Banderole
Première édition critique de L'Astrée d'Honoré d'Urfé
L'Astrée, 1607 (édition anonyme), Première partie.
Bibliothèque Nationale de France, Ms. Rothschild-V, 2, 18 (1527), Site Richelieu
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p. 35 dans l'édition de Vaganay

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LE DEUXIESME LIVRE D'ASTRéE

LE DEUXIESME
LIVRE D'ASTRÉE.

  Ce pendant que ces choses se passoient de ceste sorte entre ces Bergers et Bergeres, Celadon receut des trois belles Nymphes, dans le Palais d'Isoure, tous les meilleurs allegements qui leur furent possibles, mais le travail, que l'eau luy avoit donné, avoit esté si grand, que quel remede qu'elles luy fissent, il ne peut ouvrir les yeux, ni reprendre aucune cognoissance de soi-mesme. Ainsi le reste du jour s'escoula, et une bonne partie de la nuit avant qu'il revint à soy, et lors qu'il ouvrit les yeux ce ne fut pas avec peu d'estonnement de se trouver où il estoit, car il se ressouvenoit fort bien de ce qui luy estoit advenu sur le bord de Lignon, et comme le desespoir l'avoit fait sauter dedans l'eau, mais il ne sçavoit point comme il estoit venu en ce lieu, et apres estre demeuré quelque temps confus en ceste pensée, il se demandoit à soi-mesme s'il estoit vif ou

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mort. Si je suis vif, disoit-il, comment est-il possible [21 verso] que la cruauté d'Astrée ne me face mourir ? Et si je suis mort, qu'est-ce, ô Amour, que tu viens cherchant entre ces tenebres ? ne te contente-tu point d'avoir eu ma vie, ou bien si tu veux dans mes cendres encore ralumer tes anciennes flames ? Et parce que le cuisant soucy qu'Astrée lui avoit laissé, ne l'ayant point abandonné, appelloit toujours à luy toutes ses pensées, il continua : - Et vous trop cruels ressouvenirs de mon bon-heur passé, à quoy m'allez vous representant le desplaisir qu'elle eust eu autrefois de ma perte ? afin de rengreger mon mal veritable par le sien imaginé, au lieu que pour m'alleger vous devriez plutost me dire le contentement qu'elle en a pour la haine qu'elle me porte. Avecque mille semblables imaginations, ce pauvre Berger se rendormit d'un si long sommeil, que les Nymphes eurent loisir de venir voir comme il se portoit, et le trouvant endormy, elles ouvrirent doucement les fenestres et les rideaux, et s'assirent autour de luy pour mieux le contempler. Galathée apres l'avoir quelque temps consideré, fut la premiere qui dit d'une voix basse pour ne l'esveiller : - Que ce Berger est changé de ce qu'il estoit hier, et comme la vive couleur du visage lui est revenuë en peu de temps, quant à moy, je ne plains point la peine du voyage, puis que nous luy avons sauvé la vie, car, à ce que vous dites ma mignonne (dit-elle s'adressant à Silvie) il est des principaux de ceste contrée. - Madame respondit la Nymphe, il est tres-certain, car son pere est

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Alcippe et sa mere Amarillis. - Comment dit-elle, cet Alcippe duquel j'ay tant ouy parler, qui pour sauver son amy, força à Ussum les prisons des Visigotz ? - C'est celuy-là mesme (dit Silvie.) Je le vis il y a cinq ou six mois à une feste que l'on chommoyt en ces hameaux, qui sont le long des rives de Lignon, et parce que sur tous les autres Alcippe me sembla digne d'estre regardé, je tins sur lui longuement les yeux, car l'authorité de sa barbe chenuë, et de sa venerable vieillesse le font honorer et respecter de chacun. Mais quant à Celadon, il me souvient que de tous les jeunes Bergers, il n'y en eut que luy et Silvandre qui m'osassent acoster. Par Silvandre, je sçeu qui estoit Celadon, et par Celadon je sceu qui estoit Silvandre ; car en leurs façons et en leurs discours, l'un et l'autre avoit η quelque chose de plus genereux, que le nom de Berger ne porte. Ce pendant que Silvie parloit, Amour, pour se mocquer des finesses de Climante et de Polemas, qui estoient cause que Galathée s'estoit trouvée le jour auparavant sur le lieu où elle avoit pris Celadon, commençoit de faire ressentir à la Nymphe les effects d'une nouvelle amour, car tant que Silvie parla, Galathée eut tousjours les yeux sur le Berger, et les loüanges qu'elle luy donnoit, furent cause qu'en mesme temps sa beauté, et sa vertu, l'une par la veuë, et l'autre par l'oüye, firent un mesme coup dans son ame, et cela d'autant plus aisément qu'elle s'y trouva preparée par la tromperie de Climante, qui feignant le devin

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luy avoit predit que celuy qu'elle rencontreroit, où elle trouva Celadon, devoit estre son mary, si elle ne vouloit estre la plus mal-heureuse η personne du monde, ayant auparavant fait dessein que Polemas, comme par mesgarde, s'y en iroit à l'heure qu'il luy avoit dite, à fin que deceuë par ceste ruze elle prit volonté de l'espouser, ce qu'autrement ne luy pouvoit permettre l'affection qu'elle portoit à Lindamor, mais la fortune, et l'Amour qui se mocquent de la prudence, y firent trouver Celadon par le hazard que je vous ay raconté, si bien que Galathée voulant en toute sorte aimer ce Berger s'alloit à dessein representant toutes choses, en luy beaucoup plus aimables. Et voyant qu'il ne s'esveilloit point, pour le laisser reposer à son aise, elle sortit le plus doucement qu'elle peut, et s'en alla entretenir ses nouvelles pensées.
  Il y avoit pres de sa chambre un escalier desrobé, qui descendoit en une gallerie basse, par où avec un pont-levis η on entroit dans le jardin, agencé de toutes les raretez que le lieu pouvoit permettre, soit en fontaines, et en parterres, soit en allées ou en ombrages, n'y ayant rien esté oublié de tout ce que l'artifice y pouvoit adjouster. Au sortir de ce lieu on entroit dans un grand bois de haute fustaye, dont un quarré estoit de coudriers, qui tout ensemble faisoient un si gratieux Dedale, qu'encore que les chemins par leurs divers destours se perdissent confusément l'un dans l'autre, si ne laissoient-ils pour leurs ombrages d'estre fort agreables.

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Assez [23 recto] pres de là dans un autre quarré, estoit la fontaine η de la verité d'Amour, source esmerveillable dans laquelle par la force des enchantements, l'Amant qui s'y regardoit voyoit celle qu'il aimoit, que si aussi il estoit aimé d'elle il se voyoit aupres, que si de fortune elle en aimoit un autre, l'autre y estoit representé et non pas luy, et parce qu'elle descouvroit les tromperies des Amants, on la nomma la verité d'Amour. A l'autre des quarrez estoit la caverne de Damon, et de Fortune, et au dernier l'antre de la vieille Mandrague, plein de tant de raretez, et de tant de sortileges que d'heure à autre, il y arrivoit tousjours quelque chose de nouveau, outre que par tout le reste du bois, il y avoit plusieurs autres diverses grottes, si bien contrefaites au naturel, que l'œil trompoit η bien souvent le jugement. Or ce fut dans ce jardin, que la Nimphe se vint promener attendant le reveil du Berger. Et parce que ses nouveaux desirs, ne pouvoient luy permettre de n'en point parler, elle feignit d'avoir oublié quelque chose, qu'elle commanda à Silvie d'aller querir, dautant qu'elle se fioit moins en elle pour sa jeunesse qu'en Leonide qui avoit un âge plus meur, quoy que ces deux Nimphes fussent ses plus secrettes confidentes. Ainsi se voyant seule avec Leonide, elle luy dit : - Que vous en semble Leonide ? Ce Druide n'a-il pas une grande cognoissance des choses ? Et les Dieux ne se communiquent-ils pas bien librement avec luy, puis que ce qui est futur luy [23 verso] est mieux

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cogneu qu'à nous le present ? - Sans mentir (respondit la Nimphe) il vous fit bien voir dans le miroir le lieu mesme, où vous avez trouvé ce Berger, et vous dit bien le temps aussi, que vous l'y avez rencontré, mais ses paroles estoient si douteuses, que mal-aisément puis-je croire que lui-mesme se pûst bien entendre. - Et comment dites vous cela (respondit Galathée) puis qu'il me dit si particulierement tout ce que j'y ay trouvé, que je ne sçaurois à ceste heure en dire davantage que luy ? - Si me semble-il (respondit Leonide) qu'il vous dit seulement, que vous trouveriez en ce lieu là une chose de valeur inestimable, quoy que par le passé elle eust esté desdaignée. Galathée alors se mocquant d'elle, luy dit : - Quoy donc Leonide, vous n'en sçavez autre chose ? Il faut que vous entendiez, que particulierement il me dit : -  Belle Galathée, vous avez deux influences bien contraires. L'une la plus infortunée qui soit sous le Ciel. L'autre la plus heureuse que l'on puisse desirer, et il despend de vostre election de prendre celle des deux qu'il vous plaira, et dont je vous donneray la cognoissance. Vous estes et serez servie de plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus et les merites peuvent bien diversement vous esmouvoir ; mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur Amour, et non point à ce que je vous en diray de la part des grands Dieux, je vous predits, que vous serez la plus miserable η qui vive, [24 recto] et afin que

