons, qu'à ceste occasion on le mettroit dans la cage des
Lyons, et cela estoit vray que leur coustume de tout
temps estoit telle : Mais on ne la luy avoit voulu prononcer, afin qu'il ne se fist mourir,
toutefois on ne parloit d'autre chose dans la ville,
et la voix en fut tellement espanduë, qu'elle en vint
jusques à mes aureilles, dont espouvanté je me
desguisay de sorte avec l'aide de ceste bonne Dame
qui l'avoit racheté, que je vins à Paris
trouver Meroüé, et
Clidaman, ausquels je fis entendre cet
accident, dont ils en furent fort estonnez, leur
semblant presque impossible que deux personnes se
ressemblassent si fort, qu'il n'y eust point de
difference, et pour y remedier ils y envoyerent
promptement deux Heraultz d'armes, pour faire sçavoir
aux ennemis l'erreur en quoy ils estoient, mais
cela ne fut que le leur persuader davantage, et leur
faire haster l'execution de leur jugement.
Les playes de Ligdamon estoient des-ja presque
gueries, de sorte que pour ne luy donner plus de
loisir, ils luy prononcerent la sentence, qu'attaint
de meurtre et de rebellion, la justice ordonnoit
[460 verso sic 360 verso] qu'il eust à mourir par les Lyons, destinez à telle
execution. Que toutefois pour estre nay noble, et
de leur patrie, luy faisant grace, ils luy permettoient
de porter l'espée et le poignard, comme estant armes de
Chevalier, desquelles,
[ 369 verso sic 359 verso ] 1621 fonctionnelle
s'il en avoit le courage,
il pourroit se deffendre, ou essayer pour le moins de
venger genereusement sa mort : Et à mesme temps firent dans leur conseil response à Meroüé, qu'ils
chastieroient ainsi tous leurs compatriottes, qui
seroient traistres à leur patrie.
Voila le pauvre Ligdamon en extréme danger :
Toutefois ce courage qui ne fleschit jamais que dessous l'Amour, voyant qu'il n'y avoit point d'autre remede,
se resolut à sa conservation le mieux qu'il pût : Et dautant que Lydias estoit des meilleures familles
des Neustriens, presque tout le peuple s'assembla pour voir ce spectacle : Et lors qu'il se vid prest à
estre mis dans cet horrible camp clos, tout ce qu'il
requit fut de combattre les Lyons un à un. Le peuple
qui ouyt une si juste demande, la fit accorder par ses
acclamations, et battements de mains, quelle η difficulté que les parties y missent : Si bien que le
voila mis seul dans la cage, et les Lyons qui à travers
les barreaux voient ceste nouvelle, proye rugissoient
si espouvantablement, qu'il n'y avoit celuy des
assistans qui n'en paslist ; sans plus Ligdamon sembloit assuré entre tant de
dangers, et prenant garde à la premiere porte qui
s'ouvriroit, afin de n'estre point surpris, il vid
sortir un Lyon furieux, [461 recto sic 361 recto] à la hure herissée, qui dés
l'abord ayant trois ou quatre fois battu de la queuë sur le terrain, commença d'estendre ses grands bras, et
entreouvrir les ongles, comme luy voulant monstrer
de quelle mort il mourroit, mais Ligdamon
[ 370 recto sic 360 recto ] 1621 fonctionnelle
voyant
bien qu'il n'y avoit nul salut que en sa valeur, aussi
tost qu'il le void desmarcher, luy darde si à propos
son poignard, qu'il le luy planta dans l'estomac jusques à la poignée, dont l'animal
tomba mort à mesme instant.
Le cry fut grand de tout le peuple, car chacun esmeu
de sa belle disposition, de sa valeur, et de son courage, le
favorisoit en son ame, luy toutefois qui sçavoit
bien que la rigueur de ses juges ne s'arresteroit
pas là, courut promptement reprendre son poignard, et
presque en mesme temps, voila un autre Lyon, non moins
effroyable que le premier, qui aussi tost que sa
porte fut ouverte, vint la gorge beante de telle
furie, que Ligdamon en fut presque surpris : Toutefois
au passer il se destourna un peu, et luy donna un si
grand coup d'espée sur une pate, qu'il la luy couppa,
de quoy l'animal en furie se tourna si promptement
à luy, que du heurt il le jetta en terre, mais sa
fortune fut telle, qu'en tombant, et le Lyon se
lançant dessus, il ne fit que tendre son espée, qui
luy donna si à propos sous le ventre, qu'il tomba
mort presque aussi promptement que le premier. Cependant que Ligdamon alloit ainsi disputant sa vie,
voila une Dame, belle entre les plus belles
Neustriennes, qui se [461 verso sic 361 verso] mit à genoux devant les juges,
les suppliant de faire sursoir l'execution, jusques
à ce qu'elle eust parlé : Eux qui la cognurent pour
estre des principales du païs, voulurent bien la
gratifier de ceste faveur, et mesme que c'estoit
[ 370 verso sic 360 verso ] 1621 fonctionnelle
celle-cy pour qui Lydias avoit tué Aronte : elle
s'appelloit Amerine.
Ainsi donc le combat sursoyé, ceste jeune Dame dit aux juges d'une
"
voix
assez honteuse : - Messieurs l'ingratitude
"
doit estre
punie comme la trahison, puis que
"
ç'en est une espece,
c'est pourquoy voyant
Lydias condanné pour avoir
esté contraire à ceux de sa patrie, je craindrois
l'estre η, sinon de vous, sans doute de nos Dieux, si
je ne me ressentois obligée à sauver la vie à qui l'a voulu mettre pour me sauver l'honneur. C'est pourquoy
je me presente devant vous, assurée sur nos
privileges,
que tout homme condanné à mort en est
absoubs, quand une fille le demande pour son mary,
soudain que j'ay sceu vostre jugement, je suis venuë
en toute diligence le vous requerir, et n'ay pû y
estre si tost qu'il n'ait couru la fortune que chacun
a veu, toutefois puis que Dieu me l'a conservé si
heureusement, vous ne devez me le refuser injustement.
Tout le peuple qui ouyt ceste demande, cria d'une
joyeuse voix : - Grace, grace, et quoy que les ennemis
de Lydias poursuivissent le contraire, si fut-il
conclud que les privileges du païs auroient lieu.
Et ainsi le firent sortir de ce danger : mais helas ! pour le remettre en un plus grand malheur, car
estant [462 recto sic 362 recto] conduit devant les juges, ils luy firent
entendre les coustumes du païs, qui estoient telles :
que tout homme attaint et convaincu de quel η crime
que ce pûst estre, seroit absous des rigueurs de la
justice, si une fille le demandoit
[ 371 recto sic 361 recto ] 1621 fonctionnelle
pour son mary, de
sorte que s'il vouloit l'espouser il seroit
remis en liberté, et pourroit vivre avec elle.
Luy qui ne la cognoissoit point se trouva fort empesché à leur respondre : toutefois ne voyant autre
remede d'eschapper du danger où il estoit, il le
promit, esperant que le temps luy apporteroit
quelque expedient pour sortir de ce labyrinthe. Amerine qui avoit tousjours recognu Lydias tant
amoureux d'elle, ne fut pas peu estonnée d'une si
grande froideur : toutefois jugeant que l'effroy
du danger où il avoit esté, le rendoit ainsi hors
de luy, elle en eut plus de pitié, et le mena chez
la mere de Lydias, qui estoit celle qui avoit procuré
ce mariage, sçachant qu'il n'y avoit point d'autre
remede pour sauver son fils, outre qu'elle n'ignoroit
pas l'Amour qui estoit entre eux. Estant donc avec ceste bonne Dame qui luy faisoit
presser la conclusion du mariage, le plus qu'il luy
estoit possible, pensant plaire à son fils. Mais au
contraire c'estoit avancer la mort de celuy qui
n'en pouvoit maits. Hé mon cher Maistre, quand je me
ressouviens des dernieres paroles que vous me dittes,
je ne sçay comme il est possible que je vive !