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vous ne soyez deceuë en vostre élection, ressouvenez-vous qu'un tel jour vous verrez à Marcilly un Chevalier, vestu de telle couleur, qui recherche ou recherchera de vous espouser, car si vous le permettez, dés icy je plains vostre mal-heur, et ne puis assez vous menacer des incroyables desastres qui vous attendent, et par ainsi je vous conseille de fuir tel homme, que plutost que vostre Amant, vous devez appeller vostre mal-heur. Et au contraire regardez bien le lieu qui est representé dans ce miroir, afin que vous le sçachiez retrouver le long des rives de Lignon, car un tel jour, à telle heure, vous y rencontrerez un homme, en l'amitié duquel le Ciel a mis toute vostre felicité. Si vous faites en sorte qu'il vous aime, ne croyez point les Dieux veritables, si vous pouvez souhaiter pour vostre contentement rien davantage que ce que vous en aurez, mais prenez garde que le premier de vous deux qui s'entreverra sera celuy qui aimera l'autre plus aisément. Vous semble-il que ce ne soit pas me parler fort clairement, et mesme que desja je ressens veritables les predictions qu'il m'a faites, car ayant veu ce Berger la premiere, il ne faut point que j'en mente, il me semble de recognoistre en moy quelque estincelle de bonne volonté envers luy. - Comment Madame (luy dit Leonide) voudriez vous bien aimer un Berger ? Ne vous ressouvenez vous pas qui vous estes ? - Si faits Leonide je m'en ressouviens (dit elle) mais il faut [24 verso] aussi que vous sçachiez que les Bergers sont

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hommes aussi bien que les Druides, et les chevaliers, et que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, estant tous venus d'ancienneté de mesme tige, que l'exercice à quoy on s'adonne ne peut pas nous rendre autre que nous sommes de nostre naissance, de sorte que si ce Berger est bien nay, pourquoy ne le croiray-je pas aussi digne de moy que tout autre ? - En fin Madame (dit-elle) c'est un Berger, comme que vous le vueillez desguiser. - En fin, dit Galathée) η c'est un honneste homme comme que vous le puissiez qualifier. - Mais Madame (respondit Leonide) vous estes si grande Nimphe, Dame apres Amasis de toutes ces belles contrées, aurez vous le courage si abattu que d'aimer un homme nay du milieu du peuple ? un rustique ? un Berger ? un homme de rien ? - Mamie (repliqua Galathée) laissons ces injures et vous ressouvenez qu'Enone se fit bien Bergere pour Paris, et que l'ayant perdu elle l'a regretté et pleuré à chaudes larmes. - Madame (dit Leonide) celuy-là estoit fils de Roy, et puis la faute d'autruy ne doit pas vous faire retomber en une semblable faute. - Si c'est faute (respondit-elle) je m'en remets aux Dieux, qui me la conseillent par l'Oracle de leur Druide ; mais que Celadon ne soit nay d'aussi bon sang que Paris, m'amie vous n'avez point d'esprit si vous le dites, car sont-ils pas venus tous deux d'une mesme origine η ? Et puis n'avez-vous pas ouy ce que Silvie a dit de luy et de [25 recto] son pere ? Il faut que vous sçachiez qu'ils ne

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sont pas Bergers, pour n'avoir dequoy vivre autrement, mais pour s'achetter par telle façon de vivre, un honneste repos. - Et quoy, Madame (adjousta Leonide) vous oublierez par ainsi l'affection, et les services du gentil Lindamor ? - Je ne voudrois pas, dit Galathée, qu'un oubly fust la recompense de ses services, mais je ne voudrois pas aussi, que l'amitié que je luy pourrois rendre fust l'entiere ruyne de tous mes contentements. - Ah ! Madame (dit Leonide) ressouvenez-vous combien il a esté fidelle ! - Ah ! m'amie (dit Galathée) considerez que c'est, que d'estre eternellement mal-heureuse. - Quant à moy, respondit Leonide, je plie les espaules à ces jugements d'Amour, et ne sçay que dire autre chose, sinon qu'une extréme affection, une entiere fidelité, la perte de tout un âge en un continuel service, ne se devoient point si longuement recevoir, ou receus payer d'autre monnoye que d'un change η. Pour Dieu Madame considerez combien sont trompeurs η ceux qui dient la fortune d'autruy, puis que le plus souvent ce ne sont que legeres imaginations que leurs songes leur rapportent. Combien menteurs, puis que de cent accidents qu'ils predisent, à peine y en a-il un qui advienne ? Combien ignorants, puis que se meslants de cognoistre le bon-heur d'autruy, ils ne sçavent cognoistre de leur propre, et ne vueillez pour les fantasticques discours de cet homme, rendre si miserable une personne, [25 verso] qui est tant à vous ; remettez-vous devant les yeux

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combien il vous aime, à quels hazards il s'est mis pour vous, quel combat fut celuy de Polemas, et quel desespoir vous luy donnastes lors, et à quels vous le destinez à ceste heure, et quelles morts vous le contraindrez de s'inventer, s'il en a la cognoissance. Galathée en branlant la teste, luy respondit : - Voyez-vous, Leonide, il ne s'agit pas icy de l'élection de Lindamor, ou de Polemas comme autrefois, mais de celle de tout mon bien, ou de tout mon mal. Les considerations que vous avez sont tres-bonnes pour vous, à qui mon mal-heur ne toucheroit que par la compassion, mais pour moy elles sont trop dangereuses, puis que ce n'est pas pour un jour, mais pour tousjours, que ce mal-heur me menace. Si j'estois en vostre place et vous en la mienne, peut-estre vous conseilleroy-je cela mesme que vous me conseillez, mais certes une eternelle infortune m'espouvente. Et quant aux mensonges de ces personnes que vous dites, je veux bien croire, pour l'amour de vous, que peut-estre il n'aviendra pas, mais peut-estre aussi aviendra-il. Et dites moy je vous supplie, croyriez vous une personne prudente, qui pour le contentement d'autruy, lairroit balancer sur un peut-estre, tout son bien, ou tout son mal ? Si vous m'aimez ne me tenez jamais ce discours, ou autrement je croiray, que vous cherissez plus le contentement de Lindamor que le [26 recto] mien. Et quant à luy, ne faites doute qu'il ne s'en console bien par autre moyen que

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par la mort, car la raison et le temps l'emportent toujours sur ceste fureur. Et de fait combien en avez-vous veu qui se soient voulu desesperer en semblables occasions, qui peu de temps apres ne se soient repentis de leurs desespoirs.
  Ces belles Nymphes discouroient ainsi, quand de loin elles virent retourner Silvie, de laquelle, pour estre trop jeune, Galathée s'alloit cachant, ainsi que j'ay dit. Cela fut cause qu'elle trencha son discours
assez court, toutefois elle ne laissa de dire à Leonide : - Si vous m'avez aimée quelquefois, vous me le ferez paroistre a ceste heure, que non seulement il y va de mon contentement, mais de toute ma felicité. Leonide ne luy peut respondre, parce que Silvie s'en trouva si proche qu'elle eust oüy leurs discours. Estant arrivée, Galathée sçeut que Celadon estoit esveillé, car de la porte elle l'avoit ouy plaindre et souspirer. Et il estoit vray, dautant que quelque temps apres qu'elles furent sorties de sa chambre il s'esveilla en sursault, et parce que le Soleil par les vitres donnoit à plein sur son lict, à l'ouverture de ses yeux, il demeura tellement esbloüy, que confus en une clarté si grande, il ne sçavoit où il estoit. Le travail du jour passé l'avoit estourdy, mais à l'heure il ne luy en restoit plus aucune douleur, si bien que se ressouvenant de sa cheute dans Lignon, et de l'opinion qu'il [26 verso] avoit euë peu auparavant qu'estre mort, se voyant maintenant dans ceste confuse lumiere, il ne sçavoit que juger, sinon qu'Amour

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l'eust ravy au Ciel, pour recompense de sa fidelité. Et ce qui l'abusa davantage en ceste opinion, fut que quand sa veuë commença de se fortifer, il ne vid autour de luy, que des enrichisseures d'or, et des peintures esclatantes, dont la chambre estoit toute paree, et que son œil foible encore, ne pouvoit recognoistre pour contrefaites.
  D'un costé il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front ridé, les yeux chassieux, le nez aquilin, et la bouche degoutante de sang, et pleine encore d'un morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel par l'ouverture qu'il luy avoit faite au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler les poulmons, et trembler le cœur, veuë à la verité pleine de cruauté ! car ce petit enfant avoit la teste renversée sur les espaules, les bras panchants pardevant, et les jambes eslargies d'un costé et d'autre, toutes rougissantes du sang qui sortoit de la blessure que ce vieillard luy avoit faite, de qui la barbe longue et chenuë en maints η lieux, se voyoit tachée des gouttes du sang qui tomboit du morceau qu'il taschoit d'avaller. Ses bras, et ses jambes nerveuses et crasseuses, estoient en divers endroicts couvertes de poil, aussi bien que ses cuisses maigres, et descharnées. Dessous ses [27 recto] pieds s'eslevoient des grands morceaux d'ossements, dont les uns blanchissoient de vieillesse, les autres ne commençoient que d'estre descharnez, et

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d'autres joincts avec un peu de peau et de chair demy gastée, monstroient n'estre que depuis peu mis en ce lieu. Autour de luy on ne voyoit que des Sceptres en pieces, des couronnes rompuës, des grands edifices ruinez, et cela de telle sorte, qu'à peine restoit-il quelque legere ressemblance de ce que ç'avoit esté. Un peu plus esloigné on voyoit les Coribantes avec leurs cymbales, et haut-bois, cacher le petit Jupiter dans une caverne, des dents devoreuses de ce pere. Puis assez pres de là on le voyoit grand, le visage enflambé, mais grave, et plein de Majesté, les yeux benins, mais redoutables, la Couronne sur la teste, en la main gauche, le Sceptre qu'il appuyoit sur la cuisse, où l'on voyoit encor la cicatrice de la playe qu'il s'estoit faite, quand pour l'imprudence de la Nimphe Semele, afin de sauver le petit Bacchus, il fut contraint de s'ouvrir cet endroit-là, et de l'y porter jusques à la fin du terme. De l'autre main il avoit le foudre, qui à trois poinctes ondoyantes estoit si bien representé, qu'il sembloit mesme voler des-ja par l'Air. Il avoit les pieds sur un grand Monde, et pres de luy on voyoit une grande Aygle, qui portoit à son bec crochu un foudre, et l'approchoit levant la teste, contre luy au plus pres de son genoüil. Sur le dos de cet oyseau, estoit le petit [27 verso] Ganimedes, vestu à la façon des habitans du Mont Ida, grasset, potelet, blanc, les cheveux dorez et frisez η, qui d'une main caressoit la teste de cet oyseau, et de l'autre

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taschoit de prendre le foudre de celle de Jupiter, qui du coude et non point autrement repoussoit son foible bras. Un peu à costé on voyoit la couppe, et l'esguiere dont ce petit eschançon versoit le nectar à son maistre, tant bien representées, que dautant que ce petit importun, s'efforçant d'atteindre à la main de Jupiter, l'avoit touchée d'un pied, il sembloit qu'elle chancellast pour tomber, et que le Petit eust expressément tourné la teste pour voir ce qui en aviendroit. De chasque costé des pieds de ce Dieu on voyoit un grand tonneau η, à costé droit c'estoit celuy du bien, et l'autre celuy du mal, et à l'entour les vœux, les prieres, les sacrifices estoient figurez par des fumées entre-meslées de feu, et dedans les vœux et les supplications paroissoient comme legeres Idées η, et à peine marquées, en sorte que l'œil les peust bien recognoistre. Pour raconter η toutes ces peintures particulierement il seroit trop long : tant y a que l'entour de la chambre en estoit tout plein. Mesmes Venus dans sa conque Marine entre autre chose regardoit encores la blesseure que le Grec η luy fit en la guerre Troyenne, et l'on voyoit tout contre le petit Cupidon qui la caressoit, avec la bruslure sur l'espaule, de la lampe de la curieuse Psiché. Et cela si bien representé, que le Berger ne le pouvoit discerner [28 recto] pour contrefait η. Et lors qu'il estoit plus avant en ceste pensée, les trois Nymphes entrerent

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dans sa chambre, la beauté et la majesté desquelles ravit encores davantage le Berger, et ce qui luy persuada beaucoup plus aysément ceste estrange opinion, et que ces trois Nymphes estoient les graces ses compagnes, ce fut qu'avec elles entra le petit Meril, de qui la hauteur, la jeunesse, la beauté, les cheveuz frisez et la jolie façon, luy firent juger que c'estoit Amour. Et quoy qu'il fust confus en luy mesme, si est-ce que ce courage qu'il eut tousjours fort grand luy donna l'asseurance, apres les avoir salüées, de demander en quel lieu il estoit. A quoi Galathée respondit : - Celadon, vous estes en lieu, où l'on fait dessein de vous guerir entierement, nous sommes celles qui vous trouvant dans l'eau vous avons porté icy, où vous avez toute la puissance qu'il vous plaist. Pensez seulement à vostre guerison, car nous la desirons autant que vous mesmes. Alors Silvie s'avança : - Et quoy Celadon (dit-elle) est-il possible que vous ne me connoissiez point ? Vous ressouvient-il pas de m'avoir veuë en vostre hameau ? - Je ne sçay (respondit Celadon) belle Nimphe, si l'estat où je suis pourra excuser la foiblesse de ma memoire. - Comment (dit la Nimphe) ne vous ressouvenez vous plus que la Nimphe Silvie, et deux de ses compagnes allerent voir vos sacrifices et vos jeux, le jour que vous chommiez à la Deesse Venus ? L'accident qui vous est arrivé vous a-il fait oublier, qu'apres [28 verso] que vous eustes gagné à la luitte tous vos compagnons, Silvie fut celle qui vous donna pour prix un chappeau de fleurs, qu'incontinent vous mistes sur la teste

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à la Bergere Astrée ? Je ne sçay pas si toutes ces choses sont effacées de vostre memoire, si sçai-je bien que quand vous portastes ma guirlande sur les beaux cheveux d'Astrée, chacun s'en estonna, à cause de l'inimitié qu'il y avoit entre vos deux familles, et particulierement entre Alcippe vostre pere, et Alcé pere d'Astrée, et lors mesmes j'en voulus sçavoir l'occasion, mais on me l'embroüilla de sorte, que je n'en peu sçavoir autre chose, sinon qu'Amarillis ayant esté aymée de ces deux Bergers, et comme entre les rivaux il y a tousjours peu d'amitié, ils vindrent plusieurs fois aux mains, jusques à ce qu'Amarillis eut espousé vostre pere, et qu'alors Alcé, et la sage Hypolite, que depuis il espousa, espouserent ensemble une si cruelle haine contre eux, qu'elle ne leur permit jamais d'avoir pratique ensemble. Or voyez Celadon, si je ne vous cognois pas bien, et si je ne vous donne pas de bonnes enseignes de ce que je dis. Le Berger oyant ces paroles, s'alla peu à peu remettant en memoire ce qu'elle disoit, et toutesfois il estoit si estonné, qu'il ne sçavoit luy respondre ; car ne cognoissant Silvie que pour Nymphe d'Amasis, et à cause de sa vie champestre, n'ayant point de cognoissance d'elle, il ne sçavoit que juger de se voir entr'elles. En fin il respondit : - Ce que vous me dictes, belle [29 recto] Nymphe, est fort vray, et me ressouviens que le jour de Venus, vindrent trois Nymphes, qui donnerent

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les trois prix, desquels j'eu celuy de la luitte, Lycidas mon frere celuy de la course, qu'il donna à Phillis, et Sylvandre celuy de chanter, qu'il presenta à la fille η de la sage Bellinde. Mais de me ressouvenir des noms qu'elles avoient, je ne le sçaurois, dautant que nous estions tant empeschez en nos jeux, que nous nous contentasmes de sçavoir que c'estoient des Nymphes. Et Sylvandre qui avoit esté plusieurs fois en divers lieux de ceste contrée, et mesme à la grande ville de Marcilly, me fit entendre, quand je luy demanday qui elles estoient, que c'estoient des Nymphes d'Amasis, Dame de tout ce pays, car quant à moy, ne sortant point le corps des pasturages, et des bois, aussi ne faisoit mon esprit peu curieux, si bien que je ne sçavois autre chose d'Amasis que ce que l'on m'en disoit. - Et depuis repliqua Galathée n'en avez vous rien sceu davantage ? - Ce qui m'en a donné plus de cognoissance, respondit le Berger, ç'a esté le discours que mon pere bien souvent m'a fait de ses fortunes, parmy lequel je luy ay plusieurs fois ouy faire mention d'Amasis, mais non point d'aucune particularité qui luy touche, quoy que je l'aye bien desiré. - Ce desir (reprit Galathée) est trop loüable pour ne luy satisfaire ; c'est pourquoy je vous veux dire particulierement, et qui est Amasis, et qui nous sommes.
  Sçachez donc gentil Berger, que de toute ancienneté [29 verso] ceste contrée que l'on nomme à ceste heure Foretz, fut couverte de grands abismes d'eau η, et qu'il n'y avoit que les hautes montagnes que vous voyez à l'entour, qui fussent descouvertes, et quelques pointes dans le milieu de la plaine, comme l'escueil du bois d'Isoure, et Mont-verdun ; de sorte que les habitans demeuroient tous sur le haut des montagnes.

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Et c'est pourquoy encores les anciennes familles de toute ceste contrée, ont les bastimens de leurs noms sur les lieux plus relevez, et dans les plus hautes montagnes, et pour preuve de ce que je dis, vous voyez encores aux couppeaux d'Isoure, de Mont-verdun, et autour du Chasteau de Marcilly, des gros aneaux de fer plantez dans le rocher où les vaisseaux s'attachoient, n'y ayant pas apparence qu'ils peussent servir à autre chose. Or en ce temps-là, ce pays fut donné en partage à la grande Desse Diane, où à cause des eaux, et des forests, elle monstra de se plaire plus que par tout ailleurs, car ses Driades, et Amadriades vivoient et chassoient dans ces grands bois et hautes montagnes, qui ceignent à l'entour toute ceste plaine, et ses Naïades vivoient dans ceste grande assemblée d'eau, dont je vous ay parlé. Mais il peut y avoir trois cents ans et davantage, qu'un estranger Romain, le conquereur en dix ans de toutes les Gaules, fit rompre quelques montagnes, par lesquelles ces eaux s'escoulerent, et peu apres se découvrit le sein de nos plaines, lesquelles luy semblant agreables et fertilles, il delibera [30 recto] de les faire habiter, et ainsi fit descendre tous ceux qui vivoient aux montagnes, et dans les forests, et par-ce que la plaine humide, et limonneuse, jetta grande quantité d'arbres, les peuples voisins nommerent ceste contrée Foretz, et les peuples Foresiens, au lieu qu'auparavant ils estoient appellez Segusiens, et voulut, que le premier bastiment qui y fut fait, portast le nom de Julius, comme luy, et depuis fit bastir la ville de Feurs, qui proprement n'estoit que le lieu où il tint son armée, le temps qu'il mist ordre aux affaires de ceste contrée, et de fait en leur langue elle s'appella Forum Segusianorum, qui est à dire, place ou marché des Segusiens. Et lors qu'il en partit, son lieutenant qui demeura pour commander en tous ces quartiers, fit bastir sur un coustau la ville capitale, laquelle il nomma de son nom, Marcilly.
  Mais pour retourner à nostre propos, lors que

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les eaux s'escoulerent, les Nayades de Diane furent contraintes de les suivre, et d'aller avec elles dans le sein de l'Ocean, si bien que la Déesse se trouva tout à coup amoindrie de la moitié de ses Nymphes, et cela fut cause que ne pouvant avec un chœur si petit, continuer ses ordinaires passe-temps, elle esleut quelques filles des principaux Druides et Chevaliers, qu'elle joignit avec les Nymphes qui luy estoient restées, ausquelles elle donna aussi le nom de Nymphe. Or les Druides comme vous sçavez, sont ceux qui administrent la justice souveraine, et qui font les sacrifices par toutes [30 verso] les Gaules, quoy qu'ils ayent leur siege principal à Dreux, ville ainsi nommée, du nom qu'ils portent ; d'autre costé les Chevaliers sont ceux qui commandent aux affaires de la guerre, si bien que ces deux ordres ont toute souveraine authorité sur les Gaulois, en paix, et en guerre. De là advint qu'apres que Diane eut choisi plusieurs de leurs filles, comme en fin l'abus pervertit tout ordre, elles qui avoient de jeunesse esté nourries en leurs maisons, les unes, entre les commoditez d'une amiable mere, les autres entre les alleichements des souspirs, et des services des Amants, ne pouvant continuer les peines de la chasse, ny bannir de leur memoire les honnestes affections de ceux qui autresfois les avoient