Toutes choses estoient prestes pour le mariage, et
falloit que le lendemain il se parachevast, [462 verso sic 362 verso] quand
le soir il me tira à part, et me dit : - Egide mon
amy, vis tu jamais une semblable fortune à celle-cy,
que l'on me veuille faire croire que je ne suis pas
moy-mesme ? - Mon Maistre, luy dis-je, il me semble,
qu'elle
[ 371 verso sic 361 verso ] 1621 fonctionnelle
n'est pas mauvaise, Amerine est belle et
riche, tous ceux qui se dient vos parents sont les
principaux de ceste contrée, que pourriez-vous desirer
mieux ? - Ah ! Egide, me dit-il, que tu parles bien à ton
aise : Si tu sçavois l'estat en quoy je me trouve tu
en aurois pitié. Mais prends bien garde à ce que je
te vas dire, et sur toute l'obligation que tu m'as,
et l'amitié que j'ay tousjours cognuë en toy, ne faits
faute aussi tost que demain j'auray fait ce à quoy
je me resouls, de porter ceste lettre à la belle Silvie,
et luy racontes tout ce que tu auras veu, et de plus,
assure luy que jamais je n'ay aimé qu'elle, qu'aussi
n'en aimeray-je jamais d'autre. A ce mot il me donna ceste lettre, que je garday
fort soigneusement jusques au lendemain, qu'à
l'heure mesmes qu'il partit pour aller au Temple, il
m'appella et me commanda de me tenir pres de luy,
et me fit encor rejurer de vous venir trouver en
diligence. En mesme temps on le vint prendre pour le
metre sur le chariot nuptial η, où des-ja la belle
Amerine estoit assise, avec un de ses oncles qu'elle
aimoit et honoroit comme pere : Elle estoit au milieu
de Ligdamon et de Caristes, ainsi s'appelloit son
oncle, toute voilée d'un grand voile jaune, et ayant
sur la teste aussi bien que Ligdamon le [463 recto sic 363 recto] Thyrse,
il est vray que celuy de mon maistre estoit fait
de Sisymbre, et celuy d'Amerine de la picquante
et douce Aspharagone. Devant le chariot toute
leur famille, et apres suivoient leurs parents, et
proches alliez et
[ 372 recto sic 362 recto ] 1621 fonctionnelle
amis. En ce triomphe ils arriverent au Temple, et furent
menez à l'autel d'Hymen, au devant duquel estoient allumez cinq torches. Au costé droit d'Hymen,
on avoit mis Juppiter et Juno, au gauche Venus
et Diane. Quant à Hymen il estoit couronné de
fleurs et d'odorante Marjolaine, tenant de la main
droitte un flambeau, et de la gauche un voile de mesme
couleur à celuy qu'Amerine portoit, comme aussi les
brodequins qu'il avoit aux pieds.
Dés lors qu'ils entrerent dans le Temple, la mere de
Lydias et d'Amerine allumerent leurs torches : et
lors le grand Druide s'approchant d'eux, adressa sa parole à mon Maistre, et luy demanda : - Lydias
voulez vous bien Amerine pour mere de famille ? Il
demeura quelque temps sans respondre, enfin il fut
contraint de dire qu'ouy. Lors le Druide se tournant
à elle : - Et vous Amerine voulez-vous bien
Lydias pour pere de famille ? et luy respondant ouy,
leur prenant les mains et les mettant ensemble il
dit : - Et moy je vous donne de la part des grands
Dieux l'un à l'autre, et pour arres, mangez
ensemble le Condron, et lors prenant le gasteau
d'orge, Lydias η le couppa, et l'ayant espars, elle
en ramassa les pieces, et selon la coustume en
mangerent ensemble. Il ne restoit plus pour parachever toutes [463 verso sic 363 verso] les
ceremonies, que
prendre le vin, il se tourna à moy et me dit :
- Or sus amy, pour le plus agreable service que tu me
fis jamais, apporte moy la tasse. Je le fis helas ! par mal-heur trop diligent. Aussi tost qu'il l'eut
à la
[ 372 verso sic 362 verso ] 1621 fonctionnelle
main d'une voix fort haute : - O puissants Dieux ! qui sçavez, dit-il, qui je suis, ne vangez
point ma mort sur ceste belle Dame, qui en l'erreur
de me prendre pour un plus heureux que moy,
me conduit à ceste sorte de mort.
Et à ce mot but tout ce qui estoit dans la
coupe, qui estoit contre la coustume, parce que le
mary n'en beuvoit que la moitié et la femme l'autre, de quoy elle en sousriant : - Et quoy amy Lydias,
il semble, dit-elle, que vous ayez oublié la coustume, vous
m'en deviez laisser ma part. - Dieu ne le permette,
dit-il, belle Amerine, car c'est du poison que j'ay
esleu plutost pour finir ma vie, que manquer à ce
que je vous ay promis, et à l'affection aussi que je
doy à la belle Silvie. - O Dieux, dit-elle, est-il
possible ! et lors croyant que ce fut vrayement son Lydias,
mais qui eust changé de volonté durant son absence,
ne voulant vivre sans luy, courut la tasse à la
main, où estoit celuy qui avoit le vin mixtionné,
car le jour auparavant Ligdamon l'avoit fait faire
à un Apotiquaire, et avant que l'on sceust ce que
mon maistre avoit dit, et quelque deffense qu'il en
sceut faire, parce que c'estoit la coustume, on luy
en donna la pleine tasse qu'elle beut promptement.
Et puis revenant le trouver, elle luy dit : - Et bien
cruel et [464 recto sic 364 recto] ingrat, tu as plutost aimé la mort que moy,
et moy, je l'aime mieux aussi que ton refus. Mais si
ce Dieu η, qui jusques icy a conduit nos affections, ne
me venge d'une ame si parjure en l'autre vie, je
croiray qu'il n'a point d'aureille
[ 373 recto sic 363 recto ] 1621 fonctionnelle
pour ouyr les faux
serments, ny point de force pour les punir.
Alors chacun s'approcha pour ouyr ces reproches,
et ce fut en mesme temps que Ligdamon luy respondit :- Belle Amerine, j'advoúe que j'aurois offensé, si
j'estois celuy que vous pensez que je sois : mais
croyez moy qui suis sur la fin de mon dernier jour,
je ne suis point Lydias, je suis Ligdamon, et en
quelle η erreur que l'on puisse estre de moy à ceste
heure, je m'assure que le temps descouvrira ma
justice. Et cependant j'eslis plutost la mort que
de manquer à l'affection que j'ay promise à la belle
Silvie, à laquelle je consacre ma vie, ne pouvant
autrement satisfaire à toutes deux, et lors il continua : - O belle Silvie, reçoy ceste
volonté que je t'offre, et permets que ceste derniere
action soit de toutes les
miennes la mieux receuë, puis qu'elle s'en va
emprainte de ce beau caractere de ma fidelité.
Peu à peu le poison alloit gagnant les esprits de
ces deux nouveaux espousez η, de sorte qu'à peine
pouvoient-ils respirer lorsque tournant les yeux
sur moy, il me dit : - Va mon ami, paracheve ce
que tu as à faire, et sur tout raconte bien ce que
tu as veu, et que la mort m'est agreable, qui
m'empesche de noircir la fidelité que j'ay voüée à la belle Silvie. Silvie, fut la derniere parole
qu'il dit, [464 verso sic 364 verso] car avec ce mot sortit ceste belle ame hors de ce corps, et croy quant à moy que si jamais
Amant fut heureux aux champs Elysées, que mon maistre
le sera en attendant qu'il vous puisse revoir. - Et
quoi, dit Silvie, il est donc bien
[ 373 verso sic 363 verso ] 1621 fonctionnelle
vray que Ligdamon est mort ? - C'est sans doute,
respondit-il. - O Dieux ! s'escria Silvie. A ce mot tout ce qu'elle pût faire, fut de se jetter
sur un lit, car le cœur luy failloit, et apres avoir
demeuré quelque temps le visage contre le chevet, elle
pria Leonide qui estoit pres d'elle de prendre la
lettre de Ligdamon, et dire à Egide qu'il s'en allast
chez elle, parce qu'elle s'en vouloit servir. Ainsi Egide se retira, mais si affligé qu'il estoit
tout couvert de larmes.