Signet[ 30 verso ] 1621 fonctionnelle

recherchées ; plusieurs se voulurent retirer en leurs maisons, et se marier : quelques autres η, à qui la Déesse en refusa le congé, manquerent à leurs promesses, et à leur honnesteté, dequoy elle fut tant irritée, qu'elle resolut d'esloigner ce pays, profané, ce luy sembloit, de ce vice qu'elle abhorroit si fort. Mais pour ne punir la vertu des unes, avec l'erreur des autres, avant que de partir, elle chassa ignominieusement, et bannit à jamais hors du pays, toutes celles qui avoient failly, et esleut une des autres, à laquelle elle donna la mesme authorité qu'elle avoit sur toute la contrée, et voulut qu'à jamais la race de celle-là y eust toute souveraine puissance : et dès lors leur permit se marier, avec deffenses toutesfois tres-expresses, que les hommes ne succedassent jamais à [31 recto] ceste puissance : depuis ce temps, il n'y a point eu d'abus entre nous, car nos loix ont tousjours esté inviolablement observées,

Signet[ 31 recto ] 1621 fonctionnelle

et semble que nous ayons esté particulierement maintenuës en nos franchises, par la puissance de nostre Deesse Diane, puis que de tant de peuples, qui comme torrents sont fondus dessus la Gaule, il n'en n'y a point eu qui nous ayt troublé en nostre repos. Mesme Alaric Roy des Visigotz, lors qu'il conquit avec l'Aquitaine, toutes les Provinces de deçà Loyre, ayant sçeu nos statuts, en reconfirma les privileges, et sans usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises. Vous trouverez peut-estre estrange, que je vous parle ainsi particulierement des choses qui sont outre la capacité de celles de mon aage ; mais il faut que vous sçachiez, que Pimander (qui estoit mon pere) a esté fort curieux de rechercher les antiquitez de ceste contrée, de sorte que les plus sçavants Druides, luy en discouroient d'ordinaire durant le repas, et moy qui estois presque tousjours à ses costez, en retenois ce qui me plaisoit le plus. Et ainsi je sceus que d'une ligne

Signet[ 31 verso ] 1621 fonctionnelle

continuée, Amasis ma mere estoit descenduë de celle que la Deesse Diane avoit esleuë. Et c'est pourquoy estant Dame de toutes ces contrées, et ayant encore un fils nommé Clitaman η, elle nourrit avec nous quantité de filles, et des jeunes fils des Druides, et des Chevaliers, qui pour estre en si bonne escole, apprennent toutes les vertus que leur âge peut permettre. Les [31 verso] filles vont vestuës comme vous nous voyez, qui est une sorte d'habits que les Nimphes de Diane avoient accoustumé de porter, et que nous avons tousjours maintenuë pour memoire d'elle. Voyla Celadon ce que vous vouliez sçavoir de nostre estat, et m'asseure avant que vous nous esloigniez (car je veux que vous nous voyez toutes ensemble) que vous direz nostre assemblee ne ceder à nul autre ny en vertu ny en beauté.
  Alors Celadon cognoissant qui estoient ces belles Nymphes, recogneut aussi quel respect il leur devoit, et quoy qu'il n'eust pas accoustumé de se trouver ailleurs qu'entre des bergers, ses semblables, si est-ce que la bonne naissance qu'il avoit, luy apprenoit assez la civilité qu'il devoit à telles personnes. Donc apres leur avoir rendu l'honneur, à quoy il luy sembloit leur estre obligé : - Mais (dit-il en continuant) encor ne puis-je assez m'estonner de me voir entre tant de grandes Nymphes, moy qui ne " suis qu'un simple Berger, et de recevoir d'elles
" tant de faveurs. - Celadon, respondit Galathée, en
" quel η lieu que la vertu se trouve, elle merite
" d'estre

Signet[ 32 recto ] 1621 fonctionnelle

" aymée, et honorée, aussi bien sous les
habits des Bergers, que sous la glorieuse pourpre des Roys. Et pour vostre particulier vous n'estes point envers nous en moindre consideration, que le plus grand des Druides, ou des Chevaliers de nostre court, car vous ne devez leur ceder en faveur, puis que vous ne le faictes pas en mérite. Et quant à ce que vous vous [32 recto] voyez entre nous, sçachez que ce n'est point sans un grand mystere de nos Dieux, qui nous l'ont ainsi ordonné, comme vous le pourrez sçavoir à loisir, soit qu'ils ne vueillent plus que tant de vertus demeurent sauvages entre les forests, et les lieux champestres, soit qu'ils facent dessein, en vous faisant plus grand que vous n'estes, de rendre par vous bien-heureuse une personne qui vous ayme. Vivez seulement en repos, et vous guerissez, car il n'y a rien que vous puissiez desirer en l'estat où vous estes, que la santé. - Madame, respondit le Berger, qui n'entendoit pas bien ces paroles, si je dois desirer la santé, le principal sujet est, pour vous pouvoir rendre quelque service, en eschange de tant de graces qu'il vous plaist de me faire ; il est vray que tel que je suis, il ne faut point parler que je sorte des bois, ny de nos pasturages, autrement le vœu solennel que nos peres ont fait aux Dieux, nous accuseroit envers eux, d'estre indignes enfans de tels peres. - Et quel est ce serment, respondit la Nymphe. - L'histoire, repliqua Celadon, en seroit trop longue, si mesme je voulois redire le sujet, que mon pere

Signet[ 32 verso ] 1621 fonctionnelle

Alcipe à eu de le continuer, tant y a Madame, qu'il y a plusieurs années, que d'un accord general, tous ceux qui estoient le long des rives de Loyre, de Lignon, de Furan, d'Argent, et de toutes ces autres rivieres, apres avoir longuement souffert les incommoditez que l'ambition d'un peuple nommé Romain, leur faisoit ressentir pour le desir de dominer, ils s'assemblerent [32 verso] dans ceste grande plaine, qui est autour de Mont-verdun, et là d'un mutuel consentement jurerent tous de fuir à jamais toute sorte d'ambition, puis qu'elle seule estoit cause de tant de peines, et de vivre eux, et les leurs avec le paisible habit de Bergers, et depuis a esté remarqué (tant nos Dieux ont eu agreable ce vœu) que nul de ceux qui l'ont fait, ou de leurs successeurs, n'a eu que travaux, et peines incroyables, s'il ne l'a observé ; et entre tous, mon pere en est le plus nouvel, et remarquable exemple ; de sorte que tous ayant cogneu que la volonté du ciel estoit de nous retenir en repos ce que nous avons à vivre, nous avons de nouveau ratifié ce vœu, avec tant de serments, que celuy seroit trop detestable qui le romproit. - Vrayement, respondit la Nymphe, je suis tres-aise d'oüir ce que vous me dictes, car il y a fort longtemps que j'en ay ouy parler, et n'ay encore peu sçavoir pourquoy tant de bonnes et anciennes familles, commes j'oyois dire qu'il y en avoit entre vous, s'amusoient hors des villes, à passer leur âge entre les bois, et les lieux solitaires. Mais Celadon, si l'estat où vous estes, le vous veut permettre, dictes

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moy je vous prie, quelle a esté la fortune de vostre pere Alcippe, pour luy faire reprendre l'estat qu'il avoit si long temps laissé, car je m'asseure que le discours merite d'estre sçeu. Alors le Berger, quoy qu'il se sentist encore mal de l'eau qu'il avoit avalee, si est ce qu'il se contraignit pour luy obeïr, et commença de cette sorte.


[33 recto]

Histoire d'Alcippe

  Vous me commandez, Madame, de vous dire la fortune la plus traversée, et la plus diverse d'homme du monde, et en laquelle on
" peut bien apprendre, que qui veut donner de
" la peine à autruy, s'en prepare à soy-mesme
la plus grande partie. Toutesfois, puis-que vous le voulez ainsi, pour ne vous desobeïr, je vous en diray briefvement ce que j'en ay appris par les ordinaires discours de celuy mesme à qui toutes ces choses sont advenuës ; car pour nous faire entendre, combien nous sommes heureux de vivre en repos d'esprit, mon pere nous est allé racontant bien souvent ses fortunes estranges. Sçachez donc, Madame, qu'Alcippe ayant esté nourry par son pere avec la simplicité de Berger, eut tousjours un esprit si esloigné de sa nourriture, que tout autre chose luy plaisoit davantage que ce qui estoit des villageois. Si bien que jeune enfant, pour presage de ce qu'il reüssiroit, et à quoy estant en âge il s'adonneroit, il n'avoit plaisir si grand que de faire des

Signet[ 33 verso ] 1621 fonctionnelle

assemblées d'autres enfans ainsy que luy, ausquels il apprenoit de se mettre en ordre, et les armoyt, les uns de frondes, les autres d'arc, et de fléches, desquelles il leur montroit à tirer justement, sans que les menaces des vieux, et sages Bergers l'en peussent destourner. Les anciens de nos hameaux [33 verso] qui voyoient ses actions, predisoient de grands troubles par ces contrées, et sur tout qu'Alcippe seroit un esprit turbulant qui jamais ne s'arresteroit dans les termes Berger. Lors qu'il commençoit d'attaindre la quinze ou seiziesme année de son âge, de fortune il devint amoureux de la Bergere Amarillis, qui pour lors estoit recherchée secrettement d'un autre Berger son voisin nommé Alcé. Et parce qu'Alcippe avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu'il luy sembloit n'y avoir Bergere qui ne receust aussi librement son affection, comme il la luy offriroit, il se resolut de n'user pas de beaucoup d'artifice pour la luy declarer, de sorte que la rencontrant à un des sacrifices de Pan, ainsi qu'elle retournoit en son hameau, il luy dit : - Je n'eusse jamais creu avoir si peu de force, que de ne pouvoir resister aux coups d'un ennemy, qui me blesse sans y penser. Elle luy respondit : - Celuy qui blesse par mesgarde ne doit pas avoir le nom d'ennemy. - Non pas (respondit-il) en ceux qui ne s'arrestent pas aux effaits, mais aux paroles seulement η ; et quant à moy, je trouve que celuy qui offense comme que ce soit, est ennemy, et c'est pourquoy je vous puis bien donner ce nom. - A moy (repliqua-elle ?) Je n'en voudrois pas avoir, ny