Alors Amour voulut monstrer une de ses puissances,
car ceste Nimphe, qui n'avoit jamais aimé
Ligdamon en vie, à ceste heure qu'elle oyt raconter
sa mort, elle en monstre un si grand ressentiment, que la personne la plus passionnée d'Amour n'en auroit
point davantage. Ce fut sur ce propos, que Galathée
parlant à Celadon
" disoit
qu'à l'advenir elle
croiroit impossible, que
"
une femme une fois en sa vie
n'aimast quelque
chose. Car, disoit-elle, ceste
jeune Nymphe a usé de tant de cruautez à tous
ceux qui l'ont aimée, que les uns η en sont morts de
desplaisir, les autres η de desespoir se sont bannis
de sa veuë, et mesme cestuy cy qu'elle pleure mort,
elle l'a reduit autrefois à telle extrémité, que
sans Leonide c'estoit fait de luy, de sorte que
j'eusse juré qu'Amour eust plutost eu place dans les
[465 recto sic 365 recto] glaçons les plus froids des Alpes, que dans son
cœur, et toutefois vous voyez à ceste heure à quoy
elle est reduitte. - Madame, respondit le Berger, ne
croyez point que ce soit Amour, c'est plutost pitié.
A la verité il faudroit
[ 374 recto sic 364 recto ] 1621 fonctionnelle
bien qu'elle fust de la
plus dure pierre qui fut jamais, si le rapport que ce
jeune homme a fait, ne l'avoit bien vivement touchée,
car je ne sçay qui ne le seroit en l'oyant raconter,
encor que l'on n'eust autre cognoissance de luy que
ceste seule action, et quant à moy il faut que je die
la verité, je tiens Ligdamon plus heureux que s'il
estoit en vie, puis qu'il aimoit ceste Nymphe avec tant d'affection,
et qu'elle le rudoyoit avec tant de rigueur comme
j'ay sceu, car quel plus grand heur luy pouvoit-il
advenir, que de finir ses miseres, et entrer aux
felicitez qui l'accompagnent ? quel croyez vous que
soit son contentement, de voir Sylvie le plaindre, le regretter, et estimer son affection ? mais je dis
ceste Sylvie, qui autrefois l'a tant
" rudoyé : et
puis qu'est-ce que desire l'Amant,
"
que de pouvoir
rendre assurée la chose aymée
"
de sa fidelité, et
de son affection ?
et pour parvenir
à ce point,
quels supplices, et quelles morts sçauroit-il
refuser, à ceste heure qu'il void d'où il est, les
larmes de sa Silvie, qu'il oyt ses souspirs, quel
est son heur, et quelle sa gloire, non seulement
de l'avoir assurée de son Amour, mais d'estre
luy-mesme tout certain qu'elle l'aime ? O non
Madame, croyez moy, Ligdamon n'est point à plaindre,
mais si est bien Sylvie, [465 verso sic 365 verso] car (et vous le verrez avec
le temps) tout ce qu'elle se representera, sera
d'ordinaire les actions de Ligdamon, les discours
de Ligdamon, sa façon, son amitié, sa valleur, bref
cet idole luy ira volant d'ordinaire à l'entour,
presque
[ 374 verso sic 364 verso ] 1621 fonctionnelle
comme vengeur η des cruautez dont elle a
tourmenté ce pauvre Amant, et les repentirs qui l'iront
tallonnant en ces pensees, seront les executeurs de la
justice d'Amour.
Ces propos se tenoient si haut, et si pres de Sylvie,
qu'elle les oyoit tous, et cela la faisoit crever,
car elle les jugeoit veritables. En fin apres les
avoir soustenuz quelque temps, et se recognoissant
trop foible pour si forts ennemis, elle
sortit de ceste chambre, et s'alla retirer en la
sienne, où alors il n'y eut plus de retenuë à ses
larmes, car ayant fermé la porte apres elle, et prié
Leonide qu'elle la laissast seule, elle se rejette
sur le lict où, les bras croisez sur l'estomach, et
les yeux contre le ciel, elle alloit repassant par
sa memoire toute leur vie passée ; quelle affection il
luy avoit tousjours fait paroistre, comme il avoit
patienté ses rigueurs, avec quelle discretion il
l'avoit servie, combien de temps ceste affection avoit
duré, et en fin disoit-elle, tout cela s'enclost
à cet heure dans un peu de terre : et puis s'arrestant un peu, elle s'alloit ressouvenant de ses propres discours, de ses
à-dieux, bref de tant de particularitez qu'elle elle fut contrainte de dire : - Tay-toy
memoire, laisse reposer les cendres de mon Ligdamon,
que si tu me tourmentes, [466 recto sic 366 recto] je sçay qu'il te desadvoüera pour sienne, et si tu ne l'es pas, je ne
te veux point. En fin apres avoir demeuré quelque
temps muette, elle dit : - Or bien la pierre en est
jettée, s'abrege ou s'estende ma vie comme il plaira
aux Dieux, et à ma destinée, jamais je ne lairray
[ 375 recto sic 365 recto ] 1621 fonctionnelle
d'aymer le ressouvenir de Ligdamon, de cherir son amitié, et d'honorer ses vertus. Galathée cependant ouvrit la lettre qui estoit demeurée entre les mains de Leonide, elle trouva qu'elle estoit telle.
Lettre de Ligdamon
A SYLVIE.
Si vous avez esté offensée de l'outrecuidance qui m'a fait vous aymer, la mort qui m'en est ensuivie vous vengera. Que si elle vous est indifferente, je m'assure que ce dernier acte de mon affection, me gaignera quelque chose de plus advantageux en vostre ame : s'il advient ainsi, je cheris la ressemblance de Lydias, plus que ma naissance, puis que par elle je vins au monde pour vous estre ennuyeux, et que par celle-cy j'en sors vous estant agreable.
Ce sont sans mentir, dit Celadon, de grandes vengeances que celles d'Amour, et me [466 verso sic 366 verso] ressouviens qu'un pasteur des nostres fit dernierement sur le tombeau d'un mary jaloux, tels vers.
[ 375 verso sic 365 verso ] 1621 fonctionnelle
Sonnet,
sur le tombeau d'un
MARY JALOUX.
Dessous son pasle effroy ceste tombe relante
Tient enclos l'ennemy du grand Dieu Cupidon,
De sa temerité la mort fut le guerdon,
Mort qui selon nos vœux, fut encore trop lente.
C'est ce tyran cruel, dont la force arrogante
Rendoit larcin d'Amour ce qui doit estre un don,
Et desdaignant les feux, et l'Amoureux brandon,
Retenoit la pitié, desesperoit l'attente.
C'est ce jaloux Argus, dont les cent yeux tousjours,
Curieux importuns veilloient sur nos Amours,
Et faisoient nos espoirs mourir avant que naistre.
Mais l'Amour par la mort, à la fin s'est vengé,
Apprenez, ô mortels, comme Amour outragé
Fait, quoy qu'il tarde, en fin sa vengeance η paroistre.
- Il est tout vray, respondit Galathée, qu'Amour ne laisse jamais une offense contre luy impunie, et de là vient que nous voyons en cecy de plus estranges accidents qu'en tout le reste des actions humaines. Mais si cela est, Celadon, comment ne fremissez vous de peur ? Comment n'attendez vous de moment à autre
[ 376 recto sic 366 recto ] 1621 fonctionnelle
les traits vengeurs de ce Dieu ? - Et pourquoy, [467 recto sic 367 recto] dit
le Berger, dois-je craindre, puis que c'est moy qui
suis l'offensé ? - Ah Celadon, dit la Nymphe, si
toutes choses estoient justement balancées, combien
vous trouveriez-vous plus pesant aux offenses que
vous faittes, qu'en celles que vous recevez. - C'est
là, luy dit Celadon, c'est là le comble du mal-heur,
"
quand un affligé est creu bien heureux, et
" qu'on le void
languir sans en avoir pitié. - Mais
respondit la
Nymphe, dittes moy Berger ;
" Entre toutes les plus
grandes offenses, celle
" de l'ingratitude ne tient elle
pas le premier
"
lieu ? - Si fait sans doutte,
respondit-il. - Or puis
qu'il est ainsi, continua Galathée, comment
vous en pouvez vous laver, puis qu'à
tant d'amitié que je vous fais paroistre, je ne reçois
de vous que froideur, et que desdain, il a fallu en
fin que j'aye dit ce mot ; Voyez vous, Berger, estant
ce que je suis, et voyant ce que vous estes, je
ne puis penser que je n'aye offensé en quelque chose
Amour ; puis qu'il me punit avec tant de rigueur : Celadon fut extremément marry d'avoir commencé ce
discours, car il l'alloit fuyant le plus qu'il luy
estoit possible, toutefois puis que c'en estoit
fait, il resolut de luy en oster le doutte entierement, et
ainsi il luy dit : - Madame, je ne sçay comment
respondre à vos paroles, sinon en rougissant, et
toutefois Amour qui vous a fait parler, me contraint
de vous respondre. Ce que vous nommez en moy
ingratitude, mon affection le nomme devoir, et quand il
vous [467 verso sic 367 verso] plaira
[ 376 verso sic 366 verso ] 1621 fonctionnelle
d'en sçavoir la raison, je la vous diray.