Signet[ 34 recto ] 1621 fonctionnelle

l'effait, ny la pensée, car je faits trop d'estat de vostre merite. - Voila (adjousta le Berger) un des coups dont vous m'offensez le plus, en me disant une chose pour autre. [34 recto] Que si veritablement vous recognoissiez en moy ce que vous dictes, autant que je m'estime outragé de vous, autant m'en dirois je favorisé. Mais je voy bien qu'il vous suffit de porter l'amour aux yeux, et en la bouche, sans luy donner place dans le cœur. La Bergere alors se trouvant surprise, comme n'ayant point entendu parler d'amour, lui respondit : - Je fais estat Alcippe de vostre vertu, ainsi que je dois, et non point outre mon devoir, et quant à ce que vous parlez d'Amour, croyez que je n'en veux avoir, ny dans les yeux ny dans le cœur pour personne, et moins pour ces esprits abaissez η, qui vivent comme sauvages dans les bois. - Je cognois bien (repliqua le Berger) que ce n'est point élection d'Amour, mais ma destinée qui me fait estre vostre, puis que, si l'Amour doit naistre de ressemblance d'humeur, il seroit bien mal-aisé qu'Alcippe n'en eust pour vous, qui dés le berceau a eu en haine ceste vie champestre, que vous mesprisez si fort ; et vous proteste, que s'il ne faut que changer de condition pour avoir part en vos bonnes graces, que dés icy je quitte la houlette et les trouppeaux, et veux vivre entre les hommes, et non point entre les sauvages. - Vous pouvez bien (respondit Amarillis) changer de condition, mais non pas me la faire changer, qui suis resoluë de n'estre jamais moins à moy, que je suis, pour donner place à quelque

Signet[ 34 verso ] 1621 fonctionnelle

plus forte affection. Si vous voulez donc [34 verso] que nous continuons de vivre, comme nous avons fait par le passé, changez ces discours d'affection et d'Amour, en ceux que vous souliez me tenir autresfois, ou bien ne trouvez point estrange que je me bannisse de vous, estant impossible qu'Amour et l'honnesteté d'Amarillis puissent se souffrir ensemble. Alcippe qui n'avoit point attendu une telle response, se voyant si esloigné de son attente, fut tellement confus en soy-mesme, qu'il demeura quelque temps sans luy pouvoir respondre ; en fin estant revenu, il tascha de se persuader, que la honte η de son âge, et de son sexe, et non pas faute de bonne volonté envers luy, luy avoit fait tenir tels propos. C'est pourquoy il luy respondit : - Quelle que vous me puissiez estre, je ne seray jamais autre que vostre serviteur, et si le commandement que vous me faictes n'estoit incompatible avec mon affection, vous devez croire qu'il n'y a rien au monde qui m'y pust faire contrevenir ; vous m'en excuserez donc, et me permettrez que je continuë ce dessein, qui n'est qu'un tesmoignage de vostre merite, et auquel, vueillez vous, ou non, je suis entierement resolu. La Bergere tournant doucement l'œil contre luy : - Je ne sçay Alcippe (luy dit-elle) si c'est par gajeure, ou par opiniastreté que vous me parlez de ceste sorte. - C'est respondit-il, pour tous les deux, car j'ay fait gajeure avec mes desirs de vous vaincre, ou de mourir, et ceste resolution s'est changée [35 recto] en opiniastreté, ny η ayant rien qui me puisse

Signet[ 35 recto ] 1621 fonctionnelle

divertir du serment que j'en ay fait. - Je serois bien aise (repliqua Amarillis) que vous eussiez pris quelqu'autre pour butte de telles importunitez. - Vous nommerez (luy dit le Berger) mes affections comme il vous plaira, cela ne peut toutesfois me faire changer de dessein. - Ne trouvez donc point mauvais (repliqua Amarillis) si je suis aussi ferme en mon opiniastreté, que vous en vostre importunité. Le Berger voulut repliquer, mais il fut interrompu par plusieurs Bergeres qui survindrent, de sorte qu'Amarillis, pour conclusion, luy dit assez bas : - Vous me ferez desplaisir Alcippe, si vostre deliberation est recogneuë, car je me contente de sçavoir vos folies, et aurois trop de desplaisir que quelqu'autre les entendist. Ainsi finirent les premiers discours η de mon pere et d'Amarillis, qui ne firent que luy augmenter le desir qu'il avoit de la servir.
" Car rien ne donne tant d'Amour que
l'honnesteté. Et de fortune le long du chemin, ceste trouppe rencontra Celion et Bellinde, qui s'estoient arrestez à contempler deux tourterelles qui sembloient se caresser, et se faire l'Amour l'une à l'autre sans se soucier de voir à l'entour d'elles tant de personnes. Alors Alcippe se ressouvenant du commandement qu'Amarillis venoit de luy faire, ne peut s'empescher de souspirer tels vers, et par-ce qu'il avoit la voix assez bonne, châcun se teut pour l'escouter.

Signet[ 35 verso ] 1621 fonctionnelle  [35 verso]


Sonnet
d'Alcippe sur les contraintes
de l'honneur.

O Couples bienheureux, aymables tourterelles,
Sans nombre redoublez vos baisers amoureux,
Et allez à l'envy renouvellant par eux,
Tantost vos douces paix, puis vos douces querelles !
Quand je vous vois languir d'un tremoussement d'ayles
Et à demy lassez η vous caresser tous deux,
O gentils oyselets, que je vous dis heureux,
De jouïr librement de vos amours fidelles !
Que vous estes heureux de montrer franchement,
Ce, qu'helas ! il nous faut cacher si finement
Sous les injustes loix que cet honneur nous donne !
De nostre propre bien nous rendant ennemis :
Car le cruel qu'il est, sans raison il ordonne,
Qu'en Amour seulement η le larcin soit permis
.

   Depuis ce temps Alcippe se laissa tellement transporter à son affection qu'il n'y avoit plus de borne qu'il n'outre-passast, et elle au contraire se monstroit tousjours plus froide, et plus gelée envers luy ; et sur ce sujet, un jour qu'il fut prié de chanter, il dit tels vers η.

Signet[ 36 recto ] 1621 fonctionnelle  [36 recto]


Madrigal
Sur la froideur d'Amarillis.

Elle a le cœur de glace, et les yeux tous de flame,
Et moy pour mon mal-heur
Je gele η par dehors, et j'ay le feu dans l'ame.
Mais c'est par-ce qu'Amour, qui se paist de douleur,
Loge dedans mon cœur, et aux yeux de Madame.
Dieux ! changera-t'il point quelquefois ce moqueur ?
Et que je l'aye aux yeux, et elle dans le cœur ?

   En ce temps-là, comme je vous ay dit, Alcé recherchoit Amarillis, et par-ce que c'estoit un tres-honneste Berger, et qui estoit tenu pour fort sage, le pere d'Amarillis inclinoit plus à la luy bailler, que non point à Alcippe, à cause de son courage turbulant. Et au contraire la Bergere aimoit davantage mon pere, par-ce que son humeur estoit plus approchante de la sienne, ce que recognoissant bien le sage pere, et ne voulant user de violance ni d'authorité absoluë envers elle, il eut opinion que l'esloignement la pourroit divertir de ceste volonté, et ainsi resolut de l'envoyer pour quelque temps vers Artemis, seur d'Alcé, qui se tenoit sur les rives de la riviere d'Allier. Lorsqu'Amarillis sceut la deliberation de son pere (comme tousjours on s'efforce contre les choses defenduës) elle prit resolution de ne partir point sans assurer Alcippe de sa bonne volonté ; en ce dessein, elle luy escrivit tels mots. 

Signet[ 36 verso ] 1621 fonctionnelle  [36 verso]


Lettre d'Amarillis
a Alcippe.

  Vostre opiniastreté a surpassé la mienne, mais la mienne aussi surmontera celle qui me contraint de vous advertir, que demain je parts, et qu'aujourd'huy si vous me trouvez sur le chemin, où nous nous rencontrasmes avant-hier, et que vostre Amour se puisse contenter de parole, elle aura occasion de l'estre, et à Dieu.

  Il seroit trop long, Madame, de vous dire tout ce qui se passa particulierement entr'eux, outre que l'estat où je me trouve, m'empesche de le pouvoir faire. Ce me sera donc assez en abregeant, de vous dire qu'ils se rencontrerent au mesme endroit, et que ce fut là le premier lieu où mon pere eut asseurance d'estre aymé d'Amarillis, et qu'elle luy conseilla de laisser la vie champestre où il avoit esté nourry, par-ce qu'elle la mesprisoit comme indigne d'un noble courage, luy promettant qu'il n'y avoit rien d'assez fort pour la divertir de sa resolution. Apres qu'ils furent separez, Alcippe grava tels vers sur un arbre, le long du bois.

Signet[ 37 recto ] 1621 fonctionnelle  [37 recto]


 

Sonnet.

D'Alcippe sur la constance de
son amitié.

Amarillis toute pleine de grace,
Alloit ces bors de ces fleurs despoüillant,
Mais sous la main qui les alloit cueillant,
D'autres soudain renaissoient en leur place.
  Ces beaux cheveux, où l'Amour s'entrelasse,
Amour alloit d'un doux air éveillant,
Et s'il en voit quelqu'un s'eparpillant,
Tout curieux soudain il le ramasse.
  Telle Lignon pour la voir s'arresta,
Et pour miroir ses eaux luy presenta,
Et puis luy dit : Une si belle image
  A ton despart mon onde esloignera ;
Mais de mon cœur jamais ne partira
Le traict fatal, Nymphe η, de ton visage.