- Et quelle raison, interrompit Galathée,
pouvez vous dire, sinon que vous aymez ailleurs, et
que vostre foy vous oblige à cela ? Mais la loy
" de la nature η precede toute autre : ceste loy nous
"
commande de rechercher nostre bien : et pouvez
"
vous
en desirer un plus grand, que celuy
de mon amitié ?
quelle autre y a-il en cet estat qui soit ce
que je suis ? qui puisse faire pour vous ce que je
puis ? Ce sont mocqueries, Celadon, que de s'arrester à ces sottises de fidelité et de constance ; paroles que les vieilles, et
" celles qui deviennent
laides ont inventées, pour
"
retenir par ces liens, les
ames que leurs visages
"
mettoient en liberté : on dit
que toutes vertus
"
sont enchaisnées, la constance ne
peut donc
"
estre sans la prudence, mais seroit ce
prudence,
" de
desdaigner le bien certain, pour fuir le
"
tiltre d'inconstant ? - Madame, respondit Celadon,
la prudence ne nous
apprendra jamais
"
de faire nostre
profit par un moyen honteux,
"
ny la nature par ses
loix ne nous commandera
"
jamais de bastir avant que
d'avoir assuré le
"
fondement : mais y a-il quelque
chose plus
"
honteuse que de n'observer pas ce qui est
promis,
"
y a-il rien de plus leger, qu'un esprit
qui
"
va comme l'abeille η, volant d'une fleur à l'autre,
"
attirée d'une nouvelle douceur ?
Madame,
"
si la
fidelité
se pert, quel fondement puis-je
faire en
vostre amitié ? puis que si vous suivez la loy que
vous dittes, combien demeureray-je en ce bon heur ?
autant [468 recto sic 368 recto] que vous demeurerez
[ 377 recto sic 367 recto ] 1621 fonctionnelle
en lieu où il n'y aura
point d'autre homme que moy.
Ainsi alloient discourant ceste Nymphe, et ce Berger, cependant
que Leonide se retira en sa chambre pour faire la
despeche de Lindamor, qui fut enfin de s'en revenir
en toute diligence, sans que nul sujet le pûst
arrester, autrement qu'il desesperast toute
chose, et le lendemain que Fleurial revint, apres
luy avoir donné sa lettre, elle luy dit : - Voy-tu Fleurial, c'est à ce coup qu'il faut que tu fasses
paroistre par ta diligence l'amitié que tu portes à Lindamor, car le retardement ne peut luy raporter rien de moins que la mort. Va donc, ou plutost vole,
et luy dy qu'il revienne encore plus promptement, et
qu'à son retour il aille droit chez Adamas, parce
que je le luy ay entierement acquis, et qu'estant icy,
il sçaura la plus remarquable trahison d'Amour, qui ayt
jamais esté inventée, mais qu'il vienne sans qu'on le
sçache, s'il est possible.
Ainsi partit Fleurial si desireux de servir Lindamor,
qu'il ne voulut pas retourner en la maison
de sa tante, pour mesme ne perdre ce peu de temps, et pour
n'avoir occasion d'y envoyer celuy η que Lindamor
avoit depesché, voulant luy mesme luy faire ce bon
service.
Ainsi s'écoulerent trois ou quatre jours, durant
lesquels Celadon se remit de sorte, qu'il ne
ressentoit presque plus de mal, et des-ja commençoit
de trouver long le retour du Druide, pour l'esperance
qu'il avoit de sortir de ce lieu. Et pour
[ 377 verso sic 367 verso ] 1621 fonctionnelle [468 verso sic 368 verso]
abreger les
jours trop longs, il s'alloit quelquefois promener
dans le jardin, et d'autres dans le grand bois de
haute fustaye, mais non jamais sans y estre
accompagné
de l'une des Nymphes, et bien souvent de toutes trois.
L'humeur de Sylvie estoit celle qui luy plaisoit le
plus, comme simpathisant davantage avec la sienne :
c'est pourquoy il la recherchoit le plus qu'il pouvoit.
Il advint qu'un jour estans tous quatre au promenoir,
ils passerent devant la grotte de Damon, et de Fortune ; et parce que l'entrée sembloit belle et
rare, le Berger demanda ce que
c'estoit : à quoy Galathée respondit : - Voulez vous
Berger voir une des plus grandes preuves qu'Amour ayt fait de sa puissance, il y a long temps ? - Et
quelle est-elle ? respondit le Berger. - C'est, dit
la Nymphe, les Amours de Mandrague, et de Damon :
car pour la Bergere Fortune, c'est chose ordinaire.
- Et qui est, repliqua le Berger, ceste
Mandrague ? - Si l'on
" cognoist à l'œuvre quel est
l'ouvrier, dit Galathée,
à voir ce que je dis, vous
jugerez bien qu'elle est une des plus grandes
Magiciennes de la Gaule ; car c'est elle qui a fait
par ses enchantements ceste grotte, et plusieurs
autres raretez qui sont autour d'icy : et lors entrant dedans, le Berger demeura ravy en la
consideration de l'ouvrage : l'entrée estoit fort haute,
et spacieuse, aux deux costez, au lieu de pilliers,
c'estoient deux Termes, qui sur leur teste soustenoient
les bouts de la voute du portail.
[ 378 recto sic 368 recto ] 1621 fonctionnelle [469 recto sic 369 recto]
L'un figuroit Pan,
et l'autre Siringue, qui estoient fort
industrieusement revestus de petites pierres de
diverses couleurs, les cheveux, les sourcils, les
moustaches, la barbe, et les deux cornes de Pan, estoient de coquille de mer, si proprement mises,
que le ciment n'y paroissoit point. Siringue qui
estoit de l'autre costé, avoit les cheveux de roseaux,
et en quelques lieux depuis le nombril, on les voyoit
comme croistre peu à peu, le tour de la porte estoit
par le dehors à la rustique, et pandoient des festons
de coquille ratachez en quatre endroits, finissant
aupres de la teste des deux Termes. Le dedans de la
voute estoit en pointe de rocher, qui sembloient en
plusieurs lieux degoutter le salpaistre, et sur le
milieu s'entr'ouvroit comme en ovale dont toute la clairté entroit dedans. Tout l'entour, tant par dedans que par dehors, estoit de tant en tant enrichy de statues,
qui enfoncées dans leur niches faisoient diverses
fonteines, et toutes representoient quelque effet de la puissance d'Amour.
Au milieu de la grotte on voyoit le tombeau η eslevé
de la hauteur de dix ou douze pieds, qui par le haut
se serroit en couronne : tout l'entour estoit
garni de tableaux, dont les paintures estoient si
bien faittes, que la veuë en decevoit le jugement : la separation
de chaque tableau se faisoit par des demy pilliers de
marbre noir rayez, les encoigneures du tombeau, les
bazes, et les chapiteaux des demy colomnes, et la cornice qui tout à l'entour
[ 378 verso sic 368 verso ] 1621 fonctionnelle [469 verso sic 369 verso]
en façon de ceinture
ratachoit ces tableaux, et de diverses pieces n'en
faisoit qu'une bien composee, estoit du mesme marbre.
La curiosité de Celadon fut bien assez grande, apres avoir
consideré le tout ensemble, pour desirer d'en sçavoir
les particularitez, et afin de donner occasion à la
Nymphe de luy en dire quelque chose, il loüoit
l'invention, et l'artifice de l'ouvrier. - Ce sont,
adjousta la Nymphe les esprits de Mandrague, qui
depuis quelque temps ont laissé cecy pour tesmoignage,
que
" l'Amour ne pardonne non plus au poil chenu
"
qu'aux
cheveux blonds,
et pour raconter à
jamais à ceux qui
viendront icy, les infortunées η comme fidelles Amours de
Damon, d'elle, et de la Bergere Fortune. - Et quoy ? repliqua Celadon, est ce icy la fonteine de la
verité d'Amour ? - Non respondit la Nymphe ; mais ce
n'est pas loing d'icy, et voudrois avoir assez
d'esprit pour vous faire entendre ces tableaux, car
l'histoire est bien digne d'estre sceuë.
Ainsi qu'elle s'en approchoit, pour les luy expliquer,
elle vid entrer Adamas, qui estant de retour, et
ne trouvant point les Nymphes dans le logis, jugea
qu'elles estoient au promenoir, Et apres avoir caché
les habits qu'il portoit, les vint trouver si à
propos, qu'il sembloit que la fortune le conduit
là, pour luy faire desduire les Amours de ceste
Fortune. Aussi Galathée ne l'apperceut plutost,
qu'elle ne s'escriast : - O mon pere, vous voicy venu tout à
temps, pour me sortir de la peine où j'estois,
[ 369 recto ] 1621 fonctionnelle [470 recto sic 370 recto]
et lors s'addressant à Celadon : - Voicy, Berger, qui satisfera au desir que vous avez de sçavoir ceste histoire : et apres luy avoir demandé comme il se portoit, et que les salutations furent faittes d'un costé, et d'autre, Adamas pour obeïr au commandement de la Nymphe, et contenter la curiosité du Berger, s'approchant avec eux du tombeau, commença de ceste sorte.
Histoire de Damon,
ET DE FORTUNE.
" Tout ainsi que l'ouvrier se joüe de son
" œuvre, et en
fait comme il luy plaist : de
"
mesme les grands
Dieux, de la main desquels
"
nous sommes formez,
prennent plaisir à nous
"
faire joüer sur le theatre
du monde, le personnage
"
qu'ils nous ont esleu. Mais
entre tous, il
"
n'y en a point qui ayt des imaginations si bisarres
"
qu'Amour, car il rajeunit les vieux, et
envieillit
"
les jeunes, en aussi peu de temps que
dure
l'esclair d'un bel œil, et ceste histoire qui est
plus veritable que je ne voudrois, en rend preuve,
que mal-aisément peut-on contredire, comme par la
suitte de mon discours vous advoüerez.
[ 369 verso ] 1621 fonctionnelle [470 verso sic 370 verso]
Tableau premier.
Voyez vous en premier lieu, ce Berger assis en terre,
le dos appuyé contre ce chesne, les jambes croisées,
qui joue de la cornemuse ? C'est le beau Berger Damon, qui eut ce nom de beau, pour la perfection
de son visage. Ce jeune Berger paissoit ses brebis le long de vostre
doux Lignon, estant nay d'une des meilleures familles
de Mont-verdun, et non point trop esloigné parent
de la vieille Cleontine, et de la mere de Leonide, et
par consequent en quelque sorte mon allié η, prenez
garde comme ce visage, outre qu'il est beau, represente
bien naïvement une personne qui n'a soucy que de se
contenter soy-mesme, car vous y voyez je ne sçay quoy d'ouvert,
et de serain, sans trouble ny nuage de fascheuses
imaginations : et au contraire, tournez les yeux sur
ces Bergeres qui sont autour de luy, vous jugerez bien
à la façon de leur visage, qu'elles ne sont pas sans
peine, car autant que Damon a l'esprit libre, et
reposé, autant ont ces Bergeres les cœurs
passionnez pour luy, encor comme vous voyez qu'il
ne daigne tourner les yeux sur elles, et c'est
pourquoy on a paint tout aupres, à costé droit, en
l'air, ce petit enfant nud, avec l'arc et le flambeau
en la main, les yeux bandez, le dos aylé, l'espaule
chargee d'un carquois, qui [471 recto sic 371 recto] le menace de l'autre main.
C'est Amour qui offensé du mespris
[ 370 recto ] 1621 fonctionnelle
que ce Berger
fait de ces Bergeres, jure qu'il se vengera, et elles aussi.
Mais pour l'embellissement du tableau, prenez garde
comme l'art de la painture y est bien observée ; soit
aux raccourcissements, soit aux ombrages ou aux
proportions. Voyez comme il semble que le bras du
Berger s'enfonce un peu dans l'enflure de cet
instrument, et comme la cane par où il souffle,
semble en haut avoir un peu perdu de sa tainture,
c'est parce que la bouche moitte la luy a ostée.
Regardez à main gauche comme ses brebis paissent,
voyez en les unes couchées à l'ombre, les autres
qui se leichent la jambe,
les autres comme estonnées qui regardent ces deux
Belliers, qui se viennent heurter de toute leur force.
Prenez garde au tour que cestui-cy fait du col, car
il baisse la teste en sorte, que l'autre l'attaquant
rencontre seulement ses cornes, mais le
raccourcissement du dos de l'autre est bien aussi
artificiel, car la nature qui luy apprend que la
vertu unie a plus de force, le fait tellement resserrer
en un monceau, qu'il semble presque rond. Le devoir
mesme des chiens n'y est pas oublié, qui pour s'opposer
aux courses des loups, se tiennent sur les ayles du costé du bois. Et semble qu'ils se soient mis
comme trois sentinelles sur des lieux relevez, afin de voir de plus loing, ou comme je pense, afin de se voir l'un l'autre, et se secourir à la necessité. Mais considerez [471 verso sic 371 verso] la soigneuse industrie du paintre ; Au lieu que les chiens qui dorment sans soucy, ont
accoustumé de se mettre en
[ 370 verso ] 1621 fonctionnelle
rond, et bien souvent se cachant la teste sous les pattes, presque pour se desrober la clairté, ceux qui sont paints icy sont couchez d'une autre sorte, pour monstrer qu'ils ne dorment pas, mais reposent seulement : car ils sont couchez sur leurs quatre pieds, et ont le nez tout le long des jambes de devant, tenant tousjours les yeux ouverts aussi curieusement qu'un homme sçauroit faire. Mais voyons l'autre tableau.
Tableau deuxiesme.
Voicy le second Tableau qui est bien contraire au
precedent, car si celuy-la est plein de mespris,
cestui-cy l'est d'Amour, s'il ne monstre qu'orgueil,
cestui-cy que douceur, et sousmission,
et en voyez vous icy la cause.
Regardez ceste Bergere assise contre ce buisson, comme
elle est belle, et proprement vestuë : ses cheveux
relevez par devant, s'en vont folastrant en liberté
sur ses espaules, et semble que le vent à l'envy de la nature par son souffle les aille recrespant en onde, mais c'est que jaloux des petits Amours qui
s'y trouvent cachez, et qui vont y tendant leurs lassets,
il les en veut chasser, et de fait voyez en quelques
uns emportez par force, d'autres qui se tiennent aux
nœuds qu'ils y ont faits, et d'autres [472 recto sic 372 recto] qui essayent
d'y retourner : mais ils ne
[ 371 recto ] 1621 fonctionnelle
peuvent, tant leur ayle encor foiblette est contrariée de l'importunité de
Zephir. C'est la belle Bergere Fortune, de qui l'Amour
se veut servir
pour faire la vengeance promise contre Damon, qui est-ce Berger que vous voyez debout pres d'elle appuyé
sur sa houlette. Considerez ces petits Amours qui sont tous embesoignez autour d'eux, et comme chacun est attentif à ce qu'il
fait. En voicy un qui prend la mesure des sourcils de
la Bergere, et la donne à l'autre, qui avec un
cousteau escarte son arc : afin de le compasser semblable à leur tour. Et voicy un autre qui ayant
desrobé quelques cheveux de ceste belle, de si beau
larrececin veut faire la corde de l'arc de son
compagnon. Voyez comme il s'est assis en terre, comme
il a lié le commencement de sa corde au gros arteil,
qui se renverse un peu pour estre trop tiré, voyez que pour mieux cordonner, un autre luy porte sa
pleine main de larmes de quelque Amant, pour luy
moüiller les doigts : prenez garde comme il tient les
reins je ne sçay comment pliez, que dessous le bras
droit vous luy voyez paroistre la moitié du devant,
encor qu'il monstre tout à plein le derriere de
l'espaule droitte. En voicy un autre qui ayant mis la
corde à un des bouts de l'arc, afin de la mettre en
l'autre, baisse ce costé en terre, et du genoüil
gauche plie l'arc en dedans, de l'estomac il
s'appuie dessus, et de la main gauche, et de la droitte
il tasche de faire glisser la corde jusques en bas. [472 verso sic 372 verso] Cupidon est un peu plus haut, de qui la main
[ 371 verso ] 1621 fonctionnelle
gauche tient son arc, ayant la droitte encor derriere l'aureille, comme s'il venoit de lascher son trait, car voyez luy le coude levé, le bras retiré, les trois premiers doigts entr'ouverts, et presque estendus, et les autres deux serrez dans la main, et certes son coup ne fut point en vain, car le pauvre Berger en fut tellement blessé que la mort seule le pût guerir. Mais regardez un peu de l'autre costé, et voyez cet Anteros, qui avec des chaînes de roses, et de fleurs, lye les bras, et le col de la belle Bergere Fortune, et puis les remet aux mains du Berger, c'est pour nous faire entendre, que les merites, l'Amour, et les services de ce beau Berger, qui sont figurez par ces fleurs, obligerent Fortune à une Amour reciproque envers luy. Que si vous trouvez estrange que Anteros soit icy representé plus grand que Cupidon, sçachez que c'est pour vous faire entendre, que l'Amour qui naist de l'Amour, est tousjours plus grande que celle dont elle procede. Mais passons au troisiesme.