  Lors qu'elle fut partie, et qu'il commença à bon escient à ressentir les desplaisirs de son absence, allant bien souvent sur le mesme lieu où il avoit pris congé de sa Bergere, il y souspira plusieurs fois tels vers.


Signet[ 37 verso ] 1621 fonctionnelle  [37 verso]


Sonnet
D'Alcippe sur l'Absence.

Belle onde de Lignon, qui de source éternelle,
Du gratieux FOREST va le sein arrousant,
Et qui flot dessus flot ne te va reposant,
Que tu ne sois rentré dans l'onde paternelle ;
Ne vois-tu point Allier qui te ravit ta belle,
Use comme outrageux du droit du plus puissant,
Et qu'ainsi ton Soleil loin de toy ravissant,
Il semble que par force au combat il t'appelle.
Contre ce ravisseur sousleve à ton secours,
Les yeux qui sur tes bords vont pleurant leurs amours,
Fleschir à l'outrageux est faute de courage.
Ose le seulement, que mille de nos cœurs
Te dorront pour secours milles fleuves de pleurs,
Qui ne se tariront qu'en vengeant ton outrage η.

  Mais ne pouvant patienter de vivre sans la veoir au mesme lieu, où il avoit tant accoustumé le bien de sa veuë, il se resolut, comme que ce fust, de partir de là. Et lors qu'il en cherchoit l'occasion, il s'en presenta une toute telle qu'il l'eust sçeu desirer, car peu auparavant la mere d'Amasis estoit morte, et on se preparoit dans la grande ville

Signet[ 38 recto ] 1621 fonctionnelle

de Marcilly de la recevoir, comme nouvelle Dame, avec beaucoup de triomphe. Et parce que les preparatifs que l'on y faisoit y attiroient par la [38 recto] curiosité presque tout le pays, mon pere fit en sorte qu'il en obtint le congé. Et c'est de là que nasquit la source de tous ses travaux. Il estoit de l'âge de dixsept à dixhuict ans, beau entre tous ceux de ceste contrée, les cheveux blonds, annelés et crespez de la Nature, qu'il portoit assez longs, car Clodion n'avoit encor fait la defense des chevelures, outre que nous n'estions point de ses sujects ; il avoit tous les traicts du visage si beaux et agreables, que l'Amour en voulut faire peut-estre quelque secrette vengeance. Et voicy comment : Il fut veu de quelque Dame, et si secrettement aimé d'elle, que jamais nous n'en avons peu sçavoir le nom. Au commencement qu'il arriva à Marcilly, il estoit vestu en Berger, mais assez proprement, car son pere le cherissoit fort, et afin qu'il ne fist quelque folie, comme il avoit accoustumé en son hameau, il luy mit deux ou trois Bergers aupres, qui en avoient le soing, principalement un nommé Cleante, homme à qui l'humeur de mon pere plaisoit, de sorte qu'il l'aimoit comme s'il eust esté son fils. Ce Cleante en avoit un nommé Clindor, de l'âge de mon pere, qui sembloit avoir eu de la nature la mesme inclination en l'amitié d' Alcippe. Alcippe, qui d'autre costé recognoissoit ceste affection, l'aima plus que tout autre, ce qui estoit si agreable à Cleante, qu'il n'avoit rien qu'il pust refuser à mon pere. Cela fut cause qu'apres avoir veu quelques jours, comme le jeunes

Signet[ 38 verso ] 1621 fonctionnelle  [38 verso]

Chevaliers qui estoient à ces festes, alloient vestus, comme ils s'armoyent et combattoient à la barriere, et ayant declaré son dessein à son amy Clindor, tous deux ensemble requirent Cleante de leur vouloir donner les moyens de se faire paroistre entre ces Chevaliers. - Et comment (leur dit Cleante) avez vous bien le courage de vous esgaler à eux ? - Et pourquoy-non (dit Alcippe) n'ay-je pas autant de bras, et de jambes qu'eux ? - Mais, dit Cleante, vous n'avez pas appris les civilitez des villes. - Nous ne les avons pas apprises, dit-il, mais elles ne sont point si difficiles, qu'elles nous doivent oster l'esperance de les apprendre bien tost ; et puis il me semble qu'il n'y a pas tant de difference de celles-cy aux nostres, que nous ne les changions bien aisément. - Vous n'avez pas, dit-il, l'adresse aux armes. - Nous avons, repliqua-il, assez de courage pour suppléer à ce deffaut. - Et quoy, adjousta Cleante, voudriez-vous laisser la vie champestre ? - Et qu'ont affaire (respondit Alcippe) les bois avec les hommes ? Et que peuvent apprendre les hommes en la pratique des bestes ? - Mais, respondit Cleante, ce vous sera bien du desplaisir de vous voir desdaigner par ces glorieux courtisants, qui a tous coups vous reprocheront que vous estes des Bergers. - Si c'est honte, dit Alcippe, d'estre Berger, il ne le faut plus estre ; si ce n'est pas honte, le reproche n'en peut estre mauvais. Que s'ils me méprisent pour ce nom, je tascheray par mes actions de me faire estimer. En fin

Signet[ 39 recto ] 1621 fonctionnelle  [39 recto]

Cleante les voyant et l'un et l'autre si resolus à faire autre vie que celle de leurs peres : - Or bien, dit-il, mes enfants, puis que vous avez pris ceste resolution, je vous diray, que quoy que vous soyez tenus pour Bergers, vostre naissance toutesfois vient des plus anciennes tiges de ceste contree, et d'où il est sorty autant de braves Chevaliers, que de quelqu'autre qui soit en Gaule, mais une consideration contraire à celle que vous avez leur fit eslire ceste vie retirée ; par ainsi ne craignez point que vous ne soyez bien reçeus entre ces Chevaliers, desquels les principaux sont mesmes de vostre sang. Ces paroles ne servirent que de rendre leur desir plus ardant, car ceste cognoissance leur donna plus d'envie de mettre en effet leur resolution, sans considerer ce qui leur pourroit advenir, soit par les incommoditez que telle vie rapporte, soit par le desplaisir, que le pere d'Alcippe et ses parents en recevroient. Dés l'heure Cleante fit la despence de tout ce qui leur estoit necessaire. Ils estoient tous deux si bien nays, qu'ils s'acquirent bien tost la cognoissance et l'amitié de tous les principaux. Et Alcippe en mesme temps s'adonna de telle sorte aux armes qu'il reüssit un des bons Chevaliers de son temps.
  Durant ces festes qui continuerent deux mois, mon pere fut veu, comme je vous ay dit par une Dame, de laquelle je n'ay jamais peu sçavoir le nom, et parce qu'il ne luy defailloit aucune de ces choses qui peuvent faire aymer,

Signet[ 39 verso ] 1621 fonctionnelle  [39 verso]

elle en fut de sorte esprise, qu'elle inventa une ruze η assez bonne, pour venir à bout de son intention. Un jour que mon pere assistoit dans un temple aux sacrifices, qui se faisoient pour Amasis, une assez vieille femme se vint mettre pres de luy, et feignant de faire ses oraisons, elle luy dit deux ou trois fois : - Alcippe, Alcippe, sans le regarder. Luy qui s'oüyt nommer, luy voulut demander qu'elle luy vouloit. Mais luy voyant les yeux tournez ailleurs, il creut qu'elle parloit à un autre, elle qui s'apperceut qu'il l'escoutoit, continua : - Alcippe, c'est à vous à qui je parle, encor que je ne vous regarde point, si vous desirez d'avoir la plus belle fortune que jamais Chevalier ait euë en ceste Court, trouvez-vous entre jour et nuict au carrefour qui conduit à la place de Pallas, et là vous sçaurez de moy le reste. Alcippe voyant qu'elle luy parloit de ceste sorte, sans la regarder aussi, luy respondit qu'il s'y trouveroit. A quoy il ne faillit point, car le soir aprochant, il s'en alla au lieu assigné, où il ne tarda guiere sans que ceste femme âgée ne vint à luy, presque couverte d'un taffetas qu'elle avoit sur la teste, et l'ayant tiré à part, luy dit : - Jeune homme, tu és le plus heureux qui vive, estant aimé de la plus belle, et plus aimable Dame de ceste Court, et de laquelle (si tu veux me promettre ce que je demanderay) dés à ceste heure je m'oblige à te faire avoir toute sorte de contentement. Le jeune Alcippe oyant

Signet[ 40 recto ] 1621 fonctionnelle

ceste proposition, demanda qui [40 recto] estoit la Dame. - Voila, dit-elle, la premiere chose que je veux que tu me promettes, qui est de ne te point enquerir de de son nom, et de tenir ceste fortune secrette ; l'autre, que tu permettes que je te bouche les yeux, et je te conduiray où elle est. Alcippe luy dit : - Pour ne m'enquerir de son nom, et tenir cet affaire secrette, cela feray-je fort volontiers, mais de me boucher les yeux jamais je ne le permettray. - Et qu'est-ce que tu peux craindre ? (dit-elle) - Je ne crains rien (respondit Alcippe) mais je veux avoir les yeux en liberté. - O jeune homme, dit la vieille, que tu és encore apprentif, pourquoy veux-tu faire desplaisir à une personne qui t'aime tant ? Et n'est-ce pas luy desplaire que de vouloir sçavoir d'elle plus qu'elle ne veut ? Croy moy, ne fais point de difficulté, ne doute de rien ; quel danger y peut il avoir pour toy ? Où est ce courage que ta presence promet à l'abord ? Est-il possible qu'un peril imaginé te fasse laisser un bien asseuré, et voyant que je ne m'esmouvois point : - Que maudite soit la mere, dit-elle, qui te fist si beau, et si peu hardy ; sans doute et ton visage, et ton courage, sont plus de femme que de ce que tu és. Le jeune Alcippe ne pouvoit oüyr sans rire la colere de ceste vieille. En fin apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme quel ennemy il pouvoit avoir, et trouvant qu'il n'en avoit point, il se resolut d'y aller, pourveu qu'elle luy permit de porter son espée, et ainsi se laissa boucher les yeux, et la

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prenant par la robbe, la suivit où elle le voulut conduire. Je serois trop long, si je voulois vous raconter, Madame, toutes les particularitez de ceste nuit, tant y a qu'apres plusieurs destours, et ayant peut estre plusieurs fois passé sur un mesme chemin, il se trouva en une chambre, où les yeux bandez il fut desabillé par ceste mesme femme, et mis dans un lict, peu apres arriva la Dame, qui l'avoit envoyé chercher, et se mettant aupres de luy, lui desboucha les yeux, parce qu'il n'y avoit point de lumiere dans la chambre, mais quelle η peine qu'il y prit, il ne sceut jamais tirer une seule parole d'elle. De sorte qu'il se leva le matin sans sçavoir qui elle estoit, seulement la jugea-il belle et jeune. Et une heure avant jour, celle qui l'avoit amené, le vint reprendre, et le reconduit avec les mesmes ceremonies qu'elle l'y avoit amené, et depuis ce jour ils resolurent ensemble que toutes les fois qu'il y devroit retourner, il trouveroit une pierre à un certain carrefour dés le matin.
  Cependant que ces choses se passoient ainsi, le pere d'Alcippe vint à mourir, de sorte qu'il demeura plus maistre de soy-mesme qu'il ne souloit estre, et n'eust esté le commandement d'Amarillis et son intention particuliere qui l'y retenoit η, l'Amour qu'il portoit à sa Bergere l'eust peut-estre rappellé dans les bois, car les faveurs de ceste Dame incogneuë ne pouvoient en rien luy en oster le souvenir. Que si les grands dons qu'il recevoit d'elle

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ordinairement, ne l'eussent retenu en ceste pratique, passé les deux ou trois premiers voyages il s'en fust retiré, Mais les commoditez qu'il en retiroit estoient telles, qu'il s'y contraignoit, mesmes avoit acquis durant ce temps-là beaucoup de faveur η aupres de Pimandre, et d'Amasis. Mais par ce qu'un jeune
" cœur peut mal-aisément tenir long temps
" quelque chose de caché, il advint que Clindor
son cher amy, le voyant despendre plus que de coustume, luy demanda d'où luy en venoient les moyens. A quoi du premier coup respondant fort diversement, en fin il luy descouvrit toute ceste fortune, et puis luy dit, que quel η artifice qu'il y eust sçeu mettre, il n'avoit jamais peu sçavoir qui elle estoit. Clindor trop curieux, luy conseilla de coupper demy pied de la frange du lict, et puis le lendemain suivre η les meilleures maisons d'où il avoit doute, et que l'on en pourroit avoir cognoissance ou à la couleur, ou à la piece, ce qu'il fit, et par cet artifice, mon pere recogneut qui estoit celle qui le favorisoit, toutefois il en a tellement tenu le nom secret, que ny Clindor, ny nul de ses enfans n'en a jamais rien peu sçavoir. Mais la premiere fois que par apres il y retourna, lors qu'il estoit prest à se lever le matin, il la conjura de ne se vouloir plus cacher à luy, qu'aussi bien c'estoit peine perduë, puis qu'il sçavoit asseurément qu'elle estoit une telle. Elle s'oyant nommer faillit de parler, toutefois elle se teut pour lors, et attendit que la [41 verso] vieille fust venuë, à laquelle quand Alcippe fut sorty du lict, elle fit tant de menaces, croyant que ce fust elle qui

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l'eust descouverte, que cette pauvre femme s'en vint toute tremblante jurer à mon pere qu'il se trompoit. Luy alors en se souriant, luy raconta la finesse dont il avoit usé, et que ç'avoit esté de l'invention de Clindor ; elle bien aise de ce qu'il luy avoit descouvert, apres mille sermens du contraire η, rentra le dire à ceste Dame, qui mesme s'estoit levée pour oüyr leur discours. Et quand elle sceut que Clindor en avoit esté l'inventeur, elle tourna toute sa colere contre luy, pardonnant aisément à Alcippe qu'elle ne pouvoit haïr, toutefois depuis ce jour elle ne l'envoya plus querir. Et parce qu'un esprit offensé n'a rien de si doux qu'à penser à la vengeance, ceste femme tourna de tant de costez qu'elle fit une querelle à Clindor, pour laquelle il fut contraint de se battre contre un cousin de Pimander, qu'il tua, et quoy qu'il fust poursuivy par Pymander, si se sauva-il en Auvergne avec l'aide d'Alcippe. Mais Amasis fit en sorte, qu'Alaric Roy des Visigotz siegeant pour lors à Tholouse, le fit mettre prisonnier à Ussom, avec commandement à ses officiers, de le remettre entre les mains de Pimander, qui cependant fit faire son procés, et n'attendoit pour l'execution de la sentence que d'avoir la commodité de l'envoyer querir. Alcippe ne laissa rien d'intenté pour obtenir son pardon : Mais ce fut en vain, car il avoit trop forte partie. C'est pourquoy [42 recto] voyant la perte assurée de son amy, il delibera à quel η hazard que ce fust de le sauver. Il estoit pour lors à Ussom, comme je vous ay dit, place si

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forte qu'il eust semblé à tout autre une folie de vouloir entreprendre de l'en sortir. Son amitié toutefois, qui ne trouvoit rien de plus mal-aisé que de vivre sans Clindor, le fit resoudre de devancer ceux qui alloient de la part de Pimander. Ainsi feignant de se retirer chez soy mal contant, il part luy douziesme, et un jour de marché se présentent à la porte du Chasteau vestus en villageois, et portant sous leurs jupes des courtes espées, et aux bras des paniers comme personnes qui alloient vendre. Je luy ay oüy dire qu'il y avoit trois forteresses l'une dans l'autre. Ces resolus païsans vindrent jusques à la derniere, où peu de Visigotz estoient restez, car la plus-part estoient descendus en la basse ville pour voir le marché, et pour se pourvoir de ce qui estoit necessaire pour leur garnison. Estant là ils offroient à si bon prix leurs denrées, que presque tous ceux qui estoient dedans sortirent pour en achepter. Lors mon pere voyant l'occasion bonne, saisissant au collet celuy qui gardoit la porte, luy mit l'espée dans le corps, et chacun de ses compagnons comme luy se deffit en mesme instant du sien, et entrant dedans mirent le reste au fil de l'espée et soudain serrant la porte coururent aux prisons, où ils trouverent Clindor dans un cachot, et tant d'autres, qu'ils se jugerent estant armez, suffisans de deffaire le reste de la garnison. Pour abreger, je [42 verso] vous diray, Madame, qu'encore que pour l'alarme, les portes de la ville fussent fermées, si les forcerent-ils sans perdre un seul homme,

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quoy que le gouverneur, qui en fin y fut tué, y fist toute la resistance qu'il peut. Ainsi voila Clindor sauvé et Alaric adverty que c'estoit mon pere qui avoit fait ceste entreprise, dequoy il se sentit tant offensé, qu'il en demanda justice à Amasis, et elle qui ne vouloit perdre son amitié, s'affectionna beaucoup pour le contenter, et envoya incontinent pour se saisir de mon pere. Mais ses amis l'en avertirent si à propos, qu'ayant donné ordre à ses affaires, il sortit hors de ceste contrée, et piqué contre Alaric plus qu'il n'est pas croyable, s'alla mettre avec une nation η, qui alors ne faisoit que d'entrer en nos Gaules, et qui pour estre belliqueuse, s'estoit saisie des deux bords du Rosne et de la Sone, et des Alobroges au service de leur Roy nommé Gondioch. Et parce que desireux d'agrandir leurs terres, ils faisoient continuellement la guerre aux Visigostz, Ostrogosts et Romains, il y fut tresbien receu avec tous ceux qu'il y voulut conduire, et estant cogneu pour homme de valeur, fut incontinant honoré de diverses charges ; mais quelques années estant escoulées, Gondioch venant à mourir, Gondebault son fils luy succeda à la Couronne de Bourgongne, et desirant d'assurer ses affaires dés le commencement, fit la paix avec ses voisins, mariant son fils Sigismond avec une des filles de Theodoric roy des Ostrogostz, et pour [43 recto] complaire à Alaric, qui estoit infiniment offensé contre Alcippe, il luy promit de ne le tenir plus aupres de luy. De sorte qu'avec son congé, il se retira avec un autre peuple, qui du costé de Renes

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s'estoit saisi d'une partie de la Gaule, en despit des Gaulois et des Romains. Mais, Madame, ce discours vous seroit ennuyeux si particulierement je vous racontois tous ses voyages ; car de ceux cy il fut contraint de s'en aller à Londres vers le grand Roy Artus, qui en ce mesme temps, comme depuis je lui ay oüy raconter plusieurs fois, institua l'Ordre des Chevaliers de la table ronde. De là il fut contraint de se retirer au Royaume qui porte le nom du port des Gaulois. Et en fin estant recerché par Alaric, il se resolut de passer la mer et aller à Bisance, où l'Empereur luy donna la
" charge de ses galeres : Mais dautant que le desir
" de revenir en la Patrie, est le plus fort de
tous les autres ; mon pere, quoy que tres-grand avec ces grands Empereurs, n'avoit toutefois rien plus à cœur, que de revoir fumer ses foüiers, où si souvent il avoit esté emmailliotté, et semble que la fortune luy en presenta le moyen, lors que moins il l'attendoit. Mais j'ay
" oüy dire quelquefois à nos Druides que la
" fortune se plait de tourner le plus souvent sa
" rouë, du costé où l'on attend moins son tour.
Alaric vint à mourir, et Thierry son fils luy succeda, qui pour avoir plusieurs freres eut bien assez affaire à maintenir ses estats, sans penser aux inimitiez de son pere : Et ainsi se voulant [43 verso]
"rendre aymable à chacun (Car la bonté et la
" liberalité sont les deux aymants, qui attirent le
plus l'amitié de chacun) Dés le commencement de son regne, il fit un pardon general de toutes les offenses faites en son Royaume.