Troisiesme
Tableau.
Lors Adamas continua. Voicy vostre belle riviere de Lignon, voyez comme elle prend une double source, l'une venant des
[ 372 recto ] 1621 fonctionnelle [473 recto sic 373 recto]
montagnes de Cervieres, et l'autre
de celles de Charmasel, qui viennent se joindre un peu par
dessus la marchande ville de Boing.
Que tout ce païsage est bien fait, et les bords
tortueux de ceste riviere, avec ces petits aulnes
qui la bornent ordinairement. Ne cognoissez vous
point icy le bois qui confine ce grand pré, où le
plus souvent les Bergers paresseux paissent leurs
trouppeaux. Il me semble que ceste grosse touffe d'arbres à main gauche, ce petit bié qui serpente
sur le costé droit, et ceste demie lune que fait la
riviere en cet endroit, vous le doit bien remettre
devant les yeux : que s'il n'est à ceste heure du tout semblable, ce n'est pas que le Tableau soit failly :
mais c'est que quelques arbres depuis ce temps-là
sont morts, et autres creus, que la riviere en des
lieux s'est advancée, et reculée en dautres, et
toutefois il n'y a guiere de changement.
Or regardez un peu plus bas le long de Lignon, voicy
une trouppe de brebis qui est à l'ombre, voyez comme
les unes laschement ruminent, et les autres tiennent
le nez en terre pour en tirer la fraîcheur : c'est
le trouppeau de Damon, que vous verrez si vous
tournez la veuë en ça dans l'eau jusques à la
ceinture. Considerez comme ces jeunes arbres
courbez le couvrent des rayons du Soleil, et semblent presque jaloux qu'autre qu'eux le voye : Et
toutefois la curiosité du Soleil est si grande,
qu'encores entre les diverses fueilles, trouve-il
passage à quelques uns de ses rayons.
[ 372 verso ] 1621 fonctionnelle [473 verso sic 373 verso]
Prenez garde
comme cet ombre, et ce clair y sont bien
representez. Mais certes il faut aussi advoüer que
ce Berger ne peut estre surpassé en beauté.
Considerez les traits delicats et proportionnez de son visage, sa taille droite et longue, ce flanc arrondy, cet estomac relevé, et voyez s'il y a rien
qui ne soit en perfection, et encor qu'il soit un
peu courbé pour mieux se servir de l'eau, et que
de la main droitte il frotte le bras gauche : si est-ce
qu'il ne fait action qui empesche de recognoistre sa
parfaite beauté. Or jettez l'œil de l'autre costé du rivage si vous
ne craignez d'y voir le laid en sa perfection, comme
en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces
ronces effroyables, vous verrez la magicienne
Mandrague contemplant le Berger en son bain. La voicy
vestuë presque en despit de ceux qui la regardent,
eschevelée, un bras nud, et la robbe d'un costé
retroussée plus haut que le genoüil. Je croy qu'elle
vient de faire quelque sortilege, mais jugez icy
l'effet d'une beauté. Ceste vieille que vous voyez si ridée, qu'il semble
que chasque moment de sa vie ait un sillon en son
visage, maigre, petite, toute chenuë, les cheveux
à moytié tondus, toute accrouppie, et selon son âge plus propre pour cercueil que pour la vie, n'a
honte de s'esprendre de ce jeune Berger : Si l'Amour vient de la simpathie, comme on dit, je ne sçay pas
bien où l'on la pourra trouver entre Damon et elle.
Voyez quelle mine elle fait en son exthaze. Elle [474 recto sic 374 recto] estend
[ 373 recto ] 1621 fonctionnelle
la teste, allongit le col, serre les espaules, tient les bras joints le long des costez, et les mains assemblées en son gyron, et le meilleur, que pensant sousrire, elle fait la mouë. Si est ce que telle qu'elle est, elle ne laisse de rechercher l'Amour du beau Berger. Or haussez un peu les yeux, et voyez dans ceste nuë Venus et Cupidon, qui regardant ceste nouvelle Amante, semblent s'esclater de rire. C'est que sans doute ce petit Dieu, pour quelque gageure peut-estre qu'il avoit faite avec sa mere, n'a pas plaint un trait, qui toutefois devoit estre tout usé de vieillesse, pour faire un si beau coup. Que si ce n'est par gageure, c'est pour faire voir en ceste vieille, que le bois sec brusle mieux, et plus aisément que le verd, ou bien que pour monstrer sa puissance sur ceste vieille hostesse des tombeaux, il luy plaist de faire preuve de l'ardeur de son flambeau, avec lequel il semble qu'il luy redonne une nouvelle ame, et pour dire en un mot qu'il la fasse ressusciter, et sortir du cercueil.
Tableau quatriesme.
Mais passons à cet autre, voicy une nuict fort bien representée, voyez comme sous l'obscur de ses ombres, ces montaignes paroissent en sorte qu'elles se montrent un peu, et si en effet on ne sçauroit bien juger que c'est. Prenez garde comme ces estoilles semblent tremousser,
[ 373 verso ] 1621 fonctionnelle [474 verso sic 374 verso]
voyez comme
ces autres sont si bien disposées, que l'on les peut
recognoistre. Voila l'ourse majeur, voyez comme
le judicieux η ouvrier, encor qu'elle ait vingt sept
estoiles, toutefois n'en represente clairement que
douze, et de ces douze encores n'y en fait-il que
sept bien esclatantes. Voyez l'ourse mineur,
voyez que dautant que jamais ses sept estoilles
ne se cachent, encores qu'il y en ayt une de la
troisiesme grandeur, et quatre de la quatriesme,
toutefois il nous les fait voir toutes, observant
leur proportion. Voila le Dragon, auquel il a bien
mis les trente et une estoiles, mais si n'en
monstre-il bien que treize dont les cinq, comme
vous voyez, sont de la quatriesme grandeur, et les
huit de la troisiesme. Voicy la couronne d'Ariadne,
qui a bien ses huit estoilles, mais il n'y en a que
six qui soient bien voyantes, et encore en voicy une
qui est la plus reluysante de toutes. Voyez-vous
de ce costé la voye de laict, par où nous tenons que les Dieux descendent en terre, et
remontent au Ciel. Mais que ces nuages sont bien
representez, qui en quelques lieux couvrent le Ciel
avec espaisseur, en d'autres seulement comme une
legere fumée, et ailleurs rien du tout, selon
qu'ils sont plus ou moins eslevez, ils sont plus ou
moins clairs. Or considerons l'histoire de ce Tableau, voicy
Mandrague au milieu d'un cerne, une baguette à la
main droitte, un livre tout crasseux en l'autre, avec
une chandelle de cire vierge, des
[ 374 recto ] 1621 fonctionnelle [475 recto sic 375 recto]
lunettes fort
troubles au nez, voyez comme il semble qu'elle
marmotte, et comme elle tient les yeux tournez d'une
estrange façon, la bouche demy ouverte, et faisant
une mine si estrange des sourcils, et du reste du
visage, qu'elle monstre bien de travailler d'affection.