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Voila un grand commencement pour moyenner le retour d'Alcippe. Si ne pouvoit-il encore revenir, dautant que Pimander n'avoit point oublié l'injure receuë, toutefois ainsi que les Visigotz furent cause de son bannissement, de mesme la fortune s'en voulut servir pour instrument de son rappel. Quelque temps auparavant, comme je vous ay dit, Artus Roy de la grand'Bretagne avoit institué les Chevaliers de la table ronde, qui estoient un certain nombre de jeunes hommes vertueux, obligez d'aller chercher les adventures, punir les meschans, faire justice aux oppressez, et maintenir l'honneur des Dames. Or les Visigostz d'Espagne, qui alors siegeoient dans Pampelune, à l'imitation de cestui-cy η esleurent des Chevaliers, qui alloient en divers lieux montrant leur force et adresse. Il advint qu'en ce temps un de ces Visigostz, apres avoir couru plusieurs contrées, s'en vint à Marcilly, où ayant fait son deffi accoustumé, il vainquit plusieurs des Chevaliers de Pimander, ausquels il coupoit la teste, et d'une cruauté extréme, pour tesmoignage de sa valeur, les envoyoit à une Dame qu'il servoit en Espagne. Entre les autres Amarillis y perdit un oncle, qui comme mon pere, ne voulant demeurer dans le repos de la vie champestre, avoit suivy le mestier des [44 recto] armes. Et parce que durant cest esloignement, elle avoit esté assez curieuse pour avoir d'ordinaire de ses nouvelles, par la voye de certains jeunes garçons qu'elle et luy avoient dressez à cela, aussitost que ce mal-heur luy fust avenu, elle le luy escrivit, non pas en opinion qu'il

Signet[ 44 recto ] 1621 fonctionnelle

deust s'en retourner, mais comme luy faisant
" part de son desplaisir. Amour qui n'est jamais
" dans une belle ame sans la remplir de mille desseins
" genereux, ne permit à mon pere de sçavoir
le desplaisir d'Amarillis estre causé par un homme, sans incontinent faire resolution de chastier cet outrecuidé. Et ainsi avec le congé de l'Empereur, s'en vint dissimulé en la maison de Cleante, qui sçachant sa deliberation, tascha plusieurs fois de l'en divertir, mais Amour avoit de plus fortes parsuasions que luy. Et un matin que Pimander sortoit pour aller au Temple, Alcippe se presenta devant luy, armé de toutes pieces, et quoy qu'il eust la visiere haussée, si ne fut-il point recognu pour la barbe qui luy estoit venuë depuis son départ. Lors que Pimander sceut sa resolution, il en fit beaucoup d'estat, pour la haine qu'il portoit à cet estranger à cause de son arrogance et de sa cruauté, et dés l'heure mesme le fit avertir par un heraut d'armes. Pour abreger mon pere le vainquit, et en presenta l'espée à Pimander, et sans se faire cognoistre à personne, sinon à Amarillis, qui le vid en la maison de Cleante, il s'en retourna à Bisance, où il fut receu comme de coustume. Ce pendant Cleante qui n'avoit nul plus grand [44 verso] desir, que de le revoir libre en Forestz, le descouvrit à Pimander, qui estoit fort desireux de sçavoir le nom de celuy qui avoit combattu l'estranger. Luy au commencement estonné, en fin esmeu de la vertu de cest homme, demanda s'il estoit possible qu'il fust encor en vie. A quoy Cleante respondit, en racontant toutes

Signet[ 44 verso ] 1621 fonctionnelle

ses fortunes, et tous ses longs voyages, et en fin quel il estoit parvenu aupres de tous les Roys qu'il avoit servy. - Sans mentir, dit alors Pimander, la vertu de cet homme merite d'estre recherchée et non pas bannie, outre l'extréme plaisir qu'il m'a fait ; qu'il revienne donc, et qu'il s'asseure que je le cheriray, et aimeray comme il merite, et que dés icy je luy pardonne tout ce qu'il a fait contre moy à Ussum. Ainsi mon pere apres avoir demeuré dix-sept ans η en Grece, revint en sa Patrie, honoré de Pimander et d'Amasis, qui luy donnerent la plus belle charge qui fut prés de
" leur personne. Mais voyez que c'est que de
" nous ! On se soule de toute chose par l'abondance,
" et le desir assouvy demeure sans force.
Aussi tost que mon pere eut les faveurs de la fortune telles qu'il eust sceu desirer, le voila qui en perd le goust, et les mesprise. Et lors un bon demon qui le voulut retirer de ce goulphe, où il avoit si souvent failly de faire naufrage, luy representa, à ce que je luy ay oüy dire, semblables considerations. - Vien ça Alcippe, quel est ton dessein ? n'est-ce pas de vivre heureux autant que Cloton fillera η tes jours ? si cela est, où pense-tu trouver ce bien, sinon au
" repos η ? [45 recto] Le repos où peut-il estre que hors des affaires ?
" les affaires, comment peuvent-elles esloigner l'ambition η
" de la court ? Puis que la mesme
" felicité de l'ambition gist en la pluralité des
" affaires ? N'as tu point encor assez éprouvé
" l'inconstance dont elles sont pleines ? aye
" pour le moins ceste consideration en toy.
" L'ambition est de commander à plusieurs,
" chacun de ceux-là

Signet[ 45 recto ] 1621 fonctionnelle

a le mesme dessein que toy.
" Ces desseins leur proposent les mesmes chemins :
" allant par mesme chemin, ne peuvent- 
" ils parvenir là mesme où tu es ? Et y parvenant,
" puis que l'ambition est un lieu si estroit qu'il
" n'est capable que d'un seul, il faut que tu
" te deffendes de mille qui t'attaqueront, ou
" que tu leur cedes. Si tu te deffends, quel peut
" estre ton repos, puis que tu as à te garder des
amis, et des ennemis, et que jour et nuit leurs fers sont esguisez contre toy ? Si tu leur cedes, est-il rien de si miserable qu'un courtisan descheu ? Doncques Alcippe, r'entre en toy-mesme, et te ressouviens que tes peres, et ayeulx ont esté plus sages que toy, ne veuille point estre plus advisé, mais plante un clou η de diamant à la rouë de ceste fortune, que tu as si souvent trouvé si muable, reviens au lieu de ta naissance, laisse-là ceste pourpre, et la change en tes premiers habits, que ceste lance soit changée en houlette, et ceste espée en coultre, pour ouvrir la terre, et non pas le flanc des hommes ; là tu trouveras chez toy le repos, qu'en tant d'annees tu n'as jamais peu [45 verso] trouver ailleurs. Voyla, Madame, les considerations qui ramenerent mon pere à sa premiere profession. Et ainsi, au grand estonnement de tous, mais avec beaucoup de loüange des plus sages, il revint à son premier estat, où il fit renouveller nos anciens statuts, avec tant de contentement de chacun, qu'il se pouvoit dire estre au comble de l'ambition, quoy qu'il s'en fust despoüillé, puis qu'il estoit tant aimé, et honoré de ses voisins, qu'ils le tenoient pour un oracle, et toutesfois

Signet[ 45 verso ] 1621 fonctionnelle

ce ne fut pas encor là la fin de ses peines, car s'estant apres la mort de Pymander retiré chez lui, il ne fut plustost en nos rivages, qu'Amour ne luy renouvellast sa premiere playe, n'y ayant de toutes les fleches d'Amour, nulle plus acerée que celle de la conversation. Ainsi donc voyla Amarillis si avant en sa pensée, qu'elle luy donnoit plus de peine que tous ses premiers travaux. Ce fut en ce temps qu'il reprit la devise qu'il avoit portée durant tous ses voyages, d'une penne de Geay η, voulant signifier PEINE J'AY. De cet Amour vint une tres-grande inimitié : Car Alcé pere d'Astrée estoit infiniment amoureux de ceste Amarillis, et Amarillis durant l'exil de mon pere avoit permis ceste recherche, par le commandement de ses parents, et à ceste heure ne s'en pouvoit distraire sans luy donner tant de dégoustement, que c'estoit le desesperer. D'autre costé Alcippe, qui despouillant l'habit de Chevalier n'en avoit pas laissé le courage, ne pouvant souffrir un [46 recto] rival, vint aux mains plusieurs fois avec Alcé, qui n'estoit pas sans courage, et croit-on que n'eust esté les parents d'Amarillis, qui se resolurent de la donner à Alcippe, qu'il fust arrivé beaucoup de mal-heur entre eux, mais encor que par ce mariage on coupast les racines des querelles, celles toutesfois de la hayne demeurerent si vives, que depuis elles crurent si hautes, qu'il n'y a jamais eu familiarité entre Alcé, et Alcippe. Et c'est cela (dit Celadon s'addressant à Sylvie) belle Nymphe, que vous ouïstes dire estant à nostre hameau, car je suis fils d'Alcippe et d'Amarillis, et Astrée

Signet[ 46 recto ] 1621 fonctionnelle

est fille d'Alcé, et d'Hypolite. Vous trouverez peut-estre estrange, que n'estant sorty de nos bois ny de nos pasturages, je sçache tant des particularitez des contrées voisines. Mais, Madame, tout ce que j'en ay appris, n'a esté que de mon pere, qui me racontant sa vie, a esté contraint de me dire ensemble les choses que vous avez ouïes.
  Ainsi finit Celadon son discours, et certes non point sans peine, car le parler luy en donnoit beaucoup, pour avoir encores l'estomach mal disposé, et cela fut cause qu'il raconta ceste histoire le plus briefvement qu'il pust. De laquelle Galathée demeura plus satisfaite η qu'il ne se peut croire, pour avoir sceu de quels ayeuls estoit descendu ce Berger qu'elle aymoit tant.