Mais prenez garde comme elle a le pied, le costé,
le bras, et l'espaule gauche nuds, c'est pour estre
le costé du cœur : ces fantosmes que vous luy voyez
autour, sont demons qu'elle a contraint venir à
elle par la force de ses charmes, pour sçavoir comme
elle pourra estre aimée de Damon : ils luy
declarent l'affection qu'il porte à Fortune, qu'il
n'y a point de meilleur moyen que de luy persuader
que ceste Bergere aime ailleurs, et que pour le faire
plus aisément, il faut qu'elle change pour ce coup la vertu de la fonteine de la verité d'Amour η.
Avant que passer plus outre, considerez un peu
l'artifice de ceste peinture, voyons les effets
de la chandelle de Mandrague, entre les obscuritez
de la nuit. Elle a tout le costé gauche du visage
fort clair, et le reste tellement obscur qu'il
semble d'un visage different, la bouche entre-ouverte
paroist par le dedans claire, autant que l'ouverture
peut permettre à la clairté d'y entrer, et le bras qui
tient la chandelle, vous le voyez aupres de la main
fort obscur, à cause que le livre qu'elle tient y
fait ombre, et le reste est si clair
par le dessus, qu'il fait plus paroistre la noirceur du
dessous. Et de mesme avec combien de consideration
ont estez observez
[ 374 verso ] 1621 fonctionnelle [475 verso sic 375 verso]
les effets que ceste chandelle
fait en ces demons, car les uns et les autres selon
qu'ils sont tournez sont esclairez ou obscurcis.
Or voicy un grand artifice de la painture, qui
est cet esloignement, car la prospective y est si
bien observée, que vous diriez que cet autre
accident, qu'il veut representer de deça, est
hors de ce Tableau et bien esloigné d'icy, et
c'est Mandrague encores qui est à la fonteine de la verité d'Amour η.
Mais pour vous faire mieux entendre le tout, sçachez
que quelque temps auparavant une belle Bergere, fille
d'un Magicien tres-sçavant, s'esprit si secrettement
d'un Berger, que son pere ne s'en
" apperceut point : Soit que les charmes de la magie
"
ne puissent rien sur
les charmes d'Amour,
"
ou soit qu'attentif à ses
estudes, il ne jettast
point l'œil sur elle. Tant y a qu'apres une tres-
"
ardente amitié : dautant qu'en
Amour il n'y a
"
rien de plus insupportable que le
desdain, et
"
que ce Berger la mesprisoit pour s'estre
dés
long temps voüé ailleurs, elle fut reduitte à
tel terme, que peu à peu son feu croissant, et ses
forces diminuant, elle vint à mourir, sans que le
sçavoir de son pere la pust secourir. De quoy estant le magicien tres-ennuyé, quand il en sceut l'occasion, afin d'en marquer la memoire à jamais,
il changea son tombeau en fonteine, qu'il nomma verité
d'Amour, parce que qui aime, s'il y regarde, y void
sa Dame, et s'il en est aimé, il s'y void aupres, ou
bien celuy qu'elle aime, que si elle n'aime rien, elle
paroist [476 recto sic 376 recto] toute seule η,
[ 375 recto ] 1621 fonctionnelle
et c'est ceste vertu que Mandrague veut changer, afin que Damon y venant voir, et trouvant que sa maistresse en aime un autre, il perde aussi l'affection qu'il luy porte, et qu'elle ait ainsi la place libre, et voyez comme elle l'enchante, quels caracteres elle fait tout autour, quels triangles, quels carrez enlacez avec ses ronds, croyez qu'elle n'y oublie rien qui y soit necessaire, car cet affaire luy touche de trop pres. Auparavant elle avoit par ses sortileges, assemblé tous ses demons pour trouver remede à son mal, mais dautant qu'Amour est plus fort que tous ceux-cy, ils n'oserent entreprendre contre luy, mais seulement luy conseillerent de faire ceste trahison à ces deux fidels Amants. Et dautant que la vertu de la fonteine luy venoit par les enchantements d'un Magicien, Mandrague qui a surmonté en ceste science tous ses devanciers, la luy pût bien oster pour quelque temps. Mais passons au Tableau qui suit.
Tableau Cinquiesme.
Ce cinquiesme Tableau, continua Adamas, a deux
actions. La premiere quand Damon vint à ceste
fonteine, pour se sortir de la peine en quoy l'avoit mis
un songe facheux. L'autre, quand trompé par
l'artifice de Mandrague, ayant veu dans la fonteine
que la Bergere Fortune aimoit un autre, de desespoir
[ 375 verso ] 1621 fonctionnelle [476 verso sic 376 verso]
il se tua. Or voyons comme elles sont bien representées. Voicy
Damon avec son espieu, car il est au mesme équipage qu'il souloit estre allant à la chasse. Voicy son
chien qui le suit, prenez garde avec quel soing ce
fidele animal considere son maistre, car cependant
qu'il η regarde dans la fonteine, il semble, tant il a
les yeux bandez sur luy, d'estre desireux de sçavoir
qui le rend si estonné, que si vous considerez
l'estonnement qui est peint en son visage, vous
jugerez bien qu'il en doit avoir une grande occasion.
Mandrague luy avoit fait voir en songe η Maradon
jeune Berger, qui prenant une flesche à Cupidon, en
ouvroit le sein à Fortune, et luy ravissoit le cœur : luy qui suivant l'ordinaire des Amants, estoit
tousjours en doute, s'en vint aussi tost qu'il fut
jour courant à ceste fonteine, pour sçavoir si sa
maistresse l'aimoit. Je vous supplie considerez son
estonnement, car si vous comparez les visages des
autres Tableaux à cestuy-cy, vous y verrez bien les
mesmes traits, quoy que le trouble en quoy il est
peint le change de beaucoup. Ces deux figures que
vous voyez dans la fonteine, l'une, comme vous pouvez
cognoistre est la Bergere Fortune, et
l'autre du Berger Maradon, que la magicienne avoit
fait representer plutost qu'un autre, pour sçavoir
que cestuy-cy avoit esté dés long temps serviteur de
ceste Bergere, et quoy qu'elle n'eust jamais daigné
le regarder, toutefois Amour qui croit facilement
ce qu'il craint, persuada incontinant
[ 376 recto ] 1621 fonctionnelle [477 recto sic 377 recto]
le contraire à
Damon, creance qui le fit resoudre à la mort.
Remarquez, je vous supplie que ceste eau semble de trembler, c'est que la painture a voulu representer
l'effet des larmes du Berger qui tomboient dedans.
Mais passons à la seconde action, voyez comme la
continuation de ceste caverne est bien faite, et
qu'il semble que vrayement cela soit plus enfonsé.
Ce mort que vous y voyez au fond, c'est le pauvre
Damon, qui desesperé, se met l'espieu au travers du
corps. L'action qu'il fait est bien naturelle, vous
luy voyez une jambe toute estenduë, l'autre retirée comme de douleur, un bras engagé
sous le corps, y ayant esté surpris par la promptitude de la cheute, et n'ayant eu la force
de le ravoir : l'autre languissant le long du
corps, quoy qu'il serre encor mollement l'espieu de
la main, la teste penchée sur l'espaule droitte,
les yeux à demy fermez, et demy tournez, et en tel estat,
qu'à les voir on juge bien que c'est un homme aux
trances de la mort, la bouche entre-ouverte, les
dents en quelques endroits un peu descouvertes, et
l'entre-deux du nez fort retiré, tous signes d'une
prompte mort. Aussi ne le figure-il pas icy pour
mort entiérement, mais pour estre entre la mort et
la vie, si entre-elles il y a quelque separation,
voicy l'espieu bien representé, voyez comme ceste
espaisseur de son fer est à moytié cachée dans la
playe, et la houppe d'un costé toute sanglante, et
de l'autre blanche encores comme estoit sa premiere
[ 376 verso ] 1621 fonctionnelle [477 verso sic 377 verso]
couleur. Mais quelle a esté la diligence du peintre ! il n'a pas mesme oublié les cloux qui vont comme serpentant à l'entour de la hante, car les plus pres de la lame, aussi bien que le bois, sont tachez de sang, il est vray que par dessous le sang on ne laisse pas de recognoistre la doreure. Or considerons le rejaillissement du sang, en sortant de la playe : il semble à la fonteine, qui conduitte par longs canaux, de quelque lieu fort relevé, lors qu'elle a esté quelque temps contrainte et retenuë en bas, aussi tost qu'on luy donne ouverture, saute de furie çà et là : car voyez ces rayons de sang, comme ils sont bien representez, considerez ces boüillons, qui mesme semblent se souslever à eslents, je croy que la Nature ne sçauroit rien representer de plus naïf. Mais voyons cet autre Tableau.
Tableau sixiesme.
Or voicy le sixiesme et dernier Tableau, qui contient
quatre actions de la Bergere Fortune.
La premiere, c'est un songe que Mandrague luy fait
faire, l'autre comme elle va à la fonteine pour
s'en esclaircir, la troisiesme, comme elle se plaint
de l'inconstance de son Berger, et la derniere comme
elle meurt, qui est la conclusion de ceste tragedie.
Or voyons toutes choses particulierement.
Voicy le lever du Soleil, prenez garde à la longueur
[ 377 recto ] 1621 fonctionnelle [478 recto sic 378 recto]
de ses ombres, et comme d'un costé le Ciel est encor
un peu moins clair. Voyez ces nuës qui sont à moytié air, comme il semble que peu à peu elles
s'aillent eslevant, ces petits oyseaux qui semblent
en montant chanter, et trémousser de l'ayle, sont
des allouëttes qui se vont seichant de la rozée au
nouveau Soleil : ces oyseaux mal formez, qui d'un vol
incertain se vont cachant, sont des chats-huans, qui
fuient le Soleil, duquel la montagne couvre encores une
partie, et l'autre reluit si claire qu'on ne sçauroit
juger que ce fust autre chose qu'une grande et confuse
clairté.
Passons plus outre : Voicy la Bergere Fortune qui
dort, elle est dans le lict, où le Soleil qui entre
par la fenestre par mesgarde ouverte, luy donne sur
le sein à demy descouvert. Elle a un bras
negligemment estendu sur le bois du lict, la teste
un peu panchée le long du chevet, l'autre main
estenduë le long de la cuisse par le dehors du lict,
et parce que la chemise s'est par hazard retroussée,
vous la voyez par dessus le coude sans qu'elle cache
nulle des beautez du bras, voicy autour d'elle les
demons de Morphée, desquels Mandrague s'est servie,
pour luy donner volonté d'aller à la fonteine des
veritez d'Amour.
De fait la voicy à ce costé qui y regarde, car ayant
songé η que son Berger estoit mort, et prenant sa mort
pour la perte de son amitié, elle en venoit sçavoir
la verité, voyez comme ce visage triste esmeut par sa douceur, a pitié de son desplaisir,
parce
[ 377 verso ] 1621 fonctionnelle
qu'elle n'eut si [478 verso sic 378 verso] tost jetté la veuë dans l'eau
qu'elle n'apperceut Damon, mais hélas ! pres de luy
la Bergere Melide ; Bergere belle à la verité, et
qui n'avoit point esté sans soupçon d'aimer Damon,
toutefois sans estre aimée de luy. Trompée de ceste
menterie, voyez comme elle s'est retirée au profond
de ceste caverne : et vient sans y penser pour
plaindre son desplaisir au mesme lieu où Damon pour mesme sujet estoit presque mort. La voicy assise
contre ce rocher, les bras croisez sur l'estomac, que
la colere et l'ennuy luy ont fait descouvrir, en
rompant ce qui estoit dessus. Il semble qu'elle
souspire, et que l'estomac panthele, le visage et ses yeux tournez en haut demandent vengeance au Ciel, de
la perfidie qu'elle croit estre en Damon :
Et parce que le transport de son mal luy fit relever
la voix en se plaignant, Damon que vous voyez pres
de là encor qu'il fust sur la fin de sa vie,
entre-oyant les regrets de sa Bergere, et recognoissant la voix, s'efforça de l'appeller, elle
qui ouyt ceste parole mourante, tournant en sursaut
la teste s'en va vers luy. Mais, ô Dieux quelle
luy fut ceste veuë ! Elle oublie le voyant en cet
estat l'occasion qu'elle avoit de se plaindre de
luy, et luy demande
qui l'avoit si mal traitté. - C'est, luy dit-il, le
changement de ma Fortune η : c'est l'inconstance de vostre
ame, qui m'a deceu avec tant de demonstration de bonne
volonté : Bref c'est le bon-heur de Maradon, que
la fonteine d'où vous venez m'a montré aupres [479 recto sic 379 recto] de
vous. Et
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vous semble-il raisonnable que celuy vive
ayant perdu vostre amitié, qui ne vivoit que pour estre
aimé de vous ? Fortune oyant ces paroles : - Ah !
Damon, dit-elle, combien à nostre dam, est
menteuse ceste source ! puis qu'elle m'a fait voir
Melide aupres de vous, que je vois mourir toutefois pour me bien aimer ? Ainsi ces fideles Amants
recognurent l'infidelité de ceste fonteine, et plus
assurez qu'ils n'avoient jamais esté de leur
affection, ils moururent embrassez, Damon de sa
playe, et la Bergere du desplaisir de sa mort.
Voyez les η, de ce costé voila la Bergere assise contre
ce rocher couvert de mousse, et voicy Damon qui tient
la teste en son gyron, et qui pour luy dire le dernier
à-dieu luy tend les bras, et luy en lie le col, et
semble de s'efforcer, et s'eslever un peu pour la baiser : cependant qu'elle toute couverte de son sang, baisse
la teste, et se plie le corps pour s'approcher de son visage,
et luy passe les mains sous le corps pour le souslever
un peu. Ceste vieille eschevelée qui leur est aupres : c'est
Mandrague la magicienne, qui les trouvant morts,
maudit son art, déteste ses demons, s'arrache les
cheveux, et se meurtrit la poitrine de coups. Ce
geste d'eslever les bras en haut par dessus la teste,
y tenant les mains jointes, et au contraire de baisser
le col, et se cacher presque le menton dans le sein,
pliant et s'amoncelant le corps dans son gyron, sont
signes de son violent desplaisir, et du regret qu'elle
a de [479 verso sic 379 verso] la perte de deux si fideles
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et parfaits Amants,
outre celle de tout son contentement. Le visage de
ceste vieille est caché, mais considerez l'effet que font ses cheveux, ils retombent en bas, et au droit de la nucque, dautant qu'ils y sont plus
courts, ils semblent se relever en haut. Voila un
peu plus esloigné Cupidon, qui pleure, voicy son arc
et ses flesches rompuës, son flambeau esteint, et
son bandeau tout moüillé de larmes, pour la perte de
deux si fideles Amants.
Celadon avoit esté tousjours fort attentif au discours du sage Adamas, et bien souvent se reprenoit de
peu de courage, de n'avoir sceu retrouver un semblable
remede à celuy de Damon, et parce que ceste
consideration le retint quelque temps muet, Galathée
en sortant de la grotte, et prenant Celadon par la
main : - Que
vous semble, luy dit-elle, de cét Amour et de ses effets ? - Que ce sont, respondit le Berger, des
effets d'imprudence, et non
" point d'Amour : mais c'est un erreur populaire
"
pour couvrir nostre
ignorance, ou pour
"
excuser nostre faute, d'attribuer
tousjours à
quelque divinité les effets, dont les
causes nous sont cachées. - Et quoy, dit la Nymphe,
croyez-vous qu'il n'y ait point d'Amour ? - S'il y
en a, repliqua le Berger, il ne doit estre que
douceur, mais quel qu'il soit vous en parlez, Madame,
à une personne autant ignorante qu'autre qui vive : Car outre que ma condition ne me permet pas d'en
sçavoir beaucoup, [480 recto sic 380 recto] mon esprit grossier m'en rend encor
plus incapable.
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Alors la triste Sylvie luy repliqua : - Toutefois, Celadon, il y a quelque temps que je vous vy en lieu où malaisément eust on pû croire cela de vous, car il y avoit trop de beautez, et vous estes trop honneste homme, elles pour ne vous pouvoir prendre, et vous pour ne vous laisser prendre. - Belle Nymphe, respondit le Berger, en quelque lieu que ce fust, puis que vous y estiez, c'est sans doute qu'il y avoit beaucoup de beauté, mais comme trop de feu brusle plutost qu'il n'eschauffe, vos beautez aussi sont trop grandes pour nos cœurs rustiques, et se font plutost admirer qu'aimer, et adorer que servir. Avec tels propos ceste belle trouppe s'alloit retirant au logis, où l'heure du repas les appelloit.
Fin de l'unziesme livre
d'Astrée.